Accueil > Contes > Tome 2 : La fin des générations > L’orgueil des théologiens
Les contes du tome 2 décrivent l’histoire d’une génération et de son éducation, selon le deuxième sens des textes eschatologiques de la Révélation. Il est parlé des « générations » de la manière dont le fait Jésus : les membres de cette génération ne forment pas un bloc uniforme. Le conte vise plutôt le courant dominant du temps, tenu le plus souvent par des représentants qui possèdent le pouvoir, au moins au plan médiatique.
« Des faux prophètes surgiront nombreux et abuseront bien des gens. » (Matthieu 24, 11)
Après l’Édit de Milan et la paix de l’Église avec l’empire romain, les évêques et les chrétiens libérés de la crainte du martyre eurent du temps pour faire de la théologie. Avant, on se préparait à mourir. On se mit à essayer de mieux comprendre la Révélation. Et la première question qui vint à l’esprit fut celle du Père, du Fils et du Saint Esprit, dans l’Écriture. Avait-on trois Dieu ou un seul Dieu ? De même, Jésus était-il Dieu ? Était-il un homme rempli de Dieu ? S’il était Dieu, avait-il un corps apparent ou une vraie nature humaine ?
On se passionnait partout pour ces discussions et un poissonnier pouvait parler, au marché, des hypostases divines aussi fortement qu’un théologien. Diverses conceptions de la Trinité naquirent. Chacun cherchait la vérité et le peuple se passionnait pour ces débats. Il y eut aussi dans cette recherche bouillonnante, l’élaboration de toutes les hypothèses possibles. Chacune a un nom, celui de son défenseur, et c’est un étalage à la Prévert car, à cette époque, tout a été dit sur la Trinité et sur le Christ et nous venons trop tard ! Ariens, sabelliens, montanistes, docètes, adoptianistes, monophysites, ébionites, etc. Dieu laissait faire afin que de la lutte sorte la prière, et de la prière, la vérité.
Ce n’est pas, hélas, ce qui se passa. Très vite, parce que la science rend imbu de soi et que la nature humaine ne fait rien sans s’en enorgueillir, on se mit à défendre la vérité plus par amour de sa propre intelligence que par amour de Dieu. À cette époque, la notion d’hérésie réapparut. Un hérétique est un théologien qui soutient avec dureté et obstination, une erreur. Mais, un théologien orthodoxe lui ressemble souvent : c’est un théologien qui soutient avec dureté et obstination, une vérité ! On en fit même un motif politique, allant jusqu’à adhérer à telle théorie parce qu’elle était soutenue par tel prince. À partir de ce moment, puisque être chrétien signifiait être à la mode du monde, il y eut des mensonges, de la corruption, des meurtres.
Même de grands saints, futurs canonisés, se laissaient aller à la polémique. C’est dire si, dans ce monde de théologiens, le ton était vif, l’insulte prompte, la calomnie rapide. Voici un extrait, parmi les plus tendres, de saint Jérôme, le grand ermite traducteur de la Bible (À Domnion, contre un moine de ses ennemis) : « Un certain moine ou plutôt je ne sais quel batteur de pavé, qui passe sa vie dans les rues et sur les places publiques à colporter les nouvelles, à parler des autres à tort et à travers, et qui ne voit pas la poutre qui lui crève les yeux, s’efforce d’ôter la paille qu’il aperçoit dans l’œil de son voisin. Cet homme m’attaque ainsi que les livres que j’ai écrits contre Jovinien, et les incrimine avec violence. Vous ajoutez que ce grand logicien de la ville de Rome, qui est l’appui de la famille de Plaute, n’a jamais lu ni les catégories, ni le livre de l’Interprétation, ni les lieux communs d’Aristote, ni même ceux de Cicéron ; mais que toute sa science consiste à former des syllogismes et à réfuter par la subtilité de ses raisonnements mes prétendus sophismes, au milieu des ignorants, ou à table au milieu des femmes. »
L’époque était à la dureté en toutes choses. Cela déplut au Ciel. Dans l’autre monde, à l’heure de la mort, arrivaient beaucoup de chrétiens – hérétiques ou non – tout aussi sûrs les uns que les autres d’aller au paradis pour avoir défendu avec dureté la vraie doctrine.
Saint Jean Chrysostome finit lui-même par s’alarmer de cette grande guerre des intelligences. Il écrivit quelque part : « Donnez-moi deux attelages pour une course de chars. Que les chevaux du premier s’appellent Vérité (christianisme) et Orgueil, ceux du second s’appellent Hérésie et Humilité. Eh bien vous verrez le second attelage remporter la victoire, non à cause de l’erreur mais à cause de la force du cheval Humilité. »
Mais rien n’y fit. Le christianisme était devenu la religion du monde. Le monde y entra donc. Jésus avait averti de ce risque (Luc 6, 26) : « Malheur, lorsque tous les hommes diront du bien de vous ! C’est de cette manière, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
Arrivé à ce niveau de notre description de l’Histoire Sainte, on peut constater qu’elle se résume ainsi : « À chaque génération son péché. À chaque génération sa forme d’orgueil. À chaque génération son fléau, envoyé par Dieu en vue de l’humilité ».
Dieu est. Il ne change pas. Si sa Sainte Église, par sa force et son unité extérieure, devient source d’orgueil et de perdition, il use des instruments de toujours, ceux qu’il utilisa au début de l’humanité à Babel, ceux qu’il utilisa pour son serviteur Salomon lorsqu’il se fut corrompu[1], ceux qu’il utilisa aussi pour son Temple de Jérusalem, lorsqu’il n’hésita pas à le faire détruire afin de faire entrer son peuple dans la voie du salut. Car le Seigneur ne se soucie pas de la réussite mondaine parfaite de son Église. Ce qui compte à ses yeux, c’est sa réussite éternelle.
Genèse 11, 2-8 : « Comme les hommes se déplaçaient à l’orient, ils trouvèrent une vallée au pays de Shinéar et ils s’y établirent. Ils se dirent l’un à l’autre : “Allons ! Faisons des briques et cuisons-les au feu !” La brique leur servit de pierre et le bitume leur servit de mortier. Ils dirent : “Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre !” Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : “Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres.” Yahvé les dispersa de là sur toute la face de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. »
Tout au long de l’Histoire, confrontés à ce mystère de l’échec de leurs projets humains, les hommes ont souffert. Ne comprenant pas que c’était la main de Dieu qui s’attaquait à son Temple Saint – cela leur paraissait contradictoire, à juste titre – ils accusaient Satan ou les hommes de leur échec. Quand enfin ils s’en accusaient eux-mêmes à cause de leur péché, Dieu les relevait.
Alors Dieu se comporta de la même façon qu’au temps de la tour de Babel. Dieu[2] divisa donc l’Église en plusieurs communautés séparées et ennemies. Il y eut Sabellius et sa Trinité symbolique, Arius qui dit que Jésus est un Ange saint devenu homme, et bien d’autres Églises se revendiquant du Seigneur. Les peuples de l’époque étant peu habitués à la liberté, ils suivaient la religion de leur roi. Divisée, l’Église devint plus faible ; plus faible, elle obtint moins de gloire humaine. Plus humble, elle était mieux préparée à l’amour et par conséquent, à la vie éternelle.
Mais Dieu maîtrisait ces épreuves. Jamais il ne permit que l’Église tombât tout entière dans l’erreur.[3]
L’orgueil principal de l’Église universelle en Orient demeurait la morgue intellectuelle. C’est à cette époque qu’on se mit à parler des « byzantinismes » car on pouvait discuter des heures, des mois, des années, sans se lasser, par exemple d’un sujet aussi fou que le sexe des créatures purement spirituelles !
Puisque les chrétiens ne s’amendaient pas et se refusaient à pratiquer la charité dans leurs débats, Dieu les sanctionna plus fortement : vers cette époque, il trouva dans un désert de l’empire romain d’Orient, un homme. Il méditait beaucoup sur le sens de la vie et, à partir des questions posées aux Juifs et aux chrétiens hérétiques de sa région, il conçut une religion plus simple.
Son nom était Mohamed.
Mais c’est une autre histoire.[4]
Le bilan de cette génération chrétienne fut tout de même un affinement de l’âme. Certes, beaucoup de grands théologiens de cette époque, même canonisés, transitèrent par un long temps de purgatoire après leur mort. En effet, arrivés au Ciel, face à la douceur et à la joie de Jésus, ils revoyaient le ton de leurs anciennes polémiques, la blessure qu’ils avaient infligée à l’Église par leur exemple, puisqu’on les prenait pour modèle sur ce point. Alors, honteux et contrits, ils s’appliquaient à eux-mêmes, avec honneur, cette justice qu’ils avaient appliquée à leurs frères en Christ qui erraient sur le chemin de la vérité (Matthieu 5, 23) : « Quand donc tu présentes ton offrande à l’autel, si là tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande, devant l’autel, et va d’abord te réconcilier avec ton frère ; puis reviens, et alors présente ton offrande. Hâte-toi de t’accorder avec ton adversaire, tant que tu es encore avec lui sur le chemin, de peur que l’adversaire ne te livre au juge, et le juge au garde, et qu’on ne te jette en prison. En vérité, je te le dis : tu ne sortiras pas de là, que tu n’aies rendu jusqu’au dernier sou. »
Et toi qui lis cette histoire, ne regarde pas ta propre douceur en te disant : « Ah, je vaux donc mieux que le grand saint Jérôme ! » Tu ignores ton péché, et toi aussi, dans quelques années, face au Christ, tu connaîtras ce que signifie découvrir son âme…
Arnaud Dumouch, 6 avril 2006
1. Voir le troisième conte du présent tome : Salomon, le roi qui conduisit son peuple au péché. [↩]
2. Dieu… ou plutôt la vanité humaine diraient les sociologues. Mais la sociologie ne décrit que des lois prévues par Dieu pour le salut des peuples pécheurs. Dieu et les lois humaines ne sont, pour le théologien, que les deux faces d’une même pièce. [↩]
3. Il ne le permettra d’ailleurs jamais, afin que l’Évangile soit toujours gardé par quelques-uns sur la terre. Certains esprits se plaisent à montrer du doigt les compromissions, les pressions politiques des Conciles œcuméniques de cette époque, pour nier la sainteté de l’Église. C’est justement l’inverse. Le fait est que, depuis 2000 ans, infailliblement, l’enseignement de l’Église romaine est resté fidèle à la vérité prêchée par le Christ. [↩]
4. Voir le conte 10 : L’arrivée de l’islam. [↩]