TABLE CONSULTER LE TEXTE DU TRAITÉ DES FINS DERNIÈRES
ARTICLE 1 : Chaque homme connaîtra-t-il, après la résurrection, les péchés qu’il a commis?
ARTICLE 2 : Chacun pourra-t-il lire dans la conscience d’autrui tout ce qu’elle renferme?
QUESTION 88 : DU JUGEMENT GÉNÉRAL, DE SA DATE ET DE SON LIEU
ARTICLE 1 : Le jugement général aura-t-il lieu?
ARTICLE 2 : Ce jugement aura-t-il lieu oralement?
ARTICLE 3 : La date du jugement général est-elle inconnue?
ARTICLE 4 : Le jugement aura-t-il lieu dans la vallée de Josaphat?
QUESTION 89 : JUGES ET JUGÉS AU JUGEMENT GÉNÉRAL
ARTICLE 1 : Y a-t-il des hommes qui jugeront avec le Christ?
ARTICLE 2 : Le pouvoir judiciaire appartient-il à la pauvreté volontaire?
ARTICLE 3 : Les anges doivent-ils juger?
ARTICLE 4 : Les démons exécuteront-ils la sentence du juge à l’égard des damnés?
ARTICLE 5 : Tous les hommes comparaîtront-il en jugement?
ARTICLE 6 : Les bons seront-ils jugés en ce dernier jugement?
ARTICLE 7 : Les méchants seront-ils jugés?
ARTICLE 8 : Les anges seront-ils jugés au jugement dernier?
QUESTION 90 : LA FORME SOUS LAQUELLE LE JUGE VIENDRA
ARTICLE 1 : Le Christ nous jugera-t-il sous la forme de son humanité?
ARTICLE 2 : Le Christ au jugement apparaîtra-t-il sous la forme de son humanité glorieuse?
ARTICLE 3 : La divinité peut-elle être vue sans jouissance par les méchants ?
QUESTION 91 : L’ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT
ARTICLE 1 : Le monde sera-t-il renouvelé?
ARTICLE 2 : Le mouvement des corps célestes cessera-t-il?
ARTICLE 3 : La clarté des corps célestes sera-t-elle augmentée en cette rénovation?
ARTICLE 4 : Les éléments seront-ils renouvelés par la réception d’une clarté?
ARTICLE 5 : Les plantes et les animaux demeureront-ils dans cette rénovation?
QUESTION 92 : LA VISION DE L’ESSENCE DIVINE
ARTICLE 1 : L ‘intelligence humaine peut-elle parvenir à voir Dieu en son essence?
ARTICLE 2 : Les saints, après la résurrection, verront-ils Dieu avec les yeux du corps?
ARTICLE 3 : Les saints en voyant Dieu voient-ils tout ce que Dieu voit?
QUESTION 93 : LA BÉATITUDE DES SAINTS ET LEURS DEMEURES
ARTICLE 1 : La béatitude des saints sera-t-elle plus grande après le jugement qu’auparavant?
ARTICLE 2 : Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés demeures?
ARTICLE 3 : Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité?
QUESTION 94 : LE COMPORTEMENT DES SAINTS ENVERS LES DAMNÉS
ARTICLE 1 : Les saints dans le ciel verront-ils les souffrances des damnés?
ARTICLE 2 : Les bienheureux ont-ils de la compassion pour les souffrances des damnés?
ARTICLE 3 : Les bienheureux se réjouiront-ils des peines des impies?
QUESTION 95 : LES DOTS DES BIENHEUREUX
ARTICLE 1 : Doit-on attribuer des dots aux hommes bienheureux?
ARTICLE 2 : La dot est-elle ta même chose que ta béatitude?
ARTICLE 3 : Convient-il au Christ d’avoir des dots?
ARTICLE 4 : Les anges ont-ils des dots?
ARTICLE 5 : Convient-il d’attribuer à l’âme trois dots?
Article 2 : L’auréole digère-t-elle du fruit?
Article 3 : Le fruit est-il réservé à la vertu de continence?
Article 3 : Convient-il d’assigner trois couronnes aux trois parties de la partie de la continence?
Article 5 : Une auréole est-elle due à la virginité?
Article 6 : Une auréole est-elle due aux martyrs?
Article 7 : Les docteurs ont-ils droit à une auréole?
Article 8 : Une auréole est-elle due au Christ?
Article 9 : Une auréole est-elle due aux anges?
Article 11 : L’auréole des vierges est-elle supérieure aux autres?
Article 12 : Un bienheureux possède-t-il plus qu’un autre une auréole?
QUESTION 97 : LE CHATIMENT DES DAMNÉS
ARTICLE 1 : Les damnés, en enfer, ne souffrent-ils que de la peine du feu?
ARTICLE 2 : Le ver des damnés est-il corporel?
ARTICLE 3 : Les pleurs des damnés sont-ils corporels?
ARTICLE 4 : Les damnés sont-ils en des ténèbres physiques?
ARTICLE 5 : Le feu de l’enter est-il physique?
ARTICLE 6 : Le feu de l’enfer est-il de même nature que le nôtre?
ARTICLE 7 : Le feu de l’enfer est-il souterrain?
QUESTION 98 : LA VOLONTÉ ET L’INTELLIGENCE DES DAMNÉS
ARTICLE 1 : Tout vouloir des damnés est-il mauvais?
ARTICLE 2 : Les damnés se repentent-ils du mal qu’ils ont accompli?
ARTICLE 3 : Les damnés voudraient-ils, d’une volonté droite et délibérée, ne pas exister?
ARTICLE 4 : Les damnés voudraient-ils ta damnation des non damnés?
ARTICLE 5 : Les damnés haïront-ils Dieu?
ARTICLE 6 : Les damnés déméritent-ils encore?
ARTICLE 7 : Les damnés peuvent-ils se servir des connaissances acquises en ce monde?
ARTICLE 8 : Les damnés penseront-ils parfois à Dieu?
ARTICLE 9 : Les damnés voient-ils la gloire des bienheureux?
QUESTION 99 : LA MISÉRICORDE ET LA JUSTICE DE DIEU À L’ÉGARD DES DAMNÉS
ARTICLE 1 : Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs une peine éternelle?
ARTICLE 2 : La miséricorde divine donnera-t-elle un terme à tout châtiment des hommes comme des démons ?
ARTICLE 3 : La miséricorde divine supporte-t-elle que les hommes soient punis éternellement?
ARTICLE 4 : La miséricorde divine mettra-t-elle fin au châtiment des chrétiens damnés?
ARTICLE 5 : Tous ceux qui ont accompli des oeuvres de miséricorde seront-ils exempts des peines éternelles ?
Nous nous proposons d’étudier maintenant ce qui suit la résurrection. Nous considérerons :
1. La connaissance qu’auront les ressuscités, au jugement dernier, de leurs mérites et de leurs démérites. - 2. Le jugement général, le temps et le lieu de sa réalisation. - 3. Les juges et ceux qui seront jugés. - 4. Sous quelle forme le juge viendra juger. - 5. L’état du monde et des ressuscités après le jugement.
Au sujet du premier point, trois questions se posent 1. Chaque homme connaîtra-t-il, au jugement, tous ses péchés ? - 2. Chacun pourra-t-il lire dans la conscience d’autrui tout ce qu’elle renferme ? - 3. Chacun pourra- t-il voir d’un seul regard tous les mérites et démérites ?
DIFFIcULTÉs 1. Il semble qu’après la résurrection chacun ne connaîtra pas tous les péchés qu’il a commis. Car tout ce que nous connaissons, ou bien est appréhendé nouvellement par un sens, ou bien provient du trésor de la mémoire. Mais les hommes, après la résurrection, ne pourront plus percevoir sensiblement leurs péchés, puisque ceux-ci seront du passé, alors que le sens ne saisit que le présent. D’autre part, beaucoup de péchés auront disparu de la mémoire du pécheur. Le ressuscité n’aura donc pas la connaissance de tous ses péchés.
2. Il est dit dans les Sentences : « Il y a des livres de la conscience dans lesquels on lit les mérites de chacun. » Mais on ne peut lire une chose dans un livre que si elle y est inscrite. Or il y a des inscriptions de péchés dans la conscience qui semblent consister seulement dans une culpabilité ou une tache, comme cela ressort d’un texte d’Origène sur ce passage de l’Epître aux Romains : « Le témoignage étant rendu... » Puisque la tache et la culpabilité de beaucoup de péchés auront été effacées par la grâce, il ne semble pas que quelqu’un puisse lire dans sa conscience tous les péchés qu’il a accomplis.
3. «L’effet croît avec sa cause. » La cause de la douleur des péchés dont le souvenir nous revient, c’est la charité. Puisque les saints qui ressuscitent possèdent une charité parfaite, ils devraient avoir une très vive douleur de leurs péchés, s’ils s’en souvenaient or cela ne peut être, puisqu’ils ne connaîtront plus ni douleur ni gémissement. Ils ne retrouveront donc plus le souvenir de leurs propres péchés.
4. Les ressuscités bienheureux se comporteront à l’égard des péchés commis autrefois comme les ressuscités damnés à l’égard du bien qu’ils auront fait. Or les ressuscités damnés ne semblent pas devoir connaître le bien qu’ils ont accompli autrefois, car cela allégerait beaucoup leur peine. Donc les bienheureux ne connaîtront pas non plus les péchés qu’ils auront commis.
Cependant: saint Augustin dit que « une force divine interviendra, qui rappellera à la mémoire tous les péchés. »
En outre, de même que le jugement humain s’appuie sur le témoignage extérieur, de même le jugement divin porte sur le témoignage de la conscience, selon ce verset des Rois « L’homme voit les choses qui paraissent au dehors, tandis que Dieu voit l’intérieur du coeur. » Mais on ne peut porter un jugement parfait sur quelqu’un que si les témoins ont déposé au sujet de tous les faits qui doivent être jugés. Dès lors, puisque le jugement divin est absolument parfait, il faut que la conscience garde toutes les choses sur lesquelles il doit porter. Ce jugement doit s’étendre à toutes les oeuvres, bonnes et mauvaises, s. Paul déclare : « Nous devons tous apparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun apporte toutes ses actions de la vie corporelle, bonnes ou mauvaises. » Il est donc indispensable que la conscience de chacun garde toutes les oeuvres qu’il a accomplies, bonnes ou mauvaises.
Conclusion: saint Paul dit « Au jour du jugement du Seigneur, la conscience de chacun lui rendra témoignage : ses pensées l’accuseront et le défendront. » En outre, en tout jugement, il faut que le témoin, l’accusateur et le défenseur connaissent les faits au sujet desquels on juge donc, dans ce jugement commun où seront appréciées toutes les oeuvres des hommes, il est indispensable que chacun connaisse toutes ses oeuvres. La conscience de chacun sera donc comme un livre conte nant tous ses actes, desquels résultera le jugement, de même que dans les jugements humains nous nous servons de registres.
Tels sont les livres dont parle l’Apocalypse « Les livres furent ouverts, ainsi qu’un autre livre, le Livre de Vie : et les morts furent jugés selon ce qui était écrit dans les livres, conformément à leurs actes. Saint Augustin affirme que par les livres ainsi ouverts « on désigne les livres saints du Nouveau et de l’Ancien Testament, dans lesquels Dieu expose les préceptes qu’il a ordonné d’accomplir s. Richard de Saint -Victor dit « Leurs coeurs seront comme des décrets canoniques. » Le Livre de Vie est, par contre, la conscience de chacun, livre unique puisque la force divine fait que les actions de chacun sont rappelées à sa mémoire. Cette force divine est appelée le Livre de Vie, On pourrait dire aussi que les premiers livres dont parle l’Apocalypse sont les consciences, tandis que le second serait la sentence du juge décrétée en sa sagesse.
Solutions : 1. Bien que les mérites et démérites s’échappent de la mémoire, cependant tous demeurent de quelque manière en leurs suites les mérites non détruits demeurent dans la récompense qui leur est donnée; les mérites perdus demeurent comme une faute d’ingratitude, qui vient de ce que l’homme a péché malgré la grâce reçue; les démérites non effacés par la pénitence demeurent dans l’obligation de la peine qui leur est due; les fautes effacées par la pénitence demeurent dans le souvenir de cette pénitence, qui subsiste ainsi que celui des autres mérites. Il y a donc en tout homme quelque chose qui peut rappeler à sa mémoire toutes ses oeuvres. Pourtant, comme dit saint Augustin, c’est surtout par l’action de Dieu que cette évocation s’accomplira.
2. Quelques souvenirs demeurent inscrits dans la conscience de chacun au sujet des actions accomplies. Il n’importe pas que ces souvenirs soient seulement ceux des actions coupables, comme nous l’avons dit plus haut.
3. Bien que la charité soit ici-bas une cause de regret du péché, cependant les saints dans la patrie seront tellement pénétrés de joie que la douleur n’aura plus de place en eux. C’est pourquoi ils ne souffriront plus de leurs péchés, mais se réjouiront plutôt de la miséricorde divine qui les a pardonnés. De même que les anges actuellement se réjouissent de la justice divine, qui fait que ceux dont ils ont la garde et qui ont repoussé la grâce, tombent dans le péché, alors que pourtant les anges veillent avec sollicitude sur leur salut.
4. Les méchants connaîtront tout le bien qu’ils ont fait; mais loin d’atténuer leur douleur, cela l’augmentera plutôt, car on souffre d’autant plus qu’on a perdu plus de biens. Boèce dit que « la pire des infortunes est d’avoir été heureux ».
DIFFIcuLTÉs : 1. Cela ne semble pas. La connaissance des ressuscités ne sera pas plus complète que celle des anges qu’il leur est promis d’égaler. Mais les anges ne peuvent pas découvrir dans l’esprit l’un de l’autre ce qui dépend du libre arbitre ils ne le connaissent que par une communication verbale entre eux. Les ressuscités ne pourront donc pas apercevoir ce qui est contenu dans la conscience des autres.
2. Tout ce qui est connu l’est en soi, ou en sa cause, ou en ses effets. Les mérites ou démérites contenus dans la conscience de quelqu’un ne peuvent être connus : ni en eux-mêmes, parce que Dieu seul pénètre les coeurs et aperçoit leurs secrets; ni en leur cause, parce que tous ne verront pas Dieu qui seul peut agir sur le coeur, duquel procèdent les actes méritoires ou déméritoires; ni dans leurs effets, parce qu’il y a beaucoup de fautes dont ne demeurera aucun effet, ceux-ci étant supprimés par la pénitence. Donc tout ce qui est contenu dans la conscience de quelqu’un ne pourra pas être connu par un autre.
3. Saint Jean Chrysostome dit : « Si maintenant tu te souviens de tes péchés et les rappelles souvent en face de Dieu et pries à cause d’eux, ils seront vite effacés. Mais si tu les oublies, alors tu t’en souviendras malgré toi quand ils seront rendus publics et révélés en présence de tous, amis, ennemis et saints anges. s Il en résulte que cette publication est le châtiment de la négligence par laquelle un homme omet de se confesser. C’est donc que les péchés confessés ne seront pas publiés.
4. C’est un réconfort pour un pécheur que de savoir qu’il a beaucoup de semblables dans son péché, et il en a moins de honte. Si donc chacun connaissait les péchés des autres, la honte de chaque pécheur en serait très diminuée, ce qui ne convient pas. Tous les hommes ne connaissent donc pas les péchés de tous les autres.
Cependant: au sujet de l’Épitre aux Corinthiens, la Glose dit « Les choses accomplies et les pensées bonnes et mauvaises seront alors révélées à tous et connues.
En outre, les péchés passés de tous les justes seront effacés également pour tous. Or nous connaîtrons les péchés de certains saints comme de Marie-Madeleine, de Pierre et de David. Nous devons donc connaître également les péchés des autres élus et plus encore des damnés.
Conclusion: Au jugement dernier et universel, la justice divine doit apparaître à tous avec évidence, tandis que maintenant elle échappe à beaucoup. Or, la sentence qui condamne ou récompense ne peut apparaître juste que si elle est portée selon les mérites ou les fautes. Dès lors, de même que le juge et son assesseur doivent connaître les mérites de la personne jugée pour pouvoir prononcer une juste sentence, de même pour qu’une sentence se montre juste, il faut que les mérites de la personne jugée apparaissent à tous ceux qui connaissent la sentence. C’est pourquoi, puisque la récompense ou la con damnation est connue de chacun et aussi de tous les autres, il est nécessaire que celui qui est jugé ne retrouve pas seulement le souvenir de ses mérites et démérites, mais qu’il connaisse aussi ceux des autres.
Telle est l’opinion plus probable et plus commune. Pourtant le Maître des Sentences pense le contraire, c’est-à-dire que les péchés effacés par la pénitence n’apparaîtront pas aux autres hommes lors du jugement. Mais il en résulterait que les autres ne connaîtraient pas parfaitement la réparation accomplie pour ces péchés : et cela réduirait beaucoup la gloire des saint s, et la louange de Dieu qui a si miséricordieusement libéré les saint s.
Solutions : 1. Tous les mérites et démérites de la vie terrestre composent une certaine somme pour la gloire ou l’humiliation de l’homme qui ressuscite. C’est pourquoi, en apercevant les actes extérieurs, il sera possible de tout découvrir dans les consciences, surtout grâce l’action de la puissance divine, de telle sorte que la sentence du juge se révélera juste pour tous.
2. Les mérites ou démérites pourront être manifestés aux autres grâce à leurs effets, comme nous l’avons vu, ou aussi en eux- mêmes grâce à la puissance divine, bien que la puissance de l’intelligence créée n’y puisse parvenir.
3. La publication des péchés pour l’humiliation du pécheur est l’effet de la négligence commise par l’omission de leur confession. Mais la révélation des péchés des saints ne pourra pas être pour eux une source d’humiliation ou de honte : ce n’est pas pour Marie-Madeleine une source de confusion que de voir ses péchés racontés publiquement à l’église, car la honte est « la crainte de la diminution de sa renommée «, chose qui, comme dit saint Jean Damascène, est impossible pour les bien heureux. Cette publication augmentera la gloire des élus à cause de la pénitence qu’ils ont faite pour leurs péchés c’est ainsi que le confesseur approuve celui qui confesse avec courage les grands crimes qu’il a accomplis. On dit que les péchés sont effacés en ce sens que Dieu ne les regarde plus pour les punir.
4. Quand le pécheur considérera les péchés des autres, cela ne diminuera en rien sa confusion, mais l’accroîtra plutôt, car il aura encore plus de honte de ses péchés en voyant la honte que les autres en ont. Si ici-bas la vue des péchés des autres diminue notre honte, c’est parce que nous les considérons selon le jugement des autres, que l’habitude rend plus large. Dans l’au-delà au contraire nous aurons la confusion de voir le jugement porté par Dieu, pleinement vrai pour tout péché, de nous ou de beaucoup d’autres.
Objections : 1. Il semble que non. Les choses que l’on considère chacune en parti Culier ne peuvent être vues d’un seul regard. Or les damnés considéreront leurs péchés un à un et les pleureront : la Sagesse leur fait dire par exemple « A quoi nous a servi notre orgueil ? » Ils ne verront donc pas tous leurs péchés d’un seul regard.
2. Aristote dit « Il n’est pas possible de saisir par l’intelligence plusieurs choses en même temps. » Or c’est par l’intelligence que nous connaîtrons les mérites et démérites, de nous-même et d’autrui. On ne pourra donc pas les connaître tous ensemble.
3. L’intelligence des damnés ne sera pas, après la résurrection, plus puissante que celle que possèdent maintenant les bienheureux et les anges, selon le mode naturel par lequel ils connaissent les choses par des espèces intelligibles innées. Mais dans cette connaissance, les anges ne voient pas plusieurs choses en même temps. Les damnés ne pourront donc pas, après la résurrection, voir en même temps toutes les actions passées.
Cependant: à propos de ce texte de Job « Ils seront couverts de confusion », la Glose dit « En apercevant le juge, tous leurs péchés apparaîtront au regard de leur esprit ». Or, ce juge, ils le verront en un instant. Ils verront donc de même tous les péchés qu’ils ont commis, ainsi que toutes les autres actions accomplies.
En outre, saint Augustin montre l’inconvénient qu’il y aurait à ce que, lors du jugement on doive lire un livre matériel dans lequel seraient inscrites les actions de chacun : nul ne pourrait concevoir la grandeur d’un pareil livre, ni le temps qu’il faudrait pour le lire. De même il serait impossible d’évaluer le temps requis pour qu’un homme considère tous ses mérites et démérites, ainsi que ceux des autres, s’il devait les voir successivement. On doit donc dire que chacun voit toutes ces choses en même temps.
Conclusion : A ce sujet, nous nous trouvons en face de deux opinions certains disent que tous les mérites et démérites, personnels et d’autrui, seront vus par chacun en un seul instant. Pour les bienheureux, il est facile de l’admettre puisqu’ils verront tout dans le Verbe de cette manière, il n’y a pas de difficulté à ce que plusieurs choses soient vues en même temps. Par contre, cela est plus difficile pour les damnés, puisque leur intelligence n’est pas élevée au point de pouvoir voir Dieu, et toutes choses en Lui.
C’est pourquoi, d’autres disent que les méchants verront en même temps, d’une manière globale, tous leurs péchés et ceux des autres. Et cela suffit pour constituer l’accusation nécessaire pour la condamnation ou l’absolution. Mais ils ne verront pas tous ces péchés en même temps d’une manière individuelle. Pourtant cela ne semble pas conforme à la pensée de saint Augustin, qui dit que toutes les actions seront énumérées dans un seul regard de l’esprit : ce qui est connu globalement n’est pas énuméré.
On peut donc adopter une solution intermédiaire chacune des actions sera vue, non pas en un seul instant, mais en un temps fort bref, grâce à l’action divine. C’est ce que dit saint Augustin « Elles seront vues avec une étonnante rapidité. » Cela n’est pas impossible, car dans le plus petit espace de temps, il y a une infinité d’instants possibles.
Cela résout les objections proposées.
Considérons le jugement général, en posant quatre questions 1. Doit-il avoir lieu ? - 2. Aura-t-il lieu oralement ? - 3. Sa date est-elle inconnue ? - 4. Aura-t-il lieu dans la vallée de Josaphat ?
Objections : 1. Il semble que non. Nahum déclare, selon la version des Septante : « Dieu ne jugera pas deux fois la même chose. » Or, ici-bas, Dieu juge chacune des actions des hommes, et aussitôt après la mort il attribue selon ses mérites; même en cette vie, il récompense ou punit certains hommes selon leurs oeuvres bonnes ou mauvaises. Il semble donc qu’il ne doive plus y avoir d’autre jugement.
2. Aucun jugement n’est précédé de l’exécution de sa sentence. Or la sentence du juge ment divin au sujet des hommes, c’est l’admission dans le royaume, ou l’exclusion, comme dit saint Matthieu. Donc, puisque dès maintenant il y a des hommes qui entrent dans le royaume éternel tandis que d’autres en sont exclus pour toujours, il ne semble pas qu’il y aura un autre jugement.
3. La raison d’être d’un jugement c’est le doute au sujet de ce qui doit y être décidé. Mais la sentence de damnation pour les pécheurs ou de béatitude pour les saints est fixée avant la fin du monde.
CEpENDANT, nous lisons en saint Matthieu« Les hommes de Ninive se dresseront au jour du jugement contre cette génération, et la condamneront.» Il y aura donc un jugement après la résurrection.
En outre, nous voyons en saint Jean : « Ceux qui auront accompli de bonnes actions s’avanceront dans la résurrection pour la vie, ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour le jugement. » Il semble donc qu’il doive y avoir un jugement après la résurrection.
CoNcLUSION : De même que l’opération se rattache au principe des choses qui leur donne l’existence, de même le jugement se rattache au terme, par lequel les choses atteignent leur fin. Or on distingue deux sortes d’opérations de Dieu : l’une par laquelle il donne primitivement l’existence à chaque créature en instituant sa nature, et en déterminant ce qui doit contribuer à son achèvement. Après cette opération, la création, on dit que Dieu se reposa.
Il est une autre opération de Dieu, par laquelle il gouverne les créatures. Saint Jean dit : « Mon Père a travaillé jusqu’à maintenant, et moi aussi, je travaille. »
On peut aussi distinguer deux jugements de Dieu, mais dans un ordre inverse. L’un correspond à l’oeuvre du gouvernement, qui ne peut s’accomplir sans jugement par ce jugement chacun est jugé individuellement selon ses oeuvres, non seulement selon son point de vue propre, mais aussi selon sa relation avec le gouvernement de l’univers. La récompense de chacun sera donc diversifiée selon l’utilité des autres, comme dit saint Paul aux Hébreux, et les châtiments de l’un sont modifiés pour le bénéfice des autres. Il est donc nécessaire qu’il y ait un autre jugement, universel, correspondant, dans l’ordre inverse, à la première production des choses dans l’existence. De même qu’alors toutes les créatures procédèrent immédiatement de Dieu, de même l’achèvement suprême du monde s’accomplira quand chacun recevra finalement ce qui lui est dû selon lui-même.
C’est pourquoi au jugement général la justice divine apparaîtra manifestement au sujet de toutes les choses qui actuellement sont cachées : car parfois Dieu dispose main tenant d’un homme pour l’utilité des autres, d’une manière qui diffère de ce que semble raient exiger les oeuvres que nous le voyons accomplir. A la fin du monde aura lieu la séparation totale des bons et des méchants, parce qu’il n’y aura plus désormais d’occasion pour les méchants de progresser grâce aux bons, ni pour ceux-ci grâce aux méchants. C’est en vue de ce progrès que les bons sont ici-bas mélangés aux mauvais tandis que cette existence est gouvernée par la divine providence.
Solutions: 1. Tout homme est à la fois une personne distincte et une partie de tout le genre humain : il doit donc être l’objet de deux jugements. L’un, individuel, a lieu après la mort, quand il est traité selon ce qu’il a fait en sa vie corporelle, bien que pas totalement, puisqu’il ne possède plus son corps, mais seulement son âme. L’autre porte sur l’homme en tant que partie de tout le genre humain : de même qu’on dit que quelqu’un est jugé par la justice humaine quand celle-ci porte un jugement sur une collectivité dont il fait partie. Ainsi donc, au jugement universel de tout le genre humain, qui séparera totalement les bons et les méchants, chacun sera encore jugé. Dieu cependant ne jugera pas deux fois le même objet, car il n’infligera pas deux peines pour un seul péché : il achèvera dans le dernier jugement la peine qui dans le premier jugement n’avait pas été complètement infligée, puisque les damnés seront désormais tourmentés en même temps dans leur corps et dans leur âme.
2. La sentence propre du jugement général sera la séparation totale des bons et des méchants, qui n’était pas complète auparavant. Nous pouvons ajouter que même la sentence particulière de chaque homme n’aura pas entièrement précédé ce jugement : car d’une part les bons seront davantage récompensés après le jugement, par suite de l’adjonction de la gloire des corps ressuscités et de l’achèvement du nombre définitif des saint s, et d’autre part, les méchants seront davantage tourmentés, par l’adjonction de la peine du corps et l’achèvement du nombre des damnés : en brûlant avec un plus grand nombre d’autres, ils en souffriront davantage.
3. Le jugement universel regarde plus directement la totalité des hommes que chacun de ceux qui sont jugés. Bien que, avant ce jugement, chaque homme ait la connaissance certaine de sa propre damnation ou de sa récompense, cependant, cette sanction ne sera pas encore connue de tous. Le jugement universel est donc nécessaire.
Objections : 1. Il semble que les débats et la sentence doivent être oraux, puisque saint Augustin dit: « Combien durera ce jugement, c’est chose incertaine. » Ce ne serait pas incertain si les choses qui doivent être dites en ce jugement l’étaient seulement mentalement. C’est donc que ce jugement aura lieu oralement et non seulement mentalement.
2. Saint Grégoire dit : « Ceux-là entendront les paroles du juge, qui auront gardé foi en sa parole. » Il ne peut pas s’agir là de paroles intérieures, car au jugement tous entendront les paroles du juge, puisque les actes accomplis seront connus de tous, bons et mauvais. Il semble donc que ce jugement aura lieu oralement.
3. Le Christ jugera sous la forme humaine, pour qu’il puisse être vu corporellement par tous. Il semble donc qu’il parlera par la voix du corps, afin d’être entendu de tous.
Cependant: saint Augustin dit à propos du Livre de Vie dont parle l’Apocalypse : « Ce sera une certaine force divine qui fera que chacun retrouvera en sa mémoire toutes ses oeuvres bonnes et mauvaises, et les verra par une intuition rapide de l’esprit de sorte que cette connaissance accusera ou excusera sa conscience : c’est ainsi que tous et chacun seront jugés ensemble. » Mais si on discutait de vive voix les mérites de chacun, il serait impossible que tous et chacun soient jugés ensemble. Il ne semble donc pas que ces débats seront oraux.
En outre, la sentence doit être proportionnée au témoignage; or ce témoignage, accusant ou excusant, sera mental. Saint Paul dit aux Romains : « Leur conscience leur rendra témoignage, et leurs pensées s’accuseront ou se défendront l’une l’autre, en ce jour où Dieu jugera les actions secrètes des hommes. Il semble donc que la sentence et tout le juge ment s’accompliront seulement mentalement.
Conclusion : Impossible de définir avec certitude ce qui est vrai à ce sujet. On estime pourtant plus probable que ce jugement tout entier : débats, accusations des méchants, témoignages favorables aux bons, sentence pour chacun, sera seulement mental. Si chacun des faits devait être narré oralement, cela exigerait une durée inestimable. Saint Augustin dit aussi s Si on conçoit comme matériel le livre selon lequel tous seront jugés, qui pourrait en imaginer la hauteur ou la longueur, ou dire eu combien de temps on pourrait lire un livre dans lequel seraient inscrites toutes les vies de tous ? » Or il faudrait autant de temps pour raconter verbalement les faits de chacun que pour les lire s’ils étaient matériellement inscrits dans un livre. Il est donc probable que ce dont parle saint Matthieu s’accomplira non pas oralement, mais mentalement.
Solutions : 1. Si saint Augustin dit : «qu’on ignore combien de jours durera ce jugement,» c’est parce qu’on ne sait pas s’il aura lieu mentalement ou oralement. En ce cas en effet, il exigerait un temps prolongé. Mentalement, il pourrait se faire en un instant.
2. Même si le jugement est seulement mental, ce texte de saint Grégoire peut se défendre. En supposant que tous connaissent leurs propres actions et celles d’autrui, grâce à une action divine, que l’Evangile nomme « parole », cependant, ceux qui auront eu la foi, conformément aux paroles de Dieu, seront jugés selon ces paroles. Car saint Paul dit aux Romains: « Quiconque a péché sous la loi, sera jugé selon la loi. « Il y aura donc une différence entre les croyants et ceux que nous nommons incroyants.
3. Le Christ apparaîtra dans son corps afin d’être reconnu par tous comme juge corporellement : cela peut se faire en un instant. Au contraire, la parole, qui est mesurée par le temps, exigerait une immense durée de temps si le jugement avait lieu oralement.
Objections : 1. Cela ne paraît pas. De même que les Pères saints attendaient le premier avènement du Christ, ainsi nous attendons le second. Or ces Pères connurent la date du premier avènement; ainsi que nous le voyons grâce au nombre de semaines annoncé par Daniel. C’est à cause de cela que le Christ reproche aux Juifs de n’avoir pas reconnu le temps de sa venue : « Hypocrites, vous voulez sonder le ciel et la terre; comment n’avez-vous pas recherché le temps de l’avènement du Messie ? » Il semble donc que doive nous être aussi indiqué le temps du second avènement par lequel Dieu viendra juger.
2. A travers les signes nous parvenons à la connaissance de ce qu’ils signifient. L’Ecriture nous propose de nombreux signes de l’approche du jugement futur. Nous pouvons donc par venir à la connaissance de sa date.
3. Saint Paul dit: « C’est pour nous que viendra la fin des siècles. » Et saint Jean : « Mes petits enfants, c’est la dernière heure. » Puisqu’un long espace de temps s’est écoulé depuis lors, il semble que nous puissions maintenant savoir que le dernier jugement est proche.
4. Le temps du jugement ne doit être caché que pour que chacun s’y prépare avec sollicitude, puisqu’il en ignore la date fixe. Mais cette sollicitude demeurerait même si on connaissait cette date, parce que pour chaque homme la date de sa mort personnelle est incertaine, « date, comme dit saint Augustin, à laquelle chacun vit son dernier jour, qui est en fait pour lui le dernier jour de ce monde. » Il n’est donc pas nécessaire que la date du jugement soit cachée.
Cependant: il est dit en saint Marc : « Ce jour ou cette heure nul ne le sait, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, sauf le Père. » Le Christ ne le sait pas en ce sens qu’il ne nous le fait pas savoir.
En outre, 5. Paul dit aux Thessaloniciens : «Le jour du Seigneur viendra comme le voleur vient la nuit. ». Il semble donc que, comme la venue du voleur la nuit est tout à fait incertaine, ainsi le jour du jugement dernier soit tout à fait incertain.
Conclusion: Dieu est cause des choses par sa science. Il communique aux créatures soit la puissance de produire d’autres choses dont elles sont causes, soit la connaissance des autres choses. Dans ces deux sortes de communications, il se réserve certains pouvoirs. En effet, il accomplit certaines choses sans aucune coopération de créatures, et il connaît aussi certaines choses qu’il ne communique à aucune pure créature. Parmi celles-ci, il n’y en a pas qui doive être plus secrète que celles qui dépendent du seul pouvoir divin, sans aucune coopération de créature. Telle est la fin du monde, avec le jour du jugement. Le monde en effet finira sans l’action d’aucune cause créée, de même qu’il a été commencé par l’action immédiate de Dieu. Il convient donc que la connaissance de la fin du monde soit réservée à Dieu seul. C’est cette raison que le Seigneur lui-même semble apporter quand il dit : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a placés en son pouvoir,» comme pour signifier : qui sont réservés à son seul pouvoir.
Solutions 1. En son premier avènement, le Christ vint caché, selon ce mot d’Isaïe « Tu es vraiment un Dieu caché, Dieu sauveur d’Israël ». Pour qu’il puisse être reconnu par les croyants, il fallait prédéterminer une époque fixe. Mais dans le second avènement, il viendra manifestement. Le Psalmiste assure : « Dieu viendra manifestement. » Il n’y a donc point de possibilité d’erreur au sujet de cet avènement. Le cas est donc différent.
2. Saint Augustin dit « Les signes précurseurs indiqués dans l’Évangile n’ont pas tous trait à la seconde venue qui aura lieu à la fin du monde. Certains se rapportent à l’époque de la destruction de Jérusalem, qui a déjà eu lieu. D’autres, nombreux, ont trait à la venue quotidienne du Christ dans l’Église, qu’il visite spirituellement en habitant en nous par la foi et l’amour. » Les signes qui sont dans les Evangiles, concernant la dernière venue, ne suffisent pas pour permettre de reconnaître d’une manière précise le temps du jugement car les malheurs qui sont prédits comme annonçant le proche avènement du Christ ont existé dès l’époque de l’Église primitive, tantôt plus, tantôt moins. C’est pourquoi les jours des apôtres furent déjà appelés les derniers jours, comme nous le voyons dans les Actes, là où saint Pierre expose, en l’appliquant à son temps, le mot de Joël : « Il y aura dans les derniers temps... » Depuis lors, beaucoup de temps s’est écoulé, et les tribulations de l’Église furent tantôt plus fortes, tantôt moindres. On ne peut donc point déterminer le temps qui reste encore : ni le nombre de mois, ni d’années, ni de centaines ou de milliers d’années, comme dit saint Augustin. Bien qu’on croie qu’à la fin du monde ces malheurs augmenteront, on ne peut déterminer la quantité de ces maux qui précéderont immédiatement le jour du juge ment ou la venue de l’Antéchrist. Dès l’époque de la primitive Église, il y eut des persécutions si graves, et une telle abondance de corruptions et d’erreurs, que certains attendaient comme proche ou même imminente la venue de l’Antéchrist, ainsi que nous le voyons dans l’Histoire ecclésiastique et dans le livre de saint Jérôme : « Des hommes illustres. »
3. On ne peut pas tirer une période déterminée de temps à partir d’expressions comme « Le dernier jour est venu » ou d’autres semblables, qu’on lit dans 1’Ecriture. Elles n’ont point pour but de signifier une période brève, mais d’indiquer la dernière phase du monde, qui sera comme un âge nouveau. On ne précise pas la durée de cet espace de temps, de même que la vieillesse, dernier âge de l’homme, n’est pas une période nettement marquée, puisque parfois elle dure autant que tous les âges précédents, et même plus, comme dit saint Augustin. C’est pourquoi, saint Paul écarte cette idée fausse que quelques-uns ont tirée de ses paroles, croyant que « le jour du Seigneur était déjà tout proche ».
4. Même en reconnaissant l’incertitude de la date de notre mort, l’incertitude de celle du jugement nous incite doublement à la vigilance: d’abord parce que nous ne savons pas s’il tardera jusqu’au-delà de la fin de notre vie d’où une deuxième raison d’être vigilants. Ensuite parce que l’homme n’a pas seulement le souci de sa personne, mais aussi de sa famille, de sa cité, de son pays et de toute l’Église, qui durent au-delà de la limite d’une vie humaine. Or il faut disposer chacune de ces collectivités de sorte que le jour du Seigneur ne la trouve pas mal préparée.
DIFFIcuLTÉS : 1. Il ne semble pas que le jugement doive avoir lieu dans la vallée de Josaphat, ou dans ses environs. Il est indispensable, en effet, que tous ceux qui doivent être jugés se tiennent sur le sol, tandis que ceux-là seuls qui auront à juger se tiendront sur les nuées. Mais toute la Terre promise ne suffirait pas à contenir la multitude de ceux qui doivent être jugés. Le futur jugement ne pourra donc pas avoir lieu dans cette vallée.
2. Le Christ en tant qu’homme jugera dans la justice, lui qui a été injustement condamné dans le prétoire de Pilate, et qui a été victime de cette injuste sentence sur le Golgotha. Ce sont donc ces lieux-là qui devraient être désignés pour le jugement.
3. Les nuées proviennent de la condensation des vapeurs. Mais à la fin du monde il n’y aura plus d’évaporation ou de condensation. Il ne sera donc pas possible que « les justes soient enlevés sur les nuées au-devant du Christ dans l’air. » Bons et mauvais devront donc être sur terre, ce qui requiert un lieu beaucoup plus étendu que cette vallée.
Cependant: Joël dit : « Je rassemblerai toutes les nations, et je les conduirai dans la vallée de Josaphat : là, je discuterai avec elles. »
En outre, les Actes disent « Comme vous l’avez vu monter au ciel, vous l’en verrez descendre. » Or le Christ s’est élevé vers le ciel à partir du Mont des Oliviers, qui domine la vallée de Josaphat. C’est donc près de ces lieux qu’il viendra juger.
Conclusion : On ne peut pas savoir grand-chose de certain au sujet des modalités du jugement et de la façon dont les hommes s’assembleront. Il est pourtant probable, d’après les Ecritures, que le Christ descendra près du Mont des Oliviers, comme il s’en est élevé, afin de montrer que c’est lui-même qui est descendu après être monté.
Solutions : 1. Une grande multitude peut être contenue en un lieu restreint il suffit d’occuper autour de ce lieu autant d’espace qu’il en faut pour recevoir la multitude de ceux qui doivent être jugés. Il importe seulement qu’à partir de cet espace ils puissent tous voir le Christ qui est élevé dans l’air et brille d’une très grande clarté, qui le rend visible de loin.
2. Bien que le Christ, ayant été condamné injustement, mérite le pouvoir judiciaire, il ne l’exercera cependant pas sous son apparence de faiblesse, en laquelle il fut jugé, mais sous la forme glorieuse dans laquelle il est monté vers le Père. C’est pourquoi le lieu de son ascension convient mieux pour le jugement que celui de sa condamnation.
3. Les nuées dont on parle ici sont l’intense lumière qui resplendit des corps des saint s, et non des évaporations dégagées de la terre et de l’eau. On pourrait dire aussi que ces nuées seront engendrées par la puissance divine pour montrer une certaine conformité entre la venue pour le jugement et l’ascension. Celui qui est monté sur la nuée revient pour juger sur la nuée. Les nuées, à cause de leur fraîcheur, peuvent indiquer aussi la miséricorde du juge.
Traitons maintenant de ceux qui jugeront et de ceux qui seront jugés au jugement général : 1. Y a-t-il des hommes qui jugeront avec le Christ ? - 2. Le pouvoir judiciaire correspond-il à la pauvreté volontaire ? - 3. Les anges jugeront-ils ? 4. Les démons sont-ils exécuteurs de la sentence à l’égard des damnés ? 5. Tous les hommes comparaîtront- ils au jugement ? - 6. Y a-t-il des hommes bons qui seront jugés ? - 7. Et des hommes mauvais ? - 8. Les anges seront-ils aussi jugés ?
Objections : 1. Il semble qu’il n’y en ait aucun. Dans saint Jean, nous lisons « Le Père a donné tout jugement au Fils, afin que tous l’honorent. » Cet honneur n’est dû à aucun autre que le Christ.
2. Celui qui juge a autorité sur ce qu’il juge. Or l’objet du jugement final, c’est-à-dire les mérites et démérites des hommes, n’est soumis qu’à l’autorité divine. Il n’appartient donc à personne de juger de ces
3. Ce jugement n’aura pas lieu oralement, mais mentalement, selon l’opinion plus probable. Mais la révélation faite aux coeurs des hommes, de leurs mérites et démérites, constituera en quelque sorte l’accusation ou la recommandation, ou même l’attribution de la peine ou de la récompense, ce qui équivaut à l’énoncé de la sentence. Or cela ne peut être accompli que par la puissance divine. Nul ne jugera donc que le Christ, qui est Dieu.
Cependant: nous lisons en saint Matthieu « Vous siégerez vous aussi sur douze sièges, jugeant les douze tribus d’Israël »
En outre, nous voyons dans Isaïe «Dieu viendra juger avec les anciens de son peuple. » Il semble donc que d’autres jugeront avec le Christ.
Conclusion: Juger peut s’entendre de diverses manières : D’abord causalement : on dit qu’une chose juge quand elle montre que quelqu’un doit être jugé de telle manière. C’est ainsi qu’on dit que certains sont jugés par une comparaison, en tant que par comparaison avec les autres, on voit comment ils doivent être jugés. Dans saint Matthieu, nous lisons : «Les hommes de Ninive se dresseront au jugement contre cette génération et la condamneront. » Cette manière de juger vaut aussi bien pour les bons que pour les méchants.
On juge aussi interprétativement : nous considérons comme faisant une chose ceux qui consentent à ce qu’elle se fasse. Ainsi ceux qui acceptent le jugement du Christ en approuvant sa sentence sont regardés comme jugeant avec lui. Ce sera le cas de tous les élus. C’est pourquoi la Sagesse dit : « Les justes jugeront les nations.
En un troisième sens, on dit que quelqu’un juge en tant qu’assesseur : parce qu’il a un comportement semblable à celui du juge, par exemple en siégeant en un lieu élevé comme lui; c’est ainsi qu’on dit que les assesseurs jugent. Selon cette manière de parler, certains disent que les hommes parfaits, auxquels est promis le pouvoir judiciaire, jugeront par le fait seulement de siéger de manière honorable : ils apparaîtront, lors du jugement, supérieurs aux autres, en s’avançant au-devant du Christ, dans l’air. Pourtant, cela ne semble pas suffire pour réaliser la promesse du Seigneur : « Vous siégerez en jugeant » : il semble que le jugement doive s’ajouter au fait de siéger.
Il est un autre mode de jugement qui convient aux hommes parfaits, en tant qu’ils possèdent les décrets de la justice divine, en vertu desquels les hommes seront jugés: comme si on disait que le livre qui contient la loi, porte un jugement. L’Apocalypse dit : « Le jugement débute et les livres sont ouverts. » C’est de cette manière que Richard de Saint Victor explique le jugement : « Ceux qui prennent part à la contemplation divine, qui lisent chaque jour dans le livre de la sagesse, écrivent pour ainsi dire dans les volumes de leur coeur tout ce qu’ils saisissent par leur pénétrante intelligence de la vérité. » Il ajoute « Que sont les coeurs de ceux qui jugent, instruits divinement de toute vérité, sinon les décrets des canons ? »
Mais puisque juger comporte une action exercée sur un autre, on dit que juge, à proprement parler, celui qui profère une sentence au sujet d’un autre. Cela peut s’accomplir de deux manières. D’une part en vertu de sa propre autorité, et cela appartient à celui qui jouit d’une autorité et d’un pouvoir sur les autres qui lui sont soumis : il possède le droit de les juger; Dieu seul possède ce droit. D’autre part, juger peut consister à rendre publique une sentence portée par une autre autorité : c’est seulement l’énonciation d’une sentence déjà fixée. De cette manière les hommes justes jugeront parce qu’ils révéleront aux autres la sentence de la justice divine, afin qu’ils sachent ce qui est dû en justice à leurs mérites. Cette divulgation de la justice peut s’appeler jugement. C’est pourquoi Richard de Saint Victor dit : « Les juges ouvrent les livres de leurs décrets devant ceux qui sont jugés, quand ils admettent les inférieurs à inspecter leur propre coeur, en leur révélant leur manière d’apprécier les choses soumises au jugement. »
Solutions : 1. Cette objection vaut pour le jugement d’autorité qui n’appartient qu’au Christ seul.
2. Celle-ci aussi.
3. Il n’est pas exclu que certains saints révèlent des choses aux autres, soit par manière d’illumination, comme les anges supérieurs éclairent les inférieurs, soit par manière de conversation, comme les inférieurs parlent aux supérieurs.
Objections 1. Il semble que non. Car le pouvoir de juger est promis seulement aux douze apôtres : « Vous siégerez sur douze sièges, en jugeant.» Puisqu’il y a des pauvres volontaires en dehors des apôtres, il semble que le pouvoir judiciaire ne leur soit pas accordé à tous.
2. Il est plus grand de sacrifier à Dieu son propre corps que les biens matériels. Or, les martyrs et les vierges offrent à Dieu le sacrifice de leur propre corps, tandis que les pauvres volontaires ne sacrifient que les biens matériels. Le privilège du pouvoir judiciaire semble donc convenir davantage aux martyrs et aux vierges.
3. A ce texte de saint Jean: « Moïse en qui vous espérez vous accuse », la Glose ajoute : « parce que vous n’avez pas cru à sa voix.» saint Jean dit plus loin : « Le discours que je vous ai fait jugera l’homme au dernier jour. » C’est donc que celui qui expose la loi ou exhorte en vue d’une instruction morale, jugera ceux qui les méprisent. Or cette mission est celle des docteurs. Il convient donc qu’ils jugent plutôt que les pauvres volontaires.
4. Le Christ, parce qu’il a été jugé injustement en tant qu’homme a mérité d’être le juge de tous les hommes dans sa nature humaine. Saint Jean: « Dieu lui a donné le pouvoir de juger parce qu’il est le Fils de l’homme. » Ceux qui souffrent persécution pour la justice sont, eux aussi, jugés injustement. Le pouvoir judiciaire leur convient donc mieux qu’aux pauvres.
5. Le supérieur n’est pas jugé par l’inférieur. Mais beaucoup de ceux qui usent licitement des richesses auront plus de mérites que bien des pauvres volontaires. Ceux-ci ne les jugeront donc pas.
Cependant: Nous lisons dans Job : « Il ne sauve pas les impies, et donne aux pauvres le pouvoir de juger.» Juger appartient donc aux pauvres.
En outre, à propos de saint Matthieu : « Vous qui avez tout quitté, etc. », la Glose dit « Ceux qui auront tout quitté et auront suivi Dieu, seront juges; ceux qui auront bien usé des biens légitimement possédés, seront jugés. »
Conclusion: Le pouvoir judiciaire est dû à la pauvreté spécialement pour trois motifs : Premièrement, par raison de convenance car la pauvreté volontaire est la vertu de ceux qui, méprisant toutes les choses du monde, adhèrent au Christ seul. Il n’y a donc rien en eux qui fasse dévier de la justice leur propre jugement. Ils sont donc aptes à juger, puisqu’ils aiment par-dessus tout la vraie justice.
Secondairement, par raison de mérite : car l’humilité appelle l’exaltation des mérites. Or, parmi les choses qui ici-bas font mépriser les hommes, la principale est la pauvreté. L’excellence du pouvoir judiciaire est donc promise aux pauvres, pour que celui qui s’est humilié pour le Christ soit exalté. - Troisièmement, parce que la pauvreté dispose à juger dans la vérité. On dit en effet d’un saint qu’il juge, dans le sens que flous avons dit, parce qu’il a le coeur empli de toute la vérité divine : il sera donc capable de la manifester aux autres.
Dans la marche progressive vers la perfection la première chose qu’on doit abandonner, ce sont les richesses extérieures r car ce sont les derniers biens acquis Or ce qui est le dernier dans l’ordre de la génération doit être le premier dans l’ordre de la destruction. C’est pourquoi parmi les béatitudes qui nous font progresser vers la perfection la pauvreté est placée la première. De la sorte, la pauvreté correspond au pouvoir judiciaire en tant qu’elle est la première disposition pour la perfection. Ce pouvoir n’est pas promis à tous les pauvres, même volontaires, mais à ceux qui, ayant tout quitté, suivent le Christ dans la perfection de la vie.
Solutions 1. Saint Augustin écrit : « Nous ne devons pas penser, parce qu’il est dit que les juges siégeront sur douze sièges, qu’ils ne seront pas plus de douze. Sinon, puisque nous lisons que Matthias fut nommé apôtre à la place de Judas le traître, nous devrions croire que Paul, qui a travaillé plus que les autres, ne siégerait pas pour juger. » « Ce nombre de douze signifie toute la multitude des juges; car les deux parties du chiffre sept, c’est-à-dire trois et quatre, si nous les multiplions font douze. » Or, douze est un nombre parfait, puisqu’il consiste en l’addition de deux six, qui est un nombre parfait.
On peut dire aussi que littéralement le Christ donne le chiffre des douze apôtres en désignant par eux tous leurs successeurs.
2. La virginité et le martyre ne disposent pas autant que la pauvreté à retenir en son coeur les décrets de la justice divine. Les richesses extérieures, par les soucis qu’elles donnent, étouffent la parole de Dieu comme il est dit en saint Luc.
On pourrait dire aussi que la pauvreté ne suffit pas, à elle seule, à mériter le pouvoir judiciaires mais elle est la première partie de la perfection qui le mérite. C’est pourquoi, parmi les choses qui suivent la pauvreté et tendent à la perfection on peut compter la virginité et le martyre, et toutes les oeuvres de perfection. Elles ne sont pourtant pas aussi importantes que la pauvreté parce que le début d’une chose en est la partie principale.
3. Celui qui a enseigné la loi ou exhorté au bien jugera, causalement, en ce sens que les autres seront jugés en les comparant aux paroles qu’il a exposées. C’est pourquoi le pouvoir judiciaire ne répond pas proprement à la prédication ou à l’enseignement.
On peut aussi dire, selon certains, que le pouvoir judiciaire requiert trois choses d’abord le dépouillement des soucis temporels, pour que l’esprit ne soit pas empêché de recevoir la sagesse; ensuite une disposition consistant à connaître et à observer la justice divine; enfin le fait d’avoir enseigné aux autres cette justice. Ainsi l’enseignement est une perfection qui achève de mériter le pouvoir judiciaire.
4. Le Christ, en tant que jugé injustement, s’est humilié lui-même. « Il a été offert, parce qu’il l’a voulu. » Cette humilité mérite l’élévation au titre de juge, par lequel tout lui est soumis, comme dit saint Paul. C’est pourquoi le pouvoir judiciaire est davantage dû à ceux qui s’humilient volontairement, en rejetant les biens temporels, à cause desquels les hommes sont honorés par les mondains, qu’à ceux qui ne sont humiliés que par les autres.
5. Un inférieur ne peut pas juger son supérieur en vertu de son autorité propre, mais il le peut en vertu de l’autorité d’un être supérieur à tous deux, comme nous le voyons chez les juges délégués. Il n’y a donc pas d’inconvénients, si les pauvres reçoivent cette récompense, en quelque sorte accidentelle, à ce qu’ils jugent ceux-là mêmes qui possèdent un mérite supérieur à l’égard de la récompense essentielle.
Objections : 1. Il semble que oui. Saint Matthieu dit : «Quand le Fils de l’homme viendra en sa majesté, avec tous les anges. » Or, il s’agit là de la venue pour le jugement : les anges aussi jugeront donc.
2. Les ordres des anges tirent leur nom de la charge qu’ils remplissent. Parmi eux se trouve l’ordre des trônes, qui semble se rapporter au pouvoir judiciaire le trône est en effet le siège du juge, le fauteuil du roi, la chaire du docteur. Il y aura donc des anges qui jugeront.
3. Il est promis aux saints qu’après cette vie ils seront égaux aux anges. S’il y a même des hommes qui auront le pouvoir de juger, à plus forte raison les anges l’auront-ils aussi.
Cependant: saint Jean dit : « Dieu a donné au Christ le pouvoir de juger parce qu’il est le Fils de l’homme. » Or les anges ne participent pas à la nature humaine. Donc pas non plus au pouvoir judiciaire.
En outre, le juge et son ministre sont deux êtres distincts. Les anges, lors du jugement, seront les ministres du juge, selon saint Matthieu « Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils recueilleront dans son royaume tous les scandales. » Ils ne jugeront donc pas.
Conclusion: Les assesseurs du juge doivent lui être conformes. Le droit de juger est attribué au Fils de l’homme afin qu’il apparaisse en sa nature humaine aux bons comme aux méchants, bien que toute la Trinité juge par son autorité. Il convient donc que les assesseurs de ce juge possèdent aussi la nature humaine, de manière à être vus par tous, bons et mauvais. Il n’appartient donc pas aux anges de juger, bien qu’on puisse dire que de quelque manière ils jugent aussi, en tant qu’ils approuvent la sentence.
Solutions : 1. La Glose ordinaire dit que les anges viendront avec le Christ lors du jugement, non comme juges, mais « pour être les témoins des actes humains, que les hommes ont accomplis, bons ou mauvais, tandis qu’ils étaient sous leur garde ».
2. Le nom de trônes est attribué aux anges en raison de ce jugement que Dieu ne cesse d’exercer en gouvernant toutes les créatures avec une parfaite justice : les anges sont de quelque manière les exécuteurs et les promulgateurs de ce jugement. Par contre le jugement que le Christ en tant qu’homme tiendra au sujet des hommes, requiert des assesseurs qui soient hommes.
3. L’égalité avec les anges est promise aux hommes quant à la récompense essentielle. Rien n’empêche par contre que les hommes puissent recevoir une récompense accidentelle qui ne sera pas donnée aux anges, par exemple l’auréole des vierges et des martyrs : de même pour le pouvoir judiciaire.
Objections 1. Il semble que non, saint Paul dit : « Alors, le Christ expulsera toute principauté, puissance et vertu. » Il n’y aura donc plus de détenteurs d’autorité. Mais, exécuter la sentence du juge dénote une certaine autorité; les démons, après le jour du jugement ne seront donc plus les exécuteurs de la sentence du juge.
2. Les démons ont péché plus gravement que les hommes. Il n’est pas juste que ceux-ci soient tourmentés par eux.
3. Comme les démons ont poussé les hommes au mal, les anges les ont portés au bien. Récompenser les bons n’est pas la charge des bons anges : Dieu le fera sans intermédiaire. Punir les méchants ne sera donc pas non plus la charge des démons.
Cependant: les pécheurs se sont soumis au démon en péchant. Il est juste qu’ils lui soient soumis dans leurs châtiments, afin d’être punis par lui.
CoNcLUSIoN : Le Maître des Sentences signale à ce sujet deux opinions l’une et l’autre semblent compatibles avec la justice divine. La première part de ce fait que, quand l’homme pèche, il se soumet justement au démon; mais cette domination du démon est une chose en soi injuste. L’ordre de la justice divine qui demande la punition des démons, légitimerait cette opinion qui exclut que les démons, après le jour du jugement, dominent encore les hommes en leur appliquant leurs peines. L’opinion contraire s’attache plutôt à respecter la justice divine au point de vue des hommes qui doivent être punis.
Impossible pour nous de discerner la plus vraie de ces opinions. J’estime cependant plus vraisemblable que, de même qu’un certain ordre sera gardé à l’égard des élus, en ce sens que certains seront illuminés et perfectionnés par d’autres, et que l’ordre des hiérarchies célestes demeurera perpétuellement, de même un certain ordre sera conservé dans les châtiments, en tant que les hommes seront punis par les démons, afin que la disposition divine qui a institué des anges comme intermédiaires entre la nature humaine et la nature divine, ne soit pas totalement supprimée pour les damnés. De la sorte, de même que les bons anges transmettent aux hommes des illuminations divines, ainsi les démons sont les exécuteurs de la justice divine pour les méchants. Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes la société de ces malheureux ne. diminue par leur malheur, elle l’augmente.
Solutions 1. La supériorité que le Christ supprimera est celle de ce monde ici-bas, des hommes sont supérieurs à d’autres hommes, et les anges aux hommes, et des anges à d’autres anges, et les anges aux démons, et certains démons à d’autres, et des démons aux hommes; et cela sert à conduire les autres à leur fin ou à les en détourner. Quand toutes choses seront parvenues à leur fin, il n’y aura plus de supériorité pour éloigner de la fin ou y conduire, mais seulement pour conserver dans la fin, bonne ou mauvaise.
2. Bien que le mérite des démons ne requière pas qu’ils dominent les hommes, parce que c’est injustement qu’ils se les ont soumis, cela est demandé par le rapport entre leur nature et celle des hommes. Denys dit
Les biens naturels demeurent intègres chez eux. »
3. Les bons anges ne sont pas la cause efficiente de la récompense principale des élus: ceux-ci la reçoivent directement de Dieu. Mais ils sont la cause de certaines récompenses accidentelles, en tant que les anges supérieurs illuminent les anges inférieurs, et les hommes, au sujet de certains secrets divins, qui n’appartiennent pas à la substance de la béatitude.
De même, la peine principale du damné lui viendra directement de Dieu : c’est l’exclusion perpétuelle de la vision de Dieu. Mais il n’y a pas d’inconvénient à ce que d’autres peines, sensibles, lui soient infligées par les démons.
Il y a pourtant cette différence, que le mente fait monter, tandis que le péché accable. C’est pourquoi, puisque la nature de l’ange est plus élevée que celle de l’homme, certains hommes, à cause de l’excellence de leurs mérites, sont tellement élevés qu’ils dépassent l’élévation de la nature et de la récompense méritée par des anges : dès lors, il y aura des anges qui seront illuminés par des hommes. Mais aucun pécheur ne parviendrai à cause de son degré de malice, à cette élévation qui est due aux démons en vertu de leur nature.
Objections : 1. Il semble que les hommes ne comparaîtront pas tous au jugement. Nous lisons en effet en saint Marc : « Vous siégerez sur douze sièges pour juger les douze tribus d’Israël. » Tous les hommes n’appartiennent pas à ces douze tribus. Il semble donc qu’ils ne viendront pas tous au jugement.
2. Le Psalmiste dit « Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement. » Or, il y en a beaucoup. Tous les hommes ne comparaîtront donc pas.
3. Si quelqu’un est amené au jugement, c’est pour qu’on discute ses mérites. Mais il y a des hommes qui n’ont eu aucun mérite, par exemple les enfants morts en bas âge. Il ne sera donc pas nécessaire qu’ils comparaissent.
Cependant: les Actes disent que « le Christ a été institué par Dieu juge des vivants et des morts. » Ces deux catégories englobent tous les hommes, quelle que soit la manière de distinguer les morts des vivants. Tous les hommes viendront donc au jugement.
En outre, nous lisons dans l’Apocalypse : « Voici qu il vient sur les nuées, et tout oeil le verra. » Ce qui ne serait pas si tous n’étaient pas présents.
Conclusion Le pouvoir judiciaire a été conféré au Christ homme en récompense de l’humilité manifestée dans sa passion. Il y répandu son sang d’une manière suffisante pour tous les hommes, bien qu’il n’ait pas réalisé en tous le salut, à cause des obstacles trouvés en certains. Il convient donc que tous les hommes soient assemblés pour le jugement, afin de contempler son exaltation dans sa nature humaine, en laquelle il a été constitué par Dieu juge des vivants et des morts.
Solutions 1. Nous devons dire avec saint Augustin : « Ce n’est point parce qu’il est dit ‘ jugeant les douze tribus d’Israël que la tribu de Lévi, qui est la treizième, ne devrait pas être jugée, ou que le Maître jugerait seulement ce peuple et non pas les autres nations. » Par cette expression les douze tribus, toutes les nations sont désignées, parce qu’elles ont été appelées par le Christ au même sort que les douze tribus.
2. Cette proposition : « Les impies ne ressusciteront pas pour le jugement », si on l’applique à tous les pécheurs, doit être prise en ce sens qu’ils ne ressusciteront pas en vue de juger. Si on l’applique aux infidèles, elle signifie qu’ils ne ressusciteront pas pour être jugés, puisqu’ils « auront déjà été jugés ». Mais tous les hommes ressusciteront pour comparaître au jugement afin d’apercevoir la gloire de leur juge.
3. Même les enfants morts avant l’âge du discernement paraîtront au jugement, non pour être jugés, mais pour voir la gloire du juge.
Objections 1. Il semble qu’aucun des hommes bons ne sera jugé, car il est dit en saint Jean : « Celui qui croit en moi n’est pas jugé », et tous les bons croient au Christ.
2. Point de bonheur pour ceux qui sont incertains de leur béatitude. Saint Augustin prouve par là que les démons n’ont jamais été bien heureux. Or tous les saints sont bienheureux ils ont donc la certitude de leur béatitude. Puisqu’on ne juge pas ce qui est déjà certain, les bons ne seront pas jugés.
3. La crainte est incompatible avec la béatitude. Le jugement dernier, qui est dit très redoutable, ne pourrait avoir lieu sans provoquer la crainte de ceux qui doivent être jugés.
saint Grégoire, à propos de ce texte de Job
« Quand il aura été enlevé, les anges craindront », déclare « Pensons au trouble de la conscience des méchants, alors que même la vie des bons sera bouleversée. » Les bienheureux ne seront donc pas jugés.
Cependant: il semble que tous les bons seront jugés, car saint Paul dit aux Corinthiens : «Il faut que nous soyons tous présentés au tribunal du Christ, pour que chacun rapporte ce qu’il a fait de son propre corps, en bien et en mal. » Il s’agit bien là du jugement tous les bons seront donc jugés.
En outre, qui dit universel, dit toutes choses. Or ce dernier jugement s’appelle universel tous seront donc jugés.
Conclusion: Dans un jugement, il y a deux éléments les débats sur les mérites, et l’attri bution des récompenses. Pour celle-ci, tous seront jugés, même les bons, puisque chacun recevra, par la sentence divine, un prix correspondant à son mérite. Mais les débats sur les mérites n’ont lieu que là où il subsiste un mélange de bonnes et de mauvaises actions. Or, pour ceux qui édifient leur vie sur la base de la foi, avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, en se livrant totalement au service de Dieu, sans admettre aucun mélange considérable de culpabilité, il n’y a point place pour une discussion au sujet des mérites c’est le cas de ceux qui s’étant dépouillés totalement des choses du monde, « n’ont plus de sollicitude que pour Dieu seul». Ceux-là seront sauvés, mais non jugés.
Par contre, ceux qui construisent sur la base de la foi, mais avec du bois, du foin et de la paille, c’est-à-dire qui aiment encore les choses du siècle, et se livrent à des affaires terrestres, tout en ne faisant rien passer avant le Christ, et en s’efforçant de réparer leurs péchés par des aumônes, ceux-là gardent un mélange de mérites et de culpabilités. Pour eux, il y a place pour une discussion au sujet de leurs mentes ils seront donc jugés, et pourtant sauvés.
Solutions : 1. La punition est l’effet de la justice, tandis que la récompense est celui de la miséricorde c’est pourquoi on attache de préférence au jugement, qui est un acte de justice, l’idée de punition; on en vient donc à parler de jugement pour dire condamnation. C’est en ce sens qu’on doit prendre le texte cité. Du reste la Glose le montre bien.
2. La discussion au sujet des mérites des élus n’est point pour enlever de leur coeur la certitude de la béatitude elle montre à tous d’une manière évidente la prééminence de leurs bonnes oeuvres sur leurs fautes; la justice divine en est mieux démontrée.
3. Saint Grégoire parle des justes qui sont encore dans leur chair mortelle : il avait dit plus haut « Ceux qui auront été surpris dans leurs corps (par la fin du monde), bien que déjà forts et parfaits, cependant, parce qu’ils sont encore dans leurs corps, ne pourront pas, au milieu d’une telle vague de terreur, éviter toute épouvante. « Il est clair que cette terreur se rapporte au temps qui précédera immédiatement le jugement. Il sera absolument terrible pour les méchants, mais non pour les bons, qui ne se sentiront pas soupçonnés de mal.
Les arguments contraires valent pour le jugement en tant que répartition des récompenses.
Objections : 1. Aucun des méchants, semble-t-il, ne sera jugé. La damnation est certaine pour ceux qui meurent dans le péché mortel, comme pour les incrédules. Or nous voyons, en saint Jean, que, a cause de cette certitude de damnation, « celui qui ne croit pas est déjà jugé ». Pour ce même motif, aucun pécheur ne sera jugé.
2. La voix du juge est terrible pour ceux qu’il condamne. Mais nous lisons dans les Sentences, d’après saint Grégoire : « La parole du juge ne s’adressera pas aux incrédules. » Si donc elle s’adresse au contraire aux croyants condamnés, les incrédules tireraient avantage de leur incrédulité : c’est absurde.
Cependant: tous les méchants doivent être jugés, parce que le châtiment est infligé à chaque faute selon sa gravité cela n’est pas possible sans la détermination du jugement. Tous les méchants seront donc jugés.
Conclusion: Le jugement en tant que détermination des peines pour les péchés concerne tous les méchants. En tant qu’appréciation des mérites, il concerne seulement les croyants. Chez les incroyants, il n’y a pas le fondement de la foi son absence prive toutes les oeuvres qu’ils accomplissent de la parfaite rectitude d’intention. Il n’y a donc pas pour eux un mélange de bonnes oeuvres et de culpabilités qui exigerait une délibération. Mais les croyants, chez qui demeure le fondement de la foi, gardent au moins cet acte louable de leur foi : bien que non méritoire sans la charité, il reste pourtant en soi-même ordonné à un certain mérite il y a donc ici place pour une délibération. C’est pourquoi les croyants, qui ont été au moins numériquement citoyens de la cité de Dieu, seront jugés comme des citoyens, contre lesquels on ne peut porter sans discernement la sentence de mort. Au contraire, les incrédules seront condamnés comme des ennemis, qu’on extermine, chez les hommes, sans discuter leurs mérites
Solutions : 1. Ceux qui meurent en état de péché mortel, doivent manifestement être damnés. Mais ils ont peut-être commis des actions secondaires auxquelles serait attaché un certain mérite. Pour manifester la justice divine, il faut qu’une délibération ait lieu au sujet de leurs mérites, afin de montrer qu’ils sont justement exclus de la cité des saint s, dont ils paraissent extérieurement être du nombre des citoyens.
2. Le discours du juge, si on le considère par rapport à chaque individu, ne sera pas dur pour les croyants sur ce point spécial qu’il manifestera qu’il y a en eux des côtés louables qui n’existent pas chez les incroyants : puisque « sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ». Malgré cela, la sentence de condamnation, portée pour tous les pécheurs, sera terrible pour tous.
L’argument apporté en faveur du contraire valait pour le jugement de récompense.
DIFFIcULTÉS : 1. Il semble que oui, d’après saint Paul aux Corinthiens : « Ignorez-vous que nous jugerons les anges ? » Il ne peut s’agir là de notre état actuel : il doit donc être question du jugement dernier.
2. Dans Job, nous voyons au sujet de Béhémoth, ou Léviathan, c’est-à-dire du diable: « Il sera précipité à la vue de tous; » et dans saint Marc, le démon interpelle le Christ « Pourquoi es-tu venu nous perdre avant le temps ? » Et la Glose d’ajouter : « Les démons apercevant le Seigneur sur la terre, croyaient qu’ils seraient aussitôt jugés. » Il semble donc que le jugement final leur soit destiné.
3. 5. Pierre dit : « Dieu n’a point pardonné aux anges qui péchaient. 111es a réservés pour être jugés et livrés aux êtres hurlants de l’enfer et tourmentés dans le Tartare. » Il semble donc que les anges seront jugés.
Cependant: « Dieu ne juge pas deux fois le même objet. » Les mauvais anges ont déjà été jugés, selon ce mot de saint Jean : « Le prince de ce monde a déjà été jugé. » Les anges ne seront donc plus jugés.
En outre, la bonté ou la malice des anges est plus parfaite que celle des hommes sur la terre. Mais certains hommes, bons et mauvais, ne seront pas jugés, comme il est dit dans les Sentences. Les anges bons et mauvais ne seront donc pas jugés.
CoNcLusioN : Le jugement en tant que délibération n’aura aucunement lieu pour les anges, bons ou mauvais : car on ne pourrait trouver rien de mal chez les bons ni de bon chez les mauvais. Par contre, si nous parlons du jugement en tant que rétribution, nous devons distinguer deux sortes de rétributions : l’une répond aux mérites personnels des anges: elle fut accomplie dès le début, quand les uns furent élevés jusqu’à la béatitude, et les autres noyés dans la misère. Il y a une autre rétribution qui correspond aux oeuvres bonnes ou mauvaises accomplies grâce à l’intervention des anges : celle-là aura lieu au jugement dernier : les bons anges se réjouiront davantage du salut de ceux qu’ils auront portés aux actions méritoires, tandis que les mauvais anges seront davantage tourmentés par la chute des hommes méchants, qui auront été poussés par eux au mal. Donc, à proprement parler, il n’y aura point place au jugement dernier pour les anges, ni comme juges ni comme jugés, mais seulement pour les hommes. Cependant indirectement, le jugement regardera les anges, en tant qu’ils auront été mêlés aux actions des hommes.
Solutions : 1. Ce mot de l’Apôtre doit être appliqué au jugement de comparaison, car certains hommes seront trouvés supérieurs à certains anges.
2. Les démons eux-mêmes seront précipités, aux yeux des hommes, en ce sens qu’ils seront jetés pour toujours dans la prison de l’enfer sans avoir désormais la liberté d’en sortir celle-ci ne leur était accordée que tant qu’ils étaient ordonnés par la divine providence à éprouver la vie des hommes.
Cela vaut aussi pour la troisième difficulté.
Recherchons sous quelle forme le juge viendra juger : 1. Le Christ nous jugera-t-il sous la forme de son humanité ? - 2. Apparaîtra-t dans son humanité glorieuse ? - . Peut-on voir la divinité sans en être réjoui ?
Objections : 1. Le Christ ne semble pas devoir nous juger sous cette forme, parce que le jugement requiert chez le juge l’autorité. Celle-ci est dans le Christ, à l’égard des vivants et des morts, en tant qu’il est Dieu comme tel, il est le Maître et le Créateur de toutes choses. C’est donc sous cette forme divine qu’il jugera.
2. Le juge a besoin d’un pouvoir invincible. L’Ecclésiastique dit « Ne cherche pas à devenir juge, à moins que tu aies le pouvoir de vaincre les iniquités. « Or, c’est en tant que Dieu que le Christ possède cette force invincible. Il jugera donc sous la forme de la divinité.
3. En saint Jean, il est dit : « Le Père a donné au Fils tout jugement, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père. » Mais un honneur égal à celui du Père n’est pas dû au Fils selon sa nature humaine. Il ne jugera donc pas sous la forme humaine.
4. En Daniel, nous voyons ceci : « Je regardais jusqu’à ce que les sièges fussent disposés et que l’Ancien siégeât. » Les trônes désignent le pouvoir judiciaire. L’ancienneté est attribuée à Dieu, à cause de son éternité, selon Denys. Juger convient donc au Fils en tant qu’éternel, non en tant qu’homme.
5. Saint Augustin affirme : « Par le Verbe Fils de Dieu s’accomplit la résurrection des âmes. Par le Verbe devenu dans l’incarnation Fils de l’homme, se fera la résurrection des corps. » Le jugement final concerne plutôt l’âme que la chair. Il convient donc mieux au Christ de juger en tant que Dieu qu’en tant qu’homme.
Cependant: saint Jean dit «Il lui a donné le pouvoir de juger parce qu’il est le fils de l’homme. »
En outre, nous voyons dans Job « Ta cause a été jugée comme celle d’un impie (la Glose ajoute : par Pilate); c’est pourquoi tu recevras le jugement et la cause. » Et la Glose reprend « pour juger justement ». Mais le Christ a été jugé par Pilate selon sa nature humaine : c’est donc en elle qu’il jugera.
De même, juger appartient à qui a le droit de poser des lois. Or, c’est en apparaissant dans sa nature humaine que le Christ nous a donné la loi de l’Evangile. C’est donc en elle qu’il jugera.
Conclusion: Pour juger, on doit avoir autorité. Saint Paul dit aux Romains: « Qui es-tu donc pour juger le serviteur d’un autre ? » Le Christ a le pouvoir de juger en tant qu’il possède autorité sur les hommes, au sujet desquels aura lieu principalement le jugement final. II est notre maître, non seulement en vertu de la création, parce que « le Seigneur lui-même est Dieu, lui-même nous a faits; nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes », mais aussi en vertu de la rédemption qu’il a réalisée en sa nature humaine. Saint Paul dit aux Romains : « Le Christ est mort et est ressuscité pour dominer les morts et les vivants. » Pour obtenir la récompense de la vie éternelle, les biens de la création ne nous suffiraient pas sans le bienfait de la rédemption, à cause de l’empêchement que le péché de nos premiers parents a inséré dans notre nature. C’est pourquoi, puisque le jugement final a pour but d’admettre certains hommes dans le royaume, tandis que d’autres en sont exclus, il convient que ce soit le Christ lui-même en sa nature humaine, grâce à laquelle l’homme est admis dans le royaume, qui préside ce jugement. C’est ce que signifient les Actes : « Lui-même a été institué par Dieu juge des vivants et des morts. »
En outre, grâce à la rédemption du genre humain, il n’a pas restauré seulement l’humanité, mais par cette restauration de l’homme, il a amélioré aussi toute la créature, universellement. Saint Paul dit aux Colossiens : «Pacifiant par son sang répandu sur la Croix, tout ce qui est sur terre et dans les cieux. » C’est pourquoi, par sa passion, le Christ a mérité la domination et le pouvoir judiciaire, non seulement sur les hommes, mais sur toute créature. Saint Matthieu « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. »
Solutions : 1. Le Christ, en vertu de sa nature divine, possède le pouvoir de dominer toutes les créatures, par droit de création. En sa nature humaine il possède le pouvoir de domination qu’il a mérité par sa passion. C’est comme une autorité secondaire et acquise tandis que la première est naturelle et éternelle.
2. Le Christ en tant qu’homme ne possède pas un pouvoir irrésistible qui résulterait de la puissance de l’espèce humaine. Pourtant, par suite d’un don de sa divinité, il possède ce pouvoir invincible jusqu’en sa nature humaine, en tant que toutes choses lui sont soumises, comme dit saint Paul aux Corinthiens et aux Hébreux. C’est pourquoi il jugera dans sa nature humaine, mais par sa puissance divine.
3. Le Christ n aurait pas suffi a racheter le genre humain s’il avait été seulement homme. S’il a pu racheter le genre humain selon sa nature humaine et obtenir par là le pouvoir judiciaire cela manifeste qu’il est Dieu lui- même et doit être honoré autant que le Père, non pas comme homme, mais comme Dieu.
4. Dans cette vision de Daniel, il s’agit manifestement de la plénitude de l’ordre du pouvoir judiciaire. Elle réside d’abord, comme en sa source première, en Dieu lui-même, et plus spécialement dans le Père, qui est le principe de toute déité. C’est pour cela que le texte dit d’abord « L’Ancien siège. » Mais le pouvoir judiciaire a été transmis par le Père au Fils, non seulement éternellement en vertu de sa nature divine, mais même dans le temps, selon sa nature humaine, qui l’a méritée. C’est pourquoi la vision prophétique se poursuit « Et voici que sur les nuées du ciel il semblait que le Fils de l’homme venait, et parvenait jusqu’à l’Ancien, qui lui donna pouvoir, honneur et royaume.
5. Saint Augustin parle en vertu d’une certaine appropriation : il ramène les effets que le Christ a opérés dans la nature humaine, à des causes qui sont semblables de quelque manière. Par notre âme, nous sommes faits à l’image et la similitude de Dieu, tandis que par notre chair nous sommes de la même espèce que le Christ homme. C’est pourquoi il attribue à la divinité ce que le Christ a fait dans nos âmes, tandis qu’il attribue à sa chair ce qu’il a fait ou fera dans notre chair. Cependant sa chair, en tant qu’organe de sa divinité, selon l’expression de saint Damascène, produit aussi des effets dans nos âmes : comme dit saint Paul aux Hébreux : « Son sang a purifié nos consciences de nos oeuvres de mort. » Ainsi le Verbe fait chair est cause de la résurrection de nos âmes. Des lors, même en sa nature humaine, il convient que le Christ soit le juge, non seulement des valeurs corporelles, mais des valeurs spirituelles.
Objections : 1. Au jugement, il ne semble pas que le Christ apparaîtra sous la forme de son humanité glorieuse. A propos de saint Jean: « Ils verront celui qu’ils ont transpercé », la Glose dit : « Car il viendra en cette même chair dans laquelle il fut crucifié. » Or il a été crucifié en une forme de faiblesse corporelle. C’est donc dans cette forme qu’il apparaîtra non sous une forme glorieuse.
2. Saint Matthieu dit : « Le signe du Fils de l’homme apparaîtra dans le ciel » : il s’agit du signe de la Croix. Saint Jean Chrysostome ajoute « Le Christ viendra juger en montrant non seulement les cicatrices de ses blessures, mais même la forme très ignominieuse de sa mort. » Il ne sera donc pas sous une forme glorieuse.
3. Le Christ se présentera au jugement sous une forme qui puisse être vue par tous. Sous la forme de son humanité glorieuse, il ne pourrait pas être vu par tous, bons et méchants, car l’oeil non glorifié ne semble pas être adapté pour voir l’éclat d’un corps glorieux. Il ne se présentera donc pas sous cette forme.
4. Ce qui est promis aux justes à titre de récompense ne peut pas être accordé à celui qui n’est pas juste. Voir la gloire de l’humanité du Christ est promis aux justes comme récompense selon saint Jean : « Il entrera et sortira et trouvera des pâturages. » Saint Augustin l’interprète : « Ce sera la communion à la Divinité et à l’humanité. » Et Isaïe dit : «Ils verront le Roi dans sa splendeur. » Tous ne pourront donc pas voir au jugement la forme glorieuse du Christ.
5. Le Christ jugera dans la forme oit il a été jugé. A propos de saint Jean « Ainsi le Fils vivifie qui il veut », la Glose dit « Dans la forme où il a été jugé injustement il jugera justement pour pouvoir être vu par les impies. » Puisqu’il a été jugé sous sa forme de faiblesse, c’est en celle-là qu’il apparaîtra au jugement.
Cependant: nous lisons en saint Luc « Ils verront le Fils de l’homme venir sur les nuées, avec grande puissance et majesté. » Majesté et puissance appartiennent à la gloire. C’est donc en sa forme glorieuse qu’il apparaîtra.
En outre, le juge doit dépasser ceux qu’il juge or les élus qui seront jugés par le Christ auront des corps glorieux. A plus forte raison, le juge lui-même se présentera sous sa forme glorieuse.
De plus, être jugé est un signe de faiblesse, tandis que juger marque l’autorité et la gloire. En son premier avènement, quand le Christ est venu pour être jugé, il apparut sous une forme de faiblesse. Au second avènement, quand il viendra pour juger, il apparaîtra sous sa forme glorieuse.
Conclusion: Le Christ est appelé « médiateur de Dieu et des hommes s, parce qu’il répare pour les hommes et implore le Père, tandis qu’il communique aux hommes ce qui vient du Père : saint Jean dit : « Je leur ai donné la lumière que tu m’as donnée. » Il lui convient donc de communiquer avec chacun des termes qu unit : communiquant avec les hommes, il représente les hommes auprès du Père; communiquant avec le Père, il transmet ses dons aux hommes. Dans le premier avènement, il était venu pour réparer pour nous auprès du Père : il apparaissait donc sous notre forme d’infirmité. Dans le second avènement, il viendra pour accomplir la justice du Père parmi les hommes il devra alors manifester la gloire qui lui vient de la communion avec le Père; il se montrera donc sous la forme glorieuse.
Solutions : 1. Il se montrera dans la même chair, mais dans une autre manière d’être.
2. Le signe de la Croix apparaîtra au jugement pour manifester une infirmité passée, mais non plus actuelle par là il montrera la justice de la condamnation de ceux qui ont repoussé tant de miséricorde, et surtout de ceux qui ont injustement persécuté le Christ. Les cicatrices qui apparaîtront sur son corps ne seront pas un signe d’infirmité : elles seront les marques de la très grande force par laquelle le Christ dans sa passion et sa souffrance a triomphé de ses ennemis. Il manifestera aussi sa mort très humiliante, non pas en la présentant aux regards comme s’il la subissait maintenant, mais en portant les hommes à se souvenir de cette mort passée, par la présentation des traces de cette passion d’autrefois.
3. Le corps glorieux possède le pouvoir de se manifester ou non comme tel à un oeil non glorifié, comme nous l’avons vu. C’est pourquoi le Christ pourra être vu par tous en sa forme glorieuse.
4. La gloire d’un ami nous réjouit. Par contre la gloire et la puissance de celui que l’on hait est une grande source de tristesse. C’est pourquoi, tandis que la vision de la gloire de l’humanité du Christ sera une récompense pour les justes, elle sera un supplice pour ses ennemis. Isaïe : « Qu’ils le voient et soient confondus les dirigeants du peuple, et que le feu (c’est-à-dire l’envie) dévore tes ennemis. »
5. La forme signifie ici la nature humaine, en laquelle le Christ a été jugé et jugera. Elle ne vise pas la qualité de cette nature, qui ne sera pas infirme dans le juge comme elle l’était quand il fut jugé.
Objections : 1. Il semble que la divinité puisse être vue par les méchants sans en éprouver de joie. Il est en effet certain que les impies savent manifestement que le Christ est Dieu. Ils verront donc sa divinité, et pourtant ils n’en jouiront pas. Il pourra donc être vu sans joie.
2. La volonté perverse des impies n’est pas plus contraire à. l’humanité du Christ qu’à sa divinité. Mais le fait de voir la gloire de son humanité sera pour eux une peine. A bien plus forte raison, s’ils voyaient sa divinité, ils en seraient plus attristés que réjouis.
3. L’affectivité ne suit pas nécessairement l’intelligence. Saint Augustin dit : « L’intelligence précède, et le sentiment suit plus tard ou pas du tout. » La vision appartient à l’intelligence et la joie à l’affectivité. Il pourra donc y avoir vision de la divinité sans joie.
. « Tout ce qui est reçu en quelqu’un est reçu selon le mode de celui qui reçoit, et non selon le mode de ce qui est reçu. » Tout ce qui est vu est reçu de quelque manière dans celui qui le voit. C’est pourquoi bien que la divinité soit elle-même source de très grande joie, cependant, si elle est vue par ceux qui sont accablés de tristesse, elle ne les réjouira pas, mais les contristera davantage.
5. L’intelligence est à l’égard de l’intelligible comme le sens à l’égard du sensible. Nous voyons dans l’ordre sensible que «pour un palais malade le pain devient désagréable, alors qu’il est agréable pour un palais sain, » comme dit saint Augustin. Il en va de même pour nos autres sens. Dès lors, puisque les damnés ont l’intelligence désordonnée, il semble que la Vision de la lumière incréée lui apportera plus de souffrance que de joie.
Cependant: nous lisons en saint Jean: «La vie éternelle c’est qu’ils te connaissent, toi le vrai Dieu » : l’essence de la béatitude consiste donc en la vision de Dieu. Mais la notion même de béatitude inclut la joie. On ne peut donc voir la divinité sans en jouir.
En outre, l’essence même de la divinité est l’essence de la vérité : voir le vrai est pour tous une source de délectation; «tous par nature désirent savoir, » comme dit Aristote dans les Métaphysiques. La divinité ne peut donc pas être vue sans joie.
De plus, si une vision n’était pas toujours source de joie, ce serait que parfois elle engendre la tristesse. Mais la vision intellectuelle n’est jamais attristante, parce que, comme dit Aristote, « il n’y a pas de tristesse opposée à la délectation que l’on a en comprenant. » Puisque la divinité ne peut être vue que par l’intelligence, il semble qu’elle ne puisse pas être vue sans joie.
Conclusion: En toute chose désirable ou délectable, on peut considérer deux aspects ce qui est désirable ou délectable, et ce qui est le motif de ce désir et de cette délectation. Boèce dit : « Ce qui est, peut contenir quelque chose d’autre que son être; mais le fait d’être ne peut rien contenir d’autre que lui-même. » De même, ce qui est désirable ou délectable peut contenir quelque chose qui ne soit ni délectable ni désirable; mais ce qui est le motif même de cette délectabilité ne peut rien contenir, en soi-même, à. cause de quoi il ne serait ni délectable m désirable. De même les choses qui sont délectables seulement par participation à une bonté qui est la raison pour laquelle elles sont désirables et délectables, peuvent, si on les perçoit, ne pas apporter de jouissance mais ce qui est bon en vertu de sa propre nature, il est impossible qu’en percevant son essence on n’en jouisse pas. Dès lors, puisque Dieu est essentiellement la Bonté en elle-même, il n’est pas possible de voir la divinité sans en jouir.
Solutions : 1. Les impies sauront manifestement que le Christ est Dieu, non en voyant sa divinité, mais grâce à des signes très manifestes de sa divinité.
2. On ne peut pas davantage avoir de la haine pour la divinité telle qu’elle est en elle-même, qu’on ne pourrait haïr la bonté elle-même; mais la divinité peut devenir objet de haine pour certains à cause d’effets particuliers qu’elle produit, parce qu’elle agit ou qu’elle ordonne contrairement à leur propre volonté. Il est donc impossible que la vision de la divinité ne soit pas délectable pour quelqu’un.
3. Ce texte de saint Augustin doit s’appliquer quand ce que l’intelligence perçoit est bon par participation seulement, et non par essence, comme sont toutes les créatures : en elles il peut y avoir quelque chose qui n’émeut point l’affectivité. Ici-bas, Dieu même n’est connu que par ses oeuvres, et l’intelligence ne parvient pas à la connaissance de l’essence elle-même de sa bonté. L’affectivité ne suit donc pas nécessairement la connaissance, comme elle le devrait si celle-ci pénétrait l’essence de Dieu, qui est la bonté même.
4. La tristesse n’est pas une disposition, mais plutôt une passion. Toute passion est supprimée par une cause plus puissante qui survient; elle ne peut chasser cette cause. C’est pourquoi, la tristesse des damnes disparaîtrait, s ils voyaient Dieu en son essence.
5. Si un organe est indisposé, sa conformité naturelle avec l’objet qui devrait normalement le faire jouir, disparaît, et la jouissance est empêchée. Mais la mauvaise disposition des damnés ne peut supprimer la disposition naturelle foncière qui les orientait vers la bonté divine, dont l’image demeure toujours en eux. Le cas est donc différent.
Recherchons quel sera l’état du monde et des ressuscités après le jugement. Nous considérerons l’état du monde, puis des bienheureux et des damnés. A propos du monde, nous poserons cinq questions 1. Y aura-t-il une rénovation du monde ? 2. Le mouvement des corps célestes cessera-t-il ? - 3. Les astres seront-ils plus brillants ? - 4. Les éléments recevront-ils une plus grande clarté ? - 5. Les animaux et les plantes subsisteront-ils ?
Objections 1. Il semble qu’il ne le sera jamais. Rien n’arrivera que ce qui a déjà existé de quelque manière dans la même espèce de choses. L’Ecclésiaste dit : « Qu’est-ce qui a été ? sinon ce qui arrivera. » Or le monde n’a jamais eu d’autre état que celui dans lequel il est, quant à ses parties essentielles, ses genres et ses espèces. Il ne sera donc jamais renouvelé.
2. Une innovation est une altération. Mais l’univers ne peut être altéré car tout ce qui est altéré l’est en vertu d’une cause qui l’altère sans se modifier elle-même, tout en ayant un mouvement local; or on ne peut poser un tel être en dehors de l’univers. Il n’est donc pas possible que le monde soit renouvelé.
3. La Genèse dit que «Dieu se reposa le septième jour de toute l’oeuvre qu’il avait accomplie » et de saints auteurs commentent
« qu’il se reposa de la production de nouvelles créatures ». Mais dans cette première manière d’être les choses ne reçurent pas d’autre disposition que celle dans laquelle elles se trouvent maintenant en leur ordre naturel. Elles n’en auront donc jamais d’autre.
4. La disposition dans laquelle se trouvent maintenant les choses est naturelle. Si donc elles étaient changées en une autre, cette autre disposition ne leur serait pas naturelle. Or ce qui n’est pas naturel et est accidentel ne peut durer perpétuellement. La disposition nouvelle supposée devrait donc être ensuite enlevée au monde il y aurait une sorte d’évolution circulaire du monde, comme Empédocle et Origène le disaient; après ce monde, il y en aurait un autre, et puis de nouveau un autre.
La rénovation dans la gloire et la récompense donnée à la créature raisonnable. Là où il n’y a point de mérite, il ne peut y avoir de récompense. Les créatures insensibles n’ayant rien mérité, il semble qu’elles ne seront pas renouvelées.
Cependant: Isaïe dit : «Voici que je crée de nouveaux cieux et une nouvelle terre, et on ne se souviendra plus des précédents. » Et l’Apocalypse «J’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre : le premier ciel et la première terre avaient disparu. »
En outre, l’habitation doit convenir à l’habitant. Le monde a été fait pour être l’habitation de l’homme. Il doit donc lui convenir. L’homme étant renouvelé, le monde doit l’être aussi.
De plus, «tout animal aime le semblable à lui-même » : il en ressort que la similitude est la raison de l’amour. L’homme a une certaine similitude avec l’univers : on dit qu’il est le monde en petit. Il aime donc naturellement le monde entier, et désire son bien. Pour satisfaire ce désir de l’homme, l’univers doit être amélioré.
Conclusion: On pense généralement que toutes les créatures corporelles ont été faites pour l’homme c’est pourquoi on dit que toutes lui sont soumises. Il y a deux manières de servir l’homme : d’une part en soutenant sa vie corporelle, d’autre part en facilitant son progrès dans la connaissance de Dieu, en tant que l’homme «à travers les choses créées découvre les choses invisibles de Dieu », comme dit saint Paul aux Romains. L’homme glorifié n’aura plus aucun besoin d’être servi de la première manière par les créatures puisque son corps sera tout à fait incorruptible, grâce à la puissance divine, qui opérera cela à travers l’âme, glorifiée immédiatement par Dieu. L’homme n’aura pas besoin d’être servi de la deuxième manière, dans sa connaissance intellectuelle, car les saints verront Dieu immédiatement dans son essence. Mais l’oeil de chair ne pourra point parvenir à cette vision de l’essence divine. Pour lui accorder une récompense juste dans la vision de la divinité, cet oeil pourra la considérer dans ses effets corporels, dans lesquels apparaîtront des signes manifestes de la majesté divine, surtout dans la chair du Christ, puis dans le corps des bienheureux, et enfin dans tous les autres corps. C’est pourquoi il faudra que même ces corps reçoivent une plus grande communication de la bonté divine que maintenant; celle-ci ne changera pas leur espèce, mais leur ajoutera une perfection glorieuse telle sera la rénovation du monde. Donc, en même temps, le monde sera renouvelé, et l’homme glorifié.
Solutions : 1. Salomon parle ici du cours naturel des choses, comme cela ressort de ce qui suit « Rien de nouveau sous le soleil. » Puisque le soleil se meut en cercle, les choses qui sont soumises à sa puissance doivent subir une sorte d’évolution circulaire, qui consiste en ce que les choses qui ont été auparavant reviennent de nouveau « dans la même espèce, mais en nombre différent », comme dit Aristote. Mais ce qui appartient à l’état de gloire ne dépend plus du soleil
2. Cet argument est tiré de l’altération naturelle qui vient d’un agent naturel, qui agit par nécessité de nature. Cet agent en effet ne peut produire une disposition différente sans se comporter lui-même de telle ou telle manière. Mais les choses qui s’accomplissent par l’action de Dieu procèdent de la liberté de sa volonté c’est pourquoi sans changement de la volonté de Dieu, il peut exister dans l’univers telle, puis telle autre disposition venant de lui. Ainsi ce renouvellement ne remonte pas à un principe mû, mais au principe immobile, qui est Dieu.
3. On dit que Dieu a cessé le septième jour que rien n’a été produit ensuite, qui n’ait pas préexisté auparavant de quelque manière dans son genre, ou son espèce, ou au moins dans son principe séminal ou dans une puissance obédientielle La nouveauté future du monde a précédé dans les oeuvres des six jours, dans une similitude éloignée, à savoir la gloire et la grâce des anges; elle a précédé aussi dans la puissance obédientielle, qui fut alors déposée dans la créature, pour qu’elle puisse recevoir plus tard de Dieu cette nouvelle manière d’être.
4. Cette disposition qui renouvellera les choses ne sera ni naturelle, ni contre nature elle sera au-dessus de la nature (comme la grâce et la gloire sont au-dessus de la nature de l’âme), et elle sera l’oeuvre de cet agent perpétuel qui la conservera à jamais.
5. Les corps insensibles ne mériteront pas à proprement parler cette gloire. Mais l’homme aura mérité que cette gloire soit conférée à tout l’univers, parce qu’elle tendra à l’augmentation de la gloire de l’homme : de même qu’un homme mérite d’être revêtu de plus riches vêtements, sans que cette richesse soit aucunement méritée par le vêtement lui-même.
Objections : 1. Il semble que non, d’après la Genèse : « Tous les jours de la terre, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, la nuit et le jour ne cesseront pas. » Or la nuit et le jour, l’été et l’hiver résultent du mouvement du soleil. Celui-ci ne cessera donc jamais.
2. Jérémie dit : « Ainsi parle le Seigneur, qui donne le soleil pour éclairer le jour et l’armée de la lune et des étoiles pour éclairer la nuit, qui agite la mer et fait résonner ses flots. Si les lois de ces choses disparaissent devant moi, la race d’Israël disparaîtra aussi, pour qu’il n’y ait plus de nations devant moi à jamais. » Mais la race d’Israël ne disparaîtra jamais et demeurera éternellement. Donc les lois du jour et de la nuit, et des flots de l’océan, qui résultent du mouvement du ciel, seront à jamais : le mouvement du ciel ne cessera donc jamais.
3. La substance des corps célestes existera toujours. Or il est vain de faire exister quelque chose sans qu’existe ce à cause de quoi elle a été faite. Les corps célestes ont été créés « pour diviser le jour et la nuit, et pour marquer les époques et les temps, les jours et les années»: ils ne peuvent le faire que par leur mouvement; celui-ci demeurera donc toujours, sinon il serait inutile que ces corps subsistent.
4. Dans cette rénovation du monde, il sera amélioré tout entier. Aucun des corps restant ne perdra donc ce qui appartient à sa perfection. Or le mouvement appartient à la perfection des corps célestes, puisque «ces corps participent à la divinité par le mouvement ». Celui-ci ne cessera donc pas.
5. Le soleil illumine successivement les diverses parties du monde tandis qu’il se meut en cercle. Si le mouvement circulaire du ciel cessait, il y aurait une obscurité perpétuelle en certaines parties de la surface de la terre cela ne convient pas à une terre renouvelée.
6. Si ce mouvement cessait ce serait parce qu’il y aurait dans le ciel une certaine imperfection, comme de la fatigue ou de l’effort ce ne peut être; puisque ce mouvement est naturel et que les corps célestes sont impassibles, ils ne peuvent pas se fatiguer dans leur mouvement, comme dit Aristote. Ce mouvement ne cessera donc jamais.
7. Vaine est la puissance qui ne s’actue pas. En toute position occupée par le corps céleste, il est en puissance à passer à une autre position. S’il n’y passait pas, cette puissance demeurerait vaine et serait toujours imparfaite. Elle ne peut être actuée que par le mouvement local. Le corps céleste se mouvra donc toujours.
8. Ce qui est indifférent par rapport à plu sieurs actions, passe à l’une ou à l’autre. Mais le soleil est indifférent par rapport à sa situation à l’Orient OU à I’ Occident; sinon son mouvement ne serait pas constamment uni forme, parce qu’il se mouvrait plus rapidement vers le lieu qui lui serait plus naturel. Donc, ou bien ni l’un ni l’autre de ces lieux ne lui est attribué, ou bien ils le sont tous deux. Or cela n’est possible que par un mouvement successif s’il se reposez ce doit être en un lieu déterminé. Il sera donc perpétuellement en mouvement, ainsi que, pour le même motif, tous les corps célestes.
9. Le mouvement du ciel est la cause du temps. S’il cessait, le temps aussi cesserait, et cela en un instant précis. Or le temps, par définition, est « le commencement de l’instant futur et la fin du passé ». Ainsi, après le dernier instant du temps, il y aurait encore un temps ce qui est impossible. Le mouvement du ciel ne cessera donc jamais.
10. La glorification n’enlève pas la nature. Le mouvement du ciel lui est naturel : il ne lui sera donc pas enlevé par la glorification.
Cependant: nous lisons dans l’Apocalypse que l’ange qui apparut « jura, par celui qui est le Vivant à travers les siècles, que le temps ne sera plus s, cela, après que le septième ange eût sonné de la trompette. Après cette sonnerie, « les morts ressusciteront s, comme dit saint Paul aux Corinthiens. Mais s’il n’y a plus de temps, il n’y a plus de mouvement du ciel. Celui-ci cessera donc.
En outre, Isaïe dit « Le soleil ne se couchera plus et la lune ne décroîtra plus. » Le coucher du soleil et la décroissance de la lune viennent du mouvement du ciel. Celui-ci cessera donc un jour.
De plus, comme dit Aristote, « le mouvement du ciel a pour but les continuelles générations parmi les êtres qui sont sur terre s. Mais la génération cessera après i’ achèvement du nombre des élus. Le mouvement du ciel cessera donc.
De même, tout mouvement est orienté vers une fin, comme dit Aristote. Mais tout mouvement, après avoir réalisé sa fin s’achève. Donc le mouvement du ciel, ou bien n’atteindra jamais sa fin et n’aurait donc pas sa raison d’être, ou bien s’achèvera.
Enfin, le repos est plus noble que le mouvement, car dans la mesure où les choses sont immobiles, elles ressemblent à Dieu, qui est la suprême immobilité. Le mouvement des corps inférieurs s’achève naturellement dans le repos. Donc les corps célestes qui sont beaucoup plus nobles, doivent naturellement achever leur mouvement dans le repos.
Conclusion: Au sujet de ce problème, il existe trois positions : la première est celle de philosophes qui disent que le mouvement du ciel durera toujours. Mais cela n’est pas conforme à notre foi, qui tient qu’un certain nombre d’élus a été fixé par Dieu; la génération des hommes ne durera donc pas perpétuelle ment, ni les autres choses qui sont ordonnées à la génération des hommes, comme le mouvement du ciel et les changements des éléments. D’autres disent que le mouvement du ciel cessera naturellement. Mais cela aussi est faux, parce que tout corps qui se meut naturellement, possède un lieu où il se repose naturellement, vers lequel il est mû naturellement, et dont il ne sort que par violence. Or on ne peut pas assigner un pareil lieu au corps céleste, parce qu’il n’est pas plus naturel pour le soleil de se rendre à un point de l’Orient que de s’en éloigner. Donc, ou bien son mouvement ne serait pas pleinement naturel, ou bien il ne s’achèverait pas naturellement dans le repos.
C’est pourquoi on doit dire, avec d’autres, que le mouvement du ciel cessera lors de cette rénovation du monde, non en vertu d’une cause naturelle, mais par la volonté divine. Le corps céleste, comme tous les autres, a été créé au service de l’homme à double titre, comme nous l’avons dit. L’homme, dans l’état de gloire, n’aura plus besoin de ce double service des corps célestes servant à la sustentation de sa vie corporelle le corps céleste lui sert par son mouvement, en tant que par ce mouvement le genre humain se multiplie, et les plantes et les animaux sont engendrés eux dont l’usage est nécessaire à l’homme. Même les températures de l’air servent à conserver sa santé. Donc, après la glorification de l’homme, le mouvement du ciel cessera.
Solutions : 1. Ces paroles s’appliquent à la terre dans son état actuel, dans lequel se produisent les générations et corruptions des plantes l’auteur ajoute en effet « tous les jours de la terre, de la semaille et de la moisson». On doit donc concéder simplement que tant que la terre sera apte aux semailles et à la moisson, le mouvement du ciel ne cessera pas.
2. Ici aussi, le Seigneur parle de la durée de la race d’Israël dans l’état présent. Il est dit en effet « La race d’Israël disparaîtra pour qu’il n’y ait plus de nation devant moi tous les jours. » Il n’y aura plus de succession des jours après l’état présent. C’est pourquoi les lois auxquelles il est fait allusion n’existeront plus après cet état.
3. La fin qui est ici assignée aux corps célestes est leur fin prochaine, car c’est leur acte propre. Mais cet acte est en outre ordonne a une autre fin, à savoir le service de l’homme, comme il est dit dans le Deutéronome : « De peur qu’en élevant les yeux vers le ciel tu voies le soleil et la lune et tous les astres du ciel, et que tombant dans l’erreur tu adores ces choses créées par le Seigneur ton Dieu pour le service de toutes les nations qui sont sous le ciel. » C’est pourquoi, on doit juger des corps célestes d’après le service rendu aux hommes, plutôt que selon la fin indiquée par la Genèse. Les corps célestes serviront d’une autre manière à l’homme glorifié, comme nous l’avons dit plus haut : ils ne demeureront donc pas inutilement.
4. Le mouvement n’est une perfection pour le corps céleste que parce qu’il est cause de génération et de corruption dans les choses de la terre par là, le corps céleste participe à la bonté divine, en vertu d’une certaine similitude de causalité. Mais ce mouvement n’appartient pas à la perfection de la substance du ciel qui demeurera. C’est pourquoi, la cessation du mouvement du ciel n’enlèvera rien à la perfection de sa substance.
5. Tous les corps des éléments du monde posséderont alors en eux-mêmes une certaine clarté de gloire. Bien qu’une certaine superficie de la terre ne soit plus illuminée par le soleil, elle ne restera nullement dans l’obscurité.
6. A propos du texte de saint Paul aux Romains: « Toute créature gémit... », une glose de saint Ambroise dit expressément que : « Tous les éléments suivent leurs lois avec effort. Le soleil et la lune ne parcourent pas sans effort les espaces désignés pour eux : ils le font à cause de nous; ils se reposeront donc quand nous aurons été enlevés de la terre. » Cet effort, je le crois, n’implique pas une fatigue ou une souffrance affectant ces corps à cause de leur mouvement. Celui-ci étant naturel n’a rien de violent. Ce mot effort doit être pris ici dans le sens d’une privation de ce vers quoi quelque chose tend. Puisque ce mouvement a été ordonné par la divine providence à l’achèvement du nombre des élus, tant qu’il n’est pas achevé, il n’atteint pas ce à quoi il a été destiné. C’est pourquoi, par analogie, on parle d’effort, comme pour l’homme qui n’a pas encore ce vers quoi il tend. Cette déficience disparaîtra du ciel à l’achèvement du nombre des élus.
On pourrait aussi entendre par cet effort le désir de la future rénovation que le ciel attend en vertu d’une disposition divine.
7. Il n’y a pas dans le corps céleste une puissance qui serait actuée par un lieu, ou qui aurait été créée pour cette fin, d’être en tel lieu Mais la puissance du corps céleste à se trouver dans un lieu peut être comparée à celle qu’aurait un artisan de faire plusieurs maisons du même modèle : s’il n’en fait qu’une on ne peut pas dire que c’est en vain qu’il a cette puissance. De même, quel que soit le lieu où se trouve le corps céleste, sa puissance à être dans un lieu ne demeurera pas incomplète ni frustrée.
8. Bien que le corps céleste, par nature, soit indifférent à se trouver en n’importe quel lieu parmi ceux qui lui sont possibles, pourtant si on le considère par rapport avec certaines choses autres que lui-même, il ne se comporte pas de la même manière dans les diverses positions; il y en a de meilleures pour certaines choses ainsi, par rapport à nous, il est préférable que le soleil soit dans le jour que dans la nuit. Il est donc probable, puisque la rénovation du monde sera ordonnée à l’homme, que le ciel aura dans cet état la meilleure des positions possibles par rapport à notre habitation sur terre. Selon d autres, le ciel s’arrêtera dans la position dans laquelle il a été créé : sans cela sa révolution circulaire demeurerait inachevée. Mais cet argument ne semble pas concluant, car on sait que la révolution du ciel ne se terminera qu’en trente six mille ans le monde devrait donc durer aussi long temps, ce qui ne semble pas probable. En outre dans cette hypothèse, on pourrait savoir quand le monde devrait finir. Les astrologues peuvent sans doute parvenir à savoir en quelle position les corps célestes ont été créés, en tenant compte du nombre d’années écoulées depuis le commencement du monde. On pourrait donc savoir le nombre des années nécessaires pour que le ciel revienne à la même position. Or il est dit que l’époque de la fin du monde est inconnue.
Le temps cessera un jour avec l’arrêt du mouvement du ciel. Mais le dernier instant ne sera pas le commencement d’un instant futur. La définition de l’instant donnée dans l’objection ne vaut qu’en tant qu’il est une partie du temps qui s’écoule, non en tant qu’il serait l’instant achevant complètement le temps.
1°. Le mouvement du ciel est dit naturel, non en ce sens qu’il serait une partie de la nature comme les principes naturels, ni en tant qu’il aurait un principe actif dans la nature des corps. Son principe actif est une substance spirituelle. Il n’y a donc pas d’obstacle à ce que, par la rénovation de gloire, ce mouvement soit supprimé : sa disparition ne modifiera pas la nature du corps céleste.
Nous concédons les autres arguments, les trois premiers, qui sont en faveur de notre thèse, puisqu’ils concluent justement. Mais puisque les deux autres semblent conclure que le mouvement du ciel cessera naturellement, nous devons les réfuter.
Au premier nous répondons qu’un mouvement cesse quand il a atteint sa fin, si celle-ci est consécutive au mouvement et ne lui est pas concomitant. Mais la fin du mouvement céleste, selon les philosophes, lui est concomitante : c’est l’imitation de la bonté divine, par l’effet qu’il produit dans les êtres inférieurs. Il ne convient donc pas que ce mouvement cesse naturellement.
Au deuxième argument nous répondons en soi l’immobilité est plus noble que le mouvement. Cependant, dans une créature qui par son mouvement peut atteindre une participation parfaite à la bonté divine, le mouvement est plus noble que l’inertie dans laquelle elle ne pourrait aucunement atteindre cette perfection. C’est pourquoi, la terre, qui est le plus inférieur des éléments, n’a pas de mouvement. Dieu lui-même, qui est le plus noble des êtres, est sans mouvement, mais il meut les corps les plus nobles. C’est pourquoi aussi les mouvements des corps supérieurs pourraient être considérés comme perpétuels, selon la loi de leur nature, et ne jamais s’achever en un repos, tandis que le mouvement des corps inférieurs se termine dans le repos.
Objections 1. Cela ne semble pas. Cette rénovation s’accomplira dans les corps inférieurs par la purification du feu. Mais le feu purifiant n’atteint pas les corps célestes. Ils ne seront donc pas renouvelés par la réception d’une plus grande clarté.
2. Les corps célestes, qui sont par leur mouvement cause de la génération dans les êtres inférieurs, le sont aussi par la lumière. Mais quand cessera la génération, leur mouvement aussi cessera, comme nous l’avons vu. Leur lumière cessera donc également, plutôt que d’être intensifiée.
3. Si par la rénovation de l’homme les corps célestes sont eux-mêmes renouvelés, il faut que par la détérioration de l’homme les corps célestes soient eux-mêmes détériorés. Or ceci ne paraît pas probable, puisqu’ils sont invariables dans leur substance. Ils ne seront donc pas non plus renouvelés si l’homme se renouvelle.
4. Si les corps célestes ont été détériorés, ils doivent l’avoir été autant qu’ils seront améliorés par la rénovation de l’homme. Isaïe dit que « la lumière de la lune sera comme celle du soleil ». Donc dans l’état primitif, avant le péché, la lune brillait autant que le soleil de maintenant. Donc quand elle se trouvait au-dessus de la terre, elle réalisait le jour, comme le fait maintenant le soleil. Or cela apparaît comme manifestement faux, selon la Genèse, qui dit que la lune a été créée pour « présider à la nuit s. Le péché de l’homme n’a donc pas été cause d’une diminution de la lumière des corps célestes. Leur lumière ne sera pas non plus augmentée par la glorification de l’homme.
5. La clarté des corps célestes a pour but de servir les hommes, ainsi que les autres créatures. Mais après la résurrection, la clarté du soleil ne servira plus aux hommes. Isaïe dit «Tu n’auras plus le soleil pour briller le jour, mi la splendeur de la lune pour t’illuminer. » Et l’Apocalypse : « Cette cité n’a pas besoin du soleil ni de la lune pour l’éclairer. Leur clarté ne sera donc pas accrue.
6. Il ne serait pas sage pour un artisan de fabriquer de très grands instruments pour construire un petit objet fabriqué. L’homme est très petit en face des corps célestes, qui par
leur énorme grandeur dépassent incomparablement ses dimensions. Bien plus, toute la masse de la terre est, en face du ciel, comme un point par rapport à la sphère, comme disent les astrologues. Dieu, qui est infiniment sage, ne semble pas avoir assigné l’homme comme fin de la création du ciel. Il ne semble donc pas qu’à cause de son péché le ciel doive être détérioré, ni qu’à cause de sa gloire il soit amélioré.
Cependant: Isaïe affirme « La lumière de la lune sera comme celle du soleil, et la lumière du soleil sera septuplée. »
En outre, le monde entier sera transformé en mieux. Mais le ciel est la partie la plus noble du monde corporel. Il sera donc modifié en mieux. Cela ne peut être qu’en resplendissant d’une plus grande clarté. Il sera donc amélioré, et sa clarté croîtra.
De plus, «toute créature qui gémit et engendre attend la révélation de la gloire des fils de Dieu », comme dit saint Paul aux Romains. Il en est ainsi des corps célestes, comme dit la Glose. Ils attendent donc la gloire des saint s. Cela ne se peut que s’ils doivent en être enrichis. C’est donc que leur clarté en sera accrue, puisqu’elle est leur principal ornement.
Conclusion: La rénovation du monde a pour but de nous donner des signes manifestes, grâce auxquels l’homme verra Dieu, pour ainsi dire sensiblement. La créature conduit à la connaissance de Dieu surtout par sa beauté et sa splendeur, qui manifestent la sagesse de celui qui l’a faite et la gouverne. La Sagesse dit : «Le Créateur pourra être vu grâce à la grandeur de la beauté de sa créature. » La beauté des corps célestes réside surtout en leur lumière. L’Ecclésiastique dit : «La splendeur du ciel c’est la gloire des étoiles, le Seigneur illuminant le monde dans les hauteurs.» Les corps célestes seront donc surtout améliorés dans leur clarté. La quantité et la modalité de cette amélioration sont connues de celui-là seul qui en sera l’auteur.
Solutions: 1. Le feu purificateur ne causera pas une rénovation de la forme des choses, mais il les y préparera, en les purifiant de la corruption du péché et de la pénétration des impuretés, qui ne se trouvent pas dans les corps célestes. Ceux-ci n’ont donc pas besoin d’être purifiés par le feu; mais ils doivent être rénovés divinement.
2. Le mouvement n’apporte pas de perfection à celui qui se meut, considéré en lui-même car le mouvement est l’acte d’un être imparfait. Il peut cependant contribuer à la perfection d’un corps en produisant en lui quelque chose qui y concourt. La lumière contribue à la perfection du corps lumineux, même considéré en sa substance. C’est pourquoi, quand le corps céleste aura cessé d’être la cause des générations, il gardera sa clarté en perdant son mouvement.
3. Au sujet du texte d’Isaïe : «La lumière de la lune sera comme celle du soleil, » la Glose dit : «Toutes les choses faites pour l’homme ont été abîmées par son péché; le soleil et la lune ont vu réduire leur lumière. » Certains interprètent cette diminution comme une réelle réduction de leur lumière. L’invariabilité naturelle des corps célestes n’empêche pas ce changement, puisqu’il a été opéré par la puissance divine. D’autres pensent, et cela est probable, que cette diminution ne marque pas une réelle déficience de la lumière, mais seulement un amoindrissement, dans son ser vice des hommes, du bénéfice qu’ils tiraient de la lumière. des corps célestes : celui-ci serait moindre après le péché. C’est de cette manière que la Genèse dit : «Que soit maudite la terre que tu travailles : elle fera germer pour toi des épines et des chardons. » Auparavant, il poussait déjà des épines et des chardons, mais pas pour le châtiment de l’homme. Si la lumière des corps célestes n’est pas réduite en son essence par le péché de l’homme, il n’en résulte pas qu’elle ne doive pas être augmentée dans la glorification de l’homme, parce que le péché de l’homme n’a pas modifié l’état de l’univers. Avant comme après, l’homme a une vie animale, qui a besoin du mouvement et de la génération de toute créature corporelle. Mais la glorification de l’homme modifiera l’état de toute la création corporelle, comme il a été dit plus haut. Ce n’est donc pas la même chose.
4. Cette diminution, ainsi qu’on l’estime plus probable, n’affecte pas la substance, mais un effet de la lune. Il n’en résulte donc pas que quand la lune était au-dessus de la terre elle produisait le jour, mais seulement que l’avantage que l’homme tirait de la lumière de la lune égalait celui qu’il tire maintenant de la lumière du soleil. Mais après la résurrection, quand la lumière de la lune croîtra réellement, il n’y aura nulle part de nuit sur la terre, sauf dans le centre de la terre, où sera l’enfer. Alors, comme il est dit, la lune brillera autant que maintenant le soleil, et le soleil sept fois plus que maintenant. Les corps des bienheureux brilleraient sept fois plus que le soleil, bien que cela ne soit pas établi par des textes faisant autorité ni par une raison.
5. Une chose peut rendre service à l’homme de deux manières : d’une manière, parce qu’elle lui serait nécessaire; aucune créature ne sera plus nécessaire à l’usage des hommes, parce qu’ils recevront de Dieu tout le suffisant. L’Apocalypse le signifie en disant que « cette cité n’a besoin ni de soleil ni de lune ». D’une autre manière une chose peut être utile à l’homme pour sa plus grande perfection et ainsi l’homme se servira d’autres créatures, non en tant que nécessaires pour parvenir à sa fin, mais de même qu’il emploie maintenant certaines créatures.
6. Cet argument est du Rabbi Moïse, qui s’efforce de rejeter tout à fait la thèse que le monde a été créé pour l’homme. Il déclare donc que ce qui est dit dans l’Ancien Testa ment de la rénovation du monde, par exemple dans les textes d’Isaïe, n’est qu’une métaphore. Selon lui, quand il est dit à une personne que le soleil s’obscurcit, cela signifie qu’elle tombe dans une grande tristesse et ne sait plus que faire (selon une manière de parler fréquente dans l’Écriture), tandis que si on dit au contraire que le soleil brille davantage pour une personne et que tout le monde se renou velle, c’est parce que cette personne passe de l’état de tristesse à une très grande joie. Mais cela est en désaccord avec les textes faisant autorité et les exposés des saint s. On doit donc répondre à ce raisonnement que, bien que les corps célestes soient très au-dessus du corps humain, cependant l’âme raisonnable dépasse beaucoup plus les corps Célestes que ceux-ci ne dépassent le corps humain. Il n’y a donc pas de difficulté à admettre que les corps célestes ont été créés pour l’homme, mais non comme fin principale, puisque la fin principale de toutes choses est Dieu.
Objections : 1. Il semble qu’on doive le nier. La lumière est une qualité propre aux corps célestes, comme le chaud et le froid, l’humide et le sec sont les qualités propres des éléments. De même que le ciel sera renouvelé par une augmentation de sa clarté, ainsi les éléments doivent l’être par l’accroissement de qualités actives et passives.
2. Le rare et le dense sont des qualités des éléments, qu’ils ne perdront pas à la rénovation du monde. Mais la rareté et la densité des éléments semblent résister à la lumière, puisque un corps clair doit être condensé; il ne semble donc pas que la rareté de l’air puisse recevoir la clarté, ni la densité de la terre, qui la rend impénétrable. Il n’est dès lors pas possible que les éléments soient renouvelés par l’addition d’une clarté.
3. Il est évident que les damnés seront dans la terre. Mais ils seront dans les ténèbres, non seulement intérieures, mais même extérieures. La terre ne sera donc pas douée de clarté dans cette rénovation, ni, pour le même motif, les autres éléments.
4. L’augmentation de la clarté dans les éléments accroît leur chaleur. Si donc en cette rénovation il y avait une plus grande clarté des éléments que maintenant, il y aurait une chaleur plus grande. lis seraient donc transformés jusqu’en leurs qualités naturelles, qui leur appartiennent en une mesure déterminée. Ce serait absurde.
5. Le bien de l’univers, qui consiste dans l’ordre et l’harmonie de ses parties, est plus appréciable que le bien d’une nature parti culière. Si une créature devenait meilleure, le bien de l’univers disparaîtrait, puisque son harmonie serait troublée. Si donc les éléments de l’univers qui selon leur état naturel dans l’univers doivent être privés de clarté, recevaient de la clarté, la perfection de l’univers périrait plutôt que d’en être accrue.
Cependant: l’Apocalypse dit : « J’ai vu un nouveau ciel et une nouvelle terre. « Le ciel sera renouvelé par une plus grande clarté; donc aussi la terre et les autres éléments.
En outre, les corps inférieurs sont destinés à servir à l’homme comme les supérieurs. Mais la créature corporelle sera récompensée à cause du service qu’elle aura rendu à l’homme, comme semble le signifier la Glose de l’Epître de saint Paul aux Romains. Les éléments seront donc revêtus de clarté comme les corps célestes.
De plus, le corps de l’homme est composé des éléments. Leurs parties qui sont dans le corps de l’homme seront glorifiées avec l’homme, par la réception de la clarté. II convient que le tout et la partie possèdent la même disposition et que les éléments eux- mêmes soient doués de clarté.
Conclusion: Le rapport entre l’ordre des esprits célestes et celui des esprits terrestres est le même qu’entre l’ordre des corps célestes et des corps terrestres. Puisque la créature corporelle a été faite pour la créature spirituelle et est gouvernée par elle, la disposition des choses corporelles doit être la même que celle des choses spirituelles. A la fin du monde, les esprits inférieurs recevront les propriétés des esprits supérieurs : les hommes « seront comme les anges dans le ciel », selon saint Matthieu. L’esprit humain parviendra à la plus haute perfection en ce par quoi il peut recevoir une communication de l’esprit angélique. De même, puisque les corps inférieurs ne communiquent avec les corps célestes que dans l’ordre de la lumière et de la transparence, comme dit Aristote, il faut que les corps inférieurs soient surtout perfectionnés dans l’ordre de la clarté. Tous les éléments revêtiront donc une sorte de clarté, pas tous également, mais chacun à sa manière : on dit en effet que la terre sera, à sa surface transparente comme le verre, l’eau comme le cristal, l’air comme le ciel, le feu comme les astres du ciel.
Solutions : 1. Nous l’avons vu, la rénovation du monde tend à ce que l’homme puisse voir la Divinité, même sensiblement, à travers les corps, par des signes manifestes. Parmi nos sens, le plus spirituel et le plus subtil est la vue. C’est donc surtout par leurs qualités visuelles, dont le principe est la lumière, que les corps inférieurs seront améliorés. Mais les qualités élémentaires sont soumises au toucher, qui est le plus matériel des sens. L’excès de ses sensations est plus pénible que délectable. Par contre l’excès de la lumière sera délectable, parce qu’elle n’est pénible qu’à cause de la débilité de l’organe visuel, laquelle n’existera plus dans la vie nouvelle.
2. L’air ne sera pas clair comme s’il projetait des rayons, mais comme une chose diaphane pénétrée par la lumière. La terre, bien que opaque par nature, à cause du manque de lumière, revêtira sur sa surface, par la vertu divine, une gloire de clarté sans préjudice de son opacité.
3. Dans le lieu de l’enfer, il n’y aura point de terre glorifiée par la clarté, mais au lieu de cette forme de gloire, il y aura dans cette partie de la terre les esprits intelligents des hommes et des démons, qui, bien qu’affaiblis
cause de leur faute, seront supérieurs par la dignité de leur nature à n’importe quelle qualité corporelle. On pourrait dire aussi que même si toute la terre était glorifiée, néanmoins les damnés seront dans les ténèbres extérieures parce que le feu de l’enfer qui sous un certain aspect luira, par ailleurs ne pourra pas briller pour eux.
4. Cette clarté sera dans ces corps comme elle est dans les corps célestes, dans lesquels elle ne cause pas de chaleur ces corps seront devenus inaltérables comme le sont maintenant les corps célestes.
5. L’ordre de l’univers ne sera pas supprimé par l’amélioration des éléments, puisque toutes les autres parties de l’univers seront elles- mêmes améliorées : la même harmonie demeurera donc.
Objections 1. Il semble que oui. Il ne convient pas que dans ce monde nouveau les éléments perdent quelque chose qui servait à les orner. Or ils sont ornés par les animaux et les plantes ceux-ci ne leur seront donc pas enlevés dans la rénovation du monde.
2. Les animaux, les plantes et les minéraux servent à l’homme comme les éléments. Ceux-ci seront glorifiés à cause de ce service. De même les animaux, les plantes et les minéraux doivent l’être.
3. L’univers demeurerait imparfait si quelque chose qui fait partie de sa perfection lui était enlevé. Or les espèces des animaux, des plantes et des minéraux font partie de la perfection de l’univers. Puisqu’on ne peut pas dire que le monde demeurerait imparfait dans sa rénovation, il semble qu’on doive affirmer que les plantes et les animaux subsisteront.
4. Les animaux et les plantes ont une forme plus noble que les éléments. Or le monde, dans la rénovation finale, doit être changé en mieux. Donc les animaux et les plantes doivent demeurer, plus encore que les éléments, puisqu’ils sont plus nobles.
5. Il ne convient pas de dire qu’un appétit naturel sera frustré. Selon leur appétit naturel, les animaux et les plantes désirent exister perpétuellement, sinon comme individus, du moins en tant qu’espèce c’est à cela qu’est ordonnée leur génération continuelle, comme dit Aristote. Il ne convient donc pas de dire que ces espèces disparaîtront un jour.
Cependant: si les plantes et les animaux demeurent, cela vaudra pour tous, ou seule ment pour quelques-uns. Si c’est pour tous, il faut que les animaux privés de raison, morts avant la fin du monde, ressuscitent comme les hommes. Cela ne peut être, car leur forme disparaît leur mort, et ne peut donc pas être réincarnée la même individuellement. Si ce n’est pas pour tous, mais seulement pour quelques-uns on ne voit pas de motif pour que l’un demeure plutôt que l’autre il semble donc qu’ aucun ne demeurera perpétuellement.
Tout ce qui demeure après la rénovation du monde, demeurera perpétue11ement avec cessation de génération et de corruption. Il saut donc dire que les plantes et les animaux cesseront tout à fait d’exister après la rénovation du monde.
En outre, selon Aristote, la perpétuité de l’espèce des plantes des animaux et autres choses corruptibles, n’est assurée que par la continuation du mouvement céleste. Mais celui-ci cessera. Les espèces ne pourront donc pas être gardées perpétuellement.
De plus, quand la fin cesse, ce qui lui est ordonné doit cesser. Les animaux et les plantes ont été créés pour soutenir la vie animale de l’homme. La Genèse dit : « Je vous ai donné toute chair comme tout légume. » Avec la cessation de la vie animale de l’homme, les animaux et les plantes doivent donc cesser. Après la glorification, la vie animale de l’homme n’existera plus les plantes et les animaux ne resteront donc plus.
Conclusion: Puisque la rénovation du monde se fera en faveur de l’homme, elle doit être conforme à la rénovation de l’homme lui-même. Or l’homme renouvelé passera de l’état de corruption à celui d’incorruption et de repos perpétuel. Saint Paul dit aux Corinthiens : « Il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité. » Le monde sera donc renouvelé de telle sorte que, rejetant toute corruption, il demeure perpétuellement dans le repos. Rien ne pourra être ordonné à cette rénovation qui ne soit lui-même ordonné à l’incorrution. Tels sont les corps célestes, les éléments et les hommes. Les corps célestes sont incorruptibles par nature, en tout et en particulier. Les éléments sont corruptibles dans leurs parties, mais incorruptibles dans leur totalité. Les hommes se corrompent dans leur tout comme dans leurs parties, mais seulement dans la matière du corps, non dans sa forme, l’âme raisonnable, qui demeure incorruptible après la corruption du corps. Les animaux dénués d’intelligence et les plantes et les minéraux et tous les corps mixtes, se corrompent dans le tout et dans les parties, et dans leur matière qui perd sa forme, et dans leur forme qui cesse d’être en acte. Ils n’ont donc aucune disposition à l’incorruptibilité. Ils ne demeureront pas après cette rénovation, mais seules resteront les choses que nous avons dites.
Solutions : 1. Ces corps sont l’ornement des éléments en tant qu’ils amènent jusqu’à des actions supérieures les pouvoirs actifs et passifs des éléments : ils sont donc un ornement pour les éléments tant que ceux-ci sont à l’état actif et passif. Mais cet état ne demeure pas dans les éléments : il ne convient donc pas que les animaux et les plantes demeurent.
2. Les animaux, les plantes et les autres créatures corporelles ne méritent rien en servant l’homme, puisqu’ils sont dépourvus du libre arbitre; on dit que certains corps sont récompensés, mais c’est parce que l’homme a mérité que soient renouvelées les choses qui y sont aptes. Les plantes et les animaux ne sont pas aptes à cette transformation qui les rendrait incorruptibles, comme nous l’avons vu. L’homme ne peut donc pas mériter cette transformation, parce que personne ne peut mériter pour un autre que ce dont celui-ci est capable, pas plus que pour soi-même. Donc, même si les animaux privés de raison méritaient au service de l’homme, ils ne devraient pas être renouvelés.
3. La perfection de l’homme peut être comprise diversement (perfection de nature telle qu’elle a été créée, et de nature glorifiée). De même, la perfection de l’univers est double:
L’une selon l’état présent de mutabilité, l’autre selon l’état de la future rénovation. Les plantes et les animaux appartiennent à la perfection de l’univers dans l’état présent, non à celui de rénovation, auquel ils ne sont pas destinés.
4. Bien que les animaux et les plantes, à certains points de vue, soient plus nobles que les éléments, cependant, au point de vue de 1’incorruptibilité, les éléments sont plus nobles, comme cela ressort de ce que nous avons dit.
5. L’appétit naturel de perpétuité qui se trouve dans les animaux et les plantes, doit être considéré selon le mouvement du ciel, c’est-à-dire qu’il ne dure que tant que celui-ci demeure. Un effet ne peut pas posséder un appétit qui demeure au-delà de sa cause. Si donc, à la cessation du mouvement du premier moteur, les plantes et les animaux ne demeurent pas selon leur espèce, il ne s’ensuit pas que l’appétit naturel est frustré.
Considérons ce qui concerne les bienheureux après le jugement général : 1. Leur vision de l’essence divine, en laquelle consiste principalement leur béatitude. 2. Leur béatitude et leurs demeures. 3. Leur état par rapport aux damnés. - 4. Les dons contenus dans leur béatitude. - 5. Les auréoles qui perfectionnent et ornent leur béatitude.
Au sujet du premier point, trois questions se posent : 1. Les saints verront-ils Dieu en son essence ? - 2. Le verront-ils des yeux du corps ? - 3. En voyant Dieu verront-ils aussi tout ce que Dieu voit ?
Objections : 1. Cela ne lui semble pas possible. Saint Jean dit « Personne n’a jamais vu Dieu « et saint Jean Chrysostome affirme que « même les essences célestes (les Chérubins et les Séraphins eux-mêmes) ne pourront pas le voir jamais tel qu’il est. » Aux hommes est promise seulement l’égalité avec les anges. En saint Matthieu : « Ils seront comme les anges de Dieu dans le ciel. » Donc les saints eux- mêmes dans la patrie céleste ne verront pas Dieu en son essence.
2. Denys raisonne comme ceci : «On ne peut connaître que ce qui existe. Or tout ce qui existe est fini, puisqu’il se trouve en un genre déterminé. Dieu, qui est infini, est au-dessus de tous les êtres qui existent. Il n’y a donc point de connaissance possible de lui il est au-dessus de toute connaissance. »
3. Denys montre que le moyen le plus parfait pour notre intelligence d’être unie à. Dieu, c’est d’adhérer à lui comme à l’Inconnu. Une chose qui est vue en son essence n’est pas inconnue. Il est donc impossible que notre intelligence voie Dieu en son essence.
4. Denys dit : « Si on pose sur Dieu des ténèbres (qu’il appelle abondance de lumière), elles sont couvertes de toute lumière et sont cachées à toute connaissance. Et si quelqu’un en voyant Dieu comprend ce qu’il voit, c’est qu’il ne le voit pas lui-même, mais voit quelque chose qui vient de lui. » Donc aucune intelligence créée ne pourra voir Dieu en son essence.
5. Selon Denys, « Dieu, l’Être, est quelqu’un d’invisible à cause de son excessive clarté ». Cette clarté qui est trop vive pour l’intelligence de l’homme sur la terre, l’est aussi pour son intelligence dans la patrie. Elle sera donc invisible dans la patrie comme pour l’homme en marche sur terre.
6. Puisque l’être intelligible perfectionne l’intelligence, il doit y avoir une proportion entre l’intelligible et l’intelligence, comme entre le visible et la vue. Or il ne peut pas y avoir de proportion entre notre intelligence et l’essence divine, puisqu’elles sont infiniment distantes. Notre intelligence ne pourra donc pas atteindre en une vision l’essence divine.
7. Dieu est plus distant de notre intelligence que l’intelligible créé est distant du sens. Le sens ne peut d’aucune manière atteindre la vision de la créature spirituelle. Notre intelligence ne peut pas davantage atteindre la vision de l’essence divine.
Quand une quelque chose, il faut toujours qu’elle soit informée par la représentation en elle de cette chose, représentation imprimée en elle, qui est le principe de l’opération qui s’achève dans l’objet, comme la chaleur est le principe de l’échauffement. Si donc notre intelligence connaît Dieu, cela doit se faire grâce à une similitude de lui qui informe cette intelligence. Ce ne peut pas être l’essence divine elle-même, puisque l’être de la forme et de ce qu’elle informe est unique or l’essence divine diffère de notre intelligence selon son essence et selon son être. Il faut donc que la forme qui informe notre intelligence dans la connaissance de Dieu soit une similitude de Dieu imprimée par lui dans notre esprit. Mais cette similitude étant quelque chose de créé, ne peut conduire à la connaissance de Dieu que comme un effet conduit à sa cause. Il est donc impossible que notre intelligence voie Dieu autrement que par son effet. Mais voir Dieu par son effet n’est pas le voir par son essence. Notre intelligence ne- pourra donc pas le voir en son essence.
9. L’essence divine est plus éloignée de notre intelligence que n’importe quel ange ou intelligence. Mais, comme dit Avicenne, « qu’une intelligence soit connue de notre esprit, cela ne signifie pas que l’essence de cette intelligence soit dans notre esprit ». Car alors la science que nous avons de cette intelligence serait une substance et non un accident. En réalité, « c’est la représentation de cette intelligence qui se trouve dans notre esprits. Donc, Dieu aussi n’est dans notre esprit, pour être connu par nous, qu’en tant qu’une similitude est imprimée par lui dans notre esprit. Cette similitude ne peut conduire à la connaissance de l’essence divine, car, étant infiniment distante de cette essence, elle dégénère en une espèce, encore bien plus que si l’espèce du blanc dégénérait dans l’espèce du noir. Dès lors, de même que celui dans la vue duquel l’image du blanc dégénère en celle du noir, à cause d’une indisposition de l’organe visuel, ne voit pas le blanc, ainsi notre intelligence qui voit seulement Dieu à travers une représentation de lui, ne peut le voir dans son essence.
10. « Dans les choses séparées de la matière, dit Aristote, l’intelligence et son objet ne sont qu’un. » Mais Dieu est absolument séparé de toute matière. Puisqu’une intelligence créée ne peut parvenir à devenir une essence incréée, il n’est pas possible que notre intelligence voie Dieu en son essence.
11. Tout ce qui est vu dans son essence, on sait ce qu’il est. Mais notre intelligence ne peut pas savoir de Dieu ce qu’il est, mais seulement ce qu’il n’est pas, comme disent Denys et saint Jean Damascène. Notre intelligence ne pourra donc pas voir Dieu en son essence.
12. Tout infini, comme tel, est inconnu. Dieu est infini de toutes manières et donc tout à fait inconnu. Il ne pourra donc pas être vu en son essence par une intelligence créée.
13. Saint Augustin dit <(Dieu est, par nature, invisible. » Les choses qui appartiennent à Dieu par nature ne peuvent se modifier. Impossible donc qu’il soit vu par essence.
14. Tout ce qui existe d’une manière et est vu d’une autre manière, n’est pas vu tel qu’il est. Mais Dieu existe d’une manière, et sera vu d’une autre manière par les saints dans la patrie. Il existe en effet à sa manière et sera vu par les saints à leur manière. Il ne sera donc pas vu par eux selon ce qu’il est. Donc, point en son essence.
15. Ce qui est vu à travers un intermédiaire n’est pas vu en son essence. Dieu, dans la patrie, sera vu par l’intermédiaire de la lumière de gloire, comme dit le Psalmiste <(Dans ta lumière nous verrons la lumière. » Il ne sera donc point vu en son essence.
i6. Dans la patrie Dieu sera vu face à face, selon saint Paul aux Corinthiens. Quand nous voyons un homme face à face, nous le voyons dans sa représentation imprimée en nous. Dieu dans la patrie sera donc vu dans une représentation de lui, non en son essence.
Cependant: saint Paul dit aux Corinthiens « Maintenant, nous voyons dans un miroir, d’une manière mystérieuse, mais alors nous verrons face à face. » Ce qui se voit face à face se voit dans son essence. Les saints dans la patrie verront donc Dieu dans son essence.
En outre, saint Jean dit : « Quand il apparaîtra, nous serons semblables a lui, car nous le verrons tel qu’il est.» Nous le verrons donc en son essence.
De plus, saint Paul dit aux Corinthiens : « Quand il aura remis le royaume à Dieu et au Père. » La Glose ajoute : «Là où (dans la patrie) l’essence du Père et du Fils et du Saint -Esprit sera vue, elle qui apparaîtra seulement aux coeurs purs, puisqu’elle est la suprême béatitude.» Les bienheureux verront donc Dieu en son essence.
De plus, saint Jean dit « Si quelqu’un m’aime, mon Père l’aimera; et je l’aimerai et je me manifesterai moi-même à lui. » Ce qui est manifesté, on le voit en son essence. Dieu sera donc vu en son essence par les saints dans la patrie.
De plus, à propos de l’Exode « L’homme ne pourra me voir et vivre », saint Grégoire rejette l’opinion de ceux qui disaient que « dans cette région de la béatitude Dieu peut être considéré dans sa clarté, mais que sa nature ne peut être vue. Sa clarté et sa nature ne diffèrent pas ». Sa nature, c’est son essence. Il pourra donc être vu en elle.
De plus, le désir des saints ne peut pas être tout à fait frustré. Or c’est leur désir commun de voir Dieu en son essence, selon l’Exode : « Montre-moi ta gloire », et le Psalmiste « Montre ta face et nous serons sauvés », et saint Jean « Montre-nous le Père, et cela nous suffit.» Les saints verront donc Dieu en son essence.
CoNcLusioN : Selon la foi, nous tenons que la fin ultime de la vie humaine est la vision de Dieu; de même les philosophes soutiennent que la félicité ultime de l’homme est de connaître dans leur essence les substances séparées de la matière. C’est pourquoi au sujet de cette question nous trouvons la même difficulté et la même diversité d’opinions chez les philosophes et chez les théologiens. Quelques philosophes affirmèrent que notre intellect possible ne peut jamais parvenir à la connaissance des substances séparées par exemple, Aipharabe à la fin de son Ethique, bien qu’il dise le contraire dans le livre « De l’Intelligence, » d’après son commentateur. De même, quelques théologiens disent que l’intelligence humaine ne peut jamais parvenir à voir Dieu en son essence. Les uns et les autres sont conduits à cette conclusion par la distance constatée entre notre intelligence et l’essence divine ou les”autres substances séparées. L’intelligence en acte étant de quelque manière une seule chose avec l’intelligible en acte, il semble difficile que l’intelligence créée devienne de quelque manière l’essence incréée. Saint Jean Chrysostome dit : « Comment le créable voit-il l’incréable ? » Pour ceux qui tiennent que l’intellect possible peut être engendré et est corruptible, comme puissance dépendant du corps, la difficulté majeure se présente, non seulement a 1’egard de la vision divine, mais même à l’égard de la vision de toute substance séparée.
Mais cette opinion ne peut nullement être tenue. D’abord parce qu’elle s’oppose à l’autorité des Écritures canoniques, comme le dit saint Augustin dans son livre «De la vision de Dieu. » Ensuite, parce que connaître intellectuellement étant par-dessus tout l’opération propre de l’homme, il faut que sa béatitude consiste en la forme la plus parfaite de cette opération. La perfection de celui qui connaît, en tant que tel, est l’intelligible lui-même si dans l’opération la plus parfaite de l’intelligence l’homme ne parvenait pas à voir l’essence divine, mais un autre objet, on devrait dire que l’homme est béatifié par autre chose que Dieu. Et puisque l’ultime perfection de chaque chose consiste dans la Conjonction avec son principe, il s’ensuivrait que le principe effectif de l’homme serait autre chose que Dieu, ce qui nous semble absurde. Ce serait absurde aussi pour les philosophes qui pensent que nos âmes émanent des substances séparées, de telle sorte qu’à la fin nous pourrions les connaître.
C’est pourquoi, selon nous, on doit dire que notre intelligence parviendra à voir l’essence divine. Et les philosophes doivent dire qu’elle parviendra à voir l’essence des substances séparées. Il nous reste à rechercher comment cela peut se faire. Certains affirmèrent, comme Alpharabe et Avempace, que par le fait même que notre intelligence connaît n’importe quel objet intelligible, elle parvient à voir l’essence d’une substance séparée. Pour le montrer, ils procèdent de deux manières. La première : de même que la nature de l’espèce ne varie pas dans les divers individus, sauf en tant qu’elle est unie aux principes d’individuation, de même, la forme intelligible connue ne varie pas selon qu’elle est connue par tel ou tel, sauf en tant qu’elle est unie à diverses formes imaginatives. C’est pourquoi quand l’intelligence sépare par l’abstraction la forme intelligible des formes imaginatives, il reste la quiddité intellectuelle, qui est une et identique dans les diverses intelligences qui la connaissent. Et cela c’est la quiddité de la substance séparée. C’est pourquoi, quand notre intelligence parvient à la totale abstraction de la quiddité intelligible de n’importe quoi, elle connaît par là. la quiddité de la substance séparée, qui est semblable à elle-même. La seconde manière de démonstration : notre intelligence est faite pour abstraire la quiddité de tous les êtres intelligibles qui en ont une. Si donc la quiddité qu’elle abstrait de tel être individué ayant une quiddité, est une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité, en la connaissant, elle connaît la quiddité d’une substance séparée, qui est ainsi disposée, puisque les substances séparées sont des quiddités subsistantes, qui n’ont pas de quiddité; car la quiddité de ce qui est simple est le simple luF mmmcomme dit Avicenne. Mais si la quiddité abstraite de tel être sensible individué est une quiddité qui possède sa quiddité, alors l’intelligence est apte à abstraire cette quiddité. Ainsi, puisqu’on ne peut pas remonter à l’infini, on doit arriver à une quiddité qui n’a pas elle-même de quiddité, c’est-à-dire une quiddité séparée.
Mais cette argumentation ne semble pas suffisante. D’abord parce que la quiddité de la substance matérielle, que l’intelligence abstrait, n’est pas de la même nature que les quiddités de substances séparées : donc, du fait que notre intelligence abstrait les quiddités des choses matérielles et les connaît, il ne suit pas qu’elle connaisse la quiddité de la substance séparée, et surtout l’essence divine, qui est tout à fait d’une autre nature que toute quiddité créée. Ensuite, parce que même en supposant qu’elle soit de la même nature, cependant en connaissant la quiddité d’une chose composée, on ne connaîtrait pas celle de la substance séparée, sauf selon son genre le plus éloigné, qui est la substance. Mais cette connaissance est imparfaite tant qu’on ne parvient pas aux caractères propres de la chose. En effet, celui qui connaît l’homme seulement en tant qu’il est animal ne le connaît que relativement et en puissance. Et il le connaît bien moins encore s’il ne connaît que la nature de la substance en lui-même. C’est pourquoi, connaître ainsi Dieu ou les substances séparées, ce n’est point voir l’essence divine ou la quiddité de la substance séparée : c’est seulement connaître par les effets produits et comme dans un miroir.
C’est pourquoi Avicenne, dans ses Métaphysiques, expose un autre moyen de connaître les substances séparées : celles-ci seraient connues par nous à travers les intentions de leurs quiddités, qui seraient des similitudes d’elles-mêmes, non pas abstraites d’elles-mêmes, puisqu’elles sont immatérielles, mais imprimées par elles dans nos âmes. Mais ce nouveau mode de connaître ne nous paraît pas non plus suffisant pour la vision divine que nous recherchons. Il est en effet évident que « tout ce qui est reçu en quelque chose est en elle selon la manière d’être de cette chose qui reçoit. « La similitude de la divine essence imprimée dans notre intelligence serait donc en elle selon le mode de notre esprit. Mais le mode de notre esprit est déficient en regard de la parfaite réception de la similitude divine. Cette déficience à l’égard de la parfaite similitude peut se produire avec autant de manières qu’il y a de manières d’être dissemblables.
D’une manière, la similitude est déficiente quand la forme est participée dans la même espèce, mais non d’une manière aussi parfaite comme si quelqu’un est seulement un peu blanc, tandis que l’autre l’est bien plus. D’une autre manière, la similitude est encore plus déficiente quand les deux êtres n’appartiennent pas à la même espèce, mais seulement au même genre comme seraient semblables celui qui a une couleur citron ou jaunâtre et celui qui a la couleur blanche. D’une autre manière encore il y a davantage déficience de similitude quand deux êtres n’appartiennent pas au même genre, mais sont seulement analogues ou proportion nés comme si on parle de similitude entre la blancheur et l’homme parce que tous deux sont des êtres. Et de cette manière, toute similitude entre une créature et la divine essence est tout à fait déficiente. Pour que la vue connaisse la blancheur, il faut que la représentation de la blancheur soit reçue en elle selon sa raison d’espèce, bien que non selon le même mode d’être, car être une forme reçue dans un sens, ou bien être une chose existant en dehors de l’âme, ce sont deux modes d’être fort différents. Si l’oeil recevait la forme couleur citron, on ne dirait pas qu’il voit la blancheur. De même pour que l’intelligence connaisse une quiddité, il faut qu’elle reçoive une similitude selon la raison d’espèce, bien que peut-être les deux n’aient pas le même mode d’être : en effet la forme qui se trouve dans l’intelligence ou le sens n’est pas principe de connaissance selon le mode d’être possédé par l’un et l’autre, mais selon la raison par laquelle elle communique avec la chose extérieure. Il est ainsi évident que Dieu ne peut être connu, de telle sorte que son essence serait vue immédiatement, par aucune similitude reçue dans un esprit créé. C’est pourquoi certains qui pensaient que l’essence divine pouvait être vue seulement de cette manière, dirent que cette essence même ne sera pas vue, mais seulement une sorte d’éclair, comme un rayon d’elle-même. Cette manière de connaître ne suffit donc pas à atteindre la vision divine, que nous cherchons à expliquer.
Nous devons donc considérer une autre manière que certains philosophes, Alexandre et Averroès, ont proposée : en toute connaissance, il doit y avoir quelque forme par laquelle ho connue ou est vue. La f orme par laquelle l’intelligence est perfectionnée pour voir les substances séparées ne serait pas la quiddité que l’intelligence abstrait des choses composées, comme le prétendait la première opinion. Ce ne serait pas non plus une impression produite dans notre esprit par la substance séparée, comme disait la seconde opinion : ce serait la substance elle-même qui s’unirait à notre intelligence comme une forme de telle sorte qu elle serait a la fois ce qui est connu, et ce par quoi on le connaît. Quoi qu’il en soit des autres substances séparées, nous devons accepter cette manière de connaître quand il s’agit de la vision de Dieu en son essence; car toute autre forme qui informerait notre intelligence ne pourrait pas la conduire à l’essence divine.
Nous ne devons pas entendre cela en ce sens que l’essence divine serait la vraie forme de notre intelligence, ou que par l’union entre elle et notre intelligence serait formée quelque chose d’un absolument, comme dans les choses naturelles résultant de l’union de la forme et de la matière; mais en ce sens que le rapport entre l’essence divine et notre intelligence est comparable au rapport entre la forme et la matière. Chaque fois en effet que deux choses dont l’une est plus parfaite que l’autre sont reçues dans le même réceptacle, le rapport de l’une à l’autre est analogue au rapport de la forme à la matière : ainsi la lumière et la couleur sont reçues dans le diaphane, et la lumière est par rapport à la couleur comme la forme par rapport à la matière. De même, quand l’âme reçoit la lumière intellective et l’essence divine elle-même, qui l’habite, bien que ce ne soit point de la même manière, l’essence divine est par rapport à l’intelligence comme la forme par rapport à la matière. Et l’on peut prouver de la façon suivante que cela suffit pour que l’intelligence puisse voir l’essence divine elle- même à travers cette même essence divine de même que par l’union de la forme naturelle, de laquelle une chose reçoit l’être, et de la. matière, il se forme un seul être unique, ainsi par l’union de la forme par laquelle l’intelligence connaît, et de l’intelligence elle-même, il se forme un seul être dans celui qui connaît.
Dans les choses naturelles, une chose subsistante en soi ne peut pas devenir la forme d’une matière, si cette chose possède déjà de la matière qui fait partie d’elle, car une matière ne peut pas devenir la forme de quelque chose. Mais si cette chose subsistante en elle-même est seulement une forme, rien n’empêche qu’elle devienne la forme de quelque matière et qu’elle devienne ce par quoi existe un composé comme cela se produit pour l’âme humaine. Dans l’intelligence, nous devons considérer l’intelligence elle-même étant en puissance comme une sorte de matière tandis que l’espèce intelligible est la forme. Quand l’intelligence connaît en acte, elle est comme un composé des deux. Donc, s’il y a une chose subsistante par elle-même qui n’a pas en soi autre chose que d’être intelligible en elle-même, cette chose pourra par elle-même être la forme par laquelle l’intelligence connaît. Une chose est intelligible en tant qu’elle est en acte, non en tant qu’elle est en puissance. Nous en voyons un signe dans ce fait que la forme intelligible doit être abstraite de la matière et de toutes ses propriétés. C’est pourquoi, puisque l’essence divine est acte pur, elle pourra être la forme par laquelle l’intelligence connaît : telle sera la vision béatifiante. Aussi Aristote dit-il que l’union entre l’âme et le corps est « un exemple de l’union bienheureuse par laquelle l’esprit est uni à Dieu ».
Solutions 1. Le texte cité peut être interprété de trois manières, comme le dit saint Augustin dans le livre « la vision de Dieu ». Ou bien il exclut la vision corporelle, par laquelle personne n’a vu ni ne verra l’essence divine; ou bien il exclut la vision intellectuelle de Dieu dans son essence pour ceux qui vivent dans cette chair mortelle; ou bien il exclut la vision de compréhension par une intelligence créée. Et c’est ainsi que l’entend saint Jean Chrysostome. Il ajoute donc « L’Evangéliste parle ici de la connaissance qui serait la contemplation tout à fait sûre et la compréhension telle que le Père l’a du Fils. » C’est bien aussi la pensée de l’Évangéliste, qui continue : « Le Fils unique qui est dans le sein du Père, nous le décrira lui-même » voulant nous prouver d’une manière exhaustive que le Fils est Dieu.
2. De même que Dieu dépasse par son essence infinie toutes les choses existantes qui ont une essence déterminée, de même la connaissance qu’il a de lui-même est au-dessus de toute connaissance. Le rapport de notre connaissance avec notre essence créée est comme le rapport de la connaissance divine avec son essence infinie. Dans toute connaissance, il y a deux termes : Celui qui Connaît et Celui qui est connu. Mais la vision par laquelle nous verrons Dieu en son essence est la même que Celle par laquelle Dieu se voit, à considérer ce par quoi il est vu : car nous le verrons dans son essence comme il se voit dans son essence. Mais du côté du connaissant, il y a une différence : celle qui existe entre l’intelligence divine et la nôtre. Dans celui qui connaît, ce qui est connu suit la forme par laquelle nous connaissons, parce que c’est par la forme de la pierre que nous voyons la pierre. Mais l’intensité de la connaissance dans celui qui connaît dépend de la puissance de celui-ci : celui qui a une vue plus forte voit plus nettement. C’est pourquoi dans la vision de Dieu, nous voyons la même chose que Dieu, son essence, mais pas aussi parfaitement.
3. Denys parle ici de la connaissance par laquelle sur terre nous connaissons Dieu à travers une forme créée, par laquelle notre intelligence est informée pour voir Dieu. Mais, comme dit saint Augustin, «Dieu échappe à toute forme de notre esprit » parce que, quelle que soit la forme conçue par notre esprit, elle n’atteint pas la notion de l’essence divine. C’est pourquoi il ne peut être rejoint par notre intelligence. Mais nous le connaissons très parfaitement dans notre condition de voyageurs, si nous savons qu’il est au-dessus de tout ce que notre intelligence peut concevoir : et ainsi nous lui sommes unis comme à quelqu’un d’ignoré. Au contraire, dans la patrie, nous le verrons par cette forme qu’est son essence, et nous lui serons unis comme à quelqu’un de connu.
4. « Dieu est Lumière », comme il est dit en saint Jean. Or la lumière est l’impression de la clarté sur quelqu’un qui est illuminé. Comme l’essence divine est d’une manière autre que toute similitude d’elle-même imprimée dans l’intelligence, Denys dit: «Les ténèbres divines sont couvertes pour toute lumière », parce que l’essence divine, qu’il appelle ténèbres à cause de son excès de lumière qui aveugle, demeure insaisissable à cause de l’impression produite dans notre esprit. Il suit de là qu’elle échappe à toute connaissance. C’est pourquoi tout être qui, voyant Dieu, conçoit quelque chose en son esprit, ne conçoit pas vraiment Dieu, mais quelque chose qui n’est qu’un des effets produits par Dieu.
5. La clarté de Dieu, bien qu’elle dépasse toutes les formes par lesquelles notre esprit est informé ici-bas, ne dépasse pas l’essence divine elle-même, qui sera comme la forme de notre esprit dans la patrie. C’est pourquoi, bien qu’elle soit maintenant invisible, elle ne le sera plus alors.
6. Il ne peut y avoir de proportion entre le fini et l’infini, puisque l’infini dépasse le fini d’une manière absolument indéterminée. Mais il peut y avoir entre eux une certaine proportion dans le sens d’une similitude de leurs proportions : car de même que le fini est égal à tel autre fini, ainsi l’infini est égal à l’infini. Pour qu’une chose soit totalement connue, il faut parfois qu’il y ait une proportion entre le connaissant et le connu, puisque la puissance du connaissant doit égaler la possibilité d’être connu de la chose connue cette égalité constitue une certaine proportion. Mais parfois la cognoscibilité de la chose dépasse la puissance de celui qui connaît : comme quand nous connaissons Dieu ou au contraire quand Dieu connaît les créatures. Et alors il ne doit pas y avoir une proportion entre le connaissant et le connu, mais seulement une certaine proportionnalité : c’est-à-dire que celui qui connaît soit par rapport à ce qui doit être connu comme le connaissable par rapport à ce qui est connu. Et cette proportionnalité suffit pour que l’infini soit connu par le fini, et vice versa.
On pourrait dire aussi que la proportion, selon la signification propre de ce mot, indique un rapport de quantité à quantité, selon un certain dépassement déterminé; ou bien une égalité. Mais on peut l’étendre pour signifier toute relation d’une chose avec une autre. C’est ainsi que nous disons que la matière doit être proportionnée à la forme. De cette manière, rien n’empêche que notre intelligence, bien que finie, soit proportionnée à la vision de l’essence infinie, non cependant en la saisissant totalement, à cause de son immensité.
7. Il y a deux sortes de similitudes ou de distances entre les choses. La première est considérée selon leurs natures : et ainsi Dieu est plus distant de l’intelligence créée que l’être intelligible créé est distant du sens. La seconde est considérée selon la proportionnalité ici, c’est le contraire, car le sens n’est pas proportionné pour connaître quelque chose d’immatériel comme l’intelligence l’est pour connaître n’importe quel être immatériel. Cette seconde similitude est requise pour connaître, non la première : car il est évident que l’intelligence qui connaît une pierre ne lui est point semblable en son état naturel, de même que l’oeil voit du miel rougeâtre et du fiel rougeâtre, bien qu’il ne saisisse pas la douceur du miel. La rougeur du fiel se compare mieux avec le miel en tant que visible, que la douceur du miel avec le miel en tant que visible.
8. Dans la vision que l’homme aura de Dieu en son essence, celle-ci sera elle-même comme la forme de l’intelligence par laquelle elle connaîtra : il n’est pas nécessaire qu’elle devienne une seule chose avec cette intelligence dans son être, mais seulement que l’une et l’autre deviennent une seule chose dans l’acte de connaître.
9. Nous ne retenons pas cette affirmation d’Avicenne, car même d’autres philosophes le contredisent à ce sujet. A moins de vouloir dire qu’Avicenne parle de la connaissance des substances séparées selon qu’elles sont connues par les sciences spéculatives et à travers les similitudes d’autres choses. Il affirmerait donc cela pour montrer que la science n’est pas en nous une substance mais un accident. L’essence divine, bien qu’elle soit plus distante de notre intelligence par sa nature supérieure que la substance de l’ange, possède pourtant davantage d’intelligibilité, parce qu’elle est acte pur, sans aucun mélange de puissance. Cela ne se retrouve pas dans les autres substances séparées. Mais cette connaissance que nous aurons de Dieu en son essence constituera un accident, si nous considérons ce par quoi nous le verrons: seulement quant à l’acte de celui qui la connaîtra, puisqu’il ne sera pas la substance même de celui qui verra ou de celui qui sera vu.
10. La substance séparée de la matière se connaît et connaît les autres choses : et dans les deux cas nous pouvons constater la vérité du texte cité. En effet, puisque l’essence même de la substance séparée est intelligible par elle-même et est en acte en tant que séparée de la matière, il est évident que quand la substance séparée se connaît elle-même, le connaissant et le connu sont tout à fait la même chose. Car elle ne se connaît pas elle-même à travers quelque intention abstraite d’elle- même, comme nous connaissons les choses matérielles. Telle semble être la pensée d’Aristote, comme cela ressort du commentaire. Mais en tant que la substance séparée connaît d’autres choses, ce qui est connu en acte devient une même chose avec ce qui connaît en acte, en tant que la forme du connu devient forme de l’intelligence, comme le prouve Avicenne. Car l’essence de l’intelligence demeure une sous deux formes, en tant qu’elle connaît deux choses successivement, comme la matière première demeure unique sous diverses formes. C’est pourquoi le commentateur compare l’intellect possible, dans ce cas, à la matière première. Et ainsi il ne suit nullement que notre intelligence en voyant Dieu devienne l’essence divine elle-même, mais qu’elle est comparée à lui comme à sa perfection et à sa forme.
11. Ces citations et toutes les semblables doivent s’entendre de la connaissance que nous avons de Dieu sur terre, pour les raisons dites plus haut.
12. L’infini considéré au sens privatif (ou indéfini) est inconnaissable, en tant que tel, puisqu’il est privé de ce complément de détermination d’où vient la connaissance d’une chose. Il se réduit à la manière d’être de la matière qui serait privée de toute détermination, comme dit Aristote dans les Physiques. Mais l’infini pris dans le sens seulement négatif signifie l’absence d’une matière qui le limite, puisque la forme est de quelque manière limitée par la matière. Donc cet infini-là est de soi tout à fait connaissable. C’est de cette manière que Dieu est infini.
13. Saint Augustin parle ici de la vision corpo- relie par laquelle Dieu ne pourra jamais être vu. Cela ressort de ce qui précède. « Jamais personne n’a vu Dieu ni ne peut le voir comme on voit les choses visibles : par nature il est invisible comme il est incorruptible. » Mais de même que par sa nature il est l’être le plus accompli, ainsi de soi il est le plus intelligible. Si parfois il n’est pas Connu par nous, c’est à cause de notre déficience : si donc nous le voyons après n’avoir pas pu le voir, ce n’est pas lui qui a changé, mais nous.
14. Dieu dans la patrie sera vu par les saints tel qu’il est, si nous parlons de celui-là même qui est vu; les saints le verront de la manière qu’il est lui-même. Mais si nous parlons de celui qui le connaît, alors il ne sera pas vu tel qu’il est, parce que l’esprit créé n’aura pas une capacité suffisante pour le voir, en comparaison avec la possibilité que l’essence divine possède en elle-même d’être connue.
15. Dans la vision corporelle et dans la vision intellectuelle, on peut considérer trois sortes d’intermédiaires. D’abord, l’intermédiaire grâce auquel on voit : celui-là perfectionne la vue pour toute vision en général, sans la déterminer à tel objet spécial; telle est la lumière corporelle pour la vue corporelle, et la lumière de l’intellect agent pour l’intellect possible, en tant qu’intermédiaire. Puis, il y a l’intermédiaire par lequel on voit : et c’est la forme visible, par laquelle chacune des deux puissances visuelles est déterminée à tel objet spécial; ainsi la forme de la pierre fait voir la pierre. Enfin, il y a l’intermédiaire dans lequel on voit : c’est ce par la vue de quoi le regard est conduit à voir autre chose : en regardant un miroir nous c à y voir ce qu’il réfléchi en voyant une image nous sommes conduits à ce qu’elle représente; de même l’intelligence, par la connaissance de l’effet, est conduite à sa cause ou inversement. Dans la vision de la patrie, il n’y aura pas ce troisième intermédiaire, c’est-à-dire que Dieu serait connu par les images d’autre chose, comme ici-bas : c’est pourquoi on dit que nous voyons maintenant dans un miroir. Il n’y a pas non plus le second intermédiaire, parce que l’essence divine sera elle-même ce par quoi notre intelligence verra Dieu. Nous aurons seulement le premier intermédiaire, qui élèvera notre intelligence pour qu’elle puisse être unie à la substance incréée, comme nous l’avons dit. Mais cet intermédiaire ne permet pas de dire que la vision sera médiate: puisqu’il ne se place pas entre le connaissant et la chose connue, mais il est ce qui donne à celui qui connaît la puissance de connaître
16. On dit des créatures corporelles qu’elles sont vues sans intermédiaire que quand ce qui en elles peut être uni au sens de la vue lui est uni en fait; mais elles ne peuvent pas être unies à la vue dans leur essence, à cause de leur matérialité. Elles sont donc vues sans intermédiaire, quand leur image est unie à la vue. Mais Dieu est par essence capable d’être uni à l’intelligence; il ne serait donc pas vu immédiatement si son essence n’était pas unie à l’intelligence. Et cette vision qui s’opère d’une manière immédiate, s’appelle la vision de la face.
En outre, l’image de la chose corporelle est reçue dans le sens de la vue telle qu’elle est dans la réalité, quoique pas selon la même manière d’être elle conduit donc directement à cette chose. Aucune représentation ne peut conduire notre esprit de cette manière jusqu’à Dieu, comme cela ressort de ce que nous avons dit. Ce n’est donc pas la même chose.
Objections : 1. Il semble que oui. L’oeil glorifié aura une puissance plus grande que celle de tout oeil non glorifié. Or le bienheureux Job a vu Dieu de ses yeux : « Je t’ai entendu par mon oreille, et maintenant mon oeil te voit. » A bien plus forte raison l’oeil glorifié pourra-t-il voir Dieu en son essence.
2. Job dit : « Dans ma chair, je verrai Dieu mon Sauveur. » Dans la patrie, on verra donc Dieu, des yeux du corps.
3. Parlant de la vue qu’auront les yeux glorifiés, saint Augustin s’exprime ainsi : « Leurs yeux posséderont une force toute-puissante, non pour qu’ils voient d’un regard plus perçant comme celui qu’on attribue aux serpents ou aux aigles quelle que soit la pénétration de vision de ces animaux, ils ne peuvent voir rien d’autre que les corps. Mais les yeux glorifiés verront même les choses incorporelles. » Toute puissance capable de voir les choses incorporelles peut être élevée jusqu’à la vision de Dieu. Les yeux glorifiés pourront donc le voir.
4. La différence entre les choses corporelles et les incorporelles est la même qu’entre celles-ci et les premières. Or l’oeil incorporel peut voir les choses corporelles. Donc l’oeil corporel peut voir les choses incorporelles donc, même conclusion que plus haut.
5. Saint Grégoire dit « L’homme qui, s’il avait observé les préceptes, serait devenu spirituel jusqu’en sa chair, est devenu, par le péché, charnel jusqu’en son esprit. » Mais de ce fait, « il ne pense plus qu’aux choses qui parviennent à l’esprit par les images des corps ». Quand sa chair sera devenue spirituelle (ce qui est promis aux saints après leur résurrection), il pourra voir dans sa chair même les choses spirituelles. Donc, aussi Dieu.
6. L’homme ne peut recevoir que de Dieu sa béatitude. Il la recevra non seulement dans son âme, mais aussi dans son corps. Il verra donc Dieu; non seulement par l’intelligence, mais aussi par sa chair.
7. Comme Dieu est présent par son essence dans l’intelligence, ainsi il sera présent dans le sens, car «il sera toutes choses en tous », comme dit saint Paul aux Corinthiens. Mais l’intelligence le voit parce que son essence lui est unie. Il pourra donc être vu aussi par le sens.
Cependant: saint Ambroise dit, au sujet de saint Luc : «Dieu ne peut être cherché par les yeux du corps, il ne sera pas cerné par la vue ni touché par le tact. » Dieu ne sera donc vu en aucune manière par un sens corporel.
En outre, saint Jérôme dit à propos d’Isaïe, « J’ai vu le siège du Seigneur ». Les yeux de chair ne peuvent apercevoir ni la divinité du Père, ni celle du Fils, ni celle de l’Esprit-Saint ; mais seuls la voient les yeux de l’esprit, dont il est dit : Bienheureux ceux qui ont le coeur pur. »
De plus, saint Jérôme dit ailleurs : « Une chose incorporelle n’est pas visible pour des yeux corporels. » Or Dieu est le plus incorporel de tous les êtres. Donc, etc.
De plus, saint Augustin dit « Personne n’a jamais vu Dieu tel qu’il est, soit en cette vie, soit en la vie des anges, à la manière dont sont visibles les choses qui sont vues par la vision corporelle. » Mais la vie des anges est la vie bienheureuse dans laquelle les ressuscités vivront. Donc, etc.
De plus « on dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, en tant qu’il peut voir Dieu », comme dit saint Augustin. Mais l’homme est à l’image de Dieu par son esprit, non par sa chair. C’est donc par l’esprit et non par la chair qu’il verra Dieu.
Conclusion: Il y a deux manières de percevoir quelque chose par le sens corporel par soi ou par accident. Par soi : nous percevons ce qui peut produire par soi une impression sur le sens corporel. Une chose peut produire cette impression ou bien sur le sens en tant que sens, ou sur tel sens en tant qu’il est tel sens. Ce qui agit sur le sens de cette dernière façon est le sensible propre de tel sens, par exemple la couleur pour la vue, le son pour l’ouïe. Puisque le sens en tant que tel se sert d’un organe corporel, une chose ne peut être perçue par lui que corporellement, car tout ce qui est reçu en quelque chose l’est à la manière de ce qui le reçoit. C’est pourquoi toutes les Choses sensibles impressionnent le sens en tant que sens, selon qu’elles possèdent une dimension. Dès lors, la dimension et toutes ses conséquences, comme le mouvement, le repos, le nombre, etc., sont appelées des sensibles communs par soi. Ce qui n’impressionne pas le sens, ni en tant que sens, ni en tant qu’il est tel sens, peut pourtant être connu, par accident : parce qu’il est uni aux choses qui impressionnent le sens par elles-mêmes. C’est ainsi que Socrate, et le fils de Diares, et son ami, et d’autres réalités de ce genre, qui sont connues par soi universellement par l’intelligence, peuvent être connues dans le concret par la puissance cogitative de l’homme ou par l’estimative des autres animaux. Nous disons que le sens extérieur perçoit ces choses, par accident seulement, quand, à partir de ce qu’il connaît par soi, la puissance cognoscitive (à qui il appartient de connaître par soi cet objet connu), le perçoit aussitôt, sans doute et sans déduction : de même que nous voyons que quelqu’un vit s’il parle. Quand il n’en est pas ainsi, on ne dit pas que le sens connaît, même par accident.
Je dis donc que Dieu ne peut en aucune manière être vu du regard corporel, ni être perçu par quelque sens, comme une chose visible par soi, ni ici-bas, ni dans la patrie; car si on enlève au sens ce qui lui convient en tant que sens, il cesse d’être un sens. De même, si on enlève à la vue ce qui lui convient en tant que telle, il n’y a plus de vue. Le sens en tant que tel perçoit la dimension et la vue en tant que telle perçoit la couleur. Il est donc impossible que la vue perçoive quelque chose qui n’est pas coloré, ni étendu, à moins de parler de sensation d’une manière équivoque. Puisque la vue et le sens seront dans le corps glorieux spécifiquement les mêmes qu’ici-bas, il n’est pas possible qu’ils voient l’essence divine comme une chose visible par soi. La vue le percevra seulement comme une chose visible par accident, d’une part en considérant la gloire de Dieu dans les corps, surtout glorifiés, et principalement dans le corps du Christ; et d’autre part parce que l’intelligence verra Dieu si clairement, que la vue le percevra dans 11es choses corporelles, de même que si quelqu’un parle on perçoit qu’il vit. Assurément notre intelligence ne verra pas Dieu dans les créatures, mais elle le verra à travers les créatures vues corporellement. C’est de cette manière de voir Dieu corporellement que saint Augustin parle quand il dit : « Il est tout à fait croyable que nous verrons les réalités corporelles du monde, du nouveau ciel et de la nouvelle terre, de telle sorte que nous apercevrons dans une éblouissante clarté Dieu présent en toutes choses et gouvernant tous les êtres même corporels. Cela se fera, non pas comme maintenant nous découvrons les choses invisibles de Dieu à travers celles qu’il a créées, mais de la manière dont, quand nous voyons les hommes, nous ne croyons pas, mais nous voyons qu’ils vivent.
Solutions : 1. Ce mot de Job s’applique à l’oeil spirituel; c’est pourquoi saint Paul dit que « seront éclairés les yeux de notre cœur ».
2. Cette citation doit être comprise non en ce sens que nous verrons Dieu par nos yeux de chair, mais en ce sens que, étant dans la chair, nous verrons Dieu.
3. Dans ce passage, saint Augustin est la recherche du sens de ces paroles, et parle conditionnellement. Cela ressort de ce qu’il dit plus haut : « Ils seront d’une toute autre puissance si par les yeux ils voient la nature incorporelle. » Il ajoute : « C’est pourquoi cette puissance... » et il conclut en accord avec ce que nous avons vu plus haut.
4. Toute connaissance se réalise par une abstraction de la matière. C’est pourquoi, plus la forme corporelle est abstraite de la matière, plus elle est principe de connaissance. La forme qui existe dans la matière n’est aucunement principe de connaissance; elle l’est de quelque manière dans le sens, en tant que séparée de la matière, et mieux encore dans notre intelligence. C’est pourquoi l’oeil spirituel, libéré de l’empêchement matériel de la connaissance, peut voir une chose corporelle. Il n’en découle pas que l’oeil corporel, dépourvu de la puissance de connaître à cause de sa participation à la matière, puisse connaître parfaitement les choses connaissables incorporelles.
5. Bien que l’esprit devenu charnel ne puisse connaître que ce qu’il reçoit des sens, cependant, il le connaît immatériellement. Tout ce que la vue saisit, elle le voit corporellement. Elle ne peut donc pas connaître les choses qui ne peuvent être saisies corporellement.
6. La béatitude est la perfection de l’homme en tant qu’homme. Il n’est pas homme par son corps, mais plutôt par son âme. Les corps ne sont de l’essence de l’homme qu’en tant qu’ils sont perfectionnés par l’âme. C’est pourquoi la béatitude de l’homme ne consiste principalement que dans un acte de l’âme, et c’est d’elle qu’elle dérive dans le corps par une sorte de débordement, comme nous l’avons vu. Il y aura cependant une certaine béatitude de notre corps en tant qu’il verra Dieu dans les créatures sensibles, et surtout dans le corps du Christ.
7. L’intelligence perçoit les choses spirituelles, qui échappent à la vue du corps. C’est pourquoi l’intelligence pourra connaître l’essence divine qui lui sera unie; mais non l’oeil corporel.
Objections 1. Il semble que les saints qui voient Dieu en son essence voient toutes les choses que Dieu connaît en lui-même, car, comme dit Isidore : « Les anges voient toutes choses dans le Verbe de Dieu, avant qu’elles s’accomplissent. « Les saints seront égaux aux anges de Dieu, selon saint Matthieu. En voyant Dieu, ils verront donc toutes choses.
2. Saint Grégoire dit : « Puisque là-haut ils verront tous Dieu en une même clarté, que pourraient-ils ignorer en connaissant celui qui sait toutes choses ? » Il parle des bienheureux qui voient Dieu par essence. Ceux qui le voient de cette manière connaissent donc toutes choses.
3. Comme dit Aristote : « L’intelligence qui connaît les plus grandes choses peut plus encore connaître les plus petites. » Mais le plus élevé des intelligibles est Dieu. La puissance de l’intelligence est donc très augmentée en le connaissant. En le voyant elle voit donc toutes choses.
4. L’intelligence n’est empêchée de connaître quelque chose que parce que celle-ci la dépasse. Mais aucune créature ne peut dépasser l’intelligence qui voit Dieu. En effet, saint Grégoire dit : « Toute créature devient minime pour l’âme qui voit le créateur. » Ceux qui voient Dieu en son essence connaissent donc toutes choses.
5. Toute puissance passive qui ne passe pas à l’acte est imparfaite. L’intellect possible de l’âme humaine est une puissance passive ordonnée à tout connaître, puisque « l’intellect possible est ce par quoi nous devenons toutes choses », comme dit saint Grégoire. Si donc dans la béatitude il ne connaissait pas toutes choses, il demeurerait imparfait, ce qui est absurde.
6. Tout homme qui voit un miroir y voit tout ce que ce miroir reflète. Or toutes choses sont comme reflétées dans le Verbe de Dieu, qui est la raison et l’image de tout. Les saints qui voient le Verbe par essence, voient donc toutes les créatures.
7. Les Proverbes disent : «Les justes obtiendront l’objet de leur désir. » Les saints désirent connaître toutes choses, puisque « tous les hommes, par nature, désirent connaître », et que la nature n’est point supprimée par la gloire. Dieu leur donnera donc de tout connaître.
8. L’ignorance est une sorte de châtiment de la vie présente. Or tout châtiment sera supprimé pour les saint s, dans la gloire. Donc aussi toute ignorance : ils connaîtront donc toutes choses.
9. La béatitude des saints est d’abord dans l’âme, puis dans le corps. Les corps des saints seront transformés dans la gloire pour être assimilés au corps du Christ, selon saint Paul aux Éphésiens. Les âmes seront donc perfectionnées aussi par la similitude de l’âme du Christ. Celle-ci voit toutes choses dans le Verbe. Toutes les âmes des saints verront donc toutes choses dans le Verbe.
io. L’intelligence comme le sens connaît tout ce dont elle reçoit en elle la similitude. Or l’essence divine représente toutes choses plus exactement que toute autre similitude des autres choses. Puisque, dans la vision bien heureuse, l’essence divine devient comme la forme de notre intelligence, il semble que les saints verront tout en Dieu.
ii. Aristote dit que : «si l’intellect agent devenait la forme de notre intellect possible, nous connaîtrions toutes choses. » Mais la divine essence contient la représentation de toutes choses plus clairement que l’intellect agent. L’intelligence, en voyant Dieu en son essence, connaît donc toutes choses.
12. Les anges inférieurs, qui ne connaissent pas toutes choses, sont illuminés au sujet de ce qu’ils ignorent, par les anges supérieurs. Mais après le jour du jugement un ange n’en éclairera plus un autre, car alors toute prééminence cessera, comme dit la Glose au sujet de l’Epître de saint Paul aux Corinthiens. Les anges inférieurs connaîtront alors toutes choses, et pour le même motif, tous les saints qui verront Dieu en son essence.
Cependant: comme dit Denys, « les anges supérieurs libèrent les inférieurs de leur ignorance «. Or les anges inférieurs voient l’essence divine; un ange qui voit cette essence peut donc quand même ignorer certaines choses. Et l’âme ne voit pas Dieu plus parfaitement qu’un ange. Il n’est donc point nécessaire que les âmes qui voient Dieu connaissent toutes choses.
En outre, le Christ seul possède l’esprit sans mesure, comme dit saint Jean. C’est en tant que tel qu’il connaît toutes choses dans le Verbe. C’est pourquoi, nous voyons dans le même passage, que « le Père a mis toutes choses dans sa main «. Nul autre que le Christ n’a donc le pouvoir de connaître toutes choses dans le Verbe.
De plus, plus un principe est connu parfaitement, plus on connaît à travers lui ses nombreux effets. Mais certains de ceux qui verront Dieu dans son essence le connaîtront plus parfaitement, lui qui est le principe de toutes choses. Certains connaîtront donc plus de choses que d’autres, et tous ne sauront pas tout.
Conclusion : Dieu, en connaissant son essence, connaît tout ce qui est, sera, a été. Et ce mode de connaissance est appelé connaissance de vision, parce qu’elle est semblable à la vision corporelle qui connaît toutes les choses présentes. En voyant son essence, Dieu connaît en outre tout ce qu’il est capable de faire, bien qu’il ne l’ait jamais réalisé et ne le réalisera pas. Sinon il ne connaîtrait point parfaitement sa puissance, car on ne connaît pas sa puissance si on en ignore les objets. C’est ce qu’on appelle connaître de science ou connaissance de simple intelligence.
Il est impossible qu’une intelligence créée, en voyant l’essence divine connaisse toutes les choses que Dieu peut faire. Plus un principe est connu parfaitement, plus on connaît de choses à travers lui, de même que dans un principe de démonstration, celui qui possède un esprit plus perspicace découvre plus de conclusions que celui qui a un esprit plus lent. Puisque le degré de la perfection divine correspond à ce dont elle est capable, si une intelligence voyait dans l’essence divine tout ce que Dieu est capable de faire, elle serait d’un degré de perfection égal, dans son acte de connaissance, à la perfection de la puissance divine réalisant ses effets: elle engloberait donc la puissance divine, ce qui est impossible pour tout esprit créé. Par contre, les choses que Dieu connaît par science de vision peuvent être connues dans le Verbe par un esprit créé, c’est-à-dire l’âme du Christ.
Au sujet de ceux qui, en dehors du Christ, voient l’essence divine, il y a deux opinions différentes : Les uns disent que tous ceux qui voient Dieu en son essence voient tout ce que Dieu voit par science de vision. Mais cela est en désaccord avec les affirmations des saint s, qui disent que les anges ignorent certaines choses, bien qu’il soit de foi qu’ils voient tous Dieu en son essence. Les autres disent que les autres que le Christ, bien qu’ils voient Dieu en son essence, ne voient pas tout ce que Dieu voit, parce qu’ils ne saisissent pas la plénitude de l’essence divine. Il n’est pas nécessaire que celui qui connaît une cause en connaisse tous les effets, s’il connaît intégralement la cause. Or cela n’est pas possible pour un esprit créé. C’est pourquoi chacun de ceux qui voient Dieu en son essence voit d’autant plus de choses en elle, qu’il la pénètre plus clairement : certains pourront donc en éclairer d’autres. De cette manière, la science des anges et des saint es âmes peut croître jusqu’au jour du jugement, comme les éléments qui appartiennent à la récompense accidentelle. Mais ensuite, cette science ne croîtra plus, car ce sera le dernier état des choses, et dans cet état il est possible que tous connaissent tout ce que Dieu connaît par sa science de vision.
Solutions: 1. Ce que dit Isidore : « Les anges savent dans le Verbe toutes choses avant qu’elles s’accomplissent «, ne peut se rapporter à ce que Dieu sait de science de simple intelligence, puisque ces choses ne se produiront jamais; elles ne peuvent être rapportées qu’à ce que Dieu connaît par science de vision. De ces choses, il ne dit pas que tous les anges les connaissent toutes, mais peut-être quelques- uns. Et ceux-là même qui les connaissent ne le font pas parfaitement. Dans une même chose on peut en effet considérer de multiples raisons intelligibles, comme diverses propriétés, et relations avec les autres choses : il est possible que tandis que deux personnes connaissent la même chose, l’une perçoive plus de raisons que l’autre et puisse les communiquer à l’autre. C’est pourquoi Denys dit que « les anges inférieurs reçoivent des anges supérieurs les raisons intelligibles des choses ». Les anges qui connaissent toutes les créatures ne perçoivent pas nécessairement tout ce qui est intelligible en elles.
2. De cette citation de saint Grégoire, il ressort que dans la vision béatifique nous est donné le pouvoir de tout connaître, puisque l’intermédiaire de notre connaissance sera alors l’essence divine elle-même, essence par laquelle il connaît tout. Mais le fait que tout ne sera pas compris est à mettre au compte des limites de notre intelligence créée, qui ne peut comprendre l’essence divine.
3. L’intelligence créée ne voit pas l’essence divine selon le mode d’être de cette essence, mais selon son mode propre, qui est limité; il n’est donc pas exigé que sa pénétration de connaissance en cette vision soit étendue infini ment jusqu’à la connaissance de toutes choses.
4. Le défaut de connaissance ne provient pas seulement d’un excès ou d’un défaut de ce qui est connaissable, mais aussi de ce que la raison connaissable n’est pas unie entièrement à l’intelligence : de même que la vue parfois ne voit pas une pierre, parce que l’image de cette pierre ne l’atteint pas. Bien que l’esprit qui voit Dieu soit uni à son essence divine, qui est le principe de toutes choses, il ne lui est pas uni en tant qu’elle est la raison (ou source intelligible) de toutes les choses, mais en tant qu’elle est la raison de quelques choses : et chacun pénètre d’autant plus l’essence divine qu’il y voit la raison de plus de choses.
5. Quand une puissance passive peut être perfectionnée par plusieurs perfections ordon nées l’une à l’autre, si elle est perfectionnée par la plus élevée de ces perfections, on ne dit pas qu’elle est imparfaite parce quelques dispositions précédentes lui manquent. Toute con naissance qui perfectionne l’intelligence créée est ordonnée, comme à sa fin, à la connaissance de Dieu. Donc, en voyant Dieu en son essence, même si on ne voyait rien d’autre, l’intelligence serait parfaite. Et elle n’est pas plus parfaite parce qu’elle connaît en même temps quelque autre chose, à moins que cela augmente sa connaissance de Dieu. C’est pourquoi saint Augustin dit : « Malheureux l’homme qui connaît toutes les choses créées et t’ignore. Bienheureux celui qui te connaît, même s’il ignore le reste. Celui qui te connaît, et aussi d’autres choses, n’en est pas plus heureux il n’est bienheureux qu’à cause de toi seul. »
6. Ce miroir est doué de volonté, et de même qu’il se montre à qui il veut, ainsi il manifeste en lui-même ce qu’il veut. Ce n’est point comme le miroir matériel qui n’a pas le pouvoir de se faire voir ou non. - On pourrait dire aussi que dans le miroir matériel les choses reflétées, comme le miroir lui-même, apparaissent sous leur propre forme. Bien que ce miroir apparaisse grâce à la forme qu’il reçoit de la réalité, tandis que la pierre réfléchie par lui, n’est vue que par sa propre forme qui est réfléchie par autre chose qu’elle-même. Par la même raison on connaît l’un et l’autre. Au contraire, dans le miroir incréé, on voit quelque chose par la forme du miroir lui-même, comme un effet est vu à travers la connaissance de sa cause, et vice versa. Il n’est donc pas nécessaire que qui voit le miroir éternel voie tout ce qui s’y trouve contenu. En effet, quelqu’un qui voit une cause ne voit pas nécessairement tous ses effets, à moins qu’il n’ait une connaissance exhaustive de cette cause.
7. Le désir qu’ont les saints de tout connaître est assouvi seulement par la vue de Dieu, de même que leur désir de posséder tous les biens sera satisfait par la possession de Dieu. De même que Dieu, bonté parfaite, comble tout amour de bien, et que sa possession procure de quelque manière tous les biens, de même sa vue donne une satisfaction totale à l’intelligence. Comme dit saint Jean : « Seigneur, montrez-nous le Père, et cela nous suffit. »
8. L’ignorance proprement dite marque une privation de quelque chose : comme telle, elle est une peine; elle est alors la privation de la connaissance de choses qui devraient être connues ou qu’il est nécessaire de connaître. Dans la patrie céleste, les saints ne seront privés d’aucune connaissance de ce genre. Mais parfois, on prend le mot ignorance pour signifier n’importe quelle absence d’une connaissance.
En ce sens, les anges et les saints ignoreront certaines choses dans la patrie. C’est pourquoi Denys dit que « les anges sont libérés de l’ignorance ». Ainsi comprise, l’ignorance n’est pas un châtiment, mais seulement une déficience. Et il n’est point nécessaire que toute déficience de ce genre disparaisse dans la gloire : dans le même sens, on pourrait dire que c’était un défaut pour le Pape Lin de ne point parvenir à la gloire de saint Pierre.
9. Notre corps sera conforme â celui du Christ dans la gloire, en similitude mais non en égalité: il sera lumineux comme le corps du Christ, mais non également. De même notre âme possédera la gloire â la ressemblance de l’âme du Christ, mais non également. Elle possédera donc la science comme l’âme du Christ, mais non autant. Elle ne saura pas toutes choses comme l’âme du Christ.
10. Bien que l’essence divine soit le principe de toutes les choses connaissables, ce n’est pas en tant que principe de toutes choses qu’elle sera unie à l’intelligence créée. L’argument proposé ne vaut donc pas.
11. L’intellect agent est la forme proportionnée à l’intellect possible, de même que la puissance de la matière est proportionnée à la puissance naturelle : de telle sorte que tout ce qui est dans la puissance passive de la matière, ou de l’intellect possible, se trouve dans la puissance active de l’intellect agent, ou de l’agent naturel. C’est pourquoi, si l’intellect agent devient la forme de l’intellect possible, celui-ci doit connaître tout ce à quoi s’étend la puissance de l’intellect agent. Mais l’essence divine n’est pas une forme qui serait proportionnée de cette manière à notre intelligence. La comparaison ne vaut donc pas.
12. Rien n’empêche de dire qu’après le jour du jugement, quand la gloire des hommes et des anges sera totalement achevée, tous les bienheureux sauront tout ce que Dieu connaît de science de vision, bien que tous ne voient pas toutes choses dans l’essence divine. Mais l’âme du Christ verra alors pleinement toutes choses, comme elle le voit déjà maintenant. Les autres âmes verront alors plus ou moins de choses, selon le degré de clarté de leur connaissance de Dieu c’est ainsi que l’âme du Christ illuminera les autres âmes au sujet de ce qu’elle voit mieux qu’elles dans le Verbe. C’est pourquoi l’Apocalypse dit que « la clarté de Dieu illuminera la cité de Jérusalem, et sa source de lumière est l’Agneau. » De même les supérieurs illumineront les inférieurs, non par une nouvelle illumination qui augmenterait la science des inférieurs, mais par une sorte de prolongation d’illumination comme si on imagine que le soleil au repos illumine l’air. C’est pourquoi Daniel dit que «ceux qui enseignent à beaucoup la justice, brilleront comme les étoiles pour l’éternité. » La prééminence des divers ordres cessera seulement quant aux choses qu’ils exercent actuellement à notre égard par leurs ministères subordonnés l’un à l’autre, comme cela ressort de la Glose de ce texte.
Traitons maintenant de la béatitude des saints et de leurs demeures. Nous poserons trois questions : 1. La béatitude des saints croît-elle après le jugement ? - 2. Convient-il de désigner les degrés de béatitude par le terme de demeures ? - 3. Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité ?
Objections : 1. Il semble que non. Plus une chose parvient à la ressemblance avec Dieu, plus elle participe parfaitement à sa béatitude. L’âme séparée du corps est plus semblable à Dieu que quand elle est unie au corps. La béatitude est donc plus grande avant qu’elle reprenne son corps.
2. Une force unifiée est plus puissante que si elle est divisée. Mais l’âme hors du corps est plus unifiée que dans le corps. Sa puissance d’action est donc plus grande, et ainsi elle participe plus parfaitement à la béatitude qui consiste en un acte.
3. La béatitude consiste en un acte de l’intelligence spéculative. Mais l’intelligence dans son acte n’implique pas un organe corporel. La reprise du corps ne donnera donc pas à l’âme la possibilité de comprendre plus parfaitement. La béatitude de l’âme ne sera donc pas plus grande après sa résurrection.
4. Rien de plus grand que l’infini un être fini ajouté à l’infini ne le grandit pas. Mais l’âme bienheureuse avant la résurrection du corps possède la béatitude puisqu’elle jouit d’un bien infini, Dieu. Après la résurrection du corps, elle ne jouira pas d’autre chose, sauf peut-être de la gloire du corps, qui est un. bien fini. La joie qui suivra la reprise du corps ne sera donc pas plus grande qu’auparavant.
Cependant: à propos de l’Apocalypse, la Glose ordinaire dit : « Actuellement, les âmes des saints se trouvent sous les autels, c’est-à-dire dans une moindre dignité que plus tard. Leur béatitude sera donc plus grande après la résurrection qu’après leur mort.
En outre, la béatitude est accordée aux bons comme récompense, comme la souffrance est infligée aux méchants. Mais la souffrance des méchants sera plus grande après la reprise de leur corps, car ils seront punis non seule ment dans l’âme mais dans le corps. La béatitude des saints sera donc plus grande après la résurrection des corps.
Conclusion : Il est manifeste que la béatitude des saints sera augmentée en étendue après la résurrection, car elle ne sera plus seulement de l’âme, mais aussi du corps. Et la béatitude de l’âme elle-même sera accrue en étendue puisqu’elle ne jouira pas seulement de son propre bien, mais aussi du bien du corps. On peut même dire que la béatitude de l’âme sera accrue en intensité. Le corps de l’homme peut, en effet, être considéré de deux manières : d’une part, en tant qu’il peut être perfectionné par l’âme; d’autre part, selon qu’il y a en lui quelque chose qui gêne l’âme dans ses opérations, parce qu’elle ne parvient pas à le perfectionner totalement. Selon la première manière de considérer le corps, son union avec l’âme ajoute à celle-ci quelque perfection, puisque toute partie est imparfaite et se complète dans son tout : le tout se comporte à l’égard de la partie comme la forme à l’égard de la matière. L’âme est donc plus parfaite dans son existence naturelle quand elle est dans le tout, c’est-à-dire dans l’homme composé de l’âme et du corps, que quand elle est une partie séparée. Mais l’union avec le corps, dans la seconde manière de considérer, empêche la perfection de l’âme
c’est pourquoi la Sagesse dit que « le corps qui se corrompt, appesantit l’âme. « Si donc on enlève du corps tout ce par quoi il résiste à l’action de l’âme, celle-ci sera absolument parlant plus parfaite dans ce corps que séparée de lui. Plus une chose est parfaite en son être, plus elle peut agir parfaitement. L’opération de l’âme unie à un tel corps sera donc plus parfaite que celle de l’âme séparée. Tel sera le corps glorieux, entièrement soumis à l’esprit. Puisque la béatitude consiste en une opération, celle de l’âme sera plus parfaite après la reprise du corps qu’auparavant. Tout être imparfait tend à sa perfection. L’âme séparée tend naturellement vers son union avec le corps; et à cause de cette tendance, qui vient d’une imperfection, l’opération par laquelle elle tend vers Dieu est moins intense. C’est ce que dit saint Augustin : « Par le désir du corps, l’âme est retardée dans sa tendance totale vers ce bien suprême. »
Solutions: 1. L’âme unie au corps glorieux est plus semblable à Dieu que quand elle en est séparée, parce que, en lui étant unie, elle possède plus parfaitement l’existence. En effet, plus une chose existe parfaitement, plus elle est semblable à Dieu : ainsi le coeur, dont la perfection vitale consiste dans le mouvement, est plus semblable à Dieu quand il se meut que quand il se repose, bien que Dieu ne se meuve jamais.
2. La puissance qui par nature doit être dans la matière est plus puissante quand elle se trouve dans la matière que quand elle en est séparée, bien que, absolument parlant, la puissance soit supérieure quand elle est séparée de la matière.
3. Bien que l’âme ne se serve pas du corps dans l’acte de connaissance, cependant la perfection du corps contribue de quelque manière à la perfection de l’opération intellectuelle, en tant que l’âme, par l’union avec le corps glorieux, sera plus parfaite en sa nature, et donc plus efficace dans son opération. C’est pourquoi le bien du corps lui-même coopérera, pour ainsi dire instrumentalement, à l’opération en laquelle consiste la béatitude. Aristote dit que les biens extérieurs coopèrent instrumentalement à la félicité de la vie.
4. Bien que le fini ajouté à l’infini ne le grandisse pas, il lui ajoute quand même quelque chose parce que fini et infini sont deux choses, tandis que l’infini en lui-même n’en est qu’une. L’extension dans la joie ne la rend pas plus grande mais plus intense. C’est pourquoi la joie augmente en étendue quand elle porte sur Dieu et sur la gloire du corps et non seulement sur Dieu. La gloire du corps coopérera à l’intensification de la joie au sujet de Dieu, en tant qu’elle perfectionnera l’opération par laquelle l’âme adhère à Dieu. En effet, plus une opération est parfaite, plus la jouissance est grande, comme cela ressort de ce que nous avons dit.
Objections 1. Il semble que non. Car la béatitude contient l’idée de récompense, et la demeure ne signifie rien qui ait trait à une récompense.
2. La demeure semble signifier un lieu. Mais le lieu dans lequel les saints sont heureux n’est point corporel, mais spirituel c’est Dieu, indivisible. Il n’y a donc en lui qu’une demeure. Les divers degrés de béatitude ne doivent donc pas être appelés demeures.
3. De même que dans le ciel il y aura des hommes de mérites inégaux, de même il en est ainsi actuellement dans le purgatoire, et il en fut ainsi dans les limbes des Pères.
Cependant: nous lisons en saint Jean: « Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures. » Et saint Augustin l’explique par les divers degrés de récompense.
En outre, dans toute cité organisée, il y a des différences de demeures. Mais la patrie céleste est comparée à une cité, comme on le voit dans l’Apocalypse. On doit donc y distinguer diverses demeures selon les divers degrés de béatitude.
Conclusion : Le mouvement local est le premier de tous les mouvements : c’est pour quoi, selon Aristote, les noms de mouvement, de distance et des autres choses connexes sont dérivés du mouvement local pour tous les autres mouvements. La fin du mouvement local est le lieu, dans lequel la chose une fois parvenue demeure en repos et s’y conserve. C’est pourquoi, à propos de tout mouvement, le repos auquel a abouti finalement le mouvement se nomme situation ou demeure. Et puisque le nom de mouvement est appliqué même aux actes. de l’appétit sensible et de la volonté, le fait d’atteindre la fin de ces mouvements s’appelle demeure ou position dans la fin. On donne donc le nom de diverses demeures aux diverses manières d’atteindre sa fin ultime. L’unité de la demeure correspond à l’unité de la béatitude considérée en son objet, et la pluralité des demeures correspond aux différences qui se trouvent dans la béatitude, considérée dans les bienheureux. Nous voyons aussi dans les choses naturelles que le lieu élevé vers lequel tendent les corps légers est le même pour tous, mais chacun d’entre eux en approche plus ou moins selon son degré de légèreté : ils ont donc des demeures différentes selon leur différence de légèreté.
Solutions : 1. La demeure inclut la notion de fin et par conséquent celle de récompense qui est la fin du mérite.
2. Bien qu’il n’y ait qu’un seul lieu spirituel, il y a divers degrés de rapprochement à. son égard : cela constitue les diverses demeures.
3. Ceux qui étaient dans les limbes ou sont maintenant dans le purgatoire ne sont point parvenus à leur fin : il n’y a donc pas de demeures dans le purgatoire ou les limbes, mais seulement dans le paradis et l’enfer, où se trouve la fin des bons et des méchants.
Objections 1. Il semble que non, puisque nous lisons en saint Matthieu : « Il a donné à chacun selon sa propre vertu. « Or la vertu de chaque chose est sa puissance naturelle. Les dons de la grâce et de la gloire sont donc distribués selon les divers degrés de vertu naturelle.
2. Le Psalmiste dit « Tu rendras à chacun selon ses oeuvres. » Mais ce que Dieu rendra est la mesure de la béatitude. Les degrés de celle-ci sont donc distingués selon la diversité des oeuvres, et non selon celle de la charité.
3. La récompense est due aux actes et non aux dispositions : c’est pourquoi « ce ne sont pas les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui luttent », comme dit Aristote dans les Ethiques, et saint Paul à Timothée : « Seul sera couronné celui qui aura combattu selon les règles. » La béatitude est une récompense. Ses divers degrés correspondent donc à ceux des oeuvres et non à ceux de la charité.
Cependant: plus quelqu’un sera uni à Dieu, plus il sera heureux. Mais la manière d’adhérer à Dieu dépendra du degré de charité. La diversité de la béatitude correspondra donc à la différence de charité.
En outre, « le simple suit le simple et le plus suit le plus ». Posséder simplement la béatitude suit la simple possession de la charité; donc la possession d’une plus grande béatitude suit celle d’une plus grande charité.
CoNcLUsION : Il y a deux principes qui distinguent les demeures ou degrés de béatitude : l’un proche, l’autre éloigné. Le proche est la disposition différente des bienheureux, selon laquelle s’établit en eux une diversité de perfection dans l’opération de la béatitude; tandis que le principe éloigné est le mérite grâce auquel ils ont obtenu cette béatitude. Selon la première manière, on distingue des demeures d’après la charité dans le ciel, qui plus elle est parfaite, plus elle rendra le bien heureux capable de recevoir la divine clarté, dont l’augmentation accroît la perfection de la vision de Dieu. Selon la seconde manière, on distingue des demeures d’après la charité de la vie sur terre. Notre acte en effet n’est pas méritoire dans sa substance même, mais à cause de la disposition de vertu qui le pénètre. Or la puissance du mérite dans toutes les vertus provient de la charité qui a pour objet notre fin même. C’est pourquoi la diversité de mérite revient tout entière à la diversité de charité. Et ainsi notre charité d’ici-bas distingue les demeures à la manière du mérite.
Solutions 1. La vertu ne doit pas être prise ici seulement en tant que capacité naturelle, mais en tant que capacité naturelle à laquelle s’ajoute l’effort pour recevoir la grâce : alors la vertu devient comme une disposition matérielle à la mesure de la grâce et de la gloire future. Mais la charité constitue formellement la mesure de la gloire : c’est pourquoi la distinction du degré de gloire vient du degré de charité plutôt que de celui de la vertu naturelle.
2. Les oeuvres ne méritent une récompense de gloire qu’en tant qu’elles sont pénétrées par la charité. Les divers degrés de gloire correspondent donc à ceux de la charité.
3. Bien que la disposition de la charité ou de toute vertu ne constitue pas le mérite auquel est due la récompense, elle est cependant le principe et toute la raison du mérite de l’acte. Les récompenses se distinguent donc selon sa diversité, bien que l’on puisse attribuer un certain degré de mérite d’après le genre même de l’acte, non pas pour la récompense essentielle, qui est la jouissance de Dieu, mais pour une certaine récompense accidentelle, qui est la jouissance de quelque bien créé.
Voyons maintenant le comportement des saints envers les damnés, et posons trois questions : 1. Les saints voient-ils les souffrances des damnés ? - 2. Ont-ils pour eux de la compassion ? - 3. Sont-ils satisfaits de les voir souffrir ?
Objections : 1. Il semble qu’ils ne les verront pas. La distance entre les damnés et les bienheureux est plus grande que celle qui sépare ceux-ci des hommes de la terre. Mais les bienheureux ne voient pas les événements des hommes de la terre, puisque, à propos d’Isaïe : « Abraham nous a ignorés », la Glose dit : «Les morts, même saint s, ignorent ce que font les vivants, fussent-ils leurs propres fils. « Ils voient donc moins encore les souffrances des damnés.
2. La perfection de la vision dépend de l’objet à voir. Aristote dit que «la plus parfaite opération du sens de la vue est celle de ce sens quand il est le mieux disposé à voir le plus bel objet visible ». Donc, au contraire, la laideur de l’objet à voir produit une imperfection dans la vision. Il n’y aura aucune imperfection chez les bienheureux ils ne verront donc pas les misères des damnés, dans lesquelles il y a une extrême laideur.
Cependant: Isaïe dit : «Ils sortiront et verront les cadavres des hommes qui se sont révoltés contre moi. » Et la Glose ajoute «Les élus sortiront par leur intelligence ou par une vision directe, pour être davantage enthousiasmés dans la louange de Dieu. »
Conclusion: Rien ne doit être enlevé aux bienheureux de ce qui appartient à leur béatitude. Une chose est mieux connue par contraste avec son contraire, car les contraires quand ils se rapprochent sont mieux mis en lumière. C’est pourquoi, pour que la béatitude des saints leur plaise davantage, et qu’ils en rendent à Dieu de meilleures actions de grâces, il leur est donné de voir parfaitement les souffrances des impies.
Solutions : 1. La Glose parle ici des saints décédés, selon leur possibilité naturelle. Par celle-ci, il n’est en effet pas nécessaire qu’ils parviennent à la connaissance de tout ce qui se passe chez les vivants. Mais les saints qui sont dans le ciel, connaissent clairement tout ce qui arrive chez les hommes de la terre et chez les damnés. C’est pourquoi saint Grégoire dit : «A propos des âmes des saint s, on ne peut point penser ce que dit Job (à savoir «que ses fils soient nobles ou misérables, il ne connaîtra pas... »), parce que pour ceux qui possèdent la clarté de Dieu, on ne peut en aucune manière croire qu’il y ait en dehors de Dieu quoi que ce soit qu’ils ignorent »
2. Bien que la beauté de l’objet vu contribue à la perfection de la vue, cependant la laideur de l’objet peut ne pas entraîner d’imperfection de la vision. Les représentations des choses, par lesquelles on connaît les contraires, ne sont pas contraires dans l’âme. C’est pourquoi Dieu, qui a la plus parfaite des connaissances, voit toutes les choses, belles comme laides.
Objections: 1. Cela semble. La compassion procède de la charité. Les bienheureux auront une très parfaite Charité : ils compatiront donc pleinement aux souffrances des damnés.
2. Les bienheureux ne seront jamais aussi éloignés de la compassion que Dieu peut l’être. Mais Dieu a de quelque manière de la compassion pour nos misères (d’où son titre de miséricordieux), et aussi les anges. Les bienheureux ont donc de la compassion pour les souffrances des damnés.
Cependant: toute personne qui compatit devient de quelque manière participante à la souffrance d’autrui. Mais les bienheureux ne peuvent point participer à aucune souffrance. ils n’ont donc point de compassion pour les souffrances des damnés.
Conclusion: : La miséricorde ou compassion peut se trouver en quelqu’un de deux manières : soit par passion, soit par un acte de choix de la volonté. Chez les bienheureux il n’y aura pas de passion dans la partie inférieure de leur nature, sauf à la suite d’un choix de la raison. Il n’y aura donc chez eux de compassion ou de miséricorde qu’à la suite d’un tel choix de la raison. Une telle élection de la raison ne peut faire naître la miséricorde ou la compassion que si quelqu’un veut que le mal d’autrui soit éloigné : point de compassion si nous ne voulons pas raisonnablement que les maux d’autrui soient écartés. Tant que les pécheurs sont en ce monde, ils se trouvent dans un tel état qu’ils peuvent être libérés de leur misère et de leur péché sans préjudice pour la justice divine, et être introduits dans la béatitude. La compassion est donc possible envers eux, par choix de la volonté (comme Dieu, les anges et les saints compatissent en voulant leur salut) ou par passion, comme les hommes bons compatissent aux pécheurs qui sont encore dans la vie terrestre. Mais dans l’au-delà, les pécheurs ne pourront plus sortir de leur misère. Il n’y aura donc plus de possibilité d’une compassion, voulue avec rectitude, à l’égard de leurs souffrances. Les bienheureux qui seront dans la gloire n’auront donc aucune compassion pour les damnés.
Solutions : 1. La charité est source de compassion quand nous pouvons à cause d’elle vouloir l’éloignement de la souffrance d’autrui. Mais les saints ne peuvent pas vouloir cela par charité à l’égard des damnés, puisque ce serait contraire à la justice divine.
2. Dieu est miséricordieux en tant qu’il va au secours de ceux qui, selon l’ordre de sa sagesse et de sa justice, peuvent être libérés légitimement il ne peut pas avoir pitié des damnés, sauf en les punissant moins qu’ils ne le méritent.
Objections : 1. Cela ne semble pas : se réjouir du mal d’autrui se rattache à la haine. Dans les bienheureux il n’y en aura pas. Ils ne se réjouiront donc pas des souffrances des damnés.
2. Les bienheureux au ciel seront tout à fait conformes à Dieu. Mais « Dieu ne se réjouit pas de nos peines ». Donc pas davantage les bien heureux.
3. Ce qui est réprouvable chez l’homme de la terre ne peut aucunement se trouver en celui du ciel. Mais ici-bas il est tout à fait condamnable de se réjouir des peines d’autrui, et très louable de s’en affliger. Donc, les bienheureux ne se réjouiront aucunement des peines des damnés.
Cependant: le Psalmiste dit : « Le juste se réjouira en voyant la vengeance. »
En outre, Isaïe dit que les cadavres des révoltés « donneront une vision de satiété à toute chair ». Mais la satiété signifie l’assouvissement de l’esprit. Les bienheureux jouiront donc des peines des impies.
Conclusion: Une chose peut être occasion de joie de deux manières : ou bien, par soi, quand on se réjouit d’une chose pour elle- même; et de cette manière les saints ne se réjouiront pas des peines des impies. Ou bien par accident, c’est-à-dire à cause de quelque chose qui s’y ajoute; et ainsi les saints se réjouiront des peines des impies en considérant l’ordonnance de la divine justice pour ceux-ci, et leur libération personnelle, source de joie. Ainsi la justice divine et la libération des bienheureux seront par elles-mêmes causes de joie, tandis que la peine des damnés ne le sera que par accident.
Solutions : 1. Se réjouir du mal d’autrui, en soi, appartient à la haine, mais non pas se réjouir de ce mal à cause d’une autre circonstance qui s’y rattache. De cette manière, il arrive même que quelqu’un se réjouisse de son propre mal : si, par exemple, quelqu’un se réjouit de ses proches souffrances en tant qu’elles lui procurent du mérite pour le ciel.
saint Jacques dit : « Frères, quand vous tombez en diverses tentations, considérez-le comme une joie. »
2. Bien que Dieu ne se réjouisse pas des peines en tant que telles, il s’en réjouit en tant qu’elles sont ordonnées à sa justice.
3. Chez l’homme de la terre, il n’est pas louable de se réjouir, en soi, des peines des autres; mais cela devient louable s’il s’en réjouit en tant qu’elles sont liées à quelque bien. Cependant, il y a cette différence entre l’homme de la terre et celui du ciel : en celui de la terre, les passions naissent fréquemment sans jugement de sa raison; et pourtant, elles sont parfois louables, en tant qu’elles indiquent une bonne disposition de l’esprit : comme les mouvements de honte, ou de miséricorde, ou de regret du mal. Chez les hommes du ciel, il ne peut y avoir de passion qui ne suive pas un jugement de la raison.
Considérons maintenant les dots des bien heureux. Cinq questions se posent à leur sujet
1. Doit-on attribuer des dots aux bienheureux ? - 2. La dot diffère-t-elle de la béatitude ? - 3. Appartenait-il au Christ d’avoir des dots ? 4. Et aux anges ? - 5. Convient-il d’assigner trois dots à l’âme ?
Objections : 1. Il semble que non. La dot, selon le droit, est donnée à l’époux pour supporter les charges du mariage. Mais les saints ne font pas figure d’époux, mais plutôt d’épouses, en tant qu’ils sont membres de l’Église. Ils ne doivent donc pas recevoir de dot.
2. Les dots, selon le droit, ne sont point données par le père de l’époux, mais par celui de l’épouse. Or tous les dons de la béatitude sont remis aux bienheureux par le père de l’Époux, c’est-à-dire du Christ. Nous voyons en saint Jacques : « Tout don excellent et tout don parfait vient d’en-haut, descendant du Père des lumières ». Ces dons faits aux bien heureux ne doivent donc pas être appelés des dots.
3. Dans le mariage charnel, on donne des dots pour faciliter les charges du mariage. Dans le mariage spirituel, il n’y a point de charges, surtout dans l’Église triomphante. Il n’y a donc pas à donner de dots.
4. Les dots ne sont données qu’à cause du mariage. Mais le mariage spirituel est contracté avec le Christ par la foi, dans l’état de l’Église militante. Si donc à cause de ce mariage des dots doivent être données aux bienheureux, elle devraient l’être aussi tandis qu’ils sont sur terre. Mais cela ne leur convient pas; donc, pas non plus aux bienheureux.
5. Les dots font partie de ces biens extérieurs qu’on nomme biens de la fortune. Mais les récompenses des bienheureux sont des biens d’ordre intérieur. On ne doit donc pas les appeler dots.
Cependant: saint Paul dit aux Éphésiens « Ce sacrement est grand; je vous le dis dans le Christ et dans l’Église. » Cela montre que le mariage spirituel est évoqué par le mariage charnel. Mais dans le mariage charnel, l’épouse est dotée pour entrer dans la maison de l’époux. Donc, quand les saints pénètrent dans la mai son du Christ pour entrer dans la béatitude, il semble qu’ils soient dotés de divers dons.
En outre, les dots dans le mariage corporel sont données comme agrément du mariage. Le mariage spirituel est plus délectable que le mariage corporel. On doit donc lui joindre des agréments fort grands.
De plus, les parures des épouses font partie de la dot. Mais les saints sont ornés pour entrer dans la gloire, comme dit Isaïe : « Il m’a revêtu des vêtements du salut, comme l’épouse ornée par ses servantes. » Les saints auront donc des dots dans la patrie céleste.
Conclusion : Il n’est pas douteux que les bienheureux, quand ils entrent dans la gloire, reçoivent de Dieu des dons pour leur ornementation, et ces dons honorifiques sont appelés dots par les maîtres spirituels. C’est pourquoi on définit ainsi la dot dont nous parlons ici « La dot est un ornement perpétuel de l’âme et du corps, s’ajoutant à leur vie, et persévérant sans interruption dans la béatitude. éternelle. » Et cette description est comparée à la dot corporelle qui orne l’épouse et apporte au mari de quoi pouvoir nourrir l’épouse et les enfants; cependant la dot de l’épouse est conservée sans pouvoir disparaître, afin que si le mariage était dissous, elle revienne à l’épouse. Mais dans l’interprétation de ce nom, nous trouvons diverses opinions.
Certains disent que la dot ne doit pas être considérée en comparaison avec le mariage corporel, mais que c’est là une manière de parler par laquelle on désigne toute perfection ou ornement de n’importe quel homme comme on dit de quelqu’un qu’il est doté de science parce qu’il brille par sa science. Ovide s’est servi ainsi du mot dot, quand il dit « Efforce-toi de plaire par toute dot qui peut plaire. » Mais cela ne semble aucunement convenir, car quand un nom est créé pour désigner principalement une chose, il n’est pas d’usage de l’appliquer à autre chose qui n’a pas avec elle quelque ressemblance. Puis que, dans son acception première, la dot est liée au mariage charnel, il est nécessaire que dans toutes ses autres acceptions il y ait une ressemblance avec la première signification.
D’autres disent que cette similitude consiste en ce que la dot signifie proprement le don qui. dans le mariage corporel, est donné à l’épouse par l’époux quand elle pénètre en sa maison, don qui contribue à la parure de l’épouse: cela ressort de ce que Sichem dit à Jacob et à ses fils : « Augmentez la dot et demandez des présents, » et « Si quelqu’un a séduit une vierge et a dormi avec elle, qu’il la dote, et la prenne comme épouse.» C’est pourquoi l’orne ment que le Christ donne à ses saints en les introduisant dans la demeure de gloire est appelé dot. Cependant, cela est manifestement contraire à ce que disent les juristes, auxquels il appartient de traiter ces choses. Ils déclarent que la dot est, à proprement parler, «une donation faite de la part de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, à cause de la charge du mariage que l’homme doit supporter», tandis que ce que l’époux donne à l’épouse est appelé » donation pour les noces ». C’est dans ce sens qu’il est parlé de dot au livre des Rois, quand il est dit : « Pharaon, roi d’Egypte, prit Gazer et la donna en dot à sa fille, épouse de Salomon. » Les auteurs cités ne s’opposent pas à cela. Car bien qu’il soit d’usage que des dots soient données par les parents de la fille, cependant il arrive parfois que l’époux ou son père donne des dots à la place du père de la fille. Cela se produit de deux manières : soit à cause d’un grand amour pour l’épouse, comme cela eût lieu pour Hamor, père de Sichem, qui voulut donner la dot, qu’il aurait dû recevoir, à cause de l’amour ardent de son fils pour la jeune fille; ou bien cela a lieu comme une réparation de l’époux pour assigner une dot à la vierge violée par lui, tandis que le père de cette vierge aurait dû la donner. Et c’est de cela que parle Moïse dans le texte cité.
C’est pourquoi, selon une autre opinion, on doit dire que la dot est proprement, dans le mariage corporel, ce qui est donné par ceux qui sont du côté de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, pour supporter les charges du mariage, comme nous l’avons dit. Mais alors il reste la difficulté d’adopter cette signification au cas présent, puisque les ornements de la béatitude sont donnés à l’épouse spirituelle par le père de l’époux. Cela sera éclairé par la solution des objections.
Solutions : 1. Bien que des dots soient remises à l’époux, dans le mariage charnel, pour son usage, cependant la propriété et le domaine en demeurent à l’épouse, comme cela ressort du fait que, en cas de dissolution du mariage, la dot demeure à l’épouse, selon le droit. Ainsi aussi dans le mariage spirituel, les ornements eux-mêmes qui sont donnés à l’épouse spirituelle, à savoir l’Église dans ses membres, appartient à l’époux en tant qu’ils tendent à sa gloire et à son honneur, et à l’épouse en tant qu’ils la parent.
2. Le père de l’époux, Jésus-Christ, est la personne même du Père. Or le père de l’épouse est toute la Trinité : les effets produits dans les créatures remontent en effet à toute la Trinité. C’est pourquoi les dots, dans le mariage spirituel, sont données à proprement parler plus par le père de l’épouse que par celui de l’époux. Pourtant cette attribution, bien que faite par les trois personnes, peut être appro priée à chacune d’elles de quelque manière
à la personne du Père, en tant qu’il donne, puisqu’en lui est l’autorité : la paternité lui est appropriée à l’égard des créatures de telle sorte qu’il est à la fois père de l’épouse et de l’époux; elle est attribuée à la personne du Fils, en tant qu’elle est donnée à cause de lui et par lui; elle est attribuée au Saint -Esprit, en tant qu’elle est donnée en lui et selon lui, car l’amour est la source de toute donation.
3. Ce qui est accompli par les dots, c’est-à-dire l’allégement donné au poids du mariage, convient par soi aux dots, tandis que lui convient seulement par accident ce qui est écarté par elles, c’est-à-dire la charge du mariage qu’elles réduisent; de même qu’il convient par soi à la grâce de faire un être juste, tandis que c’est par accident qu’elle transforme un impie en juste. Donc, bien que dans le mariage spirituel il n’y ait point de charges, cependant il s’y trouve une grande jouissance. Et les dots sont données à l’épouse pour perfectionner cette jouissance, afin que par elles, elle soit unie plus agréablement à l’époux.
4. Les dots n’étaient pas données à l’épouse à ses épousailles, mais quand elle était amenée à la maison de l’époux pour y demeurer présente. Comme dit saint Paul: « Tant que nous sommes en cette vie, nous sommes en marche vers le Seigneur. » Les dons qui sont conférés aux saints en cette vie ne s’appellent donc pas des dots, mais seulement ceux qui leur sont conférés quand ils entrent dans la gloire, où ils jouissent de la présence de l’époux.
5. Dans le mariage spirituel, c’est l’ornement intérieur qui est requis. Le Psalmiste dit « La gloire de la fille du roi est au-dedans. » Mais dans le mariage corporel, c’est l’ornement extérieur qui est requis. Il n’est donc pas nécessaire que ces dots extérieures soient données dans le mariage spirituel comme dans le mariage corporel.
Objections : 1. Il semble que ce soit la même chose. La définition de la dot est, avons-nous vu, « un ornement du corps et de l’esprit qui persévère sans interruption dans la béatitude éternelle ». Mais la béatitude de l’âme est déjà son ornement : elle constitue donc elle-même la dot.
2. La dot est quelque chose par quoi l’épouse est unie à l’époux d’une manière agréable. Dans le mariage spirituel la béatitude joue ce rôle : elle est donc elle-même une dot.
3. La vision, selon saint Augustin, « est la substance de la béatitude ». Mais la vision est une des dots. La béatitude est donc une dot.
4. La fruition rend heureux. Elle est une des dots. La dot rend donc heureux : la béatitude est donc une dot.
5. Selon Boèce, « la béatitude est un état rendu parfait par l’accumulation de tous les biens ». Mais l’état des bienheureux est perfectionné par les dots : celles-ci sont donc une partie de la béatitude.
Cependant: la dot se donne sans être méritée. La béatitude n’est pas donnée, mais elle est accordée aux mérites. Elle n’est donc pas une dot.
En outre, il n’y a qu’une béatitude, tandis qu’il y a plusieurs dots. Ce n’est donc pas la même chose.
De plus, la béatitude se trouve dans l’homme en ce qu’il y a de meilleur en lui, comme dit Aristote. Mais la dot se trouve aussi dans le corps. Ce n’est donc pas la même chose.
Conclusion: A ce sujet deux opinions sont émises : certains disent que la béatitude et la dot sont la même chose en fait, mais diffèrent en leur notion, car la dot regarde le mariage spirituel entre le Christ et l’âme, mais non la béatitude. Mais cela n’est pas possible, car la béatitude consiste en une opération, tandis que la dot n’est pas une opération mais plutôt une qualité ou une disposition. C’est pourquoi d’autres disent que la béatitude et la dot diffèrent même dans la réalité la béatitude est l’opération parfaite grâce à laquelle l’âme bienheureuse est unie à Dieu, tandis que les dots sont des manières d’être, des dispositions ou d’autres qualités qui sont ordonnées à la perfection de cette opération De la sorte, les dots sont ordonnées à la béatitude, plutôt qu’elles n’en sont des parties.
Solutions: 1. La béatitude proprement dite n’est pas un ornement de l’âme, mais quelque chose qui provient de l’ornement de l’âme, puisqu’elle est une opération, tandis que l’ornement est un embellissement du bien heureux lui-même.
2. La béatitude n’est pas ordonnée à l’union de l’âme avec le Christ : elle est cette union elle-même qui consiste en une opération, tandis que les dots sont des dons qui disposent à cette union.
3. La vision peut être prise en deux sens. Comme acte, c’est l’acte même de la vision, et ainsi elle n’est pas une dot, mais la béatitude elle-même. Comme manière d’être, c’est-à-dire comme disposition qui contribue à cette opération, ou comme clarté de gloire par laquelle l’âme est éclairée par Dieu pour le voir : ainsi elle est une dot, et le principe de la béatitude, mais non la béatitude elle-même.
4. Cela vaut aussi pour la fruition.
5. La béatitude rassemble tous les biens, non comme parties de son essence, mais comme ordonnés de quelque manière la béatitude, comme il est dit plus haut.
Objections : 1. Il semble que cela con vienne. En effet, les saints dans la gloire sont conformes au Christ, saint Paul dit aux Philippiens : « Il restaurera notre corps de faiblesse en le rendant conforme à son corps de lumière. » Le Christ a donc aussi des dots.
2. Dans le mariage spirituel, des dots sont données par ressemblance avec le mariage corporel. Dans le Christ nous trouvons une sorte de mariage spirituel, d’un type unique, c’est-à-dire l’union des deux natures en une personne, de sorte qu’on dit qu’en lui la nature humaine est épousée par le Verbe. Cela résulte de la Glose au sujet du Psaume i8 « Il a posé sa tente dans le soleil », et de l’Apocalypse
« Voici que la tente de Dieu est parmi les hommes. s Il convient donc que le Christ ait des dots.
3. 5. Augustin dit « Le Christ, selon la règle de Ticonius, à cause de l’unité du corps mystique entre la tête et les membres, se nomme parfois époux et non seulement épouse », comme cela se voit dans Isaïe: « Comme l’époux orné d’une couronne, et comme l’épouse parée par ses servantes. » Puisqu’on doit des dots à l’épouse, il faut en donner au Christ.
4. Une dot est due à tous les membres de l’Église, puisqu’elle est épouse. Or le Christ est membre de l’Église, selon saint Paul aux Corinthiens : « Vous êtes le corps du Christ, membre de ce membre. » La Glose interlinéaire ajoute : « du Christ. » Des dots sont donc dues au Christ.
5. Le Christ possède la vision parfaite, la fruition et la délectation : or ce sont là des dots.
Cependant: entre l’époux et l’épouse il y a nécessairement distinction de personnes. Mais dans le Christ, il n’y a pas de distinction de personnes avec le Fils de Dieu, qui est époux, comme cela se voit dans saint Jean : «Celui qui possède l’épouse est l’époux. » Donc, puisque les dots sont données à l’épouse ou pour elle, il semble qu’il n’appartienne pas au Christ d’avoir des dots.
En outre, la même personne ne peut avoir des dots et en recevoir. Mais le Christ est le donateur des dots spirituelles. Il ne lui convient donc pas d’en avoir.
Conclusion: Deux opinions se manifestent à ce sujet. Certains disent que dans le Christ il y a une triple union : une, qui est appelée consentie, qui l’unit à Dieu par un lien d’amour; une autre, de dignité, par laquelle la nature humaine est unie à la nature divine; la troisième par laquelle le Christ lui-même est uni à 1’Église. Ils disent que, selon les deux premières unions, il convient que le Christ ait des dots, à titre de dot; mais selon la troisième union il lui convient d’avoir une dot tout à fait excellente, mais pas à titre de dot : car dans cette union, le Christ est comme l’époux, et l’Église comme épouse. Or, la dot est donnée à l’épouse en tant que propriété et possession. Dans l’union par laquelle le Christ est uni au Père par consentement d’amour, mais en tant que Dieu, on ne peut dire qu’il y ait mariage, car il n’y a pas là cette soumission qui doit exister entre l’épouse et l’époux. De même dans l’union de la nature humaine avec la nature divine, en union personnelle ou même par conformité de volonté, il ne peut pas y avoir une raison de dot. Pour trois motifs
d’abord parce qu’il doit y avoir conformité de nature entre l’époux et l’épouse pour le mariage dans lequel sont données des dots; et cela n’est pas réalisé dans l’union de la nature humaine avec la nature divine; - secondement, parce que la distinction des personnes est exigée, et que la nature humaine n’est pas personnellement distincte du Verbe; - troisièmement, parce que la dot est donnée quand l’épouse entre pour la première fois dans la maison de l’époux, et ainsi elle est attribuée à l’épouse, qui n’étant pas auparavant con jointe, le devient : mais la nature humaine qui est assumée par le Verbe dans l’unité de la personne, n’a jamais existé avant de lui être parfaitement unie.
C’est pourquoi, selon d’autres, on doit dire, ou bien que la notion de dot ne convient nullement au Christ, ou bien qu’elle ne lui convient pas à proprement parler comme elle convient aux saint s; mais ce qu’on appelle dots lui convient à un degré éminent.
Solutions : 1. Cette conformité doit être entendue d’après ce qui est la dot, et non d’après la notion même de dot qui serait dans le Christ. Il n’est pas nécessaire que ce qui est dans le Christ, et à quoi nous serons rendus conformes, soit de la même manière dans le Christ et en nous.
2. La nature humaine n’est pas appelée épouse dans cette union par laquelle elle est unie au Verbe, puisqu’il n’y a point là cette distinction de personnes qui est requise entre l’époux et l’épouse. Mais on dit parfois que la nature humaine est épousée par le Verbe auquel elle est unie, dans ce sens qu’il y a en elle quelque chose qui rappelle l’épouse, puisqu’elle est unie inséparablement, et que dans cette union elle est inférieure au Verbe, et est régie par lui, comme l’épouse par l’époux.
3. Si le Christ est parfois appelé épouse, ce n’est pas qu’il soit lui-même vraiment épouse, mais en tant qu’il assume la personne de son épouse, l’Église, qui lui est spirituellement unie. C’est pourquoi rien n’empêche qu’en cette manière de parler on dise qu’il a des dots, bien qu’il ne les ait pas lui- même, mais parce que l’Église les a.
4. Le nom d’Église peut être pris en deux sens quelquefois, il désigne seulement le corps, auquel le Christ est uni comme tête, et alors l’Église réalise la notion d’éj Ainsi le Christ n’est pas membre de l’Église, mais il est la tête qui exerce son influence sur tous les membres de l’Église. En un autre sens, on considère l’Église en tant qu’elle désigne, avec la tête, les autres membres qui lui sont unis. Et ainsi le Christ est dit membre de l’Église, en tant qu’il exerce ce rôle distinct, à savoir de faire descendre la vie dans tous les membres. Cependant, ce n’est pas très exact de l’appeler membre, parce que le membre signifie une partie seulement, tandis que dans le Christ le bien spirituel n’est pas seulement partiellement, mais se trouve entier intégralement. Il est lui-même tout le bien contenu dans l’Église, et les membres qui s’y ajoutent ne le rendent pas meilleur que quand il est seul. En parlant de l’Église en ce sens, on ne doit pas l’appeler épouse, mais époux et épouse, en tant que l’union spirituelle des membres ne produit qu’un seul effet. C’est pourquoi, si le Christ peut être dit de quelque manière membre de l’Église, on ne peut aucunement le dire membre de l’épouse : et ainsi la notion de dot ne lui convient pas.
5. Dans cet argument, il y a une fausseté de présentation, car ces trois opérations du Christ ne lui conviennent pas à titre de dot.
Objections : 1. Ils semblent en avoir, puisque, au sujet du Cantique des Cantiques t < Une seule est ma colombe , la Glose dit « Il n’y a qu’une Église pour les hommes et les anges. » Mais l’Église est épouse; il convient donc que ses membres aient des dots, y compris les anges.
2. A propos de saint Luc : « Et vous êtes semblables à des hommes qui attendent que leur maître reviennent des noces », la Glose ordinaire dit « Le Seigneur est allé aux noces quand, après la résurrection, homme nouveau, il s’est uni à la multitude des anges. « Cette multitude est donc épouse du Christ, et, ainsi, il convient que les anges aient des dots.
3. Le mariage spirituel consiste en une union spirituelle. Mais celle-ci n’est pas inférieure entre les anges et Dieu à ce qu’elle est entre les hommes bienheureux et Dieu. Donc, puisque les dots sont assignées en raison du mariage spirituel, il semble qu’elles conviennent aux anges.
4. Le mariage spirituel requiert un époux spirituel et une épouse spirituelle. Mais les anges sont par nature plus conformes au Christ, esprit suprême, que les hommes. Le mariage spirituel est donc davantage possible entre les anges et le Christ qu’entre les hommes et lui.
5. Une plus grande connexion est exigée entre la tête et les membres qu’entre l’époux et l’épouse. Mais la conformité qui existe entre le Christ et les anges suffit pour qu’on dise que le Christ est la tête des anges. Elle suffit donc plus encore pour qu’on l’appelle leur époux.
Cependant: Origène, commentant le Cantique des Cantiques, au début du Prologue, distingue quatre personnes, à savoir : « l’époux et l’épouse, et les adolescentes et les compagnons de l’époux », et il dit que «les anges sont les compagnons de l’époux ». Puisque les dots ne sont dues qu’à l’épouse, il semble que les anges n’en doivent pas avoir.
En outre, le Christ a épousé l’Église par l’incarnation et la passion. C’est à lui qu’il est fait allusion dans l’Exode : «Tu es pour moi un époux sanglant .» Mais dans son incarnation et sa passion il ne fut pas uni aux anges autrement qu’il ne l’était. Ceux-ci n’appartiennent donc pas à l’Église en tant qu’épouse. Les dots ne leur conviennent donc pas.
Conclusion: Il n’est pas douteux que ce qui compose les dots de l’âme convient aux anges comme aux hommes; mais non en tant que dot, parce que la notion d’épouse n’appartient pas aux anges comme aux hommes. Entre l’époux et l’épouse, il doit y avoir conformité de nature, en tant qu’ils appartiennent à la même espèce. A ce titre, les hommes sont en harmonie avec le Christ en tant qu’il a assumé la nature humaine, et est par là devenu conforme à la nature de l’espèce humaine, comme elle se trouve en tous les hommes. Il n’est pas conforme aux anges selon l’unité de l’espèce, ni en sa nature divine, ni dans la nature humaine. C’est pourquoi la notion de dot ne convient pas proprement aux anges comme aux hommes.
Cependant, dans les choses dites métaphoriquement, on n’exige pas une similitude sur tous les points on ne peut donc pas, à cause d’une dissemblance, conclure qu’il n’est pas possible d’attribuer métaphoriquement une chose à une autre. On ne peut donc pas dire, absolument, que les dots ne conviennent pas aux anges, mais seulement qu’elles ne leur conviennent pas à proprement parler comme aux hommes, à cause de la différence dite plus haut.
Solutions : 1. Bien que les anges appartiennent à l’unité de l’Église, ils n’en sont pas les membres en tant que l’Église est dite épouse par conformité de nature. Ainsi il ne leur convient pas à proprement parler d’avoir des dots.
2. Ces épousailles sont prises largement dans le sens d’une union qui ne renferme pas la conformité de nature en espèce. Rien n’empêche donc, en prenant au sens large le mot dot, d’en attribuer aux anges.
3. Bien que dans le mariage spirituel il n’y ait qu’une union spirituelle, il convient que ceux qui sont unis selon la notion parfaite du mariage appartiennent à la même espèce de nature.
4. Cette ressemblance par laquelle les anges sont conformes au Christ en tant que Dieu n’est pas suffisante pour réaliser la notion parfaite de mariage : car il n’y a pas de conformité d’espèce, mais il demeure plutôt une infinie distance.
5. Le Christ ne peut être dit tête des anges en tant que la tête exige une conformité de nature avec le membre. Pourtant, on doit savoir que bien que la tête et les autres membres soient les parties d’un individu d’une seule espèce, cependant, si on les considère en eux-mêmes, ils ne sont pas de la même
espèce, puisque la main est une autre espèce de partie que la tête. Donc en parlant des membres en eux-mêmes, on ne requiert qu’une convenance de proportion, de telle sorte qu’ils reçoivent quelque chose l’un de l’autre et se servent l’un l’autre. Ainsi la convenance qu’il y a entre Dieu et les anges suffit davantage pour réaliser la notion de tête que pour celle d’époux.
Objections : 1. Il ne semble pas qu’on doive attribuer à l’âme les trois dots, qui seraient la vision, la délectation et la fruition. Car l’âme est unie à Dieu selon son esprit, qui est l’image de la Trinité, en tant qu’il est mémoire, intelligence et volonté. La délectation appartient à la volonté et la vision à l’intelligence. On doit donc désigner quelque autre chose qui appartienne à la mémoire. Or la fruition n’appartient pas à la mémoire, mais à la volonté.
2. Les dots de la béatitude correspondent aux vertus de la marche terrestre, par les quelles nous sommes unis à Dieu : ce sont la foi, l’espérance et la charité, qui ont Dieu lui- même pour objet. La dilection correspond à la charité et la vision à la foi. Il doit donc y avoir autre chose qui correspond à l’espérance. Au contraire, la fruition correspond à la charité.
3. Nous ne jouissons de Dieu que par la dilection et la vision, comme dit saint Augustin : « On dit que nous jouissons des choses que nous aimons pour elles-mêmes ». La fruition ne doit donc pas être présentée comme une autre dot que la dilection.
4. Pour la perfection de la béatitude, la prise de possession est requise. Saint Paul dit aux Corinthiens : « Courez de telle sorte que vous preniez possession du but. « On doit donc admettre une quatrième dot.
5. Saint Anselme dit que la béatitude contient « la sagesse, l’amitié, la concorde, le pouvoir, l’honneur, la sérénité, la joie ». Il semble donc qu’on doive substituer ces dots aux autres.
6. 5. Augustin dit que « Dieu dans la béatitude sera vu sans fin, aimé sans lassitude, loué sans fatigue ». On doit donc ajouter la louange aux dots citées.
7. Boèce dit que cinq choses concourent à la béatitude : la suffisance, qu’assurent les richesses, le plaisir, qu’assure la volupté, la célébrité, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la dignité. Il semble donc que ce sont plutôt ces choses qui devraient être données comme dots.
Conclusion: Tous s’accordent à accorder à l’âme trois dots, mais diversement. Certains disent que ces trois dots de l’âme sont la vision, la dilection et la fruition. D’autres disent que ce sont la vision, la prise de possession et la fruition. D’autres que ce sont la vision, la délectation et la prise de possession. Mais tous réduisent en fait ces dots à la même chose, et en donnent le même nombre. Nous avons vu plus haut que la dot est quelque chose qui est inhérent à l’âme, et qui l’ordonne à cette opération en laquelle consiste la béatitude. Dans cette opération, deux choses sont requises : la substance elle-même de l’opération, qui est la vision, et sa perfection, qui est la délectation. Car la béatitude doit être une opération parfaite.
La vision est délectable de deux manières de la part de l’objet, en tant que ce qui est vu est délectable, et de la part de la vision, en tant qu’il est délectable de voir cet objet comme nous nous réjouissons de connaître les maux, bien que ceux-ci ne nous réjouissent pas. Puisque l’opération en laquelle consiste la béatitude ultime doit être tout à fait parfaite, il faut qu’elle soit délectable sous ces deux aspects. Pour que cette vision soit délectable de la part de la vision, elle doit devenir conna turelle à celui qui voit, grâce à quelque disposition. Mais pour qu’elle soit délectable de la part de l’objet visible, il faut deux conditions d’une part que cet objet visible convienne, et d’autre part qu’il soit en fait en contact avec celui qui voit. Donc, pour que la vision soit délectable en elle-même, il faut une disposition qui la rende telle; et c’est la première dot, que tous appellent vision. Mais de la part de l’objet visible, deux conditions sont requises dans la vision qu’elle convienne, et cela regarde l’affectivité; et c’est pour cela que certains appellent cette dot dilection, tandis que d’autres l’appellent fruition, parce que la fruition a trait à l’affectivité, car ce que nous aimons le plus nous apparaît très digne d’estime. De la part de l’objet visible, le contact est requis : et c’est pourquoi certains donnent comme dot la prise de possession, qui n’est pas autre chose que de prendre conscience de la présence de Dieu et de le garder en soi. Mais selon d’autres, il y a une fruition qui est non dans l’espérance, comme dans la marche terrestre, mais déjà dans la possession, comme dans la patrie. Et ainsi, les trois dots répondraient aux trois vertus théologales : à la foi correspond la vision; à l’espérance, la prise de possession ou la fruition, selon une manière de la concevoir; à la charité, la fruition ou la délectation, selon une autre conception. La fruition parfaite, comme elle sera dans la patrie, inclut la délectation et la compréhension. C’est pourquoi certains la confondent avec l’une, et d’autres avec l’autre.
Certains, par contre, attribuent ces trois dots aux trois forces de l’âme, c’est-à-dire la vision à la force rationnelle, la délectation au concupiscible, et la fruition à l’irascible, en tant qu’elle est le fruit d’une certaine victoire. Mais cela ne peut être admis à proprement parler, car l’irascible et le concupiscible ne sont pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive, tandis que les dots de l’âme sont dans l’esprit lui-même
Solutions : 1. La mémoire et l’intelligence n’ont qu’une seule opération, soit parce que l’intelligence est l’opération de la mémoire, soit, si on dit que l’intelligence est une puissance, parce que la mémoire n’entre en action que par l’intelligence, puisque la mémoire ne fait que garder la connaissance acquise
c’est pourquoi il n’y a qu’une seule disposition de la mémoire et de l’intelligence, à savoir la connaissance. A chacune de ces facultés correspond une seule dot la vision.
2. La fruition correspond à l’espérance en tant qu’elle inclut la prise de possession, qui succède à l’espérance : ce qu’on espère, on ne le possède pas encore; donc l’espérance est de quelque manière source de souffrance, à cause de la distance de ce qu’on aime. Elle ne demeurera donc pas dans la patrie céleste, mais sera remplacée par la prise de possession.
3. La fruition, en tant qu’elle inclut la prise de possession, se distingue de la vision et de la dilection : mais pas comme la dilection se distingue de la vision. La dilection et la vision désignent des dispositions différentes, dont l’une appartient à l’intelligence, l’autre à l’affectivité. Mais la prise de possession, ou la fruition entendue dans le sens de la prise de possession, n’inclut pas d’autre disposition que celles-là, mais elle comporte l’éloignement des obstacles qui empêchaient l’esprit d’être uni à Dieu présent. Et cela se réalise parce que la disposition de la gloire libère l’âme de tout défaut. Elle rend aussi l’âme capable de connaître sans images, et de maîtriser le corps, et d’accomplir d’autres choses semblables, qui écartent les obstacles qui font que maintenant nous sommes seulement en marche vers le Seigneur.
4. La réponse résulte de ce que nous avons dit dans la conclusion.
5. Les dots sont proprement les principes immédiats de cette opération en laquelle consiste la béatitude parfaite, par laquelle l’âme est unie au Christ. Les choses que
saint Anselme énumère ne sont point de cette sorte, mais sont seulement des éléments qui accompagnent ou suivent la béatitude, non seulement par comparaison avec l’époux, auquel seule appartient la sagesse, parmi les choses énumérées par lui, mais par comparaison avec diverses autres choses. Ce sont des éléments égaux, auxquels appartient l’amitié quant à l’union des sentiments, et la concorde quant au consentement dans les actes; ou bien des éléments inférieurs, auxquels appartiennent le pouvoir, en tant que les choses inférieures sont disposées par les choses supérieures, et l’honneur, en tant qu’il est rendu aux supérieurs par les inférieurs; ou bien ce sont des éléments de comparaison avec soi-même, comme la sécurité par l’éloignement du mal, et la joie par l’acquisition du bien.
6. La louange, que saint Augustin donne comme le troisième des éléments qui seront dans la patrie, n’est pas une disposition à la béatitude, mais plutôt une conséquence de la béatitude par le fait même que l’âme est unie à Dieu en qui consiste la béatitude, il suit qu’elle s’épanouit en louange : celle-ci n’est donc pas une dot.
7. Ces cinq choses énumérées par Boèce sont des conditions de béatitude, non des dispositions à la béatitude ou à l’acte de béatitude, puisque celle-ci, à cause de sa perfection, possède elle-même, et elle seule, tout ce que l’homme peut chercher dans les diverses choses, comme dit Aristote. Boèce montre que ces cinq choses se trouvent dans la vraie béatitude, parce que ce sont elles que les hommes cherchent pour leur bonheur temporel : elles appartiennent soit à l’exclusion de tout mal, comme la sécurité, soit à l’acquisition du bien convenable, comme la joie, ou du bien parfait, comme la suffisance, soit à la manifestation du bien, comme la célébrité, en tant que le bien de l’un est connu par beaucoup, et la révérence, en tant que quelque signe manifeste cette connaissance et ce bien la révérence consiste en effet à rendre honneur, ce qui est un témoignage de vertu. Il est donc clair que ces cinq choses ne doivent pas être appelées dots, mais conditions de béatitude.
Pour étudier les auréoles, nous poserons treize questions : 1. L’auréole diffère-t-elle de la récompense essentielle ? - 2. Diffère-t-elle du fruit ? - 3. Le fruit est-il dû à la seule vertu de continence ? 4. Convient-il d’assigner trois fruits aux trois parties de la continence ? - 5. Une auréole est-elle due aux vierges ? - 6. Et aux martyrs ? - 7. Et aux docteurs ? - 8. Une auréole est-elle due au Christ ? - 9. Et aux anges ? - 10. Au corps humain ? – 11. Convient-il de distinguer trois auréoles ? -12. L’auréole des vierges est-elle la plus appréciable ? - 13. Un bienheureux possède-t-il la même auréole plus intensément qu’un autre ?
Objections : 1. Il semble que non. La récompense essentielle est la béatitude elle.- même. Mais la béatitude, selon Boèce, « est un état rendu parfait par l’union de tous les biens. La récompense essentielle inclut donc tous les biens que nous aurons dans la patrie. L’auréole est donc comprise dans la couronne d’or.
2. Le plus et le moins ne modifient pas l’espèce des choses. Ceux qui gardent les conseils et les préceptes, sont davantage récompensés que ceux qui gardent seulement les préceptes. Et leur récompense ne semble pas différer sauf parce que l’une est plus grande que l’autre. Puisque l’auréole désigne une récompense qui est due aux oeuvres de perfection, il semble qu’elle ne signifie rien de distinct de la couronne d’or.
3. La récompense répond au mérite. Mais la source de tout mérite est la charité. Puisque la couronne d’or correspond à la charité, il semble que dans la patrie il n’y aura pas de récompense distincte de la couronne d’or.
4. « Tous les hommes bienheureux seront analogues aux ordres des anges », comme dit saint Grégoire. Mais chez les anges « bien que certaines choses soient données davantage à certains, cependant, rien n’est possédé seulement par certains; toutes choses se retrouvent chez tous, non certes également, parce que certains possèdent d’une manière plus sublime ce que tous possèdent ». Chez les bienheureux, il n’y aura donc que des récompenses communes. L’auréole n’est donc point distincte de la couronne d’or.
5. Une récompense supérieure est due au mérite supérieur. Si donc la couronne d’or est due aux oeuvres qui sont de précepte, et l’auréole à celles qui sont de conseil, l’auréole est plus parfaite que la couronne (en latin aurea), et alors on ne devrait pas la désigner par un diminutif. Il semble donc que l’auréole ne soit pas une récompense distincte de la couronne d’or.
Cependant: à propos de l’Exode « Tu feras une autre couronne, qui soit une auréole, » la Glose dit « A cette couronne appartient le cantique nouveau, que seules les vierges chantent devant l’Agneau. » ii en résulte que l’auréole est une couronne donnée, non à tous, mais spécialement à certains. La couronne d’or est donnée à tous les bienheureux. L’auréole est donc autre chose que la couronne d’or.
En outre, la couronne est due au combat suivi de la victoire. Saint Paul dit à Timothée : « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles. » Donc, là où il y a une nature spéciale de combat, il doit y avoir une couronne spéciale. Mais, dans certaines oeuvres, il y a une espèce particulière de combat elles doivent donc recevoir une couronne spéciale. Et c’est ce que nous appelons l’auréole.
De plus, l’Église militante est la partie inférieure de l’Église triomphante, comme cela ressort de l’Apocalypse : « J’ai vu la cité saint e, etc. » Mais dans l’Église militante, des récompenses spéciales, comme la couronne des vainqueurs, le prix des coureurs, sont accordées à ceux qui ont accompli certaines oeuvres. Il doit donc en être de même de l’Église triomphante.
Conclusion: La récompense essentielle de l’homme, qui est sa béatitude, consiste dans une parfaite union de l’âme avec Dieu, en tant qu’elle jouit parfaitement de lui, vu et aimé à la perfection. Cette récompense est appelée métaphoriquement couronne, ou couronne d’or, soit par Considération du mérite qui est acquis par une sorte de combat, puisque la vie de l’homme sur la terre est une bataille, soit par considération de la récompense, par laquelle l’homme devient de quelque manière participant de la Divinité, et donc du pouvoir royal; l’Apocalypse dit : « Vous nous avez faits rois pour notre Dieu. » La couronne est le signe propre du pouvoir royal; et pour ce motif, la récompense accidentelle, ajoutée à l’essentielle, prend aussi une forme de couronne. La couronne signifie aussi une certaine perfection, à cause de sa forme de cercle, et à ce titre convient à la perfection des bienheureux. Mais comme on ne peut rien ajouter à la récompense essentielle, qui ne lui soit inférieur, cette récompense ajoutée est appelée : auréole.
A cette récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or (= aurea) une chose peut être ajoutée de deux manières. D’une première manière : à cause de la condition de la nature de celui qui est récompensé : ainsi la gloire du corps s’ajoute à la béatitude de l’âme; cette gloire du corps est quelquefois nommée auréole. Au sujet de l’Exode : «Tu feras une autre couronne, l’auréole », la Glose dit : « A la fin, l’auréole est surajoutée, puisque l’Ecriture dit qu’ils recevront une gloire plus élevée lors de la reprise des corps. » Mais en ce moment, il ne s’agit pas de cette auréole. D’une seconde manière : à cause d’une oeuvre méritoire; et ce mérite peut provenir de deux causes, qui sont aussi sources de bonté: c’est-à-dire de la racine de la charité, par laquelle l’acte se rapporte à la fin ultime; et ainsi lui est due la récompense essentielle, à savoir d’atteindre sa fin, ce qui est la couronne d’or - ou bien d’un genre spécial de l’action bonne elle-même, qui est particulièrement digne de louange à cause des circonstances, ou d’une disposition dont elle émane, ou de sa fin prochaine, et ainsi cette action mérite quelque récompense accidentelle, qu’on appelle auréole. Et c’est de cette auréole-là que nous parlons présentement.
Ainsi, on doit dire que l’auréole est quelque chose d’ajouté à la couronne, c’est-à-dire une sorte de joie au sujet des oeuvres accomplies qui incluent une victoire plus grande ; et c’est là une autre joie que celle dont jouit quelqu’un à cause de son union avec Dieu, et qui est appelée la couronne d’or.
Cependant, certains disent que la récompense commune elle-même, qu’on nomme la couronne, prend le nom d’auréole si elle est attribuée aux vierges, aux martyrs ou aux docteurs, de même que le denier prend le nom de dette du fait qu’il est dû à quelqu’un, bien que ce soit tout à fait la même chose qu’on appelle dette et denier. La récompense essentielle ne serait pas plus grande quand on la nomme auréole, mais elle correspondrait à un acte meilleur non selon l’intensité du mérite, mais selon la manière de mériter. De la sorte, bien qu’en deux bienheureux il y ait la même limpidité de vision de Dieu, cependant dans l’un on l’appellerait auréole, parce que cela correspondrait à un mérite supérieur dans la manière d’agir. Mais cela semble contraire à l’intention de la Glose du texte de l’Exode. Si la couronne et l’auréole sont la même chose, on ne peut dire que l’auréole est surajoutée à la couronne. En outre, puisque la récompense correspond au mérite, il faut qu’à un mérite meilleur provenant de la manière d’agir corresponde une supériorité de la récompense. Et c’est cette supériorité que nous appelons auréole. Celle-ci doit donc différer de la couronne.
Solution 1 : La béatitude renferme tous les biens nécessaires pour la vie parfaite de l’homme, qui consiste en son opération parfaite. Mais des choses peuvent lui être ajoutées, qui ne sont point nécessaires pour cette opération parfaite à ce point qu’elle ne pourrait pas exister sans elles, mais qui, par leur addition, rendent la béatitude plus éclatante ; elles appartiennent donc à une meilleure réalisation de la béatitude, et à. une sorte de décor de celle-ci ; de même que la félicité d’un gouvernant reçoit un ornement de sa noblesse et de la beauté de son corps, et d’autres facteurs analogues, sans lesquels elle existe quand même. L’auréole joue un rôle analogue par rapport à la béatitude céleste.
Solution 2 : Celui qui observe les conseils et les préceptes mérite toujours plus que celui qui n’observe que les préceptes, si nous considérons le motif du mérite dans les oeuvres, selon leur espèce, mais non selon le degré de charité. Quelquefois, quelqu’un observe seulement les préceptes, mais avec une plus grande charité que celui qui observe à la fois les préceptes et les conseils. Mais le plus souvent, c’est le contraire qui se produit, parce que « la preuve de l’amour se manifeste dans les oeuvres » comme dit saint Grégoire. Ce n’est donc pas la récompense essentielle plus intense qui est appelée auréole, mais ce qui lui est ajouté, d’une manière indifférente à l’égard du fait que quelqu’un mérite davantage de récompense essentielle ou moins ou également.
Solution 3 : La charité est le premier principe du mérite, mais notre action est comme l’instrument par lequel nous méritons. Pour obtenir un effet, il ne suffit pas qu’il y ait la disposition requise chez le premier moteur, mais aussi une juste disposition de l’instrument. C’est pourquoi, dans l’effet produit, il y a quelque chose qui provient du premier principe, et c’est le principal, et quelque chose qui provient de l’instrument, et qui est secondaire. C’est pourquoi, dans la récompense, il y a quelque chose qui vient de la charité : c’est la couronne, et quelque chose qui vient de la nature de l’opération : c’est l’auréole.
Solution 4 : Les anges ont tous mérité leur béatitude par le même genre d’acte, c’est-à-dire par leur conversion vers Dieu. Il n’y a donc pas en eux une récompense individuelle qui serait chez l’un sans être de quelque manière chez l’autre. Les hommes ont mérité leur béatitude par des actes d’espèces différentes : ce n’est donc point la même chose. Cependant, ce que l’un des hommes semble posséder individuellement, appartient de quelque manière en commun à tous, en tant que par la charité parfaite chacun considère comme sien le bien d’autrui. Mais cette joie par laquelle l’un se réjouit du bonheur de l’autre ne peut être appelée auréole : Car elle n’est pas donnée comme récompense d’une victoire propre, mais plutôt de la victoire d’un autre. La couronne est décernée aux Victorieux eux-mêmes, non à ceux qui se réjouissent de leur victoire.
Solution 4 : L’excellence du mérite qui découle de la charité est plus grande que celle qui vient du genre d’acte accompli, de même que la fin de la charité est plus élevée que les choses ordonnées à cette fin, comme sont nos actes. C’est pourquoi la récompense qui répond au mérite acquis par la charité, si petite soit-elle est plus grande que toute récompense qui correspond à un acte à cause de sa nature. L’auréole est donc désignée par un diminutif de la couronne d’or.
Objection 1 : L’auréole ne paraît pas différente du fruit. Il ne convient pas de donner plusieurs récompenses pour le même mérite. Mais l’auréole et le fruit au centuple correspondent au même mérite, c’est-à-dire la virginité, comme cela ressort de ce que dit la Glose au sujet de saint Matthieu. L’auréole est donc la même chose que le fruit.
Objection 2 : Saint Augustin dit que « le fruit au centuple est dû aux martyrs et aux vierges ». Le fruit est donc une récompense commune aux vierges et aux martyrs. Mais l’auréole leur est due aussi à tous deux : c’est donc la même chose que le fruit.
Objection 3 : Dans la béatitude on ne trouve que deux récompenses : l’essentielle, et l’accidentelle qui lui est surajoutée. Mais cette récompense surajoutée se nomme auréole, comme cela se voit dans l’Exode, où l’on dit que l’auréole est placée au-dessus de la couronne d’or. Le fruit n’est pas la récompense essentielle, sinon il serait dû à tous les bienheureux. Il est donc la même chose que l’auréole.
Cependant : les choses qui ne se divisent pas de la même manière ne sont pas de la même nature. Mais le fruit et l’auréole ne se divisent pas de la même manière, car l’auréole se divise en celle des vierges, des martyrs et des docteurs, tandis que le fruit se divise en fruit des époux, des veuves et des vierges. Ce n’est donc pas la même chose.
En outre, si le fruit et l’auréole étaient la même chose, ceux à qui est dû le fruit devraient aussi avoir l’auréole. Mais cela est faux, puisque le fruit est dû au veuvage, mais non l’auréole.
Conclusion : Les choses dites métaphoriquement peuvent être prises de diverses façons, selon les considérations des diverses propriétés de ce à quoi on les compare. Puisque le fruit est, au sens propre, ce qui se trouve dans les choses corporelles nées de la terre, on peut parler des fruits spirituels selon les diverses conditions que nous trouvons dans les fruits corporels. Le fruit corporel possède la douceur, par laquelle il nous restaure quand il est à l’usage de l’homme. C’est aussi le dernier effet auquel parvient l’œuvre de la nature. C’est encore ce que nous espérons grâce à l’agriculture, par l’ensemencement et tous les autres travaux. Le fruit spirituel est donc lui aussi parfois considéré comme ce qui nous restaure totalement, comme fin ultime. Dans ce sens, on dit que nous puisons notre fruit en Dieu, parfaitement dans le Ciel, et imparfaitement sur terre. C’est dans ce sens qu’on prend la fruition, qui est une dot. Mais ici nous ne parlons pas de fruits en ce sens-là. D’autres fois, on désigne comme fruit spirituel ce qui nous restaure, sans être notre fin dernière et ainsi on dit des vertus du fruit « qu’elles refont l’esprit par une vraie douceur », comme dit saint Ambroise. C’est dans ce sens que saint Paul dit aux Galates : « Les fruits de l’esprit sont la charité, la joie, etc ». Nous ne parlons pas ici de fruits dans ce sens ; nous en avons parlé ailleurs. On peut prendre en un autre sens le fruit spirituel, par comparaison avec le corps, en tant que le fruit corporel est quelque chose d’utile que l’on attend du travail d’agriculture : alors le fruit est la récompense que l’homme obtient par le travail accompli en cette vie ; et ainsi toute récompense que nous aurons dans la vie future grâce à nos efforts, est appelée fruit. Et saint Paul parle en ce sens aux Romains : « Vous possédez votre fruit dans la sanctification, mais votre fin dans la vie éternelle ». Ce n’est pas non plus dans ce sens que nous parlons maintenant de fruits, mais en tant que le fruit est ce qui naît de la semence. Dans saint Matthieu, c’est ainsi que le Maître parle du fruit, qu’il divise en trente pour un ou soixante pour un ou en centuple. Le fruit ne peut sortir de la semence que parce que la force de la semence est efficace pour transformer en sa nature les humeurs de la terre ; et, plus cette force est efficace et la terre bien préparée, plus le fruit est abondant. La semence spirituelle semée en nous est la parole de Dieu ; et plus quelqu’un est converti en spiritualité par la libération de la chair, plus le fruit de cette parole est abondant. Le fruit de la parole de Dieu diffère de la couronne et de l’auréole, parce que la couronne consiste en la joie que quelqu’un a de posséder Dieu, l’auréole en la joie qu’il a de la perfection de ses oeuvres, tandis que le fruit consiste dans la joie qu’il a de sa disposition à accomplir ces oeuvres selon son degré de spiritualité, grâce auquel il a fait valoir la semence de la parole de Dieu.
Certains distinguent entre l’auréole et le fruit en disant que l’auréole est due au lutteur, selon ce mot de saint Paul à Timothée : « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles », tandis que le fruit est dû au travailleur, selon la Sagesse : « Le fruit des bons travaux est glorieux ». Mais d’autres disent que la couronne concerne la conversion vers Dieu, tandis que l’auréole et le fruit consistent dans les choses qui sont ordonnées à cette fin : Le fruit regarderait surtout la volonté, et l’auréole surtout le corps. Mais comme le travail et la lutte sont dans le même homme et selon la même chose, et que la récompense du corps dépend de celle de l’âme, selon l’opinion citée, il n’y aurait qu’une différence de raison entre le fruit, la couronne et l’auréole. Cela n’est pas possible, car le fruit est assigné à certains, à qui n’est pas assignée l’auréole.
Solution 1 : Il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’on attribue diverses récompenses au même mérite, selon des éléments divers qui sont en lui. Ainsi la couronne est donnée à la virginité en tant qu’elle est gardée à cause de Dieu, par suite d’un vouloir de charité. Tandis que l’auréole lui est ajoutée en tant qu’elle est une oeuvre de perfection qui comporte une forme de victoire supérieure, et que le fruit lui est accordé parce que par la virginité l’homme se dégage du charnel et passe à un certain état spirituel.
Solution 2 : Le fruit, en son acception propre, comme nous en parlons ici, n’est pas une récompense commune au martyre et à la virginité, mais qui correspond aux trois degrés de continence. Cette Glose qui affirme que le fruit au centuple convient aux martyrs, prend ce mot au sens large, en tant que toute rémunération est appelée fruit. De la sorte, le fruit au centuple désigne la rémunération due à n’importe quelle oeuvre de perfection.
Solution 3 : Bien que l’auréole soit une récompense accidentelle s’ajoutant à l’essentielle, cependant toute récompense accidentelle n’est, pas une auréole, mais seulement la récompense d’œuvres de perfection par lesquelles l’homme est tout à fait conforme au Christ grâce à une victoire parfaite. Il n’y a donc pas d’inconvénient à ce que quelque récompense accidentelle, appelée fruit, soit accordée à la libération de la vie charnelle.
Objection 1 : Il semble que non, car au sujet de saint Paul écrivant aux Corinthiens : « Autre est l’éclat du soleil », la Glose dit que : « On compare à la clarté du soleil la dignité de ceux qui reçoivent du fruit au centuple, à celle de la lune ceux qui reçoivent soixante pour un, à celle des étoiles ceux qui reçoivent trente pour un ». Mais cette diversité de clarté, dans l’intention de l’Apôtre, correspond à toute différence de béatitude. Les divers fruits ne doivent donc pas correspondre à la seule vertu de continence.
Objection 2 : Les fruits sont ainsi nommes à cause de la fruition. Mais celle-ci est liée à la récompense essentielle, qui correspond à toutes les vertus. Donc…
Objection 3 : Le fruit est dû au travail, selon la Sagesse : « Le fruit des bons travaux est glorieux ». Mais dans le travail, le rôle de la force est plus grand que celui de la tempérance ou de la continence. Le fruit ne correspond donc pas à la seule continence.
Objection 4 : Il est plus difficile de ne pas dépasser la mesure dans les aliments, nécessaires à la vie, que dans les plaisirs sexuels, sans lesquels on peut conserver la vie. L’effort pour garder la tempérance est donc plus grand que pour la continence. Le fruit correspond donc plus à la tempérance qu’à la continence.
Objection 5 : Le fruit apporte une restauration. Mais celle-ci existe surtout dans la fin. Comme les vertus théologales ont comme objet la fin, c’est-à-dire Dieu, il semble que le fruit leur corresponde davantage.
Cependant : Dans la Glose au sujet de saint Matthieu, on assigne les fruits à la virginité, au veuvage et à la continence conjugale, qui sont les parties de la continence.
Conclusion : Le fruit est une récompense due à l’homme parce qu’il est passé de la vie charnelle à la vie spirituelle. Il correspond donc surtout à la vertu qui libère l’homme de la domination de la chair. C’est ce qu’opère la continence, parce que c’est surtout par les plaisirs sexuels que l’âme est soumise à la chair. C’est à ce point que, selon saint Jérôme, dans l’acte charnel l’esprit de prophétie ne touche plus le cœur des prophètes, et que, selon Aristote, « dans ce plaisir il n’est pas possible à l’intelligence de connaître ». Le fruit correspond donc mieux à la continence qu’à une autre vertu.
Solution 1 : Cette glose prend le fruit au sens large, selon lequel toute rémunération est appelée fruit.
Solution 2 : La fruition ne tire pas son origine du mot fruit dans le sens dans lequel nous parlons de fruit, comme cela est évident.
Solution 3 : Le fruit, dans le sens où nous en parlons ici, ne correspond pas au travail à cause de la fatigue, mais en tant que c’est par le travail que les semences donnent leur fruit. C’est pourquoi les moissons elles-mêmes sont appelées travaux, parce que c’est à cause d’elles qu’on travaille ou parce que c’est par le travail qu’on les acquiert. La comparaison avec le fruit, en tant qu’il vient de la semence, est plus proche de la continence que de la force, parce que l’homme n’est pas soumis à la chair par les passions qui sont l’objet de la force comme par celles auxquelles s’oppose la continence.
Solution 4 : Bien que les plaisirs des aliments soient plus nécessaires que ceux qui viennent des choses sexuelles, ils ne sont pourtant pas aussi véhéments ; ils ne soumettent donc pas autant l’âme à la chair.
Solution 5 : Le fruit n’est pas pris ici pour signifier le fruit que reçoit celui qui est restauré par la fin, mais dans un autre sens. L’argument ne porte donc pas.
Objection 1 : Cela ne semble pas convenir, car saint Paul s’adressant aux Galates énumère douze fruits de l’Esprit : la charité, la joie, la paix, etc. Il semble donc qu’on ne doive pas les réduire à trois.
Objection 2 : Le fruit indique une récompense spéciale. Mais la récompense accordée aux vierges, aux veufs et aux époux, n’est point spéciale, puisque tous les hommes sauvés appartiennent à l’une de ces trois catégories. En effet, mil n’est sauvé s’il ne garde la continence ; et celle-ci est divisée en ces trois catégories. Il ne convient donc pas d’assigner les trois fruits à ces trois groupes.
Objection 3 : De même que le veuvage dépasse la continence conjugale, ainsi la virginité l’emporte sur le veuvage. Mais le soixante pour un ne dépasse pas le trente pour un de la même manière que le centuple dépasse le soixante pour un - ni selon la proportion arithmétique, puisque soixante dépasse trente de trente, et cent dépasse soixante de quarante - ni selon la proportion géométrique, puisque soixante est le double de trente, tandis que cent est dépassé par le double de soixante, puisqu’il le contient une fois entier, plus ses deux tiers. Il ne convient donc pas d’attribuer les fruits aux trois degrés de continence.
Objection 4 : Les choses dites par l’Écriture sont immuables. Saint Luc dit : « Le Ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Par contre, les choses d’institution humaine peuvent changer chaque jour. On ne peut donc pas interpréter les choses de l’Écriture Saint e d’après ce qui est d’institution humaine. Il ne convient donc pas d’accepter le motif qu’apporte Bède pour assigner les trois fruits, quand il dit : « Le fruit à trente pour un, convient aux époux, parce que dans la représentation des chiffres que l’on fait au jeu, trente est signifié par le contact entre le pouce et l’index à leur sommet, de telle sorte qu’ils semblent s’embrasser, et ainsi le chiffre trente évoque les baisers des époux. Soixante est signifié par le contact de l’index avec le milieu de l’articulation du pouce, et de la sorte, comme l’index repose sur le pouce et le domine, il signifie l’oppression que les veuves supportent dans le monde. Quand on parvient au nombre cent, on passe de la main gauche à la main droite donc la centaine désigne la virginité, qui possède en partie la dignité des anges, qui sont à droite, c’est-à-dire dans la gloire, tandis que nous sommes à gauche, à cause de l’imperfection de la vie présente.
Conclusion : La continence, à laquelle correspond le fruit, introduit l’homme dans une sorte de spiritualisation, en rejetant la vie charnelle. On distingue donc les divers fruits selon les divers modes de spiritualisation que la continence constitue. Il y a une spiritualité indispensable et une autre qui est une surabondance. La spiritualité indispensable consiste en ce que la droiture de l’esprit ne soit point pervertie par la délectation chamelle : cela se produit quand quelqu’un jouit des plaisirs de la chair dans la conformité à l’ordre de la raison telle est la spiritualité des époux. La spiritualité surabondante consiste pour l’homme à se détacher totalement des délectations charnelles qui oppriment l’esprit. Cela peut s’accomplir de deux manières : Soit à l’égard de tout temps, passé, présent et futur : et c’est la spiritualité des vierges, soit pour un temps limité : Et c’est la spiritualité des veufs. À ceux qui gardent la continence conjugale est donné le fruit à trente pour un. À ceux qui gardent la continence des veufs est donné soixante pour un, à ceux qui gardent la continence virginale est donné le centuple ; selon le motif assigné plus haut par Bède.
Cependant, on pourrait donner à ces divisions un autre motif, selon la nature des nombres. Le nombre trente vient de la multiplication de dix par trois ; trois est le chiffre de toutes choses, comme dit Aristote, et il contient en soi la perfection commune à tout : le commencement, le milieu et la fin. Il convient donc que le nombre trente soit assigné aux époux chez eux, à l’observation du Décalogue, qui est désigné par dix, ne s’ajoute que la perfection commune sans laquelle n’y a pas de salut.
Le nombre six, dont la multiplication par dix fait soixante, possède la perfection en vertu de ses parties, puisqu’il résulte du groupement de toutes ses parties : il convient donc qu’il corresponde au veuvage, dans lequel se trouve le parfait éloignement des plaisirs charnels, dans toutes les circonstances, qui sont comme les parties de l’acte vertueux : En effet, le veuf n’use des plaisirs charnels avec personne, en aucun lieu et dans aucune circonstance, chose qui n’existait pas dans la continence conjugale. Le centuple correspond parfaitement à la virginité, parce que le nombre dix, dont la multiplication par lui-même donne cent, est la limite des nombres. De même, la virginité atteint la limite de la spiritualisation, puisqu’on ne peut rien lui ajouter quant à la spiritualité. Le nombre cent, en tant que nombre carré, possède la perfection en vertu de sa figure en effet, la figure carrée est parfaite parce qu’elle possède l’égalité de toutes ses parties, ayant des côtés égaux : Elle convient donc à la virginité, dans laquelle l’incorruptibilité est gardée en tous les temps passé, présent et futur.
Solution 1 : En cette difficulté, le mot fruit n’est pas pris dans le sens où nous le prenons ici.
Solution 2 : Rien n’oblige à tenir que le fruit soit une récompense qui n’est pas donnée à tous ceux qui seront sauvés. La récompense essentielle n’est pas seule commune à tous les hommes. Mais aussi des choses accidentelles, comme la joie des oeuvres accomplies, sans lesquelles ou ne serait pas sauvé. On peut dire cependant que les fruits ne conviennent pas à tous ceux qui seront sauvés, comme cela est manifeste chez ceux qui se convertissent à la fin de la vie, et n’ont pas vécu dans la continence : ils ont droit à la récompense essentielle, mais non aux fruits.
Solution 3 : La distinction des fruits est prise davantage selon les espèces et les figures des nombres que selon les quantités désignées. Cependant, on peut donner une justification même au sujet de la quantité. L’homme marié s’abstient seulement de celle qui n’est pas sa femme, tandis que la veuve s’abstient de son mari et de celui qui ne l’est pas. Et ainsi ou trouve cette explication : comme soixante est le double de trente, cent ajoute à soixante le nombre quarante, qui vient de la multiplication de dix par quatre. Le nombre quatre est le premier nombre entier et cubique. Il convient donc à la virginité, dans laquelle, à la perfection du veuvage s’ajoute l’incorruption perpétuelle.
Solution 4 : Bien que cette désignation des chiffres pour le jeu soit d’institution humaine, cependant elle est fondée de quelque manière sur la nature des choses, en tant que les chiffres sont désignés graduellement selon l’ordre des articulations et des contacts des doigts.
Objection 1 : Il semble que non. Une plus grande récompense est due quand une oeuvre présente plus de difficulté. Mais les veuves souffrent plus que les vierges de s’abstenir des jouissances charnelles. Saint Jérôme dit eau effet que plus grande est la difficulté que certains rencontrent pour s’abstenir des voluptés défendues, plus grande est leur récompense. Il dit cela en faisant l’éloge des veuves. Aristote dit aussi que « les jeunes filles avant perdu leur virginité désirent davantage l’acte charnel, à cause du souvenir de leur jouissance ». L’auréole, qui est la plus grande récompense, est donc due davantage aux veuves qu’aux vierges.
Objection 2 : Si l’auréole était due à la virginité, elle devrait se trouver là où se rencontre la plus parfaite virginité. Mais dans la Bienheureuse Vierge se trouve la plus parfaite virginité, d’où son appellation de Vierge des vierges. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’elle n’a subi aucune lutte pour garder la continence, puisqu’elle ne fut pas atteinte par les passions de la corruption. L’auréole n’est donc pas due à la virginité.
Objection 3 : On ne doit pas accorder une récompense très élevée à ce qui n’est pas louable en tout temps. Mais il n’aurait pas été louable de garder la virginité dans l’état d’innocence, puisque alors il avait été prescrit « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre », ni même dans le temps de la loi mosaïque, puisque les stériles étaient maudites. Une auréole n’est donc point due à la virginité.
Objection 4 : On ne doit pas donner la même récompense à la virginité gardée et à la virginité perdue. Mais l’auréole est due parfois à la virginité perdue, si par exemple une femme est violée malgré elle par un tyran parce quelle confesse la foi au Christ. L’auréole n’est donc point due à la virginité.
Objection 5 : Une récompense élevée ne doit pas être attribuée à ce qui est en nous naturellement. Mais la virginité appartient de naissance, à tout homme, bon et mauvais. L’auréole ne lui est donc pas due.
Objection 6 : De même que le veuvage, dans la continence, reçoit un fruit de soixante pour un, ainsi la virginité reçoit le centuple et l’auréole. Mais ce fruit n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui demeure vouée au veuvage, comme on dit. Il semble donc que l’auréole ne soit pas due à toute virginité, muais seulement à celle à laquelle on s’est voué.
Objection 7 : On ne donne pas de récompense à ce qui existe nécessairement, puisque tout mérite consiste en un acte de la volonté. Or, il y a des vierges qui le sont par nécessité, comme les frigides et les eunuques. L’auréole n’est donc pas toujours due à la virginité.
Cependant : Dans l’Exode nous lisons : « Tu feras une autre couronne, l’auréole ». Et la Glose ajoute : « À cette couronne-là appartient le cantique nouveau, que les vierges chantent devant l’Agneau, ceux qui suivent l’Agneau partout où il ira ». La récompense due à la virginité se nomme donc auréole.
En outre, Isaïe dit : « Le Seigneur Dieu dit ceci aux eunuques : je leur donnerai le meilleur nom parmi les fils et les filles ». Et la Glose ajoute : « Cela signifie une gloire spéciale et élevée ». Or, par les eunuques « qui se sont mutilés pour le royaume des cieux », on désigne les vierges. La virginité a donc droit à une récompense supérieure, qui est l’auréole.
Conclusion : Là où est obtenue une forme supérieure de victoire, on a droit à une couronne spéciale. Quand quelqu’un, en gardant la virginité, obtient une victoire exceptionnelle sur la chair, contre laquelle il mène une lutte incessante, comme dit saint Paul aux Galates : « L’esprit lutte contre la chair », il a droit à une couronne spéciale, qui est appelée auréole. Tous l’affirment communément ; mais ils ne sont pas d’accord pour préciser à quelle virginité est due cette auréole. Les uns disent qu’elle est due à un acte : elle sera donc donnée à celle qui garde, en acte, la virginité, si elle est du nombre de ceux qui seront sauvés. Mais cela ne semble pas convenir, car alors celles qui ont la volonté de se marier, mais meurent auparavant, posséderaient l’auréole. D’autres disent que l’auréole est due à un état et non à un acte : seules mériteraient l’auréole celles qui se sont mises par un vœu dans l’état de virginité perpétuelle. Mais cela non plus ne semble pas convenir, car quelqu’un peut garder la virginité sans l’avoir vouée, avec une volonté égale à celle d’un autre qui en a fait le vœu. C’est pourquoi on peut dire, autrement, que le mérite est dû à tout acte de vertu impéré par la charité. La virginité est de l’ordre de la vertu, en tant que l’incorruption perpétuelle de l’esprit et du corps est l’effet d’un choix, comme cela découle de ce que nous avons dit. L’auréole n’est donc due à proprement parler qu’à ceux qui ont décidé de garder la virginité perpétuelle, qu’ils aient exprimé ou non cette décision. Et je dis cela en tant que l’auréole est prise, à proprement parler, comme une récompense donnée au mérite, bien que cette résolution ait été quelquefois interrompue, tout en gardant l’intégrité de la chair : pourvu que celle-ci persévère jusqu’à la fin de la vie, car la virginité de l’esprit peut être réparée, mais non celle de la chair. Mais si nous prenons l’auréole au sens large, pour toute joie qui s’ajoute dans le Ciel à la joie essentielle, alors l’auréole est donnée à ceux qui sont demeurés incorrompus dans leur chair, même s’ils n’ont pas eu la volonté de garder perpétuellement la virginité. Il n’est pas douteux en effet qu’ils jouissent de l’incorruption du corps, commue les innocents qui sont demeurés exempts du péché, bien qu’ils n’aient pas eu la possibilité de pécher, comme les enfants baptisés. Ce n’est point l’acception propre de l’auréole, mais elle est très commune.
Solution 1 : Dans la garde de la continence, une lutte plus forte est soutenue, à un certain point de vue, par les vierges, à un autre point de vue, par les veuves. Les vierges sont enflammées par la concupiscence et par le désir d’expérimenter, qui provient d’une certaine curiosité, en vertu de laquelle l’homme voit plus volontiers ce qu’il n’a pas encore vu. Et parfois cette concupiscence augmente l’appréciation du plaisir au-delà de ce qu’il est dans la réalité. Il y a aussi une absence de considération des inconvénients qui sont liés à lin plaisir de ce genre. À ce point de vue, les veuves obtiennent une lutte moindre, tandis que celle-ci est accrue, au contraire, par le souvenir du plaisir éprouvé. Et en ces diverses choses, les hommes diffèrent en leur jugement, selon leurs diverses conditions et dispositions, car certains sont davantage mus par un point de vue, et les autres par un autre. Quoi qu’il en soit de l’intensité de la lutte, il est certain que la victoire des vierges est plus parfaite que celle des veuves : car c’est une victoire plus parfaite et plus belle, de n’avoir jamais cédé à l’ennemi. La couronne n’est pas due à la lutte, mais à la victoire dans la lutte.
Solution 2 : À ce sujet, deux opinions sont émises. Certains disent que la Bienheureuse Vierge ne reçoit pas l’auréole comme récompense de la virginité, si l’auréole est considérée comme récompensant la lutte, mais qu’elle reçoit quelque chose de plus grand que l’auréole, à cause de sa décision parfaite de garder la virginité. D’autres disent qu’elle possède l’auréole, et même très supérieure, sous la raison propre d’auréole : car, bien qu’elle n’ait pas éprouvé le combat, elle a quand même connu une certaine lutte de la chair. Mais, à cause de la puissance de sa vertu, sa chair était tellement soumise, que cette lutte la laissait insensible. Pourtant, cela ne semble point convenir, car on croit que la Bienheureuse Vierge fut tout à fait préservée de l’inclination sensuelle, à cause de sa parfaite sanctification. Il n’est point respectueux de dire qu’il y eût en elle quelque lutte de la chair, car celle-ci ne vient que d’une inclination dépravée. La tentation qui vient de la chair ne petit pas exister sans le péché, comme dit la Glose, à propos de saint Paul aux Corinthiens : « J’ai reçu le stimulant de ma chair ». La Vierge doit donc posséder à proprement parler l’auréole, pour que, en cela, elle soit conforme aux autres membres de l’Église, qui possèdent la virginité. Bien qu’elle ne connût pas la tentation qui vient de la chair, elle connut la lutte qui vient de la tentation opérée par l’ennemi, qui n’a même pas respecté le Christ lui-même, comme nous le voyons en saint Matthieu.
Solution 3 : L’auréole n’est due à la virginité qu’en tant qu’elle ajoute une certaine supériorité aux autres degrés de la continence. Si Adam n’avait pas péché, la virginité ne posséderait pas une perfection supérieure à la continence conjugale, car il y aurait eu alors des noces honorables, et une union nuptiale immaculée, la perversion de la concupiscence n’existant pas. La virginité n’aurait pas alors été gardée, et n’aurait pas droit à une auréole. Mais la condition de la nature humaine étant changée, la virginité revêt une beauté spéciale et mérite donc une récompense particulière. Au temps de la Loi de Moïse, quand le culte de Dieu devait être propagé par l’acte charnel, il n’était pas tout à fait louable de s’abstenir de l’acte de la chair : on ne donnait donc pas une récompense spéciale à cette décision, sauf si elle venait d’une inspiration divine : comme on le croit pour Jérémie et Élie, dont on ne lit pas qu’ils aient été mariés.
Solution 4 : Si une vierge a été violée par contrainte, elle ne perd pas pour autant son auréole, dès lors qu’elle garde inviolablement sa volonté de défendre à jamais sa virginité, cru ne consentant nullement à l’acte subi elle ne perd pas pour cela sa virginité ; et cela vaut si elle a été violée à cause de sa foi, pour n’importe quelle autre cause. Mais si elle souffre cela pour la foi, cela augmentera son mérite, et lui donnera le mérite du martyre. C’est pourquoi saint e Lucie dit : « Si tu me fais violer contre ma volonté, ma couronne de chasteté sera doublée » : non qu’elle ait deux auréoles de virginité, mais parce qu’elle recevra une double récompense, une pour la garde de la virginité, l’autre à cause de l’injustice subie. En supposant même qu’une vierge ainsi violentée conçoive, elle ne perd pas polir alitant le mérite de la virginité. Elle n’égalera cependant pas la Mère du Christ, qui garda, avec l’intégrité de l’esprit, celle de la chair.
Solution 5 : La virginité nous est donnée par la nature quant à ce qui est physique en elle, mais la résolution de garder une incorruption perpétuelle, qui donne le mérite de la virginité, n’est pas innée ; elle vient d’un don de la grâce.
Solution 6 : Le fruit de soixante pour un n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui a résolu de garder le veuvage, même si elle n en a pas fait le vœu, comme nous l’avons dit pour la virginité.
Solution 7 : Si les frigides et les eunuques sont résolus à garder une incorruption perpétuelle, même s’ils recevaient la possibilité d’accomplir l’acte de la chair, ils doivent être appelés vierges, et méritent l’auréole : ils font en effet de nécessité vertu. Mais s’ils sont décidés à se marier s’ils en deviennent capables, ils ne méritent pas l’auréole. C’est pourquoi saint Augustin dit : « Pour ceux dont l’organe viril est malade, de sorte qu’ils ne peuvent pas engendrer, comme sont les eunuques, s’ils deviennent chrétiens et gardent les préceptes de Dieu, mais avec l’intention de se marier s’ils le pouvaient, il suffit de les considérer comme semblables aux époux croyants ».
Objection 1 : Il semble que non, car l’auréole est une récompense attribuée aux oeuvres surérogatoires. Bède dit à propos de l’Exode : « Tu feras une autre couronne », « Cette récompense vaut pour ceux qui dépassent les préceptes généraux, par un choix spontané d’une vie plus parfaite ». Or, mourir pour la confession de sa foi est quelquefois obligatoire et non surérogatoire comme nous le voyons dans l’épître aux Romains : « Par le cœur nous croyons à la justice, mais par la bouche nous confessons ce qui est requis pour le salut ». L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
Objection 2 : Selon saint Grégoire et saint Augustin, « plus les services sont libres, plus ils sont dignes de récompense ». Mais le martyre n’est aucunement libre, puisqu’il est une peine imposée avec violence par un autre. L’auréole n’est donc pas due au martyre, parce qu’elle correspond à un mérite supérieur.
Objection 3 : Le martyre ne consiste pas seulement dans la souffrance de la mort, mais aussi dans la volonté intime. C’est pourquoi saint Bernard distingue trois espèces de martyrs : par la volonté et sans meurtre, comme saint Jean par la volonté et le meurtre, comme saint Etienne par le meurtre sans la volonté, comme les Saints Innocents. Si donc l’auréole était due au martyre, elle serait due davantage au martyre de la volonté qu’au martyre extérieur, puisque le mérite procède de la volonté. Or, ce n’est point ce que l’on dit. L’auréole n’est don c pas due au martyre.
Objection 4 : La souffrance du corps est moindre que celle de l’esprit provenant de douleurs intimes et des passions de l’âme. La souffrance intérieure est une sorte de martyre ; saint Jérôme dans son sermon sur l’assomption : « Je dirai à bon droit que la Vierge Mère de Dieu fut aussi martyre, bien que sa vie se soit achevée dans la paix. C’est pourquoi il est dit qu’un glaive transpercera ton âme «, à savoir la douleur de la mort de son Fils ». Puisqu’il n’y a pas d’auréole pour la douleur intérieure, il ne doit pas y en avoir pour la douleur extérieure.
Objection 5 : La mortification elle-même est une sorte de martyre ; Saint Grégoire dit « Même sans avoir l’occasion d’être persécutés, notre vie paisible connaît son martyre : car bien que nous n’inclinions pas sous le fer notre cou de chair, nous exterminons en esprit les désirs de la chair, avec le glaive spirituel ». L’auréole n’est point due à cette pénitence, qui consiste en des oeuvres extérieures. Elle n’est donc pas due non plus au martyre extérieur.
Objection 6 : L’auréole n’est pas due à une oeuvre défendue. Or il est interdit de se faire violence à soi-même, comme dit saint Augustin, et cependant l’Église célèbre le martyre de certains qui se sont fait violence pour échapper à la rage des tyrans, comme cela se voit dans l’Histoire d’Eusèbe, à propos de certaines femmes d’Antioche. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
Objection 7 : Il arrive parfois que quelqu’un est blessé à cause de sa foi, et survit cependant quelque temps. Il est manifestement martyr. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’il n’a pas souffert jusqu’à la mort. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.
Objection 8 : Certains souffrent plus de la perte des biens temporels que de la souffrance de leur propre corps : comme on le voit puisqu’ils se donnent tant de mal pour acquérir des richesses. Si donc on leur enlève, à cause du Christ, leurs biens temporels, il semble qu’ils soient des martyrs. Et cependant on dit que l’auréole ne leur est pas due. Donc...
Objection 9 : Il semble que le martyr soit seulement celui qui est mis à mort pour la foi. C’est pourquoi Isidore dit : « On les appelle martyrs, selon le terme grec, témoins en latin, parce qu’ils ont supporté leurs souffrances pour apporter au Christ leur témoignage, et ont lutté jusqu’à la mort pour la vérité ». Mais il y a des vertus supérieures à la foi, comme la justice, la charité, etc., qui ne peuvent exister sans la grâce ; et cependant l’auréole ne leur est point due. Il semble donc qu’elle ne le soit pas non plus au martyre.
Objection 10 : De même que les vérités de foi, toute autre vérité vient de Dieu, comme dit saint Ambroise, parce que « toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient du Saint -Esprit ». Si donc on doit l’auréole à celui qui supporte la mort pour la vérité de foi, on la devrait aussi pour ceux qui supportent la mort pour toute autre vérité : et cela n’est évidemment pas exact.
Objection 11 : Le bien commun l’emporte sur le bien particulier. Si quelqu’un meurt, dans une guerre juste pour la défense de l’Etat, on ne lui doit pas l’auréole. Donc pas non plus s’il est tué pour la conservation en lui-même de la foi.
Objection 12 : Tout mérite procède du libre arbitre. Mais l’Église célèbre le martyre que certains qui n’eurent pas l’usage du libre arbitre. Ils n’ont donc pas mérité l’auréole, et dès lors, celle-ci n’est pas due à tous les martyrs.
Cependant : Saint Augustin dit : « Personne, je pense, n’a osé mettre la virginité au-dessus du martyre ». Mais la virginité a droit à une auréole. Donc aussi le martyre.
En outre, la couronne est due au lutteur. Dans le martyre, il y a une difficulté spéciale dans le combat. On lui doit donc une auréole spéciale.
Conclusion : De même que l’esprit lutte contre les concupiscences intérieures, ainsi l’homme lutte contre les passions qui viennent du dehors. De même que la victoire la plus parfaite par laquelle l’homme triomphe des concupiscences de la chair, c’est-à-dire la virginité, a droit à une couronne spéciale qui s’appelle auréole, de même celui qui a remporté la plus parfaite victoire qui se conquiert dans la lutte extérieure, a droit à une auréole. La victoire la plus parfaite contre les passions extérieures peut être considérée sous deux aspects : d’abord selon la grandeur de la passion vaincue ; parmi toutes les passions provoquées du dehors, la peur de la mort tient le premier rang, de même que dans les passions intérieures les principales sont les concupiscences sexuelles. C’est pourquoi, quand quelqu’un parvient à la victoire sur la mort et contre ce qui lui est rattaché, il est parfaitement vainqueur. La grandeur de la victoire sur les passions peut aussi être considérée d’après la cause de la lutte, quand par exemple on combat pour une cause très honorable, qui est le Christ lui-même. Or ces deux choses sont contenues dans le martyre, qui est l’acceptation de la mort à cause du Christ ». Ce qui constitue le martyre, ce n’est pas la souffrance, mais sa cause » dit saint Augustin. L’auréole est donc due au martyre comme à la virginité.
Solution 1 : Supporter la mort à cause du Christ est en soi une oeuvre surérogatoire tous ne sont pas mis dans l’obligation de confesser leur foi devant un persécuteur. Mais en certaines occasions cela est obligatoire pour se sauver : ainsi quand quelqu’un arrêté par un persécuteur est interrogé sur sa foi, il est obligé de la confesser. Mais il n’en suit pas qu’il ne mérite pas l’auréole. Celle-ci en effet n’est pas due à l’œuvre surérogatoire en tant que telle, mais en tant qu’elle contient une certaine perfection. Donc, si cette perfection demeure, même sans qu’il y ait surérogation, on mérite l’auréole.
Solution 2 : La récompense est due au martyre non en tant qu’il est infligé du dehors, mais en tant qu’il est supporté volontairement, car nous ne méritons que par les choses qui sont en nous. Plus ce que quelqu’un supporte volontairement est difficile et de nature à répugner à la volonté, plus cette volonté qui le supporte à cause du Christ, se montre fermement fixée dans le Christ. On lui doit donc une récompense supérieure.
Solution 3 : Il y a des actes qui possèdent en eux-mêmes une grande intensité de jouissance ou de difficulté. Dans ces actes le fait de les accomplir augmente toujours le mérite ou le démérite, car en les accomplissant la volonté, à cause de cette intensité, a dû modifier profondément l’état dans lequel elle se trouvait auparavant. C’est pourquoi, toutes choses restant les mêmes, celui qui accomplit un acte de luxure pèche plus que celui qui ne fait que consentir à l’acte, parce qu’en accomplissant l’acte, la volonté est intensifiée. De même, puisque l’acte du martyre comporte une très grande difficulté, le vouloir du martyre n’atteint pas le mérite qui est dû à l’acte même du martyre, à cause de cette difficulté. Cependant cette volonté du martyre peut parvenir à une plus haute récompense, en raison de son mérite, parce que quelqu’un peut vouloir supporter le martyre, sans le subir, avec une plus grande charité que celui qui le subit en fait. C’est pourquoi le martyr volontaire peut mériter, par sa volonté seule, une récompense essentielle égale ou plus grande que celle qui est due au martyr réel. Mais puisque l’auréole est due à la difficulté qui se rencontre dans la lutte même du martyre, elle n’est pas due à ceux qui ne sont martyrs que dans leur vouloir, mais non en fait.
Solution 4 : De même que les plaisirs du toucher, auxquels est ordonnée la tempérance, tiennent la première place parmi les plaisirs intérieurs et extérieurs, de même les douleurs du toucher sont au-dessus de toutes les autres douleurs. C’est pourquoi une auréole est due davantage à la difficulté qui se manifeste dans le support des douleurs du toucher par exemple celles des coups et autres choses semblables, qu’elle n’est due à la difficulté de supporter les douleurs intérieures, à cause desquelles quelqu’un n’est pas appelé à proprement parler martyr, sauf par comparaison ; Et c’est dans ce sens que parle saint Jérôme.
Solution 5 : Les souffrances de la mortification ne sont pas à proprement parler un martyre, parce qu’elles ne consistent pas en des choses ordonnées à causer la mort, mais seulement destinées à dominer la chair. Si quelqu’un dépasse cette mesure, sa pénitence devient une faute. Cependant, on peut, par comparaison, appeler la mortification un martyre, parce qu’elle peut l’emporter en durée sur le martyre, tandis que celui-ci l’emporte en intensité.
Solution 6 : Selon saint Augustin, nul ne peut attenter à sa vie pour aucune cause, à moins qu’il ne le fasse sous l’action d’une inspiration divine, pour donner un exemple de courage en méprisant la mort. On croit que ceux dont il est parlé dans cette difficulté se sont donné la mort sous une inspiration divine : C’est pourquoi l’Église célèbre leur martyre.
Solution 7 : Si quelqu’un reçoit à cause de sa foi une blessure mortelle, mais ne meurt pas aussitôt, il n’est point douteux qu’il mérite l’auréole, comme cela est évident pour la bienheureuse Cécile, qui a survécu trois jours, et pour de nombreux martyrs morts en prison. Même si quelqu’un reçoit une blessure qui n’est pas mortelle, et qui est cependant suivie de mort, on croit qu’il mérite l’auréole, bien que certains disent que celui qui aboutit à la mort à cause de son insouciance ou de sa négligence, ne mérite pas l’auréole. Cependant, cette négligence ne l’aurait pas conduit à la mort sans la blessure antérieure, reçue pour la foi : Celle-ci est donc la première occasion de sa mort ; il semble dès lors qu’il ne perde pas l’auréole, à moins que sa négligence soit telle qu’elle comporte une faute mortelle, qui lui enlève la couronne et l’auréole. Mais si quelqu’un ne meurt pas après avoir reçu une blessure mortelle, à cause de quelque circonstance fortuite ou s’il n’a pas reçu de blessure mortelle, mais qu’ensuite, étant en prison, il meurt, il mérite encore l’auréole. C’est pourquoi l’Église célèbre de saints martyrs qui sont morts en prison, longtemps après avoir subi des blessures, comme le pape Marcel. Donc, toute souffrance infligée pour le Christ et s’achevant dans la mort, que celle-ci suive immédiatement ou non, suffit à constituer le martyre et à mériter l’auréole. Si elle ne va pas jusqu’à la mort, on ne considère pas cet homme comme martyr : comme c’est le cas du bienheureux Sylvestre, que l’Église ne fête pas comme martyr, parce qu’il a achevé sa vie dans la paix, après avoir subi auparavant bien des tourments.
Solution 8 : De même que la tempérance ne regarde pas les plaisirs de l’argent ou des honneurs, mais seulement les jouissances du toucher, parce qu’elles sont les principales, de même la force ne regarde que les menaces de mort, parce qu’elles sont les plus graves, comme dit Aristote. C’est pourquoi l’auréole n’est due qu’aux attaques qui menacent le propre corps, capables d’engendrer la mort. Si donc quelqu’un, à cause du Christ, perd les biens temporels ou sa réputation ou toute autre chose de ce genre, il n’est pas martyr pour autant, et ne mérite pas l’auréole. On ne peut aimer d’une manière normale les choses extérieures plus que le propre corps. Un attachement déréglé ne peut concourir à faire mériter une auréole. La douleur de la perte des biens matériels ne peut égaler celle de la mort du corps, ni d’autres souffrances semblables.
Solution 9 : La cause suffisante pour constituer le martyre n’est pas seulement le fait de confesser la foi, mais aussi toute autre vertu, non pas humaine, mais surnaturelle, qui a le Christ comme fin. Par tout acte de vertu, on peut devenir témoin du Christ, en tant que les oeuvres qu’il opère en nous sont un témoignage de sa bonté. C’est ainsi que des vierges furent tuées à cause de leur virginité qu’elles voulaient garder, comme la bienheureuse Agnès et quelques autres, dont le martyre est célébré par l’Église.
Solution 10 : La vérité de foi a le Christ comme fin et comme objet : c’est pourquoi sa confession mérite l’auréole, si une peine lui est infligée, non seulement à cause de la fin poursuivie, mais aussi à cause de cette souffrance. Mais la confession de toute autre vérité n’est pas une cause suffisante pour constituer un martyre en raison d’une semblable souffrance : elle ne le serait qu’à cause de la fin, si par exemple quelqu’un préférait être mis à mort pour le Christ, plutôt que de dire n’importe quel mensonge qui est un péché contre lui.
Solution 11 : Le Bien incréé dépasse tout bien créé. Dès lors, toute fin créée, qu’elle soit le bien commun ou un bien privé, ne peut conférer à une action autant de bonté que le Bien incréé le fait quand quelque chose est accompli à cause de Dieu. Donc, si quelqu’un subit la mort à cause du bien commun, sans référence au Christ, il ne mérite pas l’auréole. Mais s’il rapporte cela au Christ, il la mérite, et il est martyr s’il défend l’État contre les attaques des ennemis qui veulent corrompre la foi au Christ, et qu’il meurt dans cette lutte de défense.
Solution 12 : Certains disent que chez les Innocents morts pour le Christ l’usage de la raison fut anticipé par un miracle divin, comme chez saint Jean Baptiste quand il était dans le sein maternel par là, ils furent de vrais martyrs, en acte et en volonté ; Et ils possèdent l’auréole. Mais d’autres disent qu’ils furent martyrs seulement en acte, mais non en volonté : telle semble être la pensée de saint Bernard dans sa division des trois sortes de martyrs. D’après cela, les Innocents, qui ne réalisèrent pas la notion parfaite du martyre, mais y participèrent de quelque manière en souffrant pour le Christ, ont aussi l’auréole, non dans sa parfaite définition, mais en une certaine participation, en tant qu’ils se réjouissent d’avoir été tués au service du Christ, comme nous l’avons vu au sujet des enfants baptisés qui jouissent de leur innocence et de l’intégrité de leur chair.
Objection 1 : Cela ne semble pas. Toute récompense dans l’au-delà correspond à un acte de vertu. Prêcher ou enseigner n’en est pas un. On ne doit donc point l’auréole à la prédication ou à l’enseignement.
Objection 2 : Enseigner et prêcher sont le fruit de l’étude et de l’enrichissement doctrinal. Les choses qui sont récompensées dans l’au-delà ne s’acquièrent point par l’effort humain, car nous ne méritons pas par les choses naturelles et acquises. Aucune auréole n’est donc promise pour l’au-delà à l’enseignement et à la prédication.
Objection 3 : L’exaltation dans le Ciel correspond à l’humiliation ici-bas, car « celui qui s’humilie sera exalté « Enseigner et prêcher n’humilient pas : ce sont plutôt des occasions d’orgueil. La Glose dit, au sujet de saint Matthieu, que « le diable trompe beaucoup d’hommes enflés par les honneurs du magistère. Il semble donc que la prédication et l’enseignement n’aient pas droit à l’auréole.
Cependant : À propos de saint Paul. Aux Ephésiens « Pour que vous sachiez quelle est l’éminence... », la Glose dit « Les saints docteurs recevront une augmentation de gloire supérieure à celle que tous auront communément ».
En outre, la Glose ordinaire, commentant le Cantique des Cantiques, « Ma vigne est devant moi «, dit : « Il montre quelle récompense particulière il prépare pour ses docteurs ». Ils auront donc une récompense spéciale, et c’est ce que nous nommons auréole.
Conclusion : Par le martyre et la virginité, l’homme remporte une très parfaite victoire contre la chair et le monde. De même, il remporte une très parfaite victoire contre le diable quand, non content de résister à ses assauts, il le chasse non seulement de lui-même, mais aussi des autres. C’est ce qui se fait par la prédication et l’enseignement. C’est pourquoi on leur doit une auréole, comme à la virginité et au martyre. Qu’on ne dise pas, comme certains le font, qu’elle est due seulement aux prélats, à qui il appartient, en vertu de leur charge, de prêcher et d’enseigner : elle appartient à tous ceux qui exercent licitement cette mission. Elle n’est due aux prélats, bien qu’ils aient la charge de prêcher, que s’ils le font en fait, car la couronne n’est pas due à une disposition, mais à une lutte en acte, selon ce mot de saint Paul à Timothée : « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles ».
Solution 1 : Prêcher et enseigner sont les actes d’une vertu : la miséricorde. On doit donc les ranger parmi les aumônes spirituelles.
Solution 2 : Bien que la faculté de prêcher et d’enseigner vienne de l’étude, le fait d’enseigner vient de la volonté, qui est enrichie par la charité infusée par Dieu. Son exercice peut donc être méritoire.
Solution 3 : L’exaltation en cette vie ne diminue la récompense de l’autre vie que si quelqu’un cherche, à travers cette exaltation, sa propre gloire. Mais celui qui transforme cette exaltation en bénéfice pour les autres, mérite une récompense. Quand on dit que l’enseignement a droit à l’auréole, on doit l’entendre de l’enseignement des choses du salut, qui chasse le diable du cœur des hommes, comme une arme spirituelle. Saint Paul dit aux Corinthiens : « Les armes de notre armée ne sont pas charnelles, mais spirituelles ».
Objection 1 : Il semble que oui. Une auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement. Ces trois choses existèrent excellemment dans le Christ. L’auréole lui convient donc excellemment.
Objection 2 : Tout ce qui est très parfait dans les choses humaines, doit être attribué, à un degré supérieur, au Christ. La récompense de l’auréole est due aux mérites les plus élevés. Elle est donc due au Christ.
Objection 3 : Saint Cyprien dit que la virginité porte l’image de Dieu à son type idéal est donc en Dieu. Il semble donc que l’auréole convienne au Christ même en tant que Dieu.
Cependant : L’auréole, avons-nous dit, est la joie de se sentir conforme au Christ. Nul ne se conforme ni ne devient semblable à soi-même, comme dit Aristote. L’auréole n’est donc pas due au Christ.
En outre, la récompense du Christ n’augmente jamais. Or il ne posséda pas l’auréole dès l’instant de sa conception, car alors il n’avait encore jamais lutté. Il ne l’eût donc pas davantage ensuite.
Conclusion : Deux opinions se présentent à ce sujet certains disent que dans le Christ il y a eu à proprement parler une auréole, parce qu’il a connu là lutte et la victoire, et donc mérité la couronne proprement dite. . Mais en y regardant de près, s’il possède la couronne en sa notion propre, il ne possède pas celle de l’auréole. Celle-ci en effet, par cela même qu’elle est un diminutif, indique quelque chose qui est possédé seulement en participation et non en sa plénitude. Elle ne convient donc qu’à ceux chez qui il n’y a qu’une participation à la victoire parfaite, dans l’imitation de celui qui réalise pleinement la notion de victoire parfaite. Dans le Christ au contraire nous trouvons une réalisation parfaite de la notion de pleine victoire tous les autres vainqueurs ne font qu’y participer, comme nous le voyons en saint Jean « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde », et dans l’apocalypse « Voici qu’a vaincu le lion de la tribu de Juda ». Il ne convient donc pas qu’il possède l’auréole, mais plutôt une chose de laquelle jailliront toutes les auréoles. C’est pourquoi l’apocalypse dit : « Je ferai asseoir sur mon trône celui qui aura vaincu, de même que j’ai vaincu et je siège sur le trône de mon Père ». Aussi, d’autres estiment qu’on doit dire bien que ce qui se trouve dans le Christ ne soit pas précisément une auréole, c’est mieux que toute auréole.
Solution 1 : Le Christ fut très véritablement vierge, martyr et docteur. Mais en lui, la récompense accidentelle correspondant à ces titres est très faible en comparaison de la grandeur de sa récompense essentielle. Il ne possède donc pas l’auréole en sa notion précise.
Solution 2 : Bien que l’auréole soit due à une oeuvre très parfaite, pourtant, en tant qu’elle est désignée par un diminutif, elle signifie une participation seulement à la perfection qui se trouve pleinement réalisée dans un autre. Par là, elle marque une certaine infériorité. Elle ne se trouve donc pas dans le Christ, en qui toute perfection existe en sa plénitude.
Solution 3 : Bien que la virginité ait de quelque manière son modèle parfait en Dieu, cependant ce modèle idéal n’est pas de la même nature que chez l’homme. L’incorruption de Dieu, qu’imite la virginité, n’est pas de même nature en Dieu et dans un homme vierge. Elle est pour eux de nécessité de salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance. Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.
Objection 1 : Il semble que oui, d’après ce que dit saint Jérôme au sujet de la virginité « Vivre dans la chair en en étant dégagé, c’est plutôt une vie angélique qu’une vie humaine », et la Glose, à propos d’un passage de saint Paul, aux Corinthiens, dit que « la virginité est une part angélique ». Puisque la virginité reçoit l’auréole, elle semble due aux anges.
Objection 2 : L’incorruption de l’esprit est supérieure à celle de la chair. Dans les anges nous trouvons l’incorruption de l’esprit, car ils n’ont jamais péché. L’auréole leur est donc due plus qu’aux hommes qui seraient incorrompus dans leur chair, mais qui ont parfois péché.
Objection 3 : L’auréole est due à ceux qui enseignent. Les anges nous instruisent en nous purifiant, nous illuminant et nous perfectionnant, comme dit Denys. Ils doivent donc avoir au moins l’auréole des docteurs.
Cependant : Saint Paul dit à Timothée « Il ne sera pas couronné, s’il n’a pas combattu selon les règles ». Dans les anges, pas de combat, donc pas d’auréole.
En outre, l’auréole n’est pas due à un acte qui ne s’accomplit pas avec coopération du corps. Pour ceux qui ont l’amour de la virginité, du martyre et de l’enseignement, l’auréole ne leur sera pas donnée s’ils ne réalisent pas ces choses extérieurement. Les anges étant incorporels, n’ont pas d’auréole.
Conclusion : L’auréole n’est pas due aux anges, car elle correspond à une forme supérieure de perfection dans le mérite. Les choses qui chez l’homme contribuent à la perfection de son mérite sont naturelles pour les anges ou appartiennent à leur état commun ou font partie de leur récompense essentielle. Le motif même pour lequel l’auréole est due aux hommes, fait que les anges n’en ont pas.
Solution 1 : La virginité est appelée vie angélique parce que les vierges imitent, par l’effet de la grâce, ce que les anges possèdent par nature. Pour ceux-ci, ce n’est point de la vertu que de s’abstenir complètement des plaisirs de la chair, puisque ceux-ci ne pourraient pas exister chez eux.
Solution 2 : L’incorruption perpétuelle de l’esprit mérite aux anges leur récompense essentielle ; Elle est pour eux essentiel au salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance.
Solution 3 : Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun : ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.
Objection 1 : Il ne semble pas qu’on ne doive distinguer que trois auréoles, pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs. Car l’auréole des martyrs correspond à la vertu de force, celle des vierges à la vertu de tempérance et celle des docteurs à la vertu de prudence. Il semble donc qu’il doit y avoir une quatrième auréole correspondante à la vertu de justice.
Objection 2 : À propos de l’Exode, la Glose dit que « la couronne est donnée quand l’Évangile promet la vie éternelle à ceux qui gardent les commandements », et à propos de saint Matthieu : « Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements », la Glose dit « L’auréole lui est ajoutée quand il est dit : si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres ». L’auréole est donc due à la pauvreté.
Objection 3 : Par le vœu d’obéissance, l’homme se soumet totalement à Dieu : c’est donc en ce vœu que consiste la plus grande perfection ; dès lors, il semble que l’auréole lui soit due.
Objection 4 : Il y a beaucoup d’autres oeuvres surérogatoires, à cause desquelles l’homme dans la vie future aura une joie spéciale. Il n’y a donc beaucoup d’auréoles outre les trois citées plus haut.
Objection 5 : De même que répand la foi en prêchant et en enseignant, de même il le fait en copiant des écrits. Une quatrième auréole lui est donc due.
Conclusion : L’auréole est une récompense privilégiée correspondant à une victoire exceptionnelle. C’est pourquoi on désigne trois auréoles en considérant les victoires exceptionnelles dans les trois luttes qui menacent tout homme. Dans la lutte contre la chair, celui qui remporte la plus grande victoire est celui qui s’abstient tout à fait des délectations charnelles, qui sont les principales en ce domaine : c’est l’homme vierge. Une auréole est donc due à la virginité. Dans la lutte contre le monde, la victoire principale consiste à soutenir la persécution du monde jusqu’à la mort : la seconde auréole est donc due aux martyrs, qui remportent la victoire dans cette lutte. Dans la lutte contre le diable, la principale victoire consiste à chasser le démon non seulement de soi-même, mais même du cœur des autres : Ce qui s’opère par l’enseignement et la prédication : La troisième auréole est donc due aux docteurs et aux prédicateurs.
Cependant, certains distinguent trois auréoles selon les trois puissances de l’âme : les trois auréoles correspondraient aux actes les meilleurs de ces trois puissances. L’acte le meilleur de la puissance rationnelle est de diffuser la vérité de foi chez les autres : à cet acte est due l’auréole des docteurs. L’acte le meilleur de l’irascible est de supporter même la mort pour le Christ : et cet acte a droit à l’auréole des martyrs. L’acte le meilleur du concupiscible est de s’abstenir complètement des plus grandes délectations de la chair : et cela donne droit à l’auréole de la virginité.
D’autres distinguent trois auréoles selon les choses par lesquelles nous sommes rendus conformes au Christ de la manière la plus élevée. Il fut médiateur entre le Père et le monde : il fut donc docteur, en tant qu’il a manifesté au monde la vérité qu’il avait reçue du Père. Il fut martyr, en supportant la persécution du monde. Il fut vierge, en gardant en lui-même la pureté. Donc, les docteurs, les martyrs et les vierges lui sont très parfaitement conformes : ils méritent donc l’auréole.
Solution 1 : Dans l’acte de la justice, il n’y a point de lutte comme dans les actes des autres vertus. Il n’est point vrai qu’enseigner soit un acte de prudence : C’est plutôt un acte de charité ou de miséricorde, car c’est par ces vertus que nous sommes portés à l’exercice de l’enseignement ou encore, c’est un acte de sagesse, en tant qu’on dirige les autres. On pourrait dire, selon d’autres, que la justice englobe toutes les vertus : On ne lui doit donc pas une auréole particulière.
Solution 2 : Bien que la pauvreté soit une oeuvre de perfection, elle n’occupe pas la première place dans une lutte spirituelle, car l’amour des biens temporels est moins agressif que la concupiscence de la chair ou la persécution infligée à son propre corps. On ne doit donc pas donner l’auréole à la pauvreté, mais le pouvoir judiciaire, à cause de l’humiliation qui l’accompagne. La Glose citée prend l’auréole au sens large, pour toute récompense accordée à un mérite supérieur.
De même pour la troisième et la quatrième difficulté.
Solution 5 : Une auréole est due à ceux qui écrivent la doctrine sacrée, mais elle ne se distingue pas de celle des docteurs, car rédiger un écrit est une manière d’enseignement.
Objection 1 : Il semble que oui, car l’apocalypse dit des vierges qu’ » elles suivent l’Agneau partout où il ira « et que « personne d’autre ne pouvait chanter le cantique qu’elles chantaient ». Elles auront donc pas une auréole supérieure.
Objection 2 : Saint Cyprien, dans un traité Des vierges, dit qu’elles sont « la plus illustre portion du troupeau du Christ ». Elles ont donc droit à une auréole plus élevée.
Objection 3 : Il semble que l’auréole la plus élevée soit celle des martyrs, car, à propos de l’apocalypse : « et personne ne pouvait dire le cantique », Haymon dit que « tous les vierges ne précèdent pas les personnes mariées, mais spécialement les vierges qui dans le tourment de leur passion sont rendus égaux aux martyrs mariés, en ayant gardé leur virginité ». Le martyre donne donc à la virginité la prééminence sur tous les états. L’auréole serait donc plutôt due au martyre.
Objection 4 : Il semble quel l’auréole la plus élevée soit due aux docteurs, car l’Église militante modèle l’Église triomphante. Dans l’Église militante, le plus grand honneur est dû aux docteurs. Saint Paul dit à Timothée : « Les prêtres qui gouvernent bien sont dignes d’un double honneur, surtout ceux qui s’appliquent à la parole et à l’enseignement ». Donc, dans l’Église triomphante, c’est à eux qu’est due davantage l’auréole.
Conclusion : La supériorité d’une auréole à l’égard d’une autre petit être appréciée de deux manières. D’abord en considérant la lutte : l’auréole plus élevée est due à la lutte plus forte ; à ce point de vue, l’auréole des martyrs l’emporte de quelque manière sur les autres, et celle de la virginité l’emporte d’une autre manière. La lutte des martyrs est plus forte en elle-même, et afflige plus violemment ; mais la lutte contre la chair est plus dangereuse, parce qu’elle est plus durable et nous menace de plus près. Secondement, en considérant les choses sur lesquelles porte la lutte : l’auréole des docteurs l’emporte sur toutes, parce que leur lutte porte sur les biens intellectuels, tandis que les autres luttes portent sur les passions sensibles. Mais cette supériorité qui est considérée dans la lutte est plus essentielle à l’auréole, puisque celle-ci regarde essentiellement la victoire et la lutte. La difficulté de la lutte considérée en elle-même est supérieure à celle qui est considérée en nous, en tant qu’elle est plus intime à nous. C’est pourquoi, à parler absolument, l’auréole des martyrs est supérieure à toutes. Il nous est dit sur saint Matthieu, dans la Glose ordinaire, que « dans la huitième béatitude, qui concerne les martyrs, toutes les autres béatitudes se perfectionnent ». C’est pour cela que l’Église, quand elle énumère les saint s, fait passer les martyrs avant les docteurs et les vierges. Mais à certains points de vue, rien n’empêche que les autres auréoles soient plus parfaites.
D’où la solution des difficultés.
Objection 1 : Il ne semble pas qu’un bienheureux possède plus qu’un autre l’auréole de la virginité ou du martyre ou des docteurs car les choses parvenues à leur achèvement ne connaissent plus d’augmentation ni de diminution. Or l’auréole est due aux oeuvres qui sont dans l’achèvement de la perfection. L’auréole ne comporte donc pas de plus ou de moins.
Objection 2 : La virginité ne connaît pas de plus ou de moins, puisqu’elle est une privation : les privations ne peuvent augmenter ni diminuer. Donc la récompense de la virginité, l’auréole des vierges, ne peut augmenter ni diminuer.
Cependant : L’auréole s’ajoute à la couronne, et celle-ci est plus riche pour l’un que pour l’autre. Donc aussi l’auréole.
Conclusion : Puisque le mérite est de quelque manière la cause de la récompense, celle-ci doit varier selon les degrés du mérite une chose augmente ou diminue selon l’augmentation ou la diminution de sa cause. Le mérite de l’auréole peut être plus ou moins grand. Cependant, on doit savoir que le mérite d’une auréole peut être considéré de deux manières d’une part en sa racine, d’autre part dans l’œuvre accomplie. On peut rencontrer deux hommes dont l’un supporte le tourment du martyre avec moins de charité ou se livre davantage à la prédication ou s’écarte davantage des délectations de la chair. L’augmentation du mérite qui vient de sa racine n’entraîne pas une augmentation de l’auréole, mais de la couronne, tandis que l’augmentation du mérite qui vient de la nature de l’acte entraîne l’augmentation de l’auréole. Il peut donc arriver que quelqu’un qui mérite moins dans le martyre à l’égard de la récompense essentielle, possède une auréole plus grande à cause de la nature de son martyre.
Solution 1 : Les mérites qui comportent le droit à l’auréole ne parviennent pas d’une manière absolue à l’achèvement de la perfection, mais seulement selon leur nature, comme le feu est par nature le plus subtil des corps. Rien n’empêche qu’une auréole soit plus élevée qu’une autre, comme un feu peut être plus subtil qu’un autre.
Solution 2 : Une virginité peut être plus grande qu’une autre, par un plus grand éloignement de ce qui lui est contraire : comme on dit que la virginité de quelqu’un est plus grande parce qu’il évite davantage les occasions de corruption. On peut dire qu’une privation est plus totale qu’une autre, par exemple si un homme est plus aveugle parce qu’il est davantage privé de la vue.
Voyons maintenant ce qui concerne les damnés après le jugement dernier. Nous verrons ce qui concerne leur châtiment et le feu qui tourmentera leur corps; puis nous considérerons ce qui regarde leur coeur et leur intelligence; enfin nous rechercherons ce que peut être la justice et la miséricorde de Dieu envers eux.
Pour le premier point, nous poserons sept questions : 1. Les damnés, en enfer, ne souffrent-ils que de la peine du feu ? - 2. Sont-ils tourmentés par un ver corporel ? - 3. Auront- ils des pleurs corporels ? - 4. Leurs ténèbres seront-elles physiques ? - 5. Le feu qui les tourmentera sera-t-il physique ? - 6. Sera-t-il de même nature que le nôtre ? 7. Ce feu est-il souterrain ?
DIFFIcuLTÉs 1. Cela semble, d’après saint Matthieu, car en parlant de leur damnation, il ne fait mention que du feu : « Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel. »
2. Comme la peine du purgatoire est due au péché véniel, celle de l’enfer est due au péché mortel. Au purgatoire, on ne dit pas qu’il y ait d’autre peine que le feu, comme dit saint Paul aux Corinthiens : « L’oeuvre de chacun sera éprouvée par le feu. « Donc, en enfer aussi il n’y aura que la peine du feu.
3. La variation des tourments inclut un refroidissement, comme quand quelqu’un passe de la chaleur au froid. Mais il n’y aura pas de rafraîchissement pour les damnés. Ils ne subiront donc pas diverses peines, mais seulement celle du feu.
Cependant: le Psalmiste dit « Le feu et le soufre, et le souffle des tempêtes seront la part de leur calice. »
En outre, Job dit : «De l’eau des neiges, il passe à l’extrême chaleur. »
Conclusion : Selon saint Basile, à la purification finale du monde se produira une sépa ration des éléments : tout ce qui est pur et noble demeurera en haut, pour la gloire des bienheureux, mais tout ce qui est vil et corrompu sera précipité en enfer pour la peine des damnés ainsi toute créature sera pour les bienheureux matière à jouissance, et pour les damnés augmentation de tourments, selon la Sagesse : «L’Univers combattra avec lui les insensés. » Il convient à la justice divine que ceux qui se sont écartés de l’unité de Dieu en mettant leur fin dans les choses matérielles, multiples et variées, soient affligés par elles d’une manière multiple et variée.
Solutions : 1. Le feu étant source de vives souffrances parce qu’il renferme une force très active, on désigne par le nom de feu toute source de souffrance si elle est véhémente.
2. La peine du purgatoire n’est pas destinée surtout à faire souffrir, mais à purifier elle s’accomplit donc seulement par le feu, qui a une très grande propriété purificatrice. Mais la peine des damnés n’est pas destinée à une purification. Ce n’est donc point la même chose.
3. Les damnés passeront d’une chaleur très ardente à un froid très violent sans que cela les rafraîchisse. Car la souffrance produite par des causes extérieures ne s’accomplira pas en vertu d’une transformation du corps à partir de sa disposition naturelle précédente, comme une souffrance contraire ramenant à un juste niveau ou à un état tempéré produit un rafraîchissement, comme cela se passe ici-bas. Mais cette souffrance sera l’effet d’une action spirituelle, en tant que des éléments sensibles agissent sur les sens, en se faisant sentir par la production de ces formes de souffrance dans l’organe, selon leur existence spirituelle et non selon leur existence matérielle.
Objections 1. Le ver qui torture les damnés semble être corporel, car la chair ne peut être tourmentée par un ver spirituel. Nous lisons en Judith : «Il enverra le feu et des vers dans leurs chairs. » Et dans l’Ecclésiastique : « La vengeance sera, pour la chair de l’impie, le feu et le ver. » Ce ver sera donc corporel.
2. Saint Augustin dit « L’un et l’autre, le feu et le ver, seront le châtiment de la chair. ». Donc...
Cependant: saint Augustin dit aussi : «Les auteurs expliquent différemment, parmi les peines des damnés, la nature du feu et du ver virulent. Les uns les rapportent tous deux au corps, d’autres tous deux à l’âme, et d’autres attribuent le feu au corps, et le ver,. pris métaphoriquement, à l’âme et ceci semble plus admissible. »
Conclusion: Après le jour du jugement,. dans le monde renouvelé, il ne restera aucun animal ni aucun corps mixte, en dehors du corps de l’homme : car la nature n’est pas ordonnée à l’incorruption, et après ce jour, il n’y aura plus de génération ni de corruption. Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être considéré comme corporel, mais comme spirituel : c’est le remords de la conscience qui est ainsi appelé, parce qu’il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir l’âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, fait souffrir en mordant
Solutions : 1. Les âmes des damnés sont appelées leur chair, parce qu’elles se sont soumises à la chair. On pourrait dire aussi .que la chair est torturée par le ver spirituel, parce que les souffrances de l’âme rejaillissent sur le corps, ici-bas et dans l’au-delà.
2. Saint Augustin parle ici par comparaison. Il ne veut pas affirmer absolument que ce ver est matériel, mais bien qu’il est préférable .de dire que ce feu et ce ver doivent être pris matériellement, plutôt que de penser que l’un et l’autre doivent être pris seulement spirituellement; car alors les damnés ne subiraient aucune peine corporelle : cela ressort des diverses expressions qu’il emploie à ce sujet.
Objections : 1. Il semble que les pleurs des damnés soient corporels, car, à propos du passage de saint Luc : « Il y aura des pleurs », une Glose dit que «par les pleurs dont le Seigneur menace les réprouvés, on peut prouver la vraie résurrection des corps : ce qui ne serait pas exact si ces pleurs étaient seulement spirituels. Donc, etc.
2. La tristesse de la peine correspond à la délectation de la faute, selon l’Apocalypse : . «Donnez-lui autant de tourment et de pleurs. qu’il a eu de glorification de lui-même et de délices. » Or les pécheurs, dans leur faute, ont connu la délectation intérieure et extérieure. Ils auront donc aussi des pleurs extérieurs.
Cependant: les pleurs corporels s’accomplissent en répandant des larmes. Mais dans le corps des damnés il ne peut y avoir un écoulement perpétuel, puisque chez eux il n’y a aucune restauration de l’organisme par des aliments : tout ce qui est fini s’épuise si quelque chose en découle continuellement. Il n’y aura donc pas chez les damnés de pleurs corporels.
Conclusion: Dans les pleurs corporels, nous distinguons deux choses : d’abord l’écoulement des larmes; et quant à cela les pleurs corporels ne peuvent se trouver chez les damnés, car, après le jour du jugement, le mouvement du premier moteur ayant cessé, il n’y aura plus de génération, ni de corruption, ni d’altération corporelle. Dans l’écoulement des larmes, il doit y avoir sécrétion du liquide qui passe dans les larmes. A ce point de vue, il ne pourra pas y avoir de pleurs corporels chez les damnés. Mais dans les pleurs corporels, il y a aussi une certaine commotion et un certain trouble de la tête et des yeux : sous cet aspect, les pleurs pourront exister chez les damnés après la résurrection : les corps des damnés, en effet, ne sont pas seulement affligés de l’extérieur, mais même de l’intérieur, en tant que le corps est poussé par la passion de l’âme vers un état bon ou mauvais. A ce point de vue, les pleurs prouvent la résurrection de la chair, et correspondent à la délectation de la faute, qui était dans l’âme et dans le corps.
Par là, nous répondons aux difficultés objectées.
Objections: 1. Cela ne semble pas, puisque à propos de Job : « Une horreur sempiternelle y résidera », saint Grégoire déclare : « Bien que ce feu ne brille pas pour consoler, il brillera quand même de quelque manière, pour faire davantage souffrir; en effet, les suites que les réprouvés ont entraînées avec eux en sortant du monde, seront éclairées par la flamme. » Il n’y aura donc pas là de ténèbres pour le corps.
2. Les damnés voient leur châtiment, et cela augmente leur peine. On ne peut rien voir sans lumière : il n’y aura donc pas de ténèbres physiques.
3. Après la reprise de leur corps, les damnés posséderont leur puissance visuelle. Elle serait vaine s’ils ne voyaient rien. Puisque rien n’est vu sans lumière, il semble qu’ils ne seront pas tout à fait dans les ténèbres.
Cependant: saint Matthieu dit : « Après lui avoir lié les mains et les pieds, jetez-le dans les ténèbres extérieures. » saint Grégoire ajoute
« Si ce feu possédait de la lumière, on ne dirait pas que les réprouvés sont jetés dans les ténèbres extérieures. »
En outre, saint Basile, à propos du Psaume «La voix du Seigneur divise la flamme du feu », dit que « par la puissance de Dieu, la clarté du feu sera distinguée de sa puissance combustible, de telle sorte que la clarté deviendra la joie des bienheureux, tandis que le feu brûlant sera le tourment des damnés ». Les damnés seront donc dans les ténèbres physiques. D’autres choses concernant la peine des damnés ont déjà été précisées plus haut.
Conclusion : L’enfer sera disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et les ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de souffrance. Le fait de voir, en soi, est agréable. Comme dit Aristote, « le sens des yeux est le plus aimable, car par lui nous connaissons beaucoup de choses ». Mais, occasionnellement, la vision est pénible, quand nous voyons des Choses qui nous nuisent ou qui répugnent à notre volonté. L’enfer doit donc être un lieu disposé de telle sorte, dans la lumière et les ténèbres, que rien d’agréable n’y soit vu, tandis qu’on n’y voit, dans une demi-lumière, que des choses qui peuvent être pénibles pour le coeur. C’est pourquoi, absolument parlant, ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là assez de lumière pour qu’on puisse voir ce qui peut faire souffrir l’âme. Pour cela, la situation naturelle de ce lieu est déjà suffisante car, au centre de la terre, où est placé l’enfer, il ne peut y avoir qu’un feu bourbeux, tumultueux et enfumant. D’autres pensent que la cause de ces ténèbres doit être le grouillement des corps des damnés, qui à cause de leur nombre remplissent tellement l’espace de l’enfer, qu’il n’y reste plus d’air : il n’y a donc plus d’atmosphère qui puisse être pénétrée par la lumière il n’y a là que les ténèbres, qui obscurcissent les yeux des damnés.
Par là, on peut répondre aux objections.
Objections : 1. Il semble que le feu de l’enfer, qui tourmentera les corps des damnés ne sera pas corporel. Saint Jean Damascène dit en effet « Le diable, et les démons, et leur homme, c’est-à-dire l’Antéchrist, seront livrés avec les impies et les pécheurs, au feu éternel non pas matériel comme celui qui est ici, parmi nous, mais tel que Dieu le connaît. » Tout ce qui est corporel est matériel. Le feu de l’enfer ne sera donc pas corporel.
2. Les âmes des damnés, séparées de leur corps, sont jetées au feu de l’enfer. Mais saint Augustin dit : « Je pense que le lieu où l’âme est envoyée après la mort, est spirituel, et non corporel. » Donc, etc.
3. Le feu physique, dans sa manière d’agir, ne se conforme pas à la modalité de la faute qui est brûlée par le feu, mais plutôt à la manière d’agir de l’humide et du sec. Nous voyons en effet que dans le même feu physique, ici-bas, sont tourmentés le juste et l’injuste. Au contraire, le feu de l’enfer, dans sa manière de tourmenter ou d’agir, se conforme à la modalité de la faute de celui qui est puni. C’est pourquoi saint Grégoire dit « Il n’y a qu’un feu de la géhenne, mais il ne tour mente pas tous les pécheurs de la même manière car chacun subira une peine proportionnée à sa faute. » Ce feu n’est donc pas physique.
Cependant: nous lisons dans saint Grégoire : « Je ne doute pas que le feu de la géhenne soit corporel, puisqu’il est certain que les corps y sont tourmentés. »
En outre, la Sagesse dit : « L’univers terrestre luttera contre les insensés. » Cela ne serait pas si leur peine était seulement spirituelle, et non corporelle. Ils sont donc punis par un feu physique.
Conclusion: Au sujet du feu de l’enfer, de multiples opinions furent énoncées. Certains- philosophes, comme Avicenne, ne croyant pas à la résurrection, crurent que l’âme seule était punie après la mort. Comme il leur paraissait inadmissible que l’âme incorporelle soit punie- par un feu physique, ils nièrent que ce feu, qui punit les méchants, soit physique : pour eux, tout ce qui est dit de la souffrance imposée aux âmes après la mort avec des éléments corporels, est exprimé seulement métaphoriquement. La jouissance et le bonheur des âmes des élus, selon eux, ne consisteront pas en une chose corporelle, mais seulement en une chose spirituelle, l’obtention de leur fin. De même les souffrances des méchants seront seulement spirituelles, consistant dans la tristesse qu’ils auront d’être séparés de leur fin, dont ils possèdent le désir naturel. De même qu’on doit entendre dans le sens d’une comparaison seulement tout ce qui est dit de la jouissance des âmes après la mort, bien que cela semble indiquer des jouissances corporelles (comme le fait de prendre un repas, ou de rire, etc.) ainsi, tout ce qui est dit de leurs souffrances, même si cela semble indiquer une punition corporelle, doit être entendu comme une simple comparaison par exemple, qu’elles brûlent ‘dans le feu, qu’elles soient affligées par des puanteurs, etc. La jouissance et la tristesse spirituelles étant ignorées de la masse, on doit les traduire figurativement, par des jouissances ou souffrances corporelles, afin qu’elles provoquent davantage chez les hommes des désirs ou des craintes. Mais il ne suffit pas d’admettre ce mode de punition, car, dans le châtiment des damnés il n’y aura pas seulement la peine du dam, qui correspond à l’aversion à l’égard de Dieu qu’ils ont eue dans leur faute, mais il y a aussi la peine du sens, qui correspond au fait qu’ils se sont tournés vers les créatures d’une manière défendue.
C’est pourquoi Avicenne lui-même a présenté une autre explication il dit que les âmes des méchants, après la mort, sont punies, non dans leur corps, mais dans une sorte de similitude de leur corps; de même que dans les songes, cause des similitudes des choses, qui se trouvent dans l’imagination, il semble à l’homme qu’il soit torturé par des peines diverses. Il semble que saint Augustin admette aussi ce mode de punition, dans son commentaire de la Genèse. Mais cela ne parait pas convenir. L’imagination est en effet une puissance qui se sert d’un organe corporel : de semblables visions imaginaires ne peuvent donc pas exister dans l’âme séparée du corps, comme elles existent dans l’âme du dormeur. C’est pourquoi, Avicenne, pour éviter cet inconvénient, dit que les âmes séparées du corps se servent, comme d’organe, d’une partie d’un corps céleste, auquel le corps humain doit être conforme pour être perfectionné par une âme rationnelle, qui joue le rôle des moteurs des corps célestes. En cela, il suivait de quelque façon l’opinion des philosophes antiques, qui dirent que les âmes retournaient après la mort aux étoiles qui leur ressemblent. Mais cela est parfaitement absurde, d’après la doctrine d’Aristote, car l’âme emploie nécessairement un instrument corporel déterminé, comme l’art emploie des instruments déterminés. Elle ne peut donc point passer d’un corps à l’autre. Pythagore le prétendait. Nous dirons plus loin comment répondre à l’affirmation de saint Augustin.
Quoi qu’on dise du feu qui torture les âmes séparées du corps, on doit dire, au sujet du feu qui tourmente les corps des damnés après leur résurrection, qu’il est corporel, car le corps ne peut souffrir une peine adaptée que si elle est corporelle. C’est pourquoi saint Grégoire prouve que le feu de l’enfer est corporel par cela même que les damnés, après la résurrection, y sont précipités. Saint Augustin aussi, comme nous le voyons cité dans les Sentences, affirme que le feu qui torture les corps est corporel. Et c’est de cela qu’il s’agit ici. Nous avons vu plus haut comment les âmes des damnés sont punies par ce feu corporel.
Solutions 1. Saint Damascène ne nie pas absolument que ce feu soit matériel, mais il affirme qu’il ne l’est pas à la manière du nôtre ici-bas, car il en diffère par plusieurs propriétés. On peut dire aussi que ce feu n’altère pas matériellement les corps, mais qu’il agit sur eux par une action spirituelle, pour les punir; dès lors, on dira qu’il n’est pas matériel - non en sa substance - mais en son effet de punition des corps et bien plus encore des âmes.
2. Ce mot de saint Augustin peut être pris en ce sens que le lieu dans lequel les âmes sont placées après la mort n’est pas corporel, parce que l’âme ne s’y trouve pas corporellement, à la façon dont les corps sont dans le lieu, mais selon un autre mode, spirituel, comme les anges sont dans le lieu. On pourrait encore dire que saint Augustin émet une opinion, sans prendre position, comme il le fait souvent dans ses oeuvres.
3. Ce feu sera l’instrument de la justice divine qui châtie. L’instrument n’agit pas seulement par sa vertu propre et selon sa modalité, mais aussi par la vertu de l’agent principal, et en tant que réglé par lui. Bien que le feu, par sa nature propre, ne soit pas capable de faire souffrir plus ou moins selon les modalités du péché, son action peut être modifiée par l’ordre de la justice divine, de même que le feu d’une fournaise est modifié par l’intervention du forgeron, en son travail, selon ce qui convient pour l’effet de son art.
Objections . 1. Il semble que non. Saint Augustin dit en effet : « J’estime que nul homme ne connaît la nature du feu éternel, à moins que l’Esprit-Saint ne le lui ait révélé. » Or, tous, ou presque, savent la nature de notre feu c’est donc que celui-là n’est pas de la même espèce que celui-ci.
2. Saint Grégoire, commentant Job « il sera dévoré par un feu qui n’est pas entretenu », dit : « Le feu corporel, pour exister, a besoin de combustible matériel; il ne peut subsister sans être entretenu et ranimé. Au contraire, le feu de la géhenne, qui est physique, et qui brûle corporellement les réprouvés qui y sont jetés, n’est pas entretenu par un effort humain, ni alimenté par des branches. Créé une seule fois, il demeure inextinguible et n’a point besoin d’entretien ni ne manque d’ardeur. » Il n’est donc pas de la même nature que celui que nous voyons ici.
3. Éternel et corruptible sont deux notions différentes, et ne communiquent même pas dans un genre commun, selon Aristote. Or notre feu est corruptible, et celui de l’enfer est éternel, saint Matthieu : « Eloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel. » Ils ne sont donc pas de même nature.
4. Notre feu brille naturellement; tandis que celui de l’enfer ne brille pas. Job dit « La lumière de l’impie ne sera-t-elle pas éteinte ? » Donc...
Cependant: selon Aristote, « toute eau est de la même espèce que toute autre » : pour la même raison, tout feu est de la même espèce que tout feu.
En outre, la Sagesse dit « Chacun sera torturé par ce en quoi il pèche. » Les hommes pèchent par les choses sensibles de ce monde. Il est donc juste qu’ils soient punis par elles.
Conclusion: Le feu, parce qu’il est, de tous les éléments, celui dont l’action a le plus de puissance, a comme matière les autres corps. On le trouve donc sous deux formes : en sa matière propre, tel qu’il est dans sa sphère, et dans une autre matière, soit terrestre, comme dans le charbon, soit aérienne, comme dans la flamme. Quelle que soit sa manière d’être, il est toujours de la même espèce, celle qui appartient à sa nature; mais il peut comporter des différences selon les corps qui deviennent sa matière. C’est ainsi que la flamme et le charbon diffèrent d’espèce, comme le bois qui flambe et le fer qui rougit. Mais ils ne diffèrent point par le fait seul qu’ils sont allumés par violence, comme cela se voit dans le fer, ou en vertu d’un principe intrinsèque naturel, comme cela arrive dans le soufre. Il est manifeste que le feu de l’enfer, en tant qu’il possède la nature du feu, est de même espèce que celui de chez nous. Mais nous ne savons pas si ce feu existe dans sa propre matière ou dans une autre, et laquelle. En cela, il peut différer de notre feu, en le considérant en sa matière. Il possède pourtant certaines propriétés différentes de notre feu, comme de ne pas avoir besoin d’être entretenu ni nourri avec du bois. Mais ces différences ne prouvent pas une diversité d’espèce en ce qui appartient à la nature du feu.
Solutions: 1. Saint Augustin parle seulement de ce qui est matériel dans ce feu, mais non de sa nature.
2. Notre feu est alimenté par du bois, et allumé par l’homme, parce qu’il est introduit artificiellement et par violence dans une autre matière. Mais le feu de l’enfer n’a pas besoin de bois pour l’entretenir, soit parce qu’il existe en sa propre matière, soit parce qu’il se trouve en une autre matière, non par violence, mais par nature, en vertu d’un principe intrinsèque. Il n’est donc pas allumé par l’homme, mais par Dieu créateur de sa nature. Et c’est ce que dit Isaïe : « Le souffle du Seigneur, comme un torrent de soufre, va l’embraser. »
3. Les corps des damnés seront de la même espèce que maintenant, bien que à présent ils soient corruptibles; mais alors ils seront incorruptibles, par l’ordre de la justice divine, et à cause de l’arrêt du mouvement du ciel; il en va de même du feu de l’enfer qui punira ces corps.
4. Briller ne Convient pas au feu en toutes ses manières d’être, car quand il existe en sa propre matière il ne brille pas les philosophes disent qu’il ne brille pas dans sa propre sphère. De même, quand il est dans certaines matières ‘étrangères, il ne brille pas : comme quand il est dans la matière terrestre opaque, comme dans le soufre. De même quand sa clarté est offusquée par une fumée épaisse. Le fait que le feu de l’enfer ne brille pas n’est pas une raison suffisante pour qu’il ne soit pas de la même espèce que le nôtre.
DIFFICULTÉS : 1. Il ne semble pas que le feu de l’enfer soit sous terre, car Job, parlant de l’homme damné, dit : «Et Dieu l’enlèvera du monde. » Le feu qui châtiera les damnés n’est donc pas sous terre, mais hors du monde.
2. Aucune chose qui est contre nature et accidentelle ne peut être éternelle. Mais le feu de l’enfer y est éternellement : il n’y sera donc point par violence, mais naturellement. Or le feu ne peut se trouver sous terre que par violence. Le feu de l’enfer n’est donc pas souterrain.
3. Dans le feu de l’enfer, tous les corps des damnés seront tourmentés après le jour du jugement. Mais les corps empliront ce lieu. Puisque la multitude des damnés sera très grande, car « le nombre des insensés est infini, l’espace qui contiendra ce feu doit être immense. Mais il ne semble pas qu’il convienne de dire que sous la terre il y a une si grande cavité, puisque les parties de la terre sont naturellement soutenues par son centre. Ce feu n’est donc pas sous terre.
4. La Sagesse dit : « Chacun est torturé par les choses par lesquelles il a péché. * Mais les méchants ont péché à la surface de la terre. Le feu qui les punit ne doit donc pas être au-dessous de la terre.
Cependant: Isaïe dit : «L’enfer souterrain a été troublé par l’approche de ton avènement. » Le feu de l’enfer est donc au-dessous de nous.
En outre, saint Grégoire dit : «Je ne vois pas e qui s’oppose à ce qu’on croie que l’enfer est sous la terre. »
De plus, à propos de ce texte de Jonas : «Tu m’as projeté dans le coeur de la mer », la Glose interlinéaire dit : « c’est-à-dire en enfer. » C’est pourquoi, dans l’Évangile, on dit: dans le coeur de la terre », car, comme le coeur est au centre de l’animal, l’enfer semble être au centre de la terre.
CoNcLusioN : Comme dit saint Augustin, « j’estime que nul ne sait en quelle partie du monde se trouve l’enfer, sauf celui à qui l’Esprit-Saint l’a révélé ». Saint Grégoire, interrogé sur ce point, répond : «Je n’ose rien préciser témérairement à ce sujet. Certains en effet pensèrent que l’enfer était en quelque partie de la terre. D’autres estiment qu’il est sous terre. » Et il montre que cette dernière opinion est plus probable, pour deux motifs. D’abord en raison du nom même de l’enfer. «Si nous l’appelons enfer (infernum) parce qu’il se trouve au-dessous (inferius) l’enfer doit être sous la terre comme la terre est sous le ciel. » Ensuite, à cause de ce que dit l’Apocalypse: «Personne ne pouvait ouvrir le livre, ni dans le ciel, ni sur terre, ni sous la terre » : ceux qui sont dans le ciel, ce sont les anges; sur terre, ce sont les hommes vivants encore dans leur corps; sous terre, ce sont les âmes qui se trouvent en enfer. Saint Augustin semble trouver deux motifs pour lesquels il convient que l’enfer soit sous terre. Premièrement : « Puisque les âmes des défunts ont péché par amour de la chair, on leur donne ce qu’on donne habituellement à la chair morte, c’est-à-dire qu’elles soient ensevelies sous la terre. » Secondement a tristesse est dans les esprits comme la pesanteur est dans les corps, tandis que la joie apparaît comme la légèreté de l’esprit. Dès lors, « de même que pour les corps, s’ils suivent l’ordre de leur pesanteur, les plus lourds sont les plus bas, de même pour les esprits, les plus bas sont les plus tristes ». Ainsi, de même que le lieu le plus adapté pour la joie des élus est le ciel empyrée, de même pour la tristesse des damnés, le lieu le plus adapté est le plus bas de la terre. On ne doit pas objecter que saint Augustin écrit : « On dit ou on croit que les enfers sont sous les terres », parce que dans le livre II des Rétractations, il l’a corrigé en écrivant : « Il me semble que j’aurais dû dire que les enfers sont sous les terres, plutôt que d’apporter a raison pour laquelle on pense ou on croit qu’ils le sont. » Cependant, certains philosophes ont affirmé que le lieu de l’enfer était sous le globe terrestre, mais à la surface de la terre en la partie qui nous est opposée. Il semble qu’Isidore le pense, quand il dit que « le soleil et la lune se tiendront dans l’ordre dans lequel ils ont été créés, afin que les impies livrés à leurs tourments ne jouissent pas de leur lumière ». Cela ne vaudrait aucunement si l’enfer était au-dessous de la terre.
Nous avons vu plus haut comment on peut interpréter ces paroles.
Pythagore plaça le lieu des tourments dans une sphère de feu, qu’il dit se trouver au milieu de tout l’univers. Il appela cette région prison de Jupiter, comme nous le voyons dans Aristote. Mais il est plus conforme à l’Ecriture de dire qu’il est sous la terre.
Solutions: 1. Ce mot de Job : « Dieu l’enlèvera du globe », doit s’entendre du globe de la terre, c’est-à-dire de ce monde. Saint Grégoire l’explique ainsi : « Quelqu’un est enlevé de ce monde, quand à l’apparition du juge d’en-haut, il est ôté de ce monde dans lequel il est injustement glorifié. » Le globe n’est point ici celui de l’univers, comme si le lieu des peines se trouvait en dehors de tout l’univers.
2. Le feu est conservé dans ce lieu pour l’éternité, par un ordre de la justice divine, bien que selon sa nature un élément ne puisse pas durer pour toujours en dehors de son lieu naturel, surtout tant que la génération et la corruption subsistent dans les choses. Mais le feu sera là d’une extrême chaleur, puisque celle-ci sera condensée de toutes parts, à cause du froid de la terre qui l’entoure de partout.
3. L’enfer ne manque jamais d’étendue au point de ne pas suffire à contenir tous les corps des damnés. Les Proverbes l’énumèrent parmi les trois choses insatiables. Et il n’y a pas de difficulté à ce que dans les entrailles de la terre soit conservée par la puissance divine une si grande cavité capable de recevoir les corps de tous les damnés.
4. L’affirmation « chacun est torturé par ce par quoi il a péché » ne vaut que pour les principaux instruments du péché : puisque l’homme pèche par l’âme et par le corps, il sera puni en chacun d’eux. Mais il n’est pas exigé que l’homme soit puni en chaque lieu où il a péché, car le lieu de la vie terrestre est autre que celui des damnés. On peut dire aussi que cette affirmation vaut pour les peines par lesquelles l’homme est puni dès cette vie, en tant que chaque faute entraîne sa peine, car « tout esprit qui est sorti de l’ordre est son propre châtiment », comme dit saint Augustin.
Nous sommes amenés à étudier maintenant ce qui concerne l’affectivité et l’intelligence des damnés. Neuf questions se posent 1. Tout vouloir des damnés est-il mauvais ? 2. 5e repentent-ils parfois des fautes commises ? - 3. Préfèrent-ils ne plus exister ? - 4. Voudraient-ils la damnation des autres ? - 5. Les impies ont-ils de la haine pour Dieu ? - 6. Peuvent-ils démériter ? - 7. Peuvent-ils se servir de la science acquise ici-bas ? - 8. Pensent-ils parfois à Dieu ? 9. Voient-ils la gloire des bienheureux ?
Objections : 1. Il semble que non, car, comme dit Denys, « les démons désirent le bien et le meilleur, à savoir être, vivre et connaître. Puisque les hommes damnés ne sont pas d’une condition pire que les démons, il semble qu’ils puissent avoir eux-mêmes de bons vouloirs.
2. « Le mal, dit Denys, est tout à fait involontaire. » Si donc les damnés veulent quelque chose, ils le veulent en tant que bon ou comme bien apparent. Mais le vouloir qui est ordonné de soi au bien est bon. Les damnés peuvent donc avoir de bons vouloirs.
3. Certains seront damnés, bien que, se trouvant en ce monde, ils aient eu des dispositions vertueuses, comme les païens, qui eurent des vertus civiques. Or, les dispositions ver tueuses engendrent un vouloir louable. Il pourra donc y avoir un vouloir louable chez certains damnés.
Cependant: une volonté obstinée ne peut jamais être inclinée que vers le mal. Mais les hommes damnés seront obstinés, comme les démons. Leur volonté ne pourra donc jamais être bonne.
En outre, la volonté des damnés est à l’égard du mal comme celle des bienheureux à l’égard du bien. Mais les bienheureux n’ont jamais de mauvais vouloir. Donc les damnés n’en ont jamais de bon.
Conclusion: Chez les damnés nous pouvons distinguer deux volontés : la volonté délibérative et la volonté naturelle. Celle-ci ne vient pas d’eux, mais de l’auteur de la nature, qui a mis en elle cette inclination qu’on nomme volonté naturelle. Puisque la nature demeure en eux, il pourra y avoir en eux cette bonne volonté naturelle. Mais la volonté délibérative vient d’eux-mêmes, en tant qu’ils ont le pouvoir de s’incliner par sentiment vers ceci ou cela. Et cette volonté est en eux seulement mauvaise. Ils sont en effet totalement détournés de la fin ultime d’une volonté droite, et aucune volonté ne peut être bonne que si elle est ordonnée à cette fin. Donc, même s’ils voulaient quelque chose de bon, ils ne le voudraient pas bien de manière qu’on puisse dire que leur volonté est bonne.
Solutions : 1. Ce mot de Denys s’entend de la volonté naturelle, qui est l’inclination de la nature vers quelque bien. Mais cette inclination naturelle est corrompue par la malice des damnés, en tant que ce bien qu’ils désirent naturellement est recherché par eux en de mauvaises conditions.
2. Le mal ne meut pas la volonté en tant que mal, mais en tant qu’on l’estime bon. Mais, à cause de leur malice, les damnés estiment bon ce qui est mal. Leur volonté demeure donc mauvaise
3. Les dispositions des vertus civiques ne demeurent pas dans l’âme séparée, puisque ces vertus perfectionnent l’homme dans sa vie civile seulement, et celle-ci n’existe plus après la vie terrestre. Si elles demeuraient, elles n’aboutiraient jamais à un acte, parce qu’elles seraient liées par l’obstination de l’esprit.
Objections : 1. Il semble qu’ils ne s’en repentent jamais, car saint Bernard dit dans son commentaire des Cantiques que « le damné veut toujours l’iniquité qu’il a accomplie ». Il ne se repent donc point du péché commis.
2. Vouloir n’avoir pas péché est un bon vouloir. Les damnés n’en auront jamais. Ils ne voudront donc jamais n’avoir pas péché.
3. Selon saint Jean Damascène, « la mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les. anges ». Mais la volonté de l’ange après sa chute devint inconvertible, en ce sens qu’il ne put revenir sur le choix par lequel il avait péché. Les damnés ne peuvent donc pas se repentir des péchés qu’ils ont commis.
4. La perversité des damnés en enfer est plus grande que celle des pécheurs en ce monde. Mais il y a des pécheurs, ici-bas, qui ne se repentent pas des péchés commis, soit par aveuglement de l’esprit, comme les hérétiques,. soit par obstination, comme ceux dont les Proverbes disent « qu’ils se réjouissent d’avoir mal fait et exultent dans les pires choses ». Donc...
Cependant: la Sagesse dit, des damnés, qu’ « ils se repentent intérieurement ».
En outre, Aristote dit que «les êtres corrompus sont pleins de regret; car ils sont bien vite attristés de ce qui les réjouissait ». Les damnés, très corrompus, ont donc beaucoup de regret.
Conclusion : Se repentir du péché peut se réaliser de deux manières : en soi, ou par accident. En soi, quand quelqu’un s’en repent parce qu’il le déteste en tant que péché; par accident, quand il le repousse à cause de quelque chose qui s’y ajoute, c’est-à-dire le châtiment ou quelque autre suite semblable. Les mauvais ne se repentiront pas de leur péché en soi, parce que le vouloir de la malice du péché demeure en eux; ils se repentiront par accident, en tant qu’ils seront attristés de la peine subie i cause du péché.
Solutions: 1. Les damnés veulent l’iniquité, mais repoussent le châtiment : par là, ils se repentent, par accident, de leur iniquité.
2. Vouloir n’avoir pas péché à cause de la honte de l’iniquité, serait un bon vouloir; mais il n’existe pas chez les damnés.
3. Il arrive que des damnés se repentent de leurs péchés, sans aversion de la volonté à leur égard, car ils regrettent, non pas ce qui les avait entraînés au péché, mais la peine qui a suivi.
4. En ce inonde, les hommes, même les plus obstinés dans le mal, se repentent parfois, par accident, de leurs péchés, s’ils sont châtiés à cause d’eux, parce que, comme dit saint Augustin, « nous voyons même les bêtes les plus féroces s’abstenir de plaisirs très attirants, à cause de la souffrance du châtiment menaçant ».
Objections 1. Il semble qu’ils ne le puissent pas. Saint Augustin dit : « Vois combien est bonne cette existence, qu’heureux et malheureux veulent également »; il est en effet meilleur d’exister et d’être malheureux que de ne pas être du tout.
2. Saint Augustin raisonne ainsi : La préélection suppose un choix. Mais on ne peut choisir de ne pas exister, car cela ne présente aucun aspect bon. Ne pas exister ne peut donc pas être plus désirable pour les damnés que l’existence.
3. Le mal majeur est le plus à fuir. Mais le plus grand des maux est de ne pas exister, car cela supprime tout bien, n’en laissant subsister aucun. L inexistence est donc plus à fuir que la souffrance.
Cependant: il est écrit dans l’Apocalypse « En ces jours-là les hommes désireront la mort, et elle leur échappera. »
En ou le malheur des damnés dépasse tout malheur de ce monde. Mais pour échapper au malheur d’ici-bas, certains désirent mourir. Il est dit dans l’Ecclésiastique « O mort, ta sentence est bonne pour l’homme malheureux et qui a perdu ses forces, pour l’homme usé par l’âge et pour celui qui est accablé de soucis, pour celui à qui on ne croit plus et qui a perdu la raison. s Il est donc bien plus désirable encore de ne pas exister pour les damnés, avec délibération raisonnable.
Conclusion: Ne pas exister peut être considéré de deux façons : en soi et ainsi ce n’est aucunement désirable, puisque cela ne contient aucun aspect de bien, et n’est qu’une pure privation de bien - ou bien, en tant que c’est la libération d’une vie de peine ou de malheur : et alors, ne pas être prend un aspect de bonté. «Etre exempt du mal est une sorte de bien », comme dit Aristote. Sous cet aspect, il est préférable pour les damnés de ne pas être que d’être malheureux.. Il est dit en saint Matthieu : « Il eût été mieux pour cet homme de n’être pas né s, et à propos de Jérémie: « Maudit soit le jour où je suis né s,. la Glose de saint Jérôme ajoute : « Il vaut mieux n’être pas que d’être mal. » Et ainsi, les damnés peuvent choisir délibérément de ne plus exister.
Solutions : 1. Ce mot de saint Augustin doit s’entendre en ce sens que ne point exister n’est pas préférable en soi, mais seulement par accident, en tant que c’est là le terme d’une souffrance. Dire qu’exister et vivre sont désirés par tous, ne vaut pas pour la vie malheureuse et corrompue, ni pour celle qui s’écoule au milieu des tristesses, comme dit Aristote, mais seulement absolument parlant.
2. Ne pas être n’est point préférable en soi, mais par accident, comme nous l’avons dit.
3. Ne pas exister est le pire des maux. Cependant, la privation de l’existence est un grand bien, si elle entraîne la privation du plus grand des maux : ainsi considérée, on peut la préférer à l’existence.
Objections : 1. Il semble que les damnés, en enfer, ne veuillent pas la damnation de ceux qui ne sont point damnés. Saint Luc dit en effet, du riche damné, qu’il priait pour ses frères, afin qu’ils ne viennent pas en ce lieu de tourments. Les autres damnés ne voudraient donc pas, pour le même motif, que, au moins leurs amis de la terre, soient condamnés à l’enfer.
2. Les damnés gardent leurs affections désordonnées. Mais quelques-uns ont aimé d’une manière désordonnée quelques personnes qui ne sont pas damnées. Ils ne leur voudraient donc pas ce mal que serait la damnation.
3. Les damnés ne désirent pas l’augmentation de leur peine. Mais s’il y avait davantage de damnés, leur peine croîtrait, de même que la multiplication des bienheureux augmente leur joie. Les damnés ne voudraient donc pas la damnation des élus.
Cependant: à propos d’Isaïe: «Ils se levèrent de leurs sièges », la Glose dit « C’est un soulagement pour les malheureux que d’avoir de nombreux compagnons de souffrances. »
En outre, chez les damnés, l’envie règne au maximum. Ils souffrent de la félicité des bienheureux, et désirent leur damnation.
Conclusion: Chez les bienheureux dans la patrie règne la plus parfaite charité : chez les damnés, c’est la plus parfaite haine. Comme les saints se réjouissent de voir tous les bons, les impies en souffrent. La vue de la félicité des saints les fait souffrir. C’est pourquoi Isaïe écrit : « Que les peuples envieux le voient et soient confondus; et que le feu dévore tes ennemis. » Les damnés voudraient que tous les bons soient damnés.
Solutions : 1. L’envie des damnés sera telle qu’elle atteindra même la gloire de leurs proches, tandis qu’ils se verront dans le plus grand malheur : cela se produit même en cette vie, quand l’envie parvient à son comble. Pourtant, ils auront moins d’envie à l’égard de leurs proches qu’à l’égard des autres. Ils souffriraient davantage si tous leurs proches étaient damnés, tandis que les autres seraient sauvés, que si quelques-uns des leurs étaient sauvés.
C’est pour cela que le riche demandait que ses frères pussent échapper à la damnation. Il savait que certains hommes seraient sauvés. Il aurait pourtant préféré encore que ses frères soient damnés ainsi que tous les autres, sans exception.
2. L’affection malhonnête se brise facilement, surtout chez les hommes méchants, comme dit Aristote. Les damnés ne conservent donc pas d’amitié pour ceux qu’ils ont aimés d’une manière désordonnée. Mais leur volonté demeurera perverse en ceci, qu’ils s’attacheront encore à la cause de leur affectivité coupable.
3. Bien que la souffrance de chaque damné soit accrue par leur multitude, pourtant la haine et l’envie se développeront chez eux à un tel point qu’ils préféreront souffrir davantage avec un plus grand nombre que de souffrir moins, mais en étant seuls.
Objections : 1. Cela ne semble pas, car Denys dit : « Il est objet d’amour pour tous, ce beau et ce bon qui est la cause de toute bonté et de toute beauté. » C’est Dieu. Il ne peut donc être haï par personne.
2. Nul ne peut haïr la bonté elle-même, comme nul ne peut vouloir sa propre malice. «Il est en effet tout à fait impossible de vouloir le mal », comme dit Denys. Dieu est la Bonté même. Donc personne ne peut le haïr.
Cependant: le Psalmiste dit : « L’orgueil de ceux qui te haïssent, augmente toujours. »
Conclusion: L’affectivité est attirée par le bien ou le mal, en tant qu’ils nous sont connus. Dieu peut être connu de deux manières:
en lui-même, comme il l’est par les bien heureux, qui le voient en son essence - ou à travers ses effets, comme il est vu par nous et par les damnés. En lui-même, puisqu’il est par essence la Bonté, il ne peut déplaire à aucune volonté : quiconque le voit en son essence ne peut le haïr. Mais certains de ses effets choquent la volonté, parce qu’ils s’opposent à quelqu’un. Ainsi, un homme peut avoir de la haine pour Dieu, non en lui-même, mais à. cause des effets de son action. Les damnés, qui voient Dieu à travers les effets de sa justice, c’est-à-dire dans leur châtiment, le haïssent, comme ils haïssent leurs tourments.
Solutions : 1. Ce mot de Denys vaut pour l’appétit naturel : lui-même est perverti chez les damnés, sous l’influence de leur vouloir libre.
2. Cet argument vaudrait si les damnes voyaient Dieu en lui-même en tant qu’il est bon par essence.
Objections : 1. Cela paraît, car ils ont une volonté mauvaise, comme disent les Sentences. Or, c’est par leur volonté mauvaise en cette vie qu’ils ont démérité. Si, là où ils sont, ils ne déméritaient plus, ils tireraient avantage de leur damnation.
2. Les damnés sont dans la même condition que les démons. Mais ceux-ci déméritent encore après leur chute, puisque Dieu infligea une peine au serpent qui entraîna l’homme au péché, comme il est dit dans la Genèse. Les damnés déméritent donc.
3. Un acte déréglé procédant du libre arbitre, est toujours déméritoire, même s’il est l’effet d’une sorte de déterminisme, dont la personne qui pose l’acte est elle-même la cause. Ainsi, « l’homme ivre mérite un double châtiment « si, à cause de sou ivresse, il commet un autre péché. Or, les damnés ont été la cause de leur propre obstination, à cause de laquelle ils sont comme déterminés à pécher. Puisque leur acte déréglé procède de leur libre arbitre, ils gardent son démérite.
Cependant: le châtiment se distingue de la faute. Mais la volonté perverse procède chez les damnés de leur obstination, qui est leur châtiment. Cette volonté perverse ne constitue donc pas une faute par laquelle ils démériteraient.
En outre, après le terme ultime, il ne reste plus de mouvement ni vers le bien, ni vers le mal. Mais les damnés, après le jour du jugement, sont parvenus tout à fait au dernier terme de leur damnation, parce que « alors les deux cités atteindront leur fin, comme dit saint Augustin. Après le jour du jugement, les damnés ne démériteront donc plus; sinon leur damnation croîtrait encore.
Conclusion : Au sujet des damnés, nous devons distinguer entre ce qui précède et ce qui suit le jour du jugement. Tous les auteurs reconnaissent qu’après ce jour, il n’y aura plus de mérite ni de démérite ceux-ci sont en effet ordonnés à l’acquisition de quelque bien ou quelque mal. Après le jour du jugement, ce sera l’achèvement ultime des bons et des méchants, et il n’y aura plus rien à ajouter au bien ou au mal. Chez les bienheureux, la volonté bonne ne sera plus un mérite, mais une récompense; chez les damnés, la volonté mauvaise ne sera plus un démérite, mais seulement un châtiment. « Les actes des vertus sont surtout dans le bonheur, et leurs contraires surtout dans le malheur », comme dit Aristote.
Certains disent qu’avant le jour du jugement les bienheureux méritent et les damnés déméritent : mais cela ne peut pas être au sujet de la récompense essentielle, ni de la peine principale, car sur ce point, ils sont tous parvenus au terme. Ce peut être à l’égard d’une récompense accidentelle ou d’une peine secondaire, qui peuvent augmenter jusqu’au jour du jugement. C’est surtout vrai pour les démons ou les bons anges ceux-ci entraînent les hommes vers leur salut; ainsi croît la joie des anges; tandis que les peines des démons augmentent parce qu’ils ont entraîné des hommes à la damnation.
Solutions : 1. C’est le plus grand désavantage que de parvenir au comble du mal. C’est ainsi que les damnés ne peuvent plus démériter : leur péché ne leur apporte donc rien.
2. Il n’appartient pas au rôle des hommes damnés d’attirer les autres à la damnation, comme cela appartient aux démons, qui, par là, méritent une plus grande peine secondaire.
3. Les damnés ne sont pas mis dans l’impossibilité de démériter parce qu’ils sont déterminés à pécher, mais parce qu’ils sont parvenus au comble du mal. Cependant, la nécessité de pécher, dont nous sommes nous-mêmes la cause, diminue la faute, en tant qu’elle constitue un certain déterminisme, car tout péché doit être volontaire et libre; mais il n’y a point réellement d’excuse, en tant que ce déterminisme provient d’un vouloir libre précédent. Ainsi le démérite de la faute qui suit remonte à la culpabilité de la première faute.
Objections : 1. Il semble que non. La considération de sa science procure en effet une très grande satisfaction. Or il n’y a pas de satisfaction chez les damnés. Ils ne peuvent donc pas se servir de la science acquise auparavant pour la considérer.
2. Les peines des damnés sont plus grandes que celles de ce monde. En ce monde, quand quelqu’un est plongé en de grands tourments, il n’est plus capable de considérer des conclusions intellectuelles, en se dégageant de ses souffrances. Donc, bien moins encore en enfer.
3. Les damnés sont soumis au temps. Mais « la longueur du temps est cause d’oubli, » comme dit Aristote. ils oublieront donc les choses qu’ils ont sues.
Cependant: en saint Luc, il est dit au riche damné : «Souviens que tu as reçu des biens au cours de ta vie. » Les damnés considéreront donc les choses qu’ils ont sues.
En outre, les espèces intelligibles demeurent dans l’âme séparée, comme nous l’avons dit plus haut. Si elles ne pouvaient servir, elles seraient vaines.
Conclusion: A cause de la parfaite béatitude des saint s, il n’y aura rien en eux qui ne soit matière à. joie. De même, chez les damnés, rien qui ne soit pour eux matière et cause de tristesse, et il ne leur manquera rien de ce qui peut Contribuer à leur tristesse, afin que leur souffrance soit consommée. Or la considération des choses connues apporte une certaine joie, soit à cause de ces choses qu’on aime, soit à cause de la connaissance qu’on en a, et qui est agréable et parfaite. Il peut aussi y avoir de la tristesse, en cette considération, soit à cause des choses connues, si elles sont de nature à attrister, soit à cause de la connaissance qu’on en a, si elle apparaît imparfaite : quand, par exemple, quelqu’un s’aperçoit qu’il n’a pas une pleine connaissance d’une chose qu’il désirerait connaître parfaitement. Ainsi, chez les damnés, il y aura une considération des choses connues auparavant, mais comme source de tristesse et non de délectation. Ils considéreront les péchés qu’ils ont commis, et pour lesquels ils sont damnés, ainsi que les biens agréables qu’ils ont perdus; et ces considérations les tourmenteront. De même, ils souffriront de voir que la connaissance qu’ils ont eue des choses visibles est imparfaite, et de voir qu’ils ont perdu cette grande perfection qu’ils avaient la possibilité de réaliser.
Solutions 1. Bien que la considération de sa science soit en elle-même délectable, elle peut devenir source de tristesse à cause d’une circonstance accidentelle, comme nous venons de le dire et c’est le cas des damnés.
2. En ce monde, l’âme est unie au corps corruptible quand le corps souffre, le regard de l’âme est paralysé. Mais dans l’au-de1 l’âme ne sera point ainsi influencée par le corps. Quelle que soit la souffrance du corps, l’âme considérera toujours très clairement les choses qui pourront être pour elle cause de douleur.
3. C’est accidentellement que le temps est cause d’oubli, en tant que le mouvement, dont il est la mesure, est cause de changements. Mais après le jour du jugement, il n’y aura plus de mouvement céleste. L’oubli ne pourra donc plus résulter de la durée. D’ailleurs, même avant ce jour, l’âme séparée n’est plus transformée en ses dispositions par le mouvement du ciel.
Objections : 1. Il semble que les damnés penseront parfois à Dieu, car on ne peut avoir un acte de haine que pour ce à quoi on pense. Et les damnés haïssent Dieu, comme il est dit dans les Sentences. Ils pensent donc parfois à Dieu.
2. Les damnés souffriront du remords de la conscience, et celle-ci a du remords des actes commis contre Dieu : ils penseront donc parfois à Dieu.
Cependant: la plus parfaite connaissance de l’homme est celle qu’il a de Dieu. Mais les damnés sont dans le plus imparfait des états. Ils ne penseront donc pas à Dieu.
Conclusion: On peut considérer Dieu de deux manières : ou bien en soi, et selon ce qui lui est propre, à savoir être le principe de toute bonté; ainsi, il est impossible de penser à lui sans jouissance et les damnés ne pourront aucunement penser à lui de la sorte. Ou bien, en quelque chose qui lui est pour ainsi dire accidentel, c’est-à-dire les effets de son action, comme de punir ou d’autres choses semblables. Sous cet aspect, la pensée de Dieu peut conduire à la tristesse; et c’est ainsi que les damnés penseront à Dieu.
Solutions : 1. Les damnés n’ont de haine pour Dieu qu’à cause de sa punition et de son interdiction, qui correspondent à leur volonté mauvaise : ils ne le considéreront donc que comme celui qui punit et qui interdit.
La deuxième difficulté est résolue par là, puisque la conscience n’a du remords du péché qu’en tant qu’il est contraire au précepte divin.
Objections 1. Les damnés ne paraissent pas voir la gloire des bienheureux, car elle est encore plus distante d’eux que les événements de ce monde. Or, ils ne les voient pas. Saint Grégoire, au sujet de Job « Que leurs fils soient nobles » dit « De même que ceux qui vivent encore, ignorent en quel lieu se trouvent les âmes des morts, ainsi les morts qui ont vécu d’une manière charnelle, ignorent comment se passe la vie de ceux qui se trouvent encore dans la vie de la chair. » Donc, bien moins encore peuvent-ils voir la gloire des bienheureux.
2. Ce qui est accordé aux saints en cette vie, à titre de grande récompense, n’est jamais accordé aux damnés. Mais c’est à titre de haute récompense que fut accordé à saint Paul de voir
la vie en laquelle les saints vivent éternellement avec Dieu, comme il le dit aux Corinthiens. Les damnés ne verront donc pas la gloire des saint s.
Cependant: il est dit en saint Luc que le riche se trouvant au milieu des tourments, vit Abraham, et Lazare en son sein.
Conclusion: Les damnés, avant le jour du jugement, verront les bienheureux dans la gloire, mais non de telle sorte qu’ils comprennent quelle est leur gloire, mais en sachant qu’ils sont dans une gloire inestimable. Cela les troublera, soit à cause de leur envie qui les fera souffrir de voir leur félicité, soit parce qu’ils auront conscience d’avoir perdu eux- mêmes cette gloire. C’est pourquoi la Sagesse dit <(A ce spectacle, ils seront troublés par une crainte horrible. »
Mais, après le jour du jugement, les damnés seront complètement privés de la vue des bienheureux. Cela, loin de diminuer leur peine l’augmentera, car ils garderont le souvenir de la gloire des bienheureux, qu’ils auront aperçus au jugement, ou avant le jugement. Plus tard, ils souffriront de voir qu’ils sont considérés comme indignes même de voir la gloire méritée par les saint s.
Solutions : 1. Les événements de cette vie n’affligeraient pas les damnés en enfer autant que la vue de la gloire des saint s. Cependant, parmi les choses qui arrivent ici, leur sont révélées celles-là seules qui peuvent les attrister.
2. Saint Paul put apercevoir la vie dans laquelle se trouvent les saints avec Dieu en l’expérimentant et en espérant la vivre plus tard plus parfaitement ce n’est point le cas des damnés ce n’est donc point la même chose.
Il nous reste à considérer la justice et la miséricorde de Dieu à l’égard des damnés. Cinq questions se posent : 1. Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs une peine éternelle ? - 2. La miséricorde divine mettra- t-elle fin à toute peine des hommes et des démons ? - 3. Est-ce que au moins le châtiment des hommes aura une fin ? - 4. Au moins celui des chrétiens ? - 5. Et celui de ceux qui ont accompli des oeuvres de miséricorde ?
Objections : 1. Il ne semble pas que la justice divine puisse infliger aux pécheurs une peine éternelle car la peine ne doit point dépasser la faute. Le Deutéronome dit « La modalité des châtiments sera à la mesure de la faute. » Mais celle-ci est temporelle. La peine ne doit donc pas être éternelle.
2. Si nous considérons deux péchés mortels, l’un est plus grand que l’autre, et doit donc être puni par une peine plus grande. Mais aucune peine n’est plus grande qu’une peine éternelle, car elle est infinie. Dès lors, celle-ci n’est pas due à tout péché mortel. Or si elle n’est pas due à l’un d’eux, elle n’est due à aucun, puisqu’il n’y a pas entre eux de distance infinie.
3. Un juge juste n’inflige de peine que pour corriger. Aristote dit que « les peines sont des médicaments ». Mais la punition éternelle de l’impie ne sert pas à sa correction, ni à celle d’autres êtres, puisque, après le jugement, il n’y aura plus d’hommes qui puissent être corrigés par cette vue. La justice divine n’inflige donc pas aux péchés une peine éternelle.
4. Ce qui n’est point voulu en soi ne peut l’être que pour quelque avantage. Mais Dieu ne veut pas les châtiments pour eux-mêmes il n’en tire aucune jouissance. Puisque Dieu ne peut tirer aucun avantage de la perpétuité du châtiment, il semble qu’il ne doive pas imposer une punition perpétuelle pour le péché.
5. Rien de ce qui n’existe que par accident est perpétuel, comme dit Aristote. Le châtiment fait partie des choses qui existent par accident, en tant qu’il est contraire à la nature. Il ne peut donc être perpétuel.
6. La justice de Dieu semble exiger que les pécheurs soient réduits au néant : en effet, l’ingratitude mérite la perte des bienfaits reçus. Or, parmi les bienfaits de Dieu, il y a l’existence même. Il semble donc juste que le pécheur, ingrat envers Dieu, perde l’existence. Si les pécheurs sont réduits au néant, leur punition ne peut être perpétuelle.
Cependant: il est écrit en saint Matthieu : « Ceux-ci, c’est-à-dire les pécheurs, iront au supplice éternel. »
En outre, la peine est, par rapport à la faute, comme la récompense par rapport au mérite. Mais selon la justice divine, un mérite temporel a droit à une récompense éternelle. Saint Jean : «Tout homme qui voit le Fils et croit en lui, possède la vie éternelle. » La faute temporelle mérite donc, selon la justice divine, une peine éternelle.
De plus, selon Aristote, la peine est mesurée à la dignité de celui qui est offensé : on punit d’un plus grand châtiment celui qui gifle un prince que celui qui gifle un autre homme. Or, celui qui commet un péché mortel pèche contre Dieu, en transgressant ses préceptes, et en adressant à un autre l’honneur qui lui est dû, puisqu’il met sa fin en cet autre. La majesté de Dieu est infinie. Tout être qui pèche mortellement est donc digne d’une peine infinie. Il semble donc juste que pour un péché mortel quelqu’un soit châtié perpétuellement,
Conclusion: Une peine peut être évaluée quantitativement selon sa rigueur, ou selon sa durée. La quantité du châtiment correspond à celle de la faute, selon l’intensité de sa malice, de telle sorte que si quelqu’un a péché plus gravement on lui impose une punition plus grave. L’Apocalypse dit : « Plus il s’est glorifié et a vécu dans les délices, plus vous lui procurerez de torture et de tristesse. » La durée de la peine ne correspond pas à celle de la faute, comme dit saint Augustin. C’est ainsi que l’adultère, accompli en un instant, n’est point puni par une peine brève, même selon les lois humaines. La durée de la peine correspond à la disposition du pécheur. Parfois, en effet, celui qui commet une faute dans une ville, est, à cause de cette faute, rendu digne d’être arraché à la communauté des citoyens, par l’exil perpétuel ou même par la mort. D’autres fois, il n’est pas devenu digne d’être totalement exclu de la société de la cité, et alors, pour qu’il puisse redevenir digne membre de cette ville, on prolonge son châtiment, ou on l’abrège, autant que cela est nécessaire pour sa correction, afin qu’il puisse désormais vivre en cette ville d’une manière décente et pacifique.
De même, selon la justice divine, quelqu’un se rend par le péché digne d’être totalement séparé de la communauté de la cité de Dieu cela se réalise dans le péché contre la charité, qui est le lien qui unit cette cité. C’est pourquoi, à cause du péché mortel, qui est contraire la charité, quelqu’un est, pour l’éternité, frappé de la peine de l’exclusion définitive de la société des saint s. Comme dit saint Augustin : « Les hommes sont enlevés à cette ville mortelle par le supplice de la première mort; et ils sont enlevés à la ville immortelle par le supplice de la seconde mort. »
Le fait que le châtiment infligé par la cité de la terre n’est pas perpétuel provient de quelque chose d’accidentel, ou bien de ce que l’homme ne vit pas perpétuellement, ou bien de ce que la cité elle-même disparaît. Mais si l’homme vivait perpétuellement sur terre, la peine de l’exil ou de l’esclavage qui lui est imposée par la loi humaine, lui resterait perpétuellement. Ceux qui pèchent de telle sorte que cependant ils ne sont point devenus dignes d’être totalement séparés de la communauté de la cité saint e, comme sont ceux qui pèchent seulement véniellement, subiront une peine plus brève ou plus longue, selon qu’ils ont besoin d’être plus ou moins purifiés, c’est-à-dire selon que leurs péchés ont plus ou moins pénétré en eux. C’est ce qui se réalise, selon la justice divine, dans les peines de ce monde ou du purgatoire.
Les saints indiquent aussi d’autres motifs pour lesquels, à cause d’un péché seulement temporel, certains subissent une peine perpétuelle. L’un de ces motifs est qu’ils ont péché contre un bien éternel, en méprisant la vie éternelle. Saint Augustin dit à ce propos « Il s’est rendu digne d’un mal éternel celui qui détruit en lui-même un bien qui pouvait être éternel. » Un autre motif est qu’un homme a péché d’une manière perpétuelle. Saint Grégoire dit « Il appartient à la grande justice du juge, que jamais ne cesse le supplice de ceux qui, en cette vie, n’ont jamais voulu faire cesser leur péché. »
Et sj l’on objecte que certains hommes, en péchant mortellement, se proposent d’améliorer leur vie plus tard, et ne seraient donc pas dignes d’un supplice éternel, nous devons dire que, selon certains, saint Grégoire parle d’une volonté qui se manifeste par une oeuvre. En effet, celui qui tombe dans le péché mortel, par sa volonté propre, se met dans un état dont il ne peut sortir qu’avec l’aide de Dieu. Donc, par le fait même qu’il veut commettre ce péché, il veut y demeurer perpétuellement L’homme en effet est « l’esprit qui s’en va vers le péché, et qui n’en revient point » par lui-même. Si quelqu’un se jetait dans une fosse dont il ne pourrait pas sortir sans aide, on pourrait dire qu’il a voulu y demeurer pour l’éternité, même s’il pensait autre chose. On peut aussi dire, et mieux encore, que par le fait même qu’il a péché mortellement, l’homme met sa fin dans la créature. Et puisque toute la vie est ordonnée à la fin qu’on lui donne, par le fait même, cet homme ordonne toute sa vie à ce péché et il voudrait demeurer perpétuellement dans ce péché s’il le pouvait impunément. C’est ce que dit saint Grégoire, à propos de ce passage de Job « Il verra l’abîme vieillir » : «Les pervers ont péché avec un terme parce que leur vie a eu un terme; mais ils auraient voulu vivre sans terme afin de pouvoir demeurer sans terme dans leurs iniquités; en effet ils désirent plus pécher que vivre. »
On pourrait encore apporter un autre motif de l’éternité de la faute mortelle : c’est que par elle on pèche contre Dieu, qui est infini. Puisque le châtiment ne peut être infini en intensité, la créature n’étant pas capable d’une qualité infinie, il doit l’être au moins par une durée infinie.
Il y a encore un quatrième motif : la peine demeure éternellement, parce que la faute ne peut être effacée sans la grâce et l’homme ne peut plus acquérir la grâce après sa mort. La peine ne doit plus cesser tant que la faute demeure.
Solutions 1. La punition ne doit pas être égale à la faute en durée, comme nous le voyons même dans les lois humaines. On peut dire aussi, comme saint Grégoire, que bien que la faute soit temporelle en son acte, elle est éternelle dans la volonté qui la commet.
2. Le degré de la peine, en intensité, correspond au degré du péché. C’est pourquoi, pour les péchés mortels inégaux, il y aura des peines inégales en intensité, mais non en durée.
3. Les châtiments infligés à ceux qui ne sont pas complètement chassés de la société civile, sont ordonnés à leur correction, mais non les peines qui constituent une expulsion totale de la société. Celles-ci peuvent du moins servir à la correction et à la tranquillité des autres citoyens qui demeurent dans la cité. De même, la damnation éternelle des impies sert à la correction des membres actuels de l’Église : car les châtiments ne servent pas seulement à corriger quand ils sont appliqués, mais aussi quand ils sont déterminés.
4. Les châtiments des impies, qui dureront perpétuellement, ne seront pas tout à fait inutiles, car ils serviront à deux choses d’abord à maintenir la justice divine, ce qui est en soi agréable à Dieu. Saint Grégoire dit « Le Dieu tout-puissant, parce qu’il est bon, n’est point satisfait de voir la torture des malheureux; mais parce qu’il est juste, il ne sera point apaisé, éternellement, par le châtiment des réprouvés. » Secondement, ces peines sont utiles, parce qu’elles procurent aux justes la satisfaction d’y contempler la manifestation de la justice de Dieu, et de se rendre compte qu’ils ont échappé à ces souffrances. Le Psalmiste dit « Le juste se réjouira de voir la vengeance » et Isaïe : « Les impies seront la satisfaction de la vue de toute chair », c’est-à-dire des saint s, comme le précise la Glose. C’est ce qu’affirme saint Grégoire : « Tous les réprouvés envoyés au supplice éternel sont punis à cause de leur iniquité. Cependant, leur supplice servira à autre chose car tous les justes, en Dieu, ont conscience des joies qu’ils goûtent, et en même temps aperçoivent chez les damnés les supplices auxquels eux- mêmes ont échappé. Ils comprendront ainsi d’autant mieux ce qu’ils doivent éternellement à la grâce divine, en voyant combien sont punis éternellement les péchés auxquels ils ont résisté grâce au secours de Dieu. »
5. Bien que le châtiment, par accident» corresponde à l’âme, pourtant il correspond, par soi, à cette âme en tant que souillée par la faute. Et puisque la faute commise demeure à jamais en elle, sa peine sera perpétuelle.
6. Le châtiment correspond à la faute, à proprement parler, selon le désordre qu’elle renferme, et non selon la dignité de celui contre qui on a péché, sinon tout péché appellerait une peine infinie en intensité. Bien que, donc, quand quelqu’un a péché contre Dieu, auteur de l’existence, il mériterait de perdre l’existence, cependant, en considérant le dérèglement de cet acte, il n’exige pas la perte de l’existence, parce que celle-ci est présupposée pour tout mérite ou démérite. Elle n’est donc pas enlevée ni corrompue par le désordre du péché. La privation de l’existence ne peut donc pas être la peine exigée par un péché.
Objections: 1. Il semble que la miséricorde divine doive mettre un terme à tout châtiment des hommes aussi bien que des démons, car nous lisons dans la Sagesse : « Tu as pitié de tous, Seigneur, car tu es tout-puissant. » Mais parmi tous ces êtres, il y a même les démons, qui sont les créatures de Dieu. Donc leur peine elle-même aura une fin.
2. 5. Paul dit aux Romains : « Dieu a enfermé toutes choses dans la désobéissance, pour faire à tous miséricorde. » Or, Dieu a enfermé les démons dans leur péché, ou du moins permis qu’ils soient enfermés. Il semble donc qu’il doive un jour leur faire miséricorde.
3. Comme dit saint Anselme: « Il n’est pas juste que Dieu permette qu’une créature qu’il a faite pour la béatitude périsse tout fait. » Il semble donc que, puisque toute créature raisonnable a été créée pour la béatitude, il ne soit pas juste que Dieu permette qu’elle périsse totalement.
Cependant: il est dit en saint Matthieu : «Eloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges. » Ils seront donc punis éternellement.
En outre, comme les bons anges furent rendus bienheureux par leur conversion vers Dieu, ainsi les mauvais anges furent rendus malheureux par leur aversion à son égard. Si le malheur des mauvais anges finissait un jour, la béatitude des bons anges devrait se terminer aussi, ce qui ne convient pas.
Conclusion « Ce fut une erreur d’Origène, comme dit saint Augustin, de penser que les démons seront un jour libérés de leurs peines par la miséricorde de Dieu. » Cette erreur fut réprouvée par l’Église pour deux motifs d’abord, parce que cela est manifestement contraire à l’autorité de la Saint e Ecriture, qui dit dans l’Apocalypse : «Le diable qui les séduisait fut envoyé dans un étang de feu et de soufre, où les gens abêtis et les pseudo prophètes seront torturés jour et nuit dans les siècles des siècles s, formule qui signifie l’éternité; ensuite, parce que d’une part Origène étendait trop la miséricorde divine, et d’autre part il la contraignait trop. Il semble en effet que le même motif exige que les bons anges demeurent dans la béatitude éternelle, et que les mauvais anges soient punis pour l’éternité. C’est pourquoi, comme il affirmait que les démons et les âmes des damnés seraient un jour libérés du châtiment, ainsi, il affirmait que les anges et les âmes des bienheureux seraient quelquefois déçhus de leur béatitude dans les misères de cette vie.
Solutions 1. Dieu, en lui-même, a compassion de tous. Mais, parce que sa miséricorde est réglée par l’ordre de sa sagesse, elle ne s’étend pas à certains, qui se sont rendus indignes de cette miséricorde, comme les démons et les damnés, obstinés dans leur malice. Cependant, on peut dire que même à leur égard la miséricorde intervient, en tant qu’ils sont punis moins qu’ils le méritent, sans être totalement libérés de leur peine.
2. Ici, l’universalité doit s’entendre de toutes les espèces d’êtres, mais non de tous les membres de chaque espèce. Cette citation doit être entendue des hommes dans leur état terrestre, en ce sens que Dieu eût pitié des Juifs comme des Gentils, mais non de tous les Gentils ni de tous les Juifs.
3. 5. Anselme estime que ce ne serait point juste et ne conviendrait pas à la bonté divine; mais il parle de la créature selon son espèce. Il ne convient pas à la bonté divine que toute une espèce de créatures manque la fin pour laquelle elle a été faite. Il ne convient donc pas que tous les hommes ou tous les anges soient damnés. Mais rien n’empêche que quelques-uns parmi les hommes ou les anges périssent éternellement, puisque l’intention de la volonté divine se trouve réalisée en ceux qui sont sauvés.
Objections: 1. Il semble que la miséricorde divine ne supporte pas un châtiment éternel, du moins pour les hommes, car il est dit dans la Genèse : « Mon esprit ne demeurera pas contre l’homme éternellement, car il est chair. » Et ici, le mot esprit signifie « mon indignation, » comme cela ressort de la Glose. Puisque l’indignation de Dieu n’est pas autre chose que le châtiment qu’il inflige, il ne punira pas éternellement.
2. La Charité des saint s, en Cette vie, les fait prier pour leurs ennemis. Là-haut, ils auront une Charité plus parfaite, et prieront donc pour leurs ennemis damnés. Leurs prières ne pourront être inefficaces, puisqu’ils sont très agréés par Dieu. Donc, à cause de ces prières des saint s, la miséricorde divine libérera un jour les damnés de leur punition.
3. La prédiction par Dieu, de l’éternité, du châtiment des damnés appartient aux prophéties de menace. Mais une prophétie de menace ne s’accomplit pas toujours, comme cela apparaît dans Joins il dit que Ninive serait détruite, et elle ne le fut point comme il l’avait prédit, et Jonas en fut attristé. Il semble donc que, bien plus encore, la miséricorde divine changera la menace d’un châtiment éternel en une sentence plus douce, qui ne
donnera à personne de la tristesse, mais procurera à tous de la joie.
4. Le Psalmiste dit « Dieu sera-t-il en colère pour l’éternité ? » Or, la colère de Dieu, c’est la punition des méchants. Donc...
5. A propos d’Isaïe, « Tu as été projeté », la Glose interlinéaire dit «Même si toutes les âmes trouvent un jour le repos, toi tu ne l’auras jamais «, en parlant du diable. Il semble donc que toutes les âmes humaines trouveront un jour la cessation de leurs tourments.
Cependant: il est dit en saint Matthieu, à propos des élus et des réprouvés : « Ceux-ci iront au supplice éternel, mais les justes, à la vie éternelle. « Il ne convient pas de dire que la vie des justes cessera. Il ne convient donc pas non plus de dire que le supplice des réprouvés se terminera.
En outre, saint Jean Damascène dit : « La mort est pour les hommes ce que la chute fut pour les anges. » Mais les anges, après la chute, furent irréparables. Donc aussi les hommes après leur mort. Le supplice des réprouvés ne cessera donc jamais.
Conclusion: Comme le dit saint Augustin, certains suivirent sur ce point l’erreur d’Origène, et affirmèrent que les démons seraient punis à jamais, tandis que tous les hommes, même les infidèles, seraient un jour libérés de leur châtiment. Mais cette position est tout à fait déraisonnable. Car, de même que les démons doivent être punis perpétuelle ment à cause de leur obstination dans le mal, ainsi également, les âmes des hommes qui sont morts sans la charité, puisque « la mort est pour les hommes ce que leur chute est pour les anges », comme dit saint Jean Damascène.
Solutions : 1. Cette citation doit être entendue de l’homme selon son genre, parce que parfois l’indignation de Dieu s’éloigne du genre humain, à cause de l’avènement du Christ. Mais ceux qui ne veulent pas entrer ou demeurer dans cette réconciliation que le Christ a opérée, perpétuent en eux-mêmes la colère divine, puisqu’il n’y a point pour nous d’autres manières de réconciliation que celle qui se réalise à travers le Christ.
2. Comme disent saint Augustin et saint Grégoire, « les saint s, au cours de cette vie, prient pour leurs ennemis afin qu’ils se convertissent à Dieu, tant que cela est encore possible. Si nous savions qu’ils sont prédestinés à la mort spirituelle, nous ne prierions pas plus pour eux que pour les dénions ». Mais puisque, après cette vie, ceux qui sont morts sans la grâce ne connaîtront plus un instant où leur con version serait possible, aucune prière ne sera faite pour eux, ni par l’Église militante, ni par l’Église triomphante. Pour eux, on ne peut prier, comme dit saint Paul, que pour que Dieu donne de f aire pénitence, et qu’ils sortent des lacets du diable ».
3. La prophétie de menace ne change que si sont modifiés les mérites de celui contre qui est proférée la menace. C’est pourquoi Jérémie dit : « Je parlerai aussitôt contre cette nation, contre ce royaume, afin de le déraciner, de le détruire et de le disperser. Si cette nation fait pénitence de son mal, je ferai moi-même pénitence pour le mal que j’ai eu l’intention de lui faire. » Puisque les mérites des damnés ne peuvent plus changer, la menace de leur châtiment s’accomplira toujours en eux. Ce pendant, la prophétie de menace s’accomplira toujours en eux en un certain sens, car, comme dit saint Augustin, « Ninive a été bouleversée, puis qu’elle était mauvaise et est devenue bonne: ses remparts et ses maisons sont demeurés, mais les mauvaises moeurs de la ville furent détruites ».
4. Ce mot du psaume vaut pour les vases de miséricorde qui ne se sont pas rendus indignes de la miséricorde; car, en cette vie, qui est comme une manifestation de la colère de Dieu à cause des souffrances d’ici-bas, les vases de miséricorde sont transformés en mieux. D’où ce mot du psaume: « Ce changement est l’oeuvre de la droite du Très-Haut. »
On peut dire aussi que ce passage doit être entendu de la miséricorde qui produit un relâchement, mais sans libérer totalement, si on l’applique aux damnés. C’est pourquoi, il est écrit : non pas « il préservera de sa colère ses miséricordes », mais bien : « dans sa colère », parce que la peine ne sera pas totalement supprimée, et tandis qu’elle demeure, la miséricorde agira pour la diminuer.
5. Cette Glose ne peut pas être prise absolument, mais dans une hypothèse impossible, pour accroître la grandeur du péché du diable lui-même, ou de Nabuchodonosor.
Objections : 1. Il semble que, du moins pour les chrétiens, la miséricorde divine mettra fin au châtiment, car nous lisons en saint Marc : « Celui qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé. » C’est le cas de tous les chrétiens : ils seront donc finalement sauvés.
2. Il est dit en saint Jean : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang, possède la vie éternelle. C’est l’aliment et le breuvage communs des chrétiens. Tous ceux-ci seront donc finalement sauvés.
3. Saint Paul écrit aux Corinthiens « Si celui dont l’oeuvre est brûlée subit un dommage, lui-même sera pourtant sauvé, bien que comme à travers le feu. » Il parle ici de ceux qui ont possédé le fondement de la foi chrétienne. Donc, ceux-ci seront tous sauvés finalement.
Cependant: 5. Paul dit aux Corinthiens : « Les gens iniques ne posséderont pas le royaume de Dieu. » Mais il y a des chrétiens qui sont iniques. Tous les chrétiens ne parviendront donc pas au royaume, et certains seront punis perpétuellement.
En outre, il est dit en saint Pierre : « Il eût été mieux pour eux de ne point connaître la voie de la justice, plutôt que, après l’avoir connue, de retourner en arrière, loin du saint précepte qui leur avait été donné. » Ceux qui n’ont pas connu la voie de la vérité seront punis éternellement; donc aussi les chrétiens qui ont reculé après l’avoir connue.
Conclusion: Certains, à ce que dit saint Augustin, promirent l’absolution de la peine éternelle, non à tous les hommes, mais aux seuls Chrétiens; et ils différèrent dans la précision de leur pensée. Les uns dirent que tous ceux qui ont reçu les sacrements de la foi seront exempts de la peine éternelle. Mais cela est contraire à la vérité, puisque certains reçoivent les sacrements de la foi sans avoir la foi, « sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu «. D’autres dirent que seuls seront exempts de la peine éternelle ceux qui ont reçu les sacrements de la foi et ont possédé la foi catholique. Mais il semble contraire à cette opinion que des hommes aient possédé la foi catholique et s’en soient ensuite éloignés ils sont donc dignes non pas d’un châtiment moindre, mais plus grand. Car, « il eût été mieux pour eux de ne pas connaître la voie de la justice que de retourner en arrière après l’avoir connue ». Il est clair que le péché des chefs religieux qui, abandonnant la foi, fondent de nouvelles hérésies, est plus grand que celui de ceux qui dès le début ont suivi une hérésie. C’est pourquoi, d’autres ont dit que seuls sont exempts de la peine éternelle ceux qui persévèrent jusqu’à la fin dans la foi catholique, quels que soient les crimes dans lesquels ils sont impliqués. Mais cela est manifestement contraire à l’Ecriture, car il est dit en saint Jacques : « La foi sans les oeuvres est morte », et dans saint Matthieu : « Ce ne sont pas tous ceux qui me disent : Seigneur, Seigneur, qui entreront dans le royaume des cieux, mais bien celui qui accomplit la volonté de mon Père qui est dans les cieux. » Et en beaucoup d’autres passages, l’Écriture menace les pécheurs de châtiments éternels.
Donc, tous ceux qui persistent jusqu’à la fin dans la foi ne seront exempts de la peine éternelle que si, à la fin, ils sont libérés de tous les crimes.
Solutions : 1. Le Seigneur parle ici de la foi formée, qui agit par amour: tout homme qui meurt avec cette foi sera sauvé. A cette foi s’oppose, non seulement l’erreur de l’infidélité, mais tout péché mortel.
2. Cette parole du Seigneur doit être entendue non au sujet de ceux qui ne font que manger sacramentellement l’Eucharistie, et dont certains parfois la mangent indignement, et, selon saint Paul aux Corinthiens, « mangent et boivent leur condamnation ». Le Maître parle de ceux qui mangent spirituellement, et qui sont incorporés à lui par la charité : c’est ce qu’opère la manducation sacramentelle, si quelqu’un s’en approche dignement. Donc, en vertu du sacrement l’âme est introduite en la vie éternelle, bien que quelqu’un puisse être privé de ce fruit par son péché, même après avoir reçu dignement ce sacrement.
3. Le fondement dont parle l’Apôtre est la foi formée. Celui qui a construit sur elle des péchés véniels subira un dommage, puisqu’il sera puni par Dieu mais lui-même sera finalement sauvé, comme par le feu : soit celui d’une épreuve temporelle, soit celui de la peine du purgatoire après la mort.
Objections : 1. Il semble que oui, et que seuls seront punis éternellement ceux qui ont négligé les oeuvres de miséricorde. Il est dit en effet dans saint Jacques « Le jugement s’accomplira sans miséricorde pour ceux qui n’ont point fait miséricorde », et dans saint Matthieu : « Bienheureux les miséricordieux, parce qu’ils jouiront eux-mêmes de la miséricorde. »
2. 5. Matthieu expose la discussion judiciaire du Seigneur avec les réprouvés et les élus. Mais elle ne porte que sur les oeuvres de miséricorde. Donc certains seront punis éternellement uniquement à cause de leur omission des oeuvres de miséricorde. Donc...
3. Il est dit en saint Matthieu : « Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs », et plus loin « Si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi vos péchés. » Il semble donc que les miséricordieux qui pardonnent aux autres leurs fautes, obtiendront eux- même le pardon de leurs péchés : ils ne seront donc pas punis éternellement.
4. Une glose de saint Ambroise, au sujet de l’épître de saint Paul à Timothée : « la piété est utile à tout », dit : « Tout l’essentiel de la discipline chrétienne consiste en la miséricorde et la piété si quelqu’un les pratique, mais subit les périls de la chair, il sera sûrement châtié, mais ne périra pas. Mais si quelqu’un n’a pratiqué que la discipline corporelle, il souffrira des peines éternelles. » Dès lors, ceux qui se livrent aux oeuvres de miséricorde tout en étant entraînés par les péchés de la chair, ne seront point punis éternellement.
Cependant: saint Paul dit aux Corinthiens : « Ni les fornicateurs, ni les adultères, ne posséderont le royaume de Dieu. » Or, parmi eux il y a beaucoup de personnes qui s’adonnent aux oeuvres de miséricorde. Les miséricordieux ne parviendront donc pas tous au royaume éternel, et quelques-uns d’entre eux seront punis éternellement.
En outre, il est dit en saint Jacques « Qui conque a observé toute la loi, mais l’enfreint sur un point, est coupable de tout. » Donc, celui qui garde la loi au sujet des oeuvres de miséricorde, mais néglige d’autres bonnes oeuvres, est coupable de transgression de la loi, et sera puni éternellement.
Conclusion: Comme dit saint Augustin, certains affirmèrent que ceux qui possèdent la foi catholique ne seraient pas tous libérés de la peine éternelle, mais seulement ceux qui se livrent aux oeuvres de miséricorde, même s’ils sont coupables d’autres crimes. Mais cela ne peut être, car sans la charité rien n’est agréable à Dieu, et rien ne peut servir à mériter la vie éternelle. Or, il y a des personnes qui pratiquent la miséricorde sans avoir la charité. Pour elles, rien ne sert à obtenir la vie éternelle, ni à les libérer du châtiment éternel, comme nous le voyons dans l’épître aux Corinthiens. Cela apparaît surtout absurde à propos des voleurs, qui s’emparent de beaucoup de biens, mais font quelques dons par miséricorde. On doit donc dire que tous ceux qui meurent en état de péché mortel ne seront libérés du châtiment éternel, ni par leur foi, ni par leurs oeuvres de miséricorde, même après un très long espace de temps.
Solutions : 1. Ceux-là seuls obtiendront miséricorde, qui exercent la miséricorde d’une manière bien ordonnée. Ce n’est point le cas de ceux qui, en faisant miséricorde aux autres, se négligent eux-mêmes, et s’attaquent à eux- mêmes en agissant mal. Ceux-là ne recevront pas une miséricorde qui les absoudrait totalement, même s’ils reçoivent une miséricorde qui les soulage de quelque partie de leurs peines.
2. La discussion judiciaire n’est pas instituée seulement au sujet des oeuvres de miséricorde, parce que certains seront punis éternellement uniquement à cause de leur négligence à cet égard. Mais tous ceux-là seront libérés de la peine éternelle due à leurs péchés, qui auront obtenu la rémission de ceux-ci grâce aux oeuvres de miséricorde, « en se faisant des amis avec le mammon d’iniquité. »
3. Cette parole du Seigneur s’adresse à ceux qui demandent la rémission de leur dette, non à ceux qui demeurent dans leur péché. Dès lors, ceux-là seuls qui font pénitence obtiennent, par leurs oeuvres de miséricorde, le pardon qui les délivre totalement.
4. La glose de saint Ambroise parle du péché véniel, dont quelqu’un, après les peines purificatrices, qu’il appelle châtiment, sera absout, à cause de ses oeuvres de miséricorde. Ou bien, s’il parle de péril du péché mortel, on doit l’entendre en ce sens que, se trouvant encore en cette vie, ceux qui sont tombés dans les péchés charnels par fragilité, seront disposés à la pénitence, à cause de leurs oeuvres de miséricorde.
Un tel pécheur ne périra pas, parce que grâce à ces oeuvres il sera disposé de telle sorte qu’il ne périra pas, par le Seigneur qui est béni dans les siècles des siècles. Amen.