QUESTION 69 : LA DEMEURE DES ÂMES APRÈS LA MORT
ARTICLE 1 : Y a-t-il certaines demeures assignées aux âmes après la mort ?
ARTICLE 2 : Y a-t-il des âmes qui aillent au ciel ou en enfer aussitôt après la mort?
ARTICLE 3 : Les âmes qui sont au ciel ou en enfer peuvent-elles en sortir?
ARTICLE 4 : Cette expression « le sein d’Abraham » désigne-t-elle un limbe de l’enfer?
ARTICLE 5 : Le limbe des Patriarches est-il la autre chose que l’enfer des damnés?
ARTICLE 6 : Le limbe des enfants est-il le même que celui des Patriarches?
ARTICLE 7 : Faut-il distinguer cinq demeures, ni plus ni moins?
ARTICLE 1 : Les puissances sensibles demeurent-elles dans l’âme séparée?
ARTICLE 2 : Les actes des puissances sensibles demeurent-ils dans l’âme séparée?
ARTICLE 3 : L’âme se peut-elle souffrir d’un feu corporel?
QUESTION 70 bis : LA CONDITION DES AMES EN ÉTAT DE PÉCHÉ ORIGINEL
ARTICLE 1 : Le péché originel mérite-t-il par lui-même la peine du sens?
ARTICLE 2 : La peine du dam fait-elle souffrir l’âme des enfants morts sans baptême?
QUESTION 70 ter : LE PURGATOIRE
ARTICLE 1 : Y a-t-il un purgatoire après cette vie?
ARTICLE 2 : Est-ce dans le même lieu que les âmes sont purifiées et les damnés punis?
ARTICLE 3 : Les souffrances du purgatoire surpassent-elles toutes celles d’ici-bas?
ARTICLE 4 : Les souffrances du purgatoire sont-elles volontaires?
ARTICLE 5 : Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées par les démons?
ARTICLE 6 : Le péché véniel comme péché, est-il expié par les souffrances du purgatoire?
ARTICLE 7 : Les flammes du purgatoire libèrent-elles de la peine due au péché?
ARTICLE 8 : Les âmes du purgatoire sont-elles délivrées plus vite les unes que les autres?
QUESTION 71 : LES SUFFRAGES POUR LES DÉFUNTS
ARTICLE 1 : Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre?
ARTICLE 2 : Les morts peuvent-ils être aidés par les oeuvres des vivants?
ARTICLE 3 : Les suffrages des pécheurs sont-ils utiles aux défunts?
ARTICLE 4 : Les suffrages des vivants pour les défunts sont-ils utiles à leurs auteurs?
ARTICLE 5 : Les suffrages sont-ils utiles aux damnés?
ARTICLE 6 : Les suffrages sont-ils utiles aux âmes du purgatoire?
ARTICLE 7 : Les suffrages sont-ils utiles aux enfants morts sans baptême?
ARTICLE 8 : Les suffrages sont-ils utiles de quelque manière aux âmes qui sont au ciel?
ARTICLE 10 : Les indulgences accordées par l’Église sont-elles utiles aux défunts?
ARTICLE 11 : Les cérémonies des obsèques sont-elles utiles aux défunts?
QUESTION 72 : LA PRIÈRE DES SAINTS QUI SONT AU CIEL
ARTICLE 1 : Les saints connaissent-ils les prières que nous leur adressons?
ARTICLE 2 : Devons-nous demander aux saints de prier pour nous?
ARTICLE 3 : Les prières des Saints en notre faveur sont-elles toujours exaucées?
Nous sommes arrivés à traiter de la résurrection. En effet, après avoir parlé des sacrements qui délivrent l’homme du péché qui est une mort, il est logique de parler de la résurrection qui délivre l’homme de la mort qui est une peine.
Ce traité se divise en trois parties ce qui précède la résurrection, ce qui l’accompagne, ce qui la suit; en d’autres termes un certain nombre de choses qui la précèdent, la résurrection elle- même et ses circonstances, ce qui s’ensuivra.
Dans la première partie nous aurons à considérer 1° les demeures assignées aux âmes après la mort; la condition des âmes séparées de leur corps et la peine que le feu peut leur infliger; 3° les suffrages par lesquels les vivants peuvent aider les défunts; 4° les prières des saints du ciel; 5° les signes précurseurs du Jugement général; 6° la conflagration universelle qui doit précéder l’arrivée du Juge.
La première question suggère les demandes suivantes : 1. Y a-t-il certaines demeures assignées aux âmes après la mort ? - 2. Y vont-elles aussitôt après la mort ? - 3. Peuvent-elles en sortir ? - 4. Cette expression « le sein d’Abraham » désigne-t-elle un limbe de l’enfer ? - 5. Ce limbe est-il le même que l’enfer des damnés ? - 6. Le limbe des enfants est-il identique à celui des Patriarches ? - 7. Est-il nécessaire de distinguer cinq demeures, ni plus ni moins ?
Objections 1. « L’opinion commune des sages, dit Boèce, est que les êtres incorporels ne sont pas dans un lieu ». Saint Augustin dit égale ment : « Il est facile de répondre que c’est seule ment par son union avec un corps que l’âme peut se porter vers un lieu corporel ». Il est donc ridicule d’assigner certaines demeures aux âmes séparées du corps.
2. Ce qui occupe un lieu déterminé doit avoir plus de rapport avec ce lieu qu’avec tout autre. Or, les âmes séparées’ sont indifférentes à tous les lieux; en effet, on ne peut pas dire qu’il y a convenance ou répugnance entre elles et certains corps, puisqu’elles sont absolument soustraites à toutes les conditions corporelles.
3. Après la mort, les âmes ne reçoivent rien qui ne se rapporte à la récompense ou au châtiment. Or, un lieu corporel ne peut avoir ce caractère vis-à-vis d’êtres devenus totalement indépendants des corps.
Cependant: : 1. Le ciel empyrée est un lieu corporel. Et pourtant « lorsqu’il eut été fait, dit saint Bède, il fut aussitôt rempli par les saints anges ». Or les anges sont incorporels, comme aussi les âmes séparées. On peut donc bien assigner à celles-ci certaines demeures.
2. La même affirmation résulte de ce que dit saint Grégoire de l’âme d’un certain Paschasius rencontrée dans des thermes par Germain, évêque de Capoue, et de celle du roi Théodoric, menée en enfer.
Conclusion: Il est vrai que les substances spirituelles ne dépendent point d’un corps dans leur être même; mais il est vrai aussi que Dieu régit les êtres corporels par l’entremise des êtres spirituels. Il existe donc entre eux une certaine convenance, en ce sens que les plus dignes parmi les premiers doivent être confiés aux plus dignes parmi les seconds. C’est ainsi que les philosophes avaient établi la hiérarchie des substances incorporelles d’après celle des êtres soumis au mouvement. Aux âmes séparées on ne saurait sans doute attribuer des corps pour s’y unir ou pour les mouvoir, mais on peut leur assigner certains lieux corporels correspondant à leurs degrés de valeur. Ces âmes y sont comme dans un lieu, selon le mode dont les êtres incorporels peuvent y être; et dans des lieux différents, selon qu’elles- mêmes se rapprochent de la Substance première à laquelle convient le lieu suprême, c’est-à-dire de Dieu dont l’Ecriture dit que le ciel est sa demeures. Les âmes qui participent parfaitement à la divinité, nous les mettons donc dans le ciel; celles qui en sont empêchées, nous les plaçons, au contraire, dans un lieu inférieur.
Solutions 1. Les êtres incorporels ne sont pas dans un lieu selon le mode normal et expéri mental dont nous disons que c’est une propriété des corps que d’y être. Ils y sont cependant d’une manière qui leur est spéciale et dont il nous est impossible d’avoir une connaissance parfaite.
2. Il faut distinguer deux espèces de convenance et de similitude. La première consiste dans la participation d’une même qualité c’est ainsi qu’il y a convenance entre les corps chauds; mais il est impossible qu’il en soit ainsi entre les être incorporels et les lieux corporels. - La seconde consiste dans un certain rapport : c’est ainsi que l’Ecriture attribue par métaphore les qualités des corps aux esprits, donne à Dieu le nom de Soleil, parce qu’il est le principe de la vie spi rituelle comme le soleil l’est de la vie corporelle. C’est cette convenance qui existe entre certaines âmes et certains lieux, entre les âmes éclairées par la grâce et les corps lumineux, entre les âmes obscurcies par le péché et les lieux ténébreux.
3. Les lieux corporels n’agissent pas sur les âmes séparées de la manière dont ils agissent su les corps, par exemple, pour les préserver; mais les âmes elles-mêmes, du fait qu’elles connaissent que tel ou tel lieu leur est assigné, en conçoivent de la joie ou de la tristesse c’est ainsi que leur demeure contribue à leur récompense ou à châtiment.
Objections : 1. Ces paroles du Psalmiste « Encore un peu de temps et le pécheur n’est plus », suggèrent à la Glose ce commentaire : « Les saints sont délivrés à la fin du monde; cependant, après cette vie, tu ne seras pas encore où seront les saints auxquels il sera dit Venez, les bénis de mon Père ». Mais les saints seront dans le ciel. Donc, au sortir de cette vie, les saints ne montent pas immédiatement au ciel.
2. Saint Augustin dit : « Dans l’intervalle entre la mort et la résurrection générale, les âmes habitent des demeures mystérieuses, suivant que chacune a mérité le repos ou la peine ». Or, ces demeures ne sauraient signifier le ciel et l’enfer où les âmes seront avec leur corps après la résurrection, car alors la distinction faite par le saint Docteur entre le temps qui précède la résurrection et celui qui la suit n’aurait plus de sens.
3. La gloire de l’âme est supérieure à celle du corps. Or, la gloire corporelle sera donnée à tous en même temps, afin que la joie de chacun soit comme multipliée par la joie de tous, comme le dit la Glose. Donc, à plus forte raison, la gloire des âmes doit-elle être différée jusqu’à la fin du monde où elle sera donnée à tous en même temps.
4. Le châtiment et la récompense qui dépendent du jugement ne doivent pas le précéder. Or, le feu de l’enfer ou le bonheur du paradis seront décernés à tous les hommes par la sentence du souverain Juge, au dernier jugement. Donc, jusque-là, personne ne va au ciel ou en enfer.
Cependant: : 1. Saint Paul a dit: «Nous savons que si cette tente, notre demeure terrestre, vient à être détruite, nous avons une maison qui est l’ouvrage de Dieu, une demeure éternelle qui n’est pas faite de main d’homme, dans le ciel ». Donc, après la dissolution du corps, l’homme a une demeure qui l’attend dans le ciel.
2. Saint Paul dit encore : « J’ai le désir de partir et d’être avec le Christ ». Ce qui suggère à saint Grégoire cet argument: «Celui-là donc qui ne doute pas que le Christ ne soit au ciel ne saurait nier non plus que l’âme de saint Paul soit au ciel ». Or, le Christ est au ciel, c’est un article de foi. Donc il faut affirmer aussi que les âmes des saints vont au ciel. - Que certaines âmes aillent en enfer aussitôt après la mort, saint Luc le déclare : « Le riche mourut et il fut enseveli dans l’enfer ».
Conclusion: De même que la gravité ou la légèreté porte les corps au lieu qui est le terme de leur mouvement, de même le mérite ou le démérite au châtiment qui sont le terme de leur activité. De même donc que, si rien n’y met obstacle, les corps obéissent à la gravitation et atteignent le lieu qui leur convient, de même les âmes, après la rupture du lien corporel qui les retenait ici-bas, reçoivent leur récompense ou leur châtiment, si rien n’y met obstacle; obstacle qui peut venir, par exemple, du péché véniel qui exige une purification et empêche la récompense d’être immédiate. De plus, comme le lieu qui est assigné à une âme correspond à la récompense ou au châtiment qu’elle a mérité, aussitôt que cette âme est séparée du corps, elle est engloutie en enfer ou elle s’envole au ciel, à moins, en ce dernier cas, qu’une dette envers la justice divine ne retarde son envolée en l’obligeant à une purification préalable.
Cette vérité est proclamée avec évidence par les Ecritures canoniques et les ouvrages des saints Pères : sa négation doit donc être regardée comme hérétique.
Solutions: 1. La Glose s’explique elle-même: car, après avoir dit : « Tu ne seras pas encore où seront les saint s, etc. » elle ajoute: « C’est-à-dire, Tu n’auras pas la double étole qu’auront les saints lors de la résurrection ».
2. Parmi les demeures mystérieuses dont parle saint Augustin, il faut ranger le ciel et l’enfer où il y a des âmes même avant la résurrection. Ce qui distingue le temps qui précède celle-ci et le temps qui la suit, c’est l’absence ou la présence du corps, et aussi le fait que certaines demeures qui contiennent aujourd’hui des âmes n’en contiendront plus après la résurrection.
3. Le corps crée une espèce de continuité entre tous les hommes; c’est par lui que se vérifie cette parole des Actes : « D’un seul homme Dieu a fait sortir tout le genre humain ». Au contraire, « Dieu a créé chacune des âmes ». La glorification simultanée de toutes les âmes s’impose donc moins que celle de tous les corps.
De plus, la gloire du corps est moins essentielle que celle de l’âme. L’ajournement de celle-ci causerait donc aux saints un préjudice d’autant plus grave, et que ne suffirait pas à compenser le supplément de joie que chacun recevrait de la joie de tous.
4. Saint Grégoire propose et résout cette même objection. « Si les âmes des saints sont dès aujourd’hui dans le ciel, que recevront-ils donc, au jour du Jugement, comme prix de leurs vertus ? » Et il répond : « Un merveilleux accroissement jusque-là, leurs âmes seules goûtent le bonheur qui est leur récompense, mais alors ils jouiront de la béatitude de leur corps, ils seront heureux dans cette même chair dans laquelle ils ont enduré les douleurs et les tourments pour le Seigneur. » La même distinction s’applique aux damnés.
Objections : 1. «Si les âmes des morts, dit saint Augustin, s’intéressaient aux affaires des vivants, (si ces âmes, quand nous les voyons, nous parlaient dans le sommeil), il s’ensuivrait, pour ne pas citer d’autres personnes, que ma pieuse mère serait toujours avec moi chaque nuit, elle qui m’a suivi sur terre et sur mer pour vivre avec moi ». Il en conclut que les âmes des morts restent distantes du monde des vivants. C’est dire qu’elles ne peuvent pas quitter leurs de meures posthumes.
2. Il est écrit au livre des Psaumes : « Je voudrais habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie », c’est-à-dire, ne jamais la quitter. Et dans celui de Job : « Celui qui descend au schéol ne remontera plus ».
3. Les demeures sont assignées aux âmes pour leur récompense ou leur punition. Mais aucune âme ne verra diminuer l’une ou l’autre; elle restera donc toujours où elle est.
CEPENDANT: 1. Saint Jérôme apostrophe Vigilantius en ces termes : « Tu prétends que les âmes des Apôtres et des martyrs, qu’elles soient dans le sein d’Abraham, dans le lieu du rafraîchisse ment, ou sous l’autel de Dieu, ne peuvent pas se rendre présentes à leurs tombeaux, au gré de leur volonté. C’est ainsi que tu fais la loi à Dieu, que tu charges de liens les Apôtres, les retenant en prison jusqu’au jour du Jugement et les empêchant d’être avec leur Seigneur, quoiqu’ils soient de ceux dont il est écrit : « Ils suivent l’Agneau partout où il ira ». Et, puisque l’Agneau est partout, il faut donc croire que ceux qui sont avec lui sont partout ».
2. Saint Jérôme argumente encore dans le même sens : «Le diable et les démons parcourent l’uni vers entier; leur prodigieuse mobilité les rend en quelque sorte présents partout; et les martyrs, après avoir versé leur sang, resteraient enfermés sous l’autel mystique, sans pouvoir en sortir ? ». Ils le peuvent donc, et les damnés eux-mêmes ne sauraient être dans une condition pire que celle des démons.
3. Saint Grégoire, de son côté, relate de nombreuses apparitions d’âmes après la mort.
Conclusion: On peut donner deux sens à cette expression sortir de l’enfer ou du paradis. En sortir définitivement, de telle sorte que le paradis ou l’enfer ne soit plus le lieu de l’âme. En ce sens, aucun de ceux que la sentence irrévocable a faits entrer au ciel ou en enfer ne peut en sortir, comme on l’expliquera plus loin.
En sortir pour un temps. Et ici il faut distinguer ce qui est possible selon l’ordre naturel ou l’ordre providentiel, car, comme le dit saint Augustin, « autres sont les limites de la puissance humaine, autres les marques de la puissance divine; autres sont les faits naturels, autres les faits miraculeux ».
Selon l’ordre naturel, les âmes séparées, renfermées dans les demeures qu’elles ont méritées, sont complètement dissociées d’avec les vivants. En effet, les hommes qui vivent dans un corps et qui ne peuvent rien connaître indépendamment des sens sont incapables d’entrer en rapports immédiats avec ces âmes qui pourtant, semble-t-il, ne quitteraient leurs demeures que pour lier commerce avec les vivants.
Mais, selon l’ordre providentiel, il arrive que des âmes séparées sortent de leurs demeures et apparaissent aux hommes; c’est ainsi que saint Augustin raconte que le martyr saint Félix se montra aux habitants de Noie, alors qu’ils étaient assiégés par les Barbares. On peut croire la même chose des damnés dont Dieu permet l’apparition dans le but d’instruire et de terrifier, comme aussi des âmes du purgatoire qui viennent implorer des suffrages, ainsi que saint Grégoire en cite de nombreux exemples. Toutefois,il y a cette différence entre les saints et les damnés, que les premiers peuvent apparaître à leur gré. De même, en effet, que les saint s, pendant leur vie terrestre, reçoivent des grâces, dites gratuites, pour réaliser des guérisons et des prodiges dont le caractère miraculeux suppose une puissance divine et dont ceux qui n’ont pas reçu de pareilles grâces sont incapables, de même il n’est pas impossible que l’état de gloire confère aux âmes des saints une certaine puissance dont ils disposent à leur gré pour se rendre visibles. Quant aux damnés, ils ne peuvent le faire d’eux- mêmes, mais Dieu le leur permet quelquefois.
Solutions 1. Saint Augustin, comme le contexte le prouve, se place au point de vue de l’ordre naturel. Il ne s’ensuit pas pourtant, que même si les morts pouvaient apparaître à leur gré, leurs relations seraient aussi ordinaires que celles des vivants entre eux. S’ils sont au ciel, leur union à la volonté divine est telle que rien ne leur semble permis qu’ils ne voient conforme aux dispositions de la Providence; s’ils sont en enfer, ils sont tellement accablés par leurs peines qu’ils pensent plus à se lamenter sur eux-mêmes qu’à apparaître aux vivants.
2. Il s’agit ici d’une sortie définitive et non pas seulement d’une sortie temporaire.
3. Le lieu des âmes fait partie de leur récompense ou de leur châtiment selon qu’elles se réjouissent ou s’attristent de voir qu’il leur est assigné. Cette joie ou cette tristesse sont indépendantes de leur présence même en ce lieu; de même que l’évêque auquel un siège d’honneur est réservé dans son église ne perd rien pour le quitter, parce que, même quand il n’y est pas actuellement assis, ce siège lui revient de droit.
Aux difficultés en sens contraire il faut répondre 1. Saint Jérôme parle de ce que peuvent les Apôtres et les martyrs par une puissance qu’ils tiennent, non de la nature, niais de leur état glorieux. Quand il ajoute qu’ils sont partout, cela ne veut pas dire qu’ils soient en plusieurs lieux ou partout à la fois, niais qu’ils peuvent être où ils le désirent.
2. Il ne faudrait pas assimiler les âmes des saints ou des damnés aux purs esprits, anges ou démons. Ceux-ci ont pour mission de vivre parmi les hommes pour les garder ou les éprouver. On n’en peut pas dire autant des âmes, mais seulement que celles des saints possèdent, comme un attribut de leur état glorieux, la puissance d’être où ils le désirent. Et c’est ce que veut dire saint Jérôme.
3. Il arrive que les âmes des saints ou des damnés sont réellement présentes au lieu de leurs apparitions; mais il n’en est point toujours ainsi. Ces apparitions peuvent avoir lieu, pendant la veille ou le sommeil, par l’opération des bons ou des mauvais anges, dans le but d’instruire ou de tromper; comme d’ailleurs - saint Augustin en cite de nombreux exemples - des vivants apparaissent à des vivants pendant leur sommeil et leur parlent longuement, sans cependant être réellement présents.
Objections : 1. Saint Augustin dit : «Je n’ai jamais vu l’Ecriture prendre le mot enfer dans un sens favorable ». Par contre, il ajoute « Ne pas prendre dans un sens favorable le sein d’Abraham et ce lieu de repos où le pauvre fut porté par les anges, je ne crois pas que personne puisse l’admettre ».
2. Dans l’enfer on ne voit pas Dieu; mais on voit Dieu dans le sein d’Abraham. « Quel que soit le lieu qu’on appelle le sein d’Abraham, mon cher Nebridius y est et il y est vivant... Il n’approche plus son oreille de mes lèvres, mais il applique les lèvres de son âme à la source que vous êtes, ô mon Dieu, il y boit la sagesse autant qu’il en a soif et il est heureux, heureux pour toujours ».
3. L’Église ne demande jamais que personne soit conduit en enfer; or elle demande que les anges conduisent les âmes des défunts « dans le sein d’Abraham ».
CEPENDANT 1. On appelle « sein d’Abraham » le lieu où fut conduite l’âme du mendiant Lazare. Mais elle fut conduite en enfer, puisque, comme le déclare la Glose, « l’enfer était la demeure universelle des âmes avant la venue du Christ ».
2. Jacob disait à ses fils : « (S’il arrivait malheur à Benjamin), vous feriez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans les enfers ». Jacob savait donc devoir y aller après sa mort. Abraham y alla aussi, et le sein d’Abraham ne peut que signifier une partie des enfers.
Conclusion: Le mérite de la foi est le moyen nécessaire pour les âmes humaines de parvenir au repos après la mort « Pour s’approcher de Dieu, il faut croire ». Or, Abraham est le grand exemple de la foi, lui qui, le premier, se sépara de la multitude incroyante et reçut « le signe de l’alliance » avec Dieu. C’est pourquoi le repos que les âmes trouvent après la mort est appelé « le sein d’Abraham ».
Cependant, les âmes des justes n’ont pas toujours joui du même repos. Après la venue du Christ, c’est la plénitude du repos par la vision béatifique. Auparavant, c’était le repos par l’absence de toute peine, mais ce n’était pas encore le repos du désir satisfait, puisque la fin dernière restait encore à atteindre. Dès lors, l’état des âmes justes, avant la venue de Jésus-Christ, nous apparaît à la fois comme un repos : en ce sens, c’est le sein d’Abraham; mais comme un repos encore incomplet : en ce sens, c’est un limbe des enfers. L’identité de ces deux lieux, avant la venue du Christ, tenait donc à des circonstances accidentelles et non à la nature même des choses. Rien n’empêche donc que, après la venue du Christ, elle ait cessé d’être, puisqu’une union accidentelle peut être rompue.
Solutions 1. Le repos incomplet qui faisait autrefois du sein d’Abraham un limbe des enfers suffit à expliquer que le premier n’est pas pris dans un sens défavorable, pas plus que le second dans un sens favorable, quoique les deux eussent alors une certaine identité.
2. Le sein d’Abraham désigne le repos des justes de l’ancienne Loi après comme avant la venue du Christ, mais avec une autre signification. Avant, leur repos était incomplet par défaut de la Vision béatifique; c’est pourquoi il était à la fois le sein d’Abraham et un limbe des enfers. Après, ce repos a reçu sa plénitude par la vision de Dieu, et ce n’est plus que le sein d’Abraham, dans lequel l’Église prie Dieu de placer ses fidèles.
3. La réponse vient d’être donnée, comme aussi l’explication de ces paroles d’une glose sur la parabole du mauvais riche « Le sein d’Abraham, c’est le repos des bienheureux pauvres auxquels appartient le royaume des cieux ».
Objections : 1. Il est dit du Christ qu’il a « blessé » l’enfer, mais sans le tuer, car il n’a délivré qu’une partie de ceux qui y étaient détenus. Or, cette expression n’a de sens que si ceux qu’il a libérés étaient dans l’enfer ou dans une partie de l’enfer.
2. Un des articles du Symbole, c’est la descente du Christ en enfer. Or, il n’est descendu qu’au limbe des patriarches, qui est donc identique à l’enfer.
3. L’âme de Job, homme juste et saint , est allée au limbe des Patriarches. Il disait cependant « Tout ce qui est à moi descendra dans l’enfer le plus profond ».
Cependant: 1. « Il n’y a pas de rédemption pour ceux qui sont en enfer ». Or, les justes de l’ancienne Loi furent délivrés. Le limbe où étaient leurs âmes n’est donc pas identique à l’enfer.
2. « Je ne vois pas, dit saint Augustin, comment on pourrait croire que le lieu de repos », où fut conduit Lazare, « soit dans l’enfer ». Le limbe où il fut conduit n’est donc pas l’enfer.
Conclusion: On peut considérer dans les demeures des âmes après la mort ou leur situation, ou leur condition qui en fait une récompense ou un châtiment. A ce second point de vue, il est évident que le limbe des Patriarches et l’enfer des damnés sont différents, puisque celui-. ci est un lieu de tourments, et de tourments éternels, tandis que celui-là était un lieu de détention temporaire d’où la souffrance était absente.
Mais, au point de vue de la situation, il est probable que le limbe des Patriarches occupait le même lieu que l’enfer, ou un lieu voisin, quoique supérieur. En effet, ceux qui sont dans les enfers y sont traités d’une manière proportionnée à leurs fautes; parmi les damnés eux-mêmes, ceux qui ont le plus gravement péché occupent un lieu plus profond et plus obscur. D’où il suit que les justes de l’ancienne Loi, qui n’avaient aucune faute personnelle à expier, occupaient la partie la plus haute et la moins obscure de ce qu’on appelle les enfers.
Solutions 1 et 2 : A cause de leur proximité, le Christ est dit avoir blessé l’enfer, être descendu en enfer, lorsqu’il est allé au limbe des Patriarches pour les délivrer.
3. L’âme de Job est bien descendue au limbe des Patriarches; s’il parle de sa très grande pro fondeur, c’est seulement par rapport à la situation de tous les enfers sans distinction.
On pourrait dire encore que cette parole était moins une affirmation que l’expression d’une crainte, ainsi que saint Augustin le dit de Jacob « Cette parole : «Vous ferez descendre mes cheveux blancs avec douleur dans les enfers », semble avoir surtout exprimé la crainte que le trouble excessif causé par la douleur ne le conduisît à l’enfer des pécheurs plutôt qu’au repos des bienheureux ».
Objections : 1. La punition et le lieu de la punition doivent correspondre à la faute. Or les Patriarches et les enfants étaient retenus dans les limbes pour la même faute, la faute originelle. Donc dans le même lieu.
2. « La punition des enfants morts avec le seul péché originel, dit saint Augustin, est de toutes la plus légère ». Mais tel est aussi le caractère de la punition subie par les Patriarches dans les limbes.
Cependant: : De même que le péché actuel est puni d’une peine temporelle en purgatoire et éternelle en enfer, de même le péché originel l’était d’une peine temporelle dans le limbe des Patriarches, éternelle dans celui des enfants. Dès lors, puisque le purgatoire et l’enfer ne sont pas le même lieu, il semble que le limbe des Patriarches et celui des enfants ne le sont pas non plus.
Conclusion: Il est hors de doute que le limbe des Patriarches et celui des enfants étaient différents au point de vue de la récompense et de la peine: les enfants n’ont pas l’espérance de la béatitude que les Patriarches possédaient en même temps que la foi et la grâce. Au point de vue de la situation, on peut croire que celle-ci était la même, ou encore que le limbe des Patriarches était situé au-dessus de celui des enfants.
Solutions : 1. La condition des Patriarches et celle des enfants n’était pas la même par rapport au péché originel. Chez les premiers, ce péché était expié pour autant qu’il atteint la personne humaine ; il constituait cependant encore un empêchement du côté de la nature humaine jusqu’à la satisfaction plénière et universelle du Christ. Chez les seconds, il demeurait et demeure à l’état de double empêchement, personnel aussi bien que naturel. C’est pourquoi l’on distingue le limbe des Patriarches de celui des enfants.
2. Saint Augustin parle des punitions infligées pour une faute personnelle, et la plus légère de toutes est celle que mérite le seul péché originel. Mais plus légère encore est la punition de ceux dont le seul empêchement à l’état glorieux vient de la nature humaine et non de leur personne, si même on peut appeler ce retard une punition.
Objections: 1. Les demeures correspondent au mérite ou au démérite. Or, au mérite correspond une seule demeure, le paradis. Une seule aussi devrait donc correspondre au démérite ou péché.
2. C’est dans un seul et même lieu que, pendant la vie, les hommes méritent ou déméritent. Il semble donc que, après la mort, une seule et même demeure dût être assignée à tous.
3. Les lieux où l’on est puni doivent correspondre aux péchés. Il ne devrait donc y en avoir que trois, comme il n’y a que trois espèces de péchés : originel, véniel, mortel.
AU CONTRAIRE : 1. Il faudrait distinguer d’autres demeures encore, par exemple, l’air ténébreux qui est représenté comme la prison des démons.
2. Ou encore, le paradis terrestre dans lequel Hénoch et Elie ont été transportés.
3. L’âme qui sort de ce monde avec le péché originel et n’ayant commis que des péchés véniels doit avoir une demeure à part. En effet, elle ne peut aller ni au ciel, puisqu’elle n’a pas la grâce; ni au limbe des Patriarches, pour la même raison; ni au limbe des enfants, puisqu’il n’y a pas là de souffrance sensible, due cependant au péché véniel; ni au purgatoire, puisqu’on n’y reste pas toujours; ni en enfer, puisque seul le péché mortel y condamne.
4. Puisque les demeures correspondent au mérite et au démérite dont il peut y avoir des degrés infinis, elles doivent donc être, elles aussi, en nombre infini.
5. Les âmes sont quelquefois punies au lieu même o elles ont péché, c’est-à-dire ici-bas, ce qui fait encore une demeure, d’autant plus que les pécheurs sont parfois punis dès cette vie et en ce monde.
6. Aux âmes en état de grâce, mais avec des fautes vénielles à expier, est assignée une demeure spéciale, le purgatoire. Aux âmes en état de péché mortel, mais ayant fait quelques bonnes oeuvres, devrait donc aussi être assignée une demeure spéciale, distincte de l’enfer.
7. De même que, avant la venue du Christ, les âmes justes attendaient leur gloire plénière dans une demeure spéciale; de même il semble qu’elles devraient dès lors et jusqu’à la résurrection attendre la gloire de leurs corps dans une demeure autre que le ciel.
Conclusion: Des demeures distinctes sont assignées aux âmes selon leurs divers états ou conditions. L’âme unie au corps est ici-bas en état de mériter; séparée du corps, elle est en état de recevoir ce qu’elle a mérité, en bien ou en mal. Si donc, après la mort, elle est en état de recevoir, d’une manière définitive, la récompense du bien qu’elle a fait, c’est le paradis; la punition du péché actuel et mortel qu’elle a commis, c’est l’enfer des damnés; la punition du seul péché originel, c’est le limbe des enfants. - S’il est un empêchement à ce caractère définitif, il peut venir ou de la personne, et c’est le purgatoire dans lequel les âmes sont retenues jusqu’à expiation des péchés commis; ou de la seule nature humaine, et c’est le limbe des Patriarches où les retenait une humanité pour laquelle le Christ n’avait pas encore souffert et expié.
Solutions : 1. « Il n’y a qu’une manière d’être bon, il y en a de multiples d’être mauvais ». On peut donc, sans contradiction, unifier la demeure où le bien est finalement récompensé et multiplier celles où le mal est puni.
2. Chaque homme peut mériter et démériter; cela ne fait donc qu’un seul état et ne suppose donc aussi qu’une seule et même demeure. Il n’en va plus de même quand il s’agit de recevoir la récompense ou la punition selon que l’on a mérité ou démérité.
3. Le péché originel peut mériter une double punition, selon qu’il tient à la personne ou seule ment à la nature humaine : deux demeures distinctes doivent donc lui correspondre.
4. L’air n’est pas le lieu où les démons reçoivent leur punition, mais celui qui semble leur convenir dans la guerre qu’ils font aux hommes. Leur vraie demeure, c’est l’enfer.
5. Le paradis terrestre se rapporte plus à la vie présente qu’à la vie future, la seule dont il est ici question.
6. C’est là une hypothèse impossible. A supposer qu’elle soit possible, il faudrait répondre que cette âme irait en enfer. Si le péché véniel est puni d’une peine temporelle en purgatoire, c’est qu’il coexiste avec la grâce. Si, au contraire, il s’ajoute à un péché mortel, qui exclut la grâce, il est puni d’une peine éternelle en enfer. Dès lors, puisque celui qui meurt avec le péché originel n’a pas la grâce, il n’est pas déraisonnable de le condamner à une punition éternelle pour les péchés véniels qu’il a commis.
7. Les divers degrés dans la récompense ou la punition ne constituent pas divers états, donc pas davantage diverses demeures.
8. Les lieux terrestres où il arrive que des âmes séparées expient leurs fautes, ne sont cependant pas le vrai lieu de leur punition; Dieu le permet pour nous instruire et nous inspirer une crainte salutaire du péché.
La punition du péché en cette vie est étrangère à la question, car elle ne, constitue pas un état spécial et laisse l’homme en état de mériter ou de démériter, tandis qu’il s’agit ici des demeures assignées aux âmes en conséquence et comme conclusion de ce premier état.
9. Le mal ne se présente jamais à l’état pur et sans mélange de bien, de la façon dont le souverain bien existe sans aucun mélange de mal. C’est pourquoi, pour atteindre la béatitude, qui est le souverain bien, il faut être purifié de tout mal, soit avant de quitter ce monde, soit après-, dans un lieu spécial qui est le purgatoire. Mais, en enfer, une saurait y avoir une absolue privation de bien. Les deux. cas sont donc dissemblables parce que les bonnes oeuvres qu’ils ont faites sur la terre peuvent valoir aux damnés un certain adoucissement de leur punition.
10. La gloire de l’âme constitue la récompense essentielle; celle du corps, qui en est comme un rejaillissement, est tout entière contenue dans l’âme comme dans son principe. Seule la privation de la première constitue donc aussi un état spécial. Le même lieu, le ciel empyrée, est donc la demeure des âmes séparées de leurs corps mortels et des âmes réunies à leurs corps glorifiés. Au contraire, les âmes des Patriarches, avant et après leur glorification, exigeaient des demeures différentes.
Trois demandes : 1. Les puissances sensibles demeurent-elles dans l’âme séparée ? - 2. Les actes de ces puissances y demeurent-elles ? - 3. L’âme séparée peut-elle souffrir d’un feu corporel ?
Objections 1. Saint Augustin le dit : «L’âme se retire du corps, emportant tout avec elle la sensibilité, l’imagination, la raison, l’intellection, l’intelligence, l’appétit concupiscible et l’appétit irascible ».
2. Saint Augustin dit encore: «Nous croyons que seul l’homme possède une âme subsistante qui, séparée du corps, continue à vivre et garde vivants ses sens et son intelligence ».
3. Les puissances de l’âme font partie de son essence, ainsi que certains l’affirment, ou, du moins, lui appartiennent comme des propriétés naturelles. Mais, dans un cas comme dans l’autre, elles en sont donc inséparables.
Un tout n’est plus entier s’il lui manque quelque partie. Mais les puissances de l’âme sont considérées comme des parties de l’âme. Si la mort lui en enlevait quelques-unes, elle ne serait donc plus entière: ce qui est inadmissible.
5. Les puissances de l’âme coopèrent au mérite plus que le corps, puisqu’elles sont des principes d’action, tandis que le corps n’est qu’un instrument. Si donc, à cause de sa coopération, le corps doit être récompensé avec l’âme, à plus forte raison les puissances sensibles, que l’âme doit donc garder.
6. Si l’âme, par sa séparation d’avec le corps, perd ses puissances sensibles, celles-ci tombent dans le néant, car, étant immatérielles, elles ne peuvent être résorbées dans une matière. Mais ce qui est annihilé ne saurait retrouver son identité individuelle. L’âme, à la résurrection, ne récupérerait donc pas les mêmes puissances sensibles. Or, ce que l’âme est au corps, les puissances le sont aux parties du corps, par exemple, la puissance visuelle aux yeux. Si ce n’est pas la même âme qui reprend le corps, l’on n’a plus le même homme; et, pour la même raison, si ce n’est pas la même puissance visuelle, on n’a plus les mêmes yeux, et de même pour les autres parties de l’organisme ce qui fait que l’homme tout entier n’est plus le même. L’âme ne peut donc perdre ses puissances sensibles.
7. Si la disparition du corps faisait disparaître les puissances sensibles de l’âme, il faudrait aussi que, lorsqu’il s’affaiblit, elles s’affaiblissent du même coup. Or, il n’en est pas ainsi « Si l’on pouvait rendre à un vieillard des yeux de jeune homme, dit Aristote, sa vue serait celle d’un jeune homme ».
Cependant: : 1. « L’homme, dit saint Augustin, est composé de cieux substances : une âme et un corps, une âme avec sa raison, un corps avec ses sens ». Or, les puissances sensitives dépendent du corps. Donc, dans l’âme séparée du corps, elles ne sont plus.
2. Aristote parlant de la séparation de l’âme d’avec le corps, s’exprime ainsi : « Il faut rechercher s’il y a, en dernière analyse, quelque chose de permanent. Ce n’est pas impossible pour certains êtres, l’âme, par exemple, sinon tout entière, du moins cette partie qui est l’entendement, car peut-être l’âme tout entière ne peut avoir cette propriété », c’est-à-dire que ses puissances sensibles ou végétatives périssent avec le corps.
3. Parlant de l’intelligence ou entendement, Aristote dit qu’elle est un autre genre d’âme « et le seul qui puisse être isolé du reste comme l’éternel du périssable. Quant aux autres parties, il est manifeste qu’elles sont inséparables du corps, à l’encontre de ce que prétendent certains philosophes », et, par conséquent, qu’elles ne subsistent plus dans l’âme séparée.
Conclusion: Cette question a reçu diverses réponses. Les uns, croyant que toutes les puissances sont dans l’âme, de la manière dont les couleurs sont dans un corps, disent que l’âme séparée du corps les emporte toutes avec elle si quelqu’une faisait défaut, l’âme serait donc changée quant à l’une de ses propriétés naturelles, qui doivent cependant demeurer invariables aussi longtemps que leur sujet lui-même demeure.
Cette manière de voir est erronée. Une puissance, c’est ce qui rend capable d’action ou de passion, et c’est le même sujet qui agit (ou pâtit) et qui en est capable; et c’est à lui qu’il faut donc que la puissance appartienne. Ce qu’Aristote exprime ainsi « Au même appartiennent puissance et action ». Or, il est évident que certaines opérations, qui ont les puissances de l’âme pour principes, ne sont pas de l’âme seule, à propre ment parler, mais du composé humain, puisqu’elles s’accomplissent au moyen du corps, par exemple, voir, entendre, etc. De ces puissances le composé humain est donc le sujet, l’âme en est le principe actif, de même que la forme est le principe des propriétés de l’être composé de matière et de forme. Certaines opérations, au contraire, sont accomplies par l’âme, indépendamment de l’organisme, par exemple, comprendre, considérer, vouloir; étant. donc propres à l’âme, il s’ensuit que les puissances d elles émanent ont l’âme non seulement pour principe, mais encore pour sujet. Dès lors, puisque sujet et propriétés de meurent ou disparaissent ensemble, il est nécessaire que l’âme séparée garde les puissances dont l’action est indépendante de l’organisme, mais qu’elle perde celles dont l’action en dépend, c’est-à-dire celles qui appartiennent à l’âme sensitive et à l’âme végétative.
C’est pour cette raison que certains philosophes ont distingué dans l’âme deux espèces de puissances sensibles : les unes sont les actes des organes, dérivent de l’âme dans le corps et disparaissent avec lui; les autres, principes originels des précédentes, sont dans l’âme par elles l’âme rend le corps sensible à la vision, à l’audition, etc., et elles demeurent dans l’âme séparée.
Mais cette distinction est imaginaire. En effet, c’est de l’âme elle-même, de son essence, et sans puissances interposées, que dérivent les puissances qui actuent les organes; de même qu’une forme quelconque, du fait que, par son essence, elle détermine une matière, est l’origine des propriétés naturelles de l’être qui résulte de leur union. D’ailleurs, entre l’âme et ces puissances interposées, il en faudrait interposer d’autres, et ainsi de suite à l’infini. Si l’on doit s’arrêter quelque part, mieux vaut s’arrêter au premier pas.
Aussi, d’autres philosophes ont proposé une autre distinction les puissances sensibles, et les autres du même ordre, demeurent dans l’âme séparée, non pas formellement, mais radicale ment, à la manière dont les effets sont contenus dans leurs causes;en d’autres termes, l’âme séparée conserve l’énergie capable de produire à nouveau ces puissances, si elle est unie au corps, sans qu’il soit nécessaire de faire de cette énergie quelque chose de surajouté à l’âme. Cette opinion semble la plus raisonnable.
Solutions : 1. Il faut entendre cette parole de saint Augustin en ce sens que l’âme emporte avec elle toutes ses puissances, mais les unes formellement, les autres radicalement.
2. Les sens que l’âme emporte avec elle, ce ne sont pas les sens extérieurs, mais les sens intérieurs qui appartiennent à l’entendement, car le mot sensus désigne aussi bien l’intelligence. Si l’on veut désigner par là les sens extérieurs, la distinction précédente (sol. 1) donne la réponse.
3. Les puissances sensibles ne se rapportent pas à l’âme comme des propriétés naturelles à leur sujet, mais comme à leur principe.
4. On dit que les puissances de l’âme en des parties potentielles. Or, un tout composé pareilles parties, un tout potentiel, a ceci caractéristique que l’énergie totale du compos existe à l’état parfait dans l’une des parties, cl à l’état imparfait dans les autres; l’énergie l’âme, par exemple, est tout entière dans puissance intellectuelle, partielle dans les autres puissances. L’âme séparée reste donc entière ne subit aucun amoindrissement, puisqu’elle conserve ses facultés intellectuelles, encore que puissances sensibles aient cessé d’exister formellement; de même que la puissance du roi n’est nullement amoindrie par la mort du ministre qui détenait une part de la puissance royale.
5. L’homme mérite par son corps comme une partie essentielle de lui-même. On n’en saurait dire autant des puissances sensibles qui sont quelque chose d’accidentel.
6. Quand on dit que les puissances sensibles actuent les organes, leur donnent leur forme essentielle, il faut entendre que c’est en tant que puissances de l’âme en qui elles sont et qui est en elles; leur fonction propre est de rendre les organes capables de leurs opérations, de même que la chaleur joue le rôle d’acte par rapport au feu, parce qu’elle le rend capable de brûler. Dès lors, le feu resterait identique à lui-même, à supposer que sa chaleur ne le restât pas; comme l’eau, froide d’abord, puis chauffée, et qui redevient froide, reste la même, quoique le froid, avant et après, ne soit pas identiquement le même. Ainsi, les organes corporels conserveront leur identité individuelle, quoique les puissances sensibles aient perdu la leur.
7. Aristote parle des puissances sensibles selon qu’elles ont leur racine dans l’âme, comme le prouve ce qu’il ajoute « On vieillit par le corps et non par l’âme ». En ce sens, le corps n’exerce aucune influence sur les puissances de l’âme, ni pour les affaiblir, ni pour les faire disparaître.
Objections : 1. Saint Augustin semble l’affirmer: « L’âme séparée du corps jouit ou souffre, selon qu’elle l’a mérité, de ces choses », à savoir, l’imagination, l’appétit concupiscible et irascible, qui sont des puissances sensibles.
2. « Ce n’est pas le corps qui éprouve la sensation, mais l’âme », dit-il encore. « Il y a cependant certaines choses que l’âme ressent par elle-même, indépendamment du corps, comme la crainte, etc. ». Elle peut donc aussi les ressentir, séparée du corps.
3. Voir des images corporelles, comme dans le rêve, appartient à l’imagination qui est une puissance sensible. Or, l’âme séparée en est capable. « Je ne vois pas, dit saint Augustin, pourquoi l’âme aurait une ressemblance de son corps, lorsque, ce corps étant étendu privé de sentiment, mais sans être mort, elle voit ce qu’une foule de personnes rendues à la vie, après avoir éprouvé cette sorte de ravissement, ont raconté qu’elles avaient vu; je ne vois pas, dis-je, pourquoi elle ne l’aurait pas, une fois que, par la mort corporelle, elle a complètement quitté son corps ». Or, on ne peut comprendre que l’âme ait une ressemblance de son corps, sinon parce qu’elle la voit.
C’est pourquoi saint Augustin venait de dire que ces personnes ravies hors de leurs Sens corporels, « ont en elles-mêmes une certaine ressemblance de leur corps, par laquelle elles peuvent être emportées vers des lieux corporels et éprouver quelque chose de semblable aux images des sens ».
4. La mémoire est une puissance sensible. Or, les âmes séparées ont le souvenir de ce qu’elles ont fait en ce monde. Abraham disait au mauvais riche : « Souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie ».
5. L’appétit concupiscible et l’appétit irascible sont des puissances sensibles. Or, c’est en eux que se trouvent les passions, joie et tristesse, amour et haine, crainte et espoir, dont la foi nous commande d’attribuer les actes aux âmes séparées.
Cependant: : 1. Ce qui exige l’union de 1’â et du corps ne saurait demeurer dans l’âme séparée. Or, toutes les opérations des puissances sensibles exigent cette union, puisque toutes exercent leur activité par l’entremise d’un organe corporel. Cette activité doit donc être refusée à l’âme séparée.
2.Aristote dit que «le corps ayant disparu, l’âme n’a plus ni souvenir ni amour ». Et il en va de même pour tous les actes des puissances sensibles.
Conclusion: Certains philosophes distinguent deux espèces d’actes des puissances sensibles : les uns, extérieurs, avec le concours de l’organisme; les autres, intérieurs, produits par l’âme elle-même et dont, à la différence des précédents, elle demeure capable, même à l’état séparé. Cette opinion semble avoir sa source chez Platon, d’après lequel l’âme est unie au corps comme une substance parfaite en elle-même et totale ment indépendante de lui, sinon pour le mouvoir, comme le prouve sa théorie de la transmigration des âmes ou métempsycose. D’autre part, comme il n’admettait pas que rien pût mouvoir à moins d’être mû, et comme, pour éviter d’aller à l’infini, le premier moteur doit se mouvoir lui-même, il concluait que l’âme se meut elle-même. Il y aurait donc en elle un double mouvement: l’un qu’elle se donne à elle-même, l’autre qu’elle imprime au corps. Ainsi, l’acte de voir est premièrement dans l’âme elle-même, secondairement dans l’organe visuel.
Aristote a réfuté cette opinion et démontré que l’âme ne se meut pas elle-même; de plus, que les mouvements, voir, sentir, etc. ne sont nulle ment en elle, mais dans le composé humain. Il faut donc conclure que les actes des puissances sensibles ne demeurent pas dans l’âme séparée, sinon comme dans leur principe éloigné.
Solutions: 1. Certains auteurs prétendent que l’ouvrage d’où est tiré cette objection n’est pas de saint Augustin, mais d’un moine cistercien qui l’a composé avec des textes du saint Docteur, non sans y mêler du sien. Ce livre ne ferait donc pas autorité.
S’il en était autrement, il faudrait distinguer la joie et la douleur ne sont pas provoquées dans l’âme séparée par des actes de l’imagination ou de toute autre puissance sensible que l’âme produirait dans cet état; mais par les actes de ces puissances qu’elle a produits dans l’état d’union avec le corps. En d’autres termes, il ne s’agit pas, pour l’âme séparée, d’actes sensibles présents, mais passés.
2. Quand on dit que l’âme sent au moyen du corps, ce n’est pas que cet acte soit de l’âme elle-même, mais du composé auquel elle donne le pouvoir de sentir; c’est ainsi que l’on dit que la chaleur chauffe.
Quand saint Augustin ajoute que l’âme éprouve certaines sensations sans corps, il faut entendre sans l’action d’un corps extérieur, comme il en faut une pour l’exercice des sens propres; car la crainte et les autres passions sont toujours accompagnées au moins d’un mouvement organique intérieur. - On pourrait encore répondre que saint Augustin suit ici l’opinion platonicienne.
3. Dans ce livre tout entier, ou presque, saint Augustin enquête plutôt qu’il n’affirme. - En effet, il est clair que la condition de l’âme pendant le sommeil est autre que celle de l’âme séparée. Dans le premier état, elle use de l’organe de l’imagination, gardienne des images sensibles, ce qui, dans le second, est impossible.
On peut répondre encore que les ressemblances des choses se trouvent dans la sensation, dans l’imagination et aussi dans l’intelligence, quoiqu’à des degrés différents d’abstraction de la matière et des conditions matérielles. La comparaison de saint Augustin est donc juste en ceci : de même que l’âme, dans le rêve ou le ravissement, possède les ressemblances des choses extérieures à l’état d’images, l’âme séparée les possède à l’état d’idées, mais pas autrement.
4. Le mot mémoire peut désigner deux choses: une puissance de la sensibilité, selon qu’elle a pour objet le temps passé. Cette mémoire fait défaut à l’âme séparée; C’est en ce sens qu’Aristote dit : « Le corps disparu, l’âme n’a plus le sou venir». Il peut désigner encore « une partie de l’image » de la Trinité dans l’âme, et dans la partie intellectuelle de l’âme; car elle fait abs traction de toute différence de temps et a pour objet le présent et le futur aussi bien que le passé. Cette mémoire persiste dans l’âme séparée.
5. Si par l’amour, la joie, la tristesse, etc. on entend des passions de la sensibilité, elles ne sont pas dans l’âme séparée, puisque, par définition, elles supposent un mouvement du coeur et de l’organisme. Si l’on entend des actes de la volonté, faculté intellectuelle, elles sont dans l’âme séparée; c’est ainsi que le plaisir qui, en un sens, est une passion de la sensibilité, comporte un autre sens suivant lequel Aristote l’attribue à Dieu qui, dit-il, « jouit toujours d’un plaisir unique et simple ».
Objections: 1. Saint Augustin semble dire que c’est impossible. (Qu. Disp., de Anima, art. 6, ad 7; art. 2) « Les choses par lesquelles sont affectées, en bien ou en mal, les âmes sorties corps, ne sont pas corporelles, mais ressemblent seulement à des choses corporelles ».
2. L’être qui agit sur un autre lui est toujours supérieur. Or, aucun être corporel ne peut être supérieur à l’âme séparée, donc agir sur elle.
3. Action et passion exigent une matière commune à l’agent et au patient. Or il n’y en a pas pour l’âme séparée qui est esprit et un feu corporel. C’est pourquoi il ne peut y avoir non plus de transformation réciproque.
4. Si le feu corporel pouvait agir sur l’âme séparée, celle-ci en recevrait donc quelque chose, qui serait donc spirituel comme elle-même, et donc une perfection, au lieu d’une punition.
5. L’âme ne peut pas davantage « être punie par le feu, du fait qu’elle le voit », comme semble le dire saint Grégoire. Car cette vision, en l’absence de tout organe, ne peut être qu’intellectuelle, et donc agréable, puisque, comme le dit Aristote, « il n’y pas de tristesse contraire au plaisir de la connaissance ».
6. L’âme ne peut souffrir non plus d’être retenue dans le feu comme elle l’est ici-bas dans son corps, car elle ne lui est pas unie, comme elle l’est à son corps, pour faire avec lui un seul être composé de forme et de matière.
7. Toute action corporelle suppose un contact, qui n’est possible qu’entre deux corps dont les surfaces peuvent s’unir, mais qui est impossible ici
8. Un être corporel ne peut agir à distance qu’en agissant sur les intermédiaires. Or, on ne voit pas comment le feu de l’enfer aurait une telle puissance, ni surtout qu’il l’exerce de fait, sur les âmes et sur les démons qui ne sont pas toujours dans l’enfer, et dont cependant la peine doit être ininterrompue, comme l’est aussi le bonheur des élus.
Cependant: : 1. La condition des âmes séparées est identique à celle des démons par rapport à un feu matériel. Or, telle est la punition des démons, puisqu’ils souffrent du même feu dans lequel seront précipités les corps des damnés après la résurrection, et qui sera donc un feu corporel. « Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé au démon et à ses anges ». Les âmes séparées peuvent donc souffrir d’un feu corporel.
2. La punition doit correspondre à la faute. Or, l’âme s’est faite l’esclave du corps en cédant à ses convoitises coupables. Il est donc juste qu’elle devienne comme le souffre-douleur d’une créature matérielle.
3. L’union de la forme avec la matière est plus intime, donc plus difficile à réaliser, que celle de l’agent avec le patient. Or, la première est réalisée dans l’union de l’âme avec le corps. Donc, à plus forte raison, la seconde peut l’être, de l’âme avec un feu corporel qui agit sur elle pour la faire souffrir.
Conclusion: Si l’on admet que le feu de l’enfer n’est ni un feu métaphorique ni un feu imaginaire, mais un feu réel et corporel, il faut affirmer que l’âme en souffrira, puisque le Christ dit « qu’il a été préparé au démon et à ses anges, » dont la nature est spirituelle comme celle de l’âme elle-même. Mais les opinions sont divisées sur la manière dont l’âme peut en souffrir
Certains ont prétendu que, pour l’âme, voir le feu, c’est souffrir du feu. « Du seul fait qu’elle le voit, dit saint Grégoire, l’âme en souffre ».
Mais cette explication semble insuffisante En effet, une chose vue, par cela seul qu’Elie est vue, est une perfection de celui qui la voit. Ce n’est donc pas ainsi qu’Elie peut faire souffrir, mais seulement si ce qui est vu apparaît en même temps comme nuisible. Il faut donc que l’âme non seulement voie le feu, mais encore voie en lui une cause de souffrance.
D’autres ont donc pensé que si l’âme ne peut être brûlée par un feu corporel, elle le voit cependant, et le voit comme un supplice, ce qui suffit à lui causer crainte et douleur, réalisant ainsi cette parole des Livres Saints : « Ils ont tremblé là où il n’y avait pas à trembler ». Ce que saint Grégoire exprime en ces termes : « L’âme se voit brûler et elle brûle » pas du feu en réalité, mais seulement en apparence. Sans doute, on peut éprouver de réels sentiments de crainte ou de douleur pour un motif purement imaginaire, comme le dit saint Augustin; cependant, on ne pourrait pas dire, s’il en était ainsi, que la souffrance de l’âme vient de la réalité même, mais seulement de l’idée qu’elle s’en fait. - De plus, cette souffrance s’éloignerait plus encore de la réalité qu’une souffrance imaginaire, car celle-ci est causée par des images représentant des choses réelles, tandis que celle-là serait causée par de fausses idées fabriquées par l’âme elle-même. - Enfin, il n’est guère probable que les âmes séparées ou les démons, à qui la perspicacité ne fait nullement défaut, puissent croire à la nocivité d’un feu dont ils n’éprouve raient jamais les effets.
Une nouvelle opinion admet donc que l’âme peut souffrir en réalité d’un feu corporel. « Nous pouvons conclure des récits évangéliques, dit saint Grégoire, que 1’âme souffre du feu non seule ment en le voyant, mais en l’éprouvant ». Mais voici l’explication qu’on en donne. Le feu corporel de l’enfer peut être considéré à un double point de vue : comme une chose corporelle quel conque, et ainsi il est incapable d’agir sur l’âme; comme instrument de la justice divine qui exige et c’est dans l’ordre, que l’âme qui, par le péché, s’est faite l’esclave des choses corporelles pour jouir, le soit aussi pour être punie. D’autre part, l’instrument agit non seulement par sa vertu propre, mais encore par la vertu de celui qui l’emploie. II n’est donc pas déraisonnable d’admettre que ce feu vengeur, servant d’instrument à un être spirituel, puisse agir sur des esprits, comme l’âme et le démon. C’est ainsi que s’explique la sanctification de l’âme par les sacrements.
Cette opinion prête encore à la critique. En effet, un instrument n’agit pas seulement par la vertu que lui communique l’agent principal, mais encore par sa vertu propre et naturelle; bien plus, c’est l’usage de celle-ci qui permet à la première de s’exercer : c’est parce que l’eau du baptême lave le corps qu’elle peut sanctifier l’âme, c’est parce que la scie coupe le bois qu’elle peut concourir à la bâtisse. Il est donc nécessaire d’assigner au feu une action sur l’âme, qui soit en rapport avec sa nature corporelle, pour qu’on puisse en faire l’instrument de la justice divine sur l’âme pécheresse.
Il faut donc dire qu’une certaine union est la condition nécessaire pour qu’un corps puisse naturellement agir sur un esprit, en bien ou en mal, suivant qu’il est écrit : « Le corps, sujet à la Corruption, appesantit l’âme ». Or, un esprit peut être uni à un corps de deux manières. 1° Comme la forme l’est à la matière, de façon à ne faire qu’un seul et même être composé des deux. C’est ainsi que l’âme est unie au corps, lui donne la vie, mais aussi en porte le poids; mais ce n’est pas ainsi que l’âme ou le démon sont unis au feu. - 2° Comme l’être qui en meut un autre est uni à cet autre, ou comme l’être qui est dans un lieu est uni à ce lieu, selon le mode dont les êtres incorporels sont dans un lieu, ce qui signifie que, pour eux, être renfermés dans un lieu, c’est être dans celui-là et pas dans un autre. Cependant, si un corps a, par sa nature, le pouvoir de déterminer un lieu à un esprit, il n’a pas le pouvoir de l’y retenir, de telle sorte que cet esprit y soit comme attaché, sans possibilité d’aller ailleurs; car une pareille sujétion est étrangère à la nature d’un être spirituel. Mais, la justice divine vengeresse donne au feu corporel qui lui sert d’instrument ce pouvoir de détention; il devient par là le châtiment de l’âme, lui inter disant l’exercice de sa volonté, l’empêchant d’agir où elle veut et comme elle veut.
saint Grégoire parle du feu de l’enfer en termes analogues : « Dès lors que la Vérité déclare le mauvais riche condamné au feu, quel homme sage pourrait nier que le feu est la prison des réprouvés ? » - Julien, évêque de Tolède, dit de même : « Si l’âme qui est spirituelle est détenue dans le corps pendant la vie, pourquoi, après la mort, ne serait-elle pas détenue dans un feu corporel ? » Et saint Augustin dit aussi que, de même que, dans l’homme, l’âme est unie à un corps, malgré leur différence de nature, et en conçoit’ pour lui un violent amour, de même, unie au feu, comme la victime à son bourreau, elle en conçoit une indicible horreur.
Pour l’intelligence complète de la manière dont l’âme peut souffrir d’un feu corporel, il faut donc réunir toutes les opinions précédentes et dire que, par sa nature même, le feu peut servir de lieu à un être incorporel; comme instrument de la justice divine, non seulement il lui est uni, mais il le retient captif; et, par là, en toute vérité, il est pour lui une cause de souffrance, et cet esprit, voyant dans le feu la cause de sa souffrance, est tourmenté par le feu. Saint Grégoire a exposé, l’un après l’autre, les divers éléments de cette réponse, comme on a pu le voir au cours de l’article.
Solutions 1. Ce texte de saint Augustin n’est pas une réponse définitive; celle-ci a été donnée par lui dans la Cité de Dieu, et nous l’avons citée vers la fin de l’article.
Ou bien saint Augustin veut dire que la cause prochaine de douleur ou d’affliction pour l’âme est spirituelle : elle souffre par la connaissance qu’elle a du feu comme cause de sa souffrance; tandis que le feu corporel en lui-même n’en est que la cause éloignée.
2. Quoique, par nature, l’âme soit supérieure au feu, celui-ci, comme instrument de la justice divine, est supérieur à l’âme.
3. Aristote et Boèce parlent de l’action par laquelle un être en rend un autre semblable à lui-même. Or telle n’est pas l’action du feu sur l’âme. L’objection ne porte donc pas.
4. Le feu n’exerce sur l’âme pas influence que de la retenir captive.
5. La vision intellectuelle ne comporte aucune souffrance du fait que quelque chose est vu, car, à ce point de vue précis, il ne peut y avoir de contrariété entre l’objet et la faculté. Dans la vision sensible, il peut y avoir contrariété indirectement, s’il arrive que l’objet, par l’action qu’il exerce pour être vu, blesse l’organe visuel. Cependant, la vision intellectuelle elle-même peut être une cause de souffrance, si ce que l’on voit est appréhendé comme un mal, non pas par le seul fait d’être vu, mais pour tout autre motif. C’est ainsi que la vision du feu fait souffrir l’âme.
6. La similitude des deux unions n’est pas absolue, mais seulement relative, ainsi qu’on l’a expliqué.
7. Entre une âme et un corps il n’y a pas un contact corporel, mais seulement un certain con tact spirituel, le même qui existe entre le ciel et l’être spirituel qui en est le moteur, et qu’Aristote compare à la relation entre deux personnes dont « l’une seulement contriste l’autre et l’atteint», sans être atteinte elle-même. Ce contact est suffisant pour agir sur un être.
8. Les esprits condamnés à l’enfer n’en sortent jamais sans que Dieu le permette pour instruire ou exercer les élus. Où qu’ils soient, ils voient toujours le feu de l’enfer comme le châtiment qui leur est destiné, et, puisque cette vue est la cause de leur souffrance, celle-ci est donc continuelle et causée par ce feu, de même que des prisonniers, même hors de leur prison, souffrent en quelque sorte de la prison à laquelle ils sont condamnés. Dès lors, si la gloire des élus ne subit aucune diminution, ni quant à la récompense essentielle, ni quant à la récompense accidentelle, lorsqu’ils sont hors du ciel empyrée, qui constitue une certaine portion de leur gloire, la peine des damnés n’est pas non plus diminuée lorsque la Providence leur permet de sortir momentané ment de l’enfer. C’est ce que dit la Glose : « Partout où se trouve le démon, dans l’air ou sous terre, il porte avec lui le supplice de ses flammes ». L’objection suppose que le feu agit directement sur l’âme comme il agirait sur un corps.
Deux demandes - 1. Les âmes qui sortent de ce monde avec le seul péché originel doivent-elles subir la peine du sens ? - 2. Eprouvent-elles une souffrance intérieure, d’ordre spirituel ?
Objections: 1. Saint Augustin semble l’affirmer: « Tiens fermement et ne doute nullement que les enfants morts sans baptême seront punis d’un éternel supplice ». Le mot « supplice » désigne bien la peine du sens.
2. Une faute plus grave mérite une peine plus grande. Or, le péché originel est plus grave que le péché véniel : il contient plus d’aversion de Dieu, puisqu’il prive de la grâce et qu’il est puni d’une peine éternelle, tandis que le péché véniel, compatible avec la grâce, n’est puni que d’une peine temporelle. Donc, si le péché véniel mérite la peine du sens, à plus forte raison le péché originel la mérite-t-il.
3. Dans l’autre monde le péché est puni plus sévèrement qu’en cette vie où s’exerce la miséricorde divine. Or nous voyons le péché originel puni en cette vie et sans injustice, par des peines sensibles, comme cela arrive aux enfants. Donc, à plus forte raison, le sera-t-il dans l’autre vie.
4. Les deux éléments du péché actuel se retrouvent dans le péché originel s l’aversion de Dieu correspond la privation de la justice originelle, à la conversion vers les biens créés correspond la concupiscence. Or, ce second élé ment est puni par la peine du sens, quand il s’agit du péché actuel. Donc il doit en être de même pour le péché originel.
5. Après la résurrection, les corps des enfants seront passibles ou impassibles. Si on les suppose impassibles, ce ne peut être qu’en vertu de la qualité spéciale qui rend tels les corps des bien heureux, ou en raison de la justice originelle, comme dans l’état d’innocence. Dès lors, ou bien les corps des enfants seront doués de l’impassibilité et seront donc glorieux, et il n’y aura aucune différence entre baptisés et non-baptisés, ce qui est hérétique; ou purifiés du péché d’origine, ils ne seront pas punis pour ce péché, ce qui est également hérétique. - Si on les suppose passibles : puisque tout être passible subit nécessairement l’action favorable ou défavorable, des êtres actifs qui sont en rapport avec lui, la peine du sens ne leur sera donc pas épargnée.
Cependant: : 1. Saint Augustin dit que la peine à laquelle sont condamnés les enfants pour le seul péché originel « est la plus légère de toutes ». Or, il n’en serait pas ainsi s’ils subissaient la peine du sens, c’est-à-dire le feu de l’enfer, qui est, au contraire, la plus terrible.
2. L’acuité de la peine du sens correspond au plaisir de la faute, comme il est dit dans l’Apocalypse : « Autant elle s’est glorifiée et plongée dans le luxe, autant... etc. ». Or, le péché originel ne comporte aucune opération, donc aucun plaisir, puisque celui-ci dépend de celle-là. Le péché originel ne mérite donc pas la peine du sens.
Conclusion: La peine doit être proportionnée à la faute, selon la parole d’Isaïe : « Avec mesure, vous l’exilez, vous la châtiez ». Or, le défaut héréditaire, qui porte le nom mérité de faute originelle, ne consiste pas dans la soustraction ou corruption d’un bien essentiel à la nature humaine, mais d’un bien additionnel; de plus, cette faute n’est imputable à une personne que parce qu’elle possède la nature humaine privée de ce bien dont elle avait été gratifiée dès l’origine et qu’elle pouvait conserver. Cette personne ne mérite donc pas d’autre punition que la privation de la fin que le bien perdu était destiné à atteindre et qui dépasse la nature humaine laissée à ses seules forces, c’est-à-dire, la vision de Dieu. Ainsi donc, ne pas voir Dieu est la punition spécifique et unique du péché originel dans l’autre vie. En effet, si une autre punition, la peine du sens, était alors infligée pour le péché originel, on serait puni pour une faute que l’on n’a pas commise, puisque la peine du sens correspond à quelque chose de personnel et atteint la personne Comme telle. Dès lors, puisque la personne n’a pas agi pour commettre le péché originel, elle ne doit pas pâtir en punition de ce péché, mais seulement être privée d’une fin qui dépasse la nature laissée à elle-même. Quant aux autres perfections et qualités purement naturelles, elles demeurent entières chez ceux qui subissent la peine du dam pour le seul péché originel.
Solutions 1. Dans le texte allégué, le mot « supplice » ne désigne pas la peine du sens, mais seulement la peine du dam, ou privation de la vision de Dieu; de même que, dans l’Ecriture, le mot « feu » désigne souvent toute espèce de peine.
2. Le péché originel est le moindre de tous, parce qu’il est le moins volontaire; en effet, il ne l’est pas par la volonté personnelle d’un chacun, mais par celle du premier père de toute la race humaine. Au contraire, le péché actuel, même véniel, vient de la volonté de celui en qui il est. Le péché originel doit donc être puni moins sévère ment que le péché véniel. Le fait que le péché originel est incompatible avec la grâce rie prouve rien, La privation de la grâce est une peine et non une faute, à moins qu’elle ne soit volontaire. La même conclusion demeure : moindre volonté, moindre faute.
Le fait que le péché véniel est seulement puni d’une peine temporelle n’est pas plus concluant, car c’est accidentel c’est parce que celui qui meurt en état de péché véniel meurt aussi en état de grâce que sa punition a un terme. Si, par impossible, le péché véniel existait sans la grâce, la punition serait éternelle.
3. La peine du sens n’est pas absolument la même avant et après la mort. En cette vie, elle est causée par les agents naturels, et vient, soit de l’intérieur, comme la fièvre, etc., soit de l’extérieur, comme une brûlure, etc. Au contraire, en l’autre vie, aucune activité naturelle ne s’exerce plus spontanément mais sous l’influence de la justice divine, soit pour agir sur l’âme séparée que le feu, par sa seule vertu naturelle, ne saurait atteindre, soit sur le corps lui-même après la résurrection : car alors toute activité naturelle aura cessé en même temps que le mouvement du premier mobile qui est la cause de tous les mouvements et changements corporels.
4. La douleur sensible correspond au plaisir sensible que recherche le péché actuel en se tournant vers les biens créés, plaisir qui n’existe pas dans la concupiscence habituelle que comporte le péché originel.
5. Les corps des enfants ne devront pas leur impassibilité à un défaut de passibilité qui leur soit inhérente, mais au défaut de toute action venue du dehors; car, après la résurrection, les corps n’exerceront plus, les uns sur les autres, d’activité surtout si elle est nuisible, en vertu de leur propre nature, mais seulement comme instrument de la vengeance divine qui n’aura pas à sévir contre les enfants. Quant aux corps des élus, la passibilité interne elle-même leur fera défaut, ce qui leur conférera l’impassibilité qui est une qualité des corps glorieux et à laquelle les corps des enfants ne sauraient prétendre.
Objections : 1. Saint Chrysostome semble l’insinuer quand il dit que, chez les damnés, la privation de Dieu est plus cruelle que la morsure du feu. Les enfants souffrent donc, eux aussi, de cette privation.
2. Ne pas avoir ce qu’on voudrait avoir ne va pas sans souffrance. Or, les enfants voudraient voir Dieu, autrement leur volonté serait perverse, et ils ne le peuvent pas.
3. Dire qu’ils ne souffrent pas, parce qu’ils savent que cette privation n’est pas une punition, ne résout pas la difficulté. En effet, être innocent augmente plutôt la souffrance; être atteint par erreur dans son corps ou dans ses biens n’empêche pas d’en souffrir autant et plus.
4. Le démérite d’Adam est pour les non- baptisés ce qu’est le mérite du Christ pour les baptisés, c’est-à-dire une cause de souffrance d’avoir perdu la vie éternelle, au lieu d’être une cause de joie de l’avoir obtenue.
5. Etre séparé d’un être aimé, c’est souffrir. Or, les enfants ont une connaissance naturelle de Dieu qu’ils aiment par conséquent d’un amour naturel. Comment pourraient-ils ne pas souffrir d’être séparés de lui pour toujours ?
Cependant: : 1. Cette souffrance aurait pour cause la faute ou la peine. Si c’était la faute, comme celle-ci est alors irrémédiable, elle causerait le désespoir, le ver rongeur des damnés, mais la souffrance qui en résulterait serait loin d’être « la plus légère de toutes ». - Si c’était la peine, qui leur est infligée par la justice de Dieu, cela supposerait une révolte contre cette justice et une volonté perverse, ce qui n’est admis par personne. L’âme des enfants n’éprouve donc aucune souffrance extérieure.
2. La droite raison n’admet pas que l’on soit troublé par l’inévitable; d’où Sénèque conclut à la sérénité du sage. Or, la droite raison, chez les enfants, n’est déviée par aucun péché actuel. La peine qu’ils éprouvent, et qu’il n’était pas en leur pouvoir d’éviter, ne leur cause donc aucun trouble intérieur.
Conclusion: Trois opinions à ce sujet. La première explique cette absence de souffrance par un manque de lumière, grâce auquel les enfants ignorent la perte qu’ils ont faite. - Mais il paraît peu probable que l’âme délivrée du fardeau corporel ignore les choses accessibles à la raison, sans parler de beaucoup d’autres.
Une seconde opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de tout ce qui peut être connu naturellement ils connaissent Dieu, savent qu’ils sont privés de le voir et en conçoivent une certaine douleur, mais mitigée du fait que la faute qu’ils expient ainsi ne vient pas de leur propre volonté. - Mais, ici encore, il paraît peu probable que la perte d’un si grand bien, surtout une perte sans espoir, ne cause qu’une souffrance médiocre, une souffrance qui soit « la plus légère de toutes ». - De plus, la même raison vaut pour l’absence de souffrance sensible et pour l’absence de souffrance spirituelle.
C’est toujours la jouissance illégitime qui mérite de souffrir, et le péché originel n’en comporte pas : il est donc exempt de toute souffrance.
La troisième opinion admet donc que les enfants ont une parfaite connaissance de tout ce qui peut être connu naturellement, ils se savent privés de la vie éternelle et en savent la raison, et, cependant, ils n’en éprouvent aucune souffrance. C’est ce qu’il faut expliquer.
L’absence d’une perfection qui le dépasse n’afflige pas celui dont la raison est droite, par exemple, d’être impuissant à voler comme l’oiseau, de n’être ni roi ni empereur puisqu’il n y a aucun droit, mais il devrait s affliger d’être prive d un bien qui lui est proportionné et auquel il est apte. Je dis donc que tous les hommes ayant l’usage de leur libre arbitre sont capables d’obtenir la vie éternelle, puisqu’ils peuvent se préparer à la grâce qui en est le moyen. Dès lors, s’ils y manquent, ils concevront une souveraine douleur d’avoir perdu ce qu’ils pouvaient posséder. Or, cette capacité a toujours fait défaut aux enfants : la vie éternelle ne leur était point due de par leur nature dont elle dépasse totalement les exigences, et, par ailleurs, ils ne pouvaient faire aucun acte personnel, méritoire d’un si grand bien. Donc, ils ne s’affligent en aucune façon de ne pas voir Dieu, et, d’autre part, ils se réjouissent d’avoir une large part au bien dont Dieu est la source et de posséder tous les dons naturels qu’ils tiennent de lui.
On ne peut pas non plus leur attribuer une capacité d’obtenir la vie éternelle sinon par leur action personnelle, du moins par une action étrangère; on ne peut pas dire qu’ils auraient pu être baptisés, comme beaucoup d’autres l’ont été, et qui jouissent ainsi de la vue de Dieu Car, être récompensé pour une action qui n’est pas personnelle est l’effet d’une grâce toute particulière, que les enfants ne s’attristent pas plus de n’avoir pas reçue qu’un homme sage ne s’attriste de n’avoir pas reçu bien des grâces accordées par Dieu à d’autres hommes.
Solutions : 1. Les enfants n’ayant pas eu l’usage de leur libre arbitre ni l’aptitude à la vie éternelle sont donc dans une tout autre condition que ceux qui les ont eus, et qui sont damnés pour des péchés actuels.
2. Quoique la volonté puisse avoir pour objet le possible et l’impossible, cependant, celui dont la volonté n’est ni une simple velléité, ni désordonnée, ne se propose rien que ce à quoi il peut prétendre. S’il ne l’atteint pas, il en souffre; mais il ne souffre pas de ne pas atteindre l’impossible:
car la volonté dont il le veut est plutôt une velléité, c’est-à-dire une volonté non pas absolue, mais hypothétique : si c’était possible.
3. Tout homme peut prétendre à la propriété de ses biens, à l’usage de ses membres. Rien donc d’étonnant s’il souffre de ce qui l’atteint dans les uns ou les autres, quelle qu’en soit la cause, sa propre faute ou celle d’autrui. L’argument ne porte donc pas.
4. Le don du Christ surpasse le péché d’Adam, Il n’est donc pas nécessaire que la proportion soit égale entre la souffrance des non-baptisés et le bonheur des baptisés.
5. Quoique les enfants morts sans baptême ne soient pas unis à Dieu dans la gloire, ils ne sont point totalement séparés de lui. Au contraire, ils lui sont unis par tous les biens naturels qu’ils tiennent de lui et ainsi il peut être leur joie par la connaissance naturelle qu’ils ont de Dieu et l’amour naturel qu’ils éprouvent pour Dieu.
Huit demandes 1. Y a-t-il un purgatoire après cette vie ? - 2. Est-ce dans le même lieu que les âmes sont purifiées et les damnés punis ? - 3. Les souffrances du purgatoire surpassent- elles toutes les souffrances d’ici-bas ? - 4. Sont- elles volontaires ? - 5. Les âmes du purgatoire sont-elles tourmentées par les démons ? - 6. Le péché véniel, comme péché, est-il expié par les souffrances du purgatoire ? - 7. Les flammes du purgatoire libèrent-elles de la peine due au péché ? - 8. Les âmes du purgatoire sont-elles délivrées plus vite les unes que les autres ?
Objections 1. L’Apocalypse semble le nier : « Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur! Dès maintenant, dit l’Esprit, qu se reposent de leurs travaux ». Ceux qui meurent dans le Seigneur n’ont donc pas à subir un travail de purification après cette vie; pas davantage ceux qui ne meurent pas dans le Seigneur, puisqu’il n’y a pas, pour eux, de purification possible.
2. Le rapport est le même entre la charité et la récompense éternelle, le péché mortel et le supplice éternel. Or, ceux qui meurent en état de péché mortel vont immédiatement au supplice éternel. Donc ceux qui meurent en état de grâce vont tout droit au ciel.
3. Dieu, qui est souverainement miséricordieux, est plus prompt à récompenser le bien qu’à punir le mal, Or, de même que ceux qui sont en état de grâce peuvent avoir commis certains péchés qui ne méritent pas la peine éternelle, de même ceux qui sont en état de péché mortel peuvent avoir fait quelque bien qui ne mérite pas la récompense éternelle. Dès lors, puisque ce bien n’est pas récompensé dans l’autre vie, ces péchés ne doivent pas être punis non plus.
Cependant: 1. Il est écrit au livre des Macchabées : « C’est une saint e et salutaire pensée que de prier pour les défunts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés ». Or, ceux qui sont en paradis n’ont pas besoin de prières, puisqu’ils ne manquent de rien; ceux qui sont en enfer n’en ont que faire, puisqu’ils ne peuvent être délivrés de leurs péchés. Il y a donc, dans l’autre monde, des âmes que retiennent encore leurs péchés, mais qui peuvent en être délivrées. Ce sont des âmes qui ont la charité, sans laquelle le péché est irrémissible : « L’amour couvre toutes les fautes », Elles ne seront donc pas condamnées à la mort éternelle : « Quiconque vit et croit en moi ne mourra point pour toujours ». Mais elles ne peuvent parvenir à la gloire que purifiées, car rien d’impur ne saurait y être admis. Donc il y a une purification posthume.
2. Même affirmation chez saint Grégoire de Nysse : « Celui qui est dans l’amitié du Christ, et qui n’a pas achevé de se purifier de ses péchés en ce monde, en sera purifié, au sortir de cette vie, dans les flammes du purgatoire. »
Conclusion: Des principes déjà exposés il est facile de conclure à l’existence du purgatoire. S’il est vrai que la contrition efface la faute, mais ne remet pas totalement la peine due au péché; s’il est vrai que les péchés mortels peuvent être pardonnés sans que les péchés véniels le soient toujours en même temps; s’il est vrai que la justice de Dieu exige qu’une peine proportionnée rétablisse l’ordre bouleversé par le péché: il faut conclure que celui qui meurt,contrit et absous de ses péchés, mais sans avoir pleinement satisfait pour eux, doit être puni dans l’autre vie.
Nier le purgatoire, c’est donc blasphémer contre la justice divine. C’est donc une erreur, et une erreur contre la foi. C’est pourquoi saint Grégoire de Nysse ajoutait aux paroles citées plus haut : « Nous l’affirmons comme une vérité dogmatique et nous le croyons ».
L’Église universelle manifeste sa foi par « les prières qu’elle fait pour les défunts afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés », ce qui ne peut s’entendre que des âmes du purgatoire. Or, résister à l’autorité de 1’Église, c’est être hérétique.
Solutions : 1. Il est ici question du travail par lequel on mérite et non de celui par lequel on se purifie.
2. Il n’est pas nécessaire « au mal » de l’être totalement « tout manque partiel de bien suffit à le causer »; au contraire, « le bien ne peut être que s’il l’est uniquement et parfaitement », selon les principes posés par Denys. Un défaut quel conque empêche donc le bien d’être parfait; mais la présence d’un certain bien n’empêche pas le mal d’être parfait, puisque, au contraire, c’est la condition même de son existence. Dès lors, le péché véniel empêche celui qui est en état de grâce d’atteindre le bien parfait, la vie éternelle, aussi longtemps qu’il n’en est pas purifié. Par contre, un certain bien coexistant avec le péché morte] n’empêche pas celui-ci d’entraîner immédiate ment au mal suprême.
3. Celui qui tombe dans le péché mortel frappe de mort toutes ses bonnes oeuvres antérieures, comme aussi sont mortes toutes celles qu’il fait en cet état, parce que, en offensant Dieu, il mérite de perdre tous les biens qu’il tient de Dieu. Celui donc qui meurt en état de péché mortel n’a droit à aucune récompense; celui qui meurt en état de grâce peut avoir à subir une peine, car la charité ne détruit pas tout le mal qui se trouve dans l’âme, mais seulement le mal qui lui est incompatible.
Objections : 1. La peine des damnés est éternelle, puisqu’ « ils iront au feu éternel »; le feu du purgatoire ne dure qu’un temps. Ce n’est donc ni le même feu ni le même lieu.
2. Même conclusion négative, du fait que le Supplice de l’enfer reçoit différents noms dans l’Ecriture, par exemple, « le feu, le soufre, le vent des tempêtes, etc. », tandis que celui du purgatoire, c’est uniquement le feu.
3. Hugues de saint Victor dit : « Il est probable que les âmes expient aux mêmes lieux où elles ont péché ». Saint Grégoire raconte que Germain, évêque de Capoue, rencontra dans les thermes l’âme d’un certain Paschasius qui faisait là son purgatoire.
Cependant: : 1. «Ainsi que dans le même feu, dit saint Grégoire, l’or brille et la paille fume, ainsi par le même feu le pécheur est brûlé et l’élu purifié ». Le purgatoire et l’enfer ont donc même feu et même lieu.
2. Les âmes des Patriarches, avant la venue du Christ, occupaient un lieu plus digne que le purgatoire, puisque la peine du sens n’y existait pas. Cependant, ce lieu était le même que l’enfer, ou tout proche; autrement, quand le Christ alla les visiter, on ne dirait pas qu’il descendit « aux enfers ». Donc, à plus forte raison, en est de même pour le purgatoire.
Conclusion: L’Ecriture ne dit pas où est situé le purgatoire, et, sur ce point, la raison est dépourvue d’arguments décisifs Il semble pourtant probable, et mieux d’accord avec les déclarations des Pères et de nombreuses révélations, que le lieu du purgatoire est double. 50 Selon la loi commune, c’est un lieu inférieur, contigu à l’enfer, de telle sorte que le même feu tourmente les damnés et purifie les justes; mais situé au-dessus de lui, comme la condition morale des uns et des autres semble l’exiger. - 2° Par une disposition particulière de la Providence, certains défunts font leur purgatoire ici ou là, soit pour instruire les vivants, soit pour les apitoyer par la vue de leurs souffrances et en obtenir l’adoucissement au moyen des suffrages de l’Église.
Certains auteurs prétendent que c’est la loi commune que le lieu du péché soit aussi celui du purgatoire. - Mais cette opinion manque de probabilité, car il se peut que l’on soit puni en même temps pour des péchés commis en des lieux différents.
D’autres prétendent que, selon la loi commune, le purgatoire est situé au-dessus de nous et correspond ainsi à l’état de ces âmes qui sont à mi-chemin entre la terre et le ciel. - Mais cet argument ne prouve rien. Car elles ne sont pas punies pour ce qu’il y a en elles de supérieur, mais pour ce qu’il y a d’inférieur, c’est-à-dire le péché.
Solutions 1. Le feu du purgatoire est éternel quant à sa substance; mais l’action purificatrice qu’il opère ne dure qu’un temps.
2. Les peines de l’enfer sont destinées à faire souffrir on leur donne donc les noms de toutes les choses qui nous font souffrir; celles du purgatoire ont pour but principal d’effacer les restes du péché : on leur donne donc le seul nom de feu, parce que le feu purifie et consume.
3. Il ne s’agit pas ici de la loi commune, mais de certaines exceptions providentielles.
Objections : 1. Plus un être est passif, plus la souffrance est vive, s’il a le sentiment de son mal. Or, le corps est plus passif que l’âme séparée : le feu lui est plus contraire et agit sur lui plus fortement; ses souffrances doivent donc aussi être plus grandes.
2. Les souffrances du purgatoire ont pour objet direct les péchés véniels, qui sont les péchés les plus légers et doivent donc subir la peine la plus légère, s’il est vrai que « le nombre de coups doit être proportionné à la faute ».
3. La dette, qui résulte de la faute, ne peut s’intensifier qu’avec elle. Mais une faute pardon née ne peut plus augmenter. Donc, celui qui a reçu le pardon d’un péché mortel, pour lequel il n’a pas pleinement satisfait, ne voit pas sa dette augmenter à la mort. Or, en cette vie, il n’était pas passible de la peine la plus grave. Donc, la peine qu’il subira dans l’autre vie ne sera pas supérieure à toutes les peines que l’on peut endurer ici-bas.
Cependant: : 1. « Le feu du purgatoire, dit saint Augustin, fait plus souffrir que tout ce que nous pouvons éprouver, voir ou imaginer en ce monde ».
2. C’est quand la souffrance atteint l’être tout entier qu’elle est la plus grande. Or, l’âme séparée, étant simple, est atteinte dans sa totalité; il n’en va pas de même pour le corps. Donc, la souffrance de l’âme séparée est supérieure à toute souffrance du corps.
Conclusion: Il y a deux peines en purgatoire : la peine du dam, l’ajournement de la vue de Dieu; la peine du sens, le tourment infligé par le feu. Le moindre degré de l’une comme de l’autre surpasse la peine la plus grande que l’on puisse endurer ici-bas.
Plus une chose est désirée, plus son absence est cruelle. Or, au sortir de ce monde, le souverain bien excite dans les âmes justes le désir le plus intense, parce que le poids du corps ne l’étouffe plus; d’autre part, ce désir serait déjà réalisé, si rien n’était venu y faire obstacle : l’ajourne ment leur cause donc la plus grande des souffrances.
De même, comme ce n’est pas la blessure, mais le sentiment que l’on en a, qui cause la souffrance, celle-ci est en proportion de la sensibilité c’est pour cette raison que les parties du corps les plus sensibles éprouvent les souffrances les plus vives.
Or, toute la sensibilité du corps vient de l’âme; il s’ensuit donc nécessairement que, si l’âme est atteinte directement en elle-même, c’est alors qu’elle souffre le plus. On a établi plus haut qu’elle peut souffrir d’un feu corporel. Il faut donc conclure que les souffrances du purgatoire, la peine du sens aussi bien que la peine du dam, surpassent toutes celles de cette vie.
Certains auteurs en donnent pour raison que l’âme est seule à éprouver la souffrance tout entière, puisqu’elle est séparée du corps. - Mais cette raison ne vaut rien, car alors les damnés souffriraient moins après la résurrection, ce qui est faux.
Solutions : 1. L’âme est moins passive que le corps, mais elle a un sentiment plus vif de ce qui la fait pâtir, et c’est cela surtout qui cause la souffrance.
2 et 3. L’acuité des peines du purgatoire vient de la quantité du péché qui est puni que de la condition de celui qui est puni ce qui fait que la punition du même péché est plus sévère dans l’autre vie; de même que le condamné dont la sensibilité est plus grande souffre plus qu’un autre, sans cependant recevoir plus de coups, et cependant, sans manquer à la justice, le juge infligera à tous deux le même nombre de coups pour les mêmes fautes.
Objections 1. Les âmes du purgatoire ont une volonté droite. Or, la rectitude de la volonté consiste dans sa conformité à la volonté divine. Dès lors, puisque Dieu veut qu’elles soient punies, elles le veulent donc pareillement.
2. Tout homme sage veut le moyen nécessaire de parvenir à la fin qu’il veut. Or, les âmes du purgatoire savent que leurs souffrances sont le chemin de la gloire; elles veulent donc souffrir.
Cependant: On ne demande pas à être délivré d’une peine que l’on subit volontairement. Or, les âmes du purgatoire demandent leur délivrance, comme saint Grégoire en cite de nombreux exemples. Leurs souffrances ne sont donc pas volontaires.
Conclusion: Une chose peut être dite volontaire de deux manières. - 1° D’une volonté absolue; ainsi, aucune peine n’est volontaire, puisqu’il est de sa raison même qu’elle soit contraire à la volonté. - 2° D’une volonté conditionnelle; ainsi une brûlure est volontaire en vue d’une plaie à guérir. Ici deux cas se présentent. Dans le premier, la peine fait acquérir un bien, et, à cause de cela, la volonté la recherche, comme dans la satisfaction; ou encore, l’accepte volontiers et ne veut pas en être privée, comme dans le martyre. Dans le second, la peine ne mérite pas un bien, mais elle est le moyen d’y parvenir ainsi en est-il de la mort. Cette peine, la volonté ne la recherche pas, elle voudrait en être délivrée, mais elle la supporte, et, pour autant, cette souffrance est dite volontaire. C’est en ce sens que les souffrances du purgatoire sont volontaires.
Certains auteurs prétendent qu’elles ne le sont en aucune façon; car, disent-ils, les âmes du purgatoire sont tellement absorbées par elles qu’elles ignorent qu’il s’agit d’une purification et se croient damnées. - Cette opinion est erronée; car si ces âmes ne savaient pas qu’elles dussent être délivrées, elles ne solliciteraient pas nos suffrages, comme il leur arrive souvent de le faire.
Solutions : Elles viennent d’être données.
Objections : 1. D’après le Maître des Sentences, « les âmes ont pour bourreaux dans l’autre monde ceux-là mêmes qui ont été ici-bas leurs mauvais conseillers», c’est-à-dire, les démons qui poussent au péché véniel qu’on expie en purgatoire, aussi bien qu’au péché mortel.
2. Les justes sont purifiés de leurs péchés non seulement dans l’autre monde, mais dès cette vie. Or, ici-bas, les démons sont les instruments de cette purification, comme nous le voyons par l’exemple de Job; ils font donc de même en purgatoire.
Cependant: : Il serait injuste que celui qui a triomphé d’un ennemi lui fût soumis après sa victoire. Mais les âmes du purgatoire ont quitté cette vie en état de grâce, après avoir triomphé du démon. Celui-ci a donc perdu tout pouvoir sur elles.
Conclusion: De même que, après le Juge ment, l’éternel châtiment des damnés sera le feu allumé par la justice divine, de même, jusque-là, c’est elle, et elle seule, qui purifie les élus, au sortir de ce monde. Elle ne requiert, pour cela, ni le ministère des démons qui ont été vaincus par eux, ni celui des anges qui ne sauraient tourmenter aussi cruellement des concitoyens. Il est possible, toutefois, que ces derniers conduisent les âmes au purgatoire, et que les démons eux- mêmes soient là, d’abord au moment où elles quittent leur corps, pour voir s’ils n’ont aucun droit sur elles, et ensuite, pour les regarder souffrir et assouvir ainsi leur haine.
Mais, en ce monde, qui est un lieu de combat, les hommes sont frappés et par les mauvais anges, leurs ennemis, comme nous le voyons par l’exemple de Job, et par les bons anges, comme Denys l’affirme en propres termes, et comme nous le voyons en la personne de Jacob, dont l’ange toucha et démit la hanche, au cours de la lutte qu’il soutint avec lui.
Solutions : Elles viennent d’être données.
Objections : 1. La Glose semble le nier : « Ce qui n’a pas été amendé en cette vie, c’est en vain qu’on en demande le pardon après la mort ».
2. Tomber dans le péché et en être délivré sont corrélatifs. Or, l’âme, après la mort, ne peut plus commettre de péché véniel. Elle ne peut donc pas davantage en être absoute.
3. Saint Grégoire dit que l’âme sera, au Jugement, telle qu’elle est sortie du corps, car « l’arbre demeure où il est tombé ». Si donc elle avait le péché véniel, au sortir de ce monde, elle l’aura encore au Jugement, et le purgatoire ne l’aura point expié.
4. Le péché actuel n’est effacé que par la contrition. Mais, après cette vie, il n’y a plus de contrition, qui est un acte méritoire, puisqu’alors on ne peut plus ni mériter ni démériter, selon le principe posé par saint Damascène : « La mort est pour les hommes ce que fut la chute pour les anges ».
5. La cause du péché véniel, c’est le foyer de convoitise; aussi, dans l’état primitif, Adam n’aurait pu pécher véniellement. Mais la convoitise, dont le foyer, justement appelé « la loi de la chair », est détruit par la mort, n’existe plus dans l’âme séparée. Le péché véniel n’y peut donc plus être, ni non plus être expié par le feu du purgatoire.
Cependant: : 1. Saint Grégoire et saint Augustin déclarent que certaines fautes légères sont remises dans l’autre monde. Or, il ne s’agit pas de la peine qu’elles méritent, car, sous ce rapport, tous les péchés, même les plus graves sont expiés en purgatoire. Donc, les péchés véniels, comme péchés, y sont expiés
2. « Le bois, le foin, le chaume », dont parle saint Paul, signifient les péchés véniels. Mais, puisque ces choses seront consumées par le feu, cela signifie donc aussi que les péchés véniels seront remis dans l’autre monde.
Conclusion: Certains auteurs ont prétendu que, dans l’autre monde, aucun péché, comme péché, n’était remis. Celui qui meurt en état de péché mortel est damné, sans rémission possible. Or, on ne peut mourir avec e seul péché véniel, car la grâce finale le détruit. En effet, le péché véniel vient de ce qu’un fidèle, établi sur le Christ comme fondement, aime avec excès quelque bien temporel, excès qui a sa racine dans la convoitise. Si la grâce triomphait complètement de celle-ci, comme il en advint pour la Vierge Marie, le péché véniel serait impossible. Dès lors, puisque, à la mort, la convoitise est diminuée jusqu’à être réduite à néant, les puissances de l’âme sont totalement soumises à la grâce, et le péché véniel est détruit.
Cette opinion est peu solide et en elle-même et dans sa preuve. JO En elle-même, car elle contredit les affirmations de l’Evangile et des Pères, qui ne peuvent s’entendre de la rémission de la seule peine due aux péchés, puisque, sous ce rapport, tous les péchés, légers ou graves, sont remis dans l’autre monde; quoique saint Grégoire dise que, seuls, les péchés légers le sont. - Répondre que saint Grégoire mentionne spécialement les fautes légères pour combattre l’idée que leur punition ne sera pas sévère, est bien insuffisant car, le fait qu’une punition sera levée en diminue la sévérité plutôt qu’elle ne l’augmente.
2° La preuve ne vaut pas davantage. En effet, la défaillance corporelle, qui a lieu au terme de la vie, ne supprime ni ne diminue la convoitise quant à sa racine, mais seulement quant à son acte, comme on le voit dans les maladies graves. Elle ne pacifie pas non plus les puissances de l’âme pour les soumettre à la grâce; car, cette pacification, cette soumission, consistent dans l’obéissance des puissances inférieures aux puissances supérieures « qui prennent plaisir à la loi de Dieu »; ce qui est impossible en cet état où les unes et les autres ne peuvent plus produire d’acte, - à moins que l’on appelle pacification l’absence de lutte, comme il arrive dans le sommeil. Mais personne ne dira jamais que le som meil diminue la convoitise, pacifie les puissances de l’âme ou les soumet à la grâce.
En outre, supposé que cette défaillance corporelle atteignît la convoitise jusque dans sa racine et soumît à la grâce les puissances de l’âme, cela suffirait bien pour ne plus commettre de péché véniel, mais cela ne suffirait pas pour expier le péché véniel déjà commis; car, un péché actuel, même léger, exige, pour être remis, non seulement la contrition habituelle, même à un très haut degré, mais un acte de contrition. Or, il arrive de mourir pendant le sommeil, après s’être endormi en état de grâce et de péché véniel et sans acte de contrition possible pour celui-ci. Dira-t-on que, faute de repentir actuel ou intentionnel, spécial ou général, « le péché véniel devient mortel, du moment qu’on s’y complaît ? » Evidemment non toute complaisance dans le péché véniel ne le rend pas mortel; autrement, tout péché véniel serait mortel, puisqu’il plaît, étant volontaire; la seule complaisance capable d’opérer ce changement, c’est Celle dont parle saint Augustin, « celle qui est au fond de toute l’humaine perversité, et qui consiste à jouir des choses dont seul l’usage est permis ». Mais cette complaisance doit être un acte, comme tout péché mortel est un acte. Or, il peut arriver de commettre un péché véniel, et de ne plus penser actuellement à le rejeter ou à le garder, mais de penser à tout autre chose, par exemple, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles droits, de s’endormir là-dessus et de mourir. - La susdite opinion est donc tout à fait déraisonnable.
Il faut bien lui en substituer une autre et dire que, si l’on meurt en état de grâce, le péché véniel est remis, dans l’autre monde, par le feu du purgatoire. En effet, la souffrance qu’il cause, et qui est volontaire de la manière expliquée plus haut, reçoit de la grâce le pouvoir d’expier tout péché qui n’est pas incompatible avec la grâce.
Solutions: 1. La Glose parle du péché mortel. - Sinon, on peut distinguer entre l’amendement effectué et l’amendement mérité, en ce sens, qu’on peut mériter que les peines du purgatoire servent à l’amendement dans l’autre monde.
2. Le péché véniel vient du foyer de convoitise qui, au purgatoire, n’existera plus dans l’âme séparée. Elle ne pourra donc plus le commettre. Mais la rémission du péché véniel commis en cette vie vient de la volonté en état de grâce qui, au purgatoire, existera dans l’âme séparée. Les deux cas sont donc différents.
3. Les péchés véniels ne changent pas l’état de l’âme, car ils n’enlèvent ni ne diminuent la charité qui est la mesure de sa valeur surnaturelle. Donc, qu’ils soient commis ou remis, l’âme demeure la même.
4. Après la mort, on ne peut plus mériter par rapport à la récompense essentielle. Mais, tant que l’homme n’est pas au terme, il peut mériter par rapport à quelque chose d’accidentel; c’est ainsi que, au purgatoire, il peut y avoir des actes qui méritent la rémission du péché véniel.
5. Le péché véniel a son principe dans le foyer de convoitise, mais il a sa consommation dans l’esprit. Il peut donc y demeurer, même après que le foyer a été détruit.
Objections : 1. On purifie ce qui est souillé. Mais peine n’est pas synonyme de souillure. Elle ne saurait donc être effacée par le purgatoire.
2. Le contraire n’est purifié que par son con traire. Comment la peine du purgatoire pourrait- elle donc purifier de la peine due au péché ?
3. A propos du feu dont parle saint Paul, et qui consume le bois, le foin, le chaume, symboles des péchés véniels, la Glose dit : « Ce feu est celui de l’épreuve et de la tribulation, dont il est écrit: La fournaise éprouve les vases du potier. » L’expiation consiste donc dans les peines de la vie, surtout dans la mort, la plus grande de toutes, et non dans le feu du purgatoire.
Cependant: : Les souffrances du purgatoire sont plus grandes que toutes les souffrances de ce monde. Mais par celles-ci on peut payer la peine due au péché. A plus forte raison, par celles du purgatoire.
Conclusion: Un débiteur s’acquitte de sa dette en la payant. Or, la dette contractée par le péché n’est pas autre chose que la peine qu’il mérite. Donc, celui qui subit cette peine acquitte ainsi sa dette. C’est en ce sens que les souffrances du purgatoire purifient de la dette du péché.
Solutions : 1. La dette du péché ne comporte pas de souillure par elle-même, mais par le péché qui en est la cause.
2. La peine n’est pas contraire à la peine comme telle, mais comme dette, car, on reste débiteur tant qu’on n’a pas subi la peine dont on est redevable.
3. Les mêmes expressions scripturaires peuvent renfermer plusieurs sens. Le « feu » dont il s’agit ici peut désigner les souffrances de ce monde ou celles de l’autre monde, qui, les unes et les autres, purifient du péché véniel, tandis que la mort, comme simple phénomène naturel, y est impuissante, ainsi qu’on l’a dit.
Objections : 1. Plus grave est la faute et grande la dette, plus la peine infligée en purgatoire est sévère. Or, cette même proportion existe entre une faute plus légère et la peine moins sévère qui la punit. Donc les âmes du purgatoire n’en sont pas délivrées plus tôt les unes que les autres.
2. Au ciel et en enfer, tous les mérites et tous les démérites ne sont pas égaux; cependant, la durée est la même. Il doit donc en être ainsi au purgatoire.
Cependant: : saint Paul compare les péchés véniels « au bois, au foin et au chaume » Or, il est évident que le premier met plus longtemps à se consumer. Donc, il y a des péchés véniels qui seront punis plus longtemps que d’autres, en purgatoire.
Conclusion: Certains péchés véniels sont plus adhérents, selon que l’âme s’y porte avec plus de penchant et s’y attache avec plus de force. Or, ce qui imprègne plus profondément exige aussi plus de temps pour être enlevé. C’est pourquoi certaines âmes du purgatoire sont tourmentées plus longtemps, dans la mesure où le péché véniel a pénétré davantage dans leurs affections.
Solutions 1. La grandeur de la peine correspond proprement à la grandeur de la faute; mais sa durée correspond à la profondeur de pénétration de celle-ci dans l’âme. Il peut donc arriver qu’au purgatoire certaines âmes souffrent moins vivement mais plus longtemps, ou inversement.
2, Le péché mortel qui mérite l’enfer et la charité qui mérite le ciel sont, après la mort, enracinés dans l’âme pour jamais. C’est donc pour tous les damnés et tous les élus la même durée sans fin. Mais il en va autrement du péché véniel qui est puni en purgatoire.
Quatorze demandes : 1. Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre ? - 2. Les morts peuvent-ils être aidés par les oeuvres des vivants ? - 3. Les suffrages des pécheurs peuvent- ils être utiles aux défunts ? - 4. Les suffrages pour les défunts sont-ils utiles à leurs auteurs ? 5. Sont-ils utiles aux damnés ? 6. Aux âmes du purgatoire ? - 7. Aux enfants morts sans baptême ? - 8. Aux bienheureux ? 9. Les prières de l’Église, le saint sacrifice et l’aumône sont-ils utiles aux défunts ? - 1°. Les indulgences accordées par l’Église ? - Il. Les cérémonies des obsèques ? - 12. Les suffrages spécialement destinés à un défunt sont-ils plus utiles à lui qu’aux autres ? - 13. Les suffrages destinés à plusieurs sont-ils aussi utiles à chacun que s’ils lui étaient uniquement destinés ? - 14. Les suffrages communs sont-ils aussi utiles à ceux qui n’en ont pas d’autres que le sont les suffrages spéciaux et les suffrages communs à ceux qui bénéficient des uns et des autres ?
Objections : 1. « Ce qu’on aura semé, dit saint Paul, on le moissonnera ». Mais profiter des suffrages d’un autre, c’est moissonner ce que l’on n’a pas semé. La réponse semble donc négative.
2. La justice de Dieu a pour fonction de rendre à chacun selon ses mérites. « Tu rends à chacun selon ses oeuvres », dit le Psalmiste, Mais cette justice est indéfectible et empêche donc qu’on puisse se prévaloir des oeuvres d’autrui.
3. Une oeuvre est méritoire pour la même raison qu’elle est louable, et qui est qu’elle soit volontaire. Or, une oeuvre étrangère rie nous attire aucune louange; elle ne nous confère donc aussi aucun mérite.
4. La justice divine récompense le bien comme elle punit le mal. Or, personne n’est puni pour le mal commis par un autre : « L’âme qui pèche, c’est elle qui mourra ». Le bien n’est donc pas davantage communicable.
Cependant: : 1. Le Psalmiste dit : «J’ai part avec tous ceux qui te craignent », etc.
2. Tous les fidèles unis par la charité « ne font qu’un seul corps, qui est l’Église ». Mais, dans un même corps, les membres s’aident les uns les autres.
Conclusion: Nos actes peuvent avoir un double effet : l’acquisition d’un état, par exemple, la béatitude par les oeuvres méritoires; l’acquisition de quelque chose d’accessoire à cet état, par exemple, une récompense accidentelle ou la rémission d’une dette. De plus, nos actes peuvent obtenir ce double effet d’une double manière par mode de mérite, par mode de prière; et ces deux modes diffèrent en ce que le premier repose sur la justice, le second, sur la seule libéralité de celui que l’on prie.
Il faut donc répondre que, s’il s’agit d’un état, personne ne peut l’obtenir pour un autre par mode de mérite, en ce sens qu’il est impossible que, par mes bonnes oeuvres, un autre mérite la vie éternelle. En effet, l’état de gloire est accordé à chacun selon sa capacité, selon les dispositions qui proviennent de ses actes et non de ceux d’autrui; en notant bien qu’il s’agit des dispositions qui rendent digne de la récompense.
Mais, par mode de prière, on le peut, tant que le terme n’est pas atteint; par exemple, on peut obtenir pour un autre l’état de grâce. Puisque l’efficacité de la prière dépend de la libéralité de Dieu que l’on prie, elle peut donc s’étendre à tout ce que la toute-puissance divine peut réaliser, en harmonie avec l’ordre providentiel.
S’il s’agit de quelque chose d’accessoire à un état, on peut l’obtenir pour un autre non seule ment par mode de prière, mais encore par mode de mérite; et cela, de deux manières. 1 En vertu d’une communication dans le principe radical de l’oeuvre, qui est la charité pour les oeuvres méritoires. De là vient que chacun de ceux qui sont unis ensemble par la charité bénéficie des bonnes oeuvres de tous; chacun, cependant, selon l’état où il est : c’est ainsi qu’au ciel chacun des élus se réjouit du bonheur de tous les autres. C’est ce qu’exprime l’article du Symbole : « la communion des saints ». - 2° En vertu de l’intention de celui qui fait de bonnes oeuvres, et qui les fait spécialement dans le but qu’elles soient utiles à celui-ci ou à celui-là. Dès lors, ces oeuvres appartiennent en quelque sorte à ceux pour qui elles ont été faites, par une espèce de donation. Elles peuvent donc leur servir, soit pour satisfaire à la justice de Dieu, soit pour toute autre chose qui les laisse dans l’état où ils sont.
Solutions : 1. La moisson dont il s’agit ici, c’est la vie éternelle : « Le moissonneur recueille du fruit pour la vie éternelle ». Or, la vie éternelle n’est accordée qu’en récompense d’oeuvres personnelles. Si on l’obtient pour un autre, c’est toujours à la condition qu’il la méritera par ce qu’il fera lui-même : les prières lui valent la grâce, dont le bon usage lui mérite la vie éternelle.
2. L’oeuvre faite pour quelqu’un lui appartient; de même, l’oeuvre faite par celui avec lequel je suis un, est en quelque sorte mienne. Il n’est donc pas contraire à la justice de Dieu que quelqu’un bénéficie des bonnes oeuvres de ceux qui lui sont Unis par la charité ou des bonnes oeuvres faites à son intention. La justice humaine elle-même permet qu’un homme satisfasse à la place d’un autre.
3. La louange récompense la manière d’agir c’est «cette relation » de puissance à acte qu’elle vise. Or, l’oeuvre d’autrui ne met et ne montre en nous-mêmes aucune disposition à agir bien ou mal : c’est pour cela qu’elle ne nous attire aucune louange; sinon indirectement, dans la mesure où nous y avons contribué par nos conseils, notre assistance, nos encouragements, etc. - Au con traire, une oeuvre peut être méritoire pour quel qu’un, non pas toujours en proportion de son état ou de ses dispositions, mais par rapport à quelque chose d’accessoire.
4. Enlever à quelqu’un ce qui lui est dû est directement contraire à la justice; lui donner ce qui ne lui est pas dû n’est pas contraire, mais supérieur à la justice c’est de la libéralité. Or, nul ne peut être puni pour les fautes d’autrui qu’en perdant quelque chose de son bien personnel, ce qui répugne tout autrement que de gagner quelque chose par les bonnes oeuvres d’autrui.
Objections : 1. Saint Paul dit : « Nous tous, il nous faut comparaître devant le tribunal du Christ, afin que chacun reçoive ce qu’il a mérité étant dans son corps, selon ses oeuvres ». Il semble donc qu’aucune oeuvre ne puisse être utile à l’âme séparée de son corps par la mort.
2. Même Conclusion négative suggérée par ce texte de l’Apocalypse : « Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur! Car leurs oeuvres les Suivent ».
3. Une oeuvre ne peut aider à avancer que si l’on n’est pas encore au terme. Or, les morts ont atteint le terme; car, on peut mettre sur leurs lèvres ces paroles de Job : « Il m’a barré le chemin et je ne puis passer».
4. La condition, pour aider quelqu’un, c’est d’être en communication avec lui. Or, selon Aristote, toute communication est coupée entre les morts et les vivants.
Cependant: : 1. « C’est une saint e et salutaire pensée que de prier pour les morts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés ». Mais cette prière serait inutile, si elle ne les aidait Les suffrages des vivants sont donc utiles aux morts.
2. « Le sentiment de l’Église universelle, dit saint Augustin, se manifeste avec une grande autorité par la coutume qu’a le prêtre, lorsqu’il offre ses prières à l’autel du Seigneur, de recommander les fidèles trépassés ». Cette coutume date des Apôtres qui, dit saint Damascène, «établirent la pratique de faire mémoire, au cours des redoutables et vivifiants mystères, de ceux qui sont morts dans la foi ». De son côté, Denys signale la prière pour les défunts comme un rite pratiqué dans la primitive Église, et affirme que les suffrages des vivants sont utiles aux morts. C’est donc une vérité qu’il faut croire sans la moindre hésitation
Conclusion: Le lien de la charité, qui unit entre eux les membres de l’Église, n’embrasse pas seulement les vivants, mais aussi les morts qui ont quitté ce monde en état de charité; car celle-ci ne cesse pas avec la vie, puisque saint Paul l’affirme « La charité ne passera jamais ». De plus, les morts continuent de vivre dans le souvenir des vivants, qui peuvent ainsi leur appliquer leurs intentions. Dès lors, les suffrages des vivants peuvent être utiles aux fidèles trépassés aussi bien qu’à ceux qui sont encore en ce monde, et d’après les mêmes principes : l’union de charité, la direction d’intention.
Il faut toutefois se garder de croire que les suffrages des vivants sont capables de faire passer les défunts de l’état de damnation à l’état de béatitude, ou réciproquement. Ils peuvent seule ment contribuer à la diminution de la peine ou à quelque autre chose d’analogue, c’est-à-dire d’accessoire à l’état, qui est définitif.
Solutions 1. L’âme mérite, étant dans le corps, que les suffrages lui soient utiles après la mort. L’aide qu’elle en reçoit vient donc de ce qu’elle a fait, étant dans le corps.
On peut encore, avec saint Damascène, entendre cette parole de la sentence qui sera rendue au jugement dernier, où l’âme sera condamnée ou glorifiée à jamais, selon qu’elle l’aura mérité, étant dans son corps. Jusque-là les suffrages des vivants peuvent être utiles aux morts.
2. Il s’agit ici expressément de la récompense éternelle, comme l’indiquent les premiers mots « Bienheureux les morts », etc. - Sinon, on peut répondre que les oeuvres faites pour les défunts deviennent en quelque sorte leurs oeuvres.
3. Il est des âmes qui, au sortir de cette vie, sont au terme, sans cependant y être tout à fait: ce sont celles qui n’ont pas encore atteint la récompense définitive. On peut dire que, absolu ment parlant, leur chemin est « barré », en ce sens qu’aucune oeuvre ne peut désormais modifier l’état de damnation ou de salut. Mais le chemin reste ouvert, en ce sens qu’elles n’ont pas encore atteint la plénitude du salut; elles peuvent donc y être aidées, car, à ce point de vue, elles ne sont pas encore au terme dernier.
4. Aristote parle des relations de la vie civile, à laquelle les morts sont morts, et qui sont par là même impossibles entre eux et les vivants; mais les relations de la vie spirituelle demeurent: car celle-ci est fondée sur la charité, l’amour de Dieu, « pour qui sont vivantes les âmes des fidèles trépassés ».
Objections : 1. « Dieu n’exauce point les pécheurs ». Leurs prières ne sont donc point utiles aux défunts, puisque, s’il en était autrement, Dieu les exaucerait.
2. « Employer un intercesseur qui déplaît, dit saint Grégoire, c’est redoubler la colère et la vengeance ». Donc, puisque tout pécheur déplaît à Dieu, ses suffrages ne l’inclinent pas à la miséricorde.
3. Une oeuvre est plus utile à celui qui la fait qu’elle ne l’est à d’autres. Or, le pécheur ne peut rien mériter pour lui-même. Donc, pour les autres, moins encore.
4. Une oeuvre, pour être méritoire, doit être vivante, c’est-à-dire, « informée par la charité ». Or, toutes les oeuvres des pécheurs sont mortes, et donc, dépourvues de tout mérite.
Cependant: 1. On ignore qui est en état de péché, et qui est en état de grâce. Si donc étaient utiles les suffrages de ceux-là seulement qui sont en état de grâce, on ne saurait à qui s’adresser en faveur des défunts, et les demandes de suffrages seraient diminuées d’autant.
2. Saint Augustin dit que les défunts sont aidés par es suffrages, selon qu’ils l’ont mérité de leur vivant. La valeur des suffrages dépend donc de la condition du défunt, peu importe leur provenance.
CoNcLusioN : Par rapport aux suffrages des pécheurs, il faut distinguer deux choses l’oeuvre qui est opérée, par exemple, le sacrifice de la messe or, les sacrements de la religion chrétienne étant efficaces par eux-mêmes indépendamment de celui qui opère, il s’ensuit que les suffrages de ce genre sont utiles aux défunts, même s’ils viennent d’un pécheur; l’oeuvre Opérante, c’est-à-dire l’opération d’où procède l’oeuvre opérée, et ici il faut encore distinguer.
Si le pécheur agit en son nom propre, son action ne peut être méritoire ni pour lui-même ni pour autrui; ses suffrages sont donc dénués de toute valeur. Mais il peut agir au nom d’autre, et cela, de deux manières. 1° Il peut représenter l’Église universelle, par exemple, lorsqu’il célèbre les cérémonies des obsèques. En ce cas, comme c’est celui au nom ou à la place duquel est faite une action qui est censé la faire, il en résulte que les suffrages d’un prêtre, même s est un pécheur, sont utiles aux défunts. - 2° Il peut remplir le rôle d’instrument, auquel l’oeuvre appartient moins qu’elle n’appartient à l’agent principal. C’est celui-ci qui peut donner à l’action d’être méritoire, même s’il se sert d’un instrument incapable de mériter; ainsi qu’il arrive dans le cas d’un serviteur, qui est en état de péché, et qui fait une oeuvre de miséricorde sur l’ordre de son maître qui, lui, est en état de grâce. Dès lors, si quelqu’un, mourant en état de grâce, demande des suffrages, ou si quelqu’autre, égale ment en état de grâce, les demande pour Fui, ces suffrages sont utiles à ce défunt, même si ceux qui les acquittent sont en état de péché. S’ils étaient en état de grâce, leurs suffrages n’en vaudraient que mieux, puisque la valeur en serait doublée.
Solutions: 1. Le pécheur ne prie pas toujours en son propre nom, mais au nom d’un autre, et ainsi, sa prière est digne d’être exaucée. - Les pécheurs eux-mêmes sont parfois exaucés, quand ils demandent quelque chose d’agréable à Dieu. En effet, Dieu ne réserve pas sa bonté pour les justes, mais il l’étend aux pécheurs, non pas à cause de leurs mérites, mais à cause de sa miséricorde. Aussi, la Glose dit que prétendre que Dieu n’exauce pas les pécheurs, c’est parler « sans l’onction », et comme quelqu’un qui n’est pas pleinement illuminé.
2. La prière du pécheur, en tant que faite par lui, n’est pas agréable à Dieu, mais elle peut l’être, en tant qu’inspirée par celui au nom ou par ordre de qui il prie.
3. Les suffrages du pécheur lui sont inutiles, parce qu’il y a en lui un empêchement; mais ils peuvent être utiles à d’autres qui ne sont pas dans le même mauvais cas.
4. L’oeuvre du pécheur, morte en tant qu’elle vient de lui, peut être vivante en tant qu’elle vient d’un autre.
Les deux arguments du Cependant: semblent exagérer en sens contraire et demandent aussi une réponse.
5. On ne peut connaître avec certitude l’état spirituel d’une autre personne; on peut cependant en juger avec probabilité sur ses actes extérieurs et visibles, d’après la parole du Maître : « On reconnaît l’arbre à ses fruits ».
6. Pour être utile à un défunt, le suffrage doit trouver en lui une capacité, et celle-ci est acquise par les oeuvres qu’il a faites en cette vie; c’est ce que dit saint Augustin. Cependant, il faut encore que l’oeuvre elle-même ait une valeur, qui ne dépend plus de celui pour qui elle est faite, mais de celui qui la fait ou qui la prescrit.
Objections 1. Payer les dettes d’autrui, ce n’est pas payer les siennes : la justice humaine le dit. Il en va donc de même pour les suffrages par lesquels on paye la dette contractée par les défunts envers la justice divine.
2. Ce que l’on fait, on doit le faire le mieux possible. Or, aider deux personnes à la fois vaut mieux que d’en aider une seule. Si donc les suffrages payaient à la fois les dettes du défunt et celles du vivant, il semble que chacun dût faire toutes les oeuvres satisfactoires pour les défunts et aucune pour lui-même.
3. Si les mêmes suffrages suffisent à satisfaire pour deux, pourquoi pas pour trois, pour quatre, pour tous ? Ce qui est absurde.
Cependant: : 1. Le Psalmiste dit « Ma prière retournait sur mon sein ». C’est, par retour ana logue, que les suffrages pour les défunts sont utiles à leurs auteurs.
2. « De même, dit saint Damascène, que celui qui veut oindre un malade avec les saint es huiles, y touche le premier avant d’en toucher le patient; de même, quiconque travaille au salut du prochain, est utile à lui-même d’abord, et ensuite au prochain ».
Conclusion: Dans l’oeuvre de suffrage on peut considérer deux caractères : 1° Le caractère satisfactoire, en tant que le suffrage expie la peine en offrant pour elle une espèce de compensation. A ce point de vue, le suffrage devient la propriété du défunt qui en bénéficie, et il sert à payer sa dette à lui, uniquement. En effet, il s’agit ici de justice, et la justice exige l’égalité. Or, une oeuvre satisfactoire peut être suffisante à payer une dette et insuffisante à en payer une autre en même temps, car il est clair que deux péchés exigent une satisfaction double. 2° Le caractère méritoire, par rapport à la vie éternelle; c’est la charité, son inspiratrice, qui le donne au suffrage. Ainsi considéré, celui-ci est utile non seulement au défunt, mais plus encore au vivant.
Solutions : Elles viennent d’être données. Les trois premiers arguments visaient le caractère satisfactoire du suffrage; les deux autres, au contraire, son caractère méritoire.
Objections: z. Il est raconté, au 2 livre des Machabées que « l’on trouva, sous les tuniques de chacun des morts, des objets idolâtriques, que la loi interdit aux Juifs»; et, nonobstant, « Judas envoya à Jérusalem la somme de deux mille drachmes pour être employée à un sacrifice expiatoire ». Or, ces Juifs avaient péché mortellement en transgressant la loi, ils étaient morts en cet état, ils étaient damnés.
2. Saint Augustin dit que, « l’utilité des suffrages consiste soit à obtenir pleine rémission pour les défunts, soit à rendre leur état de damnation plus supportable ».
3. « Si, dès cette vie, dit Denys, les prières des justes ont une telle puissance, combien plus, après la mort, pour ceux qui en sont dignes ». D’où l’on peut conclure que les suffrages sont plus utiles aux morts qu’aux vivants. Mais ils sont utiles à ces derniers, même en état de péché mortel, puisque l’Église prie tous les jours pour la conversion des pécheurs. Pourquoi ne le seraient-ils pas aux défunts qui sont dans le même état, c’est-à-dire aux damnés ?
4. On lit, dans les Vies des Pères, le fait suivant que raconte aussi saint J. Damascène. Saint Macaire rencontra sur son chemin une tête, et, après avoir fait une prière, il lui demanda à qui elle avait appartenu; cette tête répondit : à un prêtre païen qui était en enfer. Et elle ajouta que, cependant, ce prêtre et d’autres damnés étaient assistés par les prières de Macaire.
5. Dans le même sermon, saint Damascène raconte que saint Grégoire, priant pour l’âme de Trajan, en tendit une voix qui venait du ciel « J’ai exaucé ta prière et j’accorde à Trajan son pardon ». « De ce fait, ajoute saint Damascène, tout l’Orient et tout l’Occident peuvent témoigner ». Or, Trajan était en enfer, « lui qui avait infligé une mort cruelle à tant de martyrs ».
Cependant: 1. « Le souverain prêtre, dit Denys, ne prie pas pour les immondes; autrement, il s’écarterait de l’ordre providentiel ». Un commentateur ajoute « Il ne demande pas la ré mission pour les pécheurs, car il ne serait pas exaucé ».
2. « C’est pour la même raison, dit saint Grégoire, que l’on ne priera pas alors (après le Jugement) pour les damnés, et que l’on ne prie pas aujourd’hui pour le démon et ses anges. C’est encore pour cette raison qu’aujourd’hui les saints ne prient pas pour ceux qui sont morts dans l’infidélité et l’impiété : c’est qu’ils ne veulent pas que leur prière perde son mérite aux yeux du Juge souverainement juste ».
3. Saint Augustin dit de même : «A ceux qui meurent sans la foi qui opère par la charité, et sans ses sacrements, tous les devoirs religieux que leur rendent leurs proches rie servent de rien ».
Conclusion: Une première opinion prétend qu’il faut faire à ce sujet deux distinctions. L’une, par rapport au temps : après le Jugement, aucun suffrage ne sera plus utile à aucun damné; avant, certains damnés peuvent être aidés par les suffrages de l’Église. - L’autre, par rapport aux personnes il y a des damnés tout à fait mauvais, qui sont morts sans la foi et sans les sacrements de l’Église, à laquelle ils n’ont appartenu « ni en fait ni en droit »; il en est d’autres, moitis mauvais, qui ont été membres de l’Église, qui ont eu la foi, reçu les sacrements, fait quelques bonnes oeuvres : aux premiers les suffrages de 1’Église ne peuvent être d’aucune utilité, tandis qu’ils peuvent être utiles aux seconds.
Mais, sur ce point, un doute venait troubler les tenants de cette opinion. Comme la peine des damnés, infinie en durée, est finie en intensité, il pourrait donc arriver que, grâce à la cation des suffrages, elle fût diminuée peu à peu jusqu’à cesser d’être, ce qui est l’erreur d’Origène. Diverses explications furent donc proposées.
Le Prévôtin admit que la multiplication des suffrages pouvait aboutir à la suppression de la peine des damnés, non pas à tout jamais, comme le disait Origène, mais jusqu’au Jugement : alors, leurs âmes réunies à leurs corps, rentreraient en enfer sans espoir de pardon.
Mais cette opinion semble aller contre la divine Providence qui est incompatible avec le désordre. Or, la faute ne rentre dans l’ordre que par la peine, qui doit donc durer aussi longtemps que la faute n’est pas expiée. Dès lors, puisque celle des damnés ne peut pas l’être, leur peine doit durer toujours.
Les disciples de Gilbert de la Porrée cher chèrent une autre réponse. La diminution de la peine par le suffrage, dirent-ils, procède comme la division d’une ligne; celle-ci, quoique finie, peut être divisée à l’infini, si la division se fait par parties proportionnelles, c’est-à-dire, si, par exemple, on prend d’abord le quart de la longueur, puis le quart de ce quart, et ainsi de suite, en continuant toujours. De même, les premiers suffrages enlèvent telle quantité de la peine totale, les suivants, une quantité proportionnelle de la peine qui reste encore, etc.
Mais cette réponse soulève de nombreuses difficultés. 1° La division à l’infini ne semble pas transportable de la quantité continue à une quantité spirituelle. - 2° On ne voit pas pourquoi les seconds suffrages, de valeur égale aux premiers, diminuent la peine d’une quantité moindre. - 3° La peine, qui ne peut finir qu’avec la faute, ne peut aussi être diminuée qu’avec elle. - 4° La division à l’infini ne convient qu’au corps mathématique; s’il s’agit d’un corps sensible, on arrive à un point o il perd ce caractère; après de nombreux suffrages, la peine serait donc diminuée au point de n’être plus sensible, donc de n’être plus une peine.
Guillaume d’Auxerre se plaça donc à un autre point de vue. Les suffrages sont utiles aux dam nés, dit-il, non pour diminuer ou interrompre leur peine, mais pour leur donner la force de la supporter; de même que baigner le visage d’un homme chargé d’un lourd fardeau, ce n’est pas diminuer celui-ci, mais cependant le rendre plus facile à porter.
Mais il ne saurait en être ainsi. Le tourment infligé par le feu de l’enfer est en proportion de la culpabilité, dit saint Grégoire. De là vient que les uns ou les autres sont tourmentés plus ou moins cruellement. Mais, comme la faute de chacun d’eux demeure toujours égale, la peine elle-même doit donc être toujours aussi difficile à supporter.
- De plus, cette opinion est présomptueuse, puisqu’elle est contraire aux affirmations des Pères; elle est vaine, puisqu’aucune autorité ne l’appuie; enfin, elle est irrationnelle. En effet, les damnés ne sont plus rattachés aux vivants par le lien de la charité qui est l’indispensable condition de l’utilité des suffrages. De plus, ils sont parvenus au terme; comme les saints du ciel, ils ont reçu définitivement ce que leur vie a mérité. La gloire ou la souffrance du corps, qui est encore à venir, n’empêche pas d’être au terme, puisque c’est l’âme qui est le siège essentiel et radical du bonheur des élus et de la misère des damnés. Il n’y a donc, à ce point de vue, aucune diminution possible ni de la gloire des uns ni de la peine des autres.
Cependant, certains auteurs envisagent la question d’une manière qui n’est pas absolument insoutenable. Les suffrages n’interrompent pas, ne diminuent pas la peine du sens; ils épargnent seulement aux damnés les souffrances qu’ils auraient de se voir tellement oubliés des vivants que personne ne se soucie plus d’eux.
Mais il ne peut s’agir ici d’une règle générale.
saint Augustin dit, en effet, que « là où sont les âmes des défunts, elles ne connaissent ni ce qui arrive ni ce qui se fait sur la terre ». Cette parole se vérifie surtout pour les damnés qui ignorent donc si des suffrages leur sont accordés; à moins que, par exception, la Providence ne permette à quelques-uns de le savoir. Mais de ce fait parti culier nous n’avons absolument aucune certitude.
Il est donc plus sûr de dire sans restriction que les suffrages sont inutiles aux damnés, que l’Église les exclut de ses prières, comme le déclarent les autorités que nous avons alléguées.
Solutions : 1. Rien ne prouve que les objets trouvés sur les soldats de Judas Machabée fussent un signe de culte idolâtrique c’étaient les dépouilles des vaincus qu’ils s’étaient appropriées. Il y avait là pourtant un péché véniel d’avarice; ils n’étaient donc pas damnés pour ce péché, et les suffrages pouvaient leur être utiles.
On pourrait dire encore comme quelques-uns l’ont dit, que, dans le combat, voyant le péril imminent, ils se repentirent, selon la parole du Psalmiste : « Quand Dieu les frappait de mort, ils le cherchaient ». C’est une opinion probable. Un sacrifice peut donc être offert à leur intention.
2. Il S’agit ici de damnation au sens large, synonyme de condamnation à n’importe quelle peine, donc, aussi bien à celle du purgatoire, que les suffrages tantôt ne font que diminuer, tantôt enlèvent tout à fait.
3. Les suffrages sont plus utiles aux morts qu’aux vivants, parce que les premiers en Ont un plus grand besoin, étant incapables de s’aider eux-mêmes comme le peuvent les vivants; mais ceux-ci ont cet avantage de pouvoir passer de l’état de péché mortel à l’état de grâce, ce qui est impossible aux morts. La prière à l’intention des uns et des autres s’inspire donc de motifs différents.
4. Cette assistance ne consistait pas en une diminution de peine, mais seulement, comme le récit en fait foi, en ceci que la prière de saint Macaire obtenait qu’ils pussent se voir, et cet accomplissement de leur désir leur causait une certaine joie, plus imaginaire que réelle. C’est ainsi que l’on dit que les démons se réjouissent des péchés qu’ils font commettre, quoique cela ne diminue en rien leur peine, pas plus que la joie des bons anges ne l’est par ce que nous appelons leur compassion pour nos maux.
5. Le fait de Trajan peut s’interpréter avec une certaine probabilité en ce sens que, rappelé à la vie par les prières de saint Grégoire, il obtint la grâce et avec elle la rémission de ses péchés et, en conséquence, la remise de sa peine. C’est ce que l’on voit dans tous ces ressuscités par miracle, dont plusieurs étaient des idolâtres et des damnés. De tous 0fl peut dire qu’ils étaient en enfer, d’une manière juste et méritée, mais non définitive, puisque, d’après ses desseins providentiels, Dieu prévoyait leur résurrection et le changement qui devait en résulter pour eux.
Certains disent que l’âme de Trajan ne fut pas délivrée de l’enfer à tout jamais, mais seulement jusqu’au jour du Jugement. Il ne faudrait pour tant pas s’imaginer que les suffrages ont toujours cet effet, car il faut distinguer la loi générale et les exceptions particulières; comme le dit saint Augustin, « autres sont les limites des forces naturelles, autres les prodiges de la puissance divine ».
Objections : 1. Le purgatoire fait partie de l’enfer. Or, en enfer il n’y a pas de rédemption ». Le Psalmiste dit aussi « Seigneur, qui vous louera en enfer ? » Les suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
2. La peine du purgatoire est limitée. Si les suffrages l’expient en partie, il pourrait donc se faire que leur multiplication l’expiât en totalité. Le péché resterait donc totalement impuni, ce qui semble contraire à la justice divine.
3. Les âmes sont retenues en purgatoire afin d’y être purifiées et d’entrer ensuite dans le Royaume. Mais la purification doit porter sur la chose même qui a besoin d’être purifiée. D; ce chef encore, les suffrages sont donc inutiles.
4. Si les suffrages étaient utiles aux âmes du purgatoire, ils le seraient surtout à celles qui, de leur vivant, ont donné des ordres à cet effet. Or, cela n’arrive pas toujours. Supposons un défunt qui a demandé tels et tels suffrages dont l’acquittement eût suffi à satisfaire pleinement pour ses péchés. Supposons encore que ces suffrages soient différés jusqu’à ce qu’il ait subi toute sa peine : ces suffrages ne lui serviront de rien. On ne peut pas admettre qu’ils lui ont servi avant d’être acquittés; et, quand ils le sont enfin, lui- même n’en a plus besoin. Les suffrages sont donc inutiles aux âmes du purgatoire.
Cependant: 1. Saint Augustin déclare que les suffrages sont utiles à ceux qui ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Telles sont bien les âmes du purgatoire.
2. Denys dit aussi que « le prêtre de Dieu, quand il prie pour les défunts, prie pour ceux qui ont vécu saint ement, mais auxquels la fragilité humaine a fait contracter quelques souillures ».
Conclusion: Les peines du purgatoire ont pour fonction de parfaire la satisfaction pour le péché qui n’a pas été complète en cette vie. Or, comme on l’a établi, les oeuvres satisfactoires des uns peuvent servir à d’autres, vivants ou morts. Sans aucun doute les suffrages des vivants sont donc utiles aux âmes du purgatoire.
Solutions 1. Il est question ici de l’enfer des damnés, où il n’y a « pas de rédemption » pour ceux qui y sont envoyés définitivement,
On peut encore, comme le fait saint Damascène, entendre ces textes par rapport aux causes secondes, c’est-à-dire, ici, par rapport à ce qu’ont mérité ceux qui sont ainsi punis. Mais, si l’on regarde plus haut, la divine miséricorde, qui ne s’arrête pas à ce que les hommes ont mérité, peut quelquefois en décider autrement, par égard pour les prières des justes. « Dieu,dit saint Grégoire, ne modifie pas son dessein, mais il peut modifier sa sentence ». Saint Damascène en donne pour exemples les Ninivites, Achab et Ezéchias, où l’on voit la sentence divine changée par la divine miséricorde.
2. On peut parfaitement admettre que la multiplication des suffrages réduise à néant la peine du purgatoire. En effet, il ne s’ensuit pas que le péché reste impuni, puisque les oeuvres satisfactoires faites à l’intention d’un défunt sont justement regardées comme faites par lui-même.
3. La purification des âmes au purgatoire n’est pas autre chose que le payement de la dette sans lequel elles ne peuvent entrer au ciel. Mais, puisque cette dette peut être payée par les oeuvres satisfactoires des vivants, la purification des âmes du purgatoire est opérée du même coup.
4. Les suffrages tirent leur valeur et de l’oeuvre opérée et de l’oeuvre opérante. J’appelle oeuvre opérée non seulement les sacrements de l’Église, mais encore tout effet résultant de l’opération, par exemple, d’une aumône, qui soulage les pauvres et obtient leurs prières pour un défunt. - De même, l’oeuvre opérante peut être envisagée par rapport à l’agent principal et à l’agent secondaire.
Je dis donc que, lorsqu’un moribond s’assure des suffrages, il entre en jouissance de leurs effets, quant à la part qui revient à l’agent principal, même avant leur acquittement, mais seulement après, pour ce qui est de l’agent secondaire et des bonnes oeuvres elles-mêmes. Et, s’il arrive à ce défunt d’avoir subi sa peine tout entière avant l’acquittement indûment retardé des suffrages, ceux-ci seront donc stériles, mais leur stérilité sera imputable à ceux qui l’auront causée Il n’est d’ailleurs pas impossible de subir un dommage temporel par la faute d’autrui, et précisément la peine du purgatoire est temporelle, quoique, s’il s’agit de la récompense éternelle, nul ne peut en être privé que par sa propre faute.
Objections: 1. C’est le seul péché d’autrui qui les retient dans les limbes. Il semble donc tout à fait convenable qu’ils soient aidés aussi par les suffrages d’autrui.
2. Saint Augustin dit que les suffrages de l’Église « sont utiles à ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais ». Or, les enfants sont de ceux-là, puisque « leur peine est la plus légère de toutes ».
Cependant: : saint Augustin déclare que les suffrages sont inutiles à ceux «qui ont quitté ce monde sans avoir la foi qui opère par la charité ».
Conclusion: Les enfants morts sans baptême ne sont retenus dans les limbes que parce qu’ils ne sont pas en état de grâce. Or, les oeuvres des vivants ne peuvent changer l’état des défunts, surtout pour ce qui constitue l’essentiel de la récompense ou de la punition Il faut donc conclure à l’inutilité des suffrages pour les enfants morts sans baptême.
Solutions : Quoique le péché originel soit une chose par rapport à laquelle on puisse être aidé, cependant, les âmes des enfants morts sans baptême sont dans un état qui les empêche de l’être, car, après cette vie, le temps d’obtenir la grâce est passé.
2. Saint Augustin parle de ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais, mais qui sont baptisés, comme le prouvent les paroles qui précèdent « Lorsque les sacrifices, soit celui de l’autel, soit ceux des aumônes, sont offerts pour tous ceux qui ont été baptisés », etc.
Objections: 1. Nous lisons dans une oraison de la messe de saint André « De même que les saints mystères servent à la gloire de vos saint s, de même puissent-ils servir à notre guérison ». Or, le mystère de l’autel est le premier de tous les suffrages.
2. « Les sacrements réalisent ce qu’ils symbolisent ». Or, la troisième partie de l’hostie, qui est déposée dans le calice, symbolise les âmes bienheureuses.
3. Les élus ne se réjouissent pas seulement de leur propre bien, mais encore du bien des autres, ainsi qu’il est dit dans saint Luc : « il y a de la joie aux anges de Dieu pour un seul pécheur qui fait pénitence ». Les bonnes oeuvres des vivants procurent donc un accroissement de joie aux âmes qui sont au ciel.
4. « Si les païens, dit saint Damascène, brûlent avec les morts ce qui leur appartenait, combien plus, ô fidèle, dois-tu faire suivre le fidèle défunt de ce qui était à lui, non pour réduire ces objets en cendres, mais pour les faire servir à une plus grande gloire si c’est un pécheur qui est mort, afin que la dette soit payée; si c’est un juste, afin que la récompense soit donnée ».
Cependant: : 1. Saint Augustin dit : « L’Église regarde comme une injustice de prier pour un martyr, aux prières duquel nous devons nous recommander ».
2. On ne peut aider que celui qui est dans le besoin. Mais les élus ne manquent absolument de rien. Les suffrages de 1’Église ne peuvent donc les aider.
Conclusion: Par sa nature même, le suffrage est une assistance, qui ne convient donc en aucune façon à qui ne manque de rien seul, l’indigent peut être assisté. Dès lors, puisque les saints du ciel ne connaissent plus aucune indigence, « enivrés qu’ils sont des délices de la maison du Seigneur », ils n’ont que faire des suffrages.
Solutions : 1. Ces expressions ne doivent pas s’entendre d’un profit que retireraient les saints de la célébration de leurs fêtes le profit mmmst pour nous qui célébrons plus solennellement leur gloire; tout de même que, du fait que nous connaissons et louons Dieu et que, d’une certaine manière, sa gloire augmente en nous, Dieu n’y gagne rien, c’est nous qui y gagnons.
2. Sans doute, les sacrements « réalisent ce qu’ils symbolisent »; cependant, ils ne réalisent pas tout ce qu’ils symbolisent: autrement, comme ils symbolisent le Christ, il faudrait donc dire qu’ils réalisent quelque chose en lui, ce qui est absurde. Mais, par la vertu du Christ, ils réalisent ce qu’ils signifient dans celui qui les reçoit. Ainsi donc, le sacrifice offert pour les fidèles défunts n’est pas utile aux saint s, mais, par le mérite des saints qui sont commémorés ou signifiés dans la célébration, il est utile à ceux pour qui il est offert.
3. Les saints du ciel se réjouissent de tous nos biens; cependant la multiplication de nos joies n’augmente la leur que matériellement. En effet, l’augmentation essentielle ou formelle d’un sentiment dépend de la nature même de son objet. Or, l’objet unique de la joie universelle des saint s, c’est Dieu lui-même, et cette joie est invariable car, si elle ne l’était pas, leur récompense, dans ce qu’elle a d’essentiel, varierait, puisqu’elle consiste en cette joie même. Dès lors, la multiplication des biens, dont Dieu est pour eux l’unique raison de se réjouir, ne leur donne pas nécessairement une joie plus intense, mais seulement plus étendue. On ne peut donc pas dire non plus que nos bonnes oeuvres les aident.
4. Les suffrages obtiennent que la récompense soit donnée non pas au juste lui-même, mais à celui qui les fait. - A moins de dire qu’ils contribuent à la récompense d’un fidèle défunt dans la mesure où, de son vivant, il a fait l’acte méritoire de les solliciter.
Objections: 1. Une peine doit s’expier par une peine. Or, le jeûne est plus pénible que l’aumône ou la prière. Il est donc aussi un suffrage plus efficace.
2. Ces trois suffrages énumérés par saint Augustin semblent insuffisants, puisque saint Grégoire y ajoute un autre : « Les âmes des défunts, dit-il, sont délivrées par les oblations des prêtres, les prières ‘des saint s, les aumônes de leurs amis, le jeûne de leurs proches ».
3. Le baptême est le principal des sacrements, surtout par l’effet qu’il produit. Il devrait donc - et on en peut dire autant des autres- être utile aux défunts autant ou même plus que le sacre ment de l’autel.
4. La même conclusion, pour ce qui est du baptême, n’est-elle pas suggérée par ce texte de saint Paul : « Si les morts ne ressuscitent en aucune manière, pourquoi (y en a-t-il qui) se font baptiser pour eux ? »
5. Quelle que soit la messe, c’est le même sacrifice. Si l’on compte parmi les suffrages le sacrifice et non la messe, il semble que n’importe quelle messe, de la Saint e Vierge, du Saint - Esprit, ou toute autre, soit également utile aux défunts, ce qui est contraire aux décisions de l’Église qui a institué une messe spéciale à leur intention.
6. Saint Damascène enseigne que « les cierges et l’huile », etc., sont offerts à l’intention des défunts. Il faut donc ajouter ces oblations à celle du sacrifice de l’autel.
Conclusion: La condition de l’utilité des suffrages, c’est l’union de charité et la direction d’intention entre les vivants et les défunts. Les oeuvres les plus utiles sont donc celles qui con tiennent davantage de l’une ou de l’autre. A la charité se rapporte principalement le sacrement de l’Eucharistie, qui est le sacrement de l’ entre les membres de l’Église, puisqu’il contient celui qui fait l’unité et la solidité de l’Église tout entière, c’est-à-dire le Christ. L’eucharistie est donc comme la source ou le lien de la charité. Quant aux effets de celle-ci, le principal, c’est l’aumône. Si donc on envisage les suffrages au point de vue de la charité, les deux qui ont le plus de valeur, c’est le sacrifice eucharistique et l’aumône. D’autre part, si l’on regarde l’intention, la première place revient à la prière, car, par sa nature même, elle n’est pas seulement en relation avec celui qui la fait, mais, encore plus directement que tout autre suffrage, avec celui pour qui elle est faite. C’est pourquoi ces trois suffrages sont les trois principaux moyens d’assister les défunts, sans dénier pour autant leur utilité propre à toutes les autres bonnes oeuvres faites, en état de grâce, à l’intention des âmes du purgatoire.
Solutions: 1. Dans l’oeuvre satisfactoire faite pour un défunt, et qui ne lui est utile que si elle lui devient en quelque sorte personnelle, ce qui effectue cette transmission a plus d’importance ‘que l’oeuvre elle-même; encore que celle-ci, dans la mesure où elle est afflictive et donc médicinale, puisse expier davantage les péchés de celui-là même qui la fait. Les trois suffrages que nous avons dits sont donc utiles aux défunts plus encore que le jeûne.
2. Le jeûne peut être utile aux défunts par la charité et la direction d’intention; mais ces deux conditions lui sont, pour ainsi dire, extérieures. C’est la raison pour laquelle saint Augustin ne l’a pas compté parmi les principaux suffrages, quoique saint Grégoire l’ait fait.
3. Le baptême est une naissance, dans l’ordre spirituel. Or, de même que c’est le seul nouveau-né qui vient au monde, de même, c’est au seul baptisé que le baptême est utile, par l’oeuvre opérée; quoique, par l’oeuvre opérante de celui qui donne ou de celui qui reçoit le baptême, celui-ci, comme toute oeuvre méritoire, puisse être utile à d’autres. Mais l’Eucharistie est le symbole de l’union entre tous les membres de l’Église; aussi, en vertu de l’oeuvre opérée elle-même, son efficacité est communicable; ce qui n’a pas lieu pour les autres sacrements.
4. La Glose donne deux interprétations de ce texte de saint Paul. « Si les morts ne doivent pas ressusciter, le Christ n’est pas non plus ressuscité. Pourquoi donc se font-ils baptiser pour eux ? - c’est-à-dire pour leurs péchés, puisque ceux-ci ne sont pas remis, si le Christ n’est pas ressuscité ». mmmL’oeuvre opérée, c’est-à-dire le baptême lui-même; oeuvre opérante, c’est-à-dire l’action de donner ou de recevoir le baptême (s’il s’agit d’adultes). En effet, la résurrection du Christ opère en même temps que sa Passion, puisqu’elle est, en quelque manière, la cause de notre résurrection spirituelle.
La seconde interprétation est celle-ci : « Il y eut des ignorants qui se faisaient baptiser pour ceux qui étaient morts sans baptême, croyant que cela leur serait utile ». C’est simplement cette erreur que mentionne l’Apôtre.
5. Dans la messe il n’y a pas seulement le sacrifice, mais encore des prières, c’est-à-dire deux des trois principaux suffrages énumérés par saint Augustin. Au point de vue du sacrifice, qui est la partie principale de la messe, celle-ci, quelle qu’elle soit par ailleurs, a toujours la même valeur pour les défunts. Mais, au point de vue des prières, plus utile est la messe qui contient des prières spéciales pour les défunts. Cependant, l’infériorité d’une messe qui n’est pas celle des morts peut être compensée par la dévotion plus grande de celui qui la célèbre ou la fait célébrer comme aussi par l’intercession du Saint dont les suffrages y sont plus spécialement sollicités.
6. Cette oblation de cierges ou d’huile peut servir aux défunts à titre d’aumône : elle est, en effet, destinée au culte ou encore à l’usage des fidèles.
Objections : 1. L’affirmative n’est-elle pas autorisée par la coutume de l’Église de faire prêcher la croisade et d’accorder à celui qui prend la croix l’indulgence pour lui-même et deux ou trois et même dix personnes, vivantes ou défuntes.
2. Le mérite de l’Église tout entière a plus de valeur que celui d’un seul fidèle. Or, un acte personnel méritoire, par exemple, une aumône peut être utile aux défunts. Donc, à fortiori, les Indulgences qui représentent les actes méritoires de l’Église, doivent l’être.
3. Les Indulgences sont utiles aux membres de l’Église. Or, les âmes du purgatoire appartiennent à l’Église; autrement, aucun suffrage ne leur servirait.
Cependant: : 1. Une Indulgence n’est efficace que si elle est accordée pour une cause juste et spécialement pour une bonne oeuvre utile à l’Église. Or, les défunts ne peuvent plus rien faire et ne peuvent donc pas mériter d’indulgence.
2. La portée des Indulgences dépend de celui qui les accorde. Il pourrait donc, à supposer qu’elles soient utiles aux défunts, accorder à un défunt une Indulgence équivalente à une expiation totale; ce qui est absurde.
Conclusion: Une Indulgence peut être utile de deux manières: Principalement et directement, à celui qui la reçoit, c’est-à-dire qui accomplit l’oeuvre pour laquelle elle est accordée, par exemple, un pèlerinage au tombeau d’un saint . Cette manière est évidemment incompatible avec la condition des défunts.
Une indulgence peut être utile secondairement et indirectement à celui en faveur duquel elle est gagnée par un fidèle qui accomplit l’oeuvre prescrite. Mais cette utilité dépend de la formule même de l’Indulgence. Si la formule est celle-ci: « Celui qui fera telle ou telle chose gagnera tant d’indulgence », l’Indulgence demeure strictement personnelle, car l’Église seule a le droit d’attribuer les suffrages communs d’où les Indulgences tirent leur valeur. Si, au contraire, la formule est celle-ci : « Si quelqu’un fait telle ou telle chose, lui-même, et aussi son père ou un membre quelconque de sa famille, détenu en purgatoire, recevra tant d’Indulgence », l’Indulgence n’est plus réservée aux vivants, mais applicable aux défunts. En effet, puisque 1’Église a le pouvoir de faire participer, pendant leur vie, les fidèles aux mérites communs, source des Indulgences, il n’y a aucune raison de lui refuser celui de les y faire participer, après leur mort.
Il ne s’ensuit pourtant pas que le supérieur ecclésiastique peut délivrer à son gré les âmes du purgatoire, puisque les Indulgences ne sont efficaces que s’il existe une raison légitime de les accorder.
Objections: 1. Saint Athanase dit : « Quoique l’âme de celui qui est mort pieusement se soit envolée, ne laisse pas de faire brûler de l’huile et des cierges à son tombeau; car ces pratiques, accompagnées de prières, sont agréables à Dieu et grandement récompensées par lui ».
2. Saint Augustin dit aussi : « Une piété respectueuse rendait les derniers devoirs aux justes d’autrefois, célébrait leurs obsèques, leur prépa rait un tombeau; eux-mêmes, de leur vivant, exprimaient à leurs fils leur volonté à cet égard ». C’est donc que toutes ces choses ont leur importance et leur utilité pour les défunts.
3. Quiconque reçoit une aumône en profite. Mais ensevelir les morts est regardé comme une espèce d’aumône. « Au témoignage de l’ange Raphaël, Tobie, en donnant la sépulture aux morts, se concilia la faveur divine ».
4. On ne saurait dire que la dévotion des fidèles soit vaine. Or, par dévotion, certains désirent être enterrés dans des lieux saint s.
5. Dieu est plus porté à pardonner qu’à punir. Or, « les pécheurs, dit saint Grégoire, en se faisant ensevelir dans les églises, ajoutent à leur condamnation au lieu de contribuer à leur délivrance ». Donc, au contraire et à fortiori, le lieu et les circonstances de leur sépulture sont utiles aux justes.
Cependant: : 1. Saint Augustin déclare que « tout ce que l’on fait pour le corps des défunts ne leur sert de rien pour la vie éternelle, mais n’est qu’un devoir d’humanité ».
2. Saint Grégoire parle dans le même sens : « La célébration des funérailles, la condition de la sépulture, la pompe des obsèques, sont une consolation pour les vivants plutôt qu’un secours pour les défunts ».
3. « Ne craignez pas, disait Jésus, ceux qui tuent le corps, et qui après cela ne peuvent rien faire de plus ». Or, il arrive qu’ils refusent la sépulture à leurs victimes, comme on le rapporte de certains martyrs de l’Église de Lyon. L’absence de sépulture ne nuit donc pas aux défunts, et les cérémonies de la sépulture ne leur servent pas davantage.
Conclusion: La pratique d’ensevelir les morts a été motivée par une double utilité. L’une pour les vivants : quant au corps, pour qu’il ne soit ni offensé ni incommodé par la vue et l’odeur des cadavres; quant à l’âme, pour affirmer et confirmer la foi au dogme de la résurrection. - L’autre pour les défunts en même temps que l’on voit leurs tombeaux, on évoque leur souvenir et l’on prie pour eux. C’est même de là que vient le nom de « monument », d’après saint Augustin monere, avertir, mentem, l’esprit, faire penser à quelqu’un ou à quelque chose. Les païens se trompaient en croyant que la sépulture était nécessaire pour assurer aux âmes le repos, qu’ils jugeaient impossible pour elles, jusqu’à ce que leur corps ait été enseveli; ce qui est le comble du ridicule et de l’absurde.
La sépulture dans un lieu consacré à un saint peut être utile aux défunts, non par l’oeuvre opérée, mais par l’oeuvre opérante, ce qui signifie que l’utilité ne vient pas du fait même d’y être enseveli, mais du patronage et de l’intercession du saint auquel les défunts, ensevelis chez lui, ont été comme confiés, ou encore des prières plus fréquentes et plus spéciales que les personnes, chargées du soin de ce sanctuaire, font pour les âmes de ceux dont les corps y reposent.
Ce qui contribue à la richesse et à l’éclat d’une sépulture est utile aux vivants, comme une espèce de « consolation »; mais peut encore être utile aux morts, du moins indirectement, parce que les spectateurs sont excités à la compassion et à la prière, ou encore parce qu’une partie des frais est consacrée à soulager les pauvres ou à orner l’église, la sépulture devenant ainsi une espèce d’aumône.
Solutions 1. L’huile et les cierges apportés aux tombeaux peuvent être utiles aux défunts indirectement, s’ils sont donnés à l’église ou aux pauvres; ou encore si on les fait brûler comme un hommage à Dieu, et s’ils méritent ainsi le nom d’ « holocauste » qui leur est donné.
2. Les Patriarches s’occupaient de leur sépulture, afin de montrer « que la Providence veille sur les corps des défunts : non parce qu’ils con servent la moindre conscience, mais pour affirmer la foi à la résurrection », comme le dit saint Augustin. C’est aussi pourquoi ils voulurent être ensevelis dans la Terre promise ou ils croyaient que devait naître et mourir le Christ, dont la résurrection est cause de la nôtre.
3. Le corps faisant partie de la nature humaine, il est naturel à l’homme de l’aimer : « Jamais personne n’a haï sa propre chair ». Il lui est naturel aussi de s’inquiéter de ce que deviendra son cadavre, et s’il prévoyait que celui-ci dût subir quelque indignité, il en souffrirait. Ceux donc qui aiment quelqu’un, aiment aussi ce qu’il aime et traitent son cadavre avec affection et respect. En effet, comme le dit saint Augustin, « si le vêtement ou l’anneau ou un objet quel conque dont s’est servi leur père est d’autant plus cher à ses enfants que ceux-ci l’ont aimé lui- même davantage, il est donc défendu de mépriser ce corps qui nous est plus étroitement uni que n’importe quel vêtement ». Aussi, lorsque, partageant les sentiments d’un défunt, on rend à son corps les derniers devoirs, ce dont il est lui-même incapable, c’est vraiment une aumône qu’on lui fait.
4. La dévotion qui pousse les fidèles à faire ensevelir les corps de leurs chers défunts dans un sanctuaire n’est point vaine, parce qu’elle procure à leurs âmes les suffrages du saint auquel ce sanctuaire est dédié.
5. Etre enseveli dans un lieu saint ne nuit à un défunt qui fut un impie que s’il a recherché par vaine gloire cette sépulture dont il était indigne.
Objections 1. On peut comparer les suffrages à des lumières. Or, une lumière spirituelle est encore plus communicable qu’une lumière corporelle; et cependant celle-ci, un cierge, par exemple, quand elle est allumée pour quelqu’un, éclaire également tous ceux qui sont avec lui, quoiqu’elle n’ait pas été allumée pour eux.
2. Les suffrages « sont utiles aux défunts clans l’autre vie, dit saint Augustin, autant qu’ils l’ont mérité, pendant qu’ils étaient en cette vie ». Or, il y en a qui l’ont mérité bien plus que ceux-là mêmes auxquels les suffrages sont destinés. L’utilité des suffrages est donc aussi pour eux.
3. Il y a une grande disproportion entre les riches et les pauvres, par rapport aux suffrages. Si donc les nombreux suffrages assurés aux premiers n’étaient pas en même temps utiles aux seconds, ceux-ci seraient dans une condition d’infériorité qui semble incompatible avec la promesse évangélique : « Bienheureux vous qui êtes pauvres, car le royaume des cieux est à vous! »
Cependant: : 1. La justice humaine se modèle sur la justice divine. Or, chez les hommes, celui qui paye la dette de quelqu’un ne libère que lui. Donc, comme les suffrages sont en quelque sorte le payement d’une dette, ils sont utiles au seul défunt auquel ils sont destinés.
2. Les suffrages sont une satisfaction applicable aux vivants aussi bien qu’aux défunts. Mais, dans le premier cas, celui à qui ils sont destinés est le seul à en bénéficier. Il en va donc de même, quand il s’agit des défunts.
Conclusion: Cette question a reçu deux réponses. Les uns, parmi lesquels le Prévôtin, ont dit que les suffrages destinés à un défunt ne lui sont pas plus utiles à lui-même, mais à d’autres plus dignes. Et ils en donnaient deux exemples celui d’un cierge qu’on allume pour un riche, et qui n’éclaire pas moins ceux qui sont avec lui, et même davantage ceux qui ont de meilleurs yeux; celui d’une lecture faite spécialement pour quelqu’un, et dont profitent tous les auditeurs autant et même plus que lui, s’ils ont l’esprit plus ouvert. Et, si on leur objectait la coutume approuvée par l’Église de prier spécialement pour tel ou tel défunt, ils répondaient que cette manière d’agir avait pour but d’exciter la dévotion des fidèles qui sont plus portés aux suffrages particuliers qu’aux suffrages communs et prient avec plus de ferveur pour leurs parents que pour des étrangers. - Au contraire, d’autres ont dit que les suffrages sont plus utiles aux défunts auxquels ils sont destinés.
Chacune de ces deux opinions contient une part de vérité. En effet, l’utilité des suffrages dépend de deux choses. D’abord, de l’union de charité qui fait que tous les biens sont communs à tous. A ce point de vue, les suffrages destinés à un défunt sont cependant plus utiles à un autre en qui la charité est plus grande. Ainsi considérée, l’utilité des suffrages consiste moins en une diminution de la peine qu’en une certaine consolation intérieure, qui vient de la joie causée à celui qui a la charité par les bonnes oeuvres du prochain; après la mort, en effet, celles-ci, malgré l’union de charité, ne peuvent plus, comme en cette vie, nous obtenir la grâce ou l’augmenter en nous.
Elle dépend, en second lieu, de la direction d’intention, par laquelle les oeuvres satisfactoires passent d’un vivant à un défunt. A ce point de vue, il est hors de doute que les suffrages destinés à un défunt lui sont non seulement plus utiles qu’aux autres, mais ne le sont qu’à lui. La satisfaction, en effet, a pour but direct et unique la remise de la peine. Ainsi considérés, les suffrages sont utiles à celui-là surtout auquel ils sont destinés. Sur ce point, la seconde opinion est plus vraie que la première.
Solutions : 1. Les suffrages agissent à la façon de la lumière, lorsqu’ils parviennent aux défunts pour leur apporter une certaine consolation d’autant plus grande que leur charité l’est aussi. Mais, comme satisfaction transmise à un défunt par l’intention d’un vivant, ce n’est plus à la lumière qu’il faut comparer les suffrages, mais au payement d’une dette. Or, il n’y a aucune raison, si l’on paye les dettes de quelqu’un, pour que celles d’autres personnes soient payées du même coup.
2. Ce mérite personnel est en même temps conditionnel : ces défunts ont mérité que les suffrages leur soient utiles, s’il en est qui leur soient destinés; en d’autres termes, ils n’ont fait autre chose que de se disposer à les recevoir. Il est donc clair qu’ils n’ont pas mérité directe ment d’être secourus par des suffrages, mais ils se sont seulement, par les mérites acquis de leur vivant, préparés à en recevoir le fruit. Il ne s’ensuit donc pas que ce mérite soit nul et de nul effet.
3. Rien n’empêche que les riches soient plus favorisés que les pauvres, à un certain point de vue, par exemple, celui de l’expiation. Mais cela n’est rien ou presque rien en comparaison de la possession du royaume des cieux, par rapport à laquelle les pauvres sont les favoris, d’après le texte évangélique lui-même.
Objections 1. Celui pour qui est faite une lecture n’en perd rien si un autre en profite. II en va de même pour les suffrages; et ainsi, s’ils sont destinés à plusieurs défunts, chacun en bénéficie autant que s’ils lui étaient uniquement destinés.
2. Selon l’usage commun de l’Église, nous voyons que, dans une messe célébrée à l’intention particulière d’un défunt, on ajoute des prières pour d’autres défunts. Cette pratique n’aurait pas lieu si elle devait tourner au détriment de celui pour lequel la messe est célébrée. II faut donc conclure comme ci-dessus.
3. La valeur des suffrages, des prières surtout, dépend de la puissance divine. Mais le nombre de ceux par lesquels il accorde son secours est indifférent à Dieu, aussi bien que le nombre de ceux auxquels il l’accorde. Donc, chacun des défunts pour lesquels une prière commune est faite en bénéficie tout autant que celui à l’intention spéciale duquel la même prière serait faite.
Cependant: : i. Mieux vaut secourir plusieurs personnes qu’une seule. Si donc le suffrage destiné à plusieurs défunts était aussi utile à chacun que s’il lui était uniquement destiné, il semble que l’Église n’aurait pas dû instituer des messes ou des prières à l’intention spéciale d’un défunt, mais que les unes et les autres dussent toujours être offertes pour tous les défunts, ce qui est évidemment faux.
2. L’efficacité d’un suffrage est limitée. Divisé entre plusieurs défunts, il est donc moins utile à chacun que s’il était attribué en entier à un seul.
Conclusion: Si l’on considère dans les suffrages la valeur provenant de la vertu de charité qui unit tous les membres de l’Église, la réponse est affirmative : les suffrages destinés à plusieurs défunts donnent à chacun autant que s’ils étaient destinés à lui seul. Car la charité n’est pas diminuée, mais plutôt augmentée, par la diffusion de ses bienfaits; la joie, elle aussi, s’accroît en se communiquant, comme le dit saint Augustin. Ainsi donc, la bonne oeuvre destinée à plusieurs défunts réjouit chacun d’eux tout autant que si elle était faite pour lui seul.
Au contraire, si l’on considère le suffrage comme une satisfaction dont la valeur est transmise aux défunts par l’intention des vivants, il faut répondre que le suffrage destiné à un seul défunt lui est plus utile que s’il lui était destiné en même temps qu’à d’autres : car, en ce cas, la justice divine attribue à chacun une part seule ment de la valeur satisfactoire totale.
On voit par là que cet article est un corollaire du précédent; et l’on voit aussi la raison des suffrages individuels dans l’Église.
Solutions: 1. Les suffrages,considérés comme satisfaction, ne sont pas utiles en agissant, comme le serait un enseignement dont l’efficacité, et il en est ainsi de toute action, est proportionnée aux dispositions de celui qui le reçoit; ils sont utiles en acquittant une dette, comme on l’a expliqué. La comparaison est donc défectueuse.
2. On a dit que les suffrages destinés à un défunt sont, d’une certaine manière, utiles à d’autres; rien n’empêche donc d’ajouter à une messe célébrée pour un défunt certaines prières pour d’autres défunts; car on ne prétend point par là détourner à leur profit la valeur satisfactoire du sacrifice, mais seulement les secourir par ces prières faites à leur intention.
3. Il faut considérer dans la prière celui qui prie et celui qui est prié : l’effet dépend de tous les deux. Sans doute le Dieu tout-puissant peut aussi facilement pardonner à plusieurs qu’à un seul; mais celui qui prie n’est pas capable, par une même prière, de satisfaire autant pour plu sieurs que pour un seul.
Objections : 1. Dans l’autre monde, chacun est traité selon ses mérites. Mais, celui à qui aucun suffrage spécial n’est destiné peut avoir mérité d’être secouru, après sa mort, autant qu’un autre qui bénéficie de pareils suffrages. Donc les suffrages communs lui seront, à eux seuls, tout aussi utiles.
2. De tous les suffrages de l’Église, le principal, c’est l’Eucharistie. Mais celle-ci, du fait qu’elle contient le Christ tout entier, a une efficacité en quelque sorte infinie. Une seule oblation du sacrifice eucharistique, à l’intention de tous les défunts, suffit donc à leur délivrance plénière, et ce suffrage commun ne laisse à désirer le secours d’aucun suffrage particulier.
Cependant: : Deux biens sont meilleurs qu’un seul. Les suffrages spéciaux ajoutés aux suffrages communs sont donc plus utiles à un défunt que ces derniers seuls.
Conclusion: La réponse dépend de celle qui a été donnée à l’article 12. Si les suffrages destinés à un défunt en particulier sont utiles à tous sans distinction, tous les suffrages sont communs; dès lors, un défunt privé de tout suffrage spécial est secouru, s’il en est également digne, tout autant que celui auquel des suffrages sont spécialement destinés. Au contraire, si la valeur des suffrages n’est pas attribuée indifféremment à tous les défunts, mais d’abord et surtout à ceux qui en sont les destinataires, il n’est pas douteux que les suffrages spéciaux ajoutés aux suffrages communs ne soient plus efficaces que ces derniers seulement. C’est pourquoi le Maître des Sentences signale deux opinions. La première soutient que les suffrages communs ont pour le pauvre une valeur égale à celle qu’ont pour le riche les suffrages communs et les suffrages particuliers : ce dernier a des secours plus nombreux, mais qui ne sont pas plus efficaces. - La seconde opinion admet que celui à qui sont destinés des suffrages parti culiers reçoit un pardon plus rapide, mais non pas plus entier, puisque riche et pauvre seront, en fin de compte, entièrement délivrés.
Solutions : 1. Le secours apporté par les suffrages ne dépend pas directement et absolument du seul mérite, mais, pour ainsi dire, conditionnellement, comme on l’a expliqué à la sol. 2 de l’art. 12.
2. La puissance du Christ contenu dans l’Eucharistie est infinie, mais son efficacité est orientée vers le défunt à l’intention duquel le saint sacrifice est offert. Il ne s’ensuit donc pas nécessaire ment qu’une seule oblation eucharistique expie toute la peine des âmes du purgatoire, pas plus qu’elle n’opère, pour un vivant, la satisfaction totale pour les péchés qu’il a commis : la preuve en est que plusieurs messes sont parfois imposées en réparation d’un seul péché.
On peut croire cependant que, par un effet de la divine miséricorde, le surplus des suffrages particuliers, surabondants pour ceux auxquels ils sont destinés, est appliqué à d’autres défunts, qui sont privés de tels suffrages et qui ont besoin de secours. « Parce que Dieu est juste, dit saint Damascène, il n’exige de la faiblesse que ce qu’elle peut donner; parce qu’il est sage, il trouve le moyen de combler les indigences ». Et ce moyen, c’est de transférer ce que les uns ont de trop à d’autres qui n’ont pas assez.
Il s’agit maintenant de la prière des saints qui sont au ciel. Trois demandes : 1. Connaissent-ils les prières que nous leur adressons ? - 2. Devons-nous leur demander de prier pour nous ? - 3. Leurs prières en notre faveur sont-elles toujours exaucées ? La question de savoir s’ils prient pour nous a été déjà traitée : 2a qu. 83, art. 2.
DiFFICuLTÉs : 1. « Seigneur, vous êtes notre père, dit Isaïe, car Abraham nous ignore et Israël ne nous connaît pas ». Ce qui fait dire à saint Augustin que « les saints qui sont morts ignorent ce que font les vivants, ce que font même leurs enfants ». Et il ajoute « Si de tels Patriarches n’ont pas su ce que faisait le peuple sorti d’eux, comment croire que les morts sont en relation avec les vivants de façon à savoir ce qui leur arrive, ce qu’ils font, et à les assister ? » Les saints ne peuvent donc connaître nos prières.
2. Dieu fit dire au roi Josias: « Parce que tu as pleuré devant moi, voici que je te recueillerai auprès de tes pères, et tes yeux ne verront pas tous les malheurs que je ferai venir sur ce lieu ». Mais la mort n’eût pas épargné à Josias ce douloureux spectacle, s’il en avait eu la connaissance posthume. Les saint s, après leur mort, ignorent donc et nos actes et nos prières.
3. Plus la charité est parfaite, plus elle s’empresse au secours du prochain. C’est ce que nous voyons que font les saint s, lorsqu’ils sont sur la terre. Mais, après leur mort, leur charité est encore plus grande, et, s’ils connaissaient ce qui se passe ici-bas, plus grand aussi serait leur empressement à secourir ceux qui leur sont chers. Or, c’est ce que nous ne voyons pas. C’est donc qu’ils ignorent et nos actes et nos prières.
4. Les saints du ciel contemplent le Verbe, ainsi que les anges dont il est écrit « qu’ils voient sans cesse la face de mon Père ». Or, cette vision ne fait pas tout connaître aux anges, puisque l’une des fonctions des anges supérieurs est d’apprendre aux anges inférieurs ce qu’ils ignorent. Les saints voient donc le Verbe, mais ils ne voient en lui ni nos vies ni nos prières.
5. Dieu seul « voit les coeurs ». Mais c’est dans le coeur surtout qu’est la prière. Dieu est donc seul capable de la voir.
Cependant: : 1. Ces paroles de Job : « Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien; qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore », sont ainsi commentées par saint Grégoire : « Il ne faut pas attribuer cette ignorance aux âmes des saint s. Elles dont la vue plonge dans les profondeurs lumineuses du Dieu tout puissant, il ne faut absolument pas croire que rien de ce qui est en dehors leur échappe ». Ns prières leur sont donc connues.
2. « Toute créature se rapetisse devant l’âme qui voit le Créateur. A la lumière du Créateur, tout le créé lui apparaît Court ». Or, c’est la distance qui semble devoir empêcher les saints de connaître nos prières et nos vies. Mais cette distance n’est rien pour eux: saint Grégoire vient de le dire. Elle n’est donc pas un obstacle.
3. Si les saints ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, ils ne prieraient pas pour nous, puisqu’ils ignoreraient nos besoins. Or, c’est là l’erreur de Vigilantius, comme l’explique saint Jérôme dans la lettre qu’il écrivit contre lui.
Conclusion: L’essence divine est un moyen suffisant pour connaître toutes choses; la preuve en est que Dieu voit tout en se voyant lui-même. Il ne s’ensuit cependant pas que quiconque voit l’essence divine y voit tout : il faudrait pour cela la comprendre, la voir dans sa totalité; de même qu’il faut saisir toute la virtualité d’un principe pour en apercevoir toutes les conséquences. Dès lors, comme les âmes des saints ne comprennent pas l’essence divine, il ne faut donc pas dire qu’ils connaissent tout ce qu’elle contient. C’est pour la même raison que les anges inférieurs ignorent certaines choses dont les instruisent les anges supérieurs, quoique tous jouissent de la vision de Dieu. Mais il est nécessaire que chaque bienheureux voie en Dieu les choses de ce monde dans la mesure requise à la parfaite béatitude. Or, celle-ci exige d’« avoir tout ce que l’on veut, sans rien vouloir d’une volonté déréglée ». Mais il est d’une volonté bien réglée que chacun veuille connaître ce qui le concerne. Les saint s, dont la rectitude est parfaite, le veulent donc, et il faut donc qu’ils le voient dans le Verbe. Or, c’est un élément de leur gloire que de prêter leur assistance à ceux qui en ont besoin pour être sauvés; ainsi deviennent-ils « les coopérateurs de Dieu, la plus divine chose qui soit », selon l’expression de Denys. Il est donc évident que les saints connaissent ce qui est exigé pour cet office; évident, par conséquent, qu’ils voient dans le Verbe les voeux, les prières, les pratiques pieuses des humains qui implorent leur secours.
Solutions : 1. Saint Augustin parle ici de la connaissance naturelle des âmes séparées, dont il faut dire qu’elle n’est pas obscurcie dans les âmes des saints comme elle l’est dans celle des pécheurs. Mais il ne parle pas de la connaissance résultant de la vision du Verbe, connaissance qu’Abraham, à l’époque où Isaïe parlait ainsi de lui, ne pouvait avoir, puisque, avant la Rédemption, personne ne fut admis à voir Dieu.
2. Quoique les saints connaissent les choses d’ici-bas et les épreuves de ceux qui leur furent chers, il ne faut cependant pas croire qu’ils en souffrent, car la joie de la béatitude les remplit tellement qu’elle les rend incapables de toute souffrance. Donc, même s’ils connaissent ces épreuves survenues après leur mort, la mort elle-même, qui les a devancées, a servi de remède à leur douleur. Mais il se pourrait que les âmes non glorifiées fussent affligées de ces épreuves, si elles les connaissaient, l’âme de Josias, par exemple, qui était dans le Limbe des Patriarches. C’est pour cette raison que saint Augustin s’efforce de prouver que les âmes des saints ignorent ce qui se passe chez les vivants.
3. Les saints ont une volonté pleinement con forme à celle de Dieu, même quant à l’objet voulu par Dieu. Dès lors, tout en gardant leur affection pour leurs proches, ils ne veulent cependant pas leur porter secours autrement que la justice divine n’en a disposé. Il faut croire néanmoins que leur intercession auprès de Dieu est d’un grand secours pour ceux auxquels ils s’intéressent.
4. Quoique ceux qui voient le Verbe ne voient pas nécessairement toutes choses en lui, ils y voient cependant tout ce qu’exige la perfection de leur béatitude, ainsi qu’on l’a dit.
5. Dieu seul connaît par lui-même les pensées des coeurs; mais d’autres peuvent les connaître dans la mesure où elles leur sont révélées, soit par la vision du Verbe, soit de tout autre manière.
Objections 1. On s’adresse aux amis de quelqu’un pour une faveur parce qu’on croit l’obtenir plus facilement qu’en s’adressant à lui- même. Mais Dieu est infiniment plus miséricordieux que n’importe lequel de ses saint s. Il semble donc superflu de les prendre pour intermédiaires entre Dieu et nous.
2. Nous demandons aux saints de prier pour nous parce que nous savons leur prière agréable à Dieu. Mais plus ils sont près de Dieu, plus leur prière lui est agréable. Il faudrait donc toujours prier les plus grands saints et jamais les autres.
3. Le Christ, même en tant qu’homme, est appelé « le Saint des saints », et son humanité lui permet la prière. Néanmoins, nous ne lui demandons jamais de prier pour nous. Il ne faut donc pas non plus le demander aux autres saint s.
4. En prenant les saints pour intercesseurs auprès de Dieu, nous les chargeons de lui présenter nos requêtes. Mais à quoi bon ? puisque toutes choses sont présentes à Dieu.
5. Il est inutile d’employer un moyen pour atteindre une fin qui en est indépendante. Or, que nous les priions ou non, les saints prieront ou ne prieront pas pour nous, selon que nous sommes dignes ou indignes de leurs prières.
Cependant: . 1. «Appelle donc! Y aura-t-il quelqu’un qui te réponde ? Vers lequel des saints te tourneras-tu ? » « Notre appel, dit saint Grégoire, c’est notre humble prière adressée à Dieu ». Quand donc nous voulons prier Dieu, nous devons nous tourner vers les saints et leur demander de prier pour nous.
2. Les saints ont plus de crédit auprès de Dieu après leur mort que pendant leur vie. Mais, de leur vivant, nous devons les Constituer nos intercesseurs, l’exemple de saint Paul : « Je vous exhorte, mes frères, par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint -Esprit, de m’aider par vos prières auprès de Dieu ». A plus forte raison devons-nous demander aux saints du ciel le secours de leurs prières.
3. C’est une coutume générale dans l’Église que d’implorer les saints en récitant leurs litanies.
Conclusion: « C’est une loi établie par Dieu que les êtres les plus éloignés de lui soient ramenés à lui par les plus proches ». Or, les saints du ciel sont toujours près de Dieu; nous, au contraire, « aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur »; ils doivent donc nous servir d’intermédiaires. Ils le sont, lorsque la divine bonté se répand sur nous par eux; et notre réponse doit suivre le même chemin. Ainsi donc, de même que c’est par les suffrages des saints que les bienfaits de Dieu descendent sur nous, de même, c’est par eux que nous devons remonter à Dieu pour en recevoir de nouveaux bienfaits. C’est pour cette raison que nous constituons les saints nos intercesseurs auprès de Dieu et comme nos médiateurs, lorsque nous leur demandons de prier pour nous.
Solutions: 1. Ce n’est point par impuissance que Dieu se sert des causes secondes, mais pour une plus grande perfection de l’univers et une communication plus variée du bien divin, du fait que certains êtres reçoivent de Dieu non seulement d’être bons en eux-mêmes, mais d’être cause que d’autres le soient. De même, le recours aux prières des saints ne suppose point en Dieu un défaut de miséricorde; c’est simple ment une application particulière de la loi universelle.
2. Les plus grands saints ont, auprès de Dieu, plus de crédit que les autres; il n’est cependant pas inutile de prier également ceux-ci pour cinq raisons. 1° Pour prier avec la ferveur plus grande qu’excitent en nous certains saints moins haut placés, et un succès correspondant à cette ferveur. - 2° Pour remédier au dégoût qu’engendre la monotonie; s’adresser à différents saint s, c’est comme un moyen de renouveler, la ferveur. - 3° Pour obtenir les secours particuliers dont certains saints semblent avoir le monopole; par exemple, la guérison de la maladie qu’on appelle « le feu infernal », en s’adressant à saint Antoine. - 4° Pour qu’aucun saint ne soit frustré de l’honneur qui lui est dû. - 5° Pour que nos prières soient plus sûrement exaucées, étant recommandées par de plus nombreux intercesseurs.
3. La prière est un certain acte, qui, comme tous les actes, appartient au suppôt, à l’individu. Dès lors, si nous disions « Christ, priez pour nous », sans addition ni explication, nous semblerions attribuer cette prière à la personne du Christ, ce qui sentirait le nestorianisme, qui distingue dans le Christ une personne humaine à côté de la personne divine, ou l’arianisme, qui déclare la personne du Fils inférieure à celle du Père. Pour éviter ces erreurs, l’Église ne dit donc pas « Christ, priez pour nous », mais « Christ, écoutez-nous », ou « ayez pitié de nous ».
4. Les saints ne présentent pas à Dieu nos prières comme pour lui manifester ce qu’il ignore, mais pour lui demander de les exaucer; ou encore, pour les confronter avec la vérité qui est en Dieu et les décrets de la Providence. On se rend digne de la prière d’un saint par le fait de recourir à lui, en cas de besoin, avec pureté d’intention. Ce recours n’est donc pas inutile.
Objections 1. S’il en était ainsi, les prières qu’ils adressent à Dieu pour eux-mêmes seraient, à plus forte raison, toujours exaucées. Or, elles ne le sont pas toujours; d’après l’Apocalypse, aux martyrs qui crient vengeance « il est répondu de se tenir en repos encore un peu de temps jusqu’à ce que soit complet le nombre de leurs frères ».
2. Même réponse négative suggérée par ce texte de Jérémie « Quand même Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, mon me ne se tourne rait pas vers ce peuple », dit le Seigneur.
3. Les saints sont « comme les anges de Dieu dans le ciel ». Mais la prière des anges n’est pas toujours exaucée. L’ange dit à Daniel « Je suis venu à cause de tes paroles, mais le chef du royaume des Perses ‘ s’est opposé à moi pendant vingt et un jours » : c’est-à-dire à l’effet de ma prière.
4. Obtenir quelque chose par la prière, c’est en quelque façon le mériter. Or, dans le ciel, les Saints ne sont plus en état de mériter.
5. La volonté des Saints est en parfaite conformité avec celle de Dieu. Ils ne veulent donc que ce qu’ils savent voulu par Dieu et ils ne demandent donc que ce qu’ils veulent eux-mêmes et qui est aussi ce qu’ils savent que Dieu veut. Mais ce que Dieu veut s’accomplirait tout aussi bien sans leurs prières. Celles-ci sont donc de nul effet.
6. Les prières de toute la cour céleste, si elles sont efficaces, le sont plus que tous les suffrages de l’Église de la terre. Mais ceux-ci peuvent s’accroître jusqu’à la délivrance totale d’une âme du purgatoire. Or, les saints prient non seulement pour les vivants, mais encore pour les défunts, et, si leurs prières étaient efficaces pour nous, elles le seraient aussi pour les âmes du purgatoire, qu’elles délivreraient donc en totalité; ce qui est faux, car, s’il en était ainsi, les suffrages de l’Église pour les défunts seraient inutiles.
Cependant: 1. Il est écrit au livre des Macabées : « Celui-ci est l’ami de ses frères, qui prie beaucoup pour le peuple et pour la ville saint e, Jérémie, le prophète de Dieu ». Et les paroles suivantes montrent l’efficacité de sa prière « Jérémie, étendant la main droite, donna à Judas une épée d’or, en disant : Prends cette saint e épée, c’est un don de Dieu, etc. ».
2. Saint Jérôme interpelle ainsi Vigilantius : « Tu prétends, dans ton méchant petit livre, que c’est pendant notre vie que nous pouvons prier les uns pour les autres ». Et il le réfute en disant : « Si les Apôtres et les martyrs peuvent prier pour les autres, quand ils sont encore mortels, quand ils ont encore le souci de prier pour eux-mêmes, combien plus le peuvent-ils après leurs couronnes, leurs victoires, leurs triomphes ? »
3. C’est la coutume de l’Église de se recommander fréquemment aux prières des Saint s.
Conclusion: On peut dire que les saints prient pour nous de deux manières par des prières proprement dites, des désirs qu’ils expriment à Dieu en notre faveur; par leurs mérites que l’on peut regarder comme des prières et qui, devant Dieu, ne sont pas seulement une gloire pour eux-mêmes, mais deviennent des suffrages et comme des prières pour nous; c’est en ce sens que le sang du Christ est dit implorer notre pardon. Les prières des saint s, en l’un et l’autre sens et à les considérer en elles-mêmes, ont le pouvoir d’obtenir ce qu’elles demandent. Mais, s’il s’agit des prières que sont leurs mérites, il peut y avoir en nous-mêmes un empêchement à recevoir les grâces qu’elles obtiennent. S’il s’agit de leurs prières proprement dites, elles sont toujours exaucées, car les saints ne demandent que ce qu’ils veulent et ils ne veulent que ce que Dieu veut. Or, ce que Dieu veut absolument s’accomplit toujours; à moins qu’il ne s’agisse de cette volonté que nous appelons antécédente, selon laquelle, par exemple, «il veut le salut de tous les hommes », et qui ne s’accomplit pas toujours. Il n’est donc pas étonnant que ce que les saints veulent de cette même espèce de volonté ne s’accomplisse pas non plus toujours.
Solutions 1. Cette prière des martyrs, comme le dit la Glose, n’est pas autre chose que leur désir de voir leur corps glorifié, de jouir de la société des futurs élus, et leur acquiescement à la justice divine qui punira les méchants.
2. Dieu parle ici de Moïse et de Samuel tels qu’ils étaient. de leur vivant, « alors que, par leurs prières, ils détournèrent de leur peuple la colère de Dieu ». S’ils avaient vécu au temps de Jérémie, la malice des Juifs aurait réduit leurs prières à l’impuissance tel est le sens littéral.
3. Ce combat entre les bons anges ne vient pas de ce qu’ils adressent à Dieu des prières opposées, mais de ce qu’ils soumettent les mérites opposés des deux parties au jugement de Dieu dont ils attendent la sentence. C’est le sens donné par saint Grégoire à ce texte de Daniel : « Les esprits angéliques préposés aux nations ne combattent jamais pour l’injustice, mais examinent et apprécient les actes conformément à la justice. Quand une nation est présentée au tribunal suprême comme ayant agi bien ou mal, c’est alors que l’ange qui en est le chef est dit avoir gagné ou perdu la bataille. Mais la volonté suprême du Créateur remporte toujours la victoire sur eux tous; car, ils la contemplent toujours et ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir ». Ils ne le demandent jamais non plus; c’est pourquoi leurs prières sont toujours exaucées.
4. Les saint s, lorsqu’ils sont au ciel, ne peuvent plus mériter pour eux-mêmes, mais ils le peuvent pour les autres, ou plutôt ils peuvent les aider par le mérite qu’ils ont acquis pendant leur vie, à savoir, que leurs prières seraient agréées de Dieu après leur mort.
On pourrait dire encore que ce n’est point un seul et même principe qui donne à la prière son mérite et son efficacité. Le mérite consiste en une certaine proportion entre un acte et la fin qui lui correspond et qui en est comme le salaire. L’efficacité de la prière dépend de la libéralité de celui à qui elle est adressée et qui veut bien accorder parfois ce que l’on n’a pas mérité. Ainsi, les Saints peuvent n’être pas en état de mériter, mais être cependant en état d’obtenir.
5. Les saints et les anges ne veulent que ce qu’ils voient conforme à la volonté de Dieu, et ils ne demandent jamais que cela. Il ne s’ensuit pas que leur prière soit inutile; car, ainsi que le remarque saint Augustin, Dieu peut avoir décrété que les prédestinés lui devront leur salut; de telle sorte que Dieu veut que soit accompli par les prières des saints cela même que les saints voient voulu par Dieu.
6. Les suffrages de l’Église consistent en certaines satisfactions accomplies par les vivants au nom et à la place des défunts dont la dette est ainsi, en tout ou en partie, payée par d’autres que par eux-mêmes. Mais les saints du ciel ne sont plus en état de satisfaire. On ne saurait donc mettre en parallèle leurs prières et les suffrages de 1’Église.
[1] Nous suivons l’ordre de Nicolaï, qui intercale ici, comme bien à leur place, les deux questions de la Condition des âmes en état de péché originel et du purgatoire, au lieu de les mettre en appendice, comme le fait l’édition Léonine.
[2] Article périmé. Les limbes des enfants ne peuvent être un séjour éternel puisque « Dieu propose à tous son salut ».
TABLE CONSULTER LE TEXTE DU TRAITÉ DES FINS DERNIÈRES SUIVANT