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La génération des guerres de religions

Par Christian Leonardo (de confession Protestante)

Les contes du tome 2 décrivent l’histoire d’une génération et de son éducation, selon le deuxième sens des textes eschatologiques de la Révélation. Il est parlé des « générations » de la manière dont le fait Jésus : les membres de cette génération ne forment pas un bloc uniforme. Le conte vise plutôt le courant dominant du temps, tenu le plus souvent par des représentants qui possèdent le pouvoir, au moins au plan médiatique.

Le Colloque de Poissy, tableau du peintre Joseph-Nicolas Robert-Fleury.
Le Colloque de Poissy (Joseph-Nicolas Robert-Fleury)

Une époque dure

Fin du xvie siècle. Isaac meurt, le cœur amer, emmenant avec lui bien des regrets, des regrets si forts que quelques mois encore avant sa mort, il lui arrivait de se demander si son Seigneur le recevrait avec reproche. Bien entendu, en tant que protestant (huguenot, pour être précis), la foi dans le don gratuit du salut de Dieu ne le quitta jamais. L’œuvre de Jésus pour lui fut en effet le fondement de sa vie d’adulte. Mais il aurait tant voulu « faire mieux, être un meilleur serviteur de son Sauveur ».

Petit, Isaac avait entendu dire : « C’est l’étude de la Bible qui apparaît comme la cause profonde de la Réforme, avant d’en être le résultat ». Lui, pourtant, avait acquis une autre opinion, liée sans doute à des souvenirs différents. Il en avait déduit que la véritable hérésie consiste plus dans la méchanceté gratuite que dans la pratique maladroite d’un rite.

Le siècle d’Isaac fut celui des antipodes spirituels. Charles Borromée, archevêque de Milan, avait exercé une grande influence en Italie par son activité dévouée et irréprochable. Il avait combattu avec succès la discipline relâchée de l’Église de son temps. Thérèse d’Avila avait réformé l’ordre des carmélites. Mais d’un autre côté le pape Paul III avait rétabli l’Inquisition ; Pie V avait poussé Catherine de Médicis sur la voie de la violence contre les protestants. Il y eut le massacre de la Saint-Barthélemy, et Grégoire XIII alla même jusqu’à frapper une médaille pour commémorer l’événement.

Isaac entendait souvent les adultes parler de ces tragédies. Leur voix semblait amère.

Dans la rue, les autres enfants qu’il croisait lui lançaient souvent des insultes. « Huguenot du diable ! » lui disaient-ils. Malgré tout, Isaac avait la chance de pouvoir aller à l’école. Il suivait les cours de mathématiques et de français avec son professeur, un protestant lui aussi. À la sortie de l’école, il arrivait que d’autres enfants l’encerclent. Ils l’arrêtaient par des chants : « Huguenot, au fagot, vêtu comme un corbeau, robe noire, âme noire… ! ».

La mère d’Isaac ne soupçonnait le mal chez personne. « Pas assez », soupirait parfois Isaac. Élisabeth, c’était son nom, était mariée à un homme dur et souvent injuste envers elle ; la vie lui paraissait d’autant plus épuisante que les conditions d’existence étaient déjà rudes.

Elle aimait rappeler la 50ème thèse de Luther. Oh, c’est sûr, l’Église luthérienne était bien loin. Un autre pays, une autre culture, mais presque le même Empire. « Il faut enseigner aux chrétiens que si le pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il préférerait voir la basilique Saint-Pierre réduite en cendres, plutôt qu’édifiée avec la chair, le sang, les os de ses brebis », avait écrit le moine réformateur.

Isaac n’en faisait pas grand cas. Pour dire vrai, ce débat semblait presque déjà d’une autre époque, en décalage par rapport à la réalité. Bien du temps s’était écoulé depuis la rédaction de la thèse, et les choses n’avaient pas vraiment changé. Luther s’était peut-être trompé, qui sait ? C’est à cette époque aussi, quand Isaac était encore en âge d’aller à l’école, que son grand frère avait décidé de quitter la France pour l’Angleterre protestante. Le roi Henri VIII avait fait saisir tous les biens du clergé catholique, quelques dizaines d’années plus tôt. Une partie de la famille et des amis de Georges, le père d’Élisabeth, avaient tissé des liens dans ces contrées

Les années passèrent. Isaac n’aura pas eu le temps de se réjouir de la signature de l’Édit de Nantes. Le roi bourbon Henry IV, converti au catholicisme, accorderait à ses anciens coreligionnaires un édit « perpétuel et irrévocable » leur garantissant la liberté de culte. Dans la paix. L’Édit serait révoqué moins d’un siècle plus tard, mais quand même.

Dès lors marié, puis père du merveilleux petit Jacob, Isaac avait finalement décidé de rejoindre son frère aîné en Angleterre. La vie en France, en tant que huguenot, était devenue bien trop pénible. Il quitta donc la France pour une bourgade sur les côtes de l’Angleterre, aidé de son frère et d’un ami du pasteur français des huguenots. Ce fut une grande décision, qui avait demandé beaucoup de courage, mais bah ! La vie pouvait se voir sous un jour nouveau, sans doute plus propice à une vie heureuse.

Mariage avec une catholique

Plusieurs années s’étaient écoulées. Un changement dramatique s’opéra dans le cœur d’Isaac au moment où Jacob, encore adolescent, tomba amoureux d’une jeune femme nommée Anne, et dont le père était un marchand catholique. Un mariolâtre qui avait eu l’affront de s’installer en Angleterre pour une vieille question d’héritage. Le père d’Anne paraissait être un homme pieux mais il se faisait très discret sur sa religion. Cela se comprenait, il n’était de toute façon pas le bienvenu. Isaac allait durcir son cœur de père et d’homme blessé.

Comment Jacob pouvait-il faire subir une chose pareille à sa famille ! Il savait, pourtant, toutes les douleurs qui étaient restées là-bas, en France, quand Isaac et sa famille avaient décidé de fuir les humiliations et les incessantes tracasseries imposées en raison de leur confession. En tant que fils de huguenot, Jacob savait qu’on ne mariait pas un protestant avec une catholique, ni inversement. Anne pourrait adopter la foi protestante ? Peu importait. Cette folie – perçue par Isaac comme un acte de rébellion – avait brisé le lien de confiance entre lui-même et son fils.

Puis vint le jour où le père d’Anne mourut. Isaac mourut à son tour quelques mois plus tard, au terme d’une brusque maladie qui l’avait emporté bien trop rapidement.

Parce que malgré tout il aimait son fils, depuis longtemps Isaac avait déposé dans le tiroir de son bureau un papier sur lequel étaient inscrits ces mots : « Jacob, pardon ». Il avait réfléchi comment dire les choses à son fils, quels mots utiliser pour renouer les liens avec lui. Il avait tourné et retourné les syllabes, parfois les phrases se bousculaient. Mais les bons mots n’étaient jamais venus, à l’exception de « Jacob, pardon ».

Jugement dernier

Isaac venait de rendre son souffle à Dieu, son Créateur. Dans la présence lumineuse et aimante de Dieu, il allait avoir une conversation que jamais il n’aurait pensé avoir. En voici le récit :

À sa mort, Isaac fut accueilli par son Roi qui l’attendait les bras ouverts. Le Fils de Dieu prit tout le temps nécessaire pour expliquer sous une perspective nouvelle la vie que Isaac avait passée sur terre. Entièrement rassuré, dans des larmes mêlées à la fois de joie et de reconnaissance, il fut emmené par un ange dans un jardin à l’écart. Au loin, quelqu’un s’approchait déjà dans sa direction. La silhouette du personnage se fit plus précise, ce qui raviva chez Isaac un souvenir familier. En fait, il avait un étrange sentiment de déjà-vu. Résultant peut-être d’une fausse idée ? Il attendit. L’homme s’approcha encore. L’ange s’était dès lors absenté, pour laisser Isaac seul avec l’hôte, dans le jardin. Une situation plutôt inattendue.

C’est alors qu’Isaac reconnut Léon, ancien marchand catholique et père d’Anne. Ses parents lui avaient donné ce prénom en témoignage de l’un des sept frères franciscains qui, quatre siècles plus tôt, avaient décidé de témoigner de Jésus-Christ devant les Sarrasins, à Ceuta, au Maroc. Le frère Léon y avait été décapité. Cela, c’est pour l’Histoire.

Quand même ! Il n’était pas possible que le père d’Anne soit sauvé, puisque disciple du pape.

– Bonjour, Isaac, ça me fait plaisir de te voir enfin, salua Léon avec joie. Comme s’il attendait cet instant depuis longtemps.

– Léon, que fais-tu là, comment peux-tu être ici ? Aucun idolâtre ne peut entrer dans le Royaume de Dieu.

– Je suis d’abord disciple de Jésus, Isaac, tout comme toi. Notre Roi m’a montré ma vie, il m’a expliqué beaucoup de choses, comme il a fait pour toi quand tu es arrivé.

Isaac, essayant de comprendre, reprit la parole :

– Léon, sais-tu seulement toutes les souffrances que j’ai pu vivre sur terre, surtout en terre catholique, à cause du nom du Seigneur Jésus et de ma foi ? Peux-tu imaginer une seule seconde combien le traumatisme fut grand pour toute ma famille ?

– Je sais, Isaac, mais écoute : Quand je suis arrivé en Angleterre avec ma fille Anne, moi aussi j’ai souffert. Elle est ma fille unique, tu sais. J’ai eu tellement peur en voyant ta réaction face à nous ! Nous n’étions pas les bienvenus, là-bas. Allait-elle se retrouver sans aucune ressource ni défense après ma mort ? Il faut que je te dise quelque chose. Cette étrange partie de ma vie m’a aidé à comprendre ce que tu avais pu vivre en France, et silencieusement je priai souvent pour toi afin que Dieu apaise ton cœur.

– C’est pourtant toi qui aurais eu besoin de prière, en Angleterre ?

Pensif un court instant, Léon esquissa un sourire :

– Ton pasteur a prié pour moi chaque jour, sans rien espérer en retour. Je n’ai appris cette anecdote qu’ici, lors d’une conversation avec notre Roi. Il a bien fallu que je « pile » face à mon orgueil, moi qui étais si certain de l’entière suffisance de mes actes pieux. Et puis tu sais, sur terre, j’aurais très mal pris qu’un protestant prie pour moi, et de surcroît, qu’il prétende que cela puisse faire une différence dans ma vie !

– Comment tout cela a-t-il commencé ? poursuivit Isaac. Je veux dire… Pourquoi les chrétiens en sont-ils arrivés là, à de telles guerres, à une telle méfiance ?

– C’est une grande question, que la présence de l’orgueil et l’absence de Charité peuvent expliquer en grande partie. Ce qu’il nous est impossible de revivre ici, tant la présence de Dieu est intense ! Quand j’ai demandé à notre Roi de me montrer l’Histoire chrétienne, il m’a présenté ces époques où la présence de l’Église s’imposait tellement, que les hommes oubliaient qu’ils n’étaient que des serviteurs. La papauté manqua son but et alla jusqu’à défigurer notre Sauveur dans les âmes des plus vulnérables, parmi les êtres humains.

L’origine du mal

Isaac, d’abord surpris par cette réponse venant d’un ancien adversaire, vit défiler d’autres événements dans sa mémoire :

Une altération peut affecter n’importe qui, dans toute Église, petite comme grande, structurée comme libre. Du moment qu’une vision tronquée ou un cœur étroit prend toute la place… Tu le sais bien, chez les protestants, Zwingli fit noyer des chrétiens anabaptistes. Quant à l’État de Genève, il condamna à mort un hérétique qui refusait de croire à la Trinité. Combien est grave le fait de tuer pour des questions qui ne regardent que Dieu et ne portent atteinte qu’à Lui ! Quand Jésus m’a montré cela, ainsi que l’état de mon propre cœur, j’ai vraiment eu honte.

– Je suis bien de ton avis, acquiesça Léon. Le même sentiment m’a étreint quand j’ai vu l’état de mon cœur. Mais, dis-moi, notre Roi a gardé le silence lorsque j’ai voulu en savoir plus sur vos hérésies de protestants. Il s’est contenté de me sourire en ajoutant que cela arrivait à propos, que tu pourrais toi-même m’expliquer ce qu’il en est. Puis-je te poser deux questions ?

– Je t’écoute, répondit Isaac.

– Pourquoi les protestants ne croient-ils pas en Marie ?

– Mais, Léon, qui t’a appris cela ? Les protestants croient en Marie tout comme les autres chrétiens y croient. Simplement, ils ne la prient pas puisque la Bible dit qu’il n’y a qu’un seul médiateur entre Dieu et les hommes : Jésus-Christ, notre Roi. Marie a été bénie entre toutes les femmes. Elle est bienheureuse et je me réjouis de pouvoir bientôt l’entendre nous parler. Je veux bien croire qu’il y a des protestants qui négligent le souvenir de Marie. Mais pour les autres, Marie est celle qui nous conduit vers le Christ. Seulement, sa parole résonne, qui nous dit à propos de notre Roi : « Faites tout ce qu’Il vous dira ». Un protestant peut bien revenir mille fois vers Marie. Mille fois il aurait l’impression qu’elle lui répond : « Faites tout ce qu’Il [Jésus] vous dira ». Alors autant obéir une fois pour toutes. Peut-être y en a-t-il qui ont besoin de se l’entendre dire plus souvent, d’être rassurés ou d’être repris.

– Tu as bien répondu. Voici ma deuxième question. Sur terre, jamais je n’aurais pu communier avec toi en prenant du pain et du vin protestants, parce que les protestants ne sont pas en pleine communion avec les catholiques. Pourquoi avez-vous quitté notre communion ?

– Un protestant ne voit pas les choses de cette façon, répondit Isaac. Sa voix sembla songeuse. Écoute, pour moi la communion a toujours représenté ce que notre Roi a accompli une fois pour toutes au Golgotha, en prenant nos fautes sur lui avant d’être chassé de la ville comme le bouc émissaire décrit par la Loi des sacrifices. Son corps a été brisé une fois pour toutes. Mais si on le brise à nouveau chaque jour pendant un cérémonial, comment peut-on dire « une fois pour toutes » ? C’est pourquoi un protestant ne croit pas en la transsubstantiation. Mais vois-tu…, alors que je te dis cela, je me souviens en même temps de tout le soin que je prenais à chaque Sainte Cène afin de ne pas perdre une seule miette de ce pain, ni une seule goutte de ce vin, tant les éléments étaient précieux à mes yeux. Je pense aussi à mes péchés, mes chutes répétées, qui nécessitent un renouvellement du pardon, pourtant puisé dans un sacrifice unique… Tu sais, finalement je pense que Luther, puis Calvin et Zwingli, qui mirent chacun l’accent sur un aspect différent des Sacrements, auraient dû se rencontrer, avec un pape à l’oreille attentive, afin de discerner la complémentarité de ce que Dieu leur avait montré en particulier, plutôt que de s’opposer les uns aux autres.

– Léon lui retourna ensuite la question : Et toi, Isaac, aurais-tu accepté de venir communier avec moi en prenant l’Eucharistie ?

– Franchement, je ne pense vraiment pas, non. J’aurais eu l’impression de trahir les miens et d’accepter sur moi l’autorité du pape plutôt que celle de notre Roi, tant la papauté semblait servir un autre royaume que celui de Jésus.

– Mais tu sais…, réitéra Léon, qui fut immédiatement interrompu par Isaac.

– Oh oui, que je sais ! D’ailleurs Jésus a bien ri en voyant ma tête et mes yeux ronds comme des billes ! Décidément, il n’est pas inquiet. Et puis, impossible de rester devant Lui avec nos idées toutes faites. En effet, il m’a parlé d’un futur pape qui devra travailler au milieu d’un peuple de croyants de tous horizons, et vraiment découragés. Avec humilité et douceur, il comprendra aussi la nécessité pour les croyants de vivre une vie remplie de la Parole de Dieu, grâce à des célébrations animées par l’Esprit Saint, dans des louanges vivantes et joyeuses, tant l’époque sera aux antipodes des besoins humains fondamentaux que sont l’amour, la joie et la liberté de se déplacer.

Agape

Leur conversation continua ainsi durant ce qui put paraître de longues heures. Les voix d’Isaac et de Léon, réconciliés, semblaient raisonner de paix, là-bas tout au loin. Un ange allait bientôt revenir pour emmener Isaac un peu plus loin, à la rencontre de plusieurs anciens agresseurs dont certains avaient été sauvés en vertu de la grâce, tandis que d’autres non, lesquels, bien que baptisés, n’avaient jamais aimé Jésus même s’ils portaient le nom de « chrétiens ». Cette dernière question cependant, était l’affaire du Père Tout-Puissant et de personne d’autre.

– Avant que nous nous quittions, ajouta Léon, il faut que tu me rassures sur quelque chose, car mes craintes ont été trop douloureuses pendant les dernières années de ma vie sur terre. À propos de ma fille unique, Anne, et de ton fils Jacob… Je t’ai parlé des angoisses qui étreignaient mon cœur. Quand j’étais sur terre et priais pour elle, je l’imaginais ayant à se battre seule au milieu des tempêtes de la vie, loin de tout et sans que je puisse rien faire si je venais à partir. Cette seule pensée me saisissait et m’attristait plus que tout.

– Voyons, Léon, répondit Isaac, tu sais bien que les enfants n’écoutent jamais leurs parents ! Surtout quand ces derniers se montrent inutilement bornés et stupides. Oui, Anne et Jacob sont mariés. Ta fille n’est pas seule, elle ne manque de rien. Le moment venu, ils t’en parleront mieux que je ne pourrai jamais le faire.

Christian Léonardo, mai 2006

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