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Le feu de l’enfer

« … dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint pas. »
(Marc 9, 43)

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Je suis Athaël. Je vois Dieu face à face à face. J’ai été l’ange gardien de cinquante-sept personnes durant leur pèlerinage terrestre vers le salut. Et, parmi elles, mon ami et protégé Jacobus Narcicius a choisi l’enfer. Cela s’est passé au Moyen Âge. Tout le monde en France avait foi en une vie après la mort, et la réalité de Jésus-Christ n’était même plus une question pour la grande majorité du peuple. Nous étions en plein XIIIème siècle et l’Église semblait avoir atteint son âge d’or. Partout des prêtres prêchaient l’amour de Dieu. Jacobus, mon jeune homme, fréquentant l’église depuis son enfance, tint en lui-même le raisonnement suivant :

« Je suis baptisé. Jésus-Christ est mort pour moi. Il est prêt à me par­donner tous mes péchés, autant de fois qu’il le faut ; il suffit que je lui en demande pardon. Il me promet en échange le paradis éternel ! »

Alors heureux de connaître cette bonne nouvelle, il l’interpréta ainsi :

« Je vais vivre pour moi-même. Je vais profiter au maximum des biens de cette terre et, juste avant ma mort, je me convertirai. Une bonne confession, des indulgences et j’irai au paradis. Dieu me pardonnera certainement puisqu’il est bon. »

Au début, mon jeune homme n’était pas déterminé dans l’égoïsme. Il était simplement tiède et l’amour de Dieu ne lui donnait pas un grand zèle pour changer sa vie. Il se maria. Il eut des enfants. Il prit aussi une maîtresse, sans doute parce que la vie l’avait doté d’une forte nature. Mais tout cela coûtait cher. Il pratiqua donc quelques affaires malhonnêtes pour se procurer l’argent qui lui était nécessaire. Les années passant, il acquit intelligence et habileté dans le maniement de la richesse. Moi, je voyais bien son âme se durcir. Il lui arrivait encore de prier surtout quand lui venaient des pensées sur l’enfer. Il faut dire que les pensées de l’enfer, c’est moi qui les lui suggérais. Et je lui envoyais des angoisses aussi, dès qu’il était seul (c’est pour cela qu’il n’aimait pas être seul). 

Les années passèrent et mon homme vieillit. Il fut pris un jour d’un malaise. Une douleur l’avait saisi dans la poitrine et l’empêchait de respirer normalement. Pendant toute son agonie, je ne cessais de lui envoyer des cauchemars afin de l’effrayer. Je lui montrais l’enfer des prêtres, une chose horrible faite de boue gluante et de mains griffues qui l’attirait. Les sermons parlaient beaucoup à cette époque de l’enfer avec des expressions effrayantes, des diables grimaçants, des marmites brûlantes, une souffrance physique intense et tout cela pour l’éternité. C’était assez efficace pour empêcher certains d’abuser de leur liberté. Mon but n’était pas de torturer mon Jacobus mais je savais son âme en danger. Il était le riche de l’évangile et il allait devoir passer, comme un chameau, dans le trou d’une aiguille (Marc 10, 25). Alors c’était ma manière d’attendrir son cuir, de le disposer à un peu moins d’arrogance. Car, finalement, le malheur de Jacobus, c’était qu’il avait une bonne vie, un caractère solide et pragmatique, une capacité à fuir mes coups…

Durant son agonie, il se retournait violemment sur son lit. Ses proches avaient dû l’attacher. C’était moi qui le secouais. Comprenant qu’il allait mourir, il finit par faire appeler un prêtre. Terrorisé par les songes que je lui envoyais, il confessa tous ses péchés. Il lui raconta ses maîtresses, ses fautes, et toutes les mauvaises actions qu’il se rappelait. Il omit cependant le plus grand de ses péchés, sans doute parce qu’il n’en était pas conscient et que les siens, tenus en soumission, ne le lui avaient jamais fait remarquer : toute sa vie, il n’avait agi que pour lui, égoïstement.

Choix de l’enfer

Les tourments de l’enfer, troisième panneau du triptyque « Le Jardin des délices » du peintre néerlandais Jérôme Bosch.
L’Enfer (Jérôme Bosch)

Après plusieurs semaines de souffrances, mon ami Jacobus mourut. Et moi, je l’accompagnais. Avec le conseil céleste, nous décidâmes de le laisser pendant vingt années dans la solitude de la mort. Il s’agissait de continuer à attendrir son cœur dur. Moi, j’avais mission d’aiguillonner en lui les angoisses en me servant de la solitude, incontournable cette fois. Mais il n’avait plus rien du jeune homme de jadis, poète et sensible. Il finit par s’installer dans la mort, dans son statut nouveau de fantôme, appréciant finalement le fait de ne plus être soumis aux contingences matérielles. Il prenait philosophiquement les angoisses, presque en riant et se disait à lui-même : « Pourquoi m’angoisser. Je ne peux plus mourir de faim ! »

Les vingt années écoulées, je lui apparus enfin et lui annonçai la venue de Jésus. Il fut heureux de ma venue, comme de celle d’un vieil ami dont, finalement, il sentait la présence depuis longtemps. Puis Jésus lui apparut dans sa gloire. Il fut intellectuellement intéressé par cette prédication de l’Évangile et il s’aperçut qu’il ne l’avait pas bien compris sur terre. Le paradis ne consistait pas en un simple lieu de bonheur où chacun peut jouir de la vie selon ses goûts. Lorsque Lucifer fut devant lui, il découvrit avec objectivité la réalité de l’enfer. Il constata que ce n’était pas un lieu où ils peuvent pour l’éternité torturer les hommes. Tout cela n’était qu’un langage symbolique signifiant des choses bien plus profondes. Au paradis, la joie et le plaisir sont réels mais trouvent leur source dans le don de soi. En enfer règnent la souffrance et la solitude mais tout cela est la conséquence d’une divine liberté.

Alors mon ami Jacobus parla et dit :

« Cela change tout. Je comprends aujourd’hui, par l’enseignement de Lucifer, ce qu’est vraiment son projet. »

Il pesa le pour et le contre et, après avoir tout considéré, opta pour la voie qui correspondait le mieux aux choix de sa vie passée : égoïste il était, égoïste il resterait. Il tourna alors résolument le dos à Jésus, ne pouvant supporter plus longtemps son regard.

Le monde de Jacobus Narcicius

Et j’ai suivi mon ami Jacobus, lorsqu’il s’enfonçait dans son monde, suivant le chérubin Lucifer. Il reçut de lui, selon sa promesse, de vrais trésors en cadeau : une galaxie toute entière, extrêmement lumineuse et remplie d’or et de diamants éternels. Je me faisais discret et invisible pour l’observer. Et je voyais ses états d’âme. Sa volonté était sûre d’elle-même et déterminée. Mais quand il s’est retrouvé seul dans son royaume, j’ai vu que les angoisses l’avaient repris. Et cette fois, parce qu’il avait rencontré Jésus, il savait l’origine de son mal-être. Alors s’est mis à lever le poing vers le Ciel pour maudire Dieu. Et il criait :

« Je sais que tu m’entends. Tu as tendu un vrai piège à l’homme ! Tu prétends laisser entière la liberté de choix. Mais tu as fait notre être pour l’amour. Alors, si l’on refuse l’amour, on se retrouve avec ce feu de l’âme. Tu parles d’une liberté ! Si tu étais juste, tu aurais créé l’âme humaine neutre face à l’amour. Moi, je n’en veux pas de ton espèce d’humilité larmoyante. Alors dégage de mon monde ! »

J’ai vu que Dieu envoyait une sorte de grâce qui adoucissait l’impression de vide de son âme. Car Dieu fait briller son soleil sur tous les hommes. Mais ce pansement avait le même effet que de l’opium pour un cancer. Il masquait et ne guérissait pas. Il est évident que la guérison n’aurait pu venir que de la claire vision de Dieu, chose impossible. On n’épouse pas Dieu sans l’aimer…

Ensuite, Jacobus s’est mis à s’occuper pour fuir la pensée perpétuelle de cette solitude, que pourtant, il voulait. Il utilisait la puissance de son corps pour transformer le lieu de son habitation à son image. Les fleurs et la nature qui l’entourait l’agaçaient beaucoup. Il détestait cette beauté car elle était inutile. Et elle envahissait tout. Alors il s’est mis à désherber. Et il se retira dans une vallée rocheuse et stérile. J’ai vu les animaux se mettre à respecter son désir de solitude. Des vols immenses d’oiseaux et de vivants émigrèrent vers d’autres galaxies.

Je me suis fait petit. J’ai le pouvoir de me rendre invisible. Je suis un pur esprit. Et j’ai vu la réaction de mon Jacobus lorsque qu’un vol d’enfants, des petits enfants du paradis, tous morts en bas âge, tous portés dans la main de Dieu comme des poussins, passèrent. Eux se poursuivaient en jouant à travers l’univers immense, dépassant de loin, de par la puissance de Dieu qui jouait avec eux, la vitesse possible à leur nature corporelle. Ils ressemblaient à des étincelles (Sagesse 3, 7) et laissaient derrière eux des traces de lumière. Ils passèrent non loin de la galaxie de mon Jacobus, pour en visiter les merveilles. Ils étaient parfaitement innocents et se réjouissaient sans arrière-pensée de tout ce qu’ils voyaient.

Et lui en fut fort énervé. Jamais je n’ai vu une si grande colère quand ils passèrent dans « son » ciel. Il écumait et grinçait des dents. Il les enviait tout en les méprisant. Il leur cria :

« C’est mon monde. Allez-vous en. »

Et eux disparurent à l’horizon, tout à fait en paix et respectant la solitude de cet étrange ermite, créature insolite et aimée de Dieu, ayant entièrement sa place dans l’univers si divers du Créateur enfantin qui jouait avec eux.

Mais cette expérience horrible marqua tellement Jacobus qu’il ne se sentit plus en sécurité dans sa vallée ombreuse. Je le vis changer de villégiature et chercher, tel un gros bourdon, une demeure plus tranquille. Il ne voulait plus avoir vue sur aucun coin de ciel. Il finit par repérer une grosse étoile située exactement au centre de sa galaxie personnelle et s’installa dans son cœur. Il faut savoir que le corps des hommes est totalement différent et incorruptible. Et c’est ainsi que mon Jacobus Narcicius devint le prince incontesté de son monde, son siège royal étant le centre noir et brûlant de sa galaxie tournoyante. C’est ce que l’Apocalypse appelle l’étang de feu (Apocalypse 19, 20). C’est une sorte de trou noir où les damnés se sentent mieux car isolés. Il ne sortit plus de son séjour, trop effrayé de rencontrer un de ces élus du ciel dont l’humilité accompagnée de la royauté le brûlait.

Personne ne le dérangea plus. Je vis les animaux revenir s’installer. L’herbe reprit sa place dans la vallée ombreuse qu’il avait désertée. Des enfants envahirent librement son ciel, et ils ne le dérangèrent plus puisqu’il ne les voyait plus.

Pour toujours

Vous devez vous demander si j’étais triste d’un tel échec de ma mission. Ce n’est pas comme cela que nous voyons les choses depuis la Gloire. Tout avait été fait pour orienter mon Jacobus vers la vraie joie. Les souffrances et les joies pour découvrir ses limites, un prolongement de vingt années d’errance et surtout la tendresse de Jésus à l’heure de sa mort pour l’enthousiasmer vers le salut. Mais il y a bien un moment où il fallait qu’il choisisse en homme libre. Et vous comprenez, pour qu’il se soit damné, il a bien fallu qu’il le veuille vraiment. Alors, en fin de compte chacun au ciel respecte son choix et se réjouit même de sa liberté finale.

On sait que la porte de Dieu est toujours ouverte. Mais son choix est si libre, si lucide ! Il a tout vu, tout pesé si bien que, dans mille milliards d’années, sa détermination à refuser l’amour et le pardon sera intacte.

Arnaud Dumouch, 20 décembre 2005

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