Accueil > Contes > Tome 1 : Le destin individuel > Chaîne de prière pour Monseigneur Cauchon
« Aussi je vous le dis, tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’Esprit ne sera pas remis. Et quiconque aura dit une parole contre le Fils de l’homme, cela lui sera remis ; mais quiconque aura parlé contre l’Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni en ce monde ni dans l’autre. » (Matthieu 12, 31)
Fixou, l’oncle de Cécile, un vieux théologien catholique, avait ses marottes. A force d’étudier l’enfer et de travailler sur le péché qui conduit en enfer, le fameux blasphème contre l’Esprit Saint, il avait cru en discerner un qui lui ressemblait fort dans l’Histoire : il s’agissait du péché de Monseigneur Cauchon, le juge de sainte Jeanne d’Arc. Il avait donc, à table, raconté à la petite Cécile et à sa famille son histoire, afin de les faire adhérer à son projet de chaîne de prière. Car il disait : « Marthe Robin, la grande stigmatisée française, faisait prier pour Hitler, au cas où… Moi, je fais prier pour Monseigneur Cauchon car il a fait des études proches des miennes. C’est un peu égoïste donc. Si jamais je meurs demain, vu ce que je sais de moi et que vous ne savez pas (il prenait alors un regard mystérieux et globuleux, qui faisait rire toute la tablée), j’espère que vous penserez à prier pour mon âme. »
— Il a un drôle de nom, ce Monseigneur Cochon, avait interrompu Cécile.
— CAUchon. Et c’est vrai que c’est un nom qui est devenu célèbre.
On s’installait donc autour d’une tisane et Oncle Fixou commençait son récit :
Ça a été son année, à Maître Cauchon. Une vraie bénédiction qui lui a fait tomber, comme venant du ciel, cette oie toute ficelée, toute prête à griller, Jeanne la Pucelle. Il s’est dit que c’était sa chance, lorsqu’elle est arrivée sous sa juridiction canonique.
— Canonique ?
— Oui, c’est le code des lois de l’Eglise, avec la manière de mener un procès.
Pierre Cauchon était un licencié en Droit, et sans doute un diplômé en théologie de la Sorbonne. Il était évêque. Mais il rêvait d’être archevêque de Rouen ou pour le moins de garder du pouvoir. Or, voici que l’occasion se présentait. C’était une chance unique : s’il arrivait à prouver l’imposture de Jeanne, à la déclarer hérétique ou sorcière, les Anglais seraient plus que ravis : le roi Charles VII, sacré par une sorcière, serait définitivement disqualifié ! Quel rire dans la chrétienté. Alors, il se disait que c’était sa chance et qu’une simple bergère ne pourrait se dépatouiller des instruments de sa rhétorique. Il serait facile de la piéger.
Monseigneur Cauchon prépara longuement son procès. Il envoya des émissaires à Domremy, le village natal de Jeanne, pour y recueillir des témoignages, si possible compromettants. Ils ne trouvèrent pas grand chose sinon une danse qu’elle avait pratiquée enfant, avec les fillettes du village, à l’occasion de la saint Jean, autour de « l’arbre des fées », une vieille tradition au parfum païen.
Au début, il ne croyait pas en Jeanne. Il commença donc par faire vérifier sa virginité, elle qui se targuait de son titre de « pucelle ». Si elle était vierge, il était prêt à en manger son chapeau. Ce genre de filles, coureuses des armées, ne peuvent être vierges ! Les matrones avaient donc vérifié et, contre toute attente, avaient conclu sans ambiguïté possible à la virginité de Jeanne.
Lorsque Jeanne parut à son procès, il ne put que constater que, malgré les mois de prison et la garde d’une bande de soldats ricanants et lubriques, elle avait l’air fier. Elle portait la tête haute et regardait avec franchise, droit dans les yeux, ses interlocuteurs. Elle était grande de taille, environ un mètre 50…
— 1 mètre 50 ? Et tu la dis grande, Oncle Fixou ? interrompit Cécile.
— Oui, grande, mais pour son époque. Les gens de la campagne n’avaient pas beaucoup de repas équilibrés. On connaît sa taille car on a retrouvé son armure, avec les traces des flèches là où les chroniques disent qu’elle a été blessée. C’était une belle jeune fille. Elle n’avait que 19 ans quand elle fut jugée. Et elle se retrouvait devant une cour de juges à l’air grave.
Donc Monseigneur Cauchon crut pouvoir régler son affaire très vite. Or, il n’y arrivait pas. Elle se défendait fort bien. Et pourtant, il lui tendait mille embûches. Un jour, à force de tout tenter, il lui avait demandé :
— Avez-vous la grâce, Jeanne ?
Elle ne pouvait deviner le piège théologique mortel devant ses pieds : si elle répondait « oui », elle devenait hérétique car nul ne peut savoir s’il plaît à Dieu. Si elle répondait « non », elle se condamnait elle-même.
— Si j’ai la grâce, Monseigneur, que Dieu m’y garde. Si je ne l’ai pas, que Dieu m’y mette.
Vous voyez, mes amis, poursuivait Oncle Fixou avec des trémolos dans la voix, une telle réponse ne peut venir que de Dieu. Et Monseigneur Cauchon le savait, forcément, puisqu’il avait lu saint Thomas d’Aquin.
Et ce fut comme cela tout au long de son procès. Elle était fraîche, pleine d’humour et toujours juste.
Le père de Cécile avait alors demandé :
— Mais comment peut-on savoir qu’elle a répondu tout cela ? Ce sont des légendes, des récits d’après coup.
— Non, ce sont des documents juridiques, des notes précises prises par un greffier professionnel. Ce n’est pas n’importe quoi, c’était un procès d’inquisition.
— Mais ils ont pu modifier les notes après coup.
— On a une preuve que non. Elle vient du greffier en chef, Guillaume Manchon. C’est une petite note, trouvée dans le manuscrit authentique du procès de Jeanne d’Arc. Elle dit, de mémoire : « Ce soir, Monseigneur Pierre Cauchon est venu me voir et m’a dit d’écrire que Jeanne avait dit ceci. J’ai refusé. Jeanne a dit, précisément, cela :… » et suivaient les vrais propos de Jeanne. Le greffier Manchon devrait être canonisé car, en agissant ainsi, il risquait sa vie. Le climat n’était pas paisible. Les Anglais voyaient d’un mauvais œil ce procès qui n’aboutissait pas.
— Mais il n’avait pas le droit de changer les paroles de Jeanne ! C’est un évêque !
— Oui, Cécile et c’est pour cela que je suis inquiet pour son salut. S’il avait pensé ridiculiser une menteuse, cela peut se comprendre. Mais, à partir d’un certain moment, il est certain qu’il a compris qu’il avait affaire à une authentique envoyée de Dieu. Et là, il a perdu pied. Comme il n’arrivait pas à la piéger, malgré toute sa science, il a décidé de falsifier. Or, il existe un précédent dans l’Evangile : un disciple de Jésus, Judas, décida de mentir pour le livrer à ses ennemis[1]: « Celui qui me livrera, dit Jésus à Jean, c’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper. Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Après la bouchée, alors Satan entra en lui. » Satan rentre en Judas quand il ment : il accepte un geste d’amitié forte (le pain) et sort le trahir. De même pour Monseigneur Cauchon : il n’arrive pas à confondre Jeanne, alors il falsifie ses paroles. Je pense que, ce jour-là, Satan est entré en lui.
— Et pourquoi a-t-il fait cela ? demanda Cécile.
— Il voulait être Archevêque. Il savait que s’il condamnait Jeanne, il le serait.
— Il y a aussi peut-être la peur des Anglais, dit le père de Cécile.
— Il était allié aux Anglais. Il ne risquait pas sa vie. Juste sa carrière. La suite de l’histoire du procès est malversation de sa part.
Voilà comment il a réussi à la piéger en se servant d’une apparente légalité canonique.
— Vous savez que Jeanne est habillée en homme. Or Monseigneur Cauchon trouve dans la Bible un texte qui condamne le travestissement. C’est en effet une très ancienne pratique liée à des jeux sexuels. Il en accuse donc Jeanne qui répond :
— Mettez-moi dans une prison d’Eglise tenue par des femmes, et je n’aurai pas besoin de m’habiller avec des vêtements d’homme bien noués pour protéger ma vertu. »
L’évêque a bien compris que Jeanne n’est pas coupable. Mais il va préméditer une ruse imparable, ayant extérieurement l’apparence de la légalité, pour la condamner.
Monseigneur Cauchon commence par faire servir à Jeanne une nourriture avariée qui la rend malade.
Ainsi affaiblie, il la fait traîner sur la place du Vieux marché de Rouen où un bûcher a été dressé. Il lui montre et lui fait dire : « C’est pour vous, Jeanne, sauf si vous signez ce papier. » Jeanne demande ce qui est écrit sur le papier. « Rien de grave », lui répond-on. « Juste que vous vous soumettez à vos juges et que vous ne faites plus appel au pape. Et si vous signez, vous serez installée ce soir dans une prison tenue par des femmes. » Epuisée et sans conseils, Jeanne signe. On la félicite. Et on la fait s’habiller en femme.
Or, on la reconduit vers la prison tenue par les soldats anglais. Elle proteste. On ne l’écoute pas. Ce qui doit se passer se passe. Dans la soirée, la voyant habillée en femme, les soldats s’approchent et commencent à soulever sa robe. Elle les chasse, avec ses poings et ses pieds.
Comme par hasard, ses vêtement d’homme sont là, bien en évidence. Alors Jeanne se rhabille en homme et noue tous les lacets.
Le lendemain, en grand équipage, Monseigneur Cauchon se rend à la prison pour constater que Jeanne s’est de nouveau travestie. Elle est donc retombée dans son péché (Relaps en droit canonique). Selon la loi, il lui dit : « Je ne peux plus rien pour vous, Jeanne. Je suis obligé de vous livrer au bras séculier puisque vous être retombée. »
Jeanne lui répond : « Evêque, c’est par vous que je meurs. »
Le jour même elle est brûlée. Et ce fut une grande pitié de la voir aller vers son supplice. Elle criait « Jésus ! Jésus ! ».
— Et Monseigneur Cauchon ?
— Il a assisté en partie au supplice. Mais la foule grondait. Il a fini par s’éclipser. On lui a raconté plus tard l’histoire de ce soldat anglais qui, voulant rajouter un fagot contre la sorcière qui avait fait tant de mal à la cause anglaise, en revint tout pâle et répétant : « Je suis damné. J’ai brûlé une sainte. Nous sommes tous perdus. » On lui demanda de s’expliquer et il dit : « J’ai vu, de mes yeux vu, sortir une colombe de sa bouche. »
— Ouh là là… commenta Cécile. Il a dû avoir des sueurs froides…
— Sans doute, mais il n’en a rien laissé paraître. Et il a exercé du pouvoir jusqu’à sa mort. Il n’a pas eu la récompense qu’il convoitait. Il est resté simple évêque pendant 11 ans puis il est mort, d’un coup, en se rasant, un matin de 1442. Il ne s’était enrichi que moyennement et il avait destiné, dans son testament, la plus grande partie de ses biens à l’édification, à Lisieux, d’une chapelle consacrée à la Vierge, où se trouve sa sépulture. Sa tombe fut fouillée en avril 1931. Le squelette de Cauchon fut mesuré : 1,68 mètre. Son anneau pastoral et sa crosse épiscopale furent déposés au musée de Lisieux, où ils furent détruits lors du débarquement de mai 1944 ; mais le corps de Pierre Cauchon repose toujours dans sa chapelle.
— Moi je n’ai pas du tout envie de prier pour « Cochon », disait Cécile. C’est un horrible personnage. J’espère qu’il est en enfer.
— Cécile, là tu me coupes mon effet, dit Oncle Fixou. Je comptais justement sur toi. Je suis sûr que ta prière peut avoir de l’influence sur lui.
— Alors là, Oncle Fixou, il va falloir que tu mettes le paquet pour me convaincre.
— D’accord. Et voilà ce que je suppose. Quand Monseigneur Cauchon est mort, il s’est retrouvé comme au jour de sa naissance. Il n’était plus évêque mais nu devant Jésus qui arrivait. Et il a été accueilli, j’en suis certain, par Jeanne.
— Ah oui, chacun son tour. A son tour de passer au tribunal.
— Une Jeanne accueillante, Cécile, prête à lui offrir son pardon. Jeanne est au Ciel, on le sait de manière infaillible depuis qu’elle est sainte. Alors il n’y avait plus en elle que de l’amour et une main tendue, comme le Christ. Mais ce que Monseigneur Pierre Cauchon a vu de ses yeux ce jour-là, c’est l’âme de Jeanne et la preuve de sa mission divine.
— Mais il le savait déjà, qu’elle venait de Dieu. Tu l’as dit tout à l’heure. Il l’a vu durant tout le procès.
— Oui, Cécile. Et c’est ça qui m’inquiète pour son salut. Si ce que j’ai dit est vrai, alors il a simplement dit à Jeanne : « Tu viens de Dieu ? Tu ne m’apprends rien. Je le savais. Mais je me moque de ta mission et du fait que tu es envoyée par Dieu. Ce que je veux, c’est le pouvoir. »
— Mais c’est terrible cela. Il serait fou ?
— Pas fou. Mais j’ai l’impression qu’il était amoureux de la gloire jusqu’à être prêt à tout lui sacrifier, y compris sa peur de l’enfer. Car, à cette époque, on voyait l’enfer comme un four de torture. On en avait peur. Alors tu comprends : lorsque Lucifer lui a présenté le vrai enfer, c’est-à-dire la possibilité d’être pour toujours le « pape » (pas le simple archevêque) d’un monde minéral à lui, alors je suis inquiet de ce qu’il a choisi. Il a dû être tenté d’y aller, sans hésiter.
— Un monde minéral ?
— Oui, tu penses que Dieu ne met au pouvoir des damnés ni un homme, ni un animal. Tout le monde fuit.
— Donc on ne souffre pas en enfer ? On y va librement, selon ses goûts ?
— On y va librement à cause d’un grand bien pour qui on donnerait tout : soi-même ! et on souffre. On y souffre de manière bien pire que ce qu’on peut imaginer. Tout ce qui est dit dans la Bible (le feu, les pleurs, les grincements de dents, le ver rongeur de la colère[2]) est réalisé, mais pas comme on le pensait au Moyen Age, pas par des choses surajoutées cruellement par Dieu. On y souffre parce qu’on est homme, donc fait pour l’amour. S’il a choisi l’enfer, Pierre garde une nature humaine. Alors, s’il devient le roi d’un monde, il ne règne en fait que sur une seule chose : lui-même. Et il est donc seul, malheureux mais prêt à le rester éternellement plutôt que de devenir humble et de demander pardon.
— C’est ça le blasphème contre l’Esprit ?, demanda la maman de Cécile.
— Oui, et c’est un choix lucide, face au Christ, face à Lucifer, sans aucune faiblesse et ignorance. Alors on ne demande jamais pardon. On sait ce qu’on fait.
— Mais alors, s’il est en enfer, ça ne sert à rien de prier pour lui. Il ne changera jamais…
— Tu as compris, Cécile. Si Pierre Cauchon est en enfer, il voudra y rester toujours. Prier pour lui ne ferait que le faire souffrir.
— Alors, c’est quoi ta chaîne de prière pour lui ?
— C’est que je ne suis pas sûr qu’il ait commis un vrai péché contre l’Esprit… il y a d’autres hypothèses. Ton papa parlait de la peur des Anglais. Alors voilà ce que je me suis dit : si on prie pour lui du fond de notre terre, Dieu qui est au-delà du temps nous montrera à lui, en train de prier pour lui, au moment où il en avait besoin, c’est-à-dire au moment où il a fait son choix, à l’heure de sa mort. Il y a peut-être un espoir. Tu te rappelles, cette chapelle consacrée à la Vierge où il s’est fait enterrer. Cela ne veut rien dire, je sais. A l’époque, tout le monde était ami de la Vierge…
« Cécile, dit oncle Fixou en la regardant, Jésus est mort pour Pierre Cauchon. Sa mère l’a aimé et élevé. Son âme vaut plus que tout l’or du monde. Sainte Jeanne d’Arc, quand elle lui est apparue, a tout fait pour le sauver. Je suis sûr qu’on peut y contribuer. »
Cette dernière phrase, Oncle Fixou la dit en essayant d’y mettre une force de conviction. Alors Cécile se dit (sans enthousiasme) que ce soir, elle ferait tout de même une petite prière pour Monseigneur Pierre Cauchon, évêque de Beauvais, puis, pendant 9 ans, évêque de Lisieux…
« Jésus dit : “Si quelqu’un doit scandaliser l’un de ces petits qui croient en moi, il serait préférable pour lui de se voir suspendre autour du cou une de ces meules que tournent les ânes et d’être englouti en pleine mer. Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal, certes, qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive !” » (Matthieu 18, 6)
Arnaud Dumouch, 2005
1. Jean 13, 26 [↩]
2. Le remords est une colère d’avoir perdu. Le repentir est une tristesse d’avoir blessé l’amour. [↩]