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L’histoire de l’homme des greniers

« Il leur dit alors une parabole : « Il y avait un homme riche dont les terres avaient beaucoup rapporté. Et il se demandait en lui-même : Que vais-je faire ? Car je n’ai pas où recueillir ma récolte. Puis il se dit : Voici ce que je vais faire : j’abattrai mes greniers, j’en construirai de plus grands, j’y recueillerai tout mon blé et mes biens, et je dirai à mon âme : Mon âme, tu as quantité de biens en réserve pour de nombreuses années ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même, on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu. » (Luc 12, 16-21)

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Monsieur Jacques Scrofule avait toujours été anxieux. Toute sa vie il avait eu peur de manquer. Aussi il n’avait cessé de thésauriser. Il s’était fait un coussin de sécurité et il disait que c’était par prudence, à cause des « aléas de la vie. ». Il vivait seul dans sa maison isolée. Jadis marié, sa femme et ses enfants étaient retournés en ville. La dernière fois qu’il y avait reçu quelqu’un, cet ami n’était resté que trois jours. Il avait passé tout son temps dans la cheminée, blotti au plus près d’un petit feu qui seul maintenait un peu de chaleur dans la maison. Et, détail qu’on n’invente pas, il avait trouvé, intacte et occupée dans la lunette des toilettes, une toile d’araignée. « On n’imagine pas l’économie d’eau qu’on peut faire en allant dans les bois d’alentour », avait simplement commenté Jacques.

Jacques Scrofule se coucha tôt ce soir-là, sous cet épais édredon de duvet d’oie qu’il avait hérité de ses parents. C’était un moment agréable. Comme il pleuvait dehors, il pensa à la sécurité de son petit domaine.

Au milieu de la nuit, il se réveilla avec une impression curieuse. Il mit un certain temps à s’apercevoir qu’il flottait en l’air. Pas de doute : il flottait bien en l’air. C’était incroyable, illogique. Il fit le tour de sa maison et vit que tout allait bien. Rien n’avait bougé. Aucun bruit ne se faisait entendre alentour. Le petit matin arriva vite et là, dans la lumière à peine sortie, il fit une découverte effrayante : il se voyait, dans son lit, dormant paisiblement. Le problème est que ce rêve éveillé était bien réel. Il s’approcha, il voulut toucher son corps endormi et eut la désagréable surprise de ne pouvoir le saisir. Sa main le traversait. Alors il essaya d’appuyer sur l’interrupteur lumineux. Mais rien n’y fit. Son corps passait à travers les objets.

 

Il eut alors une idée horrible. Il fallait qu’il vérifie. Il s’approcha de son corps, le scruta de près et il comprit : ce corps qui dormait devant lui était celui d’un mort. Pas de doute, il était mort.

Alors la panique le prit. Il pensa à ses titres au porteur, cachés dans la maison : comment allait-il faire pour les cacher mieux ? Comment arrêterait-il les voleurs ? Il y avait aussi les 35 pièces d’or, dans le petit coffre en fer. Tout cela allait être volé

 

A ce moment, dans un coin de la pièce, il se produisit un moment magique. Alors même que le premier rayon du soleil illuminait la pièce, une lumière plus brillante encore, et chaude apparut. Ce n’était pas qu’une lumière physique. C’était quelqu’un. « Jacques, dit une voix. Jacques… laisse donc tout cela et viens. » Mais Monsieur Jacques Scrofule n’entendit pas. Fiévreusement, il était occupé à essayer de saisir un cahier, le cahier de ses comptes où figurait, avec précision, la totalité de ses placements financiers. Alors la porte ouverte sur le Ciel se ferma, tout doucement. Il n’y eut plus que Jacques, seul, dans sa maison.

Ce n’est que deux jours plus tard qu’on trouva son corps. Le facteur s’était étonné de trouver sa boîte aux lettres pleine et ses volets fermés. C’était la première fois depuis vingt-quatre ans. Il avait prévenu la gendarmerie qui avait forcé sa porte. Le décès ayant été constaté, on avait prévenu sa famille.

Et Jacques les vit arriver, un à un. Tous avaient une mine triste, mais lui, avec une lucidité parfaite, lisait leurs pensées. Elles étaient surprenantes. Il n’aurait pas deviné s’il avait eu à se prononcer. Par exemple, son frère, debout au pied du lit, semblait lui parler : « Tout ça pour ça. Dire que tu as gâché ta vie. Et tu vas avoir un beau cercueil ? C’est pour cela que tu as fait fuir les tiens ? » C’était anormal. Ce frère était pourtant intéressé et avare. Il le savait depuis toujours et refusait de le recevoir chez lui. Ce genre de pensée ne durerait pas. C’était certain : il allait se servir dès qu’il aurait le dos tourné. Alors Jacques ne le quitta plus des yeux, vérifiant chacun de ses gestes de voleur. Mais il ne vola rien. Il semblait au contraire tout mépriser. C’est alors qu’arrivèrent sa femme et ses enfants. Il avait deux fils et une fille : « Maman, dit sa fille (elle était âgée de 28 ans). Tu crois qu’on pourra prendre les souvenirs ? » « Ca y est, ça commence, pensa Jacques. Ils vont me piller ! "

 

C’est alors qu’il vit son petit-fils de 8 ans le voler : il avait glissé dans son manteau la tête d’obus en laiton, ce souvenir gravé lui venant de son grand-père et des tranchées de la Grande Guerre.

 

« Remets cela tout de suite », cria Jacques. Mais le gamin ne l’entendit pas, trop heureux d’avoir subtilisé un souvenir que, visiblement, il convoitait depuis longtemps. « Maman, j’ai des frissons. Cette maison est triste. »

Monsieur Jacques Scrofule assista à sa mise en bière. Mais il ne se rendit pas à son enterrement. Il fallait qu’il réfléchisse, qu’il prépare ses plans pour protéger ses biens. Il devait y avoir un moyen pour se barricader.

Trois jours plus tard, cela commença : notaire et inventaire. Il le vit bien, ce clerc de notaire en apparence honnête, qui glissa discrètement dans sa poche le chausse-pied en fer qui était suspendu à l’entrée de sa maison. « Ce sont tous des voleurs », criait Jacques, « des voleurs ».

La suite de l’histoire fut horrible : il se débattit, frappa de toutes ses forces. Il connut le désespoir. Puis il se scandalisa de la joie de ceux qui venaient, voiturée après voiturée, vider sa maison. Et ces plaisanteries graveleuses qui fusaient ça et là : « Le vieux a bien fait d’accumuler. S’il savait qu’il nous offre un voyage à la mer, crois-tu qu’il se retournerait dans sa tombe. » Il gifla vainement et à tour de bras ces enfants qui reçurent la permission finale de prendre ce qu’ils voulaient.

 

Le monde était cruel : pas un remerciement, pas une pensée gentille. Ces gens n’avaient que deux sentiments : la joie de prendre et la méditation de la vanité. Jacques pensait avec colère qu’il leur était facile de le trouver vain, eux qui maintenant se repaissaient de ses biens.

La maison fut vendue. Il s’installa un petit vieux solitaire qui ne faisait que lire le journal. Cette ennuyeuse présence passa vite. Et surtout, il ne trouva pas son coffret aux 35 pièces d’or, soigneusement enfoui sous un carreau de la cuisine.

Le soleil se levait. Le soleil se couchait. Lui veillait sur son or, obstinément. Il devint triste. Il se mit à penser au passé.

Un couple âgé racheta sa maison. Ils vivaient dans leur quartiers et lui dans le sien. Parfois, il les approchait et, invariablement, ils cherchaient d’où venait le courant d’air froid. Ils finirent par se dire que leur maison était hantée par son ancien propriétaire et la rumeur s’en répandit dans la région.

 

La catastrophe se produisit un matin. La femme passait le balai. Elle toucha le carreau de faïence et eut l’idée de le soulever. C’est ainsi qu’il perdit sa dernière fortune, les dernières économies qu’il avait si patiemment accumulées. Car, s’ils commencèrent par recacher l’or, ils profitèrent de la première venue de leur neveu pour le lui offrir.

Ils moururent à leur tour. Jacques remarquait, à chaque fois qu’une mort se produisait, cette lumière qui accompagnait leur départ. Mais lui était trop occupé. Il n’était pas question de perdre de vue le dernier bien qui lui restait : sa maison.

 

Ensuite, pendant 30 ans, la maison fut inoccupée. Il y vécut tristement. Il ne put empêcher ces gamins qui pénétrèrent son domaine, cassèrent ses carreaux. Mais il ne sortait jamais de sa maison. Il sentait que s’il se rendait en ville, une catastrophe arriverait : c’était sûr. Le temps fut de plus en plus difficile. Il se sentit très seul et très nul. Il assista lentement à la multiplication du moisi sur les murs. Il vit, goutte à goutte, une goutte d’eau entrer dans une poutre du toit et la pourrir.

 

Enfin, un jour, il se produisit du nouveau : on ouvrit les volets. Des ouvriers entrèrent. Et ils se mirent à tout vérifier, à tout rénover. Monsieur Scrofule prit tout cela avec méfiance. Mais il se disait : « Après tout, il y aura de la présence ». On répara le toit. On décora la maison avec des couleurs chaudes. On mit des tableaux, des rideaux.

C’est une famille qui s’installa : le père, la mère et une fillette -Blandine- âgée de 7 ans. Il s’approchait parfois d’eux et assistait à leur repas. Leurs pensées étaient étranges : elles étaient inhabituellement paisibles. Et il lui semblait que, lorsqu’ils faisaient leur prière, des présences invisibles les entouraient.

Une nuit, Blandine se réveilla car elle avait des frissons. Elle se leva pour prendre un édredon. Sa mère aussi ressentit cette impression et en fut toute étonnée : « Pourquoi ce froid en juillet et uniquement dans la maison ? » Et la sensation se reproduisit souvent.

 

Blandine resta pensive car elle avait fait une espèce d’enquête à l’école au sujet de sa nouvelle maison. Elle y avait appris un tas d’histoires, des racontars peut-être mais… On disait que, il y a plus de 80 ans, un solitaire qui n’avait pas d’amis y était mort. On disait qu’il était un avare. Dans le dictionnaire elle avait lu : « personne trop attaché à des biens matériels au point de n’aimer que ceux-ci. » Il y a des gens vraiment étranges, s’était-elle dit en elle-même !

Un peu plus tard, la famille reçut dans leur nouvelle maison l’oncle Fixou, qui était un théologien catholique très connu au Canada pour ses travaux sur l’eschatologie. Blandine l’avait vu une fois quand elle était petite mais ne s’en souvenait plus.

Elle demanda à sa maman :

— C’est quoi ce travail d’oncle Fixou sur l’éska… ?

Eschatologie, lui répondit sa mère. C’est un mot technique. Ça veut dire « ce qu’on peut savoir de ce qui nous arrive après la mort ».

— Mais, répondit Blandine toute étonnée, on va au Ciel, on va embrasser Jésus…

— Oui, bien sûr, mais tu peux demander tous les détails à ton oncle aujourd’hui, conclut sa mère.

D’un coup elle décida de mettre tout au clair avec oncle Fixou :

« Qu’est ce qui peut bien arriver à un avare après sa mort ? Est-ce qu’il peut aller droit au Ciel s’il n’aime vraiment personne ? »

L’oncle Fixou était très content d’avoir une nièce dont les questions étaient si avisées. Bref, il lui expliqua que Dieu donne à ceux qui meurent de le choisir en toute liberté. Or, un avare est très peu libre, il est attaché à ses biens, bien plus qu’à Dieu. Alors, Dieu ne voulant pas l’arracher de force, le laisse, malheureux, regarder ses biens qui ne lui servent plus à rien, jusqu’à qu’il se lasse et se tourne vers lui.

Blandine dit à sa mère :

— Écoute, maman, pendant que j’écoutais oncle Fixou, il m’est venu une idée. Et si ce froid qu’on sent pendant ces nuits était « notre avare » qui n’arrive pas à partir au ciel ?

— C’est une idée, Blandine. La prochaine fois qu’on aura ce frisson, on pourrait lui parler et lui dire d’aller au Ciel, puisque oncle Fixou dit qu’il faut les aider ainsi. On ne sait jamais…

Alors, un soir, la fillette se mit à s’adresser à lui :

« Je sais que tu es là. Je ne te vois pas mais je sens ta présence. Tu sais que tu es froid ? J’entends aussi tes gémissements la nuit. »

 

Il n’y avait pas de doute, se dit Jacques Scrofule, tout surpris. Ces paroles, prononcées tout bas dans sa chambre, n’étaient pas une conversation étrangère, comme ce qu’il entendait, souvent à son corps défendant depuis 80 ans. Il s’approcha. Elle lui était adressée.

« Je m’appelle Blandine. J’ai parlé de toi aujourd’hui. Et un ami m’a dit que tu n’étais pas méchant mais triste. Il m’a dit de te dire que tu ne devais pas rester ici entre les deux mondes et que tu devais demander à Jésus de venir te chercher. Voilà. Bonne nuit. »

Monsieur Jacques Scrofule passa une nuit agitée. Cette conversation était unique. Elle l’avait bouleversé. C’était comme une visite en prison. On lui avait parlé ! Il s’approcha de la fillette. Et il se mit à lui parler :

« Tu m’entends donc ? Depuis combien de temps ? Moi, je suis dans cette maison depuis longtemps. Et j’y ai vécu 30 ans avant d’y mourir. » Il aurait voulu tout raconter. Mais il vit que la fillette dormait déjà.

Alors il pensa. Il se repassa ces paroles :

« Il m’a dit de te dire que tu ne devais pas rester ici entre les deux mondes et que tu devais demander à Jésus de venir te chercher. »

Ce n’était évidement qu’élucubrations de fillette. Jamais cela ne se produirait. De plus, il n’oserait jamais affronter Jésus. Jésus venait pour les autres. Lui avait trop de choses sérieuses à faire comme cette surveillance sur ce bien qui lui restait. Jacques regardait sa maison. Elle n’avait plus grand-chose de commun avec la triste et grise bâtisse de son temps. Elle était claire et gaie, remplie de fleurs par la maman.

Le lendemain, il attendit le soir et s’approcha de la fillette. Et elle se mit à lui parler :

« Tiens, tu es encore là. A chaque fois que tu viens, je sens des frissons. Je ne sais même pas qui tu es. Je ne sais qu’une chose : il ne faut pas que tu restes ici. Et il paraît que c’est facile. Tu appelles Jésus, ou Marie, ou le saint que tu préfères et ils viennent aussitôt te chercher. Et tu verras, c’est beaucoup mieux de l’autre côté. Tu retrouveras tous ceux que tu aimes. »

Et Blandine se coucha. Elle pria doucement, la tête cachée sous ses draps et s’endormit.

Jacques passa une nouvelle nuit agitée. « Et si c’était possible ? », pensait-il. Il avait bien aperçu les lumières. Mais il n’avait pas eu le temps de les regarder, à cause de sa mission importante. Il était ému. Tant de paroles en deux soirées. Cette soudaine existence lui faisait prendre conscience à quel point il avait été seul.

Il attendit avec impatience le matin. Il assista au petit déjeuner.

« Tu sais qu’il est encore venu me voir hier soir ? disait Blandine à sa mère. Je lui ai redit de monter au ciel.

C’est bien, répondit la maman. Et ce soir, nous pourrions prier ensemble pour lui. »

 

Jacques attendit fiévreusement le soir. La famille oublia de prier. Mais, dans sa chambre, seule, la fillette était là. Elle n’avait pas oublié. Il s’approcha.

« Tu es là, lui dit-elle. Je te sens. Regarde comment il faut faire. Tu te mets à genoux puis tu dis avec moi : « Je vous salue Marie, pleine de grâce… »

Jacques hésita. Si elle avait pu le voir, elle l’aurait vu en larmes. Les prières de son enfance lui remontaient. Il se mit à genoux à côté d’elle, hésita et prononça avec elle la fin de la formule : « Priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. »

Et ce jour-là, plus de 80 ans après sa mort, Monsieur Jacques Scrofule vit apparaître une grande lumière. Il osa la regarder. Il n’y vit que compréhension et bonté. Il s’approcha de la porte qui s’était ouverte et y pénétra.

Le lendemain, Blandine dit à sa mère. « Ça y est. Il est parti. Il ne viendra plus. Il ne faudra pas qu’on oublie de prier pour lui ce soir. »

Conte d’Arnaud Dumouch
Illustré par Maximilie Sente

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