Accueil  >  Contes  >  Tome 1 : Le destin individuel  >  Histoire de cochon

 

Histoire de cochon

« Puis, quand le soleil se leva, Dieu fit qu’il y eut un vent d’est brûlant ; le soleil darda ses rayons sur la tête de Jonas qui fut accablé. Il demanda la mort et dit : « Mieux vaut pour moi mourir que vivre. » Dieu dit à Jonas : « As-tu raison de te fâcher pour ce ricin ? » Il répondit : « Oui, j’ai bien raison d’être fâché à mort. » Yahvé repartit : « Toi, tu as de la peine pour ce ricin, qui ne t’a coûté aucun travail et que tu n’as pas fait grandir, qui a poussé en une nuit et en une nuit à péri. Et moi, je ne serais pas en peine pour Ninive, la grande ville, où il y a plus de 120.000 êtres humains qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, ainsi qu’une foule d’animaux ! » (Jonas 4, 8)

Téléchargementmp3

 

J’ai téléphoné trois mois plus tard à Jeanne. J’avais une intention précise en tête. Je voulais régler cette histoire d’animaux au Ciel. Mais c’était difficile de lui en parler tout de go. J’avais peur qu’elle ne trouve ma question futile.

Ce qui m’a décidé, c’est quand le fils de huit ans d’un de mes amis a perdu son chien. Cette question, me suis-je dit, n’est pas du tout anodine pour les enfants, donc pour Dieu non plus.

J’ai utilisé un biais pour aborder Jeanne. Je lui ai parlé d’un texte bizarre de l’évangile de saint Luc pour lui demander son avis[1]:

« Or il y avait là un troupeau considérable de porcs en train de paître dans la montagne. Les démons supplièrent Jésus de leur permettre d’entrer dans les porcs. Et il le leur permit. Sortant alors de l’homme, les démons entrèrent dans les porcs et le troupeau se précipita du haut de l’escarpement dans le lac et se noya. Voyant ce qui s’était passé, les gardiens prirent la fuite et rapportèrent la nouvelle à la ville et dans les fermes. »

J’avais donc demandé à Jeanne : « C’est quoi à votre avis cette histoire de cochons ? Comment se fait-il que les démons aient préféré aller dans les cochons plutôt qu’en enfer ? »

Mais Jeanne était fine mouche. Elle savait que le sort des démons et leur désir de fuir dans quelque occupation extérieure leur colère éternelle m’importaient moins, en théologie, que le sort jamais réglé des animaux. Elle m’a donc dit :

« Pour les démons, je n’en sais rien. Mais je vous confirme que j’ai vu toute sortes d’animaux de l’autre côté.

— Bon, Jeanne, pourriez-vous vous renseigner ? Il faut tirer cette histoire au clair…

— Et qu’est-ce qu’en dit la théologie, m’a alors demandé Jeanne, sachant ma « grande » science en ces domaines…

— L’Eglise ne dit rien. La Bible[2] dit que « La création toute entière attend la révélation des Fils de Dieu. » Saint Thomas d’Aquin est définitif : il n’y aura pas d’animaux dans l’autre monde parce que rien de corruptible ne subsiste là-haut. Or les animaux et les plantes sont entièrement corruptibles. Il y a quelques Franciscains qui disent que, s’ils sont corruptibles, Dieu « qui compte les passereaux[3]» saura bien les ressusciter et les rendre incorruptibles à la fin du monde en même temps que le corps des humains…

— Et il y a un théologien pour dire que les animaux sont vivants actuellement au Ciel ?

— Aucun, Jeanne. Je n’ai jamais entendu cela…

— Aïe ! Alors on est mal partis… Bon je vais essayer de me renseigner…

— Et comment faites-vous pour vous renseigner ?

— Rien ! Je dors et je mange. Et si l’ange se décide un jour, alors je vous téléphone… »

Je n’ai pas eu de nouvelles de Jeanne pendant un an. Puis, un soir, j’ai reçu un appel :

— Monsieur le théologien, comment allez-vous ? Vous voulez toujours savoir ce que sont devenus les cochons du troupeau ? Alors, venez me voir. On prendra un thé.

 

 

Le passé des animaux

J’ai bondi chez elle. Le thé était allongé de rhum. Délicieux… [Jeanne avait maintenant 88 ans].

Et Jeanne m’a raconté :

« Donc mon ange, celui qui vole comme un Airbus dans l’autre monde, est venu me chercher cette nuit et, par amitié pour vous, je ne l’ai pas lâché jusqu’à ce qu’il m’explique tout. Je lui ai dit :

« Il est pénible d’être un porc. Non seulement on est égorgé, épilé, découpé et transformé en saucisson par une partie de l’humanité (les cinq sixièmes pour être précis) mais le sixième qui les respecte et se refuse à les manger les considère comme le symbole de la lubricité et de la goinfrerie… »

Je lui ai ensuite rapporté votre demande sur le texte de l’évangile. Alors il m’a emmenée voir ce troupeau de pourceaux. Ca a été un voyage extraordinaire, à travers l’immensité de l’autre monde, des galaxies, des systèmes solaires et des planètes. On a fini par se poser dans une magnifique vallée ombragée, couverte de pelouse et d’arbres inconnus de moi. Les porcs étaient là, bien vivants. Je suis formelle. Ils habitent là-haut. Ils sont bien, ils vivent leur vie de porcs ensemble, dans l’absolue insouciance. Parmi ces beaux cochons, il y avait un verrat particulièrement imposant que j’ai surnommé « Jeanbon » tant il était rebondi.

— Mais Jeanne, c’est impossible ! Les animaux n’ont rien en eux qui puisse survivre à la mort. Ils n’ont pas d’esprit. Ils sont entièrement corporels donc ils sont entièrement morts !

— Eh bien ! Il va falloir que vous retravailliez votre science de la matière. Apparemment, elle a un problème. Car Jeanbon, je l’ai bien vu, avec un vrai corps. Depuis le temps que je vous parle de l’autre monde, vous avez bien remarqué, n’est-ce pas, que c’est un monde entièrement fait de matière, mais pas de la même matière qu’ici… C’est donc qu’il doit y avoir autre chose à découvrir sur ce plan. Les animaux ont un corps fait de la même matière que les hommes qui vivent là-haut…

— Et ils font quoi, ces porcs, au paradis ?

— Bon, je vois votre ironie. Reprenons par le commencement. Quand mon ange est venu, j’ai commencé par lui parler de votre requête évangélique. Alors il m’a envoyée voir le passé. Et j’ai assisté à la scène des démons. Ce troupeau si tranquille a senti leur présence. Ils ont d’abord ressenti du malaise, puis de la panique. Ils ont couru n’importe où comme des fous, poursuivi par une frayeur intérieure. J’ai vu Jeanbon se noyer. Un certain temps a passé, puis un par un, j’ai vu des « fantômes » de porcs sortir de la mer.

— Des fantômes de porcs ? Je ne vous suis pas sur ce terrain. Les porcs n’ont pas d’esprit…

— Qui vous parle d’esprits humains ? Vous ai-je dit avoir vu des « fantômes spirituels » ? Non, c’était juste des porcs, des porcs-fantômes. Jeanbon était resté un porc, avec des préoccupations de porc. Il était absolument ébahi par son aventure. Il faut se mettre à sa place : il marchait sur l’eau du lac. Prudemment, il a regagné la rive avec tout le troupeau. Ils auraient voulu regagner le sommet de la falaise et aussitôt, un par un, ils s’y retrouvaient, comme des « porcs-volants », si vous voulez… Ils n’ont pas du tout aimé l’expérience du vol. Un porc, ça n’explore pas les terrains inconnus. Ca a ses petites habitudes. J’ai vu toutes leurs pensées.

— Vous voyez, vous en faites un porc-pensant. « Je pense donc je suis », pendant que vous y êtes…

— Mais non ! Un porc pensant, ça ne fait pas de la métaphysique. Ca pense à des histoires de porcs. Jeanbon, en tant que porc réaliste, a essayé de reprendre son repas interrompu par les démons. Il n’a pas pu saisir les caroubes dans son groin. C’était amusant à observer. On aurait dit une poule devant un miroir. Il a bien mis une journée pour admettre que non seulement il n’avait plus besoin de manger, mais qu’il ne le pouvait plus… Puis il s’est habitué.

— Et c’est tout ?

— Oui… Le troupeau s’est installé, à sa place habituelle. Les porcs domestiques ont gardé tranquillement leur comportement de jadis.

— Mais tout cela n’a pas d’intérêt… A quoi ça sert, qu’un porc survive après la mort ?

— Ca sert au bonheur des porcs. Et eux ne s’en plaignent pas. Ils le méritent bien. C’est pas gai, le sort d’un porc ! et tout cela pour notre service. Le serviteur mérite sa récompense, n’est-ce pas ?

— Et ensuite, ils sont restés sur terre ? Alors il doit y en avoir, depuis le temps, des fantômes d’animaux… Ca doit être embouteillé…

— Au bout de quelques jours, a continué Jeanne, ils ont eu une apparition fulgurante. Elle a eu sur eux un effet de fascination et d’allégresse. Ca faisait vibrer toute leur sensibilité. C’était un Prince, m’a expliqué mon Guide.

— Un Prince ?

— Oui, un Ange, de ceux qui sont chargés de veiller sur les espèces animales… J’ai été surpris comme vous. J’ai demandé à mon ange comment il se pouvait qu’un Prince de cette dignité s’occupe des porcs, tandis que les hommes n’avaient à leur service qu’un ange de la hiérarchie la plus basse. Et il m’a expliqué.

— Les hommes n’ont pas à leur service un ange de la hiérarchie la plus basse, mais de la hiérarchie la plus proche de leur esprit. Les Princes, quant à eux, sont chargés de décorer l’autre monde avant votre arrivée. C’est eux qui remplissent de vie les immenses univers que Dieu prépare pour ses bien-aimés. C’est un monde tellement grandiose qu’ils ont du travail. Ils récupèrent tous les animaux, mais aussi toutes les plantes, les animaux individuellement et les plantes selon leurs espèces. Ils le font depuis toujours. Il y a des univers du crétacé, d’autres du jurassique.

J’étais bouche bée. Je calculais dans ma tête le nombre d’animaux qui avaient dû peupler l’autre monde depuis le début de la vie terrestre. Je pensais aux milliards de milliards de lombrics… J’ai demandé :

— Chaque ver de terre, individuellement, va dans l’autre monde ?

Jeanne m’a répondu :

— Parfaitement, tous les animaux dès qu’il ont une psychologie primitive.

— Mais ils y sont pour toujours ?

— Absolument.

— Et ils voient Dieu face à face ?

— Absolument pas. Ils n’en ont aucun désir. Dieu est Esprit. Ils n’ont pas d’esprit. Ils se contentent d’être comblés selon leurs désirs sentimentaux.

— Et c’est quoi un désir de ver de terre ?

— Ce qui les passionne, c’est de retourner la terre. Ils en éprouvent un plaisir de ver de terre. Alors ils le feront, pour toujours, et pour la grande gloire de Dieu et le service des hommes.

— Ils auront donc besoin de se nourrir de terre, comme ici-bas ?

— Non, ils le feront par plaisir…"

J’étais vraiment dubitatif, plus pour les lombrics que pour les porcs. Les porcs, après tout, auraient au moins le plaisir de voir la lumière. Jeanne a deviné ma pensé et m’a lancé :

— Ceci prouve simplement que votre psychologie est plus proche de celle du porc que de celle du lombric. Je vous en félicite.

J’ai trouvé cela bien envoyé… Jeanne a continué :

— L’ange a dit que Dieu a créé chaque espèce animale avec une nature particulière. Il leur a donné leur être, leur vie, leur psychologie. Et ses dons sont sans repentance. Si le plaisir d’un lombric est de retourner la terre, Dieu le lui offre. Il le lui donne après sa mort, en récompense du service qu’il a accompli sur terre pour sa gloire.

— J’ai une objection, Jeanne. Si le plaisir du lion est de manger une vache, alors les lions prendront plaisir à dévorer des vaches immortelles dans l’autre monde, comme le lombric avec la terre…

— Eh non ! parce que Dieu met la limite aux plaisirs. Et la limite, c’est de ne pas nuire à une autre vie… alors les lions trouvent d’autres plaisirs, comme la vie commune, le jeu, l’exploration, et surtout la contemplation de la beauté des habitants du Ciel qui ne cesseront de les visiter. Et le plaisir de la viande qu’on mange disparaît chez les lions, comme ici-bas pour les enfants le plaisir de téter…

— Et la reproduction…

— Eh non ! Ca, c’est réservé à la terre. Au Ciel, on est immortel. Pas besoin de renouveler les générations. Et, au moment où Dieu créera l’autre monde, il ressuscitera les animaux dans leur chair.

— Dieu ressuscitera les lombrics ?

— Bien sûr. Comme nous, ils sont fait pour avoir leur corps, et Dieu exaucera le désir qu’il a mis en eux, « quand se révèleront les fils de l’homme ».

Puis-je maintenant, a demandé Jeanne, après cet interrogatoire théologique, continuer mon récit ?

— Faites, Jeanne, faites. Vous en étiez au Prince.

— Ah oui. Un Prince porcher est venu chercher les porcs et eux, comme fascinés par sa lumière, l’ont suivi dans l’autre monde. J’ai pu suivre leur voyage, qui s’est passé comme l’éclair. Ils ont franchi la porte, et il les a conduits jusqu’à cette planète, dans cette vallée. Jeanbon était subjugué comme les autres par la lumière et l’autorité qui sortait du Prince. Le Prince a assigné au troupeau une vallée et lui a dit : « Restez dans ce lieu, jusqu’à ce que vienne celui qui sera votre maître et porcher. » Et les porcs comprirent et acquiescèrent. J’ai vu que leur vallée grouillait de vie, de la plus petite à la plus grande : des animaux de toutes espèces, ainsi qu’une végétation luxuriante.

— En fait, si je comprends bien, les Anges recommencent le coup biblique du jardin d’Eden[4] qu’ils préparaient pour l’homme : « Yahvé Dieu planta un jardin en Eden, à l’orient, et il y mit l’homme qu’il avait modelé. Yahvé Dieu fit pousser du sol toute espèce d’arbres séduisants à voir et bons à manger. »

— Sauf que, cette fois, ils accumulent des merveilles vivantes qui ne s’entredévorent pas et ne se corrompent pas. J’ai vu Jeanbon s’étirer et explorer sa vallée. Il marchait paisiblement dans son nouveau monde en compagnie de ses collègues. Et c’était amusant de les voir, contents et calmes, comme des porcs rassasiés par la vie.

L’avenir des animaux

— Et ce monde, où habite Jeanbon, il est préparé pour qui ?

— Celui-là comme les autres, Dieu les prépare comme cadeau pour ses élus qui viendront au Ciel. Car, dans l’autre monde, non seulement on verra Dieu face à face, mais sans le quitter, on visitera des merveilles…

Conte d’Arnaud Dumouch
Illustré par Maximilie Sente

 

1. Luc 8, 32 [↩]

2. Romains 8, 19 [↩]

3. Luc 12, 6 [↩]

4. Genèse 2, 8 [↩]

Plan du site    |    Contact    |    Liens    |    Chapelle