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La vraie histoire du riche

« Il y avait un homme riche qui se revêtait de pourpre et de lin fin et faisait chaque jour brillante chère. Et un pauvre, nommé Lazare, gisait près de son portail, tout couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche… Bien plus, les chiens eux-mêmes venaient lécher ses ulcères. Or il advint que le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche aussi mourut, et on l’ensevelit. » (Luc 16, 19)

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« Beaucoup pensent que c’est une parabole, une histoire inventée par Jésus, mon Sauveur, pour illustrer la nécessité de faire le bien.

Non, j’existe bien. Je m’appelle Jacob Barmammon. Je vivais près d’Alexandrie, en Égypte, où une partie de notre peuple s’était réfugié depuis des siècles, suite aux invasions d’Israël. Dieu n’était pas encore venu sur terre. Nous étions une grande communauté, et beaucoup d’entre nous avions bien réussi dans la vie. J’étais dans la finance et je gérais un système de lettres de change qui permettait aux voyageurs de ne pas transporter d’or. Mes cinq frères avaient ouvert cinq comptoirs dans tout l’Empire grec et jusque dans la puissance montante, Rome. Notre système, appuyé sur notre grande dispersion, était simple. On nous confiait la somme, nous rédigions un reçu muni d’un cachet infalsifiable. Deux pour cent de la somme étaient retenus par moi et deux pour cent à l’arrivée du voyageur, par le frère qui le remboursait. A force de travail rigoureux et scrupuleusement fidèle à la lettre de mes contrats, j’étais devenu digne d’une absolue confiance. J’avais fait fortune. J’avais une propriété, bien située au bord du Nil, au sud de la grande ville où se trouvaient mes comptoirs. Ma vie était agréable dans la fraîcheur de ce magnifique pays d’eau. J’avais une belle maison et comme j’aimais en faire visiter l’arrangement, lorsque je recevais des amis. Et c’est vrai, mon épouse l’avait arrangée avec goût. Des paysans indigènes travaillaient pour moi. Ce peuple d’Égypte est doux mais très superstitieux.

Lazare Bar Elihu était l’un de mes serviteurs judéens. Bien qu’il fut le fils d’un serviteur de mon père, j’avais dû me montrer dur avec lui, car il était de caractère indolent. Tout petit déjà il était chétif et perdu dans ses pensées. Et puis il y avait eu ce vol d’un bijou de ma fille, une émeraude superbe en vue de son mariage. C’était un acte grave. Immédiatement averti, j’avais mis à l’arrêt toute la maisonnée et fait fouiller partout. On avait retrouvé la pierre sous la couche de Lazare. Sommé de s’expliquer, il ne répondit rien. Je m’étais alors montré miséricordieux. Loin de le livrer à la police, je l’avais simplement chassé. Ma fille m’en avait fait le reproche : « Es-tu sûr que c’est lui ? A-t-il avoué ? » Mais Lazare, incapable encore une fois de se prendre en main, au lieu de travailler, s’était installé à quelques mètres de la maison et avait commencé à mendier. Pour son bien, j’avais interdit aux gens de ma maison de lui donner quoi que ce soit, même pas les restes de la cuisine. Ne fallait-il pas qu’il se prenne en main ? Et il était resté dix ans allongé sur une natte. Un matin, nous l’avions retrouvé mort. Il était très maigre et couvert de puces. On lui a fait un enterrement religieux et le Rabbin pria pour son âme.

Moi, je suis mort deux ans plus tard, pendant mon sommeil. Une mort dont on rêve tous. Fous que nous sommes… Et nous rêvons d’une mort qui ne nous permet même pas de nous préparer. De cette mort douce et rapide, délivre mes frères, Seigneur.

Ce qui m’a étonné, c’est que tout ce que j’ai vécu ensuite ressemblait fort à ce que décrivaient les Égyptiens de ce pays. Ils connaissaient beaucoup de choses, en définitive. Mais tout était beaucoup plus lumineux, plus simple, et sans ces formes animales dont nous nous moquions tant, entre Juifs érudits.

J’ai donc senti la présence d’ Anubis, qui est comme une douce et calme pression. C’est lui qui m’a accueilli et rassuré. Mais Anubis n’est pas un dieu, ni un chacal. C’est un serviteur de Dieu, un ange gardien. J’ai bien vu que les Égyptiens ne se trompaient pas sur le point suivant : à l’heure de ma mort, mon (mon corps, comme en double, capable de voir et d’entendre avec une grande acuité) et mon Baï (mon esprit) étaient bien là, vivants et intacts. Ensuite, je suis bien entré dans un passage difficile que les Égyptiens appellent le fleuve-serpent Apophis, mais qui est plutôt un passage entre les deux mondes. J’ai vu s’approcher une grande lumière, ou plutôt un « Être » profondément lumineux. J’ai commencé à m’inquiéter à l’idée du jugement terrible dont parlaient les Égyptiens (il faut dire que ma conscience ne me laissait pas tout à fait en paix). Ma nourrice égyptienne me disait jadis qu’il y avait une épreuve de sept portiques que l’âme devait passer un à un en attestant de sa justice et en prononçant les noms des sept gardiens. Puis il fallait franchir dix pylônes et leurs dix dieux. Mais l’ange qui m’accompagnait m’a touché. Il m’a pacifié en disant, sans utiliser de mots : « N’aie pas peur. Tu ne trouveras là-haut que de l’amour et de la droiture. »

Et c’est alors que je suis entré dans le tribunal d’Osiris, en présence des dieux. C’est le lieu du jugement. Je pensais que mon cœur serait déposé sur la balance et pesé face à une plume de la déesse Maat, la droiture. C’est bien ce qui se passe, mais pas matériellement. Osiris est un des grands anges de Yahvé, un des sept qui se tiennent en sa présence. Il apparaît dans une grande lumière. Maat n’est pas une déesse mais la qualité du cœur qui règne dans les jardins d’Elihu (Le nom du paradis dans l’Égypte de mon époque) : droiture, mais aussi bonté comme la légèreté d’une plume. L’ange Osiris m’a pris sous ses ailes et j’ai commencé à regarder ma vie avec lui.

Et c’est là qu’est apparu Lazare. Il était devant moi, bien visible. Il ne m’a pas accusé. Et c’est cela qui fut terrible. Je ne souhaite à personne cette souffrance. S’il m’avait accusé, j’aurais moins souffert. Mais il était plein de tendresse. Et j’ai vu en un instant son âme, son innocence dans le vol dont je l’avais accusé, et toute la détresse de sa lente agonie sur sa natte. Il y avait une main tendue. Je pleurais beaucoup. J’allais lui prendre la main quand est apparu Seth.

 

L’homme riche et Lazare, gravure de Julius Schnorr von Carolsfeld, 1860.
L’homme riche et Lazare, gravure de Julius Schnorr von Carolsfeld.

 

Seth n’est pas simplement un dieu de couleur rouge, comme se le représentent les Égyptiens. Il est profondément rouge, c’est-à-dire qu’il a une dignité farouche, jusqu’au fond de son être. C’est un ange de lumière et de justice stricte. Il a parlé avec fermeté et a dit à l’ange de Dieu : « Je réclame cette âme. J’exige un entretien avec elle. » Et cela lui fut accordé.

Il m’a conduit à part et il m’a alors montré son esprit. Cela signifie qu’il m’a dit, sans utiliser de mots : « Chasse de ton esprit ce que racontent les Égyptiens sur la Dévorante (l’enfer). Mon monde n’est pas le désert aride qu’ils décrivent. C’est au contraire le paradis de la liberté. Chacun y est noble et libre. Et tu es fait pour ce monde. » Il m’a rassuré. Il m’a montré mon avenir futur, dans son jardin des délices. C’était merveilleux. Je m’étonnais de toute cette puissance qui se déploierait dans son monde. Je crois que je l’aurais suivi sans hésiter quand le Grand séraphin de Dieu, celui que j’appelais Osiris, me toucha et dit : « Tu seras seul. On est seul dans son monde car on n’a personne à aimer. Tu transformeras tout en désert aride. » Il m’a donné une parfaite lucidité sur l’enfer.

Seth m’a alors accusé : « Un peu de dignité, voyons ! Tu n’as pensé qu’à toi toute ta vie et maintenant que tu peux le faire librement, tu renoncerais à cette fermeté que tu as toujours eue ? » Et il m’a montré toute ma vie. J’étais effectivement comme sur le plateau d’une balance et mon cœur hésitait. Il penchait vers la liberté de tout le poids de ses péchés, et vers l’amour de tout le poids de ce qui était bon en lui.

Mais cela librement.

Lazare est intervenu : « Jacob, n’aie aucune crainte. Moi aussi je suis pécheur. Moi aussi j’ai été pardonné. Nous sommes tous pécheurs. Pas un n’y échappe ici. Regarde. » Et il m’a montré d’autres facettes de son cœur. Il m’a confessé ses péchés. J’ai vu que lui aussi avait été avare, ici ou là dans sa vie. Lui aussi avait menti, une fois ou une autre. Et ces péchés brillaient dans son âme comme des diamants car, s’étant montré repentant, il avait été pardonné. Alors il avait beaucoup aimé. Une telle humilité m’a fait fondre.

Alors j’ai écouté Lazare et le Grand ange de Dieu. Et, debout, j’ai dit au Seigneur, devant le tribunal entier : « Voici, Seigneur, je choisis ton pardon. Et comme je me suis comporté avec dureté toute ma vie, je m’engage aujourd’hui, devant témoins : j’ai extorqué beaucoup de choses aux autres durant ma vie. Je rendrai par mon travail et ma prière le quadruple. » En parlant ainsi, j’étais d’une lucidité absolue. Je n’avais plus aucune hésitation. Seth le comprit puisqu’il disparut dans un grand tumulte.

Aussitôt, il y a eu une grande joie dans le Ciel.

Et l’ange me dit : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette âme, parce qu’elle aussi est un fils d’Abraham. » (Luc 19, 9).

Abraham est alors venu vers moi. Il m’a pris a part et m’a fait l’honneur de me confier un grand secret : « J’ai vu le jour du Seigneur et je m’en suis réjoui. C’est une grande nouvelle ! » Et il m’a expliqué. Et Seth n’a pas entendu : « Dieu veut un mariage avec nos âmes. Il va bientôt se faire homme et le raconter sur la terre d’une manière inouïe, digne de l’amour que tu as déjà entraperçu. »[1]

Abraham était simple, sans affectation. Il était enthousiaste. Puis il m’a dit : « Applique maintenant ton vœu. Nous t’accompagnons. Nous ne serons pas loin. »

Alors, fermement, je me suis éloigné, par amour pour Dieu, pour Lazare, pour Abraham, pour l’ange de Dieu et pour mes frères. Et je me suis retiré dans un lieu désert. Ce monde nouveau est immense et grandiose. Il est peuplé d’animaux et de verdure. Je me suis fait ermite dans une vallée lointaine.

La première période de dix minutes m’a paru durer un an. J’étais obsédé par le souvenir de cet ange magnifique. J’aurais tout donné pour le revoir. Il y avait en lui une telle tendresse. Mais non, il fallait que je tienne. Comment avais-je pu être aussi idiot sur la terre ? Comme j’aurais dû écouter ces paysans égyptiens, qui me paraissaient si primitifs avec leurs dieux multiples et animaux. Eux craignaient le jugement de Dieu et essayaient, pieusement, d’imiter l’amour fidèle de leurs dieux mythiques, Isis et Osiris. Et le Rabbin, à la synagogue. Pourquoi ne l’avais-je pas écouté, lui qui racontait la foi de nos pères, les héroïques prêtres Maccabées, dans le paradis, l’enfer et le purgatoire ? Je voulais vraiment me montrer digne d’Abraham et m’infliger une punition pour tous mes crimes. J’espérais devenir un jour digne de son amour.

Mais c’était trop dur. J’ai craqué. Je n’en étais pas fier mais j’ai appelé de toutes mes forces. « Abraham ! Abraham ! Pitié. C’est trop lourd. Envoie Lazare me visiter de sa douceur afin que j’aie un peu de cette grâce qui règne dans votre jardin, car je suis trop seul, j’ai trop besoin d’amour. »

Mais Abraham me répondit : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. Ce n’est pas tout : entre nous et vous un grand abîme a été fixé, afin que ceux qui voudraient passer d’ici chez vous ne le puissent, et qu’on ne traverse pas non plus de là-bas chez nous. »

J’ai répondu alors : « Mon père, c’est juste. Et je souscris à cette justice. Merci de m’être ainsi apparu. Je reprends courage. J’ai dit que je rembourserai. Je dois devenir digne de vous. »

Puis j’ai ajouté :

« Je te prie donc, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, car j’ai cinq frères ; qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’ils ne viennent, eux aussi, dans ce lieu de la torture. »

Et Abraham me répondit : « Ils ont Moïse et les Prophètes ; qu’ils les écoutent. »

« Non, père Abraham, mais si quelqu’un de chez les morts va les trouver, ils se repentiront. » Mais Abraham me répondit : « Du moment qu’ils n’écoutent pas Moïse et les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus. »

Alors la vision d’Abraham a disparu. Et j’ai réfléchi à ses paroles. Je n’avais que cela à faire. Je me disais : « Ce qu’a dit mon père Abraham est juste. Combien de fois, à table, n’avais-je ri avec mes frères de mon ignorante nourrice égyptienne et de ses histoires de songes, de ses apparitions d’Anubis en costume de chacal, avertissant de se préparer à la rencontre avec Maat. Eh bien, les païens en savaient donc plus que nous ? » Il est clair que mes frères sont trop pris par leurs affaires pour comprendre. Mais je me rassurais : comme moi, ils sont plus occupés de leurs préjugés que vraiment mauvais. Et comme ils sont de grands pécheurs, s’ils acceptent de se repentir, ils seront beaucoup pardonnés.

Lazare est venu me visiter souvent. A chaque fois, il me redonnait courage. Il s’est toujours montré généreux avec moi et n’a pas agi comme moi lorsque je le voyais seul sur sa natte. Cette miséricorde m’a fait progresser plus que tous mes efforts. Et puis ma fille, morte à son tour, est venue me consoler.

Malgré cette grande soif de Dieu, j’ai toujours été profondément dans la joie. Je savais, de source sûre, que l’on viendrait un jour me délivrer. Et je n’ai pas été déçu.

J’étais dans mon ermitage de douleur depuis 122 ans. Le 14 d’un mois de Nissan, alors que sur terre un Romain du nom de Pontius Pilatus avait reçu un petit gouvernorat en Judée, un pauvre homme fut injustement exécuté, dans un grand cri et un grand abandon. Seth, autrement nommé Lucifer, menait cette tragédie. Or cet homme était Yahvé, mon Dieu tout puissant, Créateur du Ciel et de la terre, qui était venu visiter les habitants de la terre en vêtements de mendiant. Il y eut un tremblement de terre qui ouvrit une faille, un passage, entre le monde visible et le monde invisible, entre mon ermitage et Abraham. J’ai vu venir à moi un homme extraordinaire, encore tout pantelant de sa douleur. Il était si complètement brisé que j’ai dû me lever et le supporter.

Je lui ai dit : « Je t’attendais, Seigneur. Abraham m’avait dit que tu viendrais. Je ne suis pas digne. Je n’ai rien payé. Je resterai là à jamais, si tu le veux. »

Il m’a dit : « Moi aussi, je t’attendais, Jacob, Fils d’Abraham. Et tu es venu me consoler par ta prière. Tu ne m’as pas laissé seul sur ma croix. Je t’en remercie. »

La suite, il n’y a pas de mots pour l’expliquer.

 
Note de Jacob : « Chers amis, On s’ennuierait au paradis s’il n’y avait un secret : on y voit, face à face, Dieu lui-même, c’est à dire l’infinie Beauté, Bonté, Vérité. Et c’est tellement grand qu’il n’y a plus de désir.
Cela ne veut pas dire qu’on dort, mais le contraire. Dieu est est si grand que, à chaque instant et éternellement, il est nouveau, plus merveilleux encore. Il adapte ses mille facettes à notre désir, comme une épouse chaque matin plus belle. Et on ne le quitte jamais. Les animaux, les planètes, le corps magnifique ne sont que des plus."

Arnaud Dumouch, 2005

 

1. Jean 8, 56. Éphésiens 3, 9 : « Ce Mystère a été tenu caché depuis les siècles en Dieu, le Créateur de toutes choses, pour que les Principautés et les Puissances célestes aient maintenant connaissance, par le moyen de l’Église, de la sagesse infinie en ressources déployée par Dieu. » [↩]

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