Accueil > Contes > Tome 1 : Le destin individuel > La prostituée
« Jésus dit aux grands prêtres et aux anciens du peuple : “En vérité je vous le dis, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu.” »
(Matthieu 21, 31)
Le Régent de France Philippe d’Orléans organisa une de ses parties fines spéciales dont il avait le secret. Le Cardinal Dubois, son complice en réjouissance, fit convoquer les plus belles courtisanes qui se présentèrent en tenue champêtre et allégée. Le programme était réjouissant, dans la plus pure tradition des bacchanales romaines, assaisonnées de musique baroque.
On y mangea fin et copieux. Les participantes, toutes de grâce et de nudité suggérée, ne se contentaient pas d’émoustiller les sens. Elles conversaient joyeusement. Au milieu de la soirée, le Régent s’écroula brutalement. La musique s’arrêta et la panique prit les participants dont un certain nombre s’éclipsèrent. Affolé, le Cardinal Dubois, déguisé en faune, envoya chercher de l’aide.
A terre, le Régent étouffait. Une des courtisanes, Phidéline, s’approcha. Elle le connaissait bien. Et, comme toute les professionnelles discrètes, elle avait déjà reçu ses confidences, celle d’un homme puissant et, finalement, désespéré.
« Monseigneur, tenez bon. Les médecins arrivent.
— Phidéline, ne partez pas, prenez-moi contre vous. Je me meurs. Ne me laissez pas seul.
— Respirez, Monseigneur.
— Merci. Je reprends souffle…
… Pensez-vous, que cela existe ce que racontent les prêtres : le jugement dernier et tout le reste ?
— Oui, Monseigneur. J’en suis sûre. Et la Sainte Vierge nous accueille.
— N’avez-vous pas peur du jugement dernier, vous qui exercez ce métier ?
— Monseigneur, j’ai peur. Oui…
… Mais j’ai bonne confiance que Dieu aura pitié de moi.
Monseigneur le Régent se souvint toujours de cette parole qui fit plus de bien à son âme inquiète que bien des prêches. Il ne mourut pas cette nuit. Il se remit vite et reprit, malgré l’alerte, sa vie d’épicurien. L’heure sonna pour lui subitement en 1723, la même année que son précepteur et complice, Dubois.
Il ne revit pas la prostituée Phidéline. Elle n’est pas restée dans l’histoire, du moins dans la grande histoire.
Phidéline a 40 ans. Sa chevelure a perdu son éclat. Sa taille est devenue lourde. Depuis 24 ans qu’elle se prostitue, elle a mis de côté beaucoup d’or pour ses vieux jours. Elle s’est acheté une petite maison à Vaugirard. Elle a eu une fille, qui a aujourd’hui 17 ans et qui doit quitter le couvent des sœurs où elle reçoit la meilleure éducation chrétienne. Phidéline n’ira pas la chercher. Elle déléguera son parrain, un seigneur de ses jeunes années, assez noble d’âme pour ne s’être pas repenti de ce qui était humain dans ses mauvaises fréquentations de jeunesse.
Phidéline ne reverra pas sa fille. Prise de crachat de sang, elle fera appeler le prêtre. Elle se confessera entièrement, pour la première fois depuis 23 ans. Elle lui racontera tout sans rien omettre : les orgies royales, son amour de l’argent et de la sécurité, son goût des plaisirs. Car Phidéline n’est pas une prostituée de la misère. C’est une grande courtisane. Et le prêtre, effrayé, lui dira :
— Ma fille, pourquoi vous confessez-vous si tard ?
— Mon père, je ne regrettais pas mes péchés. Je n’avais pas l’intention d’arrêter. J’aimais cette vie. Alors je ne pouvais pas m’en confesser, n’est-ce pas ?
— Vous voulez dire que vous ne vous confessez que parce que, à toute extrémité, vous savez que vous n’aurez plus l’occasion de pécher ?
— C’est vrai, mon père.
— Et si vous guérissiez, reprendriez-vous votre métier ?
— Je crois bien, mon père. J’aime le plaisir et j’ai peur de manquer d’argent.
— Hélas, ma fille, vous savez que je ne peux vous donner l’absolution. Vous n’avez pas de vraie contrition. Vous savez que vous n’avez pas d’excuse devant Dieu ? Ce n’est pas la misère qui vous a conduite à livrer vos talents au péché. C’est le goût du lucre. »
Phidéline mourut sans l’absolution. Mais le prêtre qui la confessa mourut la nuit même de sa mort.
Ils arrivèrent ensemble au tribunal de Dieu. Et le Ciel les accueillit.
Alors se réalisa pour eux deux une parole de Jésus qu’ils connaissaient bien :
« Les hommes de Ninive se dresseront lors du Jugement avec cette génération et ils la condamneront, car ils se repentirent à la proclamation de Jonas, et il y a ici plus que Jonas ! La reine du Midi se lèvera lors du Jugement avec cette génération et elle la condamnera, car elle vint des extrémités de la terre pour écouter la sagesse de Salomon, et il y a ici plus que Salomon ! »[1]
Phidéline vit apparaître une jeune femme qu’elle ne connaissait pas. Elle vit que ses mains étaient gercées par l’ouvrage et, dans un éclair, lui apparut sa vie : jeune veuve et mère d’un petit garçon, elle s’était usée à la tâche pour nourrir honnêtement sa famille.
Phidéline lui dit : « Madame, je ne sais pas qui vous êtes. Mais je vois votre vie. Votre présence me condamne. J’aurais pu faire autrement, je le confesse. Si vous voyez Jésus, intercédez pour moi auprès de lui. Car je ne vaux rien. Mais je ne veux pas aller en enfer. » Dans le regard de la dame, elle ne vit qu’encouragements.
Mais voici que, à côté de cette dame, elle reconnut soudain le Régent Philippe d’Orléans. Elle le vit tout différent de ce qu’il était à l’époque : il était comme brûlé de l’intérieur par le repentir. Il lui dit : « Phidéline, vous savez pourquoi j’ai été sauvé ? C’est à cause d’une phrase que vous m’avez dite. Lors de ma mort, Lucifer a réclamé mon âme et il a failli l’emporter. Je m’attendais à un enfer de flammes et voici qu’il me proposait un jardin de délices solitaires qui attirait tous mes vices. Mais je me suis souvenu de ma solitude et de votre bonté quand, alors que j’avais failli mourir, vous ne m’aviez pas abandonné. Alors j’ai appelé Marie comme vous me l’aviez dit et elle est venue tout de suite me chercher. Le Ciel a eu pitié de moi. »
Phidéline lui dit : « Monseigneur. J’ai peur que l’enfer ne m’attire. Je suis si égoïste. J’aime trop mon plaisir. »
— Ayez confiance, ma sœur : personne ne vous emmènera là où vous ne voudrez pas aller.
C’est alors que Lucifer vint pour revendiquer l’âme de Phidéline. Il lui apparut sous la forme de tout ce qu’elle désirait : il lui montra son égoïsme, sa luxure et les sept démons qu’elle avait servis toute sa vie. Et Phidéline disait à Lucifer, bien seule dans son combat : « Ce dont vous m’accusez est vrai. J’ai tout fait. Je le sais. Je l’ai toujours confessé à Marie. Mais je ne veux pas de votre monde. Je ne suis pas faite pour vivre sans amour. Je veux aimer Marie et Jésus.»
Et se tournant vers Le Régent Philippe, Phidéline disait dans son combat contre elle-même : « Marie ne viendra pas me chercher, moi ? Appelez-la pour moi, Monseigneur. »
— Elle est là, Phidéline. Elle a toujours été auprès de vous, dit Monseigneur.
Phidéline reconnut Marie sous les traits devenus lumineux de la dame aux mains gercées. Et spontanément, elle s’écria dans sa détresse : « Marie, je ne serai jamais digne de recevoir Jésus. Mais qu’il dise seulement une parole et je serai guérie. »
Elle entra au Ciel le jour même. Elle n’eut pas d’autre purgatoire que ses larmes de repentir et de joie face à l’apparition de Jésus.
Le prêtre vit apparaître une jeune femme qu’il ne connaissait pas. Elle brillait de mille lumières comme une Reine. Et une pensée intérieure la lui fit reconnaître : c’était Marie Madeleine, la prostituée que Jésus sauva. Il vit toute sa vie, à nu devant lui : son goût pour les toilettes, les parfums de prix.
Le prêtre lui dit : « Madame, je comprends qui vous êtes. Je vois votre vie et tout le pardon que Jésus mon Sauveur vous a donné en vous pardonnant sans cesse. Votre présence me condamne. Je n’ai pas pardonné à la prostituée mourante. J’aurais pu faire autrement, je le confesse. Si vous voyez Jésus, intercédez pour moi auprès de lui. Car je ne vaux rien. Mais je ne veux pas aller en enfer. » Dans le regard de Marie-Madeleine, il ne vit qu’encouragements.
C’est alors que Lucifer vint pour revendiquer l’âme du prêtre. Il lui apparut sous la forme de tout ce qu’il désirait : il lui montra que son monde était celui des vertueux et que sa dureté serait appréciée. Sa facilité à juger et à condamner les moins vertueux que lui était la ligne précise du monde de ceux qui s’étaient révoltés contre la faiblesse de Dieu. Et le prêtre disait à Lucifer : « Ce monde me plaît, je l’avoue. Mais j’ai vu aujourd’hui quelque chose que je ne connaissais pas : j’ai vu l’amour dans les yeux de Marie Madeleine. C’est cela mon monde. »
Alors ce prêtre, jadis si dur, calmement, se tourna vers Marie-Madeleine et lui dit : « Je suis prêtre. Toute ma vie, j’ai servi le Seigneur de l’amour… avec dureté. J’ai prêché l’amour de Dieu en condamnant les autres au nom de cet amour qui n’était compris par moi que comme une vertu rigide. Mais aujourd’hui, en un seul instant, j’ai compris plus que ne m’avaient appris toutes mes études. Aussi, parce que je me suis comporté avec dureté contre les autres, je désire aujourd’hui réparer. »
Et spontanément, il s’écria dans son désir de justice : « Jésus, un jour je serai digne de te recevoir. Je prendrai mon temps mais, tout le mal que j’ai fait aux autres, je le réparerai au quadruple. »
Et Jésus lui apparut, plein de joie, et lui dit : « Aujourd’hui le salut est arrivé pour cette maison, parce que lui aussi est un fils d’Abraham. »[2]
250 ans après, le prêtre n’est pas encore entré au Ciel. Spontanément et par amour, il se mit au purgatoire. Il est encore en train de travailler à être digne. Il entrera dans la lumière au moment où, découragé, il versera ses larmes d’incapacité et appellera l’apparition de Jésus. Il est souvent visité par Phidéline et par Marie Madeleine qui respectent sa droiture et attendent. Sa souffrance et sa soif sont terribles, plus grandes que tout ce qu’on peut imaginer sur terre.
« En vérité je vous le dis, disait Jésus, les publicains et les prostituées arrivent avant vous au Royaume de Dieu. »
Arnaud Dumouch, 2005
Ce conte a suscité une réaction et un débat théologique.
Voir sur le site du forum le fil de discussion intitulé Le jansénisme.
1. Matthieu 12, 39 [↩]
2. Luc 19, 9 [↩]