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Germaine, qui entra au Ciel comme l’éclair

« Beaucoup de premiers seront derniers, et de derniers seront premiers. »
(Matthieu 19, 30)

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1594, 17 ans

Il était une fois, dans un village du Sud Ouest de la France, une jeune fille que personne ne remarquait jamais. Sa chevelure n’était pas dorée et ses yeux n’étaient pas aussi verts et profonds que la forêt. Son corps était maigre et malade et sa main droite était atrophiée. Elle avait bien eu une maman mais, dès l’âge de trois ans, elle l’avait perdue. Son père se désintéressa d’elle. Elle vécut alors silencieusement et on oublia presque son existence. Un peu plus tard, son père se remaria. Sa belle-mère la prit en grippe et exigea qu’elle ne reste pas inutile. C’est ainsi qu’elle se retrouva bergère dans la journée et servante le soir. Bientôt, alors qu’elle avait 9 ans, naquirent des demi-sœurs. Elle devint alors vraiment gênante et on l’exila de la maison commune. On lui réserva pour dormir la soupente de l’escalier de l’étable. On lui mit des sarments comme matelas et on lui donna le minimum de nourriture. Il lui fut défendu d’adresser la parole à ses soeurs. Alors Germaine, (c’était son prénom) passa son temps avec les bêtes, aux champs ou à l’étable.

 

Le curé du village remarquait, tous les matins, discrète comme un souffle, cette jeune fille qui se glissait à sa messe, l’écoutait pieusement, et ne communiait jamais. Sitôt le « Ite Missa est », elle disparaissait. Elle retournait à son troupeau qui, laissé seul aux champs, ne causait jamais de dégâts chez les voisins, restant dans les limites qu’elle lui marquait avant de partir.

Le curé se disait qu’il lui faudrait un jour la rattraper et lui proposer d’assister au catéchisme. Mais il n’en trouva jamais le temps. Alors Germaine apprit à connaître Dieu en écoutant les sermons du dimanche. Ne sachant pas lire, elle récitait son chapelet. Elle choisit Marie comme mère et se mit à parler avec Dieu. Cela devint pour elle toute joie. Quand elle rencontrait des enfants des métairies voisines, elle leur parlait du Ciel. Elle était bonne avec eux.

1597, 20 ans

Dans le champ où elle gardait les moutons, son ange gardien veillait. Ce n’était pas un ange habituel. Dieu avait posté auprès d’elle un des sept Séraphins, comme on le fait une fois à chaque génération. C’est que Lucifer lui-même avait réclamé son âme. Lors d’un conseil céleste, il s’était levé en criant : « J’exige un pouvoir plus grand sur Germaine. Je ne peux me contenter des blessures de son corps ou des abandons de sa famille. Laissez-moi la frapper de tuberculose, et elle deviendra comme les autres : coureuse de plaisirs et impure ». Et il avait reçu permission. Aussi, depuis un an, Germaine s’épuisait, d’âme et de corps. Elle ne ressentait plus la présence de Dieu. Elle assistait à la messe comme une pierre. Et c’est vrai que, habituellement et dans ces circonstances, les pauvres âmes s’abandonnaient au péché, cherchant dans les créatures cette affection dont on a tant besoin. Germaine restait simplement fidèle, récitant vaillamment son chapelet et l’offrant pour les âmes des autres. Partout, dans le village, les filles de son âge étaient mariées et mères. Elle était seule.

 

« C’est une reine », pensait le Séraphin, observant, dubitatif, cette humilité sans détour. Et dans cette pâture déserte, si les hommes avaient pu voir les choses réelles, ils auraient assisté au défilé ininterrompu des millions de créatures célestes, venant assister et soutenir Germaine au milieu de ses moutons.

31 décembre 1600, 24 ans

Lucifer se rendit au conseil des amis de Dieu. Il se leva et dit, sûr de son fait : « Donnez-moi pour elle l’épreuve ultime, celle du désespoir. Elle reniera en face. Personne ne tient l’amour dans le désespoir. »

– Personne, Lucifer ? dit une voix féminine. Es-tu si sûr de toi ?

Cette voix était celle de sainte Blandine. Ne fus-tu pas bien des fois vaincu par les plus petites des créatures ? Veux-tu prendre le risque ?

— Je le prends, dit posément Lucifer. Et si elle tombe, chacun saura ici comme sont impossibles les qualités que vous appréciez tant. Je vous le dis une fois de plus : L’humanité est méprisable et le projet de Dieu est impossible. Car les âmes qui sont humbles se complaisent dans le péché, comme des prostituées ; les âmes qui sont aimantes se croient dignes du Ciel et succombent à l’orgueil ; Les âmes qui sont vertueuses sont les pires : elles sont dures et fières. Mais elle n’existe pas encore, l’âme qui sera à la fois humble, aimante et vertueuse. [Sauf l’Autre, bien sûr]. Vous tous, vous êtes tombés et vous n’êtes à vos places d’honneur que parce que Dieu n’est pas justice et pardonne. Toi, Blandine, tu étais moins fière quand tu doutas de Dieu dans l’arène face à ton taureau. A la fin du monde, lorsque chacun verra tout ce que je sais, Dieu devra se montrer juste. Il devra reconnaître son échec !

— Sauf pour Marie, bien sûr, ajouta sainte Blandine.

— Oui, sauf pour l’ « Autre ». Une hirondelle ne fait pas le printemps, admit Lucifer.

 

Lucifer reçut donc l’autorisation suprême. Et, dès ce jour-là, Germaine perdit la foi. Comment est-ce possible ? C’est une épreuve inimaginable que les athées seuls connaissent.

Le Séraphin de Germaine observa son âme : c’était un désert de misère et de solitude. Il guetta chez elle une révolte. Ce ne serait même pas un vrai péché, tant ce qu’elle vivait était unique. Il se dit : « Elle porte comme Jésus au Jardin des Oliviers. Mais, ce jour-là, j’avais pu apparaître au Messie pour le consoler (Luc 22, 43). » L’ange repensa à une parole mystérieuse de l’Écriture (Jean 14, 12) : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi fera, lui aussi, les oeuvres que je fais ; et il en fera même de plus grandes, parce que je vais vers le Père. »

Le soir, usée, Germaine dit simplement à Dieu : « Jésus, je ne crois plus en toi. Même cela je n’ai pas su te le donner jusqu’au bout. J’accepte d’aller en enfer, pour toujours. Je le mérite et je t’y aimerai. »

1er juillet 1601, 24 ans 

Un matin, Germaine ne fut pas la première levée. On n’entendit pas le bruit des seaux dans l’étable. Étonnée, sa marâtre dit à son père : « Ta fainéante de fille dort encore. Va donc la réveiller. » Son père la trouva morte sous l’escalier.

Quand le curé du village l’apprit, il eut honte. Il se reprocha beaucoup de ne jamais lui avoir parlé durant sa vie. Il se dit : « Ce qu’elle n’a pas eu dans sa vie, je lui donnerai dans sa mort. » Il prit donc une robe blanche de mariée que lui avait donnée une paroissienne. Il l’en fit vêtir. Sa tête, il la fit couronner d’une guirlande d’œillets des champs mêlés d’épis de seigle dorés et gonflés de grains.

Et il fit ouvrir une tombe… dans l’église. On la déposa à même le sol, dans une tenue si belle, digne du jour de sa communion qu’elle ne fit jamais. Et le curé fit pour elle une grande, longue, et solennelle messe, en compagnie d’un enfant de chœur, convoqué pour la circonstance. Son père vint, et sa belle-mère, et ses soeurs. Car on se souvint, maintenant qu’elle était morte, qu’elle était bonne. On eut réellement du chagrin. Puis on l’oublia.

30 juin 1601, minuit

C’est sainte Blandine qui entra doucement dans l’étable. Elle la réveilla sans bruit.

« Germaine, lève-toi, il est l’heure. » Germaine ouvrit les yeux. Elle ne vit d’abord pas bien. Tout était éclairé dans l’étable et les moutons regardaient, pétrifiés de surprise et de paix.

« Il est l’heure. C’est le jour du Seigneur, le jour de colère », chuchota Blandine.

Germaine se leva. Elle regarda sainte Blandine et la reconnut aussitôt, mystérieusement, comme une ancienne amie intime qu’on a toujours fréquenté. Elle vit surtout son âme et assista, comme dans un panorama, à la totalité de son martyre. Elle vit son cri de désespoir quand la corne du buffle la blessa, quand ses mains emprisonnées dans le filet ne pouvaient amortir les coups. Elle vit son agonie quand la soldatesque romaine traîna son corps dénudé dans l’arène, sous le hululement des foules.

« Alors toi aussi, tu as perdu la foi ? » demanda-t-elle.

— Nous n’avons pas perdu la foi, Germaine, ni toi ni moi. Nous en avions juste perdu l’impression. Mais je vais te présenter quelqu’un d’autre. Es-tu prête ? 

Et Blandine la prit par la main et l’emporta, tel un oiseau, vers une lumière qui brillait. Elle pénétra dans la lumière et se trouva tout de suite devant une jeune fille, plus belle, plus douce. Elle vit Marie et comme la première fois, elle assista comme dans un éclair à son martyre. Elle la revit, désespérée au pied de la croix de Jésus.

« Alors toi aussi, maman, tu as perdu la foi ? » demanda-t-elle.

— Germaine, nous avons été tous moulus comme des grains. Aucun de nous n’y a échappé. Mais nous L’avons toujours aimé. Mais je vais te présenter Quelqu’un d’autre. Es-tu prête ? 

Quand Marie dit « Quelqu’un », Germaine comprit qu’elle allait voir Dieu, face à face.

 

C’est alors qu’une voix puissante cria. « Arrêtez tout ! Je vous vois venir ! Je réclame cette âme ! Ah, vous voulez la faire échapper à la puissance de ma parole ? Vous ne voudriez pas, tout de même, la faire entrer dans la Vision de l’Essence du Tout-Puissant en catimini ? N’ai-je pas reçu le droit inaliénable de lui proposer mon idée du bien ? » C’était la voix de Lucifer.

Lucifer ? dit une voix féminine. Es-tu si sûr de toi ? Cette voix était sainte Blandine. Ne fus-tu pas bien des fois vaincu, par les plus petites des créatures ? Veux-tu prendre le risque ?

— Je le prends, cria Lucifer. Et cela lui fut accordé. Les présences célestes s’effacèrent et laissèrent Germaine seule. Alors il lui apparut sous la forme de sa grande lumière. Il lui fit défiler toute sa vie. Il en trouva, ici ou là, un découragement, une nostalgie pour cette mère non connue. Ce fut pitoyable. Il ne trouvait rien de concret : pas le moindre péché d’impureté ; pas la plus petite vanité ; pas même le vol d’un croûton de pain. Aussi, arrivé à bout d’arguments, il dit à Germaine : « Je t’ai vu réclamer l’enfer éternel. » Le Ciel entier était scandalisé par cette incroyable et mensongère démonstration de Lucifer. Tout le monde le voyait bien : Germaine était à la fois humble, aimante et vertueuse. Pas un péché mortel en elle.

Germaine n’eût même pas à se défendre. Car il y eut soudain dans le Ciel une colère si puissante qu’elle raisonna jusqu’au bout de l’univers, ébranlant la terre elle-même. Jésus parut et d’un geste, il dévoila à tous l’âme de Germaine. Une merveille. Quelque chose d’indescriptible de souffrances offertes, d’absence de regard sur soi, de perpétuelle attention aux autres. Jésus ne put se contenir devant tous les gens de sa suite et il s’écria : « Faites sortir ce démon d’ici » (Genèse 45, 1) ; et Lucifer s’évanouit comme la honte, dans la grandeur d’une défaite rare. Jésus se fit connaître à Germaine, et il pleura tout haut et tous l’univers entendit, et la nouvelle parvint jusqu’au palais de la Trinité.

Jamais depuis Marie, on ne vit personne entrer si vite dans le jardin éternel de Dieu.

« Il est l’heure. C’est le jour du Seigneur, le jour de colère », répétait sainte Blandine.

 

28 décembre 1644, fête des saints Innocents

Le bruit de cette colère de Dieu (Dies Irae) fit, dis-je, le tour de l’Univers. Sur terre, il produisit un terrible séisme dont on se souvient encore. En voici le récit :

En 1644, soit quarante trois années plus tard, tout le monde avait oublié la petite bergère, ou presque. Ce jour-là, le fossoyeur Guillaume Cassé, aidé de Gaillard Baron, creusa une fosse dans l’église de Pibrac pour ensevelir Germaine Andouane, laquelle avait formulé le vœu d’y être enterrée. A peine avaient-ils commencé à creuser le sol qu’ils découvrirent le corps d’une jeune fille, un corps en parfait état de conservation. Sa tête était couronnée d’une guirlande d’œillets des champs mêlés d’épis de seigle ; ces détails nous permettent de situer sa mort vers le mois de juin : les fleurs avaient perdu de leur éclat mais les épis étaient dorés et gonflés de grains. Le premier coup de pioche malencontreux avait atteint l’aile du nez ; la blessure avait tout l’aspect de la chair vivante. Aucune des personnes présentes à cette heure matinale ne la connaissait. Mais les nouvelles allèrent vite et bientôt tout ce que compte le village accourut vers l’église ; seuls les anciens furent en mesure d’identifier le corps : « c’est Germaine Cousin, dirent-ils, qui était manchote et était atteinte de la maladie des écrouelles » ; en effet, le cou portait des cicatrices, la main était infirme. Ceux de son âge avaient maintenant 65 ou 70 ans, un âge avancé pour l’époque.

Et, à partir de ce moment, les miracles ne cessèrent de se multiplier. Le 5 mai 1853, l’authenticité des miracles fut solennellement proclamée et, le 7 mai 1854, le décret de béatification fut publié en la Basilique St Jean de Latran à Rome. Enfin, le 29 juin 1867, jour du dix-huitième centenaire du martyre de St Pierre et de St Paul, fut célébrée à Rome la canonisation de Sainte Germaine.

L’Église l’a déclaré sainte en reconnaissant qu’elle a su aimer Dieu et ceux qui vivaient auprès d’elle jusqu’à l’héroïsme. Orpheline, malade, pauvre, maltraitée par ses proches, elle est la sainte de tous ceux qui souffrent et que la vie malmène d’une manière ou d’une autre. Sainte Germaine a été proclamée la patronne des faibles, des malades, des déshérités.

 

 
Conte d’Arnaud Dumouch
Illustré par Maximilie Sente
 

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