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VINGT-DEUXIÈME CONSIDÉRATION

De la mauvaise habitude

« Quand l’impie arrive au fond de l’abîme, il méprise tout »
(Proverbes 18, 3)

Premier point

Parmi les plus grands dommages que nous a causés le péché d’Adam, il faut compter notre funeste inclination au mal. L’Apôtre gémissait de se sentir poussé par la concupiscence vers ces mêmes péchés qu’il avait tant en horreur. « Je vois, disait-il, dans mes membres une autre loi qui me captive sous la loi du péché » (Romains 7, 23). Aussi, infectés que nous sommes de cette concupiscence et entourés de tant d’ennemis qui nous poussent au mal, quelle difficulté n’avons-nous pas pour parvenir sans péché à la patrie bienheureuse ! Et maintenant, puisque telle est la fragilité de notre nature, voici la question que je pose : Un voyageur doit traverser la mer pendant une tempête furieuse ; il ne peut disposer que d’une barque à demi brisée ; et encore veut-il la charger d’un poids, capable de faire sombrer la barque la plus solide et pendant le plus grand calme. Que diriez-vous de ce voyageur ? Quel pronostic porteriez-vous sur la vie de cet homme ? Eh bien ! Augurez de même d’un esclave des mauvaises habitudes. Lui aussi, il doit traverser l’océan de la vie, cet océan si agité et qui engloutit un si grand nombre d’hommes. Il monte une barque bien fragile et toute avariée, je veux dire ce corps auquel nous sommes unis ; et il voudrait encore la charger du poids de ses péchés d’habitude. Ah ! Qu’il est difficile à cet homme de se sauver ! La mauvaise habitude, en effet, aveugle l’esprit, endurcit le coeur et ainsi jette facilement l’homme dans l’obstination jusqu’à la mort.

En premier lieu la mauvaise habitude aveugle. Pourquoi les saints demandent-ils sans cesse à Dieu sa lumière et craignent-ils de devenir les plus grands pécheurs du monde ? Parce qu’ils savent que, la lumière de Dieu leur faisant défaut, ne fût-ce qu’un instant, ils peuvent commettre toutes les scélératesses. Pourquoi tant de chrétiens ont-ils obstinément voulu vivre dans le péché au point que finalement ils ont abouti à l’enfer ? « Leur malice les avait aveuglés », répond la Sagesse (Sagesse 2, 21). Le péché leur avait enlevé la vue et ainsi ils se sont perdus. Tout péché entraîne après soi l’aveuglement ; par conséquent, à mesure que se multiplient les péchés, l’aveuglement augmente. En effet Dieu est notre lumière ; plus donc une âme s’éloigne de Dieu, plus elle s’enfonce dans les ténèbres. « Leurs dérèglements pénétreront jusque dans leurs os », dit Job (Job 20, 11). De même que la lumière du soleil ne peut entrer dans un vase plein de terre, de même dans un coeur plein de vices ne peut entrer la lumière de Dieu. Et c’est ainsi que certains pécheurs en viennent dans la suite à ce point de dissolution qu’ils perdent toute lumière, marchent de péché en péché et ne songent plus même à s’amender. Car, dit l’Écriture, « les impies tournent dans leur cercle » (Psaume 11, 9). Tombés dans ce gouffre ténébreux, les malheureux ne savent faire que des péchés, ne parlent que de péchés, ne pensent qu’à pécher et ils ne savent en quelque sorte plus que c’est un mal de pécher. « L’habitude du mal, dit saint Augustin, ne laisse plus voir aux pécheurs le mal qu’ils font » (S. Augustin, Sermon 98, ch. 5, n. 5, PL 38, 594 (Vivès, t. 17, p. 101). En sorte qu’ils vivent, comme s’ils ne croyaient plus à l’existence d’un Dieu, d’un ciel, d’un enfer, d’une éternité.

Tel péché faisait horreur d’abord ; mais il arrive, par l’effet de la mauvaise habitude, que ce même péché n’inspire plus aucune horreur. « Mon Dieu, placez-les comme une roue mobile et une paille légère en face du vent » (Psaume 82, 14). Voyez dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 16, ch. 65, n. 79, PL 75, 1159 : « Et l’on est en droit de les comparer aussi (les impies) à la paille exposée au vent, puisque, si vient à fondre sur eux la brise de la tentation, comme ils ne s’appuient pas sur une raison qui ait du poids, ils ne sont soulevés que pour s’effondrer ; et souvent, ils s’imaginent manifester quelque mérite, quand ils sont portés sur les cimes par le souffle de l’erreur » (SC 221, trad. A. Bocognano, p. 261), avec quelle facilité le plus léger souffle du vent se joue d’une petite paille ; ainsi verrez-vous une personne résister d’abord, au moins quelque temps, et lutter contre la tentation avant de succomber ; mais une fois la mauvaise habitude prise, elle succombe à la moindre tentation, à la plus petite occasion de péché qui se présente. Et pourquoi ? Parce que la mauvaise habitude l’aveugle. Selon saint Anselme, le démon fait avec certains pécheurs, comme on fait avec un oiseau attaché par un fil. On laisse voler l’oiseau ; mais, quand on le veut, rien de plus facile que de le faire tomber à terre. Voilà, dit le saint, ce qui arrive : ces pécheurs, pris dans les filets d’une mauvaise habitude, sont au pouvoir de l’ennemi ; en vain s’élancent-ils, bientôt ils se trouvent rejetés dans l’abîme des mêmes vices (Eadmer, Vita S. Anselmi, lib. 2, c. 3, n. 28, PL 158, 92). On en vient même à commettre le péché, sans attendre l’occasion ; et, comme dit saint Bernardin de Sienne (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t. 3, Venise, 1745, p. 192, col. 2. Ces sermons ne se trouvent pas dans l’édition critique de Quaracchi), les esclaves des mauvaises habitudes deviennent semblables aux moulins qui tournent à tout vent, c’est-à-dire qui tournent, même quand ils n’ont pas de grains à moudre et que leur maître les voudrait en repos. Ainsi verrez-vous un de ces pauvres pécheurs s’entretenir dans de mauvaises pensées, même sans occasion, sans plaisir et presque sans le vouloir, uniquement entraîné par la force de la mauvaise habitude. « Quelle chose tyrannique, s’écrie saint Jean Chrysostome, que la mauvaise habitude, puisque bien souvent elle nous fait commettre malgré nous des actions coupables ! » (S. Jean Chrysostome, Aux Cathéchumènes, catéchèse 1, n. 5, PG 49, 230 : « C’est une chose dangereuse que l’habitude, capable de nous faire terriblement trébucher, dont il est difficile de se garder et qui souvent nous entraîne malgré nous et à notre insu » (SC 366, trad. A. Piédagnel, p. 157). Et de fait, ainsi que le remarque saint Augustin, « La mauvaise habitude, ne trouvant plus de résistance, devient comme une nécessité » (S. Augustin, Les Confessions, liv. 8, c. 5, n. 10, PL 32, 735 : « L’ennemi tenait mon vouloir ; il m’en avait fait une chaîne et il me serrait étroitement. Oui, de la volonté perverse naît la passion, de l’esclavage de la passion naît l’habitude, et de la non-résistance à l’habitude naît la nécessité » (BA, t. 14, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, p. 29) ; et, ajoute saint Bernardin, « elle se tourne en une seconde nature » (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale dictum Seraphim, sermon 15, Opera, t. 3, Venise, 1745, p. 192). De même donc que c’est pour nous une nécessité de respirer, ainsi semble-t-il que les pécheurs d’habitude, devenus esclaves du vice, se trouvent en quelque sorte dans la nécessité de pécher. J’ai dit : esclaves du vice et non pas serviteurs ; car ceux-ci servent moyennant salaire ; mais de même que les esclaves servent par force et sans recevoir de salaire, ainsi se trouve-t-il des malheureux qui font le mal sans aucune satisfaction.

« Quand l’impie arrive au fond de l’abîme, il méprise » (Proverbes, 18, 3). C’est précisément au pécheur d’habitude que saint Jean Chrysostome applique ce texte (S. Jean Chrysostome, Homélie 22 sur la Genèse, n. 4, PG 53, 191 : « C’est une chose grave, bien grave, bien-aimés, de tomber dans les pièges du diable. L’âme saisie dans ces filets est entraînée… ensevelie sous ses habitudes vicieuses, elle ne sent même plus l’infection de ses péchés » (JEA, t. 5, p. 139). La comparaison entre le pécheur invétéré et le vautour se trouve aussi dans P. Segneri, Cristiano istruito, p. II, ragion. X ; elle est reprise par S. Alphonse dans ses Sermons abrégés, sermon 45, n. 8, mais il ne l’attribue plus à S. Jean Chrysostome). Au fond de son ténébreux abîme, il méprise corrections, prédications, censures, enfer, Dieu ; il méprise tout et, dans son malheur, il devient comme le vautour qui s’abat sur un cadavre et se laisse tuer par les chasseurs plutôt que de lâcher sa proie. Le Père Recupito raconte qu’un condamné à mort, en route vers le lieu de son supplice, ayant levé les yeux, aperçut une jeune fille et consentit à une mauvaise pensée (I. C. Recupito, De signis praedestinationis, tr 2, c. 7, n. 32, Naples, 1634, p. 74). -- Le Père Gisolphe raconte aussi d’un blasphémateur également condamné à mort, qu’il proféra encore un blasphème au moment de recevoir le coup fatal (P. Gisolfo, La guida de’peccatori, p. I, disc. I, n. 1, t. 1, Naples, 1667, p. 4). -- Saint Bernard va jusqu’à dire qu’il est inutile de prier pour les pécheurs d’habitude et qu’il faut pleurer sur eux comme sur des damnés (S. Bernard de Clairvaux, Traité des degrés de l’humilité et de l’orgueil, ch. 21, n. 51 – ch. 22, n. 52, PL 182, 969-970 : « Le douzième degré peut donc s’appeler l’habitude du péché. On y perd la crainte de Dieu ; on entre dans le mépris de Dieu » (coll. Les écrits des Saints, trad. E. de Solms, p. 79). Et comment auraient-ils la volonté de sortir de leur abîme, s’ils ne savent pas même qui ils sont ? Il leur faudrait un miracle de la grâce. Les malheureux ! C’est en enfer qu’ils ouvriront les yeux, mais alors, il ne leur servira de rien de les ouvrir, sinon pour pleurer plus amèrement leur folie.

Affections et prières

Mon Dieu, plus qu’aucun autre j’ai été par vous comblé de bienfaits ; et vous, plus que par tout autre à ma connaissance, vous avez été outragé par moi ! O coeur de mon Rédempteur, coeur plein de douleurs, que la vue de mes péchés a si affligé et si tourmenté sur la Croix, donnez-moi, par vos mérites, une vive connaissance et une vive douleur de mes péchés. Ah ! Mon Jésus, je suis rempli de vices ; mais vous êtes tout-puissant et vous pouvez faire que je sois rempli de votre saint amour. Je mets donc en vous ma confiance, en vous qui êtes une bonté, une Miséricorde infinie. Je me repens, ô souverain Bien, de vous avoir offensé. Ah ! Que ne suis-je mort avant de vous avoir causé aucun déplaisir. Je vous ai oublié ; mais vous, vous ne m’avez pas oublié, je le vois à la lumière que vous m’accordez en ce moment. Puisque vous me donnez la lumière, donnez-moi aussi la force de vous être fidèle. Je vous promets de mourir mille fois plutôt que de vous trahir encore. Mais c’est en votre secours que je place toutes mes espérances. « En vous, Seigneur, j’ai espéré ; je ne serai pas confondu à jamais » (Psaume 30, 1). Je compte donc sur vous, ô mon Jésus, et j’espère que je n’aurai plus jamais le malheur de me voir retombé dans l’abîme du péché et privé de votre grâce.

Je me tourne aussi vers vous, ô Marie, ma souveraine. En vous, ô ma Reine, j’ai espéré et je ne serai pas confondu à jamais. J’ai confiance que, grâce à votre intercession, ô mon espérance, je n’encourrai plus l’inimitié de votre Fils. Ah ! Demandez-lui qu’il me fasse mourir plutôt que de me laisser tomber de nouveau dans ce malheur des malheurs.

Deuxième point

Un autre effet de la mauvaise habitude, c’est d’endurcir le coeur. A force de pécher, dit Cornelius a Lapide, le coeur devient dur (Cornelius a Lapide, Commentaire sur l’Ecclésiastique, III, 27, t. 9, Paris, 1859, p. 133) ; et Dieu le permet justement en punition de nos résistances à ses appels. « Dieu, dit l’Apôtre, a pitié de qui il veut et il endurcit qui il veut » (Romains 9, 18). Ce que saint Augustin explique ainsi : « De la part de Dieu, endurcir c’est refuser d’avoir pitié (S. Augustin, A. Simplicien, sur diverses questions, liv.1, question 2, n. 15, PL 40, 120 (BA, t. 10, trad. G. Bardy, J. A. Beckaert, J. Boutet, p. 477). Dieu n’endurcit donc pas positivement le pécheur d’habitude, mais il lui retire sa grâce, et cela pour le punir d’avoir répondu par l’ingratitude à ses grâces antérieures ; ainsi tombe dans l’endurcissement le coeur du pécheur, ainsi devient-il comme une pierre. « Son coeur, dit Job, se durcira comme une pierre et il se resserrera comme l’enclume du forgeron » (Job 41, 15).

Dès lors on verra ce pécheur habitudinaire demeurer insensible, tandis qu’autour de lui tous s’attendriront et pleureront en entendant prêcher les rigueurs des jugements de Dieu, les peines des damnés, la Passion de Jésus Christ. Ces vérités, il en parle, il en entend parler avec indifférence, comme de choses qui ne le concernent pas ; et sous de tels coups il ne fait que s’endurcir davantage, comme l’enclume du forgeron. Morts subites, tremblements de terre, coups de tonnerre, éclats de la foudre, rien ne l’épouvante plus. Que dis-je ? Au lieu de le réveiller et de le faire rentrer en lui-même, tout cela lui donne ce sommeil de mort dans lequel il s’enfonce et se perd. « A votre voix pleine de reproches, ô Dieu de Jacob, ils se sont endormis » (Psaume 75, 7). La mauvaise habitude finit par étouffer peu à peu les remords de conscience. A l’esclave de la mauvaise habitude, les crimes les plus énormes ne paraissent que des bagatelles. « Les péchés les plus horribles, dit saint Augustin, lorsqu’on en contracte l’habitude, semblent tout petits ou même des riens » (S. Augustin, Manuel de la foi, de l’espérance et de la charité, liv. 1, ch. 80, PL 40, 270 (BA, t. 9, trad. J. Rivière, p. 249). A toute mauvaise action s’attache naturellement une certaine honte. Mais saint Jérôme remarque que « Les esclaves des mauvaises habitudes pèchent sans pudeur aucune » (S. Jérôme, Commentaire sur Ezéchiel, liv. 1, ch. 1, v. 7, PL 25, 22). Saint Pierre compare ces sortes de pécheurs « à l’animal immonde qui se vautre dans la fange » (2 Pierre 2, 22). De même que l’animal ne sent pas l’odeur fétide de la boue où il se roule, ainsi cette odeur infecte que tous les autres sentent, le pécheur d’habitude seul ne la sent pas. Quelle merveille dès lors qu’aveuglé par la fange, le pécheur ne se reconnaisse même pas sous la main de Dieu qui le frappe ! Ce peuple, dit saint Bernardin (S. Bernardin de Sienne, Quadragesimale de Evangelio oeterno, sermon 20, art. 2, c. 5, Opera, t. 3, Quaracchi, 1956, p. 348-349), se roule dans toutes sortes d’iniquités, comme l’animal dans la boue ; pourquoi donc nous étonner que les coups de la colère divine ne lui ouvrent pas les yeux sur les châtiments de la vie future ? Ainsi en vient-il, non certes à s’attrister, mais à se réjouir, à s’applaudir, à se vanter de ses péchés. « Ils se réjouissent, dit la Sainte Écriture, après qu’ils ont fait le mal » (Proverbes 2, 14). « L’insensé commet le crime, comme en se jouant » (Proverbes 10, 23). Oh ! Que voilà bien autant de caractères d’une insensibilité vraiment diabolique et par conséquent autant de signes de damnation ! « Oui, dit saint Thomas de Villeneuve, l’endurcissement est un signe de réprobation » (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315). Mon frère, tremblez que vous ne tombiez dans ce malheur. Si peut-être vous aviez quelque mauvaise habitude, hâtez-vous d’en sortir, maintenant que Dieu vous appelle. Et si vous sentez encore les remords de votre conscience, ah ! Réjouissez-vous ; car c’est un signe que Dieu ne vous a pas encore abandonné. Mais hâtez-vous de vus amender et de sortir de votre triste état ; sinon la gangrène se mettra dans la plaie et vous serez perdu.

Affections et prières

Seigneur, comment pourrai-je vous remercier dignement des grâces sans nombre dont je vous suis redevable ? Vous m’avez si souvent appelé : et moi j’ai résisté. Quelle reconnaissance et quel amour ne vous devais-je pas pour m’avoir délivré de l’enfer et attiré à vous avec tant d’amour ! Mais loin de là ; j’ai continué de provoquer votre colère en continuant de vous offenser. Non, mon Dieu, non, je ne veux plus insulter à votre patience. Je vous ai bien assez offensé. Vous seul, qui êtes une Bonté infinie, vous seul avez pu me supporter jusqu’à présent. Mais maintenant, je le comprends, la mesure est comble et vous ne pouvez plus me supporter. Pardonnez-moi donc, ô mon Dieu et mon souverain Bien, toutes les injures que je vous ai faites. Je m’en repens de tout mon coeur et je prends la résolution, de ne plus vous offenser à l’avenir. Hé quoi ! Voudrais-je continuer toujours à vous irriter ? Ah ! Soyez-moi miséricordieux, ô Dieu de mon âme, non certes pour mes mérites, car je ne mérite que des châtiments et l’enfer ; mais à cause des mérites de votre divin Fils qui est mon Rédempteur et dont les mérites font toute mon espérance. Pour l’amour donc de Jésus Christ, rendez-moi vos bonnes grâces et accordez-moi la persévérance dans votre amour. Détachez-moi de toute affection déréglée et attirez-moi entièrement à vous. Je vous aime, ô Bien suprême, ô souverain aimant des âmes. Hélas ! Que ne vous ai-je toujours aimé, vous qui êtes dignes d’un amour infini !

O Marie, ma Mère, faites que j’emploie tout le reste de ma vie, non pas à offenser encore votre Fils, mais uniquement à l’aimer et à pleurer les déplaisirs que je lui ai causés.

Troisième point

Quand la lumière divine aura disparu de la sorte et que le coeur se sera endurci, il deviendra moralement impossible que le pécheur ne fasse pas une mauvaise mort, en s’obstinant jusqu’à la fin dans son péché. « Le coeur dur sera malheureux à la fin » (Ecclésiastique 3, 27). « Tandis que le juste ne cesse de marcher par le droit chemin », comme dit Isaïe (Isaïe 26, 7) ; c’est tout au contraire par un chemin tournant que marchent toujours les pécheurs d’habitude : « les impies tournent dans leur cercle », dit le Roi Prophète (Psaume 11, 9), c’est-à-dire qu’ils laissent le péché pour un peu de temps et qu’ils y retournent ensuite. Ceux-là, d’après saint Bernard, n’ont plus que l’enfer en perspective. « Malheur, s’écrie-t-il, malheur à celui qui s’engage dans ces circuits ! » (S. Bernard de Clairvaux, Sur le Psaume’Qui habite’, sermon 12, n. 1, PL 182, 231 : « Qui marche en rond (Psaume 11, 9) avance, oui, mais sans réaliser le moindre progrès. Malheur à l’homme qui suit un tel cercle, qui ne sort jamais de sa volonté propre. Si tu t’efforces de l’en arracher, il paraîtra te suivre quelque peu, mais ce sera par ruse. En réalité, il aura tourné en rond pour regagner son point de départ, dont il ne s’éloignera jamais beaucoup » (TZ, p. 350). Mais, dira ce malheureux, je veux me corriger avant de mourir. -- Or voilà précisément la difficulté, à savoir, qu’un homme livré aux mauvaises habitudes se corrige, même dans la vieillesse. L’Esprit Saint le dit : « Le jeune homme suit sa voie ; lors même qu’il sera vieux, il ne s’en écartera pas » (Proverbes 22, 6). Saint Thomas de Villeneuve en donne pour raison que notre force est bien faible (S. Thomas de Villeneuve, In domin. III Quadra., concio 2, n. 5, conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 377) : car elle n’est, d’après Isaïe, que « comme la cendre chaude de l’étoupe » (Isaïe 1, 31) ; « de telle sorte, conclut le saint, que l’âme privée de la grâce ne peut demeurer longtemps sans commettre de nouveaux péchés ». Et même, à part cela, quelle folie ne serait-ce pas de vouloir engager au jeu et de perdre volontairement toute sa fortune, dans l’espoir de la regagner à la dernière partie ? Telle est précisément la folie de celui qui continue à vivre dans le péché en se promettant bien de tout réparer au dernier moment. « Un Éthiopien peut-il changer sa peau ou un léopard ses couleurs variées ? Comment donc pourrez-vous faire le bien après avoir tant appris le mal » (Jérémie 13, 23) ? Aussi arrive-t-il que ces pécheurs finissent par se jeter et terminer leur vie dans le désespoir ? « L’homme, qui est d’un coeur dur, finira dans le mal » (Proverbes 28, 14).

Sur ce passage de Job : « Il m’a criblé de blessures ; il s’est lancé sur moi comme un géant » (Job 16, 15), voici ce que dit saint Grégoire (S. Grégoire le Grand, Morales sur Job, liv. 13, ch. 18, PL 75, 1027 : « Il est facile, en effet, de résister à l’ennemi si, dans de nombreuses chutes, dans une seule même, on ne lui donne pas trop longtemps son consentement. Mais que l’âme prenne l’habitude de se soumettre à ses insinuations, plus fréquentes sont ses capitulations, plus elle rend l’ennemi irrésistible ; elle n’a plus la force de soutenir la lutte, car en face de cette âme dominée par une habitude perverse, le Malin notre adversaire combat comme un géant » (SC 212, trad. A. Bocognano, p. 277) : Si quelqu’un est assailli par son ennemi, peut-être, après un premier coup reçu, lui restera-t-il encore assez de force pour se défendre ; mais plus il reçoit de coups, plus ses forces déclinent, jusqu’à ce qu’il finisse par expirer. Ainsi en est-il du pécheur : après une première, une seconde faute, le pécheur conserve encore un peu de force, moyennant bien entendu la grâce divine qui l’assiste ; mais s’il continue à commettre le péché, le péché devient un géant qui s’élance sur lui ; et comme, de son côté, le pécheur se trouve si faible et percé de tant de coups, comment pourra-t-il échapper à la mort ? Le péché est comparé par Jérémie à une grosse pierre qui pèse sur l’âme pour l’écraser. « Ils ont posé, dit-il, une pierre sur moi » (Lamentations 3, 53). Or, d’après saint Bernard, il est aussi difficile à un esclave des mauvaises habitudes de se relever qu’il est difficile à un homme de se remettre sur pieds, quand, écrasé sous une grosse pierre, la force lui manque pour la soulever et se tirer de là. « Bien difficilement, dit-il, se relève celui qu’accable le poids de la mauvaise habitude » (Pour rendre la pensée de S. Bernard, S. Alphonse cite en fait un texte de S. Augustin, Sur l’Évangile de saint Jean, tr. 49, n. 24, PL 35, 1756 : « Qu’il est difficile de se lever à celui qui est écrasé par le poids de l’habitude mauvaise ! Mais cependant il se lève : par une grâce cachée il reprend vie intérieurement » (BA, t. 73B, trad. M. F. Berrouard, p. 249). S. Bernard parle de l’habitude du péché dans le Traité des règles de l’humilité et de l’orgueil, ch. 21, n. 51, PL 182, 969).

C’en est donc fait de moi, dira le pécheur ? Non pas ; mais il faut que ce pécheur emploie des remèdes. Or aux grands maux les grands remèdes. « Aux grandes maladies, dit fort bien un auteur, il faut dès le principe appliquer de grands remèdes » (G. Campadelli, Sermoni sacri morali, Venise, 1751, p. 196). Or, qu’un malade en danger de mort et qui repousse les remèdes prescrits, parce qu’il ignore la gravité de son état, entende les médecins lui dire : Mon ami, vous êtes mort, si vous ne prenez pas ce remède. -- Me voici, s’écriera-t-il aussitôt, je suis prêt à tout, puisqu’il y va de ma vie. Et vous, chrétiens, mon frère, si vous êtes l’esclave de quelque mauvaise habitude, je vous dis la même chose : Quel état que le vôtre ! Vous êtes de ces malades qui guérissent rarement, comme dit saint Thomas de Villeneuve (S. Thomas de Villeneuve, In feria sexta post domin. 1 Quadrag., concio 1, n. 4-5, Conciones, t. 1, Milan, 1760, col. 315) ; et vous êtes sur le point de vous damner. Cependant, si vous voulez vous guérir, il y a remède ; mais ne comptez pas sur un miracle de la grâce. Qu’avez vous à faire ? Il faut que vous vous fassiez violence pour éloigner les occasions dangereuses, pour fuir les mauvaises compagnies, pour résister aux tentations en implorant le secours de Dieu. Il faut encore que vous preniez les moyens suivants : Vous confesser souvent, faire chaque jour une lecture spirituelle, pratiquer la dévotion envers la très sainte Vierge Marie. La priant continuellement qu’elle vous obtienne la force de ne plus retomber. Il faut absolument vous faire violence ; sinon, la menace du Seigneur contre les obstinés tombera sur vous : « Vous mourrez dans votre péché » (Jean 8, 21). Et si vous ne remédiez pas à l’état de votre âme, maintenant que Dieu vous éclaire, difficilement pourrez-vous dans la suite y remédier. Entendez Dieu qui vous crie : « Lazare, sors du tombeau » (Jean 11, 43). Pauvre pécheur, que la mort a déjà saisi, sortez du sépulcre de votre mauvaise vie. Vite, répondez à l’appel de Dieu ; donnez-vous à lui et tremblez que cet appel ne soit le dernier.

Affections et prières

Ah ! Mon Dieu, qu’ai-je encore à attendre ? Que vous m’abandonniez absolument et que vous me jetiez en enfer ? De grâce, Seigneur, épargnez-moi, car je veux changer de vie et me donner à vous. Dites ce que je dois faire, car je suis prêt à tout. O sang de Jésus, aidez-moi. O Marie, avocate des pécheurs, venez à mon secours. Et vous, ô Père éternel, par les mérites de Jésus et de Marie, ayez pitié de moi. Je me repens, ô Dieu infiniment bon, de vous avoir offensé et je vous aime par-dessus toutes choses. Pour l’amour de Jésus Christ, pardonnez-moi et donnez-moi votre amour. Donnez-moi aussi une grande crainte de la ruine à laquelle je m’exposerais, en vous offensant de nouveau. Éclairez-moi, ô Dieu, oui, éclairez-moi et donnez-moi de la force. J’espère tout de votre miséricorde. Vous m’avez accordé tant de grâces quand j’étais loin de vous ; j’en espère beaucoup plus, maintenant que je reviens à vous avec la résolution de n’aimer que vous seul. Je vous aime, ô mon Dieu, ma vie, mon tout.

Je vous aime aussi, ô Marie, ma tendre Mère, et c’est à vous que je confie mon âme. Préservez-la, par votre intercession, du malheur de retomber dans la disgrâce de Dieu.

Saint Alphonse de Liguori, Préparation à la mort, 1758. Texte numérisé par Jean-Marie W. (jesusmarie.com).

 

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