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17. La bonté de Dieu

Daria Klanac : « Où est ce Dieu bon et miséricordieux qui a créé le monde ? », crie le monde devant les catastrophes, les cataclysmes, les tremblements de terre, les inondations, la souffrance des enfants.

Arnaud Dumouch : Je voudrais profiter de cette question, qui est la plus profonde de toutes les questions qui se posent au christianisme, pour redonner encore une fois la réponse chrétienne, telle que Jésus la donne. En effet, il faut se rappeler absolument que s’il y a une religion qui donne une explication de la souffrance, c’est la religion chrétienne. Le bouddhisme et l’hindouisme en donnent une autre, mais ils disent simplement que la souffrance est un symptôme et qu’il faut chercher à faire disparaître la réalité et les désirs : en n’ayant plus de désirs, on n’a plus de souffrance. Dans la religion chrétienne, il y a une véritable explication de la souffrance en harmonie avec le fait que Dieu existe et qu’il est amour. Il faut se rappeler que dans le judaïsme et dans l’islam, quand la question de la souffrance se pose, la réponse est : la foi.

Un exemple de l’abandon à Dieu dans le judaïsme se trouve dans le Livre de Job. Quand Job est frappé par des souffrances qui viennent de Dieu, la Bible ne nie pas du tout que Dieu en est la cause première, mais elle ne dit pas qu’il en est la cause immédiate et, en l’occurrence, c’est le démon qui va frapper Job. Cependant, même si c’est le démon qui agit, c’est avec l’autorisation expresse de Dieu. Et ce n’est pas une façon de parler propre à l’Ancien Testament. Tout l’Ancien Testament et l’Apocalypse sans exception sont suffisamment réalistes pour dire que Dieu est nécessairement la cause première, en ce sens que rien ne se ferait si Dieu ne le permettait pas et s’il le permet, c’est qu’il a une explication. Mais l’explication n’est pas donnée au judaïsme, Job se contente de voir la toute-puissance de Dieu, il se prosterne en disant Seigneur : je ne te connaissais pas, je n’aurais pas dû te mettre en procès, je ne sais pas, mais je me soumets dans la foi. Et les musulmans répondent la même chose. On pourrait dire que la réponse de Job est une réponse musulmane. Dieu m’a donné le bonheur, Dieu m’a donné le malheur, béni soit son nom dans les deux cas. C’est une extrême admiration pour la foi, la foi de ces personnes-là qui n’en connaissent pas la raison ou, comme dit Jésus, le serviteur ignore ce que veut son maître.

Mais Jésus nous dit aussi, à nous chrétiens qui veulent bien vivre de la foi telle qu’il l’a annoncée[53]: « Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis. »

D. Klanac : Quelles sont les intentions de Dieu face à toutes ces souffrances ?

A. Dumouch : Il faut tout d’abord savoir qu’il y a deux types de souffrances : celles dues à nos péchés ou à ceux des autres. C’est évident que si on trahit sa femme et qu’on se retrouve seul, on récolte ce qu’on a semé. Et il y a les souffrances dont on n’est pas responsable, qui viennent de la nature. Par exemple le fait qu’on doive tous mourir. Ce n’est pas naturel à notre esprit de devoir passer par l’angoisse de la mort, sans même savoir ce qui se passe de l’autre côté. Le fait que Dieu se cache est une souffrance qui ne peut venir que de Dieu. Le fait qu’il nous demande de croire est une souffrance de l’esprit. Si on voyait, si on avait des preuves, ce serait quand même plus facile ! Tout ce qui nous tombe dessus, les tremblements de terre, les famines, donc toutes ces souffrances existent effectivement et sont décrites dans l’Apocalypse au niveau des sept mystères scellés. Ce sont tous les genres de souffrances qui peuvent exister sur terre, y compris le silence de Dieu qui est le septième sceau. Cette souffrance ultime, mystique, nous fait désirer vivre éternellement, avoir des réponses à ce qui se passe sur terre, réponses que l’on ne peut obtenir que par la foi, puisque seul l’agneau peut ouvrir les sceaux. L’explication de la souffrance est le sommet de la théologie chrétienne, fidèle au Magistère. Tout devient lumineux, même si cela n’empêche pas le scandale.

D. Klanac : Quelle est alors, la raison d’être et l’origine de la souffrance ?

A. Dumouch : L’origine première, c’est que Dieu qui nous a créés pour la vision béatifique, ne peut être vu que par un homme ou par un ange totalement mort à lui-même et à ses désirs, sous toutes les formes possibles. La mort au désir qui est enseignée dans le bouddhisme, une religion qui ne porte pas le nom de Dieu, Dieu la laisse survivre, car elle permet de faire des premiers pas vers le salut.

Mais d’où vient qu’on ne puisse pas voir Dieu sans être totalement mort à tous ses désirs ? Cela vient de l’essence de la Trinité. Dieu ne peut pas se changer. Je me souviens de la réflexion d’un théologien à qui j’avais demandé de donner l’imprimatur à l’un de mes livres : « Je ne peux pas vous donner l’imprimatur parce que Dieu doit pouvoir se changer, il est tout-puissant. » J’avais alors vaguement transformé mon texte pour avoir cet imprimatur. Mais là, ayant pris un peu plus de maturité, je maintiens que Dieu Est.

Dans sa vie trinitaire, Dieu est non seulement amour et lumière – tout le monde le sait, les théologiens l’ont analysé –, mais il est aussi immense humilité interne, intérieure, kénose.

D. Klanac : Qu’est-ce que c’est que la vie trinitaire de Dieu ?

A. Dumouch : Ce Dieu unique, éternel, passe son éternité – j’emploie le langage humain, car il n’y a pas de temps, l’éternité c’est un instant qui est son être même –, donc Dieu passe son éternité à se contempler. C’est une merveille. Comme il se connaît parfaitement, sa contemplation de lui-même s’appelle le Verbe et c’est ce Verbe qui s’est fait chair plus tard pour nous raconter Dieu ; il est devenu Jésus. Le Verbe en venant sur terre a dit : « Je suis le Fils », il a pris une analogie en langage humain parce que parler du Verbe comme le fait saint Jean c’est très bien, mais il faut être philosophe. Parler du Fils, c’est beaucoup plus simple pour des cœurs d’enfant. Il a donc appelé Dieu, celui qui se contemple, son Père. Et bien, rien que dans ces deux mots, Fils et Père, il a expliqué sa relation avec son père éternel. En effet, un père n’existe qu’en relation avec un fils et réciproquement. Quant au Saint-Esprit qui est l’amour du père et du fils réciproque, cet amour parfait est identique à eux-mêmes, on l’appelle le Saint-Esprit qui lui aussi dépend totalement des autres. Si on traduit, en termes de vie trinitaire, le fait que le Père n’existe qu’en rapport avec le fils, on pourrait dire que le père éternellement dit au fils : « Toi seul compte, tu es plus grand que moi, tu me donnes d’être. » Et le fils dit au père : « Toi seul comptes, tu es plus grand que moi, tu me donnes d’être. » En réalité, ils sont exactement semblables, le père n’est pas plus grand que le fils puisque c’est la contemplation du père qui est exactement semblable à lui-même qui donne le fils. Lorsqu’on s’abaisse au-dessous de soi, alors qu’on est exactement identique, on ne parle pas d’humilité, on parle de kénose, un terme grec qui n’existe pas beaucoup sur terre. L’humilité c’est être à sa juste place. Si le père devant le fils était seulement humble, il dirait : nous sommes égaux, nous sommes exactement semblables. Mais il y a plus que cela, il y a un abaissement total au-dessous de lui-même, qui est leur relation infinie et éternelle et c’est tellement puissant que si quelqu’un, créé par Dieu, ange ou homme, ne lui est pas semblable sous ce rapport-là, il ne pourrait le voir.

Voilà la clé de cette obligation pour tout homme et tout ange de mourir totalement à soi-même, de devenir tout petit, devenir néant dans sa considération par rapport à ses désirs même légitimes. Plus un ange ou une âme sont petits, se sont abaissés, plus ils peuvent voir Dieu en toute connaturalité. Moins on s’est abaissé, moins on voit Dieu.

D. Klanac : Adam et Ève par l’acte de désobéissance se sont éloignés de Dieu.

A. Dumouch : En demandant à Adam et Ève de s’abaisser au-dessous d’eux-mêmes par un simple acte d’obéissance, Dieu voulait seulement agir comme avec les anges. L’obéissance, c’est extrêmement dur pour l’esprit. Faire confiance, ne pas manger de cet arbre de la connaissance du bien et du mal, vivre sans souffrance autre que l’absence de la vision béatifique, même si ce manque est comblé par une présence mystique intense de Dieu. Les anges avaient eu la même demande : faire confiance, mettre en premier l’humilité et l’amour dans ses valeurs. Adam et Ève trouvèrent très pénible d’obéir et ils décidèrent de choisir eux-mêmes le bien et le mal, se faisant maîtres pour être libres, pour être des adultes. Cela se comprend très bien finalement : créés libres, ils veulent le devenir, donc l’obéissance les dérange. Et Dieu, loin de renoncer, passa à une autre sagesse, une sagesse qui allait être beaucoup plus efficace pour fabriquer des cœurs humbles : la sagesse de la croix, de la souffrance.

D. Klanac : Dieu choisit donc de s’effacer du monde et de laisser l’homme livré à lui-même pendant un certain temps où il passe par différentes étapes.

A. Dumouch : Au début de l’humanité, sans expérience, les hommes, d’après la Bible, se livrèrent à toutes les turpitudes jusqu’au fond du gouffre ; le péché se multiplia sur terre. Concrètement, les hommes étaient absolument centrés sur eux-mêmes, mais dans les dominations de style charnelles, la vanité, le sexe pour le sexe, la possession matérielle qui fait qu’on tue son prochain pour posséder. Et à ce moment-là, Dieu intervint par la conscience qui est au fin fond du cœur. On le voit bien dans l’histoire de Caïn et Abel. Dieu met en garde Caïn contre la colère qui le submerge.[54] Concrètement, Dieu s’est tu. Cette première étape est encore présente actuellement, Il y a des hommes qui sont complètement livrés à leurs péchés, symbolisés à la croix par le mauvais larron. Cette première étape, malgré tout, dispose le cœur de ces gens à un salut ; pas par le péché en lui-même, mais par les fruits que produit le péché, à savoir un cœur vide, beaucoup de souffrances et puis la mort qui arrive au terme. On le voit dans l’exemple du mauvais larron crucifié à gauche de Jésus. Le mauvais larron ne sait même pas ce qu’il fait sur terre, n’éprouve que de la haine, ne reconnaît pas son péché. Il est crucifié et va jusqu’au bout du désespoir. Il arrive que cette souffrance ultime, écrasant l’orgueil, se transforme en conversion et repentir lorsque, à l’heure de la mort, le Christ apparaît.

Mais Dieu ne resta pas tout le temps silencieux, il mit dans le cœur de l’homme des semences de l’Esprit Saint, dit le Concile Vatican II, à travers toutes les religions qui se multiplièrent et s’affinèrent au cours des temps, par petites vérités dites ici où là.

D. Klanac : L’humanité n’arrête pas de cheminer.

A. Dumouch : Dans l’Égypte antique, ils avaient déjà saisi qu’il y aurait une récompense, que l’homme juste ressusciterait, qu’il vivrait éternellement. On trouve de même dans les mythes grecs, chez les païens, ce qui permit à l’humanité de s’affiner peu à peu. C’est la deuxième phase de l’Humanité : des hommes qui espèrent un salut, qui voudraient savoir ce qu’ils font sur terre, qui ne sont pas seulement dans la perversité du péché poussé jusqu’à l’absolu. C’est symbolisé par le bon larron à la croix : il est droit, il cherche, il reconnaît ses propres torts. Par ses souffrances, par tout ce qu’il a vécu, la cruauté des hommes qui l’ont crucifié, cet homme a plus qu’un orgueil écrasé, il a déjà un cœur humble et en plus il cherche la vérité, il est assoiffé d’un salut. Voilà, le deuxième effet de la souffrance, elle ne sauve pas encore, cet homme ne sait pas encore qui est Jésus, qu’il est Dieu fait homme, mais elle dispose au salut. Pour cela Dieu tolère actuellement d’autres religions que la sienne, que celle du Christ, que la Sainte Alliance. L’islam, dit le Concile Vatican II, dispose le cœur au salut en créant le fait que l’homme reconnaît la grandeur de Dieu. Je ne parle pas de l’islamisme qui est une crise de l’islam perpétuelle, une tentation au cours de son histoire, comme cela a existé chez les chrétiens.

La troisième étape est celle où le Verbe s’est fait chair sur terre et qu’il est venu expliquer à un petit reste le pourquoi de tout cela. Et à tous ceux qui voudraient croire, il a dit : « Heureux ceux qui n’ont pas vu et qui ont cru. »[55] Ceux qui savent souffrent exactement de la même façon que les autres. D’ailleurs, on le voit sur le Golgotha, Jésus qui symbolise ce petit reste est crucifié comme les autres. Tous doivent acquérir un cœur tout humble. Il ne faut pas croire que parce qu’on a eu la chance de recevoir la foi chrétienne, on a le cœur disposé parfaitement à voir Dieu. Non, il est dit, dans l’épitre aux Hébreux, que même lui, « tout fils qu’il était, il apprit par ses souffrances, l’obéissance »[56] et, dans un grand cri à la croix, il a appelé celui qui pouvait le sauver d’une telle souffrance. Jésus lui-même avant sa croix est humble, il est doux, mais il lui manque une qualité dans son humanité, dans son humanité sainte, il lui manque cette kénose particulière qui est celle que peut donner la souffrance absolue. Et il va l’acquérir à la croix. Il sort de sa crucifixion le cœur brisé, il n’est pas seulement humble, il est kénose. Ce qui frappe les gens qui le voient dans les expériences proches de la mort, c’est cette proximité avec le cœur de ceux qui sont passés par la grande épreuve de la terre. Il a les marques des clous, ses stigmates, non seulement dans ses mains, mais dans tout son être, un être qui rayonne d’humilité et de miséricorde. Il nous comprend parfaitement, il est passé par là.

D. Klanac : Lorsque le cœur n’est pas encore tout humble à l’heure de la mort, y a-t-il d’autres purgatoires après la mort ?

A. Dumouch : Si à l’heure de sa mort, la personne accepte de se donner à l’amour du Christ, alors elle peut rentrer dans la vision béatifique ; le bon larron y est rentré le soir même. Cela ne veut pas dire que ceux qui ne sont pas chrétiens rentrent après des années ou des siècles de purgatoire ! À l’heure de la mort, quand on voit le Christ, on devient chrétien librement, on l’aime de tout son cœur ou on le déteste. Par contre, si on a déjà le cœur tout humble, brisé par la vie, on peut rentrer directement dans la vision béatifique. Si non et c’est le cas de beaucoup de chrétiens, on a d’autres purgatoires. Dieu a des techniques après la mort qui sont très efficaces, comme la solitude un certain temps, alors qu’on est amoureux de lui.

Maintenant, quand on applique cette explication à la terre, il faut reconnaître que la souffrance qui nous frappe est un scandale. Saint Paul le dit, c’est le scandale de la croix, folie pour les païens, sagesse de Dieu[57] parce qu’on voit concrètement que Dieu laisse non seulement son propre Verbe mourir sur la croix, mais il nous laisse aussi, nous ses propres enfants, vivre jusqu’au bout cette croix.

Quand on est profondément croyant, on a le droit de se révolter contre Dieu, mais lorsque l’on fait partie de ce petit reste, à qui il s’est expliqué, c’est de lui faire grâce de cette explication, de comprendre cette coupe. S’il avait pu la faire passer loin de lui et de nous, il l’aurait fait. Rassurons-nous : quand j’insiste sur la souffrance, c’est parce que quelquefois une journée de désespoir totale est plus dure que toute une vie de bonheur. Mais il y a aussi beaucoup de joie vécue en cette terre.

Bref, tout être humain passe par le purgatoire. On doit y passer en ce monde ou dans l’autre. Quel est le plus dur des purgatoires, la terre ou après la mort ? Je dirais que le plus dur des purgatoires est celui dans lequel on connaît cette souffrance ultime qui s’appelle le désespoir. Certains connaîtront le désespoir d’être séparés de Dieu pendant un temps de purification qui leur paraîtra une éternité.

D. Klanac : Jésus a un regard d’amour et de compassion unique envers ceux qui souffrent, mais a-t-il des solutions de facilité pour chacun de nous si lui-même n’a pas été épargné ?

A. Dumouch : Non, justement. Il n’y a pas de solutions de facilité. Pour mourir à soi-même entièrement, pour mourir à tous ses désirs, y compris légitimes : désir d’être heureux, désir d’être quelqu’un, d’être reconnu, et bien il n’y a rien à faire, ça fait mal. Il faut passer au mieux c’est par l’obéissance, mais elle est contre la nature de notre liberté. On voit bien à quel point les humanistes actuellement, depuis mai 68, sont révoltés contre l’obéissance et cela se comprend. Nos ancêtres au moment du renouveau chrétien du XIXe siècle avaient bien compris cette importance de l’obéissance. Avec la décadence qui vient tôt ou tard dans une génération de chrétiens, l’obéissance était devenue formelle, elle n’était pas liée à cette explication mystique. Mai 68 a été une révolte contre cette obéissance infantilisante.

Personne ne pourra être épargné par ce passage de désespoir, de la souffrance ultime. Si Dieu pouvait faire autrement, il l’aurait fait, non seulement pour lui-même, mais pour nous, et il ne serait pas passé par la croix.

 

53. Jn 15,15. [↩]

54. Gn 4,6-7. [↩]

55. Jn 20,29. [↩]

56. Hb 5,8. [↩]

57. 1Cor 1,23. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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