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14. Critique de la morale

Daria Klanac : Notre société n’accepte pas l’enseignement moral de l’Église qui, dans ce domaine-là, est fortement critiquée par ses propres membres et prélats. Le paramètre des vraies valeurs a-t-il changé ?

Arnaud Dumouch : Il faut savoir que toute morale est fondée sur ce qu’on pourrait appeler une sagesse, une métaphysique au sens fort du terme, c’est-à-dire la façon dont on répond aux trois questions : d’où est-ce que je viens, qui suis-je, où est-ce que je vais ? Dans l’humanisme sans Dieu, on répond : je viens de l’évolution, je ne retourne à rien ; on ne se pose même pas la question. Cela peut être théorisé comme c’était le cas chez Marx, et peut l’être de manière pratique comme à la télévision actuelle en Occident : « Qui suis-je ? Une passion passagère qui va disparaître. » Dans ce cas-là, la morale, c’est-à-dire la conception concrète qu’on a de sa vie, ne peut avoir qu’un seul fondement pour être heureux : carpe diem, profite du jour présent. Ce n’est pas nouveau, on le voit au chapitre du Livre de la Sagesse : des hommes disent qu’il n’y a rien après la mort puisque personne n’est revenu pour le prouver, aussi cueillons la fleur de la vie avant qu’elle ne se fane, profitons du jour présent.[36]

Il y a une morale, fondée sur un autre sens de la vie et qui dit que cette vie prépare une autre vie et qu’il y a un jugement en fonction de cette vie. Donc, à la question : d’où est-ce que je viens ?, le christianisme répond : de Dieu Trinité qui a un projet d’amour. À la question : qui suis-je ? Il répond : un être chéri par Dieu, chéri pour son âme spirituelle, s’il veut s’unir à lui. Et à la question : où est-ce que je vais ?, la réponse est : si je le veux, ultimement, à l’heure de ma mort, dans une union effective par la vision béatifique, je verrai Dieu face à face, je serai comme son épouse au sens fort du terme.

Je parle ici d’aspect spirituel. Beaucoup de prêtres, après Vatican II, ont pris les valeurs du monde, ils ont interprété le Concile en disant qu’il fallait être en premier lieu heureux sur terre, que c’était le but de la vie, en s’occupant particulièrement des plus pauvres, sous-entendu matériellement. Ils sont tombés à pied joint dans une des tentations du Christ : « (…) ordonne que ces pierres deviennent des pains. »[37] Ils ont pensé qu’évangéliser, c’est d’abord donner du pain matériel ; la parole de Dieu ? On verra cela plus tard, une fois que les gens auront l’estomac plein. Évidemment, s’ils ont adhéré à une métaphysique qui n’est plus fondée sur la vie éternelle, leur éthique en est forcément changée et ils sont en parfait décalage avec le Magistère. On a vu des évêques, des prêtres ne pas quitter l’Église, mais – ce qui est sans doute pire – y rester en voulant changer radicalement de l’intérieur le Magistère, en voulant se faire eux-mêmes le Magistère. Il y a dans cette attitude quelque chose de Judas.

Les médias ont toujours intronisé, à chaque période, quelqu’un qui représentait cette contestation, histoire de pousser l’Église, de la tenter à s’adapter en prenant les valeurs du monde. On a eu Jacques Duquesne, Eugen Drewermann.[38] Aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, il y a Frédéric Lenoir[39] qui écrit un livre dans lequel il dit : « Le Christ ne s’est jamais proclamé Dieu, il s’est dit Fils de Dieu, alors pourquoi l’Église l’a-t-elle proclamé Dieu ? » Il a mal lu les Évangiles, et saint Jean en particulier, où Jésus dit explicitement : « Quand vous aurez élevé le Fils de l’homme, alors vous saurez que Je Suis. »[40] – Mais qui es-tu ? » – « Avant qu’Abraham fût, en vérité Je Suis. »[41] Ce qui se traduit en hébreu par Yahvé. Donc, voilà un catholique pratiquant, qui a fait des études de théologie et qui s’attaque au fondement même de l’Église. Pourquoi ? Mystère.

Le paramètre des vraies valeurs n’a absolument pas changé. Simplement, à chaque époque la majorité suit l’air du temps. Si on avait fait voter les catholiques français en 14-18, sans doute 80% auraient été pour tuer les « boches ». Je pense qu’aujourd’hui, en cas de vote, 80% des catholiques seraient pour l’avortement. Mais comment peut-il en être autrement, puisqu’on ne parle plus de la vie éternelle, y compris dans l’enseignement de l’Église ? Seuls les évêques et les prêtres fidèles au Magistère en parlent.

D. Klanac : La morale s’adapte-t-elle à chaque situation particulière ?

A. Dumouch : Qui sommes-nous, que devons-nous faire pour avoir la vie éternelle… ces principes théoriques qui font partie de la morale générale et qu’enseigne le Magistère ne s’adaptent pas. Ce qui s’adapte au cas particulier, ce sont des situations concrètes. Tant qu’on est sur terre, on est rarement confronté à choisir entre le bien et le mal, mais à faire un choix entre le bien et le moindre mal.

Voici un exemple qui illustre cette situation : le pape, parole de Dieu, protégé par l’Esprit Saint, infaillible, appelle les couples chrétiens à pratiquer une gestion des naissances par la méthode naturelle. C’est une méthode qui n’a rien avoir avec celle des années 60-70, c’est une méthode tout à fait scientifique aussi efficace que la contraception et il y a même des réactifs qui sont vendus en pharmacie et qui permettent de déterminer la meilleure période de fécondité pour une femme.

D. Klanac : Pourquoi le Magistère conseille cette pratique ?

A. Dumouch : Parce que cette méthode naturelle qui oblige le couple à des moments de chasteté, selon le rythme naturel de la femme s’ils ne veulent pas d’enfants, permet de ne pas avoir une sexualité excessive et donc vite usée. Étant modérée dans son expression, la sexualité garde son désir toute la vie, car le plaisir sans désir s’use vite. Ce n’est pas la seule expression de l’amour, il y en a d’autres. Les couples actuels ont souvent une sexualité extrêmement triste, parce qu’à force de pouvoir l’exercer n’importe quand, souvent l’un des deux en a assez, quand ce n’est pas les deux et ils finissent par choisir le film à la télévision pour passer la soirée.

Là où il n’y a pas fermeture totale à la vie, il y a respect du corps de la femme et possibilité théorique, au moins dans l’esprit, qu’il puisse y avoir un enfant, si bien que s’il y a un accident un jour et qu’un troisième petit se présente, ce n’est pas une catastrophe parce qu’on a laissé la porte ouverte, alors que dans la mentalité contraceptive, l’enfant est rejeté. En France, les 60% des avortements ont lieu pour le petit troisième, car les couples sont installés avec leurs deux enfants et n’en veulent plus. Dieu a créé l’homme et la femme à l’image de la Trinité ouverte à la vie, ils sont source de vie, comme l’Esprit Saint procède du père et du Fils. C’est l’enseignement de l’Église, l’enseignement magistériel qui ne sera pas changé.

Sur le plan de la pastorale, c’est-à-dire sur le terrain concret, imaginons un homme qui a une sexualité absolument non contrôlée et qui abuse de sa femme. Comme de nombreux enfants sont nés de cette sexualité débridée, il faut que la mère puisse s’occuper d’eux, car elle seule porte le foyer. Dans ce cas, le pasteur conseillera une contraception artificielle, car là on ne touche pas à quelque chose de radicalement mauvais comme l’avortement où on tue un petit être. Il n’existe aucun motif où l’avortement pourrait être un meilleur choix, sauf évidemment l’avortement thérapeutique dans le cas de grossesse extra-utérine qui verrait l’enfant tuer sa mère et ne pas naître lui-même de toute façon. Mais dans le cas de la contraception artificielle, on ne tue personne, il y a certes une imperfection puisque l’ouverture à la vie est fermée et un risque d’acquérir une mentalité contraceptive. Dans certains cas ultimes, n’importe quel pasteur va s’adapter à la circonstance tout en rappelant à la femme qui est chrétienne ce à quoi l’Esprit Saint appelle leur couple. C’est ce que rappelle Jean-Paul II[42]: « Il y a en effet une différence entre ceux qui se sont efforcés avec sincérité de sauver un premier mariage et ont été injustement abandonnés, et ceux qui par une faute grave ont détruit un mariage canoniquement valide. Il y a enfin le cas de ceux qui ont contracté une seconde union en vue de l’éducation de leurs enfants, et qui ont parfois, en conscience, la certitude subjective que le mariage précédent, irrémédiablement détruit, n’avait jamais été valide. » La femme qui a cette attitude d’humilité devant l’Eucharistie communie intensément, spirituellement, mystiquement bien plus que si elle était allée devant tout le monde au pain eucharistique.

Donc, il y a bien deux explications : le Magistère qui lui indique le chemin et la pastorale qui parfois est obligée de s’adapter aux circonstances selon sa conscience. Ce que veulent la partie du clergé et des professeurs qui s’opposent à Vatican II, c’est carrément la morale en elle-même. L’Encyclique du pape Paul VI, Humanae Vitae[43], est pour eux une erreur, une affaire de vieux, alors qu’elle vient du Saint-Esprit. Comme ils n’ont pas la finalité qui est le bien total du couple, fondé sur une volonté de Dieu liée à la vie éternelle à l’union à la Trinité, ils ne comprennent plus. Pour eux, la seule chose qu’on doit chercher, c’est à rendre heureux les gens sur terre et adapter la morale à cela. Ils sont dans une autre perspective, sans s’en rendre compte, une perspective humaniste presque sans Dieu. Ils l’ont identifiée à la pensée de ce monde, pensée actuelle, pensée qui passera. Toutes les idéologies ont passé. Qui peut encore être capitaliste pur comme l’étaient certains chrétiens au XIXe siècle ? Qui peut encore être communiste comme l’étaient certains chrétiens dans les années 70 ? Qui peut être nazi ? Qui peut être nationaliste quand on a vu la guerre de 14-18 ?

L’humanisme sans Dieu et son plaisir mis au centre de tout, où le droit suprême c’est l’avortement parce que cela exprime la liberté de la femme, cela passera. Cela passe déjà. La jeune génération ne met pas comme droit suprême l’avortement et l’opposition à son mari au nom de sa liberté. Non, la jeune génération veut simplement tout faire pour réussir son couple, malheureusement avec beaucoup de fragilité parce qu’elle n’a pas reçu beaucoup de force dans l’éducation.

D. Klanac : Les progrès de la science humaine toujours en mouvement, notamment de la psychologie, devraient-ils influencer le regard de l’Église sur l’être humain dans ce domaine complexe et délicat ?

A. Dumouch : La réponse est : Oui. À condition que ce soit des progrès vrais, c’est-à-dire conformes à la réalité. Et la psychologie, à cet égard, a fait faire à l’Église de véritable progrès, en miséricorde particulièrement.

Quand on lit saint Thomas, on voit bien que dans sa théorie théologique, il distingue péché et péché. Il sait qu’il y a des péchés mortels de faiblesse : un homme qui ne contrôlerait pas du tout sa sexualité, qui tromperait sa femme, commet un péché mortel, tue la confiance envers sa femme. Le péché mortel, c’est ce qui tue l’amour. Seulement, avec la circonstance atténuante de sa faiblesse, s’il se repent, s’il décide de ne pas recommencer, s’il promet que cela ne se reproduira pas et qu’il le prouve par des actes, il y a pardon.

L’Église demande quatre choses, quand on se confesse d’un péché mortel de faiblesse. Premièrement de tout raconter. Deuxièmement, la contrition, cela veut dire qu’on regrette profondément. Troisièmement, il faut la volonté de ne pas recommencer. Et quatrièmement, parce que tout cela n’est que paroles, il faut une réparation concrète dans le couple, comme une délicatesse multipliée de l’amour, de l’attention à sa femme et par rapport à Dieu ; c’est pourquoi on demande une vie de prière augmentée, un sacrifice.

Et puis, il y a des péchés mortels d’ignorance : c’est le cas d’une femme athée qui avorte et qui, sincèrement, vraiment par conviction, ne pense pas qu’elle a tué un être humain. A-t-elle commis un péché mortel ? Oui, elle a tué son enfant. Est-elle coupable ? Non, elle ne savait pas. Donc, c’est par ignorance qu’elle a brisé une relation d’amour. Ce qui veut dire que le péché n’est pas forcément coupable, c’est une notion théologique qui indique la brisure d’une relation d’amour par quelques motifs que ce soit.

Saint Thomas parlait du péché contre l’Esprit Saint, péché parfaitement lucide, conscient, maîtrisé, péché très rare sur terre parce que la conscience totale impliquerait la conscience que Dieu existe et qu’il est amour. La psychologie moderne, et je ne parle pas de la psychanalyse freudienne qui réduit l’inconscient à un petit domaine sexuel particulier, la psychologie moderne, telle celle de Jung par exemple, montre bien que l’inconscient est partout, qu’il y a même en nous un inconscient spirituel, désireux de l’union à Dieu qui fait que quand on ne connaît pas Dieu, on est angoissé. En ayant développé ces arcanes de la faiblesse humaine, l’Église a conscientisé par rapport à ce qui se passe sur terre.

L’Église catholique, guidée par l’Esprit, prend partout où est la vérité et se sert de tous les progrès à condition qu’ils soient vrais, qu’ils soient conformes à la réalité.

 

36. Sagesse 2,1-9. [↩]

37. Mt 4,3. [↩]

38. Jacques Duquesne (né en 1930), journaliste et écrivain français. Il compte à son actif plusieurs romans et essais, dont une grande partie sur le thème de la religion catholique. En 2004, dans un essai, il s’est opposé à une éventuelle définition dogmatique sur Marie co-rédemptrice, médiatrice des grâces et avocate de l’humanité auprès de Dieu.
Eugen Drewermann (né en 1940), théologien et psychanalyste jungien allemand en rupture de ban avec l’Église catholique. [↩]

39. Frédéric Lenoir, philosophe, sociologue et historien des religions (né en 1962). Chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Directeur de la rédaction du magazine Le Monde des religions. Producteur et animateur sur France Culture de l’émission hebdomadaire Les Racines du ciel. Auteur d’une trentaine d’ouvrages (essais, encyclopédies, romans). [↩]

40. Jn 8, 28. [↩]

41. Jn 8, 58. [↩]

42. Exhortation apostolique Familiaris Consortio du 22 novembre 1981, § 84. [↩]

43. 25 juillet 1968. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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