Accueil > Bibliothèque > Un entretien… > Tome 2 : L’humilité de Dieu > Le lien entre la foi et la raison
Daria Klanac : Pourquoi la foi a-t-elle peur de la science ? Pourquoi la science rejette-t-elle la foi ? Qu’est-ce qui empêche le naturel et le surnaturel, la science et la théologie, les recherches historiques et les récits de la Bible de se rejoindre dans le but de découvrir la vérité, de rendre à l’humain sa dignité véritable et redonner ainsi un sens à son cheminement de vie sur terre ?
Arnaud Dumouch : Celui qui divise, qui sépare les choses qui devraient être habituellement unies, a pour nom grec : diabolos. Perpétuellement dans l’humanité, ce qui devrait être uni a été divisé. Quelquefois des hommes sont arrivés à montrer que cette division n’avait pas lieu d’être, et qu’il était nécessaire de collaborer. Le plus grand docteur de l’Église qui l’a manifesté c’est Thomas d’Aquin. Si saint Thomas est canonisé comme Docteur de l’Église, ce n’est pas tellement pour toutes ces conclusions, certaines étant erronées (il ne croyait pas en l’Immaculée Conception de Marie que le dogme proclamera pourtant 6 siècles plus tard), mais c’est pour sa méthode, même s’il s’appuie sur la science d’Aristote qui est périmée dans beaucoup de ses conclusions, tout en étant très moderne dans sa méthodologie.
En effet, il s’appuie sur la science d’une part et d’autre part sur la foi, la foi solide attestée non seulement par l’Écriture, mais aussi par les saints Docteurs canonisés et par le Magistère qui tranche entre le vrai et le faux. Jamais on n’a fait mieux. Cette question montre bien qu’effectivement science et foi devraient marcher ensemble, comme deux affectionnés, selon saint François de Sales.
D. Klanac : C’est plus facile à comprendre quand on connaît l’histoire
A. Dumouch : Quand on regarde l’histoire de l’humanité, on s’aperçoit que le combat n’est pas récent. Il y a eu un premier âge de la connaissance qu’on pourrait appeler l’enfance de l’humanité, qui part quasiment depuis le début et va jusqu’à la philosophie grecque en Occident, jusqu’à des personnages comme Hésiode et Socrate. Au paléolithique[20], c’est-à-dire l’époque la plus ancienne, le danger, ce qui peut tuer une famille, c’est un animal sauvage qu’on chasse et pour cela on invente des religions animistes, on offre des cultes aux animaux. À l’époque néolithique, l’âge de bronze, on croit en tout, on est comme des enfants, seule existe la foi transmise par les parents. Avec le développement de l’agriculture, on observe mieux la nature, on s’aperçoit que la mort peut venir d’une mauvaise configuration de la lune, d’un soleil trop chaud, d’une pluie diluvienne, alors on instaure des cultes au soleil, à la lune, à la pluie. Il y a aussi des périodes de famines épouvantables qui poussent à sacrifier ce qui est le plus précieux, ses propres enfants, pour que la lune se montre raisonnable. Plus tard, l’agriculture sédentarise, laisse plus de temps pour penser et l’on invente des mythes : on imagine les dieux qui, à l’image des hommes sur la terre, se battent, se jalousent, etc. Bref, les croyances se transmettent de manière stable, dans la confiance. C’est l’époque de la foi sans la science.
Arrive ensuite Hésiode[21] en Grèce, qui va ouvrir le premier œil de la philosophie puisqu’il ose écrire La Théogonie, un ouvrage dans lequel il trie les dieux. Il écrit que tel dieu grec est le même que tel autre, donc il élimine l’un des deux. Tel mythe grec est le même que le mythe égyptien, il les unifie. C’est une attitude extraordinairement courageuse. Au néolithique, les gens auraient été terrorisés rien qu’à l’idée de faire cela ; ils auraient craint d’être foudroyés par une malédiction des dieux. Hésiode, lui, agit avec un œil avisé.
D. Klanac : Et on arrive à l’adolescence de l’humanité
A. Dumouch : Oui, c’est la première fois que la raison intervient et Socrate[22] un peu plus tard ouvre le deuxième œil de la philosophie. Non seulement il a l’œil critique, mais il cherche la vérité dans l’observation de la réalité. Il s’aperçoit que quand il pose des questions aux jeunes Athéniens, ceux-ci ne font que répéter ce qu’on leur a dit, sans aucune conviction. Aussi le philosophe, tout en démontant leur raisonnement, leur apprend à chercher la vérité dans la réalité. Celui qui va réaliser le plus fortement cette émergence de la raison c’est Aristote.[23] Il ne croit que dans ce qu’il voit ou ce qu’il démontre par son raisonnement ; il n’y a aucune place pour la croyance. Mais sa philosophie est forte, elle est belle parce qu’elle est fondée sur le réel. On ne verra jamais Aristote parler d’Aphrodite, de Poséidon ou croire en eux. On le verra par contre manifester l’existence d’un premier moteur qui est la source du mouvement de l’univers, Dieu en fait, une découverte issue de sa propre raison. C’est l’adolescence de l’humanité qui est droite, qui n’est pas encore déformée.
Elle va se réaliser en unissant foi et raison au Moyen Âge chrétien avec saint Thomas d’Aquin, qui unifie Aristote et la foi catholique. Mais la raison a ses limites : elle peut montrer qu’il y a un Dieu unique, qui est Créateur ; par raisonnement elle peut montrer que l’âme humaine survit après la mort, puisque l’âme humaine est un objet qui n’est pas matériel. Seulement, la raison ne peut pas répondre à certaines questions, comme la nécessité de mourir, la raison de la souffrance et du silence de Dieu. Bref, les sept mystères[24] dont je parlais plus haut.
Saint Thomas, disciple d’Aristote, répond à tout ce qui concerne le salut en se servant de la foi, de la Révélation de Dieu. Raison et foi étant unifiées, on est au sommet de la pensée de l’humanité. Seulement, quand on atteint un sommet, la bêtise attaque et très vite les disciples de saint Thomas vont se contenter de répéter saint Thomas d’Aquin comme s’il était un dieu, un maître infaillible.
Après la mort de saint Thomas d’Aquin, et quasiment jusqu’au XVIIe siècle, l’Église catholique, ou plutôt son personnel, va pratiquement imposer, par une sorte de terreur ou de pression psychologique, une pensée unique : celle des sommets qu’elle avait atteints au temps des cathédrales. On ne peut pas forcer à penser sous la menace de l’épée. Résultat : l’Église s’allie dans les guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles, provoquant une suspicion de la part des intelligences qui vont vouloir se libérer. Au lieu de revenir au réalisme simple d’Aristote, surgit une crise terrible d’adolescence qu’on appelle l’époque des idéologies.
D. Klanac : Où est-ce que cela nous a menés ?
A. Dumouch : L’homme est tellement admiratif devant sa raison qu’il va se mettre à inventer des systèmes philosophiques qui sont, en eux-mêmes géniaux, mais dont il va se permettre de détourner la réalité. On peut citer nombre de ces systèmes-là. Le marxisme en est un des plus beaux qui prétend que le paradis va exister sur terre si tous les hommes sont possesseurs des moyens de production et que tout le monde, quoi qu’il fasse, a le même salaire. L’égalité sera totale, parfaite et il y aura le bonheur total, puisqu’en travaillant pour le bien de tout le monde, on sera motivé. Par ailleurs, en cas de maladie, on sera aidé par la communauté et ainsi il n’y aura plus de misère. Au-delà de cette idéologie-là, quelqu’un aurait pu se poser la question de la réalité de l’être humain telle qu’elle est.
Prenons l’exemple du niveau scolaire : en début d’année, on promet à tous les élèves qu’ils auront dix sur vingt, parce qu’on veut être à égalité. Quand arrive le premier contrôle, ceux qui ont bien travaillé ont dix sur vingt ; les autres, qui ont très vite compris le truc, n’ont rien fait et obtiennent dix sur vingt. Au deuxième contrôle, ceux qui avaient beaucoup étudié ne travailleront plus. On le voit, ce système est structurellement, intrinsèquement pervers, disait le pape Pie XII. Suivant ce système, comme la majorité des élèves aura compris l’astuce et cessé de travailler, les rares qui auront étudié, recevant également un 10 sur 20, se décourageront. Appliqué au marxisme, il s’est passé la même chose et on aurait pu deviner que forcément ce système créerait le goulag, les camps de concentration. Pol Pot exterminait tous ceux qui étaient cultivés dans le but de créer l’homme nouveau à partir de paysans incultes. Après avoir exterminé un tiers de son peuple, il n’aboutit à rien. Il faudra 100 millions de morts, victimes de cette idéologie, pour qu’on se rende compte de ce qui était visible dès le point de départ, si cela avait été fondé sur l’observation de la réalité.
Un autre exemple d’idéologie athée, le freudisme, qui réduit tout le comportement humain à sa libido sexuelle. La libido sexuelle existe, certes, mais le problème, c’est qu’on veut tout expliquer par elle. Comme s’il n’y avait pas d’autres sources du comportement, par exemple le désir d’absolu, ce désir profond du cœur de l’être humain et aussi le désir d’affection qui n’est pas sexuel, qui est un désir qui vient d’une autre dimension.
Le rêve de certains de vouloir imposer la foi chrétienne par la correction, l’Église n’en veut plus. Elle l’a expérimenté au Moyen Âge, elle sait que cela ne marche pas.
D. Klanac : Il reste néanmoins des conséquences de ces idéologies !
A. Dumouch : Après tout ce qu’on a subi depuis 200 ans, il faut espérer, qu’assagis, c’est en tout cas ce que souhaite le pape Benoît XVI, nous retombions enfin dans l’âge adulte de l’humanité. Comme le formule votre question, science et foi seront de nouveau unies, chacune dans son domaine, l’une ne méprisant pas l’autre. Et je préciserai : pas seulement science et foi, mais aussi théologie, car ces trois dimensions doivent coopérer.
Il y a la science avec sa méthode propre qui se sert d’un outil mathématique et travaille sur le quantitatif. Les sciences modernes sont très bonnes pour comprendre le domaine de la matière.
Ensuite, il y a la philosophie telle qu’Aristote l’avait pensée, c’est-à-dire se servant de toutes les méthodes venant de la raison – à l’exception de la foi et de la révélation – pour comprendre des dimensions du réel qui ne sont pas matérielles. La science, par exemple, quand elle analyse l’amour, dira que c’est une réaction chimique. C’est vrai qu’il y a une dimension chimique dans le sentiment, la dopamine qui crée du plaisir. La philosophie va dire que le chimique n’est qu’un support, le support des sentiments, mais que l’amour est bien plus que cela, car c’est aussi le choix d’une intelligence qui décide d’être fidèle même quand la dopamine n’est plus là.
Et il y a la théologie qui se sert de la foi révélée pour répondre à d’autres dimensions de l’amour et à des questions. C’est une dimension qu’on ne peut pas négliger, mais elle a son domaine propre, le domaine de la vie surnaturelle.
Il faut espérer qu’on arrivera un jour à ce renouveau profond que souhaite le pape Benoît XVI. Quoi qu’il en soit, si on y parvient un jour, il ne faut pas se faire d’illusion, le diviseur qui est en nous, nos propres passions, agiront tôt ou tard pour tout séparer. On ne peut pas créer le paradis sur terre. Ce n’est que dans la vie éternelle que tout sera à sa juste place.
20. Paléolithique moyen : environ 30.000 ans avant notre ère. C’est l’époque des chasseurs/cueilleurs. Néolithique : c’est l’époque de la naissance de l’agriculture et de l’élevage. [↩]
21. Poète grec du VIIIe siècle avant J.-C. [↩]
22. -470/-399. [↩]
23. -384/-322. [↩]
24. Les sept sceaux de l’Apocalypse. [↩]
Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.