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18. Le péché originel

Daria Klanac : Leur faute est restée gravée dans l’âme humaine pour toutes les générations futures jusqu’à la fin des temps. Quel est le sens et la nature véritables de ce péché originel ?

Arnaud Dumouch : Le péché originel, au sens propre du terme, c’est l’acte personnel, individuel d’Adam et Ève. C’est donc un acte volontaire qui est caractérisé par le fait d’être parfaitement lucide. Adam et Ève avaient reçu la sagesse ; ce ne sont pas des hommes singes. Dieu leur a enseigné les trois questions : 1) d’où viennent-ils ? Ils sont créés. 2) Qui sont-ils ? Des êtres spirituels qui peuvent donner la vie, qui doivent s’aimer, qui doivent mettre, avant tout au centre de leur vie, l’humilité et l’amour. 3) Où vont-ils ? Dans la vision béatifique.

C’est un mariage d’amour avec un être total qui leur demande simplement, durant la vie terrestre, de ne pas mettre l’orgueil, la liberté individuelle et égoïste en premier, de ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Ils sont par ailleurs parfaitement maîtres d’eux. Ils n’ont pas les faiblesses que nous avons et qui nous font commettre la plupart de nos péchés mortels. Un péché mortel, c’est un péché qui tue la confiance dans une amitié entre Dieu et l’homme, entre un couple. Dans le cas d’Adam et Ève, pas de péchés de faiblesse, puisque la présence de Dieu qui rend leur volonté, leur intelligence extrêmement puissantes, contrôle parfaitement leur sensibilité animale. Donc, leur péché est un acte volontaire, lucide, maîtrisé. On pourrait dire que c’est un péché contre l’Esprit Saint.

La définition du péché contre l’Esprit Saint : c’est un péché en matière grave, pleinement lucide, pleinement maîtrisé, en conséquence pleinement libre. Cependant, il y a tout de même un petit coin qui est réformable, car à leur péché il manque d’une petite part de lucidité, à savoir l’expérience des conséquences du péché. Ils sont dans un paradis terrestre, ils n’ont jamais rien expérimenté, aucune angoisse, aucune solitude qui sont pourtant des conséquences immédiates de tout péché mortel. Ils vont donc expérimenter, conséquence de leur péché, une séparation. Dieu les condamne à une damnation provisoire pour une expérience, afin qu’ils comprennent et qu’ils changent.

D. Klanac : Quelle responsabilité se cache-t-elle derrière cette notion du péché originel ?

A. Dumouch : Il y a un deuxième sens de la notion de péché originel. Ce sens nous concerne. En effet, Adam et Ève ne sont pas des individus ordinaires, de même que Jésus et Marie. Les quatre personnes que je viens de citer sont des patriarches. C’est très différent d’être un père ou une mère. Un patriarche, une matriarche, c’est quelqu’un qui est responsable non seulement de ses propres enfants, mais de la lignée d’une génération entière. Or, il n’y a pas de patriarches plus universels qu’Adam et Ève. Tous les êtres humains sont sortis d’eux. Eh bien, exactement comme cela se passe dans la paternité pour nos propres enfants individuels, Dieu leur a confié la responsabilité de leurs descendants. Moi, j’ai deux enfants. J’ai la responsabilité de l’éducation de mes deux enfants, de leur baptême. Au point de départ, si ma femme et moi-même ne voulons pas les baptiser, personne n’aura le droit de les baptiser. L’Église se refuse à baptiser en douce des enfants dont les parents ne veulent pas le baptême.

Dieu a confié à Adam et Ève une responsabilité, selon l’engagement qu’ils prendront, car ils ont reçu toutes les qualités pour prendre un engagement libre. Cet engagement sera tenu pour leurs enfants. Dieu se soumettra. S’ils choisissent que Dieu habite par sa présence mystique dans l’âme des enfants dès leur conception, Dieu habitera dans le cœur et l’âme de leurs enfants à chaque fois qu’un enfant sera conçu. Et ceci, pour toujours jusqu’à la fin du monde. S’ils choisissent au contraire que Dieu ne soit pas là, que l’être humain reste indépendant de Dieu, vivant sa vie personnelle, choisissant le bien et le mal, Dieu s’effacera. Ceci veut dire que quand nous sommes conçus, puisqu’Adam et Ève ont fait le deuxième choix, nous n’avons aucune présence de Dieu. Depuis la venue du Christ qui a rétabli certaines choses, mais pas toutes, il suffit que les parents désirent pour leur enfant cette présence de Dieu et aussitôt, alors que la maman est encore enceinte, l’enfant n’étant pas encore baptisé avec de l’eau, aussitôt Dieu vient dans le cœur du petit enfant vibrer, mais moins sensiblement que s’il n’y avait pas eu le péché originel. Dieu vient discrètement, comme une présence très tendre. Plus tard, avec le baptême, une présence profonde spirituelle s’établit, un simple sentiment au début de la vie chrétienne et puis, une certitude intelligente de la présence de Dieu, quand nous sommes adultes dans la foi.

D. Klanac : Comment la théologie explique-t-elle cette transmission du péché originel ?

A. Dumouch : Pour expliquer cette transmission du péché originel, certains théologiens, comme saint Thomas d’Aquin, prenaient la métaphore d’une contamination, un peu comme on transmet génériquement à ses enfants un patrimoine. Mais attention, ce n’était qu’une image que prenait saint Thomas d’Aquin et, malheureusement, beaucoup de théologiens qui n’arrivaient pas à comprendre cette responsabilité qui consiste à s’engager pour ses enfants, ont cru que cela se transmettait par l’acte sexuel, par la semence. Pas du tout, le péché originel n’a rien à voir avec le corps.

Certes, c’est parce que nous sommes corporellement descendants d’Adam et Ève que nous avons le péché originel ; nous sommes leurs enfants, mais il ne se transmet pas par l’acte de génération. Il se transmet par le fait spirituel que nous sommes leurs enfants et qu’ils ont choisi pour nous. C’est un acte d’obéissance à Dieu qui avait vraiment confié une responsabilité aux premiers parents. Un petit enfant qui naît n’est pas coupable du péché originel en soi. Il ne vit pas d’amitié réciproque avec Dieu, puisque Dieu se cache, mais ce n’est pas de sa faute, c’est un péché mortel non coupable. Donc, Dieu obéit à Adam et Ève et il accepte que chaque petit enfant qui naît, soit séparé d’un amour d’amitié avec Dieu.

D. Klanac : La Vierge Marie en a été exemptée.

A. Dumouch : Grande différence avec la Vierge Marie, l’Immaculée Conception, en fonction de la future Rédemption que fera son fils. Dieu décide de sa propre volonté de lui remettre le péché originel et, à sa conception, de venir habiter dans son cœur comme il l’avait fait pour Adam et Ève. Dieu peut le faire puisqu’il est au-delà du temps et qu’il sait très bien que la Rédemption aura lieu. C’est donc une grâce qui vient de la croix, mais par anticipation. Marie, lorsqu’elle est conçue, a la même présence de Dieu qu’Ève. Elle va subir par la suite exactement les mêmes tentations qu’Ève et Jésus les subira aussi dans son humanité.

On peut reconstituer les choses : Marie, dès qu’elle a eu l’âge de raison suffisante pour faire un choix libre, a été rendue à la même maturité qu’Ève : Lucifer a exigé et obtenu le droit de venir lui présenter son projet comme il l’avait fait à Ève. Moi, j’imagine que ça s’est passé pour elle vers l’âge de sept ans, c’est l’âge de raison des enfants.

Lucifer a dit à Eve : « Ainsi, tu ne peux rien faire, tu dois obéir. » Eve a répondu : « Ah non, je peux faire ce que je veux ! Seulement, je ne peux pas choisir moi-même le bien et le mal. »

Et Lucifer a continué en disant : « Si Dieu t’empêche de choisir toi-même ce qui est bien et mal, s’il te met dans cette espèce d’obéissance qui te rend esclave, ce n’est pas du tout pour ton bien. C’est parce qu’il sait que si tu n’obéis pas, tu choisiras toi-même le bien et le mal et tu deviendras comme un dieu, libre. » Ève a trouvé cette proposition excitante, tentante. Devenir soi-même source de sa vie, totalement.

Je suppose que Marie n’a pas répondu. Elle n’était pas fixée sur le dialogue avec Lucifer, mais sur Dieu. C’est l’humilité et l’amour qui sont le bien pour Dieu. Marie qui est restée complètement centrée sur Dieu n’a absolument pas répondu au démon. Saint Michel avait dit à Lucifer : « C’est la place de premier que tu veux. » Cette petite parole, c’est le glaive de saint Michel qu’on voit représenté sur toutes les statues. Le glaive de la parole qui a vaincu Lucifer. La Vierge Marie, cette enfant de sept ans, est la deuxième personne à avoir résisté à un ange hyper intelligent, à ne pas être tombée dans ses pièges. C’est absolument incroyable.

Tous les grands théologiens, les grands saints, les grands apôtres, tous sont tombés. Tous ont, ici ou là dans leur vie, cédé aux sirènes de Satan camouflé. Marie, sept ans, absolument pas. On peut dire que ce jour-là s’est réalisée la parole de la Genèse : la femme t’écrasera la tête, écrasera ton orgueil, Lucifer.

D. Klanac : Quelles sont les autres conséquences du péché originel ?

A. Dumouch : Outre ce péché originel en nous, qui est la séparation d’avec la présence de Dieu, il y a des conséquences du péché originel que Dieu ajoute. La Bible les présente comme des malédictions dont j’ai déjà parlé. Cela ne veut pas forcément dire des malédictions actives. Mais Dieu, en retirant sa présence, retire l’harmonisation parfaite qui, au point de départ, était en Adam et Ève. On appelle cela les conséquences du péché originel.

Je m’explique. Au paradis terrestre, un peu comme une fontaine de champagne, la présence de Dieu si puissante harmonisait l’intelligence et la volonté d’Adam et Ève, ce qu’on appelle leur esprit. Leur esprit étant totalement en phase avec lui-même, totalement épanoui, prenait parfaitement possession de toute leur sensibilité animale qui obéissait parfaitement, humblement soumise. Par exemple, leur sexualité était contrôlée par leur amour absolument sans effort. Adam et Ève étaient nus et ils n’avaient ni honte ni pensée de convoitise. Ils avaient un grand plaisir sexuel, mais naturellement, et tout entier ordonné à leur amour réciproque dans la simplicité totale d’union. Après le péché originel, Dieu retire donc sa présence. Notre intelligence est obscurcie et notre volonté est affaiblie.

D. Klanac : Qu’en est-il de notre liberté ?

A. Dumouch : Notre liberté n’est pas entièrement diminuée, mais elle l’est sous plusieurs aspects. D’abord par l’ignorance. Quand on ne sait plus qui est Dieu, forcément on perd une part de sa liberté, puisque la liberté est fondée sur la lucidité. Deuxièmement, quand on ne maîtrise plus entièrement tous les aspects de son propre être, que par exemple sa propre sexualité entraîne là où sa volonté ne voudrait pas, et bien on n’est plus entièrement libre, on a une faiblesse, un manque de maîtrise de soi. C’est la deuxième blessure de la liberté et c’est ce que raconte la Bible.

Adam et Ève virent qu’ils étaient nus et ils eurent honte. Ils eurent honte tout simplement parce qu’ils constatèrent des pulsions animales qu’ils n’auraient jamais soupçonnées être capables d’avoir. Donc, ils s’habillèrent pour cesser d’être mis en position de se comparer avec l’innocence qu’ils avaient auparavant.

D. Klanac : Dieu veut-il du mal à Adam et Ève ?

A. Dumouch : Dans la Bible, il est écrit textuellement que Dieu maudit l’homme et la femme, il maudit aussi le serpent. Évidemment, en lisant le texte tel qu’il est écrit, on pourrait dire que Dieu veut du mal à l’homme et à la femme. Pendant des milliers d’années, ce texte-là sera lu comme cela, sans autres explications.

Ce sera par Jésus-Christ que nous aurons l’explication de ces malédictions et du silence de Dieu qui nous accompagne. Dieu a véritablement voulu que nous soyons frappés par des faiblesses et de l’ignorance, et il s’est caché. Même après la venue de Jésus, il n’a pas tout rétabli. On ne voit pas les anges comme en Éden, on ne voit pas la présence de Dieu comme en Éden, c’est beaucoup plus discret. Même son manque d’explications était en vue d’un bien supérieur. Quand Dieu se tait devant des gens à qui il ne s’est pas révélé, à des païens, des gens athées, des gens qui n’ont pas été touchés par la Bonne Nouvelle de son message, ou les gens qui ont vécu avant l’Incarnation, et bien la vie terrestre telle qu’ils la vivent est efficace pour préparer leur cœur au Salut. Comme dit le livre du prophète en saint Matthieu[38], elle abaisse les montagnes élevées, elle comble les vallées. En termes clairs : elle abaisse nos orgueils, elle comble nos désirs égoïstes. Normalement, quand on sort de cette vie, si on l’a vécue jusqu’à son terme avec la vieillesse, on ne peut pas être aussi orgueilleux que quand on est jeune. Le proverbe le dit bien : « Si vieillesse pouvait, si jeunesse savait. » Cela veut dire que la vieillesse a appris des choses, a compris sa propre mesure et sa propre bêtise.

D. Klanac : Désormais, nous sommes face à la mort, personne n’y échappe.

A. Dumouch : Personne sur Terre n’a jamais pu échapper à la mort. On peut dire que c’est cruel. Un homme ordinaire grandit, maîtrise son corps, accumule des richesses, se trouve enfin en sécurité dans sa maison qu’il vient d’acheter et puis, peu à peu avec la vieillesse, il perd tout, et un jour, à l’heure de la mort, tout lui est enlevé. Il a beau s’accrocher, essayer de récupérer son or, il ne peut plus. Il n’a plus de corps. Il est parti de ce monde. C’est extrêmement douloureux, mais cela façonne un cœur disposé à l’humilité et c’est un premier pas. Ce n’est pas encore le Salut, c’est un premier pas vers le Salut. Il y a évidemment des hommes à qui cela n’arrive pas sur Terre. Si on meurt à trente ans, en pleine gloire, d’un accident brutal, on n’a pas pu apprendre ce que je viens de dire. Dans ce cas-là, il y a une voie de remplacement entre ce monde et l’autre qu’on appelle le shéol, où Dieu va achever le travail de préparation qu’il n’avait pas pu faire sur Terre. Évidemment, Dieu a tout prévu pour emmener le maximum de gens à son Salut. Alors, pourquoi ces souffrances ? Pourquoi cet abandon ?

Encore une fois, la clé c’est Jésus qui la donnera par l’explication de la Trinité. Nul ne peut voir Dieu sans mourir, de toutes les façons possibles, au point de vue spirituel. Mourir à ses désirs légitimes. Devenir un être au cœur brisé, au cœur tout humble. Chez Adam et Ève, l’obéissance aurait suffi. Chez nous, grâce à l’heureuse faute, comme la liturgie de Pâques du péché originel le souligne, cela va être par toutes les autres manières possibles, dont la mort. Cela va bien plus loin en abaissement de soi. Donc, de l’autre côté, cela permet d’aller bien plus loin dans la vision béatifique. Cette souffrance-là va provoquer un Salut immensément plus grand que s’il n’y avait pas eu le péché originel.

 

38. Mt 3,3 : C’est bien lui dont a parlé Esaïe le prophète : Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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