Accueil  >  Bibliothèque  >  Un entretien…  >  Tome 1 : La lenteur de Dieu  >  La création du monde

 

10. La création du monde

Daria Klanac : Il était une fois la Genèse… : « Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre. »[23] La Création du monde est racontée en sept jours. L’ordre de la création tel que décrit dans la Bible correspond-il aux découvertes de la science, de l’histoire, de l’anthropologie ?

Arnaud Dumouch : Ce n’est pas à l’Église de le dire, c’est à la science de regarder. Ce qui l’intéresse dans ce récit, c’est le sens qui parle du Salut. L’ordre importe peu, sauf pour dire que c’est d’abord Dieu qui a créé les choses, qui est à la source de tout, comme cause première. Deuxièmement, qu’il a tout créé en vue du Salut de l’homme. Ce qui est en rapport avec ces deux principes, l’Église va quelquefois le dogmatiser, l’affirmer solennellement en donnant aux croyants une certitude que c’est vrai.

En ce qui concerne le livre de la Genèse, donc la création, elle a dogmatisé sur quelques points. Premièrement, seul Dieu est éternel. Les autres créatures sont créées par Dieu. Deuxièmement, l’âme humaine est créée par Dieu directement. C’est très important. Troisièmement, c’est Dieu qui a créé l’altérité homme-femme, avec la sexualité. Dieu a voulu dès le départ que l’homme et la femme soient féconds par la sexualité et qu’ils soient dans une relation d’altérité. Pour ce qui est du reste, dans ce premier récit de la création, l’Église ne se prononce pas. Elle laisse aux autres disciplines concernées le soin de chercher. Certains protestants ont voulu nier cela en disant que la Bible est infaillible dans la description de l’apparition des espèces selon leur ordre. Je pense que ce n’est pas à la théologie de le dire. Si un jour il se révèle, il se réalise que l’ordre biblique a vraiment correspondu à ce qui s’est passé dans l’histoire de l’univers, alors ce sera à la science de le dire.

Je me rappelle cette anecdote particulière au XIXe siècle. Ernest Renan[24], qui est un écrivain européen athée, s’amusait en disant : « Regardez la Bible, elle est absolument incohérente. Les écrivains primitifs qui l’ont écrite n’ont même pas vu qu’ils avaient dit que la lumière avait été créée avant le soleil. Le soleil n’apparaît que le quatrième jour. » Seulement, en 1905, un grand scientifique comme Albert Einstein a montré deux faits. La lumière, ou plutôt l’énergie qui est à la base de tout, est sombre au départ, au moment du Big Bang. Cette énergie-là est créée avant que s’allument les premiers soleils, que se forment les premières galaxies primitives. Donc là, il y a concordance.

D. Klanac : Comme vous venez de le dire, au commencement du Big Bang, selon la Bible, Dieu dit : « Que la lumière soit… »

A. Dumouch : Selon la science, quand apparaît le Big Bang, la lumière n’est pas visible. C’est tellement concentré que c’est sombre. Saint Augustin, qui avait déjà le sens du fait que la parole de Dieu est infaillible en ce qui concerne l’éternité, traduisait la parole « que la lumière soit » par « il s’agit des anges », des lumières spirituelles qui ont été créées par Dieu. Il y eut un soir, il y eut un matin, signifie que les anges ont d’abord eu une connaissance du soir, un peu sombre, qu’ils se sont contemplés eux-mêmes par leur propre force pour découvrir pourquoi ils existaient. Et que ce n’est qu’ensuite que Dieu leur a révélé son projet secret, connaissance du matin, lumineuse, leur disant qu’ils les avaient créés pour la vision béatifique. Dieu sépara la lumière des ténèbres, cela veut dire que certains anges, voyant le projet de la vision béatifique, en refusèrent certaines conditions : l’humilité totale, l’amour. Ils se révoltèrent contre le projet de Dieu et devinrent ténèbres, ténèbres du péché. Ce sens spirituel, c’est un sens qui concerne l’Église. Le sens matériel de la séparation de la lumière des ténèbres par Dieu, la science trouvera peut-être une concordance dans quelques centaines d’années.

Prenons par exemple l’histoire de l’évolution de l’espèce. La Bible, sans cesse, dit dans ce premier chapitre de la Genèse : « Dieu créa les animaux selon leurs espèces. » La Bible semble fixiste. Elle semble indiquer que la vache a été créée vache et qu’elle ne procède pas par une évolution lente pour donner plus tard une vache. Là, c’est à la science qu’on doit faire confiance.

D. Klanac : Mais, avec un certain esprit critique, il ne s’agit pas d’être naïf !

A. Dumouch : Lorsqu’une chose est expliquée avec son mécanisme, on peut dire qu’il faut davantage faire confiance à la science qu’aux récits bibliques dans ce domaine qui appartient davantage à la science qu’à la Bible. Une « évolution » a manifestement existé. Elle est démontrable, pour ce qui concerne les changements de forme d’organes. On appelle cela d’ailleurs une micro-évolution. Mais là où je dirais qu’il ne faut pas être naïf, c’est d’élargir dans les faits la micro-évolution et expliquer par là les macro-évolutions, par exemple l’apparition d’un organe radicalement nouveau comme l’œil. Pour le moment, la science évolutionniste n’a trouvé ni le mécanisme ni aucune théorie qui puisse l’expliquer.

D. Klanac : Cela ne nécessite-t-il pas quelques précisions dans un langage simple et concret ?

A. Dumouch : Je veux l’expliquer par un exemple concret. Est-ce que l’évolution existe ? Quand on regarde les fossiles, on est obligé de dire oui. L’évolution (reste à savoir sa cause, hasard ou projet intelligent), on la constate. Par exemple, quand on regarde notre propre corps humain, on constate que l’ADN, qui est nécessaire pour la division d’une amibe, est toujours présent en nous. Nos cellules, pour se diviser, utilisent un code, un programme génétique, qui est à peu près le même que celui des amibes qui ont existé au début de la vie. Est-ce à dire que tout simplement, par des lois du hasard et de la nécessité de la sélection surnaturelle, nous serions tout seul passé du microbe, puis aux animaux plus cellulaires, puis à l’homme. Je donne une analogie. En informatique, peut-on dire que les ordinateurs actuels, avec par exemple leur logiciel d’exploitation Windows, descendent en droite ligne des ordinateurs d’il y a vingt-cinq ans avec leur système d’exploitation qui était DOS ? La réponse est oui.[25] D’ailleurs, dans Windows, il y a les codes fondamentaux qui étaient déjà présents dans DOS. Certains ont été changés, d’autres améliorés, mais fondamentalement, il y a des choses qui étaient présentes dès le départ.

D. Klanac : Est-ce que cela veut dire que le système d’exploitation des ordinateurs actuels descend de DOS par des lois du hasard ?

A. Dumouch : La réponse est non. Il y a eu une ingénierie précise qui a réfléchi. Alors certes, il y a eu une sélection ; les logiciels inventés, mais qui ne servaient à rien, ceux qui étaient lourds, ont disparu par le tri qui vient des usagers. Donc, personne ne va nier l’existence d’une telle sélection. Mais, à chaque fois qu’il y a eu des sauts qualitatifs par exemple l’apparition des webcams, il a bien fallu écrire le logiciel complet qui donnait la webcam et la faisait fonctionner.

La théorie du dessein intelligent telle que je la décris, c’est de la philosophie, mais elle a du bon sens. L’autre théorie consiste à dire que c’est forcément le hasard et les lois de la nécessité, avec la sélection naturelle, qui ont donné le code génétique radicalement nouveau. Ce n’est pas de la science pour le moment, puisque nous n’avons aucune explication du début. Une simple page de texte cohérent, à peu près trois mille caractères, même si on faisait tourner les ordinateurs mille milliards d’années à raison de mille milliards d’essais par seconde, jamais on ne pourrait la sortir par hasard. Or, l’ADN d’un œil ce n’est pas une petite page de texte. C’est beaucoup plus.

D. Klanac : Cela ne contredit-il pas ce que vous avez dit au début ?

A. Dumouch : Maintenant, si je reviens au texte de la Genèse, cela ne contredit pas ce que j’ai dit au début. Je viens de parler en scientifique, en philosophe, et j’ai bien montré que c’était la raison, la science, la philosophie qui allaient déterminer ce qui était vrai dans le texte et non pas à la théologie. S’il s’avère qu’après ce débat entre philosophes et scientifiques, on constate que certaines choses dans le texte sont vraies, par exemple quand Dieu dit : « Il les créa selon leur espèce », cela veut dire peut-être selon leurs grands groupes. Peut-être qu’effectivement, Dieu a créé, par ses anges, par ses ingénieurs, des grands groupes comme les mammifères, les reptiles ou des classes comme les vertébrés et que tout le reste évolue selon les lois de la nature. Seul l’avenir le montrera.

En attendant, il n’y a pas à faire de concordisme. C’est une erreur. Quand on voit, en Amérique, certains évangéliques ouvrir de musées en Amérique en mettant l’homme en présence de dinosaures, on peut dire qu’ils poussent trop loin. Ils sortent d’une méthode qui est catholique pour devenir ce qu’on appelle des fidéistes qui se méfient de la raison humaine. Ils ne lui donnent pas une vraie légitimité, ils ne croient pas en sa capacité d’aboutir à la vérité par le débat. Sans doute parce qu’ils se laissent trop impressionner par les mensonges de certains scientifiques, qui eux sortent de leurs méthodes. Ce qui compte, même s’il y a des mensonges parfois ou des exagérations venant des convictions individuelles, c’est que peut-être dans un ou deux siècles, la vérité sortira du puits. Les choses se mettent en place de génération en génération. De nouvelles thèses surgissent.

D. Klanac : La Création dans la Bible et la théorie de l’évolution sont-elles complémentaires ou radicalement opposées ?

A. Dumouch : Je vais peut-être répondre de manière plus précise que ce que j’ai fait à la question précédente, ne serait-ce qu’en abordant la question du corps de l’homme. D’abord, je dirais que la théorie de l’évolution et le récit de la création ne peuvent pas se contredire parce qu’elles ne sont pas dans le même domaine d’approche. Le récit de la Création, en ce qui concerne l’Église, parle du Salut. La théorie de l’évolution parle de l’origine du corps. Donc, le Salut concerne l’âme, l’origine du corps ne concernant pas le Salut. L’Église ne s’en occupe pas. Maintenant, abordons la question de l’origine du corps de l’homme. Je l’avais montré, l’Église n’a aucun problème à admettre que le corps de l’homme procède par micro-évolution.[26] D’un corps de primate, un cousin ou un ancêtre qui a donné d’un côté les hominidés et de l’autre côté les singes tels qu’on les voit actuellement.

On voit bien, en regardant la forme du corps général de l’homme, qu’il y a un rapport. Nous sommes des primates, il n’y a rien à faire. Le fait de dire que la terre rouge que décrit la Genèse avec laquelle Dieu façonna le corps de l’homme et de la femme est, finalement, le symbole d’une lente évolution à partir des espèces préexistantes, ne pose pas de problème à la théologie qui s’occupe d’autres choses.

D. Klanac : La question cependant demeure. Pour le philosophe et le scientifique, jusqu’à quel point y a-t-il quelque chose de radicalement nouveau dans le corps de l’homme ?

A. Dumouch : En fait, dans le corps de l’homme, comparé au singe, les primates actuels ou peut-être des hommes fossiles, on ne voit qu’une seule différence d’organe radicalement nouveau. Il s’agit de l’organe du langage articulé. Là vraiment, il y a quelque chose de nouveau. Il y a un petit os particulier qui permet aux paléontologues de se rendre compte si l’espèce humaine disparue avait ou non un langage articulé ou si elle ne faisait que crier un certain nombre de sons pour les alertes principales habituelles de la vie animale. Et il semblerait que le langage articulé, on ne le retrouve que chez homo-sapiens. À quoi correspond génétiquement cet organe nouveau avec les cordes vocales ? On ne le sait pas encore, c’est l’avenir très proche de la lecture de l’ADN qui saura l’indiquer. S’il y a un ADN codant qui corresponde à cette fonction radicalement nouvelle et que cet ADN codant fait plus de mille, trois milles bases, c’est en tant que philosophe et non pas comme théologien ou scientifique que je cherche la vérité et le réalisme dans les lois de l’évolution par la sélection naturelle. Prenons une autre petite différence. Le fait que chez l’homme et la femme la sexualité est retournée par rapport au monde animal terrestre (je ne parle pas des cétacés). Naturellement, la sexualité est faite, s’il doit y avoir plaisir, pour être face à face, ce qui n’est pas le cas chez les singes. Donc, le fait que la sexualité humaine soit faite face à face indique que le but n’est pas seulement la reproduction, mais que c’est aussi le dialogue, l’expression de l’amour entre les deux. Est-ce que cela est de la micro-évolution, donc le simple changement de forme de l’organe ou de la macro-évolution ? Réponse : ce n’est pas un organe radicalement nouveau. C’est de la micro-évolution, de la petite évolution. Théoriquement, cela pourrait se faire par hasard. Cependant, quand on y réfléchit un petit peu, on voit encore une fois qu’il y a là-dessous une intention profonde, quelque chose de pensé. Si bien qu’en fait, quand on réfléchit en philosophe et pas seulement en biologiste, on s’aperçoit qu’on ne peut pas se passer de la marque d’un projet en vue de recevoir l’âme spirituelle. Elle est partout présente.

Prenons maintenant le cerveau humain, qui est certes beaucoup plus gros proportionnellement avec le corps, que le cerveau des primates. Mais ce critère est peu important. Est-ce qu’il contient des organes radicalement nouveaux ? Non, au contraire. Le cerveau humain, s’il contient plus de mémoire, permet de mémoriser des quantités de mots, une mémoire fabuleuse par rapport aux singes. Cependant sur certains points, l’homme a perdu des fonctions : le singe est beaucoup plus efficace pour sa survie dans la nature ; il n’a pas seulement deux mains articulées, il a quatre mains articulées et quelquefois, pour les petits singes, il y a une cinquième « main », la queue, qui lui permet d’attraper les branches. Lorsqu’on fait des électro-encéphalogrammes, on ne trouve aucun organe radicalement nouveau dans le cerveau humain.

Là où il y a véritablement une convergence entre la recherche de la science actuelle et la théologie catholique, là où il pourrait y avoir véritablement conflit, c’est dans la définition de ce qu’est l’esprit humain et ces deux facultés vitales propres à l’homme et qui lui permettent des activités spirituelles : l’intelligence et de la volonté libre.

D. Klanac : L’intelligence animale existe-t-elle ?

A. Dumouch : Oui, on l’appelle l’estimative. Aristote l’avait déjà décrite à son époque. Seulement, elle n’a pas le même objet que l’intelligence humaine. Elle n’a que des objets sensibles, visibles, palpables. L’animal donc est capable de techniques intelligentes, pratiques, inventer des ruses pour se nourrir, pour se reproduire, pour vivre avec son groupe. Mais, dès que la chose n’est plus sentie ou représentable par ses cinq sens, il est complètement dépassé. Je prends un exemple concret : si on apprend à un singe à reconnaître les couleurs, à mémoriser des mots, on peut lui demander par exemple d’apporter un Bic noir. On compose trois mots : apporte, Bic et noir. Il va l’apporter, il n’y a aucun problème. C’est le domaine du sensible. Dans la nature, cela ne lui sert à rien. Mais là, comme il est un animal apprivoisé, il va le faire. Par contre, si on demande à un singe de réfléchir à ce qu’est un être éternel qui n’a jamais commencé d’exister, la notion d’éternité n’est pas représentable. On ne peut pas en faire un dessin.

Nous comprenons parfaitement l’éternité sans avoir besoin de nous la représenter. On s’imagine un temps qui n’a jamais de commencement, auquel on ajoute sans cesse des morceaux et là, on comprend parfaitement le concept. Le singe est dépassé par cela, l’homme non. Cela veut dire que l’objet de l’intelligence humaine, ce n’est pas seulement les réalités sensibles, c’est tout ce qu’il est possible de comprendre. Ce qui existe et ce qui n’existe pas.

D. Klanac : L’homme possède-il une autre faculté essentielle ?

L’homme a une deuxième faculté radicalement nouvelle, c’est sa volonté libre. L’animal n’en a pas. Évidemment, l’animal veut des choses, seulement, tout ce qu’il veut répond à un sentiment de plaisir qui lui fait les désirer. Par exemple, on dira qu’un chien est plus fidèle qu’un être humain. Et c’est vrai. Les êtres humains sont beaucoup moins fidèles. Ils ont aussi une liberté. Si un homme reste fidèle à sa femme qui est handicapée sur un lit, il n’a plus de plaisir à être avec elle parce qu’elle est devenue malade. Il peut quand même lui rester fidèle, car son intelligence lui dit qu’elle lui a fait une bonne vie, qu’elle lui a donné des enfants, qu’il l’aime, qu’il n’est pas question qu’il l’abandonne. Il peut le faire au-delà du plaisir ressenti à vivre avec elle. Si l’homme reste moins fidèle, ce n’est pas dicté par son instinct ; il a une volonté libre qui peut agir contre cet instinct-là.

D. Klanac : Ces deux facultés de l’esprit chez l’homme procèdent-elles par évolution ?

A. Dumouch : Les évolutionnistes évidemment vont dire oui et même certains théologiens catholiques, comme Teilhard de Chardin, ont dit que cela procède obligatoirement par évolution. L’Église met une limite en gardant son sens critique. Tout en respectant la science, elle fixe une vérité solennelle en y mettant l’autorité de Dieu, à savoir que l’esprit humain, donc l’intelligence et la volonté ne procèdent pas par évolution. Ce sont deux facultés qui viennent d’ailleurs, comme le disait déjà Aristote. Elles n’ont pas d’organes matériels, même si elles se servent sans arrêt de l’apport des organes matériels qui sont dans le cerveau. Pour comprendre l’éternité, je me suis servi d’images que mon cerveau peut se représenter. En cela mon cerveau est utile, mais la compréhension elle-même de l’éternité en soi dépasse l’image. La preuve, je ne peux pas la représenter du tout. De même que l’infini. La science actuelle, si elle est honnête, va dans le même sens. D’abord, parce qu’elle ne trouve pas chez l’être humain d’ADN radicalement nouveau expliquant ces deux facultés, l’intelligence et la volonté, avec leur objet particulier qui n’est pas le même que chez l’animal sensible. Deuxièmement, la science ne trouve pas d’organe dans le cerveau où ces facultés d’ordre spirituel s’exercent. Le cerveau entier est l’organe dont elles se servent.

Pour répondre encore à la question, je dirais que la théorie de l’évolutionnisme absolu athée est radicalement opposée à la foi pour cet accord-là sur l’esprit humain. Pour le reste, tout ce qui concerne le corps, elle est dans son domaine propre, la foi ne s’en mêle pas. Mais cela n’empêche pas le théologien catholique d’être un être intelligent, de ne pas croire que le hasard et la nécessité produisent l’œil, mais d’essayer de chercher plus loin. Le pape Benoît XVI, d’ailleurs, aspire à ce moment où les sciences se réconcilieront chacune selon leur objet. Le théologien saura parfaitement quel est son objet : parler du Salut. Le scientifique, lui, selon son objet, s’occupe des choses matérielles, qu’il peut mesurer avec l’outil mathématique ou statistique. Il ne peut pas lui-même dire que le hasard produit un ADN de trois cents mille bases, cela dépasse radicalement son objet. C’est pour cela qu’entre théologie révélée et sciences pures il y a une discipline intermédiaire qu’on appelle la philosophie qui consiste à se servir de toutes les méthodes humaine : les mathématiques, la réflexion, le raisonnement, l’induction, la déduction, à l’exclusion de la Révélation, dont elle ne peut pas se servir. Il n’y a pas de problème pour le philosophe de se poser la question de l’existence d’une intelligence qui a organisé la vie, d’une ingénierie qui soit la source de l’évolution. C’est la science qui ne peut pas le faire dans son objet, puisqu’elle doit mesurer mathématiquement et que l’intelligence ne se mesure pas. La science, par contre, peut calculer jusqu’à quel niveau de probabilité une chose peut se réaliser dans l’univers et à quel degré de probabilité il est impossible qu’elle ne se réalise jamais. Elle ouvre donc une voie aux philosophes pour se poser la question : le hasard a-t-il suffi ou l’organisation du monde est-elle due à l’intervention d’une intelligence ?

D. Klanac : Justement, le monde a-t-il été créé « ex nihilo » ? Est-ce le résultat du hasard, d’un Big Bang, d’un dessein intelligent ou de la volonté d’un Créateur tout-puissant ?

A. Dumouch : La question qui est posée concerne l’apparition du tout début, la vie n’étant pas organisée à partir de rien. Pour qu’une bactérie apparaisse, il faut de la matière préexistante. Des atomes par exemple, du CO², de l’eau, etc. Le tout s’agence pour donner cette bactérie avec sa construction gigantesque, plus verticale qu’une cathédrale de pierre. La question porte sur l’origine de tout, le début du début, à savoir : il n’y avait rien et, tout d’un coup, il existe quelque chose. C’est donc la question du Big Bang. Je dirais qu’il faut, dans ce domaine-là, comme je viens de le faire précédemment, se donner les trois approches : celles de la théologie, de la science et de la philosophie.

La théologie révélée pose un dogme : le monde a commencé d’exister. Aristote n’y croyait pas. Il pensait que le monde était éternel. Il pensait que les astres ne s’usaient pas, étant faits d’une matière spéciale qu’il appelait la quintessence et qui avait la propriété de ne pas perdre d’énergie. Il s’est trompé, mais du coup, il avait supposé un monde éternel. Selon Aristote, Dieu aurait co-créé éternellement le monde avec sa matière inusable. L’Église s’était opposée sur ce point-là en se référant à la Bible et dit : « non, il y a un point de départ. » Saint Thomas d’Aquin, au Moyen Âge, avait réformé la philosophie d’Aristote en disant : « Les astres avec leur quintessence immortelle ont été créés à un moment donné. Ce ne sont pas des corps éternels. »

La deuxième approche, c’est celle de la science ; la science physique, celle qu’on appelle la science pure, qui se sert d’instruments mathématiques pour mesurer les choses. Actuellement, la science est tombée absolument d’accord avec le dogme de l’Église, à savoir qu’elle affirme que le monde ne peut pas être éternel. Il y a environ une dizaine d’années, des hypothèses disaient qu’il ait eu une série infinie de Big Bang suivis de Big Crunch – c’est-à-dire que la matière revient vers son centre –, suivi à nouveau d’un Big Bang. Le Big Bang serait provoqué par l’énergie de cette masse concentrée dans un immense trou noir et qui exploserait et le Big Crunch serait provoqué par la gravitation qui, à un moment donné, ralentirait l’énergie de tout ce qui est projeté et ferait revenir le monde en arrière. On s’est rendu compte en observant les astres, que la gravitation était pratiquement une force ridicule par rapport à la vitesse gigantesque des corps célestes qui s’éloignent les uns des autres. On s’est même rendu compte que plus ils étaient loin, plus ils semblaient s’accélérer, il y avait une sorte de force du vide semblant les attirer de plus en plus vite. On a calculé récemment ce phénomène pour deux satellites qu’on avait envoyés dans les années 1970 qui devaient être à un endroit précis par rapport à la terre et qui sont allés plus loin, comme si une force les accélérait. On a pourtant renoncé à cette hypothèse.

Il faut dire que des philosophes, bien avant cela, avaient montré que c’était impossible. L’éternité du monde ne pouvait pas exister parce qu’en imaginant même qu’il y ait un Big Crunch, (c’est-à-dire que les astres retombent vers leur centre à un moment donné), il y avait une partie qui était perdue à chaque cycle : la lumière émise. En effet, la matière ce n’est pas seulement ce qui pèse, donc les galaxies, les trous noirs, les soleils, c’est aussi la lumière émise. Si notre cycle a 15 milliards d’années, la lumière s’est éloignée à 15 milliards d’années-lumière et jamais elle ne reviendra en arrière. La lumière, c’est de l’énergie avait montré Albert Einstein par son équation E = MC2. Mais sa masse est nulle. Si, éternellement, je retire de l’univers une petite quantité d’énergie qui ne revient pas en arrière, qui disparaît dans les vides immenses, le monde serait alors mort éteint, et ce, depuis toujours. C’est un calcul mathématique simple. Or le monde, on l’a devant nous, il existe, il n’est pas mort, donc il a forcément un commencement.

D. Klanac : Maintenant, puisque nous en sommes toujours aux choses radicales, au Moyen Âge, saint Thomas d’Aquin, ce grand scientifique, philosophe, théologien, avait dit que Dieu par son action directe, où lui seul peut agir, ne crée que deux choses, pas plus. Lesquelles ?

A. Dumouch : Premièrement, la matière primitive. Celle qui sort du néant. Parce que seul Dieu a le pouvoir sur l’être et le néant. Aucun ange ne peut le faire. C’est bien Dieu directement qui a créé ce que maintenant on appellerait le Big Bang, il y a 15 milliards d’années. Et je signale, d’ailleurs à cet égard-là, que l’Église n’a aucune opposition sur le Big Bang, c’est une théorie scientifique qui semble concorder. Si un jour, on change la théorie pour autre chose, aucun problème pour l’Église. Par contre, ce qu’elle dit, ce qu’elle affirme, c’est qu’à partir du néant, seul Dieu peut créer. Le néant tout seul ne crée pas, ne donne rien.

La deuxième chose que seul Dieu peut créer, c’est l’esprit. Alors, quand je dis l’esprit, je ne parle pas de la matière. On sait que la matière est apparue d’un coup avec le Big Bang. Tout ce qui existe actuellement dans notre univers visible est (selon la plupart des scientifiques actuels) apparu à ce moment-là. Pour l’esprit, il vaudrait mieux parler d’esprit individuel, de personnes qui sont des esprits. Dans son dogme, l’Église affirme qu’ils sont au minimum de deux ordres. Il y a d’abord les purs esprits qui n’ont jamais eu de corps, des intelligences pures avec une volonté efficace sur la matière. L’Église les appelle les anges. Et bien ceux-là, ils ont été créés directement par Dieu à partir de rien. Ils ne viennent pas de l’évolution d’une matière. Et l’autre sorte d’esprit est l’esprit de l’homme. Il est créé à chaque fois qu’un homme et une femme font un enfant. L’Église ne fixe pas à quel instant précis la conception de l’esprit est créée. Après l’Annonciation, Jésus présent dans le ventre de Marie fait que Jean-Baptiste vibre quand elle arrive pour le visiter. L’âme spirituelle humaine ne procède pas de l’évolution, elle vient de Dieu. Cette âme spirituelle ne subsiste pas quelque part dans le vide en attendant de s’incarner dans un corps, non, elle est créée par Dieu pour ce corps et Dieu fait un seul être avec ce corps fabriqué par les parents. Dieu procède à une union hypostatique, union dans l’être, si bien que ce corps fait partie de notre être et c’est lui qui ressuscite à la fin du monde. Il ne nous rend pas un autre corps, c’est notre corps à nous, avec des propriétés nouvelles. Notre âme est faite pour notre corps, c’est notre être.

Quand le premier vivant est apparu, il y a à peu près 4,5 milliards d’années sur Terre (selon la science actuelle), et bien il n’est pas apparu ex nihilo. Cette création, c’est plutôt de l’organisation, elle vient de Dieu comme cause première qui a donné ordre à ses anges de préparer un monde qui, plus tard, recevra son chef-d’œuvre, l’homme et la femme. Et les anges travaillent. Pas que les anges bons, les anges mauvais aussi ont certainement un rôle là-dedans parce qu’ils ont gardé leur puissance intellectuelle, sauf qu’eux prévoient autre chose. Ils prévoient un contre-projet puisqu’ils se sont révoltés contre Dieu

 

23. Gn 1,1-2. [↩]

24. Joseph Ernest Renan (1823-1892), écrivain, philologue, philosophe et historien français. Fasciné par la science, il adhère immédiatement aux théories de Darwin sur l’évolution des espèces. Il établit un rapport étroit entre les religions et leurs racines ethnico-géographiques. Une part essentielle de son œuvre est consacrée aux religions, dont Histoire des origines du christianisme et Vie de Jésus, qui contient la thèse, alors controversée, selon laquelle la biographie de Jésus doit être comprise comme celle de n’importe quel autre homme, et la Bible comme devant être soumise à un examen critique comme n’importe quel autre document historique. Ceci déclenche des débats passionnés et la colère de l’Église catholique. [↩]

25. Objection, la réponse est non : aucun ordinateur existant antérieurement n’a donné naissance à un ordinateur plus moderne. Ils n’ont pas la même matière et aucun ne se reproduit ou se clone. A cette objection, je réponds : cette objection identifie « évolution » et loi du hasard. En fait, le mot « évolution » peut s’expliquer par un dessein intelligent, par exemple lorsqu’on se sert d’anciens logiciels pour en créer de nouveau, sans réécrire le tout à 100%. [↩]

26. Pour être précis, l’Église laisse cela à la science et estime que l’origine du corps ne concerne pas son domaine de compétence. Par contre, Jean-Paul II dit dans son Allocution du 22 octobre 1996 à l’Académie pontificale des sciences : « Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après la parution de l’Encyclique, de nouvelles connaissances conduisent à reconnaître dans la théorie de l’évolution plus qu’une hypothèse. (…) Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. » [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

Plan du site    |    Contact    |    Liens    |    Chapelle