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9. L’approche de la Bible

Daria Klanac : Il peut y avoir différentes approches de la Bible. Le croyant ne perçoit pas les Écritures de la même façon qu’un athée.

Arnaud Dumouch : Il y a une lecture tout à fait légitime de la Bible, en historien ou en sociologue. Il serait difficile de lire la Bible comme athée, parce que partout transfigure la présence du surnaturel. Cette lecture athée consisterait à dire, avec Feuerbach[20], que l’homme, perpétuellement inquiet, est le seul animal qui se pose la question de savoir ce qu’il fait sur Terre. Un chien ou un lion, quand il a ce qui correspond à sa nature, à savoir à manger, une famille, un milieu social qui lui corresponde, est parfaitement heureux. Un être humain, dès l’instant où il a de quoi manger, comme actuellement en Occident, que sa famille est unie avec des enfants en bonne santé, qu’il possède une maison qu’il a fini de payer, commence à angoisser. Pourquoi ? Parce qu’il attend autre chose, alors qu’il voit le temps défiler à toute allure. Certaines personnes, qui sont pourtant des milliardaires, incapables de se rendre compte à quel point elles sont comblées par la vie, ignorant ce qu’elles font sur Terre, s’enlèvent la vie. Une lecture athée de la Bible montre comment, perpétuellement, l’homme s’invente une réponse pour étouffer les angoisses de son cœur. Seulement, cette lecture athée ne prouve pas la non-existence de Dieu. Elle se contente de constater que l’homme est, par nature, un être religieux. Quoi qu’on fasse, on ne peut pas supprimer, chez les gens, le besoin d’une réponse. Si on supprime les grandes religions, il s’inventera de nouveau l’adoration de statues, du soleil, de la lune, de choses magiques, ou il se créera des angoisses qui se focaliseront sur l’ozone, sur le réchauffement climatique, sur le ciel qui nous tombe sur la tête, etc., toutes sortes de choses anciennes qui ont toujours existé.

D. Klanac : Outre cette lecture-là, y en a-t-il d’autres ?

A. Dumouch : Il existe une lecture historique de la Bible, qui consiste à regarder si les choses se sont réellement passées telles que le récit l’indique. Il faut alors se baser sur le texte, mais il faut également le recouper, si possible, avec des textes venant d’autres sources et obtenir des preuves archéologiques. Cette lecture historique s’applique de plus en plus. Quand j’étais jeune étudiant, les théologiens des Universités catholiques n’avaient qu’une méthode, qu’ils appelaient la méthode historico-critique. Une méthode qui était parfois complètement farfelue et consistait, par exemple, à chercher dans l’Évangile selon saint Jean, ce qui était authentiquement de Jésus. C’était tout ce que l’exégète en question estimait crédible : évidemment, il évacuait à priori tous les miracles, toutes les paroles transcendantes de Jésus. À la fin, il ne restait plus grand-chose.

La Bible et le Nouveau Testament ne sont pas absolument infaillibles sur le plan de l’histoire, car il peut y avoir des détails sur lesquels les écrivains sacrés n’ont pas été tout à fait précis. Cette méthode historique ne pourra certes pas tout démontrer. Par exemple, les miracles de Jésus ne peuvent pas être démontrés par une source alternative comme le Talmud de Babylone qui dit simplement à propos de Jésus qu’il a été crucifié parce qu’il faisait des miracles avec l’aide de Belzébuth, le démon, et qu’il détournait le peuple. Ce texte, venant d’ennemis de Jésus ou plutôt des descendants directs des ennemis de Jésus qui l’avaient fait mettre à mort et devaient lutter contre le fait que beaucoup de juifs devenaient chrétiens, est très intéressant au plan historique puisqu’il montre tout au moins que Jésus était pour eux un puissant magicien.

D. Klanac : L’historien prouve-t-il que les miracles de Jésus étaient de vrais miracles plutôt que les prodiges d’un prestidigitateur ?

A. Dumouch : Non, l’historien ne pourra pas aller plus loin. Au point de vue de la méthode historique, un élément très intéressant fait sauter tous les standards. C’est le fameux Saint Suaire, cette bande de tissu de quatre mètres de long, conservée à Turin, qui, soumise dans les années 90 à la datation au carbone 14, a été déclarée comme un faux de la fin du XIIe siècle. Cependant, il y a tellement de détails anatomiques d’une précision absolument redoutable correspondant de près à l’Evangile ! Comme le fait, récemment découvert, que les clous ont été mis dans les poignets et non pas dans la paume de la main. Par ailleurs, quand on plante un clou dans le poignet, le pouce se rétracte et, sur le Saint Suaire, on ne voit que quatre doigts du crucifié. Des détails anatomiques d’une telle précision montrent que c’est un véritable corps humain qui a été supplicié et qu’il porte des marques précises de la Passion. Cela correspond plutôt à ce que Jésus a ressenti, à ce qu’il a vécu : des coups de fouet précis en éventail avec un flagellum romain qui vise à ne pas tuer et qui sont donnés sur toute la surface du corps pour bien rendre faible, rendre misérable, mais ne pas tuer. Ce que d’ailleurs voulait Pilate qui l’avait fait flageller, dit l’Évangile, pour éviter d’avoir à le crucifier pensant que les prêtres auraient pitié.

Toute la confrontation de cette relique au Nouveau Testament est très intéressante. Cependant, là où elle fait sauter toute la distinction que je viens de faire entre la méthode historique et la méthode théologique qui, elle, est fondée sur la foi, c’est qu’on ne sait pas comment l’image s’est formée. Cette image est comme un négatif photographique et que la projection d’une puissante lumière en aurait brûlé légèrement le tissu en surface. Personne n’a réussi à reconstituer cette forme d’image, on a tout tenté : des produits chimiques, la brûlure en surface avec un bas-relief en terre et de l’oxyde de fer : rien à faire. Comment expliquer que des croûtes de sang séché au moment où on a enlevé le corps du Suaire n’aurait pas arraché un petit peu les fibres du Suaire, on ne sait pas. Toujours est-il qu’il se pourrait bien qu’à l’avenir, on ait ici la marque de la Résurrection. De la grande lumière de la Résurrection. Si c’est le cas, on aurait la seule relique au monde, je pense, qui, à la fois confirmerait l’historicité d’un personnage, Jésus, et une vérité théologique ultime : la Résurrection d’un mort dans une grande lumière. C’est fabuleux !

D. Klanac : Faut-il pousser plus loin ces recherches historiques ?

A. Dumouch : Il faudrait continuer à chercher les traces du roi David, seulement on sait bien que les fouilles sont impossibles. Toute la partie historique où sont les vestiges du palais de David, du Temple qu’il avait construit, appartiennent à la Jérusalem Est et jamais les musulmans, en tout cas pour le moment, ne permettront aucune fouille. Mais il y a d’autres choses à fouiller. Une autre fouille archéologique essentielle à faire, c’est la recherche de l’Arche d’Alliance. Le Livre des Macchabées[21] indique que l’Arche d’Alliance n’est pas perdue. Le prophète Jérémie, juste avant la conquête d’Israël, l’aurait cachée dans le désert de Sinaï, dans une grotte avec divers mobiliers du Temple et peut-être, il faut l’espérer, des manuscrits précieux. Si c’est le cas, on peut dire qu’il y a quelque part une grotte sainte qui sera une découverte plus fabuleuse encore que celle du tombeau de Toutankhamon.

En effet, il y a là l’histoire fondamentale de plus de trois milliards d’habitants de la Terre, chrétiens, musulmans et juifs. On aura des réponses sur la fabrication des textes, de la manière dont les prêtres de Babylone ont travaillé pour faire le texte biblique à partir de leurs sources diverses, que les exégètes ont bien montrées. En fait, Jérémie annonce qu’un jour on retrouvera ces objets. C’est une prophétie d’ordre religieux, et il annonce même que le fait d’avoir retrouvé ces objets accompagnera un moment où Dieu aura rassemblé son peuple dans sa terre, où il lui aura fait miséricorde et où il pourra rebâtir son Temple. C’est donc une grande prophétie qui concerne les chrétiens, les juifs et les musulmans. Si un jour cela se réalise, Dieu manifestera une fois de plus à quel point ce qu’il veut, il le fait.

D. Klanac : Les sciences humaines ont-elles leur façon de lire la Bible ?

A. Dumouch : Une autre façon de lire la Bible est la lecture sociologique. En effet, je disais que la Bible décrit l’évolution des peuples depuis l’époque la plus primitive du néolithique à l’époque de Jésus, qui est un sommet. Un grand sociologue comme René Girard[22] a étudié une seule loi, un seul mécanisme de la loi de Moïse, à savoir l’histoire du bouc émissaire. Moïse dit que quand il y a une accumulation de péchés dans le peuple, on prend un bouc noir, on le charge de tous les péchés et on l’envoie au désert où il va mourir de faim et de soif. Il a pu montrer que c’était un des mécanismes fondamentaux de la sociologie humaine, c’est-à-dire de ces lois de groupes qui cherchent souvent à trouver un coupable au malheur qu’on a dans sa propre vie. Quand l’homme est humble, il s’accuse lui-même de ses propres torts. Quand il est fier, certain de sa supériorité et qu’il lui arrive des malheurs, il lui faut trouver un responsable. On voit partout fleurir des théories du complot. Quand il n’y a pas de bouc émissaire pour décharger cette espèce de tension, un bouc au sens matériel du terme, et bien on va en trouver un et tout au long de l’histoire, cela été le cas.

Il y a certainement des dizaines d’autres mécanismes à découvrir parce qu’on a là, dans la Bible, la description des racines les plus profondes de l’homme. Il y a aussi des mécanismes psychologiques qu’il faut trouver. Et certains psychologues, même Freud parmi d’autres, se sont chargés d’étudier les histoires bibliques à cette lumière-là.

D. Klanac : Y a-t-il encore d’autres sciences qui s’intéressent à déchiffrer la Bible ?

A. Dumouch : En effet, et je voudrais insister sur la lecture ethnologique de la Bible. La Bible décrit le peuple hébreu dans son évolution, qui passe d’une famille, la famille d’Abraham, à une série de tribus. Au départ, les douze tribus d’Israël vivent certainement comme les tribus d’Indiens en Amérique du Nord, telles qu’elles furent découvertes par les colons. Puis, petit à petit, on passe à des cités indépendantes. Ensuite, vient une royauté et ce peuple connaît des malheurs. Cette lecture-là est très intéressante parce qu’elle décrit ce qui se passe effectivement quand une humanité devient de plus en plus nombreuse. Elle permettrait de comprendre aussi comment il ne faut pas regretter forcément la disparition des royautés. C’est un mécanisme normal. Quand un peuple, à une époque, a une mentalité d’enfant, il a besoin d’un père symbolique, d’un roi, qui unifie. Et quand un peuple devient libre, qu’il a sa propre pensée, chaque individu étant cultivé, il ne supporte plus un roi, il veut se gouverner lui-même. Eh bien, la Bible prolongée dans l’histoire de l’Israël actuel montre bien que le peuple juif ne veut plus de roi, mais veut une démocratie.

Bref, comme ce livre raconte l’homme, on peut dire que toutes les sciences ont intérêt à le lire selon leur méthode propre. C’est le seul cas dans l’humanité, je crois, avec peut-être en Orient le Mahabaratta, la grande histoire du peuple hindou, où, très tôt, un peuple décrit son évolution avec les mots propres. C’est fabuleux !

 

20. Ludwig Andreas Feuerbach (1804-1872) philosophe allemand, disciple, puis critique de Hegel et chef de file du courant matérialiste appelé hégélien de gauche. Pour Feuerbach, croire en Dieu est le signe d’une aliénation de l’homme qui abaisse ses propriétés (liberté, conscience transcendantale, créativité, etc.) pour les projeter sur Dieu. « L’homme est appauvri de ce dont Dieu est enrichi. » L’homme est donc dépouillé de sa vraie nature, rendu étranger à lui-même, c’est-à-dire, au sens propre, aliéné. La tâche de la critique de la croyance en Dieu est de restituer à l’homme son être perdu en Dieu. [↩]

21. 2M 2. [↩]

22. René Noël Théophile Girard (25 décembre 1923), philosophe français, membre de l’Académie française depuis 2005. Ancien élève de l’École des chartes et professeur émérite de littérature comparée à l’université Stanford et à l’université Duke aux États-Unis. Il est l’inventeur de la théorie mimétique qui, à partir de la découverte du caractère mimétique du désir, a jeté les bases d’une nouvelle anthropologie. Il se définit lui-même comme un anthropologue de la violence et du religieux. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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