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LE PARADIS

Dès avant la résurrection des corps, les âmes en qui ne se trouve aucun obstacle dû au péché sont introduites dans la vision de l’essence divine. Et c’est cette vision qui est la substance même de la vie éternelle, selon saint Jean: «La vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi le véritable Dieu ». A propos du paradis, il nous reste à étudier la condition des âmes glorifiées par rapport à elles-mêmes et par rapport aux autres.

D'abord, quelques noms attribues par l’Ecriture au paradis:

QUESTION 21: Les diverses manières de nommer le paradis

Article l: Le paradis céleste est-il la même chose que le paradis terrestre d’Adam et Ève?

Article 2: Le paradis est-il le Royaume des Cieux?

Article 3: le paradis est-il la terre promise aux Hébreux?

Article 4: Le paradis est-il la Jérusalem céleste?

Article 5: Le paradis céleste est-il le festin des noces de l’Agneau?

Article 6: Serons-nous prêtres?

QUESTION 22: La condition des âmes glorifiées par rapport à elles-mêmes

Article 1: La connaissance et l’amour naturels demeurent-ils dans les âmes glorifiées?

Article 2: L’âme bienheureuse peut-elle pécher?

Article 3: Les âmes bienheureuses peuvent-elles progresser en béatitude?

Article 4: Le corps physique est-il requis pour la béatitude de l’homme?

Article 5: Les âmes glorifiées souffrent-elles de l’absence du corps physique?

Article 6: Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés demeures?

Article 7: Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité?

QUESTION 23: Les dots des bienheureux

Article 1: Doit-on attribuer des dots aux hommes bienheureux?

Article 2: La dot est-elle la même chose que la béatitude?

Article 3: Convient-il au Christ d’avoir des dots?

Article 4: Les anges ont-ils des dots?

Article 5: Convient-il d’attribuer à l’âme trois dots?

QUESTION 24: Des auréoles

Article 1: L’auréole est-elle autre chose que la récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or?

Article 2: L’auréole digère-t-elle du fruit?

Article 3: Le fruit est-il réservé à la vertu de continence?

Article 3: Convient-il d’assigner trois couronnes aux trois parties de la partie de la continence?

Article 5: Une auréole est-elle due à la virginité?

Article 6: Une auréole est-elle due aux martyrs?

Article 7: Les docteurs ont-ils droit à une auréole?

Article 8: Une auréole est-elle due au Christ?

Article 9: Une auréole est-elle due aux anges?

Article 10: Convient-il de désigner trois auréoles: pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs?

Article 11: L’auréole des vierges est-elle supérieure aux autres?

Article 12: Un bienheureux possède-t-il plus qu’un autre une auréole?

QUESTION 25: La condition des âmes glorifiées par rapport aux autres

Article 1: Avant la résurrection, les âmes glorifiées peuvent-elles voir les corps glorifiés de Jésus et de Marie?

Article 2: Les âmes glorifiées peuvent-elles communiquer entre elles?

Article 3: Les âmes glorifiées voient-elles les hommes qui sont sur la terre?

Article 4: Les saints connaissent-ils les prières que nous leur adressons?

Article 5: Devons-nous demander aux saints de prier pour nous?

Article 6: Les prières des saints en notre faveur sont-elles toujours exaucées?

Article 7: Les élus souffrent-ils-en voyant les péchés et les malheurs des hommes qui sur la terre?

Article 8: Les saints dans le Ciel verront-ils les souffrances des damnés?

Article 9: Les bienheureux ont-ils de la compassion pour les souffrances des damnés?

Article 10: Les bienheureux se réjouiront-ils des peines des impies?

 

QUESTION 21: Les diverses manières de nommer le paradis[35] 

 

Six questions se posent: 

Article l: Le paradis céleste est-il la même chose que le paradis terrestre d’Adam et Ève?

Article 2: Le paradis est-il le Royaume des Cieux?

Article 3: le paradis est-il la terre promise aux Hébreux?

Article 4: Le paradis est-il la Jérusalem céleste?

Article 5: Le paradis céleste est-il le festin des noces de l’Agneau?

Article 6: Serons-nous prêtres?

 

Article l : Le paradis céleste est-il la même chose que le paradis terrestre d’Adam et Ève ?

 

Objection 1 : Il semble que l’on doive répondre par l’affirmative. Dans le paradis terrestre, l’homme voyait Dieu selon cette parole de la Genèse[1] « Dieu se promenait dans le Jardin à la brise du jour ». Or il s’agit là de la récompense essentielle du paradis céleste.  

Objection 2 : Après la résurrection des corps et la glorification du monde, on doit, semble t-il affirmer que l’homme retrouvera le paradis perdu par Adam et Ève. Isaïe décrit ainsi le monde renouvelé[2] : « le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau, le nourrisson jouera sur le repère du serpent ». Or il en était ainsi dans le paradis terrestre. Donc le monde renouvelé sera le paradis terrestre.  

Objection 3 : Genèse dit[3] « Dieu bannit l’homme et il posta devant le Jardin d’Eden les chérubins et la flamme vive du glaive fulgurant pour garder l’arbre de vie ». Or dans le paradis céleste, l’homme aura l’arbre de vie puisqu’il vivra éternellement. Il semble donc que l’Eden n’est autre chose que le paradis céleste.

 

Objection 4 : L’Apocalypse de saint Jean semble l’enseigner puisqu’elle annonce le règne de mille ans du Christ sur la terre. [4]

 

Cependant : Saint Paul écrit[5] : « Nous vous annonçons ce que l’œil n’a pas vu, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment ». Or l’œil de l’homme a vu le jardin d’Eden. Donc le paradis est autre chose.

 

Conclusion : Comme nous l’avons montré, ce qui est à considérer comme essentiel dans le paradis céleste, c’est la vision de l’essence divine qui est communiquée aux élus dès avant la résurrection de leur corps. C’est pourquoi, pris sous ce point de vue, il n’y a pas de différence fondamentale entre le paradis céleste avant et après la résurrection de la chair. Les textes de l’Écriture qui le décrivent peuvent donc être appliqués aux deux états.

De même, pour distinguer le paradis terrestre de celui qui nous est préparé par Dieu, il faut regarder en premier lieu le rapport de l’âme à Dieu. Or, au paradis terrestre, l’homme ne voyait pas Dieu face à face comme le prouve le fait qu’il a pu se détourner de lui par la suite. Il ne le contemplait que de loin selon deux modes complémentaires : une contemplation naturelle par laquelle, en regardant les créatures, il reconnaissait la sagesse et la bonté du Créateur ; une contemplation mystique appuyée sur la supériorité de la grâce originelle qui l’établissait dans une amitié très proche avec Dieu. Sa béatitude naturelle était parfaite mais pas sa béatitude surnaturelle qui restait à espérer. Il n’en est pas de même dans le paradis céleste où la béatitude finale sera atteinte en plénitude. Donc le paradis céleste est tout autre chose que le paradis terrestre de nos premiers parents.

 

Solution 1 : La Genèse ne veut pas parler ici de la vision de l’essence divine mais seulement de la permanence de sa présence spirituelle et ressentie, à cause de la grâce mystique reçue par Adam et Ève. Le bonheur du paradis terrestre était donc inférieur à celui de la vision béatifique.  

Solution 2 : Ces textes et ceux qui leur ressemblent sont des manières de parler pour exprimer la paix totale qui règnera au paradis céleste. Et, même lorsque ces textes se réaliseront au sens propre, il ne s’ensuit pas que le paradis céleste soit semblable au paradis terrestre car, dans le jardin d’Eden, le loup mangeait l’agneau et le serpent pouvait mordre. Seule une disposition divine protégeait l’homme en l’harmonisant totalement avec la nature.  

Solution 3 : Dans le paradis terrestre, l’homme était immortel en ce sens que Dieu aurait devancé la faiblesse de sa nature et l’aurait pris dans sa gloire avec son corps, sans qu’il ait à passer par la mort. Mais, à cause du péché originel, cette assomption ne put être réalisée sauf dans la Vierge Marie qui fut exempte par une grâce toute particulière de cette tâche originelle. Dans le paradis céleste, après la résurrection du corps, l’immortalité sera due au rejaillissement perpétuel de la vision béatifique qui transfigurera notre corps mortel en corps de lumière.  

Solution 4 : Ce texte de l’Apocalypse, interprété littéralement, a été l’objet d’une longue controverse théologique. Pour finir, son interprétation authentique a été établie par le Magistère romain de manière définitive : il s’agit de l’annonce prophétique d’une réalité de la grâce qui, quelles que soient les épreuves rencontrées par un homme ou une Église, demeure toujours présente au secours de la fidélité. Les mille années symbolisent la stabilité du Seigneur qui n’abandonne jamais ses amis. Il n’y a pas à voir dans ces mille ans un sens littéral. [6]

Article 2 : Le paradis est-il le Royaume des Cieux ?[7] 

Objection 1 : Cela ne semble pas. Jésus dit en effet[8] : « le Royaume de Dieu est au milieu de vous ». Or ses disciples n’étaient pas encore glorifiés. Donc le Royaume des Cieux n’est pas le paradis.  

Objection 2 : Il ne semble pas que les hommes règneront avec Dieu. « Le Christ remettra la royauté au Père « .[9] Il n’ y aura donc qu’un seul roi qui sera Dieu lui-même.  

Objection 3 : Le Royaume de Dieu est présent partout jusqu’en enfer puisque rien ne peut se faire dans le monde contre la volonté de Dieu. Donc le paradis ne peut être appelé le Royaume de Dieu plus que l’enfer.  

Objection 4 : Dieu n’habite pas plus dans le Ciel que sur la terre puisqu’il est omniprésent. Le paradis ne doit donc pas être appelé Royaume des Cieux.

 

Cependant : Jésus appelle dans l’Évangile le paradis du nom de Royaume de Dieu, Royaume des Cieux ou encore Royaume éternel. [10]

 

Conclusion : On dit qu’un homme règne sur un pays quand sa volonté est maîtresse de l’ordre qui y est établi. De même, l’homme règne sur lui-même quand il domine pleinement l’empire de ses sens et dirige ses actions par le seul ordre imposé par son intelligence. De ces deux manières, on doit dire que le paradis céleste sera le Royaume de Dieu puisque la volonté de tous les hommes sera pleinement soumise à la sienne au point que nul n’aura de volonté propre qu’en conformité à la sienne. En un autre sens, le paradis peut être appelé Royaume en tant que chacun y sera roi :

1° N’ayant qu’une seule volonté avec Dieu, l’homme sera par participation source de l’ordre de l’univers. Il régnera donc avec Dieu, selon le livre de l’apocalypse. [11]

2° Chaque homme étant unifié en Dieu, tous auront la même volonté que lui. Ainsi chacun sera dit régner sur tous car tous feront la volonté d’un seul.

3° Après la résurrection, l’homme sera pleinement maître de son corps au point que le corps glorieux est appelé un corps spirituel. Il règnera donc sur lui-même. De tout cela, on peut conclure que le paradis sera véritablement une communauté de rois.

 

Solution 1 : Dans la mesure où l’homme est uni à Dieu par la charité, il commence à entrer en possession de la royauté. C’est en ce sens que l’on peut dire que le royaume de Dieu est déjà commencé sur la terre. Cependant, Dieu ne règnera pleinement sur nos âmes que lorsque tout péché aura été détruit en nous.  

Solution 2 : Toute royauté trouve son origine première en Dieu. Ce n’est que par participation que l’homme peut régner sur le monde.  

Solution 3 : Rien ne peut se faire dans le monde qui aille contre l’ordre général de la Providence divine. Ainsi, même le péché est en un sens voulu par Dieu de même que Dieu veut pour l’homme la liberté de se séparer de lui. Cependant, ce n’est pas ainsi que Dieu règne au Ciel mais par l’union de la charité.  

Solution 4 : C’est en un sens métaphorique que le paradis est appelé Ciel. Le Ciel évoque en effet plusieurs choses :

1° la clarté puisqu’il est libre de l’opacité de l’atmosphère terrestre.

2° L’inaccessibilité puisque nul ne peut y monter par ses propres forces. Il en est de même pour la vie surnaturelle.

3° La stabilité puisque l’ordre des astres semble immuable. De même, la vision de Dieu qui est l’essence de la béatitude du Ciel est claire puisque Dieu est lumière, inaccessible puisqu’il dépasse tout ce que l’homme peut concevoir, stable puisque nul ne peut être déchu de la possession de la gloire.

 

Article 3 : le paradis est-il la terre promise aux Hébreux ?  

Objection 1 : La terre promise n’est autre que le pays de Canaan. Il fut montré à Abraham puis promis à Moïse qui envoya des espions s’assurer que le peuple était capable de le conquérir. Il ne s’agit en aucune façon du royaume des Cieux.  

Objection 2 : C’est avec une extrême violence que les Hébreux prirent possession de la Terre promise, comme on le voit dans le livre de Josué : après avoir franchi le Jourdain, il commencèrent par détruire la ville de Jéricho, ne laissant subsister en elle ni femme, ni enfant, ni vieillards. Ils détruisirent ensuite une à une les places fortes du pays. Au contraire, le royaume de Dieu appartient aux doux et aux humbles. Il se conquiert par la charité.  

Objection 3 : La terre promise fut enlevée aux Hébreux par le roi de Babylone. Il ne peut en être de même pour le paradis céleste puisque l’âme, une fois établie dans la vision béatifique, ne peut la perdre. Donc la Terre promise ne symbolise pas le paradis céleste.

 

Cependant : L’épître aux Hébreux[12] dit qu’ » Abraham vint séjourner dans la terre promise par la foi ». Or c’est par la foi que l’on rentre au paradis ; d’autre part, le Seigneur dit en saint Mathieu[13] : « heureux les doux, ils possèderont la terre » ; La Terre promise est donc le paradis céleste.

 

Conclusion : Le peuple Hébreu a été choisi par Dieu dès l’origine pour être signe aux yeux de toutes les nations du projet de Dieu sur les hommes. C’est pourquoi ce n’est pas seulement l’Écriture qui lui a été communiquée qui doit être regardée, mais aussi toute l’histoire de cette nation. Cette histoire doit être prise selon un sens spirituel. Ainsi, la Terre qui fut promise à Abraham, à Moïse puis à toutes les générations juives par la suite et qui est matériellement la Palestine, signifie en fait la promesse du paradis éternel où coulent le lait et le miel, c’est-à-dire la plénitude de la béatitude divine. De même, l’histoire de la conquête de cette terre a un sens moral qui expose la lutte que l’homme doit mener contre le péché pour accéder à la gloire, selon Mathieu[14] : « le royaume des Cieux appartient aux violents et seuls les violents l’emportent « .

 

Solution 1 : Ce n’est pas au sens propre mais au sens eschatologique que doit être compris ce texte biblique.  

Solution 2 : Prise en un sens moral, l’histoire de la conquête de la terre de Canaan signifie le combat spirituel qui oppose l’homme à son péché en vue de la croissance du Royaume de Dieu en lui. Ainsi, le peuple hébreu dût commencer par découvrir la vanité du péché par son expérience au désert. Il apprit ainsi l’humilité. Il dût traverser le Jourdain, qui symbolise la justification par la communication de la grâce et le bain du baptême. Puis il détruisit la ville de Jéricho, cette ville forte entre toute et plus ancienne que les autres. Elle symbolise l’orgueil qui doit être détruit en nous en premier lieu si l’on veut construire une vie spirituelle avec Dieu. La manière dont Jéricho fut détruite, à savoir après en avoir fait sept fois le tour et avoir souffle dans les trompettes, symbolise que seule la grâce de Dieu peut réaliser en perfection une telle oeuvre. De même, l’anathème réalise sur tout ce qui était dans la ville signifie qu’il ne doit rien rester dans le cœur de l’homme qui se rattache à l’amour désordonné de soi. La ville de Jéricho ne fut jamais reconstruite car celui qui reconstruit ce qui est orgueilleux, après l’avoir détruit par la conversion ne peut rester dans la terre promise. Une telle oeuvre de destruction du péché doit donc être faite avec intransigeance, ce que symbolise la violence des conquêtes.  

Solution 3 : La terre promise ne symbolise pas seulement la possession parfaite de la béatitude qui est réalisée dans la vision de l’essence divine. Elle signifie aussi sa possession imparfaite par la grâce, qui est possible dès cette terre mais qui peut être perdue par n’importe quel péché mortel.

 

Article 4 : Le paradis est-il la Jérusalem céleste ?  

Objection 1 : Cela ne semble pas. L’Écriture décrit Jérusalem comme le lieu de l’infidélité, qui met à mort les prophètes au point que Jésus a pu dire[15] : « Il ne convient pas qu’un prophète meurt hors de Jérusalem ».  

Objection 2 : Jésus fut crucifié hors de Jérusalem. Si cette ville devait symboliser en premier lieu l’union à Dieu et le paradis céleste, n’aurait-il pas fallu qu’il souffrit sa passion près du temple qui est le lieu de la présence divine ?  

Objection 3 : Selon les prophéties de Jésus[16], « Jérusalem sera foulée par les païens ». Une telle peine infligée à la ville sainte semble évoquer davantage l’enfer ou le purgatoire que le paradis céleste.

 

Cependant : Le livre de l’apocalypse dit à propos du paradis[17] : « Je vis la Cité Sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du Ciel, de chez Dieu. J’entendis une voix clamer du trône : Voici la demeure de Dieu avec les hommes ». Donc le paradis est la Jérusalem céleste.

 

Conclusion : La ville de Jérusalem, regardée selon un sens spirituel, symbolise en premier lieu le cœur de l’homme. Quand Jérusalem est sainte, le temple de Dieu est placé au centre des honneurs et des attentions du peuple qui y offre les différents sacrifices exigés par la loi. Quand Jérusalem oublie Dieu et néglige le temple, elle tue les prophètes envoyés selon cette parole de Jésus [18] : « Jérusalem, Jérusalem, toi qui tue les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ». Elle est alors soumise à la ruine physique par des armées étrangères qui détruisent le temple et massacrent son peuple comme on le vit quarante ans après la passion de Jésus. De même, le cœur de l’homme, lorsqu’il est soumis à Dieu au point que la charité est au centre de son intention, s’épanouit dans de multiples grâces spirituelles. Au contraire, s’il se sépare de Dieu par le péché mortel, il détruit l’édifice de la grâce et mérite de subir les peines qui le ramènent dans la voie du salut, selon Osée[19] : « Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur ».

Après l’entrée au Ciel, l’âme des élus se trouve parfaitement unifiée en Dieu au point que nul péché ne peut plus subsister. La vision de l’essence divine est source de la vie de l’âme et l’établit dans une stabilité et une béatitude parfaite. C’est pourquoi le livre de l’apocalypse décrit le paradis de la manière suivante[20] : « la ville peut se passer de l’éclat du soleil car la gloire de Dieu l’a illuminée et l’agneau lui tient lieu de flambeau ; elle est entourée d’un rempart ; elle resplendit comme une pierre très précieuse ». Le paradis céleste est donc comparable à Jérusalem quand elle est sainte.

En un second sens, la Jérusalem terrestre peut symboliser la communauté des croyants à savoir l’Église, qui est unie par le lien de la charité entre ses membres. Après le jugement dernier, l’Église symbolisée par la Jérusalem céleste sera sans mélange d’aucune corruption puisque la charité y sera parfaite sans défaut.

En un troisième sens, la Jérusalem symbolise l’ordre parfait qui règnera dans le monde glorifié après la résurrection des corps et l’établissement du monde nouveau. [21]

 

Solution 1 : En tant que corrompue, Jérusalem symbolise le cœur de l’homme lorsqu’il s’éloigne de Dieu et la communauté ecclésiale lorsqu’elle oublie de fonder son culte sur la charité. Mais le paradis est décrit à travers la ville de Jérusalem considérée dans sa sainteté.  

Solution 2 : Il convenait que Jésus meure hors de Jérusalem qui est la ville sainte, puisqu’il s’était fait pour nous péché, selon le prophète Isaïe. Comme le bouc émissaire, il a pris sur lui dans sa passion le péché de tous les hommes et l’a efface par sa mort en dehors de la Ville sainte.  

Solution 3 : Les épreuves provisoires infligées à Jérusalem manifestent le gouvernement de Dieu sur l’homme qui est frappé de peines temporaires pour son péché. Mais ces peines doivent conduire l’homme à s’humilier et à réformer sa vie. En ce sens Jérusalem est le symbole du purgatoire de cette vie ou de celui qui est imposé après la mort. Ainsi, Jérusalem foulée par les païens symbolise ce temps où l’Alliance leur est donnée et enlevée au peuple juif qui l’a rejetée. Jérusalem rendue aux juifs signifie ces derniers moments du monde où les nations apostasieront et où les Juifs reprendront dans leur foi l’Alliance du Christ.

 

Article 5 : Le paradis céleste est-il le festin des noces de l’Agneau ?  

Objection 1 : On ne peut comparer le paradis céleste à des noces. Le mariage implique le corps ; la vision béatifique est une joie spirituelle.  

Objection 2 : De même, le plaisir qui accompagne le festin est lié à la nourriture et à la boisson. Or, au paradis céleste, l’homme n’aura plus besoin de manger puisque son corps sera devenu inaltérable.  

Objection 3 : Dans le paradis céleste, Dieu sera vu face à face, dans son essence. Ce n’est donc pas en tant qu’il s’est fait chair qu’il sera notre béatitude. On devrait donc parler plutôt des noces de la Trinité avec notre âme.  

Objection 4 : Le jour des noces, s’il est le plus émouvant, n’est pas toujours celui où l’amour des époux est le plus fort puisqu’il n’est qu’un commencement. On aurait donc du comparer le paradis au bonheur des époux qui sont restés fidèles et ont grandi dans l’amour toute une vie.  

Objection 5 : Nous avons montré que la substance du bonheur éternel serait la vision de Dieu. Or la vision est dans l’intelligence. Elle ne doit pas être comparée à des noces dont la joie est dans l’affectivité.

 

Cependant : Jésus annonce à ses disciples à la cène[22] : « Je ne boirai plus de ce vin jusqu’au jour où je boirai le vin nouveau dans le Royaume de Dieu ». De même, le livre de l’apocalypse dit[23] : « Heureux les gens invités au festin des noces de l’agneau « .

 

Conclusion : Le paradis céleste est comparable à des noces éternelles dont l’épouse serait l’âme et l’époux Dieu lui-même et ceci pour plusieurs raisons :

1) À cause de l’amour fervent qui unit les jeunes époux et qui est comparable à la charité brûlante qui unira l’âme à Dieu pour l’éternité, s’épanouissant dans une délectation spirituelle parfaite.

2) À cause de la possession réciproque sur leur corps que se donnent les époux le jour de leur mariage. Elle symbolise la possession réciproque que l’âme aura de son Dieu au Ciel.

3) À cause de la joie des noces qui doit être sans nuages comme le montre Jésus à Cana en apportant du vin nouveau avant que les époux s’aperçoivent qu’il n’y a plus de vin. De même, au Ciel, la joie et la paix seront sans mélange puisque les fruits du Saint Esprit seront donnés en plénitude.

On peut trouver une autre signification à ce mariage spirituel que représente le paradis : l’épouse est la communauté des élus célébrant ses noces éternelles avec Dieu. C’est pourquoi l’Église est souvent comparée par l’Écriture à une épouse. Cette interprétation complète la première en manifestant qu’au Ciel, les noces ne seront pas seulement entre l’âme et Dieu, mais aussi, à cause de Dieu, celles de toutes les âmes entre elles. Ainsi seront réalisés en plénitude les deux commandements qui n’en font qu’un : « Tu aimeras Dieu de tout ton cœur et tu aimeras ton prochain comme toi-même ».

Remarque : Cette analogie des noces est la plus grande toutes celles qui sont utilisées dans l'Écriture car elle est celle qui parle le plus directement de la cause de l'entrée dans la Vision de Dieu, à savoir l'amour de charité.

 

Solution 1 : Dans le mariage, il y a deux choses à considérer :

1° Ce qui est essentiel et qui donne au mariage d’exister, à savoir une union indissoluble des âmes, union en vertu de laquelle les époux sont tenus de se garder une fidélité inaltérable. En ce sens, la vision béatifique est comparable au mariage comme une analogie propre puisqu’elle implique une charité dont la stabilité est confirmée pour l’éternité. Toutes les perfections de l’amitié consommée sont réalisées dans ces noces, par la vision, la délectation et la fruition comme nous l’avons dit.

2° Ce qui est la perfection seconde du mariage et qui permet à l’amour de prendre son extension jusque dans le corps et dans une oeuvre commune, à savoir l’union sexuelle des époux, le don de la vie et l’éducation à des enfants. En ce sens, le mariage humain exprime d’une manière métaphorique la joie et la fécondité spirituelle du Ciel. Cependant après la résurrection des corps, le plaisir de la vision de Dieu s’étendra jusque dans la chair puisque le corps participera à la gloire de l’âme. Il y aura donc un réel plaisir physique. Dès maintenant, les élus étant liés à leur vie psychique, ils vivent intensément dans leur sensibilité la joie de leur union à Dieu. 

Solution 2 : De même que la nourriture soutient la vie du corps, de même Dieu sera le seul soutien de la vie spirituelle de l’âme ; de même que le vin rend joyeux et ivre, de même la vision de Dieu réjouira l’âme au delà de tout ce que l’on peut imaginer sur terre. Elle fera disparaître dans le bonheur tous les anciens soucis.  

Solution 3 : On peut parler au sens propre des Noces de l’agneau puisque c’est le Verbe incarné qui nous a obtenu d’entrer dans cette béatitude, à cause de la constance de son amour qui nous a poursuivi pour nous unir à lui « alors que nous étions encore pécheurs » selon saint Paul. [24] Le Verbe s’est fait chair « pour venir parler à notre cœur, nous qui étions dans le désert ».[25] Mais, en tant qu’il s’unira à nous comme un époux à son épouse, on doit parler des Noces de la Sainte Trinité avec notre âme.  

Solution 4 : L’amour des jeunes époux exprime mieux le bonheur du paradis céleste car il apparaît extérieurement selon toute sa nouveauté et sa ferveur. De même, l’amour du Ciel aura l’intensité perpétuelle d’éternelles fiançailles ; mais l’amour des époux au terme d’une vie, quand il a su vaincre les épreuves du temps, peut mieux exprimer la force indestructible de l’union des âmes avec Dieu au Ciel, selon le cantique[26] : « l’amour est fort comme la mort ». 

Solution 5 : Il est vrai que la comparaison des noces exprime davantage la charité qui est au commencement de la béatitude et qui y introduit, ainsi que celle qui est au terme et qui s’épanouit dans la joie spirituelle, que la substance de la béatitude elle-même qui est la vision de Dieu. Cependant, dans les noces humaines, l’amour des époux est source pour eux d’une véritable connaissance puisqu’elle permet d’atteindre ce qu’il y a de plus profond en l’autre. Et cette connaissance affective peut exprimer d’une manière lointaine la connaissance contemplative que nous aurons de Dieu dans la vision.

 

Article 6 : Serons-nous prêtres ?[27] 

Objection 1 : Cela semble insensé : Le sacerdoce naturel de la créature humaine adorante, le sacerdoce lévitique, le sacerdoce ministériel catholique et le sacerdoce de la charité sont les quatre formes de sacerdoce données par Dieu sur la terre. Or aucun d’entre eux ne pourra subsister : 1° Le sacerdoce naturel de Noé sera transfiguré dans le face à face de la vision. Il n’existera plus comme ce qui est provisoire s’efface devant le définitif ; 2° Le sacerdoce lévitique est déjà disparu, remplacé selon l’épître aux Hébreux, par l’unique sacerdoce du Christ où l’on n’offre plus des animaux mais le Christ et son âme conjointement ; 3° Le sacerdoce ministériel n’aura plus lieu de s’exercer puisque d’une part, Dieu sera vu face à face par tous ce qui rendra inutile la consécration eucharistique et, d’autre part, les fidèles ne pècheront plus ce qui rendra superficiel le sacrement de pénitence. De même, les autres sacrements seront inutiles ; 4° Enfin, le sacerdoce de la charité disparaîtra selon ses trois fonctions : prophétique, puisque chacun sera instruit par Dieu directement ; royale, puisque le Père sera le berger unique et sans intermédiaire de chacun ; et sacerdotale, puisque nul n’aura plus à intercéder pour autrui, chacun étant comblé de tous les biens en plénitude.  

Objection 2 : Le sacerdoce ordonné disparaîtra nécessairement même dans son caractère : À l’heure de la mort, le corps disparaît et enlève au prêtre la capacité de faire les gestes et de prononcer les paroles sacramentelles.

 

Cependant : Lorsqu’un prêtre est ordonné, on lui redit les paroles de l’épître aux Hébreux[28] : « Tu es prêtre à jamais selon l’ordre de Melchisédech » . D’autre part, l’Apocalypse de saint Jean nous décrit le monde nouveau comme « un Royaume de prêtres pour Dieu le Père » [29]. Ailleurs[30], ce livre dit que nous serons » prêtre de Dieu et du Christ ».

 

Conclusion : Tout homme qui exerce un ministère d’intermédiaire entre Dieu et un homme ou entre un homme et Dieu, exerce une forme de sacerdoce. C’est même là la définition du prêtre: il porte devant Dieu les prières de ceux pour qui il est mandaté et, réciproquement, il communique aux hommes les réponses de Dieu. Ce mandat peut lui venir de la nature, comme on le voit pour les parents lorsqu’ils prient pour leurs enfants ou leur enseignent le Créateur. Ce sacerdoce parental implique éducation, (dimension prophétique), autorité (dimension royale) et intercession (dimension sacerdotale). Il implique aussi des rites comme une forme de bénédiction, une adoration en famille etc. C'est le sacerdoce naturel, exercé jadis par Noé. 2° 3° Ce mandat peut venir d’une reconnaissance du peuple comme on le voit dans certaines formes des sacerdoces religieux ou d’une parole de Dieu. Tels sont les sacerdoces lévitiques et chrétiens. Enfin, il existe un sacerdoce dont la source vient du contact intime avec Dieu par la charité: celui qui vit de son baptême parle à Dieu dans un cœur à cœur qui le dispose surnaturellement à être intercesseur entre Dieu et les hommes. Il prie pour eux et, à l’occasion en paroles ou par le modèle de sa vie, il enseigne aux hommes qui est Dieu. Ce sacerdoce est commun à tous les fidèles et il est le plus grand de tous puisque tout les autres ne sont permis et voulus par Dieu que pour conduire les hommes à la charité théologale.

Pour savoir maintenant si ces sacerdoces demeureront dans le paradis, il suffit de se demander si nous aurons encore, selon ses diverses formes, à exercer auprès de nos frères un rôle d’intermédiaire avec Dieu. Au Ciel, nous le verrons face à face et nous serons unis à lui comme une épouse dans l’amour de son époux ; De plus, nous serons parfaitement comblés au point qu’il n’y aura plus ni péché ni souffrance. Il est donc évident qu’il n’y aura plus la nécessité d’une intercession. C’est ce qu’exprime l’Apocalypse [31] : « Ils se passeront d’une lampe pour s’éclairer, car le Seigneur Dieu répandra sur eux sa lumière ». Il est évident que les parents n’auront plus à éduquer leurs enfants devenus adultes dans la Vision béatifique communiquée après leur vie terrestre ; De même, il sera inutile d’offrir à Dieu en sacrifice des animaux, chaque âme s’offrant elle-même à chaque instant. Enfin, a présence réelle dans les voiles de l’eucharistie sera remplacée par la présence sans voiles. Il est donc évident que les sacerdoces passagers que nous aurons connus sur terre seront devenus inutiles et n’existeront plus.

Par contre, il restera une place pour le sacerdoce de la charité. Comme nous l’avons montré, ce ne sera pas une place de nécessité comme sur la terre où Dieu ne peut être connu qu’à travers des images humaines de sa présence. Ce sera un sacerdoce de la gratuité du don mutuel. Etant unis à Dieu, chacun parlera à Dieu et à son prochain. De même, chacun sera pour son prochain une image unique de la beauté de Dieu, n’ajoutant que surabondance à l’unique vision de face. Enfin, nous l’avons déjà montré, chacun obéira à son prochain, réalisant ainsi dans sa perfection le vrai culte qu’attend le créateur. Ce sera donc un Royaume d’intercesseurs, c’est-à-dire de prêtres, de rois et de prophètes.

 

Solution 1 : Nous l’avons montré, les différents sacerdoces ministériels disparaîtront, n’ayant plus de matière où s’exercer, sauf pour aider les hommes en marche vers leur salut, sur terre et au purgatoire. Par contre, le sacerdoce de la charité subsistera dans son rôle spécifique d’intermédiaire entre Dieu et les hommes, non par nécessité mais dans l’exercice perpétuel de la charité par la délicatesse des intentions gratuites. Chacun au Ciel sera devenu comme Dieu pour son prochain, étant uni à Dieu dans un amour exclusif.  

Solution 2 : Le sacerdoce ordonné est reçu à travers un caractère sacramentel qui s’inscrit dans l’intelligence pratique du prêtre : Celui-ci sait très concrètement qu’il a reçu mandat de Dieu d’exercer certaines actions sanctificatrices. Dieu s’engage en réponse à réaliser ce pour quoi le prêtre a été mandaté. Au Ciel, chaque prêtre saura qu’il est prêtre et que, si Dieu le demandait, les paroles cultuelles prononcées seraient efficaces. Chaque prêtre sera donc prêtre en la racine du sacerdoce qui se situe dans son intelligence pratique mais non plus selon l’exercice de ce ministère devenu inutile. De même, s’il arrive qu’il y ait un prêtre en enfer, il se saura tel et le sera en effet. Cependant, s’il advenait qu’un prêtre de l’enfer prononce les paroles consécratoires, elles ne seraient pas suivies d’effet, Dieu ne répondant évidemment pas à une intention explicitement et nécessairement blasphématoire. De plus, le temps de l’Église en voie étant passé, ces paroles n’auront plus de la part du chef de l’Église, c’est-à-dire du Christ, d’autorité sur l’Esprit Saint.

En conclusion, on doit dire que le sacerdoce ministériel est éternel quant à son caractère mais non quant à son effet cultuel.

 

QUESTION 22 : La condition des âmes glorifiées par rapport à elles-mêmes 

 

Au sujet de la condition des âmes glorifiées par rapport à elles-mêmes, nous verrons :  

Article 1: La connaissance et l’amour naturels demeurent-ils dans les âmes glorifiées?

Article 2: L’âme bienheureuse peut-elle pécher?

Article 3: Les âmes bienheureuses peuvent-elles progresser en béatitude?

Article 4: Le corps physique est-il requis pour la béatitude de l’homme?

Article 5: Les âmes glorifiées souffrent-elles de l’absence du corps physique?

Article 6: Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés demeures?

Article 7: Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité?

 

Article 1 : La connaissance et l’amour naturels demeurent-ils dans les âmes glorifiées ?[32] 

Objection 1 : Nous lisons dans la première épître aux Corinthiens : « Quand viendra ce qui est parfait, ce qui est imparfait disparaîtra ». Mais la connaissance et l’amour naturels sont imparfaits par rapport à la connaissance et à l’amour des bienheureux. Ils doivent donc disparaître dans la béatitude.  

Objection 2 : Là où une seule chose suffit, le reste est superflu. Or la connaissance et la dilection de la gloire suffisent aux âmes bienheureuses. Connaissance et amour naturels sont donc superflus.  

Objection 3 : La même puissance ne peut produire en même temps deux actes, pas plus qu’une ligne ne peut se terminer, à l’une de ses extrémités, par deux points. Mais les anges au Ciel sont toujours en acte de connaissance et d’amour béatifiques : Car la félicité n’est pas un habitus, mais un acte. Il n’y a donc pas de possibilité pour eux de connaître et d’aimer naturellement.

 

Cependant : Tant que demeure une nature, demeure aussi son opération. Or la béatitude ne détruit pas la nature dont elle est la perfection. Elle n’enlève donc pas non plus la connaissance et l’amour naturels.

 

Conclusion : Les rapports qui existent entre les principes d’opération, se retrouvent dans les opérations elles-mêmes. Or il est manifeste que la nature est première par rapport à la béatitude qui est seconde : car la béatitude ajoute à la nature. D’autre part ce qui est premier doit toujours être sauf dans ce qui est second. Il faut donc que la nature soit sauvegardée dans la béatitude. Et il en est de même de l’acte naturel par rapport à l’acte béatifique.

 

Solution 1 : La perfection que l’on acquiert enlève l’imperfection qui lui est opposée. Mais l’imperfection de la nature n’est pas opposée à la perfection de la béatitude ; elle lui est seulement sous-jacente. Ainsi l’imperfection de la puissance est sous-jacente à la perfection de la forme : en sorte que ce n’est pas la puissance qui est enlevée par la forme, mais la privation, laquelle s’oppose à la forme. Semblablement l’imperfection de la connaissance naturelle ne s’oppose pas à la perfection de la connaissance de la gloire : rien n’empêche en effet de connaître quelque chose par divers moyens de connaissance, les uns démonstratifs, les autres simplement probables. Ainsi l’âme peut connaître Dieu par l’essence divine, ce qui relève de la connaissance de la gloire ; et connaître Dieu par sa propre connaissance qui appartient à sa connaissance naturelle.  

Solution 2 : Les conditions de la béatitude se suffisent à elles-mêmes, mais, pour être, il leur faut les conditions naturelles, car aucune béatitude ne subsiste par elle-même si ce n’est la béatitude incréée.  

Solution 3 : Deux opérations d’une même puissance ne peuvent exister en même temps qu’à la condition d’être ordonnées l’une à l’autre. Or connaissance et amour naturels sont ordonnés à la connaissance et à la dilection de la gloire.

 

Article 2 : L’âme bienheureuse peut-elle pécher ?[33] 

Objection 1 : La béatitude n’enlève pas la nature, on vient de le dire. Or il est de l’essence de la nature créée d’être déficiente. L’âme bienheureuse peut donc pécher.  

Objection 2 : Les facultés rationnelles sont capables de se porter sur des objets opposés l’un à l’autre. Or la volonté de l’âme ne cesse pas d’être une faculté rationnelle. Elle peut donc se porter sur le mal comme sur le bien.  

Objection 3 : Choisir entre le bien et le mal relève du libre arbitre lequel n’est pas diminué dans l’âme du fait de la béatitude. L’âme bienheureuse peut donc pécher.

 

Cependant : D’après saint Augustin, c’est dans les saints du Ciel que se trouve cette nature qui ne peut pécher.

 

Conclusion : La béatitude consiste à voir Dieu dans son essence. Or l’essence de Dieu, c’est l’essence même de la bonté. L’âme qui voit Dieu se trouve donc par rapport à Dieu comme celui qui ne le voit pas par rapport à l’idée du bien comme tel. Or personne ne peut vouloir ou agir qu’en vue du bien, et il lui est impossible de se détourner du bien comme tel. L’âme bienheureuse ne peut donc vouloir ou agir qu’en se référant à Dieu, et par le fait même ne peut pécher d’aucune manière.

 

Solution 1 : Toute nature bonne créée, considérée en elle-même, est déficiente. Mais, unie indéfectiblement au bien incréé, comme il arrive dans la béatitude, elle ne peut plus pécher, comme nous venons de le dire.  

Solution 2 : Les facultés rationnelles peuvent se porter vers des objets opposés quand elles ne sont pas ordonnées naturellement à ces objets ; si leur ordre aux objets est naturel, ceux-ci ne peuvent s’opposer. L’intelligence en effet ne peut pas ne pas assentir aux principes naturellement connus ; et de même la volonté ne peut pas ne pas adhérer au bien en tant que tel, car elle est naturellement ordonnée au bien comme à son objet propre. La volonté de l’ange peut donc se porter en beaucoup de cas vers des déterminations opposées, faire ou ne pas faire ceci ou cela. Mais pour ce qui est de Dieu, vu comme l’essence même de la bonté, il n’y a pas d’alternative possible : Quelles que soient les déterminations opposées auxquelles l’âme se résout. Elle les choisit toujours selon Dieu ; et par le fait même, il ne pèche pas.  

Solution 3 : Le libre arbitre se trouve, en regard des moyens qui mènent à la fin, dans le même rapport que l’intelligence en regard des conclusions. Or l’intelligence peut, selon les principes donnés, déduire diverses conclusions ; mais elle commet une faute lorsque, pour parvenir à une conclusion, elle ne tient pas compte de l’ordre imposé par les principes. De même le libre arbitre peut choisir divers moyens, du moment qu’ils sont ordonnés à la fin ; et cela relève de la perfection de sa liberté ; mais s’il opère un choix sans tenir compte de l’ordre de la fin, il pèche et cela représente pour sa liberté un défaut. C’est pourquoi la liberté des âmes qui ne peuvent pas pécher, est supérieure à la nôtre parce que nous, nous sommes susceptibles de pécher.

 

Article 3 : Les âmes bienheureuses peuvent-elles progresser en béatitude ? 

Objection 1 : La charité est principe de mérite. Mais, dans les âmes, la charité est parfaite. Les âmes bienheureuses peuvent donc mériter, et à mesure que croît leur mérite, leur béatitude qui en est la récompense grandit. Ils peuvent donc progresser en béatitude.  

Objection 2 :    D’après saint Augustin, « Dieu se sert de nous à la fois pour notre utilité et aux fins de sa bonté ». Ainsi en est-il des âmes qu’il emploie dans divers ministères spirituels. Elles prient pour nous et peuvent parfois utiliser la puissance divine dont elle dispose pour nous aider. Or ces prières, n’auraient aucune utilité pour elles si elles n’en retiraient du mérite et ne progressaient en béatitude.  

Objection 3 : C’est une imperfection pour celui qui n’est pas au sommet, de ne pouvoir progresser. Or les âmes ne sont pas au sommet de la béatitude. Il y aurait donc pour eux une imperfection à ne pouvoir progresser en béatitude.

 

Cependant : Le mérite et le progrès appar­tiennent à l’état de voie. Les âmes ne sont plus en cet état ; ils ne peuvent donc ni mériter, ni progresser en béatitude.

 

Conclusion : Dans tout mouvement, l’inten­tion de l’agent moteur est de conduire le mobile à un point déterminé. L’intention se porte en effet sur une fin et l’indéfini lui répugne. D’autre part, comme la créature rationnelle ne peut atteindre par ses propres forces sa béatitude qui consiste en la vision de Dieu, elle a besoin d’y être mue par Dieu lui-même. Il faut donc que soit fixé un terme vers lequel elle se trouve conduite comme vers sa fin ultime.

Ce terme de la vision divine ne peut être pris de l’objet lui-même qui est vu, car la souveraine vérité est appréhendée par tous les bienheureux selon les degrés divers. Il doit donc être pris du mode de vision et fixé diversement d’après l’intention de celui qui conduit le bienheureux à sa fin. Il n’est pas possible en effet qu’en étant élevée à la vision de la suprême essence, la créature rationnelle parvienne au mode suprême de vision qui est la compréhension. Ce mode ne peut appartenir qu’à Dieu, nous le savons. Mais, puisqu’il faut une puissance d’une efficacité infinie pour comprendre Dieu et que la créature ne dispose que d’une efficacité finie, il s’ensuit qu’il y aura des degrés en nombre illimité entre un degré quelconque de vision et l’infinie compréhension divine. La créature rationnelle peut donc saisir Dieu plus ou moins clairement et selon des modes sans nombre. Et de même que la béatitude consiste dans la vision, ainsi le degré de béatitude représente un certain mode déterminé de vision.

En définitive, toute créature rationnelle est conduite par Dieu à sa fin bienheureuse et reçoit un degré de béatitude déterminé par la prédestination divine.

 

Solution 1 : C’est à celui qui est mû vers la fin, qu’il appartient de mériter. Or la créature rationnelle n’est pas mue vers la fin seulement d’une façon passive, elle l’est aussi en son activité. Quand donc la fin se trouve à sa portée, c’est l’opération de la créature rationnelle qui conquiert la fin : ainsi l’homme, par la méditation, acquiert la science.

Quand la fin n’est pas en son pouvoir, mais doit être obtenue d’un autre, l’opération est alors méritoire de la fin. De plus, quand on est parvenu au terme ultime, il n’y a plus mouvement, le changement est acquis. C’est pourquoi il appartient à la charité imparfaite, qui est celle de l’état de voie, de mériter. Quant à la charité parfaite elle ne mérite plus, elle jouit de la récompense. Ainsi en va-t-il des habitus acquis : l’activité qui les précède nous les fait acquérir ; une fois possédés, ils nous font agir avec perfection et joie. Semblablement l’acte de la charité parfaite n’a pas raison de mérite, il relève plutôt de la récompense et de son accomplissement.  

Solution 2 : Une chose peut être utile de deux manières : d’abord comme un moyen pour parvenir à une fin ; c’est en ce sens que le mérite de la béatitude nous est utile. Ensuite, comme une partie est utile au tout, le mur à la maison : sous ce rapport la prière des âmes bienheureuses leur sont utiles, car elles font d’une certaine manière partie de leur béatitude : diffuser sa perfection sur autrui appartient en effet à l’être parfait en tant qu’il est parfait.  

Solution 3 : Bien qu’absolument parlant l’âme bienheureuse n’atteigne pas le degré suprême de la béatitude, cependant, pour ce qui est d’elle et compte tenu de la prédestination divine, elle est parvenue au terme ultime et au sommet de son bonheur. Néanmoins, peut croître chez les âmes, la joie qu’elles éprouvent du salut de ceux pour qui elles prient particulièrement, selon cette parole de l’Évangile : « Il y a de la joie parmi les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent ». Mais cette joie appartient à la récompense accidentelle, et elle peut augmenter jusqu’au jour du jugement. D’où l’opinion de certains qui admettent qu’au sujet de cette récompense les âmes peuvent mériter. Pourtant il vaut mieux reconnaître que d’aucune façon un bienheureux ne peut mériter, à moins d’être à la fois dans l’état de voie et dans l’état de béatitude, ce qui était le cas du Christ sur la terre. La joie dont nous parlons en effet, les âmes l’obtiennent en vertu de leur état bienheureux plutôt qu ils ne la méritent.

 

Article 4 : Le corps physique est-il requis pour la béatitude de l’homme ?[34] 

Objection 1 : Il semble que le corps physique soit requis nécessairement pour la béatitude de l’homme. En effet, la perfection de la vertu et de la grâce présuppose la perfection de la nature. Et c’est la béatitude qui est la perfection de la vertu et de la grâce. Mais une âme sans corps ne possède point la perfection de sa nature, vu qu’elle est naturellement une partie de la nature humaine, et qu’une partie hors de son tout est imparfaite. Donc l’âme sans le corps ne peut pas être heureuse.  

Objection 2 : D’autre part, la béatitude est une opération parfaite, ainsi que nous l’axons dit. Or l’opération parfaite suit à l’être parfait, car rien n’opère que pour autant qu’il est un être en acte. Ainsi donc, l’âme séparée du corps n’ayant pas son être parfait, non plus que toute partie séparée de son tout, il semble qu’elle ne puisse ainsi être heureuse.  

Objection 3 : D’autre part encore, la béatitude est la perfection de l’homme. Or l’âme sans le corps, ce n’est pas l’homme.

 

Objection 4 : En outre, selon le philosophe, l’opération de la félicité, en quoi consiste la béatitude, n’a pas d’empêchement. Or l’opération de l’âme séparée a un empêchement ; car, ainsi que le dit Augustin, « l’âme a comme un appétit naturel de régir le corps, et par cet appétit elle est arrêtée en quelque sorte dans son élan vers le Ciel suprême » , c’est-à-dire vers la vision de la divine essence. Donc l’âme sans le corps ne saurait avoir la béatitude.  

Objection 5 : Au surplus, la béatitude est un bien qui se suffit à lui-même et apaise tous les désirs. Or cela ne convient pas à l’âme séparée, car elle désire toujours s’unir à son corps, comme Augustin le rappelle.  

Objection 6 : Enfin, du fait de la béatitude, l’homme est l’égal des anges : or, selon Augustin, l’âme séparée n’est pas l’égale des anges : donc elle n’a pas la béatitude.  

Objection 7 : À propos de cela, on s’est demandé[35] si on peut l’admettre, étant donné que l’Écriture parle d’une résurrection finale ; d’autre part l’Écriture ne conçoit pas la vie d’une âme séparée. On émet donc l’hypothèse (toujours le P. Benoît) que l’homme qui meurt participe à la vie du Corps ressuscité du Christ. Cette hypothèse du Père Benoît est profonde et tend à coïncider avec l’affirmation de la résurrection immédiate. En effet, ce qui subsiste dans l’éternité c’est la plénitude du Corps du Christ unifié par l’Esprit du Père. Dès que l’homme communie à ce Corps, il vit par l’Esprit ; dès qu’il entre, par sa mort, en communion plus plénière avec ce Corps, on peut dire qu’il est vraiment ressuscité, participant de la vie pascale de Jésus. Dans cette perspective, le dogme de l’Assomption assume une signification typologique exceptionnelle : la Vierge Marie est le type de tous ceux qui se sont endormis dans le Christ pour vivre aussitôt après dans la plénitude de sa vie[36].  

Objection 8 : Le corps physique est le siège des facultés de la vie végétative, respiration, nutrition, reproduction. Il est pesant et sa disparition ne constitue pas un inconvénient pour notre mode naturel de connaissance puisque, nous l’avons vu, les facultés sensibles subsistent après la mort dans un corps psychique. Donc le corps physique et sa résurrection ne sont pas requis pour la béatitude plénière de l’homme.

 

Cependant : On lit dans l’Apocalypse : « Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur « .

 

Conclusion : Il y a deux sortes de béatitudes : L’une imparfaite et telle que nous pouvons l’avoir dans la vie présente, l’autre parfaite et qui consiste dans la vision de Dieu. Il est bien manifeste que pour la béatitude de cette vie, le corps est nécessaire. En effet, la béatitude de la vie présente est une opération de l’intellect soit spéculatif, soit pratique. Or l’opération de l’intellect, en cette vie, ne peut avoir lieu sans images, lesquelles ne naissent qu’en un organe corporel, comme nous l’avons montré. Et ainsi la béatitude possible en cette vie dépend en quelque manière du corps.

Quant à la béatitude parfaite, qui consiste dans la vision de Dieu, quelques-uns ont pensé qu’elle ne peut non plus être accordée à l’âme en dehors de sa jonction avec le corps, et ils disent que les âmes des saints, étant séparées de leurs corps, ne peuvent parvenir à la béatitude avant le jour du jugement, jour où leurs corps physique leur feront retour.

Mais cela est faux soit au point de vue de l’autorité, soit à celui de la raison. Au point de vue de l’autorité ; car l’Apôtre écrit : « Aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur » , et voulant montrer de quelle nature est cet éloignement, il ajoute : « car nous marchons par la foi et non par la vue ». D’où il appert qu’aussi longtemps que quelqu’un marche par la foi et non par la vue, n’ayant pas la vision de l’essence divine, il n’est pas encore en la présence de Dieu. Or les âmes des saints qui sont séparées de leurs corps sont présentes à Dieu, ce qui fait que l’Apôtre ajoute : « Dans cette assurance, nous aimons mieux déloger de ce corps et habiter auprès du Seigneur » . Il est donc évident que les âmes des saints séparées de leurs corps « marchent par la vue » , c’est-à-dire voient l’essence de Dieu, ce qui constitue la vraie béatitude.

Par raison aussi, notre conclusion s’impose car notre intellect n’a besoin du corps pour son opération qu’en raison des images sensibles, en lesquelles il voit, en même temps que ces images, la vérité intelligible qu’elles lui représentent. Or il est évident que l’essence divine ne peut pas être contemplée au moyen d’images, ainsi que nous l’avons démontré dans la première partie de cet ouvrage. Donc, puisque la parfaite béatitude de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine, cette béatitude ne peut dépendre du corps, et ainsi, même sans corps, l’âme peut être bienheureuse.

Toutefois, il faut savoir qu’une chose peut appartenir à la perfection d’une autre de deux manières : D’abord pour constituer son essence même : ainsi l’âme est nécessaire à la pleine constitution de l’homme. Ou, d’une autre façon, pour concourir à son meilleur être : ainsi la beauté corporelle ou la promptitude d’esprit appartiennent à la perfection de l’homme. Dans le premier sens, nous avons dit que le corps n’est pas nécessaire à la perfection de la béatitude humaine ; mais il l’est dans le second. En effet, comme l’opération d’un être est dans la dépendance de sa nature, plus la nature de l’âme sera parfaite, plus parfaite sera aussi sa propre opération, en laquelle consiste sa béatitude. C’est pourquoi saint Augustin s’étant demandé si les âmes des morts peuvent sans leurs corps acquérir la suprême béatitude, il répond : « Elles ne peuvent voir la substance immuable de la même manière que les saints anges la voient, soit pour une raison plus cachée, soit parce qu’il y a en elles un désir de posséder et de régir leur corps ».

 

Solution 1 : On veut que la nature de l’âme soit parfaite, afin que sa béatitude soit aussi parfaite. Mais la béatitude est la perfection de l’âme quant à l’intellect, par où l’âme s’élève au-dessus des organes corporels, et non pas selon que l’âme est la forme naturelle du corps. Il s’ensuit que l’âme séparée garde la perfection de nature selon laquelle lui est due la béatitude, bien qu’elle n’ait plus sa perfection de nature en tant que forme du corps.  

Solution 2 : En ce qui concerne la perfection de l’être, il faut savoir que l’âme n’est pas à cet égard dans le cas d’une partie quelconque. Dans les cas ordinaires, l’être du tout n’appartient à aucune de ses parties de là vient qu’à la destruction du tout, la partie cesse d’être, comme les parties qui composent la plante à la destruction de la plante ; ou, si les parties demeurent, elles ont un être actuel différent : ainsi une partie de ligne a un être différent de celui de la ligne entière.

Mais l’âme humaine, après la destruction du corps, conserve l’être même du composé, et cela parce qu’il n’y a qu’un seul être de la matière et de la forme et que cet être est celui du composé : or l’âme subsiste en raison de son être propre, ainsi que nous l’avons démontré. Il reste donc qu’après sa séparation d’avec le corps l’âme garde son être parfait, et qu’elle peut ainsi avoir une opération parfaite, bien qu’elle n’ait plus la perfection de sa nature spécifique.  

Solution 3 : On insiste en disant que la béatitude appartient à l’homme en son unité. Mais la béatitude appar­tient à l’homme quant à son intelligence ; c’est pourquoi, tant que son intelligence demeure, il est capable de béatitude, tout comme les dents de l’Ethiopien, selon lesquelles il est appelé blanc, peuvent continuer d’être blanches même quand on les arrache.  

Solution 4 : On craint que l’âme ne soit empêchée de jouir de sa béatitude par l’absence du corps. Mais une chose peut être empêchée par une autre de deux manières. D’abord par manière de contrariété, comme le froid empêche l’action de la chaleur et un tel empêchement répugne à la béatitude. En second lieu, du fait d’un certain manque, en ce sens que la chose empêchée n’aura pas ce qui peut conférer à sa pleine et entière perfection et un empêchement de ce genre ne répugne pas à la béatitude, mais seulement à sa perfection pleine et entière. C’est ainsi que l’âme est dite retardée dans le plein élan qui l’emporte vers la vision de la divine essence. En effet, elle désire jouir de Dieu de telle manière, que sa jouissance dérive par une sorte de reflux vers le corps lui-même, selon qu’il en est capable : C’est pourquoi, tant qu’elle jouit de Dieu sans son corps, son appétit se repose en Dieu de telle sorte qu’elle désire toujours voir son corps parvenir lui aussi à la participation de ce bien.  

Solution 5 : Il ne résulte pas de là, comme on le croit, que l’âme reste dans l’inquiétude et dans la recherche. Le désir de l’âme séparée est totalement en repos en ce qui concerne l’objet désiré. Elle a ce qui lui suffit. Mais elle n’est pas pleinement en repos en ce qui la concerne elle-même ; car elle ne possède pas son bien de toutes les manières dont elle voudrait le posséder. C’est pourquoi, son corps repris, sa béatitude croît, non pas en intensité, mais en extension.  

Solution 6 : Quand donc Augustin dit que les âmes des morts ne voient pas Dieu de la même manière que les anges, il ne faut pas l’entendre dans le sens d’une inégalité quantitative ; car même maintenant certaines âmes bienheureuses sont élevées aux ordres supérieurs du monde angélique et voient donc Dieu plus clairement que les anges infé­rieurs. Il faut comprendre qu’il y a ici une inégalité de proportion, en ce sens que les anges, même inférieurs, ont toute la perfection de béa­titude qu’ils doivent jamais avoir, ce qui n’est pas vrai des âmes des saints séparées de leur corps.  

Solution 7 : Cette thèse peut être interprétée en deux sens : Elle peut s’entendre d’une participation au corps du Christ par mode mystique, c’est-à-dire à travers l’intense relation de charité qui unit les élus au Christ. Dans ce cas, il est évident que plus cette charité est intense, plus l’absence du corps est chose secondaire pour l’âme dont les énergies sont happées en dehors d’elle-même. Ainsi, dans la vision béatifique, l’absence du corps est si peu sen­sible que l’âme est parfaitement et définitivement bienheureuse ; Ceci ne signifie pas que la résurrection du corps sera inutile mais qu’elle constituera un cadeau de surabondance d’un amour déjà comblé. Cependant cette thèse peut être soutenue dans un sens ontologique, comme si le corps du Christ devenait notre propre corps. Cette interprétation n’est pas raisonnable et profondément en désaccord avec la foi. Elle s’opposerait à l’unité ontologique de la per­sonne humaine, à l’attente de l’évènement futur et historique de no­tre résurrection. Mais nous avons suffisamment démontré que la vie de l’âme séparée est naturelle et que l’Écriture, loin de le nier, nous invite à le croire. Cette thèse provient d’une phobie excessive du dualisme platonicien âme-corps.  

Solution 8 : Le corps physique est substantiellement partie de l’homme. L’âme est par nature faite pour s’unir non seulement à un psychisme mais à un corps palpable doté du sens du toucher. C’est pourquoi, à la résurrection, pour que l’homme redevienne lui-même, il sera rendu charnellement à chacun, selon un mode de vie transfiguré car entièrement soumis aux impulsions de l’esprit.

 

Article 5 : Les âmes glorifiées souffrent-elles de l’absence du corps physique ? 

Objection 1 : Il semble que l’âme glorifiée souffre de l’absence du corps. En effet le lien avec le corps est naturel. Car l’âme possède un habitus entitatif[37] à être unie à son corps. Etant séparée, elle se trouve dans un état qui va contre sa nature donc elle souffre.  

Objection 2 : Si les âmes glorifiées ne souffrent pas de l’absence du corps, on doit admettre que la résurrection finale est inutile. Elle n’apporte rien de nouveau. Or ce n’est pas là la foi enseignée par notre Seigneur. Donc l’âme souffre de l’absence du corps.

 

Cependant : Le paradis est le lieu où Dieu essuiera toutes les larmes[38]. Il ne peut donc y avoir de souffrance dans la béatitude parfaite. Donc les âmes glorifiées ne souffriront pas de l’absence du corps.

 

Conclusion : La source de la béatitude essentielle du paradis est la vision de l’essence divine. Elle béatifie l’âme ru plénitude selon saint Augustin dans ses confessions : « Te posséder, c’est être riche de toutes les richesses ». Il ne peut donc y avoir place pour aucune souffrance chez les élus, même avant la résurrection de leur corps qui permettra à cette béatitude de prendre son extension dans tout leur être.

Cependant on doit admettre que l’âme séparée du corps n’est pas dans un état qui lui est naturel puisqu’elle est faite par nature pour lui être uni.

Les disciples de Platon qui affirment le cont­raire niaient la nécessité de la résurrection. La foi catholique affirme qu’il demeure dans l’âme séparée un désir naturel qui appelle retour du corps. Chez les élus, ce désir n’est pas source de souffrance car la béatitude essentielle les comble totalement. S’il ne fait pas souffrir, ce désir demeure sous la forme d’un habitus entitatif de l’âme dont l’acte est empêché par une disposition de la providence divine. Les élus ne souffrent donc pas de l’absence du corps.

 

Solution 1 : L’habitus naturel qui pousse l’âme à désirer son corps demeure puisqu’il fait partie essentiellement de la nature humaine. Cependant le désir qu’il suscite peut être empêché. Dans le cas des âmes glorifiées, la vision de l’essence divine aspire à elle les énergies de l’âme au point de rendre inopérant tout autre appétit naturel.  

Solution 2 : La résurrection finale des corps qui précédera le jugement dernier n’apportera pas aux élus un bonheur essentiellement nouveau. Le bonheur essentiel qui provient de la vision de Dieu pourra seulement s’étendre jusque dans la chair et les plaisirs physiques du toucher et du goût qui en seront transfigurés. Il est juste en effet que le corps physique participe à la gloire, de la même manière qu’il a participé aux souffrances lors de la vie terrestre. Quant aux plaisirs de la sensibilité, ils ne sont aucunement enlevés par la mort comme nous l’avons montré[39]. Dès avant la résurrection, ils s’exercent dans les âmes séparées de la chair d’une manière sublime et détachée des limites terrestres.

L’esprit est dans l’homme si totalement un avec le corps qu’on peut lui appliquer de plein droit le terme de « forme ». Et inversement : la forme de ce corps est telle qu’elle est esprit et fait donc de l’homme une personne. Le cardinal Ratzinger écrit : « L’âme n’est pas une substance qui serait en outre forme du corps, mais elle est substance en tant que forme d’un corps et elle est forme du corps en tant que substance ». « Une séparation de l’âme d’avec le corps est contre sa nature et réduit sa similitude avec Dieu créateur. Le fait d’être dans le corps n’est pas une activité, mais la perfection même de l’âme. Le corps est ce qui rend l’âme visible car la réalité du corps c’est l’âme ». On touche là à l’apparence d’une impossibilité philosophique, et les exigences, apparemment tout à fait contradictoires, de la doctrine de la création, d’une part, et de la foi au schéol dans son adaptation chrétienne, d’autre part, sont satisfaisantes : l’âme fait partie du corps en tant que « forme » , mais ce qui est « forme » du corps est esprit et fait de l’homme une personne en lui ouvrant ainsi accès à l’immortalité « .[40]

 

Article 6 : Les degrés de béatitude doivent-ils être appelés demeures ?[41] 

Objection 1 : Il semble que non. Car la béatitude contient l’idée de récompense, et la demeure ne signifie rien qui ait trait à une récompense.  

Objection 2 : La demeure semble signifier un lieu. Mais le lieu dans lequel les saints sont heureux n’est point corporel, mais spirituel : c’est Dieu, indivisible. Il n’y a donc en lui qu’une demeure. Les divers degrés de béatitude ne doivent donc pas être appelés demeures.  

Objection 3 : De même que dans le Ciel il y aura des hommes de mérites inégaux, de même il en est ainsi actuellement dans le purgatoire, et il en fut ainsi dans les limbes des Pères.

 

Cependant : Nous lisons en saint Jean : « Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures ». Et saint Augustin l’explique par les divers degrés de récompense.

En outre, dans toute cité organisée, il y a des différences de demeures. Mais la patrie céleste est comparée à une cité, comme on le voit dans l’Apocalypse. On doit donc y distinguer diverses demeures selon les divers degrés de béatitude.

 

Conclusion : Le mouvement local est le premier de tous les mouvements. C’est pourquoi, selon Aristote, les noms de mouvement, de distance et des autres choses connexes sont dérivés du mouvement local pour tous les autres mouvements. La fin du mouvement local est le lieu dans lequel la chose une fois parvenue demeure en repos et s’y conserve. C’est pourquoi, à propos de tout mouvement, le repos auquel a abouti finalement le mouve­ment se nomme situation ou demeure. Et puisque le nom de mouvement est appliqué même aux actes de l’appétit sensible et de la volonté, le fait d’atteindre la fin de ces mouvements s’appelle demeure ou situation dans la fin. On donne donc le nom de diverses demeures aux diverses manières d’atteindre sa fin ultime. L’unité de la demeure correspond à l’unité de la béatitude considérée en son objet, et la pluralité des demeures correspond aux différences qui se trouvent dans la béatitude, considérée dans les bienheureux. Nous voyons aussi dans les choses naturelles que le lieu élevé vers lequel tendent les corps légers est le même pour tous, mais chacun d’entre eux en approche plus ou moins selon son degré de légèreté : ils ont donc des demeures diffé­rentes selon leur différence de légèreté.

 

Solution 1 : La demeure inclut la notion de fin et par conséquent celle de récompense qui est la fin du mérite.  

Solution 2 : Bien qu’il n’y ait qu’un seul lieu spirituel, il y a divers degrés de rapprochement à son égard : cela constitue les diverses demeures.  

Solution 3 : Ceux qui étaient dans les limbes ou sont maintenant dans le purgatoire ne sont point parvenus à leur fin : il n’y a donc pas de demeures dans le purgatoire ou les limbes, mais seulement dans le paradis et l’enfer, où se trouve la fin stabilisée (définitive) des bons et des méchants.

 

Article 7 : Les diverses demeures se distinguent-elles selon les degrés de charité ?[42] 

Objection 1 : Il semble que non, Puisque nous lisons en saint. Mathieu : « Il a donné à chacun selon sa propre vertu ». Or la vertu de chaque chose est sa puissance naturelle. Les dons de la grâce et de la gloire sont donc distribués selon les divers degrés de vertu naturelle.  

Objection 2 : Le Psalmiste dit : « Tu rendras à chacun selon ses œuvres ». Mais ce que Dieu rendra est la mesure de la béatitude. Les degrés de celle-ci sont donc distingués selon la diversité des oeuvres, et non selon celle de la charité.  

Objection 3 : La récompense est due aux actes et non aux dispositions : c’est pourquoi « ce ne sont pas les plus forts qui sont couronnés, mais ceux qui luttent » , comme dit Aristote dans les Ethiques, et saint Paul à Timothée « Seul sera couronné celui qui aura combattu selon les règles ». La béatitude est une récompense. Ses divers degrés correspondent donc à ceux des oeuvres et non à ceux de la charité.

 

Cependant : Plus quelqu’un sera uni à Dieu, plus il sera heureux. Mais la manière d’adhérer à Dieu dépendra du degré de charité. La diversité de la béatitude correspondra donc à la différence de charité.

En outre, « le simple suit le simple et le plus suit le plus ». Posséder simplement la béatitude suit la simple possession de la charité ; donc la possession d’une plus grande béatitude suit celle d’une plus grande charité.

 

Conclusion : Il y a deux principes qui distinguent les demeures ou degrés de béati­tude : l’un proche, l’autre éloigné. Le proche est la disposition différente des bienheureux, selon laquelle s’établit en eux une diversité de perfection dans l’opération de la béatitude ; tandis que le principe éloigné est le mérite grâce auquel ils ont obtenu cette béatitude.

Selon la première manière, on distingue des demeures d’après la charité dans le Ciel, qui plus elle est parfaite, plus elle rendra le bien­heureux capable de recevoir la divine clarté, dont l’augmentation accroît la perfection de la vision de Dieu. Selon la seconde manière, on distingue des demeures d’après la charité de la vie sur terre. Notre acte en effet n’est pas méritoire dans sa substance même, mais à cause de la disposition de vertu qui le pénètre. Or la puissance du mérite dans toutes les vertus provient de la charité qui a pour objet notre fin même. C’est pourquoi la diversité de mérite revient tout entière à la diversité de charité. Et ainsi notre charité d’ici-bas distingue les demeures à la manière du mérite.

 

Solution 1 : La vertu ne doit pas être prise ici seulement en tant que capacité natu­relle, mais en tant que capacité naturelle à laquelle s’ajoute l’effort pour recevoir la grâce. Alors la vertu devient comme une disposition matérielle à la mesure de la grâce et de la gloire future. Mais la charité constitue formellement la mesure de la gloire. C’est pourquoi la distinction du degré de gloire vient du degré de charité plutôt que de celui de la vertu naturelle.  

Solution 2 : Les oeuvres ne méritent une récompense de gloire qu’en tant qu’elles sont pénétrées par la charité. Les divers degrés de gloire correspondent donc à ceux de la charité.  

Solution 3 : Bien que la disposition de la charité ou de toute vertu ne constitue pas le mérite auquel est due la récompense, elle est cependant le principe et toute la raison du mérite de l’acte. Les récompenses se distinguent donc selon sa diversité, bien que l’on puisse attribuer un certain degré de mérite d’après le genre même de l’acte, non pas pour la récompense essen­tielle, qui est la jouissance de Dieu, mais pour une certaine récompense accidentelle.

 

QUESTION 23 : Les dots des bienheureux[43]

 

Considérons maintenant les dots des bien­heureux. Cinq questions se posent à leur sujet :

Article 1: Doit-on attribuer des dots aux hommes bienheureux?

Article 2: La dot est-elle la même chose que la béatitude?

Article 3: Convient-il au Christ d’avoir des dots?

Article 4: Les anges ont-ils des dots?

Article 5: Convient-il d’attribuer à l’âme trois dots?

 

Article 1 : Doit-on attribuer des dots aux hommes bienheureux ?[44] 

Objection 1 : Il semble que non. La dot, selon le droit, est donnée à l’époux pour supporter les charges du mariage. Mais les saints ne font pas figure d’époux, mais plutôt d’épouses, en tant qu’ils sont membres de l’Église : ils ne doivent donc pas recevoir de dot.  

Objection 2 : Les dots, selon le droit, ne sont point données par le père de l’époux, mais par celui de l’épouse. Or tous les dons de la béatitude sont remis aux bienheureux par le père de l’Epoux, c’est-à-dire du Christ. Nous voyons en saint Jacques : « Tout don excellent et tout don parfait vient d’en-haut, descendant du Pète des lumières ». Ces dons faits aux bien­heureux ne doivent donc pas être appelés des dots.  

Objection 3 : Dans le mariage charnel, on donne des dots pour faciliter les charges du mariage. Dans le mariage spirituel, il n’y a point de charges, surtout dans l’Église triomphante. Il n’y a donc pas à donner de dots.  

Objection 4 :    Les dots ne sont données qu’à cause du mariage. Mais le mariage spirituel est contracté avec le Christ par la foi, dans l’état de l’Église militante. Si donc à cause de ce mariage des dots doivent être données aux bienheureux, elles devraient l’être aussi tandis qu’ils sont sur terre. Mais cela ne leur convient pas ; donc pas non plus aux bienheureux.  

Objection 5 : Les dots font partie de ces biens extérieurs qu’on nomme biens de la fortune. Mais les récompenses des bienheureux sont des biens d’ordre intérieur. On ne doit donc pas les appeler dots.

 

Cependant : Saint Paul dit aux Ephésiens : « Ce sacrement est grand ; je vous le dis dans le Christ et dans l’Église ». Cela montre que le mariage spirituel est évoqué par le mariage charnel. Mais dans le mariage charnel, l’épouse est dotée pour entrer dans la maison de l’époux. Donc, quand les saints pénètrent dans la mai­son du Christ pour entrer dans la béatitude, il semble qu’ils soient dotés de divers dons.

En outre, les dots dans le mariage corporel, sont données comme agrément du mariage. Le mariage spirituel est plus délectable que le mariage corporel. On doit donc lui joindre des agréments fort grands.

De plus, les parures des épouses font partie de la dot. Mais les saints sont ornés pour entrer dans la gloire, comme dit Isaïe « Il m’a revêtu des vêtements du salut, comme l’épouse ornée par ses servantes ». Les saints auront donc des dots dans la patrie céleste.

 

Conclusion : Il n’est pas douteux que les bienheureux, quand ils entrent dans la gloire, reçoivent de Dieu des dons pour leur ornemen­tation, et ces dons honorifiques sont appelés dots par les maîtres spirituels. C’est pourquoi on définit ainsi la dot dont nous parlons ici : « La dot est un ornement perpétuel de l’âme et du corps, s’ajoutant à leur vie, et persé­vérant sans interruption dans la béatitude éternelle ». Et cette description est comparée à la dot corporelle qui orne l’épouse et apporte au mari de quoi pouvoir nourrir l’épouse et les enfants ; cependant la dot de l’épouse est conservée sans pouvoir disparaître, afin que si le mariage était dissous, elle revienne à l’épouse. Mais dans l’interprétation de ce nom, nous trouvons diverses opinions.

Certains pensent que la dot ne doit pas être considérée en comparaison avec le mariage corporel, mais que c’est là une manière de parler par laquelle on désigne toute perfection ou ornement de n’importe quel homme comme on dit de quelqu’un qu’il est doté de science parce qu’il brille par sa science. Ovide s’est servi ainsi du mot dot, quand il dit : « Efforce-toi de plaire par toute dot qui peut plaire ». Mais cela ne semble aucunement convenir, car quand un nom est créé pour désigner principalement une chose, il n’est pas d’usage de l’appliquer à autre chose qui n’a pas avec elle quelque ressemblance. Puis­que, dans son acception première la dot est liée au mariage charnel, il est nécessaire que dans toutes ses autres acceptions il y ait une ressemblance avec la première signifi­cation.

D’autres disent que cette similitude consiste en ce que la dot signifie proprement le don qui, dans le mariage corporel, est donné à l’épouse par l’époux quand elle pénètre en sa maison, don qui contribue à la parure de l’épouse cela ressort de ce que Sichem dit à Jacob et à ses fils : « Augmentez la dot et demandez des présents » et « Si quelqu’un a séduit une vierge et a dormi avec elle, qu’il la dote, et la prenne comme épouse ». C’est pourquoi l’orne­ment que le Christ donne à ses saints en les introduisant dans la demeure de gloire est appelé dot. Cependant, cela est manifestement contraire à ce que disent les juristes, auxquels il appartient de traiter ces choses. Ils déclarent que la dot est, à proprement parler, « une donation faite de la part de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, à cause de la charge du mariage que l’homme doit supporter » , tandis que ce que l’époux donne à l’épouse est appelé « donation pour les noces ». C’est dans ce sens qu’il est parlé de dot au livre des Rois, quand il est dit « Pharaon, roi d’Egypte, prit Gazer et la donna en dot à sa fille, épouse de Salomon ». Les auteurs cités ne s’opposent pas à cela. Car bien qu’il soit d’usage que des dots soient données par les parents de la fille, cependant il arrive parfois que l’époux ou son père donne des dots à la place du père de la fille. Cela se produit de deux manières soit à cause d’un grand amour pour l’épouse, comme cela eût lieu pour Hamor, père de Sichem, qui voulut donner la dot, qu’il aurait dû recevoir, à cause de l’amour ardent de son fils pour la jeune fille ; Ou bien cela a lieu comme une réparation de l’époux pour assigner une dot à la vierge violée par lui, tandis que le père de cette vierge aurait dû la donner. Et c’est de cela que parle Moïse dans le texte cité.

C’est pourquoi, selon une autre opinion, on doit dire que la dot est proprement, dans le mariage corporel, ce qui est donné par ceux qui sont du côté de la femme à ceux qui sont du côté de l’homme, pour supporter les charges du mariage, comme nous l’avons dit. Mais alors il reste la difficulté d’adopter cette signification au cas présent, puisque les ornements de la béatitude sont donnés à l’épouse spirituelle par le père de l’époux. Cela sera éclairé par la solution des objections.

 

Solution 1 : Bien que des dots soient remises à l’époux, dans le mariage charnel, pour son usage, cependant la propriété et le domaine en demeurent à l’épouse, comme cela ressort du fait que, en cas de dissolution du mariage, la dot demeure à l’épouse, selon le droit. Ainsi aussi dans le mariage spirituel. Les ornements eux-mêmes qui sont donnés à l’épouse spirituelle, à savoir l’Église dans ses membres, appartient à l’époux en tant qu’ils tendent à sa gloire et à son honneur, et à l’épouse en tant qu’ils la parent. 

Solution 2 : Le père de l’époux, Jésus-Christ, est la personne même du Père. Or le père de l’épouse est toute la Trinité les effets produits dans les créatures remontent en effet à toute la Trinité. C’est pourquoi les dots, dans le mariage spirituel, sont données à proprement parler plus par le père de l’épouse que par celui de l’époux. Pourtant cette attribution, bien que faite par les trois personnes, peut être appro­priée à chacune d’elles de quelque manière à la personne du Père, en tant qu’il donne, puisqu’en lui est l’autorité la paternité lui est appropriée à l’égard des créatures de telle sorte qu’il est à la fois père de l’épouse et de l’époux ; elle est attribuée à la personne du Fils, en tant qu’elle est donnée à cause de lui et par lui ; elle est attribuée au Saint-Esprit, en tant qu elle est donnée en lui et selon lui, car l’amour est la source de toute donation.  

Solution 3 : Ce qui est accompli par les dots, c’est-à-dire l’allégement donné au poids du manage, convient par soi aux dots, tandis que lui convient seulement par accident ce qui est écarté par elles, c’est-à-dire la charge du mariage qu’elles réduisent ; de même qu’il convient par soi à la grâce de faire un être juste, tandis que c’est par accident qu’elle transforme un impie en juste. Donc, bien que dans le mariage spirituel il n’y ait point de charges, cependant il s’y trouve une grande jouissance. Et les dots sont données à l’épouse pour perfectionner cette jouissance, afin que par elles, elle soit unie plus agréablement à l’époux.  

Solution 4 : Les dots n’étaient pas données à l’épouse à ses épousailles, mais quand elle était amenée à la maison de l’époux pour y demeurer présente. Comme dit saint Paul : « Tant que nous sommes en cette vie, nous sommes en marche vers le Seigneur ». Les dons qui sont conférés aux saints en cette vie ne s’appellent donc pas des dots, mais seulement ceux qui leur sont conférés quand ils entrent dans la gloire où ils jouissent de la présence de l’époux.  

Solution 5 : Dans le mariage spirituel, c’est l’ornement intérieur qui est requis. Le Psalmiste dit : « La gloire de la fille du roi est au-dedans ». Mais dans le mariage corporel, c’est l’ornement extérieur qui est requis. Il n’est donc pas nécessaire que ces dots extérieures soient données dans le mariage spirituel comme dans le mariage corporel.

 

Article 2 : La dot est-elle la même chose que la béatitude ?  

Objection 1 : Il semble que ce soit la même chose. La définition de la dot est, avons-nous vu, « un ornement du corps et de l’esprit qui persévère sans interruption dans la béatitude éternelle » Mais la béatitude de l’âme est déjà son ornement : elle constitue donc elle-même la dot.  

Objection 2 : La dot est quelque chose par quoi l’épouse est unie à l’époux d’une manière agréable. Dans le mariage spirituel la béatitude joue ce rôle : elle est donc elle-même une dot.  

Objection 3 : La vision, selon saint Augustin, c’est la substance de la béatitude » Mais la vision est une des dots. La béatitude est donc une dot.  

Objection 4 : La fruition rend heureux. Elle est une des dots. La dot rend donc heureux : la béatitude est donc une dot.  

Objection 5 : Selon Boèce, « la béatitude est un état rendu parfait par l’accumulation de tous les biens ». Mais l’état des bienheureux est perfectionné par les dots : celles-ci sont donc une partie de la béatitude.

 

Cependant : La dot se donne sans être méritée. La béatitude n’est pas donnée, mais elle est accordée aux mérites. Elle n’est donc pas une dot.

En outre, il n’y a qu’une béatitude, tandis qu’il y a plusieurs dots. Ce n’est donc pas la même chose.

De plus, la béatitude se trouve dans l’homme en ce qu’il y a de meilleur en lui, comme dit Aristote. Mais la dot se trouve aussi dans le corps. Ce n’est donc pas la même chose.

 

Conclusion : À ce sujet deux opinions sont émises : certains disent que la béatitude et la dot sont la même chose en fait, mais diffèrent en leur notion, car la dot regarde le mariage spirituel entre le Christ et l’âme, mais non la béatitude. Mais cela n’est pas possible, car la béatitude consiste en une opération, tandis que la dot n’est pas une opération mais plutôt une qualité ou une disposition. C’est pourquoi d’autres disent que la béatitude et la dot diffèrent même dans la réalité : la béatitude est l’opération parfaite grâce à laquelle l’âme bienheureuse est unie à Dieu, tandis que les dots sont des manières d’être, des dispositions ou d’autres qualités qui sont ordonnées à la perfection de cette opération. De la sorte, les dots sont ordonnées à la béatitude, plutôt qu’elles n’en sont des parties.

 

Solution 1 : La béatitude proprement dite n’est pas un ornement de l’âme, mais quelque chose qui provient de l’ornement de l’âme, puisqu’elle est une opération, tandis que l’ornement est un embellissement du bienheureux lui-même.  

Solution 2 : La béatitude n’est pas ordonnée à l’union de l’âme avec le Christ : Elle est cette union elle-même qui consiste en une opération, tandis que les dots sont des dons qui disposent à cette union.  

Solution 3 : La vision peut être prise en deux sens. Comme acte, c’est l’acte même de la vision, et ainsi elle n’est pas une dot, mais la béatitude elle-même. Comme manière d’être, c’est-à-dire comme disposition qui contribue à cette opération ou comme clarté de gloire par laquelle l’âme est éclairée par Dieu pour le voir : ainsi elle est une dot, et le principe de la béatitude, mais non la béatitude elle-même.  

Solution 4 : Cela vaut aussi pour la fruition.  

Solution 5 : La béatitude rassemble tous les biens non comme parties de son essence, mais comme ordonnés de quelque manière à la béatitude, comme il est dit plus haut.

 

Article 3 : Convient-il au Christ d’avoir des dots ?  

Objection 1 : Il semble que cela convienne. En effet, les saints dans la gloire sont conformes au Christ. Saint Paul dit aux Philippiens : « Il restaurera notre corps de faiblesse en le rendant conforme à son corps de lumière ». Le Christ a donc aussi des dots.  

Objection 2 : Dans le mariage spirituel, des dots sont données par ressemblance avec le mariage corporel. Dans le Christ, nous trouvons une sorte de mariage spirituel d’un type unique, c’est-à-dire l’union des deux natures en une personne, de sorte qu’on dit qu’en lui la nature humaine est épousée par le Verbe. Cela résulte de la Glose au sujet du Psaume 18 : « Il a posé sa tente dans le soleil » , et de l’Apocalypse : « Voici que la tente de Dieu est parmi les hommes ». Il convient donc que le Christ ait des dots.  

Objection 3 : Saint Augustin dit : « Le Christ, selon la règle de Ticonius, à cause de l’unité du corps mystique entre la tête et les membres, se nomme parfois époux et non seulement épouse, comme cela se voit dans Isaïe : « Comme l’époux, orné d’une couronne, et comme l’épouse parée par ses servantes » Puisqu’on doit des dots à l’épouse, il faut en donner au Christ.  

Objection 4 : Une dot est due à tous les membres de l’Église, puisqu’elle est épouse. Or le Christ est membre de l’Église, selon saint Paul aux Corinthiens : « Vous êtes le corps du Christ, membre de ce membre ». La Glose interlinéaire ajoute : « du Christ ». Des dots sont donc dues au Christ.  

Objection 5 : Le Christ possède la vision parfaite, la fruition et la délectation : or ce sont là des dots.

 

Cependant : Entre l’époux et l’épouse il y a nécessairement distinction de personnes. Mais dans le Christ, il n’y a pas de distinction de personnes avec le Fils de Dieu, qui est époux, comme cela se voit dans saint Jean : « Celui gui possède l’épouse est l’époux ». Donc, puisque les dots sont données à l’épouse ou pour elle, il semble qu’il n’appartienne pas au Christ d’avoir des dots. En outre, la même personne ne peut avoir des dots et en recevoir. Mais le Christ est le donateur des dots spirituelles. Il ne lui convient donc pas d’en avoir.

 

Conclusion : Deux opinions se manifestent à ce sujet. Certains disent que dans le Christ il y a une triple union : une, qui est appelée consentie, qui l’unit à Dieu par un lien d’amour ; Une autre, de dignité, par laquelle la nature humaine est unie à la nature divine ; La troisième par laquelle le Christ lui-même est uni à l’Église. Ils disent que, selon les deux premières unions, il convient que le Christ ait des dots, à titre de dot ; mais selon la troisième union il lui convient d’avoir une dot tout à fait excellente, mais pas à titre de dot : car dans cette union, le Christ est comme l’époux, et l’Église comme épouse. Or, la dot est donnée à l’épouse en tant que propriété et possession. Dans l’union par laquelle le Christ est uni au Père par consentement d’amour, mais en tant que Dieu, on ne peut dire qu’il y ait mariage, car il n’y a pas là cette soumission qui doit exister entre l’épouse et l’époux. De même : dans l’union de la nature humaine avec la nature divine, en union personnelle ou même par conformité de volonté, il ne peut pas y avoir une raison de dot. Pour trois motifs : d’abord parce qu’il doit y avoir conformité de nature entre l’époux et l’épouse pour le mariage dans lequel sont données des dots ; et cela n’est pas réalisé dans l’union de la nature humaine avec la nature divine ;-secondement, parce que la distinction des personnes est exigée, et que la nature humaine n’est pas personnellement distincte du Verbe ; - troisièmement, parce que la dot est donnée quand l’épouse entre pour la première fois dans la maison de l’époux, et ainsi elle est attribuée à l’épouse, qui n’étant pas auparavant conjointe, le devient : mais la nature humaine qui est assumée par le Verbe dans l’unité de la personne, n’a jamais existé avant de lui être parfaitement unie. C’est pourquoi, selon d’autres, on doit dire ou bien que la notion de dot ne convient nullement au Christ ou bien qu’elle ne lui convient pas à proprement parler comme elle convient aux saints ; mais ce qu’on appelle dots lui convient à un degré éminent.

 

Solution 1 : Cette conformité doit être entendue d’après ce qui est la dot, et non d’après la notion même de dot qui serait dans le Christ. Il n’est pas nécessaire que ce qui est dans le Christ, et à quoi nous serons rendus conformes, soit de la même manière dans le Christ et en nous.  

Solution 2 : La nature humaine n’est pas appelée épouse dans cette union par laquelle elle est unie au Verbe, puisqu’il n’y a point là cette distinction de personnes qui est requise entre l’époux et l’épouse. Mais on dit parfois que la nature humaine est épousée par le Verbe auquel elle est unie, dans ce sens qu’il y a en elle quelque chose qui rappelle l’épouse puisqu’elle est unie inséparablement, et que dans cette union elle est inférieure au Verbe, et est régie par lui, comme l’épouse par l’époux.  

Solution 3 : Si le Christ est parfois appelé épouse ce n’est pas qu’il soit lui-même vraiment épouse, mais en tant qu’il assume la personne de son épouse, l’Église, qui lui est spirituellement unie. C’est pourquoi rien n’empêche qu’en cette manière de parler on dise qu’il a des dots, bien qu’il ne les ait pas lui-même, mais parce que l’Église les a.  

Solution 4 : Le nom d’Église peut être pris en deux sens : Quelquefois, il désigne seulement le corps, auquel le Christ est uni comme tête, et alors l’Église réalise la notion d’épouse. Ainsi le Christ n’est pas membre de l’Église, mais il est la tète qui exerce son influence sur tous les membres de l’Église. En un autre sens, on considère l’Église en tant qu’elle désigne avec la tête, les autres membres qui lui sont unis. Et ainsi le Christ est dit membre de l’Église, en tant qu’il exerce ce rôle distinct, à savoir de faire descendre la vie dans tous les membres. Cependant, ce n’est pas très exact de l’appeler membre, parce que le membre signifie une partie seulement, tandis que dans le Christ le bien spirituel n’est pas seulement partiellement, mais se trouve tout entier intégralement. Il est lui-même tout le bien contenu dans l’Église, et les membres qui s’y ajoutent ne le rendent pas meilleur que quand il est seul. En parlant de l’Église en ce sens, on ne doit pas l’appeler épouse, mais époux en tant que l’union spirituelle des membres ne produit qu’un seul effet. C’est pourquoi, si le Christ peut être dit de quelque manière membre de l’Église, on ne peut aucunement le dire membre de l’épouse : et ainsi la notion de dot ne lui convient pas.  

Solution 5 : Dans cet argument, il y a une fausseté de présentation, car ces trois opérations du Christ ne lui conviennent pas à titre de dot.

 

Article 4 : Les anges ont-ils des dots ? 

Objection 1 : Ils semblent en avoir, puisque, au sujet du Cantique des Cantiques : « Une seule est ma colombe «, la Glose dit : « Il n’y a qu’une Église pour les hommes et les anges ». Mais l’Église est épouse ; il convient donc que ses membres aient des dots, y compris les anges.  

Objection 2 : À propos de saint Luc : « Et vous êtes semblables à des hommes qui attendent que leur maître reviennent des noces » , la Glose ordinaire dit : « Le Seigneur est allé aux noces quand, après la résurrection, homme nouveau, il s’est uni à la multitude des anges ». Cette multitude est donc épouse du Christ, et, ainsi, il convient que les anges aient des dots.  

Objection 3 : Le mariage spirituel consiste en une union spirituelle. Mais celle-ci n’est pas inférieure entre les anges et Dieu à ce qu’elle est entre les hommes bienheureux et Dieu. Donc, puisque les dots sont assignées en raison du mariage spirituel, il semble qu’elles conviennent aux anges.  

Objection 4 : Le mariage spirituel requiert un époux spirituel et une épouse spirituelle. Mais les anges sont par nature plus conformes au Christ, esprit suprême, que les hommes. Le mariage spirituel est donc davantage possible entre les anges et le Christ qu’entre les hommes et lui.  

Objection 5 : Une plus grande connexion est exigée entre la tête et les membres qu’entre l’époux et l’épouse. Mais la conformité qui existe entre le Christ et les anges suffit pour qu’on dise que le Christ est la tête des anges. Elle suffit donc plus encore pour qu’on l’appelle leur époux.

 

Cependant : Origène, commentant le Cantique des Cantiques, au début du Prologue distingue quatre personnes, à savoir : « l’époux et l’épouse, et les adolescentes et les compagnons de l’époux » , et il dit que « les anges sont les compagnons de l’époux ». Puisque les dots ne sont dues qu’à l’épouse, il semble que les anges n’en doivent pas avoir.

En outre, le Christ a épousé l’Église par l’incarnation et la passion. C’est à lui qu’il est fait allusion dans l’Exode : « Tu es pour moi un époux sanglant » Mais dans son incarnation et sa passion, il ne fut pas uni aux anges autrement qu’il ne l’était. Ceux-ci n’appartiennent donc pas à l’Église en tant qu’épouse. Les dots ne leur conviennent donc pas.

 

Conclusion : Il n’est pas douteux que ce qui compose les dots de l’âme convient aux anges comme aux hommes ; mais non en tant que dot, parce que la notion d’épouse n’appartient pas aux anges comme aux hommes. Entre l’époux et l’épouse, il doit y avoir conformité de nature, en tant qu’ils appartiennent à la même espèce. À ce titre, les hommes sont en harmonie avec le Christ en tant qu’il a assumé la nature humaine, et est par là devenu conforme à la nature de l’espèce humaine, comme elle se trouve en tous les hommes. Il n’est pas conforme aux anges selon l’unité de l’espèce, ni en sa nature divine, ni dans la nature humaine. C’est pourquoi la notion de dot ne convient pas proprement aux anges comme aux hommes.

Cependant, dans les choses dites métaphoriquement, on n’exige pas une similitude sur tous les points : on ne peut donc pas, à cause d’une dissemblance, conclure qu’il n’est pas possible d’attribuer métaphoriquement une chose à une autre. On ne peut donc pas dire, absolument, que les dots ne conviennent pas aux anges, mais seulement qu’elles ne leur conviennent pas à proprement parler comme aux hommes, à cause de la différence dite plus haut.

 

Solution 1 : Bien que les anges appartiennent à l’unité de l’Église, ils n’en sont pas les membres en tant que l’Église est dite épouse par conformité de nature. Ainsi il ne leur convient pas à proprement parler d’avoir des dots.  

Solution 2 : Ces épousailles sont prises largement dans le sens d’une union qui ne renferme pas la conformité de nature en espèce. Rien n’empêche donc, en prenant au sens large le mot dot, d’en attribuer aux anges.  

Solution 3 : Bien que dans le mariage spirituel il n’y ait qu’une union spirituelle, il convient que ceux qui sont unis selon la notion parfaite du mariage appartiennent à la même espèce de nature.  

Solution 4 : Cette ressemblance par laquelle les anges sont conformes au Christ en tant que Dieu n’est pas suffisante pour réaliser la notion parfaite de manage : Car il n’y a pas de conformité d’espèce, mais il demeure plutôt une infinie distance.  

Solution 5 : Le Christ ne peut être dit tête des anges en tant que la tête exige une conformité de nature avec le membre. Pourtant, on doit savoir que bien que la tête et les autres membres soient les parties d’un individu d’une seule espèce, cependant, si on les considère en eux-mêmes, ils ne sont pas de la même espèce, puisque la main est une autre espèce de partie que la tête. Donc en parlant des membres en eux-mêmes, on ne requiert qu’une convenance de proportion, de telle sorte qu’ils reçoivent quelque chose l’un de l’autre et se servent l’un l’autre. Ainsi la convenance qu’il y a entre Dieu et les anges suffit davantage pour réaliser la notion de tête que pour celle d’époux.

 

Article 5 : Convient-il d’attribuer à l’âme trois dots ? 

Objection 1 : Il ne semble pas qu’on doive attribuer à l’âme les trois dots, qui seraient la vision, la délectation et la fruition. Car l’âme est unie à Dieu selon son esprit, qui est l’image de la Trinité, en tant qu’il est mémoire, intelligence et volonté. La délectation appartient à la volonté et la vision à l’intelligence. On doit donc désigner quelque autre chose qui appartienne à la mémoire. Or la fruition n’appartient pas à la mémoire, mais à la volonté.  

Objection 1 : Les dots de la béatitude correspondent aux vertus de la marche terrestre, par lesquelles nous sommes unis à Dieu : ce sont la foi, l’espérance et la charité, qui ont Dieu lui-même pour objet. La dilection correspond à la charité et la vision à la foi. Il doit donc y avoir autre chose qui correspond à l’espérance. Au contraire, la fruition correspond à la charité.  

Objection 2 : Nous ne jouissons de Dieu que par la dilection et la vision, comme dit saint Augustin : « On dit que nous jouissons des choses que nous aimons pour elles-mêmes ». La fruition ne doit donc pas être présentée comme une autre dot que la dilection.  

Objection 3 : Pour la perfection de la béatitude, la prise de possession est requise. Saint Paul dit aux Corinthiens : « Courez de telle sorte que vous prenez possession du but ». On doit donc admettre une quatrième dot.  

Objection 4 : Saint Anselme dit que la béatitude contient : « la sagesse, l’amitié, la concorde, le pouvoir l’honneur, la sérénité, la joie ». Il semble donc qu on doive substituer ces dots aux autres.  

Objection 5 : Saint Augustin dit que « Dieu dans la béatitude sera vu sans fin, aimé sans lassitude, loué sans fatigue ». On doit donc ajouter la louange aux dots citées.  

Objection 6 : Boèce dit que cinq choses concourent à la béatitude : la suffisance, qu’assurent les richesses, le plaisir, qu’assure la volupté, la célébrité, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir, la vénération, qu’assure la renommée, la sécurité, qu’assure le pouvoir ; la vénération, qu’assure la dignité. Il semble donc que ce sont plutôt ces choses qui devraient être données comme dots.

 

Conclusion : Tous s’accordent à accorder à l’âme trois dots, mais diversement. Certains disent que ces trois dots de l’âme sont la vision, la dilection et la fruition. D’autres disent que ce sont la vision, la prise de possession et la fruition. D’autres que ce sont la vision, la délectation et la prise de possession. Mais tous réduisent en fait ces dots à la même chose, et en donnent le même nombre. Nous avons vu plus haut que la dot est quelque chose qui est inhérent à l’âme, et qui l’ordonne à cette opération en laquelle consiste la béatitude. Dans cette opération, deux choses sont requises : la substance elle-même de l’opération qui est la vision, et sa perfection, qui est la délectation. Car la béatitude doit être une opération parfaite. La vision est délectable de deux manières : de la part de l’objet, en tant que ce qui est vu est délectable, et de la part de la vision, en tant qu’il est délectable de voir cet objet : comme nous nous réjouissons de connaître les maux, bien que ceux-ci ne nous réjouissent pas. Puisque l’opération en laquelle consiste la béatitude ultime doit être tout à fait parfaite, il faut qu’elle soit délectable sous ces deux aspects. Pour que cette vision soit délectable de la part de la vision, elle doit devenir connaturelle à celui qui voit, grâce à quelque disposition. Mais pour qu’elle soit délectable de la part de l’objet visible, il faut deux conditions : d’une part que cet objet visible convienne, et d’autre part qu’il soit en fait en contact avec celui qui voit. Donc, pour que la vision soit délectable en elle-même, il faut une disposition qui la rende telle ; et c’est la première dot que tous appellent vision. Mais de la part de l’objet visible, deux conditions sont requises dans la vision : qu’elle convienne, et cela regarde l’affectivité ; et c’est pour cela que certains appellent cette dot dilection. Tandis que d’autres l’appellent fruition, parce que la fruition a trait à l’affectivité, car ce que nous aimons le plus nous apparaît très digne d’estime. De la part de l’objet visible, le contact est requis et c’est pourquoi certains donnent comme dot la prise de possession, qui n’est pas autre chose que de prendre conscience de la présence de Dieu et de le garder en soi. Mais selon d’autres, il y a une fruition qui est non dans l’espérance, comme dans la marche terrestre, mais déjà dans la possession comme dans la patrie. Et ainsi, les trois dots répon­draient aux trois vertus théologales. À la foi correspond la vision ; à l’espérance, la prise de possession ou la fruition, selon une manière de la concevoir ; à la charité, la fruition ou la délectation, selon une autre conception. La fruition parfaite, comme elle sera dans la patrie, inclut la délectation et la compréhension. C’est pourquoi certains la confondent avec l’une, et d’autres avec l’autre.

Certains, par contre, attribuent ces trois dots aux trois forces de l’âme, c’est-à-dire la vision à la force rationnelle, la délectation au concupiscible, et la fruition à l’irascible, en tant qu’elle est le fruit d’une certaine victoire. Mais cela ne peut être admis à proprement parler, car l’irascible et le concupiscible ne sont pas dans la partie intellective, mais dans la partie sensitive, tandis que les dots de l’âme sont dans l’esprit lui-même.

 

Solution 1 : La mémoire et l’intelligence n’ont qu’une seule opération soit parce que l’intelligence est l’opération de la mémoire soit, si on dit que l’intelligence est une puis­sance, parce que la mémoire n’entre en action que par l’intelligence, puisque la mémoire ne fait que garder la connaissance acquise. C’est pourquoi il n’y a qu’une seule disposition de la mémoire et de l’intelligence, à savoir la connaissance. À chacune de ces facultés correspond une seule dot la vision.  

Solution 2 : La fruition correspond à l’espérance en tant qu’elle inclut la prise de possession qui succède à l’espérance ou qu’on espère, on ne le possède pas encore ; donc l’espérance est de quelque manière source de souffrance, à cause de la distance de ce qu’on aime. Elle ne demeu­rera donc pas dans la patrie céleste, mais sera remplacée par la prise de possession.  

Solution 3 : La fruition, en tant qu’elle inclut la prise de possession, se distingue de la vision et de la dilection mais pas comme la dilection se distingue de la vision. La dilection et la vision désignent des dispositions différentes, dont l’une appartient à l’intelligence, l’autre à l’affectivité. Mais la prise de possession ou la fruition entendue dans le sens de la prise de possession n’inclut pas d’autre disposition que celle-là, mais elle comporte l’éloignement des obstacles qui empêchaient l’esprit d’être uni à Dieu présent. Et cela se réalise parce que la disposition de la gloire libère l’âme de tout défaut. Elle rend aussi l’âme capable de connaître sans images, et de maîtriser le corps, et d’accomplir d’autres choses semblables, qui écartent les obstacles qui font que maintenant nous sommes seu­lement en marche vers le Seigneur.  

Solution 3 : La réponse résulte de ce que nous avons dit dans la conclusion.  

Solution 4 : Les dots sont proprement les principes immédiats de cette opération en laquelle consiste la béatitude parfaite, par laquelle l’âme est unie au Christ. Les choses que saint Anselme énumère ne sont point de cette sorte, mais sont seulement des éléments qui accompagnent ou suivent la béatitude, non seulement par comparaison avec l’époux, auquel seule appartient la sagesse, parmi les choses énumérées par lui, mais par comparaison avec diverses autres choses. Ce sont des éléments égaux, auxquels appartient l’amitié quant à l’union des sentiments, et la concorde quant au consentement dans les actes ; ou bien des éléments inférieurs, auxquels appartiennent le pouvoir, en tant que les choses inférieures sont disposées par les choses supérieures, et l’hon­neur, en tant qu’il est rendu aux supérieurs par les inférieurs ; ou bien ce sont des éléments de comparaison avec soi-même, comme la sécurité par l’éloignement du mal, et la joie par l’acquisition du bien.  

Solution 5 : La louange, que saint Augustin donne comme le troisième des éléments qui seront dans la patrie, n’est pas une disposition à la béatitude, mais plutôt une conséquence de la béatitude par le fait même que l’âme est unie à Dieu en qui consiste la béatitude, il suit qu’elle s’épanouit en louange celle-ci n’est donc pas une dot.  

Solution 6 : Ces cinq choses énumérées par Boèce sont des conditions de béatitude, non des dispositions à la béatitude ou à l’acte de béatitude, puisque celle-ci, à cause de sa perfection, possède elle-même, et elle seule, tout ce que l’homme peut chercher dans les diverses choses, comme dit Aristote. Boèce montre que ces cinq choses se trouvent dans la vraie béatitude, parce que ce sont elles que les hommes cherchent pour leur bonheur temporel elles appartiennent soit à l’exclusion de tout mal, comme la sécurité, soit à l’acquisition du bien convenable, comme la joie ou du bien parfait, comme la suffisance, soit à la manifestation du bien, comme la célébrité, en tant que le bien de l’un est connu par beaucoup, et la révérence, en tant que quelque signe manifeste cette connaissance et ce bien la révérence consiste en effet à rendre honneur, ce qui est un témoi­gnage de vertu. Il est donc clair que ces cinq choses ne doivent pas être appelées dots, mais condition de béatitude.

 

QUESTION 24 : Des auréoles[45] 

Pour étudier les auréoles, nous poserons douze questions :

Article 1: L’auréole est-elle autre chose que la récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or?

Article 2: L’auréole digère-t-elle du fruit?

Article 3: Le fruit est-il réservé à la vertu de continence?

Article 3: Convient-il d’assigner trois couronnes aux trois parties de la partie de la continence?

Article 5: Une auréole est-elle due à la virginité?

Article 6: Une auréole est-elle due aux martyrs?

Article 7: Les docteurs ont-ils droit à une auréole?

Article 8: Une auréole est-elle due au Christ?

Article 9: Une auréole est-elle due aux anges?

Article 10: Convient-il de désigner trois auréoles: pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs?

Article 11: L’auréole des vierges est-elle supérieure aux autres?

Article 12: Un bienheureux possède-t-il plus qu’un autre une auréole?

 

Article 1 : L’auréole est-elle autre chose que la récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or ?  

Objection 1 : Il semble que non. La récompense essentielle est la béatitude elle-même. Mais la béatitude, selon Boèce, « est un état rendu parfait par l’union de tous les biens ». La récompense essentielle inclut donc tous les biens que nous [aurons dans la patrie. L’auréole est donc comprise dans la couronne d’or.  

Objection 2 : Le plus et le moins ne modifient pas l’espèce des choses. Ceux qui gardent les conseils et les préceptes, sont davantage récom­penses que ceux qui gardent seulement les préceptes. Et leur récompense ne semble pas différer sauf parce que l’une est plus grande que l’autre. Puisque l’auréole désigne une récompense qui est due aux oeuvres de perfec­tion, il semble qu’elle ne signifie rien de distinct de la couronne d’or.  

Objection 3 : La récompense répond au mérite. Mais la source de tout mérite est la charité. Puisque la couronne d’or correspond à la charité, il semble que dans la patrie il n’y aura pas de récompense distincte de la couronne d’or.  

Objection 4 : « Tous les hommes bienheureux seront analogues aux ordres des anges » , comme dit saint Grégoire. Mais chez les anges « bien que certaines choses soient données davantage à certains, cependant, rien n’est possédé seu­lement par certains ; toutes choses se retrouvent chez tous, non certes également, parce que certains possèdent d’une manière plus sublime ce que tous possèdent ». Chez les bienheureux, il n’y aura donc que des récompenses com­munes. L’auréole n’est donc point distincte de la couronne d’or.  

Objection 5 : Une récompense supérieure est due au mérite supérieur. Si donc la couronne d’or est
due aux oeuvres qui sont de précepte, et l’auréole à celles qui sont de conseil, l’auréole est plus parfaite que la couronne (en latin aurea), et alors on ne devrait pas la désigner par un diminutif. Il semble donc que l’auréole ne soit pas une récompense distincte de la couronne d’or.

 

Cependant : À propos de l’Exode « Tu feras une autre couronne, qui soit une auréole » la Glose dit : « À cette couronne appartient le cantique nouveau, que seules les vierges chantent devant l’Agneau » Il en résulte que l’auréole est une couronne donnée, non à tous, mais spécialement à certains. La couronne d’or est donnée à tous les bienheureux. L’auréole est donc autre chose que la couronne d’or.

En outre, la couronne est due au combat suivi de la victoire. Saint Paul dit à Timothée « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles ». Donc, là où il y a une nature spéciale de combat, il doit y avoir une couronne spéciale. Mais, dans certaines oeuvres, il y a une espèce particulière de combat. Elles doivent donc recevoir une couronne spéciale. Et c’est ce que nous appelons l’auréole.

De plus, l’Église militante est la partie inférieure de l’Église triomphante, comme cela ressort de l’Apocalypse « J’ai vu la cité sainte, etc ». Mais dans l’Église militante, des récompenses spéciales, comme la couronne des vainqueurs, le prix des coureurs, sont accordées à ceux qui ont accompli certaines oeuvres. Il doit donc en être de même de l’Église triom­phante.

 

Conclusion : La récompense essentielle de l’homme, qui est sa béatitude, consiste dans une parfaite union de l’âme avec Dieu, en tant qu’elle jouit parfaitement de lui, vu et aimé à la perfection. Cette récompense est appelée métaphoriquement couronne ou cou­ronne d’or, soit par considération du mérite qui est acquis par une sorte de combat, puisque la vie de l’homme sur la terre est une bataille, soit par considération de la récompenses par laquelle l’homme devient de quelque manière participant de la divinité, et donc du pouvoir royal ; l’Apocalypse dit : « Vous nous avez faits rois pour notre Dieu ». La couronne est le signe propre du pouvoir royal ; et pour ce motif, la récompense accidentelle, ajoutée à l’essen­tielle, prend aussi une forme de couronne. La couronne signifie aussi une certaine perfection, à cause de sa forme de cercle, et à ce titre convient à la perfection des bienheureux. Mais comme on ne peut rien ajouter à la récompense essentielle, qui ne lui soit inférieur, cette récompense ajoutée est appelée : auréole.

A cette récompense essentielle, qu’on appelle couronne d’or (= aurea) une chose peut être ajoutée de deux manières.

1- D’une première manière : à cause de la condition de la nature de celui qui est récompensé : ainsi la gloire du corps s’ajoute à la béatitude de l’âme ; cette gloire du corps est quelquefois nommée auréole. Au sujet de l’Exode : « Tu feras une autre couronne, l’auréole » , la Glose dit : « À la fin, l’auréole est surajoutée, puisque l’Écriture dit qu’ils recevront une gloire plus élevée lors de la reprise des corps ». Mais en ce moment, il ne s’agit pas de cette auréole.

2- D’une seconde manière : à cause d’une oeuvre méritoire ; et ce mérite peut provenir de deux causes, qui sont aussi sources de bonté : c’est-à-dire de la racine de la charité, par laquelle l’acte se rapporte à la fin ultime ; et ainsi lui est due la récom­pense essentielle, à savoir d’atteindre sa fin, ce qui est la couronne d’or - ou bien d’un genre spécial de l’action bonne elle-même, qui est particulièrement digne de louange à cause des circonstances ou d’une disposition dont elle émane ou de sa fin prochaine, et ainsi cette action mérite quelque récompense acci­dentelle, qu’on appelle auréole. Et c’est de cette auréole-là que nous parlons présentement.

Ainsi, on doit dire que l’auréole est quelque chose d’ajouté à la couronne, c’est-à-dire une sorte de joie au sujet des oeuvres accomplies qui incluent une victoire plus grande ; et c’est là une autre joie que celle dont jouit quelqu’un à cause de son union avec Dieu, et qui est appelée la couronne d’or.

Cependant, certains disent que la récompense commune elle-même, qu’on nomme la couronne, prend le nom d’auréole si elle est attribuée aux vierges, aux martyrs ou aux docteurs, de même que le denier prend le nom de dette du fait qu’il est dû à quelqu’un, bien que ce soit tout à fait la même chose qu’on appelle dette et denier. La récompense essentielle ne serait pas plus grande quand on la nomme auréole, mais elle correspondrait à un acte meilleur non selon l’intensité du mérite, mais selon la manière de mériter. De la sorte, bien qu’en deux bienheureux il y ait la même limpidité de vision de Dieu, cependant dans l’un on l’appellerait auréole, parce que cela corres­pondrait à un mérite supérieur dans la manière d’agir. Mais cela semble contraire à l’intention de la Glose du texte de l’Exode. Si la couronne et l’auréole sont la même chose, on ne peut dire que l’auréole est surajoutée à la couronne. En outre, puisque la récompense correspond au mérite, il faut qu’à un mérite meilleur prove­nant de la manière d’agir corresponde une supériorité de la récompense. Et c’est cette supériorité que nous appelons auréole. Celle-ci doit donc différer de la couronne.

 

Solution 1 : La béatitude renferme tous les biens nécessaires pour la vie parfaite de l’homme, qui consiste en son opération parfaite. Mais des choses peuvent lui être ajoutées, qui ne sont point nécessaires pour cette opération parfaite à ce point qu’elle ne pourrait pas exister sans elles, mais qui, par leur addition, rendent la béatitude plus éclatante ; elles appartiennent donc à une meilleure réalisation de la béatitude, et à. une sorte de décor de celle-ci ; de même que la félicité d’un gouver­nant reçoit un ornement de sa noblesse et de la beauté de son corps, et d’autres facteurs analogues, sans lesquels elle existe quand même. L’auréole joue un rôle analogue par rapport à la béatitude céleste.  

Solution 2 : Celui qui observe les conseils et les pré­ceptes mérite toujours plus que celui qui n’observe que les préceptes, si nous considérons le motif du mérite dans les oeuvres, selon leur espèce, mais non selon le degré de charité. Quelquefois, quelqu’un observe seulement les préceptes, mais avec une plus grande charité que celui qui observe à la fois les préceptes et les conseils. Mais le plus souvent, c’est le contraire qui se produit, parce que « la preuve de l’amour se manifeste dans les oeuvres » comme dit saint Grégoire. Ce n’est donc pas la récompense essentielle plus intense qui est appelée auréole, mais ce qui lui est ajouté, d’une manière indifférente à l’égard du fait que quelqu’un mérite davantage de récompense essentielle ou moins ou également.  

Solution 3 : La charité est le premier principe du mérite, mais notre action est comme l’ins­trument par lequel nous méritons. Pour obtenir un effet, il ne suffit pas qu’il y ait la disposition requise chez le premier moteur, mais aussi une juste disposition de l’instrument. C’est pourquoi, dans l’effet produit, il y a quelque chose qui provient du premier principe, et c’est le principal, et quelque chose qui provient de l’instrument, et qui est secondaire. C’est pour­quoi, dans la récompense, il y a quelque chose qui vient de la charité : c’est la couronne, et quelque chose qui vient de la nature de l’opé­ration : c’est l’auréole.  

Solution 4 : Les anges ont tous mérité leur béatitude par le même genre d’acte, c’est-à-dire par leur conversion vers Dieu. Il n’y a donc pas en eux une récompense individuelle qui serait chez l’un sans être de quelque manière chez l’autre. Les hommes ont mérité leur béatitude par des actes d’espèces différentes : ce n’est donc point la même chose. Cependant, ce que l’un des hommes semble posséder individuellement, appartient de quelque manière en commun à tous, en tant que par la charité parfaite chacun considère comme sien le bien d’autrui. Mais cette joie par laquelle l’un se réjouit du bonheur de l’autre ne peut être appelée auréole : Car elle n’est pas donnée comme récompense d’une victoire propre, mais plutôt de la victoire d’un autre. La couronne est décernée aux Victorieux eux-mêmes, non à ceux qui se réjouissent de leur victoire.  

Solution 4 : L’excellence du mérite qui découle de la charité est plus grande que celle qui vient du genre d’acte accompli, de même que la fin de la charité est plus élevée que les choses ordonnées à cette fin, comme sont nos actes. C’est pourquoi la récompense qui répond au mérite acquis par la charité, si petite soit-elle est plus grande que toute récompense qui correspond à un acte à cause de sa nature. L’auréole est donc désignée par un diminutif de la couronne d’or.

 

Article 2 : L’auréole digère-t-elle du fruit ? 

Objection 1 : L’auréole ne paraît pas différente du fruit. Il ne convient pas de donner plusieurs récompenses pour le même mérite. Mais l’auréole et le fruit au centuple correspondent au même mérite, c’est-à-dire la virgi­nité, comme cela ressort de ce que dit la Glose au sujet de saint Mathieu. L’auréole est donc la même chose que le fruit.  

Objection 2 : Saint Augustin dit que « le fruit au centuple est dû aux martyrs et aux vierges ». Le fruit est donc une récompense commune aux vierges et aux martyrs. Mais l’auréole leur est due aussi à tous deux : c’est donc la même chose que le fruit.  

Objection 3 : Dans la béatitude on ne trouve que deux récompenses : l’essentielle, et l’accidentelle qui lui est surajoutée. Mais cette récompense surajoutée se nomme auréole, comme cela se voit dans l’Exode, où l’on dit que l’auréole est placée au-dessus de la couronne d’or. Le fruit n’est pas la récompense essentielle, sinon il serait dû à tous les bienheureux. Il est donc la même chose que l’auréole.

 

Cependant : les choses qui ne se divisent pas de la même manière ne sont pas de la même nature. Mais le fruit et l’auréole ne se divisent pas de la même manière, car l’auréole se divise en celle des vierges, des martyrs et des docteurs, tandis que le fruit se divise en fruit des époux, des veuves et des vierges. Ce n’est donc pas la même chose.

En outre, si le fruit et l’auréole étaient la même chose, ceux à qui est dû le fruit devraient aussi avoir l’auréole. Mais cela est faux, puisque le fruit est dû au veuvage, mais non l’auréole.

 

Conclusion : Les choses dites métaphori­quement peuvent être prises de diverses façons, selon les considérations des diverses propriétés de ce à quoi on les compare. Puisque le fruit est, au sens propre, ce qui se trouve dans les choses corporelles nées de la terre, on peut parler des fruits spirituels selon les diverses conditions que nous trouvons dans les fruits corporels. Le fruit corporel possède la douceur, par laquelle il nous restaure quand il est à l’usage de l’homme. C’est aussi le dernier effet auquel parvient l’œuvre de la nature. C’est encore ce que nous espérons grâce à l’agriculture, par l’ensemencement et tous les autres travaux. Le fruit spirituel est donc lui aussi parfois considéré comme ce qui nous restaure totalement, comme fin ultime. Dans ce sens, on dit que nous puisons notre fruit en Dieu, parfaitement dans le Ciel, et imparfaitement sur terre. C’est dans ce sens qu’on prend la fruition, qui est une dot. Mais ici nous ne parlons pas de fruits en ce sens-là. D’autres fois, on désigne comme fruit spirituel ce qui nous restaure, sans être notre fin dernière et ainsi on dit des vertus du fruit « qu’elles refont l’esprit par une vraie douceur » , comme dit saint Ambroise. C’est dans ce sens que saint Paul dit aux Galates : « Les fruits de l’esprit sont la charité, la joie, etc ». Nous ne parlons pas ici de fruits dans ce sens ; nous en avons parlé ailleurs. On peut prendre en un autre sens le fruit spirituel, par comparaison avec le corps, en tant que le fruit corporel est quelque chose d’utile que l’on attend du travail d’agriculture : alors le fruit est la récompense que l’homme obtient par le travail accompli en cette vie ; et ainsi toute récompense que nous aurons dans la vie future grâce à nos efforts, est appelée fruit. Et saint Paul parle en ce sens aux Romains : « Vous possédez votre fruit dans la sanctification, mais votre fin dans la vie éternelle ». Ce n’est pas non plus dans ce sens que nous parlons maintenant de fruits, mais en tant que le fruit est ce qui naît de la semence. Dans saint Mathieu, c’est ainsi que le Maître parle du fruit, qu il divise en trente pour un ou soixante pour un ou en centuple. Le fruit ne peut sortir de la semence que parce que la force de la semence est efficace pour trans­former en sa nature les humeurs de la terre ; et, plus cette force est efficace et la terre bien préparée, plus le fruit est abondant. La semence spirituelle semée en nous est la parole de Dieu ; et plus quelqu’un est converti en spiritualité par la libération de la chair, plus le fruit de cette parole est abondant. Le fruit de la parole de Dieu diffère de la couronne et de l’auréole, parce que la couronne consiste en la joie que quelqu’un a de posséder Dieu, l’auréole en la joie qu’il a de la perfection de ses oeuvres, tandis que le fruit consiste dans la joie qu’il a de sa disposition à accomplir ces oeuvres selon son degré de spiritualité, grâce auquel il a fait valoir la semence de la parole de Dieu.

Certains distinguent entre l’auréole et le fruit en disant que l’auréole est due au lutteur, selon ce mot de saint Paul à Timothée : « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles » , tandis que le fruit est dû au travailleur, selon la Sagesse : « Le fruit des bons travaux est glorieux ». Mais d’autres disent que la couronne concerne la conversion vers Dieu, tandis que l’auréole et le fruit consistent dans les choses qui sont ordonnées à cette fin : Le fruit regar­derait surtout la volonté, et l’auréole surtout le corps. Mais comme le travail et la lutte sont dans le même homme et selon la même chose, et que la récompense du corps dépend de celle de l’âme, selon l’opinion citée, il n’y aurait qu’une différence de raison entre le fruit, la couronne et l’auréole. Cela n’est pas possible, car le fruit est assigné à certains, à qui n’est pas assignée l’auréole.

 

Solution 1 : Il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’on attribue diverses récompenses au même mérite, selon des éléments divers qui sont en lui. Ainsi la couronne est donnée à la virginité en tant qu’elle est gardée à cause de Dieu, par suite d’un vouloir de charité. Tandis que l’auréole lui est ajoutée en tant qu’elle est une oeuvre de perfection qui com­porte une forme de victoire supérieure, et que le fruit lui est accordé parce que par la virginité l’homme se dégage du charnel et passe à un certain état spirituel.  

Solution 2 : Le fruit, en son acception propre, comme nous en parlons ici, n’est pas une récompense commune au martyre et à la virginité, mais qui correspond aux trois degrés de continence. Cette Glose qui affirme que le fruit au centuple convient aux martyrs, prend ce mot au sens large, en tant que toute rémunération est appelée fruit. De la sorte, le fruit au centuple désigne la rémunération due à n’importe quelle oeuvre de perfection.  

Solution 3 : Bien que l’auréole soit une récompense accidentelle s’ajoutant à l’essentielle, cependant toute récompense accidentelle n’est, pas une auréole, mais seulement la récompense d’œuvres de perfection par lesquelles l’homme est tout à fait conforme au Christ grâce à une victoire parfaite. Il n’y a donc pas d’inconvénient à ce que quelque récompense accidentelle, appelée fruit, soit accordée à la libération de la vie charnelle.

 

Article 3 : Le fruit est-il réservé à la vertu de continence ? 

Objection 1 : Il semble que non, car au sujet de saint Paul écrivant aux Corinthiens : « Autre est l’éclat du soleil » , la Glose dit que : « On compare à la clarté du soleil la dignité de ceux qui reçoivent du fruit au centuple, à celle de la lune ceux qui reçoivent soixante pour un, à celle des étoiles ceux qui reçoivent trente pour un ». Mais cette diversité de clarté, dans l’intention de l’Apôtre, correspond à toute différence de béatitude. Les divers fruits ne doivent donc pas correspondre à la seule vertu de continence.  

Objection 2 : Les fruits sont ainsi nommes à cause de la fruition. Mais celle-ci est liée à la récompense essentielle, qui correspond à toutes les vertus. Donc… 

Objection 3 : Le fruit est dû au travail, selon la Sagesse : « Le fruit des bons travaux est glorieux ». Mais dans le travail, le rôle de la force est plus grand que celui de la tempérance ou de la continence. Le fruit ne correspond donc pas à la seule continence.  

Objection 4 : Il est plus difficile de ne pas dépasser la mesure dans les aliments, nécessaires à la vie, que dans les plaisirs sexuels, sans lesquels on peut conserver la vie. L’effort pour garder la tempérance est donc plus grand que pour la continence. Le fruit correspond donc plus à la tempérance qu’à la continence.  

Objection 5 : Le fruit apporte une restauration. Mais celle-ci existe surtout dans la fin. Comme les vertus théologales ont comme objet la fin, c’est-à-dire Dieu, il semble que le fruit leur corresponde davantage.

 

Cependant : Dans la Glose au sujet de saint Mathieu, on assigne les fruits à la virginité, au veuvage et à la continence conjugale, qui sont les parties de la continence.

 

Conclusion : Le fruit est une récompense due à l’homme parce qu’il est passé de la vie charnelle à la vie spirituelle. Il correspond donc surtout à la vertu qui libère l’homme de la domination de la chair. C’est ce qu’opère la continence, parce que c’est surtout par les plaisirs sexuels que l’âme est soumise à la chair. C’est à ce point que, selon saint Jérôme, dans l’acte charnel l’esprit de prophétie ne touche plus le cœur des prophètes, et que, selon Aristote, « dans ce plaisir il n’est pas possible à l’intelligence de connaître ». Le fruit corres­pond donc mieux à la continence qu’à une autre vertu.

 

Solution 1 : Cette glose prend le fruit au sens large, selon lequel toute rémunération est appelée fruit.  

Solution 2 : La fruition ne tire pas son origine du mot fruit dans le sens dans lequel nous parlons de fruit, comme cela est évident.  

Solution 3 : Le fruit, dans le sens où nous en parlons ici, ne correspond pas au travail à cause de la fatigue, mais en tant que c’est par le travail que les semences donnent leur fruit. C’est pourquoi les moissons elles-mêmes sont appelées travaux, parce que c’est à cause d’elles qu’on travaille ou parce que c’est par le travail qu’on les acquiert. La comparaison avec le fruit, en tant qu’il vient de la semence, est plus proche de la continence que de la force, parce que l’homme n’est pas soumis à la chair par les passions qui sont l’objet de la force comme par celles auxquelles s’oppose la continence.  

Solution 4 : Bien que les plaisirs des aliments soient plus nécessaires que ceux qui viennent des choses sexuelles, ils ne sont pourtant pas aussi véhéments ; ils ne soumettent donc pas autant l’âme à la chair.  

Solution 5 : Le fruit n’est pas pris ici pour signifier le fruit que reçoit celui qui est restauré par la fin, mais dans un autre sens. L’argument ne porte donc pas.

 

Article 3 : Convient-il d’assigner trois couronnes aux trois parties de la partie de la continence ? 

Objection 1 : Cela ne semble pas convenir, car saint Paul s’adressant aux Galates énumère douze fruits de l’Esprit : la charité, la joie, la paix, etc. Il semble donc qu’on ne doive pas les réduire à trois.  

Objection 2 : Le fruit indique une récompense spéciale. Mais la récompense accordée aux vierges, aux veufs et aux époux, n’est point spéciale, puisque tous les hommes sauvés appartiennent à l’une de ces trois catégories. En effet, mil n’est sauvé s’il ne garde la continence ; et celle-ci est divisée en ces trois catégories. Il ne convient donc pas d’assigner les trois fruits à ces trois groupes.  

Objection 3 : De même que le veuvage dépasse la continence conjugale, ainsi la virginité l’em­porte sur le veuvage. Mais le soixante pour un ne dépasse pas le trente pour un de la même manière que le centuple dépasse le soixante pour un - ni selon la proportion arithmétique, puisque soixante dépasse trente de trente, et cent dépasse soixante de quarante - ni selon la proportion géométrique, puisque soixante est le double de trente, tandis que cent est dépassé par le double de soixante, puisqu’il le contient une fois entier, plus ses deux tiers. Il ne convient donc pas d’attribuer les fruits aux trois degrés de continence.  

Objection 4 : Les choses dites par l’Écriture sont immuables. Saint Luc dit : « Le Ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas ». Par contre, les choses d’institution humaine peuvent changer chaque jour. On ne peut donc pas interpréter les choses de l’Écriture Sainte d’après ce qui est d’institution humaine. Il ne convient donc pas d’accepter le motif qu’ap­porte Bède pour assigner les trois fruits, quand il dit : « Le fruit à trente pour un, convient aux époux, parce que dans la représentation des chiffres que l’on fait au jeu, trente est signifié par le contact entre le pouce et l’index à leur sommet, de telle sorte qu’ils semblent s’embrasser, et ainsi le chiffre trente évoque les baisers des époux. Soixante est signifié par le contact de l’index avec le milieu de l’arti­culation du pouce, et de la sorte, comme l’index repose sur le pouce et le domine, il signifie l’oppression que les veuves supportent dans le monde. Quand on parvient au nombre cent, on passe de la main gauche à la main droite donc la centaine désigne la virginité, qui possède en partie la dignité des anges, qui sont à droite, c’est-à-dire dans la gloire, tandis que nous sommes à gauche, à cause de l’imper­fection de la vie présente.

 

Conclusion : La continence, à laquelle correspond le fruit, introduit l’homme dans une sorte de spiritualisation, en rejetant la vie charnelle. On distingue donc les divers fruits selon les divers modes de spiritualisation que la continence constitue. Il y a une spiritualité indispensable et une autre qui est une surabon­dance. La spiritualité indispensable consiste en ce que la droiture de l’esprit ne soit point pervertie par la délectation chamelle : cela se produit quand quelqu’un jouit des plaisirs de la chair dans la conformité à l’ordre de la raison telle est la spiritualité des époux. La spiritualité surabondante consiste pour l’homme à se détacher totalement des délectations char­nelles qui oppriment l’esprit. Cela peut s’accom­plir de deux manières : Soit à l’égard de tout temps, passé, présent et futur : et c’est la spiritualité des vierges, soit pour un temps limité : Et c’est la spiritualité des veufs. À ceux qui gardent la continence conjugale est donné le fruit à trente pour un. À ceux qui gardent la continence des veufs est donné soixante pour un, à ceux qui gardent la continence virginale est donné le centuple ; selon le motif assigné plus haut par Bède.

Cependant, on pourrait donner à ces divisions un autre motif, selon la nature des nombres. Le nombre trente vient de la multiplication de dix par trois ; trois est le chiffre de toutes choses, comme dit Aristote, et il contient en soi la perfection commune à tout : le commen­cement, le milieu et la fin. Il convient donc que le nombre trente soit assigné aux époux chez eux, à l’observation du Décalogue, qui est désigné par dix, ne s’ajoute que la perfection commune sans laquelle n’y a pas de salut.

Le nombre six, dont la multiplication par dix fait soixante, possède la perfection en vertu de ses parties, puisqu’il résulte du groupement de toutes ses parties : il convient donc qu’il corresponde au veuvage, dans lequel se trouve le parfait éloignement des plaisirs charnels, dans toutes les circonstances, qui sont comme les parties de l’acte vertueux : En effet, le veuf n’use des plaisirs charnels avec personne, en aucun lieu et dans aucune circonstance, chose qui n’existait pas dans la continence conjugale. Le centuple correspond parfaitement à la virgi­nité, parce que le nombre dix, dont la multi­plication par lui-même donne cent, est la limite des nombres. De même, la virginité atteint la limite de la spiritualisation, puisqu’on ne peut rien lui ajouter quant à la spiritualité. Le nombre cent, en tant que nombre carré, possède la perfection en vertu de sa figure en effet, la figure carrée est parfaite parce qu’elle possède l’égalité de toutes ses parties, ayant des côtés égaux : Elle convient donc à la virginité, dans laquelle l’incorruptibilité est gardée en tous les temps passé, présent et futur.

 

Solution 1 : En cette difficulté, le mot fruit n’est pas pris dans le sens où nous le prenons ici.  

Solution 2 : Rien n’oblige à tenir que le fruit soit une récompense qui n’est pas donnée à tous ceux qui seront sauvés. La récompense essentielle n’est pas seule commune à tous les hommes. Mais aussi des choses accidentelles, comme la joie des oeuvres accomplies, sans lesquelles ou ne serait pas sauvé. On peut dire cependant que les fruits ne conviennent pas à tous ceux qui seront sauvés, comme cela est manifeste chez ceux qui se convertissent à la fin de la vie, et n’ont pas vécu dans la continence : ils ont droit à la récompense essentielle, mais non aux fruits.  

Solution 3 : La distinction des fruits est prise davan­tage selon les espèces et les figures des nombres que selon les quantités désignées. Cependant, on peut donner une justification même au sujet de la quantité. L’homme marié s’abstient seulement de celle qui n’est pas sa femme, tandis que la veuve s’abstient de son mari et de celui qui ne l’est pas. Et ainsi ou trouve cette explication : comme soixante est le double de trente, cent ajoute à soixante le nombre quarante, qui vient de la multiplication de dix par quatre. Le nombre quatre est le premier nombre entier et cubique. Il convient donc à la virginité, dans laquelle, à la perfection du veuvage s’ajoute l’incorruption perpétuelle.  

Solution 4 : Bien que cette désignation des chiffres pour le jeu soit d’institution humaine, cepen­dant elle est fondée de quelque manière sur la nature des choses, en tant que les chiffres sont désignés graduellement selon l’ordre des articulations et des contacts des doigts.

 

Article 5 : Une auréole est-elle due à la virginité ? 

Objection 1 : Il semble que non. Une plus grande récompense est due quand une oeuvre présente plus de difficulté. Mais les veuves souffrent plus que les vierges de s’abstenir des jouissances charnelles. Saint Jérôme dit eau effet que plus grande est la difficulté que certains rencontrent pour s’abstenir des voluptés défendues, plus grande est leur récom­pense. Il dit cela en faisant l’éloge des veuves. Aristote dit aussi que « les jeunes filles avant perdu leur virginité désirent davantage l’acte charnel, à cause du souvenir de leur jouissance ». L’auréole, qui est la plus grande récompense, est donc due davantage aux veuves qu’aux vierges.  

Objection 2 : Si l’auréole était due à la virginité, elle devrait se trouver là où se rencontre la plus parfaite virginité. Mais dans la Bienheureuse Vierge se trouve la plus parfaite virginité, d’où son appellation de Vierge des vierges. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’elle n’a subi aucune lutte pour garder la continence, puisqu’elle ne fut pas atteinte par les passions de la corruption. L’auréole n’est donc pas due à la virginité.  

Objection 3 : On ne doit pas accorder une récompense très élevée à ce qui n’est pas louable en tout temps. Mais il n’aurait pas été louable de garder la virginité dans l’état d’innocence, puisque alors il avait été prescrit « Croissez et multipliez-vous, et remplissez la terre » , ni même dans le temps de la loi mosaïque, puisque les stériles étaient maudites. Une auréole n’est donc point due à la virginité.  

Objection 4 : On ne doit pas donner la même récompense à la virginité gardée et à la virginité perdue. Mais l’auréole est due parfois à la virginité perdue, si par exemple une femme est violée malgré elle par un tyran parce quelle confesse la foi au Christ. L’auréole n’est donc point due à la virginité.  

Objection 5 : Une récompense élevée ne doit pas être attribuée à ce qui est en nous naturellement. Mais la virginité appartient de naissance, à tout homme, bon et mauvais. L’auréole ne lui est donc pas due.  

Objection 6 : De même que le veuvage, dans la conti­nence, reçoit un fruit de soixante pour un, ainsi la virginité reçoit le centuple et l’auréole. Mais ce fruit n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui demeure vouée au veuvage, comme on dit. Il semble donc que l’auréole ne soit pas due à toute virginité, muais seulement à celle à laquelle on s’est voué.  

Objection 7 : On ne donne pas de récompense à ce qui existe nécessairement, puisque tout mérite consiste en un acte de la volonté. Or, il y a des vierges qui le sont par nécessité, comme les frigides et les eunuques. L’auréole n’est donc pas toujours due à la virginité.

 

Cependant : Dans l’Exode nous lisons : « Tu feras une autre couronne, l’auréole ». Et la Glose ajoute : « À cette couronne-là appartient le cantique nouveau, que les vierges chantent devant l’Agneau, ceux qui suivent l’Agneau partout où il ira ». La récompense due à la virginité se nomme donc auréole.

En outre, Isaïe dit : « Le Seigneur Dieu dit ceci aux eunuques : je leur donnerai le meilleur nom parmi les fils et les filles ». Et la Glose ajoute : « Cela signifie une gloire spéciale et élevée ». Or, par les eunuques « qui se sont mutilés pour le royaume des cieux » , on désigne les vierges. La virginité a donc droit à une récompense supérieure, qui est l’auréole.

 

Conclusion : Là où est obtenue une forme supérieure de victoire, on a droit à une couronne spéciale. Quand quelqu’un, en gardant la virgi­nité, obtient une victoire exceptionnelle sur la chair, contre laquelle il mène une lutte incessante, comme dit saint Paul aux Galates : « L’esprit lutte contre la chair » , il a droit à une couronne spéciale, qui est appelée auréole. Tous l’affirment communément ; mais ils ne sont pas d’accord pour préciser à quelle virginité est due cette auréole. Les uns disent qu’elle est due à un acte : elle sera donc donnée à celle qui garde, en acte, la virginité, si elle est du nombre de ceux qui seront sauvés. Mais cela ne semble pas convenir, car alors celles qui ont la volonté de se marier, mais meurent aupa­ravant, posséderaient l’auréole. D’autres disent que l’auréole est due à un état et non à un acte : seules mériteraient l’auréole celles qui se sont mises par un vœu dans l’état de virginité perpétuelle. Mais cela non plus ne semble pas convenir, car quelqu’un peut garder la virginité sans l’avoir vouée, avec une volonté égale à celle d’un autre qui en a fait le vœu. C’est pourquoi on peut dire, autrement, que le mérite est dû à tout acte de vertu impéré par la charité. La virginité est de l’ordre de la vertu, en tant que l’incorruption perpétuelle de l’esprit et du corps est l’effet d’un choix, comme cela découle de ce que nous avons dit. L’auréole n’est donc due à proprement parler qu’à ceux qui ont décidé de garder la virginité perpétuelle, qu’ils aient exprimé ou non cette décision. Et je dis cela en tant que l’auréole est prise, à proprement parler, comme une récompense donnée au mérite, bien que cette résolution ait été quelquefois interrompue, tout en gardant l’intégrité de la chair : pourvu que celle-ci persévère jusqu’à la fin de la vie, car la virginité de l’esprit peut être réparée, mais non celle de la chair. Mais si nous prenons l’auréole au sens large, pour toute joie qui s’ajoute dans le Ciel à la joie essentielle, alors l’auréole est donnée à ceux qui sont demeurés incorrompus dans leur chair, même s’ils n’ont pas eu la volonté de garder perpétuellement la virginité. Il n’est pas douteux en effet qu’ils jouissent de l’incorruption du corps, commue les innocents qui sont demeurés exempts du péché, bien qu ils n’aient pas eu la possibilité de pécher, comme les enfants baptisés. Ce n’est point l’acception propre de l’auréole, mais elle est très commune.

 

Solution 1 : Dans la garde de la conti­nence, une lutte plus forte est soutenue, à un certain point de vue, par les vierges, à un autre point de vue, par les veuves. Les vierges sont enflammées par la concupiscence et par le désir d’expérimenter, qui provient d’une certaine curiosité, en vertu de laquelle l’homme voit plus volontiers ce qu’il n’a pas encore vu. Et parfois cette concupiscence augmente l’appré­ciation du plaisir au-delà de ce qu’il est dans la réalité. Il y a aussi une absence de considération des inconvénients qui sont liés à lin plaisir de ce genre. À ce point de vue, les veuves obtiennent une lutte moindre, tandis que celle-ci est accrue, au contraire, par le souvenir du plaisir éprouvé. Et en ces diverses choses, les hommes diffèrent en leur jugement, selon leurs diverses conditions et dispositions, car certains sont davantage mus par un point de vue, et les autres par un autre. Quoi qu’il en soit de l’intensité de la lutte, il est certain que la victoire des vierges est plus parfaite que celle des veuves : car c’est une victoire plus parfaite et plus belle, de n’avoir jamais cédé à l’ennemi. La couronne n’est pas due à la lutte, mais à la victoire dans la lutte.  

Solution 2 : À ce sujet, deux opinions sont émises. Certains disent que la Bienheureuse Vierge ne reçoit pas l’auréole comme récompense de la virginité, si l’auréole est considérée comme récompensant la lutte, mais qu’elle reçoit quelque chose de plus grand que l’auréole, à cause de sa décision parfaite de garder la virginité. D’autres disent qu’elle possède l’auréole, et même très supérieure, sous la raison propre d’auréole : car, bien qu’elle n’ait pas éprouvé le combat, elle a quand même connu une certaine lutte de la chair. Mais, à cause de la puissance de sa vertu, sa chair était tellement soumise, que cette lutte la laissait insensible. Pourtant, cela ne semble point convenir, car on croit que la Bienheureuse Vierge fut tout à fait préservée de l’inclination sensuelle, à cause de sa parfaite sanctification. Il n’est point respectueux de dire qu’il y eût en elle quelque lutte de la chair, car celle-ci ne vient que d’une inclination dépravée. La tentation qui vient de la chair ne petit pas exister sans le péché, comme dit la Glose, à propos de saint Paul aux Corinthiens : « J’ai reçu le stimulant de ma chair ». La Vierge doit donc posséder à proprement parler l’auréole, pour que, en cela, elle soit conforme aux autres membres de l’Église, qui possèdent la virginité. Bien qu’elle ne connût pas la tentation qui vient de la chair, elle connut la lutte qui vient de la tentation opérée par l’ennemi, qui n’a même pas respecté le Christ lui-même, comme nous le voyons en saint Mathieu.  

Solution 3 : L’auréole n’est due à la virginité qu’en tant qu’elle ajoute une certaine supériorité aux autres degrés de la continence. Si Adam n’avait pas péché, la virginité ne posséderait pas une perfection supérieure à la continence conjugale, car il y aurait eu alors des noces honorables, et une union nuptiale immaculée, la perversion de la concupiscence n’existant pas. La virginité n’aurait pas alors été gardée, et n’aurait pas droit à une auréole. Mais la condition de la nature humaine étant changée, la virginité revêt une beauté spéciale et mérite donc une récompense particulière. Au temps de la Loi de Moïse, quand le culte de Dieu devait être propagé par l’acte charnel, il n’était pas tout à fait louable de s’abstenir de l’acte de la chair : on ne donnait donc pas une récompense spéciale à cette décision, sauf si elle venait d’une inspiration divine : comme on le croit pour Jérémie et Élie, dont on ne lit pas qu’ils aient été mariés.  

Solution 4 : Si une vierge a été violée par contrainte, elle ne perd pas pour autant son auréole, dès lors qu’elle garde inviolablement sa volonté de défendre à jamais sa virginité, cru ne consen­tant nullement à l’acte subi elle ne perd pas pour cela sa virginité ; et cela vaut si elle a été violée à cause de sa foi, pour n’importe quelle autre cause. Mais si elle souffre cela pour la foi, cela augmentera son mérite, et lui donnera le mérite du martyre. C’est pourquoi sainte Lucie dit : « Si tu me fais violer contre ma volonté, ma couronne de chasteté sera doublée » : non qu’elle ait deux auréoles de virginité, mais parce qu’elle recevra une double récompense, une pour la garde de la virginité, l’autre à cause de l’injustice subie. En suppo­sant même qu’une vierge ainsi violentée conçoive, elle ne perd pas polir alitant le mérite de la virginité. Elle n’égalera cependant pas la Mère du Christ, qui garda, avec l’intégrité de l’esprit, celle de la chair.  

Solution 5 : La virginité nous est donnée par la nature quant à ce qui est physique en elle, mais la résolution de garder une incorruption perpé­tuelle, qui donne le mérite de la virginité, n’est pas innée ; elle vient d’un don de la grâce.  

Solution 6 : Le fruit de soixante pour un n’est pas dû à toute veuve, mais seulement à celle qui a résolu de garder le veuvage, même si elle n en a pas fait le vœu, comme nous l’avons dit pour la virginité.  

Solution 7 : Si les frigides et les eunuques sont résolus à garder une incorruption perpétuelle, même s’ils recevaient la possibilité d’accomplir l’acte de la chair, ils doivent être appelés vierges, et méritent l’auréole : ils font en effet de nécessité vertu. Mais s’ils sont décidés à se marier s’ils en deviennent capables, ils ne méritent pas l’auréole. C’est pourquoi saint Au­gustin dit : « Pour ceux dont l’organe viril est malade, de sorte qu’ils ne peuvent pas engen­drer, comme sont les eunuques, s’ils deviennent chrétiens et gardent les préceptes de Dieu, mais avec l’intention de se marier s’ils le pouvaient, il suffit de les considérer comme semblables aux époux croyants ».

 

Article 6 : Une auréole est-elle due aux martyrs ? 

Objection 1 : Il semble que non, car l’auréole est une récompense attribuée aux oeuvres surérogatoires. Bède dit à propos de l’Exode : « Tu feras une autre couronne » , « Cette récompense vaut pour ceux qui dépassent les préceptes généraux, par un choix spontané d’une vie plus parfaite ». Or, mourir pour la confession de sa foi est quelquefois obligatoire et non surérogatoire comme nous le voyons dans l’épître aux Romains : « Par le cœur nous croyons à la justice, mais par la bouche nous confessons ce qui est requis pour le salut ». L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.  

Objection 2 : Selon saint Grégoire et saint Augustin, « plus les services sont libres, plus ils sont dignes de récompense ». Mais le martyre n’est aucune­ment libre, puisqu’il est une peine imposée avec violence par un autre. L’auréole n’est donc pas due au martyre, parce qu’elle corres­pond à un mérite supérieur.  

Objection 3 : Le martyre ne consiste pas seulement dans la souffrance de la mort, mais aussi dans la volonté intime. C’est pourquoi saint Bernard distingue trois espèces de martyrs : par la volonté et sans meurtre, comme saint Jean par la volonté et le meurtre, comme saint Etienne par le meurtre sans la volonté, comme les Saints Innocents. Si donc l’auréole était due au martyre, elle serait due davantage au martyre de la volonté qu’au martyre extérieur, puisque le mérite procède de la volonté. Or, ce n’est point ce que l’on dit. L’auréole n’est don c pas due au martyre.  

Objection 4 : La souffrance du corps est moindre que celle de l’esprit provenant de douleurs intimes et des passions de l’âme. La souffrance inté­rieure est une sorte de martyre ; saint Jérôme dans son sermon sur l’Assomption : « Je dirai à bon droit que la Vierge Mère de Dieu fut aussi martyre, bien que sa vie se soit achevée dans la paix. C’est pourquoi il est dit qu’un glaive transpercera ton âme «, à savoir la douleur de la mort de son Fils ». Puisqu’il n’y a pas d’auréole pour la douleur intérieure, il ne doit pas y en avoir pour la douleur extérieure.  

Objection 5 : La mortification elle-même est une sorte de martyre ; Saint Grégoire dit « Même sans avoir l’occasion d’être persécutés, notre vie paisible connaît son martyre : car bien que nous n’inclinions pas sous le fer notre cou de chair, nous exterminons en esprit les désirs de la chair, avec le glaive spirituel ». L’auréole n’est point due à cette pénitence, qui consiste en des oeuvres extérieures. Elle n’est donc pas due non plus au martyre extérieur.  

Objection 6 : L’auréole n’est pas due à une oeuvre défendue. Or il est interdit de se faire violence à soi-même, comme dit saint Augustin, et cepen­dant l’Église célèbre le martyre de certains qui se sont fait violence pour échapper à la rage des tyrans, comme cela se voit dans l’Histoire d’Eusèbe, à propos de certaines femmes d’Antioche. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.  

Objection 7 : Il arrive parfois que quelqu’un est blessé à cause de sa foi, et survit cependant quelque temps. Il est manifestement martyr. Et pourtant l’auréole ne lui est pas due, parce qu’il n’a pas souffert jusqu’à la mort. L’auréole n’est donc pas toujours due au martyre.  

Objection 8 : Certains souffrent plus de la perte des biens temporels que de la souffrance de leur propre corps : comme on le voit puisqu’ils se donnent tant de mal pour acquérir des richesses. Si donc on leur enlève, à cause du Christ, leurs biens temporels, il semble qu’ils soient des martyrs. Et cependant on dit que l’auréole ne leur est pas due. Donc. . .  

Objection 9 : Il semble que le martyr soit seulement celui qui est mis à mort pour la foi. C’est pourquoi Isidore dit : « On les appelle martyrs, selon le terme grec, témoins en latin, parce qu’ils ont supporté leurs souffrances pour apporter au Christ leur témoignage, et ont lutté jusqu’à la mort pour la vérité ». Mais il y a des vertus supérieures à la foi, comme la justice, la charité, etc., qui ne peuvent exister sans la grâce ; et cependant l’auréole ne leur est point due. Il semble donc qu’elle ne le soit pas non plus au martyre.  

Objection 10 : De même que les vérités de foi, toute autre vérité vient de Dieu, comme dit saint Am­broise, parce que « toute vérité, quel que soit celui qui l’exprime, vient du Saint-Esprit ». Si donc on doit l’auréole à celui qui supporte la mort pour la vérité de foi, on la devrait aussi pour ceux qui supportent la mort pour toute autre vérité : et cela n’est évidemment pas exact.  

Objection 11 : Le bien commun l’emporte sur le bien particulier. Si quelqu’un meurt, dans une guerre juste pour la défense de l’Etat, on ne lui doit pas l’auréole. Donc pas non plus s’il est tué pour la conservation en lui-même de la foi.  

Objection 12 : Tout mérite procède du libre arbitre. Mais l’Église célèbre le martyre que certains qui n’eurent pas l’usage du libre arbitre. Ils n’ont donc pas mérité l’auréole, et dès lors, celle-ci n’est pas due à tous les martyrs.

 

Cependant : Saint Augustin dit : « Personne, je pense, n’a osé mettre la virginité au-dessus du martyre ». Mais la virginité a droit à une auréole. Donc aussi le martyre.

En outre, la couronne est due au lutteur. Dans le martyre, il y a une difficulté spéciale dans le combat. On lui doit donc une auréole spéciale.

 

Conclusion : De même que l’esprit lutte contre les concupiscences intérieures, ainsi l’homme lutte contre les passions qui viennent du dehors. De même que la victoire la plus parfaite par laquelle l’homme triomphe des concupiscences de la chair, c’est-à-dire la virginité, a droit à une couronne spéciale qui s’appelle auréole, de même celui qui a remporté la plus parfaite victoire qui se conquiert dans la lutte extérieure, a droit à une auréole. La victoire la plus parfaite contre les passions extérieures peut être considérée sous deux aspects : d’abord selon la grandeur de la passion vaincue ; parmi toutes les passions provoquées du dehors, la peur de la mort tient le premier rang, de même que dans les passions intérieures les principales sont les concupis­cences sexuelles. C’est pourquoi, quand quel­qu’un parvient à la victoire sur la mort et contre ce qui lui est rattaché, il est parfai­tement vainqueur. La grandeur de la victoire sur les passions peut aussi être considérée d’après la cause de la lutte, quand par exemple on combat pour une cause très honorable, qui est le Christ lui-même. Or ces deux choses sont contenues dans le martyre, qui est l’acceptation de la mort à cause du Christ ». Ce qui constitue le martyre, ce n’est pas la souffrance, mais sa cause » dit saint Augustin. L’auréole est donc due au martyre comme à la virginité.

 

Solution 1 : Supporter la mort à cause du Christ est en soi une oeuvre surérogatoire tous ne sont pas mis dans l’obligation de confesser leur foi devant un persécuteur. Mais en certaines occasions cela est obligatoire pour se sauver : ainsi quand quelqu’un arrêté par un persécuteur est interrogé sur sa foi, il est obligé de la confesser. Mais il n’en suit pas qu’il ne mérite pas l’auréole. Celle-ci en effet n’est pas due à l’œuvre surérogatoire en tant que telle, mais en tant qu’elle contient une certaine perfection. Donc, si cette perfection demeure, même sans qu’il y ait surérogation, on mérite l’auréole.  

Solution 2 : La récompense est due au martyre non en tant qu’il est infligé du dehors, mais en tant qu’il est supporté volontairement, car nous ne méritons que par les choses qui sont en nous. Plus ce que quelqu’un supporte volontairement est difficile et de nature à répugner à la volonté, plus cette volonté qui le supporte à cause du Christ, se montre fermement fixée dans le Christ. On lui doit donc une récompense supérieure.  

Solution 3 : Il y a des actes qui possèdent en eux-mêmes une grande intensité de jouissance ou de difficulté. Dans ces actes le fait de les accomplir augmente toujours le mérite ou le démérite, car en les accomplissant la volonté, à cause de cette intensité, a dû modifier profondément l’état dans lequel elle se trouvait auparavant. C’est pourquoi, toutes choses restant les mêmes, celui qui accomplit un acte de luxure pèche plus que celui qui ne fait que consentir à l’acte, parce qu’en accomplissant l’acte, la volonté est intensifiée. De même, puisque l’acte du martyre comporte une très grande difficulté, le vouloir du martyre n’atteint pas le mérite qui est dû à l’acte même du martyre, à cause de cette difficulté. Cependant cette volonté du martyre peut parvenir à une plus haute récompense, en raison de son mérite, parce que quelqu’un peut vouloir supporter le martyre, sans le subir, avec une plus grande charité que celui qui le subit en fait. C’est pourquoi le martyr volontaire peut mériter, par sa volonté seule, une récompense essentielle égale ou plus grande que celle qui est due au martyr réel. Mais puisque l’auréole est due à la difficulté qui se rencontre dans la lutte même du martyre, elle n’est pas due à ceux qui ne sont martyrs que dans leur vouloir, mais non en fait.  

Solution 4 : De même que les plaisirs du toucher, auxquels est ordonnée la tempérance, tiennent la première place parmi les plaisirs intérieurs et extérieurs, de même les douleurs du toucher sont au-dessus de toutes les autres douleurs. C’est pourquoi une auréole est due davantage à la difficulté qui se manifeste dans le support des douleurs du toucher par exemple celles des coups et autres choses semblables, qu’elle n’est due à la difficulté de supporter les douleurs intérieures, à cause desquelles quelqu’un n’est pas appelé à proprement parler martyr, sauf par comparaison ; Et c’est dans ce sens que parle saint Jérôme.  

Solution 5 : Les souffrances de la mortification ne sont pas à proprement parler un martyre, parce qu’elles ne consistent pas en des choses ordon­nées à causer la mort, mais seulement destinées à dominer la chair. Si quelqu’un dépasse cette mesure, sa pénitence devient une faute. Cependant, on peut, par comparaison, appeler la mortification un martyre, parce qu’elle peut l’emporter en durée sur le martyre, tandis que celui-ci l’emporte en intensité.  

Solution 6 : Selon saint Augustin, nul ne peut attenter à sa vie pour aucune cause, à moins qu’il ne le fasse sous l’action d’une inspiration divine, pour donner un exemple de courage en mépri­sant la mort. On croit que ceux dont il est parlé dans cette difficulté se sont donné la mort sous une inspiration divine : C’est pourquoi l’Église célèbre leur martyre.  

Solution 7 : Si quelqu’un reçoit à cause de sa foi une blessure mortelle, mais ne meurt pas aussitôt, il n’est point douteux qu il mérite l’auréole, comme cela est évident pour la bienheureuse Cécile, qui a survécu trois jours, et pour de nombreux martyrs morts en prison. Même si quelqu’un reçoit une blessure qui n’est pas mortelle, et qui est cependant suivie de mort, on croit qu’il mérite l’auréole, bien que certains disent que celui qui aboutit à la mort à cause de son insouciance ou de sa négligence, ne mérite pas l’auréole. Cependant, cette négli­gence ne l’aurait pas conduit à la mort sans la blessure antérieure, reçue pour la foi : Celle-ci est donc la première occasion de sa mort ; il semble dès lors qu’il ne perde pas l’auréole, à moins que sa négligence soit telle qu’elle comporte une faute mortelle, qui lui enlève la couronne et l’auréole. Mais si quelqu’un ne meurt pas après avoir reçu une blessure mortelle, à cause de quelque circonstance fortuite ou s’il n’a pas reçu de blessure mortelle, mais qu’ensuite, étant en prison, il meurt, il mérite encore l’auréole. C’est pourquoi l’Église célèbre de saints martyrs qui sont morts en prison, longtemps après avoir subi des blessures, comme le pape Marcel. Donc, toute souffrance infligée pour le Christ et s’achevant dans la mort, que celle-ci suive immédiatement ou non, suffit à constituer le martyre et à mériter l’auréole. Si elle ne va pas jusqu’à la mort, on ne considère pas cet homme comme martyr : comme c’est le cas du bienheureux Sylvestre, que l’Église ne fête pas comme martyr, parce qu’il a achevé sa vie dans la paix, après avoir subi auparavant bien des tourments.  

Solution 8 : De même que la tempérance ne regarde pas les plaisirs de l’argent ou des honneurs, mais seulement les jouissances du toucher, parce qu’elles sont les principales, de même la force ne regarde que les menaces de mort, parce qu’elles sont les plus graves, comme dit Aris­tote. C’est pourquoi l’auréole n’est due qu’aux attaques qui menacent le propre corps, capables d’engendrer la mort. Si donc quelqu’un, à cause du Christ, perd les biens temporels ou sa réputation ou toute autre chose de ce genre, il n’est pas martyr pour autant, et ne mérite pas l’auréole. On ne peut aimer d’une manière normale les choses extérieures plus que le propre corps. Un attachement déréglé ne peut concourir à faire mériter une auréole. La douleur de la perte des biens matériels ne peut égaler celle de la mort du corps, ni d’autres souffrances semblables.  

Solution 9 : La cause suffisante pour constituer le martyre n’est pas seulement le fait de confesser la foi, mais aussi toute autre vertu, non pas humaine, mais surnaturelle, qui a le Christ comme fin. Par tout acte de vertu, on peut devenir témoin du Christ, en tant que les oeuvres qu’il opère en nous sont un témoignage de sa bonté. C’est ainsi que des vierges furent tuées à cause de leur virginité qu’elles voulaient garder, comme la bienheureuse Agnès et quelques autres, dont le martyre est célébré par l’Église.  

Solution 10 : La vérité de foi a le Christ comme fin et comme objet : c’est pourquoi sa confession mérite l’auréole, si une peine lui est infligée, non seulement à cause de la fin poursuivie, mais aussi à cause de cette souffrance. Mais la confession de toute autre vérité n’est pas une cause suffisante pour constituer un martyre en raison d’une semblable souffrance : elle ne le serait qu’à cause de la fin, si par exemple quelqu’un préférait être mis à mort pour le Christ, plutôt que de dire n’importe quel mensonge qui est un péché contre lui.  

Solution 11 : Le Bien incréé dépasse tout bien créé. Dès lors, toute fin créée, qu’elle soit le bien commun ou un bien privé, ne peut conférer à une action autant de bonté que le Bien incréé le fait quand quelque chose est accompli à cause de Dieu. Donc, si quelqu’un subit la mort à cause du bien commun, sans réfé­rence au Christ, il ne mérite pas l’auréole. Mais s’il rapporte cela au Christ, il la mérite, et il est martyr s’il défend l’État contre les attaques des ennemis qui veulent corrompre la foi au Christ, et qu’il meurt dans cette lutte de défense.  

Solution 12 : Certains disent que chez les Innocents morts pour le Christ l’usage de la raison fut anticipé par un miracle divin, comme chez saint Jean Baptiste quand il était dans le sein maternel par là, ils furent de vrais martyrs, en acte et en volonté ; Et ils possèdent l’auréole. Mais d’autres disent qu’ils furent martyrs seulement en acte, mais non en volonté : telle semble être la pensée de saint Bernard dans sa division des trois sortes de martyrs. D’après cela, les Innocents, qui ne réalisèrent pas la notion parfaite du martyre, mais y partici­pèrent de quelque manière en souffrant pour le Christ, ont aussi l’auréole, non dans sa parfaite définition, mais en une certaine participation, en tant qu’ils se réjouissent d’avoir été tués au service du Christ, comme nous l’avons vu au sujet des enfants baptisés qui jouissent de leur innocence et de l’intégrité de leur chair.

 

Article 7 : Les docteurs ont-ils droit à une auréole ? 

Objection 1 : Cela ne semble pas. Toute récompense dans l’au-delà correspond à un acte de vertu. Prêcher ou enseigner n’en est pas un. On ne doit donc point l’auréole à la prédication ou à l’enseignement.  

Objection 2 : Enseigner et prêcher sont le fruit de l’étude et de l’enrichissement doctrinal. Les choses qui sont récompensées dans l’au-delà ne s’acquièrent point par l’effort humain, car nous ne méritons pas par les choses naturelles et acquises. Aucune auréole n’est donc promise pour l’au-delà à l’enseignement et à la prédication.  

Objection 3 : L’exaltation dans le Ciel correspond à l’humiliation ici-bas, car « celui qui s’humilie sera exalté « Enseigner et prêcher n’humilient pas : ce sont plutôt des occasions d’orgueil. La Glose dit, au sujet de saint Mathieu, que « le diable trompe beaucoup d’hommes enflés par les honneurs du magistère. Il semble donc que la prédication et l’enseignement n’aient pas droit à l’auréole.

 

Cependant : À propos de saint Paul. Aux Ephésiens « Pour que vous sachiez quelle est l’éminence... « , la Glose dit « Les saints docteurs recevront une augmentation de gloire supérieure à celle que tous auront commu­nément ».

En outre, la Glose ordinaire, commentant le Cantique des Cantiques, « Ma vigne est devant moi «, dit : « Il montre quelle récompense particulière il prépare pour ses docteurs ». Ils auront donc une récompense spéciale, et c’est ce que nous nommons auréole.

 

Conclusion : Par le martyre et la virginité, l’homme remporte une très parfaite victoire contre la chair et le monde. De même, il remporte une très parfaite victoire contre le diable quand, non content de résister à ses assauts, il le chasse non seulement de lui-même, mais aussi des autres. C’est ce qui se fait par la prédication et l’enseignement. C’est pourquoi on leur doit une auréole, comme à la virginité et au martyre. Qu’on ne dise pas, comme certains le font, qu’elle est due seulement aux prélats, à qui il appartient, en vertu de leur charge, de prêcher et d’enseigner : elle appar­tient à tous ceux qui exercent licitement cette mission. Elle n’est due aux prélats, bien qu’ils aient la charge de prêcher, que s’ils le font en fait, car la couronne n’est pas due à une disposition, mais à une lutte en acte, selon ce mot de saint Paul à Timothée : « Il ne sera pas couronné s’il n’a pas lutté selon les règles » .

 

Solution 1 : Prêcher et enseigner sont les actes d’une vertu : la miséricorde. On doit donc les ranger parmi les aumônes spirituelles.  

Solution 2 : Bien que la faculté de prêcher et d’ensei­gner vienne de l’étude, le fait d’enseigner vient de la volonté, qui est enrichie par la charité infusée par Dieu. Son exercice peut donc être méritoire.  

Solution 3 : L’exaltation en cette vie ne diminue la récompense de l’autre vie que si quelqu’un cherche, à travers cette exaltation, sa propre gloire. Mais celui qui transforme cette exal­tation en bénéfice pour les autres, mérite une récompense. Quand on dit que l’enseignement a droit à l’auréole, on doit l’entendre de l’ensei­gnement des choses du salut, qui chasse le diable du cœur des hommes, comme une arme spirituelle. Saint Paul dit aux Corinthiens : « Les armes de notre armée ne sont pas charnelles, mais spirituelles" .

 

Article 8 : Une auréole est-elle due au Christ ? 

Objection 1 : Il semble que oui. Une auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement. Ces trois choses existèrent excellemment dans le Christ. L’auréole lui convient donc excellemment.  

Objection 2 : Tout ce qui est très parfait dans les choses humaines, doit être attribué, à un degré supérieur, au Christ. La récompense de l’au­réole est due aux mérites les plus élevés. Elle est donc due au Christ.  

Objection 3 : Saint Cyprien dit que la virginité porte l’image de Dieu à son type idéal est donc en Dieu. Il semble donc que l’auréole convienne au Christ même en tant que Dieu.

 

Cependant : L’auréole, avons-nous dit, est la joie de se sentir conforme au Christ. Nul ne se conforme ni ne devient semblable à soi-même, comme dit Aristote. L’auréole n’est donc pas due au Christ.

En outre, la récompense du Christ n’aug­mente jamais. Or il ne posséda pas l’auréole dès l’instant de sa conception, car alors il n’avait encore jamais lutté. Il ne l’eût donc pas davantage ensuite.

 

Conclusion : Deux opinions se présentent à ce sujet certains disent que dans le Christ il y a eu à proprement parler une auréole, parce qu’il a connu là lutte et la victoire, et donc mérité la couronne proprement dite. . Mais en y regardant de près, s’il possède la couronne en sa notion propre, il ne possède pas celle de l’auréole. Celle-ci en effet, par cela même qu’elle est un diminutif, indique quelque chose qui est possédé seulement en participation et non en sa plénitude. Elle ne convient donc qu’à ceux chez qui il n’y a qu’une participation à la victoire parfaite, dans l’imitation de celui qui réalise pleinement la notion de victoire parfaite. Dans le Christ au contraire nous trouvons une réalisation parfaite de la notion de pleine victoire tous les autres vainqueurs ne font qu’y participer, comme nous le voyons en saint Jean « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde » , et dans l’Apocalypse « Voici qu’a vaincu le lion de la tribu de Juda ». Il ne convient donc pas qu’il possède l’auréole, mais plutôt une chose de laquelle jailliront toutes les auréoles. C’est pourquoi l’Apocalypse dit : « Je ferai asseoir sur mon trône celui qui aura vaincu, de même que j’ai vaincu et je siège sur le trône de mon Père ». Aussi, d’autres estiment qu’on doit dire bien que ce qui se trouve dans le Christ ne soit pas préci­sément une auréole, c’est mieux que toute auréole.

 

Solution 1 : Le Christ fut très vérita­blement vierge, martyr et docteur. Mais en lui, la récompense accidentelle correspondant à ces titres est très faible en comparaison de la grandeur de sa récompense essentielle. Il ne possède donc pas l’auréole en sa notion précise.  

Solution 2 : Bien que l’auréole soit due à une oeuvre très parfaite, pourtant, en tant qu’elle est désignée par un diminutif, elle signifie une participation seulement à la perfection qui se trouve pleinement réalisée dans un autre. Par là, elle marque une certaine infériorité. Elle ne se trouve donc pas dans le Christ, en qui toute perfection existe en sa plénitude.  

Solution 3 : Bien que la virginité ait de quelque manière son modèle parfait en Dieu, cependant ce modèle idéal n’est pas de la même nature que chez l’homme. L’incorruption de Dieu, qu’imite la virginité, n’est pas de même nature en Dieu et dans un homme vierge. Elle est pour eux de nécessité de salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance. Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.

 

Article 9 : Une auréole est-elle due aux anges ? 

Objection 1 : Il semble que oui, d’après ce que dit saint Jérôme au sujet de la virginité « Vivre dans la chair en en étant dégagé, c’est plutôt une vie angélique qu’une vie humaine » , et la Glose, à propos d’un passage de saint Paul, aux Corinthiens, dit que « la virginité est une part angélique ». Puisque la virginité reçoit l’auréole, elle semble due aux anges.  

Objection 2 : L’incorruption de l’esprit est supérieure à celle de la chair. Dans les anges nous trouvons l’incorruption de l’esprit, car ils n’ont jamais péché. L’auréole leur est donc due plus qu’aux hommes qui seraient incorrompus dans leur chair, mais qui ont parfois péché.  

Objection 3 : L’auréole est due à ceux qui enseignent. Les anges nous instruisent en nous purifiant, nous illuminant et nous perfectionnant, comme dit Denys. Ils doivent donc avoir au moins l’auréole des docteurs.

 

Cependant : Saint Paul dit à Timothée « Il ne sera pas couronné, s’il n’a pas combattu selon les règles ». Dans les anges, pas de combat, donc pas d’auréole.

En outre, l’auréole n’est pas due à un acte qui ne s’accomplit pas avec coopération du corps. Pour ceux qui ont l’amour de la virgi­nité, du martyre et de l’enseignement, l’auréole ne leur sera pas donnée s’ils ne réalisent pas ces choses extérieurement. Les anges étant incor­porels, n’ont pas d’auréole.

 

Conclusion : L’auréole n’est pas due aux anges, car elle correspond à une forme supé­rieure de perfection dans le mérite. Les choses qui chez l’homme contribuent à la perfection de son mérite sont naturelles pour les anges ou appartiennent à leur état commun ou font partie de leur récompense essentielle. Le motif même pour lequel l’auréole est due aux hommes, fait que les anges n’en ont pas.

 

Solution 1 : La virginité est appelée vie angélique parce que les vierges imitent, par l’effet de la grâce, ce que les anges possèdent par nature. Pour ceux-ci, ce n’est point de la vertu que de s’abstenir complètement des plaisirs de la chair, puisque ceux-ci ne pour­raient pas exister chez eux.

 

Solution 2 : L’incorruption perpétuelle de l’esprit mérite aux anges leur récompense essentielle ; Elle est pour eux essentiel au salut, puisque pour eux aucune réparation ne peut suivre la déchéance.  

Solution 3 : Les actes par lesquels les anges nous instruisent appartiennent à leur gloire et à leur état commun : ils ne méritent donc pas l’auréole pour cela.

 

Article 10 : Convient-il de désigner trois auréoles : pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs ? 

Objection 1 : Il ne semble pas qu’on ne doive distinguer que trois auréoles, pour les vierges, les martyrs et les prédicateurs. Car l’auréole des martyrs correspond à la vertu de force, celle des vierges à la vertu de tempé­rance et celle des docteurs à la vertu de prudence. Il semble donc qu’il doit y avoir une quatrième auréole correspondante à la vertu de justice.  

Objection 2 : À propos de l’Exode, la Glose dit que « la couronne est donnée quand l’Évangile promet la vie éternelle à ceux qui gardent les comman­dements » , et à propos de saint Mathieu : « Si tu veux entrer dans la vie, garde les comman­dements » , la Glose dit « L’auréole lui est ajoutée quand il est dit : si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as, et donne-le aux pauvres ». L’auréole est donc due à la pauvreté.  

Objection 3 : Par le vœu d’obéissance, l’homme se soumet totalement à Dieu : c’est donc en ce vœu que consiste la plus grande perfection ; dès lors, il semble que l’auréole lui soit due.  

Objection 4 : Il y a beaucoup d’autres oeuvres suréro­gatoires, à cause desquelles l’homme dans la vie future aura une joie spéciale. Il n’y a donc beaucoup d’auréoles outre les trois citées plus haut.  

Objection 5 : De même que répand la foi en prêchant et en enseignant, de même il le fait en copiant des écrits. Une quatrième auréole lui est donc due.

 

Conclusion : L’auréole est une récompense privilégiée correspondant à une victoire excep­tionnelle. C’est pourquoi on désigne trois auréoles en considérant les victoires excep­tionnelles dans les trois luttes qui menacent tout homme. Dans la lutte contre la chair, celui qui remporte la plus grande victoire est celui qui s’abstient tout à fait des délectations charnelles, qui sont les principales en ce domaine : c’est l’homme vierge. Une auréole est donc due à la virginité. Dans la lutte contre le monde, la victoire principale consiste à soutenir la persécution du monde jusqu’à la mort : la seconde auréole est donc due aux martyrs, qui remportent la victoire dans cette lutte. Dans la lutte contre le diable, la prin­cipale victoire consiste à chasser le démon non seulement de soi-même, mais même du cœur des autres : Ce qui s’opère par l’enseignement et la prédication : La troisième auréole est donc due aux docteurs et aux prédicateurs.

Cependant, certains distinguent trois auréoles selon les trois puissances de l’âme : les trois auréoles correspondraient aux actes les meil­leurs de ces trois puissances. L’acte le meilleur de la puissance rationnelle est de diffuser la vérité de foi chez les autres : à cet acte est due l’auréole des docteurs. L’acte le meilleur de l’irascible est de supporter même la mort pour le Christ : et cet acte a droit à l’auréole des martyrs. L’acte le meilleur du concupiscible est de s’abstenir complètement des plus grandes délectations de la chair : et cela donne droit à l’auréole de la virginité.

D’autres distinguent trois auréoles selon les choses par lesquelles nous sommes rendus conformes au Christ de la manière la plus élevée. Il fut médiateur entre le Père et le monde : il fut donc docteur, en tant qu’il a manifesté au monde la vérité qu’il avait reçue du Père. Il fut martyr, en supportant la persé­cution du monde. Il fut vierge, en gardant en lui-même la pureté. Donc, les docteurs, les martyrs et les vierges lui sont très parfaitement conformes : ils méritent donc l’auréole.

 

Solution 1 : Dans l’acte de la justice, il n’y a point de lutte comme dans les actes des autres vertus. Il n’est point vrai qu’ensei­gner soit un acte de prudence : C’est plutôt un acte de charité ou de miséricorde, car c’est par ces vertus que nous sommes portés à l’exercice de l’enseignement ou encore, c’est un acte de sagesse, en tant qu’on dirige les autres. On pourrait dire, selon d’autres, que la justice englobe toutes les vertus : On ne lui doit donc pas une auréole particulière.  

Solution 2 : Bien que la pauvreté soit une oeuvre de perfection, elle n’occupe pas la première place dans une lutte spirituelle, car l’amour des biens temporels est moins agressif que la concupiscence de la chair ou la persécution infligée à son propre corps. On ne doit donc pas donner l’auréole à la pauvreté, mais le pouvoir judiciaire, à cause de l’humiliation qui l’accom­pagne. La Glose citée prend l’auréole au sens large, pour toute récompense accordée à un mérite supérieur.  

De même pour la troisième et la quatrième difficulté.  

Solution 5 : Une auréole est due à ceux qui écrivent la doctrine sacrée, mais elle ne se distingue pas de celle des docteurs, car rédiger un écrit est une manière d’enseignement.

 

Article 11 : L’auréole des vierges est-elle supérieure aux autres ? 

Objection 1 : Il semble que oui, car l’Apocalypse dit des vierges qu’ » elles suivent l’Agneau partout où il ira « et que « personne d’autre ne pouvait chanter le cantique qu’elles chantaient ». Elles auront donc pas une auréole supérieure.  

Objection 2 : Saint Cyprien, dans un traité Des vierges, dit qu’elles sont « la plus illustre portion du troupeau du Christ ». Elles ont donc droit à une auréole plus élevée.  

Objection 3 : Il semble que l’auréole la plus élevée soit celle des martyrs, car, à propos de l’Apoca­lypse : « et personne ne pouvait dire le can­tique » , Haymon dit que « tous les vierges ne précèdent pas les personnes mariées, mais spécialement les vierges qui dans le tourment de leur passion sont rendus égaux aux martyrs mariés, en ayant gardé leur virginité ». Le martyre donne donc à la virginité la préémi­nence sur tous les états. L’auréole serait donc plutôt due au martyre.  

Objection 4 : Il semble quel l’auréole la plus élevée soit due aux docteurs, car l’Église militante modèle l’Église triomphante. Dans l’Église militante, le plus grand honneur est dû aux docteurs. Saint Paul dit à Timothée : « Les prêtres qui gouvernent bien sont dignes d’un double honneur, surtout ceux qui s’appliquent à la parole et à l’enseignement ». Donc, dans l’Église triomphante, c’est à eux qu’est due davantage l’auréole.

 

Conclusion : La supériorité d’une auréole à l’égard d’une autre petit être appréciée de deux manières. D’abord en considérant la lutte : l’auréole plus élevée est due à la lutte plus forte ; à ce point de vue, l’auréole des martyrs l’emporte de quelque manière sur les autres, et celle de la virginité l’emporte d’une autre manière. La lutte des martyrs est plus forte en elle-même, et afflige plus violemment ; mais la lutte contre la chair est plus dangereuse, parce qu’elle est plus durable et nous menace de plus près. Secondement, en considérant les choses sur lesquelles porte la lutte : l’auréole des docteurs l’emporte sur toutes, parce que leur lutte porte sur les biens intellectuels, tandis que les autres luttes portent sur les passions sensibles. Mais cette supériorité qui est considérée dans la lutte est plus essentielle à l’auréole, puisque celle-ci regarde essen­tiellement la victoire et la lutte. La difficulté de la lutte considérée en elle-même est supé­rieure à celle qui est considérée en nous, en tant qu’elle est plus intime à nous. C’est pourquoi, à parler absolument, l’auréole des martyrs est supérieure à toutes. Il nous est dit sur saint Mathieu, dans la Glose ordinaire, que « dans la huitième béatitude, qui concerne les martyrs, toutes les autres béatitudes se perfectionnent ». C’est pour cela que l’Église, quand elle énumère les saints, fait passer les martyrs avant les docteurs et les vierges. Mais à certains points de vue, rien n’empêche que les autres auréoles soient plus parfaites.

 

D’où la solution des difficultés.

 

Article 12 : Un bienheureux possède-t-il plus qu’un autre une auréole ? 

Objection 1 : Il ne semble pas qu’un bienheureux possède plus qu’un autre l’auréole de la virginité ou du martyre ou des docteurs car les choses parvenues à leur achèvement ne connaissent plus d’augmentation ni de dimi­nution. Or l’auréole est due aux oeuvres qui sont dans l’achèvement de la perfection. L’auréole ne comporte donc pas de plus ou de moins.  

Objection 2 : La virginité ne connaît pas de plus ou de moins, puisqu’elle est une privation : les privations ne peuvent augmenter ni diminuer. Donc la récompense de la virginité, l’auréole des vierges, ne peut augmenter ni diminuer.

 

Cependant : L’auréole s’ajoute à la couronne, et celle-ci est plus riche pour l’un que pour l’autre. Donc aussi l’auréole.

 

Conclusion : Puisque le mérite est de quelque manière la cause de la récompense, celle-ci doit varier selon les degrés du mérite une chose augmente ou diminue selon l’augmen­tation ou la diminution de sa cause. Le mérite de l’auréole peut être plus ou moins grand. Cependant, on doit savoir que le mérite d’une auréole peut être considéré de deux manières d’une part en sa racine, d’autre part dans l’œuvre accomplie. On peut rencontrer deux hommes dont l’un supporte le tourment du martyre avec moins de charité ou se livre davantage à la prédication ou s’écarte davan­tage des délectations de la chair. L’augmenta­tion du mérite qui vient de sa racine n’entraîne pas une augmentation de l’auréole, mais de la couronne, tandis que l’augmentation du mérite qui vient de la nature de l’acte entraîne l’augmentation de l’auréole. Il peut donc arriver que quelqu’un qui mérite moins dans le martyre à l’égard de la récompense essen­tielle, possède une auréole plus grande à cause de la nature de son martyre.

 

Solution 1 : Les mérites qui comportent le droit à l’auréole ne parviennent pas d’une manière absolue à l’achèvement de la perfection, mais seulement selon leur nature, comme le feu est par nature le plus subtil des corps. Rien n’empêche qu’une auréole soit plus élevée qu’une autre, comme un feu peut être plus subtil qu’un autre.  

Solution 2 : Une virginité peut être plus grande qu’une autre, par un plus grand éloignement de ce qui lui est contraire : comme on dit que la virginité de quelqu’un est plus grande parce qu’il évite davantage les occasions de corruption. On peut dire qu’une privation est plus totale qu’une autre, par exemple si un homme est plus aveugle parce qu’il est davantage privé de la vue.

 

 

QUESTION 25 : La condition des âmes glorifiées par rapport aux autres[46] 

 

A ce sujet, dix questions :

Article 1: Avant la résurrection, les âmes glorifiées peuvent-elles voir les corps glorifiés de Jésus et de Marie?

Article 2: Les âmes glorifiées peuvent-elles communiquer entre elles?

Article 3: Les âmes glorifiées voient-elles les hommes qui sont sur la terre?

Article 4: Les saints connaissent-ils les prières que nous leur adressons?

Article 5: Devons-nous demander aux saints de prier pour nous?

Article 6: Les prières des saints en notre faveur sont-elles toujours exaucées?

Article 7: Les élus souffrent-ils-en voyant les péchés et les malheurs des hommes qui sur la terre?

Article 8: Les saints dans le Ciel verront-ils les souffrances des damnés?

Article 9: Les bienheureux ont-ils de la compassion pour les souffrances des damnés?

Article 10: Les bienheureux se réjouiront-ils des peines des impies?

 

Article 1 : Avant la résurrection, les âmes glorifiées peuvent-elles voir les corps glorifiés de Jésus et de Marie ?  

Objection 1 : Les corps de Jésus et de Marie restent des corps matériels. Ils ne peuvent donc être vus que par un oeil matériel. Donc les âmes glorifiées séparées de leur corps ne verront pas les corps de Jésus et de Marie, du moins avant leur résurrection corporelle.  

Objection 2 : Jésus dit en saint Jean : « Nul ne vient au Père que par moi ». Il est donc nécessaire que Dieu soit vu par l’âme à travers l’humanité sainte de Jésus. Donc l’âme glorifiée voit le corps glorieux du Christ.

 

Cependant : Il semble qu’elles doivent pouvoir les voir. En effet, les âmes voient l’humanité sainte de Jésus et de Marie lors de leur jugement individuel, alors qu’elles sont déjà séparées de leur corps. Elles doivent donc en être encore plus capables après leur glorification

 

Conclusion : La vision peut s’entendre de deux manières : ou bien il s’agit de la vision corporelle qui passe par l’intermédiaire d’un organe ou bien il s’agit de la vision intellectuelle qui pénètre l’essence des réalités.

Si l’on veut parler de la vision corporelle, alors on doit admettre que les âmes glorifiées verront les corps glorieux de Jésus et de Marie, comme d’ailleurs tous les corps, y compris les corps psychiques des autres morts. Elles pourront aussi voir le corps de ceux qui sont encore sur la terre. La raison en est que, si elles n’ont plus de corps physique et donc plus d’organe charnel capable de saisir la lumière matérielle, elles conservent ce qui est le principal dans l’exercice de la vie sensible, à savoir l’organisme psychique qui est le siège de toutes ses facultés. Nous l’avons montré[47], contre toute logique et à cause des témoignages contrôlable de ceux qui ont approché la mort, on peut prouver qu’il existe un corps psychique que les hindouistes appellent le corps astral et que les Egyptiens anciens qualifiaient de « bah ». L’exercice de ces sensations sera plus performant puisqu’il ne s’arrêtera plus à la perception de ce qui est palpable dans la matière, ais aussi de manière directe, il pourra voir ce qui est impalpable et qui est le domaine du psychisme des hommes, des animaux et des morts. La raison de cette nouvelle capacité tient à la fois de la disparition du poids invalidant, compte tenu du péché originel, du corps physique, que de la nature du corps psychique qui, étant fait de cette matière psychique, perçoit tout ce qui a rapport avec elle.

Si l’on veut parler de la vision intellectuelle, alors les âmes glorifiées comprendront l’humanité Sainte de Jésus et de Marie ainsi que tout ce qui est matériel dans le monde. Elles les comprendront de deux manières :

1° D’une manière naturelle grâce à l’exercice nouveau de leur intelligence séparée de la chair et de ses lourdeurs qui, par la médiation des images des corps glorifiés, pénètrera d’une manière intuitive l’essence des réalités.

2° En Dieu, c’est-à-dire à travers la vision de l’essence divine qui porte en elle d’une manière simple la connaissance de tout ce qui existe.

 

Solution 1 : Cela répond à la première objection.  

Solution 2 : Dans le paradis, Dieu ne sera pas vu à travers une quelconque créature, même si c’est de l’humanité Sainte de Jésus que l’on parle. Dieu sera vu face à face, dans son essence. Ce sera plutôt l’humanité Sainte de Jésus qui sera rendue intelligible par la vision de l’essence divine. Malgré cela, les âmes garderont la possibilité naturelle de voir sensiblement les corps glorifiés. Ce surcroît de perfection ne s’opposera pas mais viendra accomplir jusqu’aux sensations la vision béatifiante de Dieu.

 

Article 2 : Les âmes glorifiées peuvent-elles communiquer entre elles ?[48] 

Objection 1 : Cela ne semble pas possible. La vision de l’essence divine sera à ce point béatifiante qu’elle absorbera en Dieu toutes les activités de l’âme sans laisser aucune place à une vie en dehors du Verbe. Il n’y aura donc pas de contact avec les autres âmes glorifiées, ni avec rien en dehors de Dieu.  

Objection 2 : Lorsqu’une intelligence porte son activité à la connaissance d’une chose, elle ne peut en même temps penser à une autre chose. Si donc l’intelligence humaine contemple l’essence divine, elle ne peut en même temps communiquer avec quelqu’un d’autre, sans quoi on devrait admettre qu’elle sort de la vision de Dieu ce qui est absurde.  

Objection 3 : La communication des âmes glorifiées entre elles semble inutile puisqu’elles sauront à l’avance toute chose dans la vision de la Vérité éternelle.

 

Cependant : L’Écriture affirme[49] : « ceux qui ont triomphé de la Bête chantent le Cantique de l’Agneau, s’accompagnant sur les harpes de Dieu ». Or il est impossible à une communauté d’offrir à Dieu une véritable liturgie s’il n’y a pas de contact entre les membres de l’assemblée. Donc les âmes glorifiées peuvent entrer en contact les une avec les autres.

 

Conclusion : Comme nous l’avons vu, les âmes séparées possèdent par nature la capacité de communiquer entre elles, en échangeant directement les concepts dont elles veulent faire part aux autres. Elles se servent pour cela de l’image de leur corps psychique qui, de par ses qualités intrinsèques n’est plus un obstacle à la communication mais un parfait instrument dévoilant les sentiments et les pensées. Ceci est d’autant plus vrai pour les âmes glorifiées dont l’intelligence est surélevée par la puissance de Dieu jusqu’à la contemplation de l’essence infinie. Vitalini Sandro écrit[50] : « La perfection de l’homme est atteinte dans la mesure où il se donne aux autres. Loin de fermer l’individu dans un petit monde où il serait simplement en contact privé avec Dieu, la vision l’associe à l’élan même de la vie trinitaire. Et le bonheur ne résultera justement que du fait que l’homme sera don-agapè pour les autres ».

 

Solution 1 : Chez nous, une opération extérieure trouble la pureté de notre contemplation, parce que nous nous livrons à cette action avec nos forces sensibles dont les actes, lorsque nous y prêtons attention, paralysent les actes de notre puissance intellectuelle. Mais l’âme séparée dirige ses actes par sa seule opération intellectuelle. En outre, chez les âmes glorifiées, chaque action sera réglée et causée par la contemplation de l’essence divine. Si une action est la règle et la raison de l’autre, celle-ci n’empêche pas la première, mais elle l’aide à se réaliser.  

Solution 2 : Comme nous venons de le dire, l’âme glorifiée ne fera rien qui ne soit immédiatement réglé et finalisé par la contemplation de l’essence divine. Ainsi, les actes qu’elle posera à l’extérieur ne feront qu’un avec sa contemplation intérieure. En communiquant avec les autres âmes ou avec les autres anges, elle ne sera donc pas privée des joies de la contemplation intime. C’est ce qu’on voit déjà chez les anges qui, étant envoyés en mission auprès des hommes, n’en restent pas moins dans le face à face avec Dieu, puisqu’ils ne font rien qui ne soit en lien direct avec la volonté de Dieu.  

Solution 3 : Dans la vision béatifique, la communication sera inutile s’il s’agit d’apprendre quelque chose sur Dieu puisque chacun sera immédiatement enseigné par Dieu. Cependant, elle pourra être utile pour apprendre de l’âme elle-même certains détails de la vie passée qui n’auront pas encore été manifestés par le jugement général. En définitive tout sera rapporté à la louange de Dieu dont la gloire resplendira à travers chaque chose. C’est pourquoi les âmes, par les échanges fraternels qu’elles auront, célèbreront éternellement un culte de louange à Dieu.

 

Article 3 : Les âmes glorifiées voient-elles les hommes qui sont sur la terre ?  

Objection 1 : On a vu que les âmes séparées étaient capables par nature de voir les hommes qui sont sur la terre. Mais on a vu aussi que Dieu, dans sa sagesse, a séparé totalement notre monde du leur. Son but est de maintenir provisoirement les hommes face à la solitude de leurs actes. Donc les âmes glorifiées n’ont pas la possibilité de voir ce que font les hommes sur terre.  

Objection 2 : Si les âmes glorifiées sont rendues capables par la grâce de Dieu de voir ce que font les hommes sur la terre, on ne voit pas pourquoi il n’en serait pas de même pour toutes les âmes qui sont en état de grâce après la mort comme les âmes du purgatoire.  

Cependant : L’Église recommande d’adresser nos prières aux saints. Ce serait vain s’ils ne pouvaient en aucune manière nous entendre. Donc les âmes glorifiées voient ce que les hommes font sur terre.

 

Conclusion : Comme on l’a vu, on peut parler de la vision en deux sens :

1° Il peut s’agir de la faculté sensible. Dans ce cas, l’âme glorifiée est capable de voir ce que les hommes font sur terre puisqu’elle est unie à son corps psychique, siège de toutes ses facultés de vie sensible[51]. Mais elle ne peut le faire que si elle se rend sur le lieu où nous sommes, c’est-à-dire si elle confronte directement ses sens à notre image. Or elle vit dans un autre monde, séparé du nôtre. Il reste donc à étudier s’il lui est possible de se rendre sur terre. D’après la majorité des Églises réformées, cela est impossible. Jésus étant le seul médiateur entre Dieu et les hommes, cela ne leur paraît pas non plus convenable. L’abîme que signale Jésus entre les diverses demeures du Ciel doit être aussi appliqué entre le Ciel et la terre. Mais cette théologie n’est pas celle de l’Église catholique. À ses yeux en effet, le Christ est bien le seul médiateur mais sa médiation[52], loin de nous rendre passif, fonde l’acte de notre charité qu’il veut agissante et coopérante. Il nous invite donc aux œuvres de la foi qu’informe la charité. Déjà ici-bas, il aime nous confier des missions de médiation. À fortiori au Ciel, les âmes qui lui sont parfaitement unies ont la liberté d’agir pour nous. Leur volonté étant une avec Dieu, il leur laisse une totale liberté de venir nous voir ou même d’agir ou de faire agir les anges ou lui-même pour nous. Si les âmes glorifiées qui nous entourent semblent agir visiblement de manière rare, c’est qu’elles sont en parfaite harmonie avec le désir de Dieu qui veut cette distance provisoire. S’ils cachent leur action jusqu’à l’heure de notre mort, il est par contre essentiel à notre vie de charité de les prier. Le Concile Vatican II[53] rappelle à nouveau que la fréquentation des habitants du Ciel (nostram cum caelitibus conversationem) « si elle est conçue selon la pleine lumière de la foi, bien loin de diminuer le culte d’adoration rendu à Dieu le Père par le Christ dans l’Esprit l’enrichit au contraire ».

2° Il peut s’agir de la vision intellectuelle et dans ce cas, on doit dire que les âmes glorifiées voient ce que font les hommes sur la terre et ceci d’une double manière : En premier lieu, étant sans cesse en acte de vision de l’essence divine, elles voient en Dieu tout ce qui les concerne, de la même manière que Dieu lui-même les voit. Et cette science est simple à cause du médium de la connaissance qui est Dieu lui-même. Elle est profonde à cause de la pénétration de la connaissance divine.

En second lieu, elles peuvent voir ce que les hommes font sur terre par elles-mêmes. En effet, les âmes glorifiées étant surélevées par Dieu jusqu’à la vision de l’Eternelle gloire, la puissance de leur intelligence s’en trouve augmentée. Elle peut donc se porter par elle-même à la connaissance des singuliers, d’une manière analogue aux anges pour qui cependant cette capacité est naturelle et n’a pas besoin d’une aide surajoutée de la grâce de Dieu. L’intelligence humaine, quand elle est fortifiée par la lumière de gloire, est rendue capable de recevoir des espèces intelligibles suffisamment lumineuses pour connaître les choses en leur nature universelle et aussi dans leur singularité.

 

Solution 1 : Les âmes de l’autre monde ne doivent pas intervenir sur la terre, au moins dans les cas généraux. Cela, les âmes non encore glorifiées donc purifiées dans leur regard sur le projet de Dieu ne le comprennent pas. C’est pourquoi Dieu établit avec puissance une séparation entre leur monde et le nôtre pour qu’elles ne se manifestent pas. Les âmes glorifiées ne sont pas dans un état d’imperfection par rapport aux volontés de Dieu. Elles font un avec lui. Il leur obéit parce qu’elles lui obéissent. Aussi, il n’y a aucune raison pour qu’elles soient éloignées de ce monde où elles viennent selon leur désir. Elles voient ce que font les hommes, non seulement corporellement mais aussi, par la puissance naturelle de leur psychisme, psychologiquement. Etant dans la vision de Dieu, elles contemplent simultanément l’avancée de la grâce ou du péché en nous, avec le même amour que Dieu.  

Solution 2 : Quant aux âmes du purgatoire, leur état n’est pas assimilable à celui des âmes glorifiées. Si elles sont en état de grâce, cette grâce surnaturelle est empêchée de réaliser son plein effet dans l’intelligence et la volonté à cause des restes du péché. Seule la parfaite union à Dieu permet une totale liberté d’action sur terre. Ainsi, tant qu’elles ne sont pas glorifiées, les âmes du purgatoire n’ont pas la liberté de voir quand elles veulent ce que font les hommes sur terre.

 

Article 4 : Les saints connaissent-ils les prières que nous leur adressons ?[54] 

Objection 1 : « Seigneur, vous êtes notre père, dit Isaïe, car Abraham nous ignore et Israël ne nous connaît pas ». Ce qui fait dire à saint Augustin que « les saints qui sont morts ignorent ce que font les vivants, ce que font même leurs enfants ». Et il ajoute : « Si de tels Patriarches n’ont pas su ce que faisait le peuple sorti d’eux, comment croire que les morts sont en relation avec les vivants de façon à savoir ce qui leur arrive, ce qu’ils font, et à les assister ? « Les saints ne peuvent donc connaître nos prières.  

Objection 2 : Dieu fit dire au roi Josias « Parce que tu as pleuré devant moi, voici que je te recueillerai auprès de tes pères, et tes yeux ne verront pas tous les malheurs que je ferai venir sur ce lieu ». Mais la mort n’eût pas épargné à Josias ce douloureux spectacle, s’il en avait eu la connais­sance posthume. Les saints, après leur mort, ignorent donc et nos actes et nos prières.  

Objection 3 : Plus la charité est parfaite, plus elle s’empresse au secours du prochain. C’est ce que nous voyons que font les saints, lorsqu’ils sont sur la terre. Mais, après leur mort, leur charité est encore plus grande et, s’ils connaissaient ce qui se passe ici-bas, plus grand aussi serait leur empressement à secourir ceux qui leur sont chers. Or, c’est ce que nous ne voyons pas. C’est donc qu’ils ignorent et nos actes et nos prières.  

Objection 4 : Les saints du Ciel contemplent le Verbe, ainsi que les anges dont il est écrit « qu’ils voient sans cesse la face de mon Père ». Or, cette vision ne fait pas tout connaître aux anges, puisque l’une des fonctions des anges supérieurs est d’apprendre aux anges inférieurs ce qu’ils ignorent. Les saints voient donc le Verbe, mais ils ne voient en lui ni nos vies ni nos prières.  

Objection 5 : Dieu seul « voit les cœurs ». Mais c’est dans le cœur surtout qu’est la prière. Dieu est donc seul capable de la voir.

 

Cependant : Ces paroles de Job « Que ses enfants soient honorés, il n’en sait rien ; qu’ils soient dans l’abaissement, il l’ignore » , sont ainsi commentées par saint Grégoire : « Il ne faut pas attri­buer cette ignorance aux âmes des saints. Elles dont la vue plonge dans les profondeurs lumi­neuses du Dieu tout puissant, il ne faut absolument pas croire que rien de ce qui est en dehors leur échappe ». Nos prières leur sont donc connues.

2. « Toute créature se rapetisse devant l’âme qui voit le Créateur. À la lumière du Créateur, tout le créé lui apparaît court ». Or, c’est la distance qui semble devoir empêcher les saints de connaître nos prières et nos vies. Mais cette distance n’est rien pour eux : saint Grégoire vient de le dire. Elle n’est donc pas un obstacle.

3. Si les saints ne connaissaient pas ce qui se passe ici-bas, ils ne prieraient pas pour nous, puisqu’ils ignoreraient nos besoins. Or, c’est là l’erreur de Vigilantius, comme l’explique saint Jé­rôme dans la lettre qu’il écrivit contre lui.

 

Conclusion : L’essence divine est un moyen suffisant pour connaître toutes choses ; la preuve en est que Dieu voit tout en se voyant lui-même. Il ne s’ensuit cependant pas que quiconque voit l’essence divine y voit tout. Il faudrait pour cela la comprendre, la voir dans sa totalité ; de même qu’il faut saisir toute la virtualité d’un principe pour en apercevoir toutes les conséquences. Dès lors, comme les âmes des saints ne comprennent pas l’essence divine, il ne faut donc pas dire qu’ils connaissent tout ce qu’elle contient. C’est pour la même raison que les anges inférieurs ignorent certaines choses dont les instruisent les anges supérieurs, quoique tous jouissent de la vision de Dieu. Mais il est nécessaire que chaque bienheureux voie en Dieu les choses de ce monde dans la mesure requise à la parfaite béatitude. Or, celle-ci exige de savoir tout ce que l’on veut, sans rien vouloir d’une volonté déréglée. Mais il est d’une volonté bien réglée que chacun veuille connaître ce qui le concerne. Les saints, dont la rectitude est parfaite, le veulent donc, et il faut donc qu’ils le voient dans le Verbe. Or, c’est un élément de leur gloire que de prêter leur assistance à ceux qui on ont besoin pour être sauvés ; ainsi deviennent-ils « les coopé­rateurs de Dieu, la plus divine chose qui soit » , selon l’expression de Denys. Il est donc évident que les saints connaissent ce qui est exigé pour cet office ; évident, par conséquent, qu’ils voient dans le Verbe les vœux, les prières, les pratiques pieuses des humains qui implorent leur secours. Ils le voient aussi par eux-mêmes, en se déplaçant sur la terre.[55]

 

Solution 1 : Saint Augustin parle ici de la connaissance des âmes séparées telles qu’elles étaient avant la venue du Christ. Il semble qu’à cette époque les limbes d’Abraham étaient un lieu davantage séparé de la terre. Il ne parle donc pas de la connaissance et de la possibilité de présence sur terre résultant de la glorification dans la vision du Verbe, connaissance qu’Abraham, à l’époque où Isaïe parlait ainsi de lui, ne pouvait avoir, puisque, avant la Rédemption, personne ne fut admis à voir Dieu.  

Solution 2 : Quoique les saints connaissent les choses d’ici-bas et les épreuves de ceux qui leur furent chers, il ne faut cependant pas croire qu’ils en souffrent, car la joie de la béatitude les remplit tellement qu’elle les rend incapables de toute souffrance. Ils savent d’autre part à quel point ces épreuves permises ou voulues par Dieu servent au salut des hommes qui les rejoindront bientôt. Donc, même s’ils connaissent ces épreuves survenues après leur mort, la mort elle-même, qui les a devancés, a servi de remède à leur douleur. Mais il se pourrait que les âmes non glorifiées fussent affligées de ces épreuves, si elles les connaissaient, l’âme de Josias, par exem­ple, qui était dans le Limbe des Patriarches. C’est pour cette raison que saint Augustin s’efforce de prouver que les âmes des saints ignorent ce qui se passe chez les vivants.  

Solution 3 : Les saints ont une volonté totalement con­forme à celle de Dieu, même quant à l’objet voulu par Dieu. Dès lors, tout en gardant leur affection pour leurs proches, ils ne veulent cepen­dant pas leur porter secours autrement que la justice divine n’en a disposé. Il faut croire néanmoins que leur intercession auprès de Dieu est d’un grand secours pour ceux auxquels ils s’intéressent.  

Solution 4 : Quoique ceux qui voient le Verbe ne voient pas nécessairement toutes choses en lui, ils y voient cependant tout ce qu’exige la perfection de leur béatitude, ainsi qu’on l’a dit.  

Solution 5 : Dieu seul connaît par lui-même les pensées des cœurs ; mais d’autres peuvent les connaître dans la mesure où elles leur sont révélées, soit par la vision du Verbe, soit de tout autre manière.

 

Article 5 : Devons-nous demander aux saints de prier pour nous ?[56] 

Objection 1 : On s’adresse aux amis de quelqu’un pour une faveur parce qu’on croit l’obtenir plus facilement qu’en s’adressant à lui-même. Mais Dieu est infiniment plus miséricor­dieux que n’importe lequel de ses saints. Il semble donc superflu de les prendre pour inter­médiaires entre Dieu et nous.  

Objection 2 : Nous demandons aux saints de prier pour nous parce que nous savons leur prière agréable à Dieu. Mais plus ils sont près de Dieu, plus leur prière lui est agréable. Il faudrait donc toujours prier les plus grands saints et jamais les autres.  

Objection 3 : Le Christ, même en tant qu’homme, est appelé « le Saint des saints » , et son humanité lui permet la prière. Néanmoins, nous ne lui demandons jamais de prier pour nous. Il ne faut donc pas plus le demander aux autres saints.  

Objection 4 : En prenant les saints pour intermédiaires auprès de Dieu, nous les chargeons de lui présenter nos requêtes. Mais à quoi bon ? puisque toutes choses sont présentes à Dieu.  

Objection 5 : Il est inutile d’employer un moyen pour atteindre une fin qui en est indépendante. Or, que nous les priions ou non, les saints prieront ou ne prieront pas pour nous, selon que nous sommes dignes ou indignes de leurs prières.

 

Cependant : « Appelle donc! Y aura-t-il quelqu’un qui te réponde ? Vers lequel des saints te tourneras-tu ? » « Notre appel, dit saint Grégoire, c’est notre humble prière adressée à Dieu ». Quand donc nous voulons prier Dieu, nous devons nous tourner vers les saints et leur demander de prier pour nous.

2. Les saints ont plus de crédit auprès de Dieu après leur mort que pendant leur vie. Mais, de leur vivant, nous devons les constituer nos inter­cesseurs, à l’exemple de saint Paul : « Je vous exhorte, mes frères, par Notre Seigneur Jésus-Christ et par la charité du Saint-Esprit, de m’aider par vos prières auprès de Dieu ». À plus forte raison devons-nous demander aux saints du Ciel le secours de leurs prières.

3. C’est une coutume générale dans l’Église que d’implorer les saints en récitant leurs litanies.

 

Conclusion : C’est une loi établie par Dieu que les êtres les plus éloignés de lui soient ramenés à lui par les plus proches. Or, les saints du Ciel sont toujours près de Dieu ; nous, au contraire, « aussi longtemps que nous habitons dans ce corps, nous sommes loin du Seigneur » ; ils doivent donc nous servir d’intermédiaires. Ils le sont, lorsque la divine bonté se répand sur nous par eux ; et notre réponse doit suivre le même chemin. Ainsi donc, de même que c’est par les suffrages des saints que les bienfaits de Dieu descendent sur nous, de même, c’est par eux que nous devons remonter à Dieu pour en recevoir de nouveaux bienfaits. C’est pour cette raison que nous constituons les saints nos inter­cesseurs auprès de Dieu et comme nos médiateurs, lorsque nous leur demandons de prier pour nous.

 

Solution 1 : Ce n’est point par impuissance que Dieu se sert des causes secondes, mais pour une plus grande perfection de l’univers et une communication plus variée du bien divin, du fait que certains êtres reçoivent de Dieu non seulement d’être bons en eux-mêmes, mais d’être cause que d’autres le soient. De même, le recours aux prières des saints ne suppose point en Dieu un défaut de miséricorde ; c’est simplement une application particulière de la loi uni­verselle.  

Solution 2 : Les plus grands saints ont, auprès de Dieu, plus de crédit que les autres ; il n’est cependant pas inutile de prier également ceux-ci pour cinq raisons.

1° Pour prier avec la ferveur plus grande qu’excitent en nous certains saints moins hauts placés, et un succès correspondant à cette ferveur. 2° Pour remédier au dégoût qu’engendre la monotonie ; s’adresser à différents saints, c’est comme un moyen de renouveler la ferveur. 3° Pour obtenir les secours particuliers dont certains saints semblent avoir le monopole ; par exemple, la guérison de la maladie qu’on appelle « le feu infernal » , en s’adressant à saint Antoine ; 4° Pour qu’aucun saint ne soit frustré de l’honneur qui lui est dû. 5° Pour que nos prières soient plus sûrement exaucées, étant re­commandées par de plus nombreux intercesseurs.  

Solution 3 : La prière est un certain acte, qui, comme tous les actes, appartient au suppôt, à l’individu. Dès lors, si nous disions : « Christ, priez pour nous » , sans addition ni explication, nous semblerions attribuer cette prière à la personne du Christ, ce qui sentirait le nestorianisme, qui dis­tingue dans le Christ une personne humaine à côté de la personne divine ou l’arianisme, qui déclare la personne du Fils inférieure à celle du Père. Pour éviter ces erreurs, l’Église ne dit donc pas : « Christ, priez pour nous » , mais « Christ, écoutez-nous » ou « ayez pitié de nous ».  

Solution 4 : Les saints ne présentent pas à Dieu nos prières comme pour lui manifester ce qu’il ignore, mais pour lui demander de les exaucer ; ou encore, pour les confronter avec la vérité qui est en Dieu et les décrets de la Providence.  

Solution 5 : On se rend digne de la prière d’un saint par le fait de recourir à lui, en cas de besoin, avec pureté d’intention. Ce recours n’est donc pas inutile.

 

Article 6 : Les prières des saints en notre faveur sont-elles toujours exaucées ?[57] 

Objection 1 : S’il en était ainsi, les prières qu’ils adressent à Dieu pour eux-mêmes seraient, à plus forte raison toujours exaucées. Or, elles ne le sont pas toujours ; d’après l’Apocalypse, aux martyrs qui crient vengeance, il est répondu de se tenir en repos encore un peu de temps jusqu’à ce que soit complet le nombre de leurs frères.

Objection 2 : Même réponse négative suggérée par ce texte de Jérémie : « Quand même Moïse et Samuel se tiendraient devant moi, mon âme ne se tourne­rait pas vers ce peuple » , dit le Seigneur.  

Objection 3 : Les saints sont « comme les anges de Dieu dans le Ciel ». Mais la prière des anges n’est pas toujours exaucée. L’ange dit à Daniel « Je suis venu à cause de tes paroles, mais le chef du royaume des Perses s’est opposé à moi pendant vingt et un jours » c’est-à-dire à l’effet de ma prière.  

Objection 4 : Obtenir quelque chose par la prière, c’est en quelque façon le mériter. Or, dans le Ciel, les saints ne sont plus en état de mériter.  

Objection 5 : La volonté des saints est en parfaite confor­mité avec celle de Dieu. Ils ne veulent donc que ce qu’ils savent voulu par Dieu et ils ne demandent donc que ce qu’ils veulent eux-mêmes et qui est aussi ce qu’ils savent que Dieu veut. Mais ce que Dieu veut s’accomplirait tout aussi bien sans leurs prières. Celles-ci sont donc de nul effet.  

Objection 6 : Les prières de toute la cour céleste, si elles sont efficaces, le sont plus que tous les suffrages de l’Église de la terre. Mais ceux-ci peuvent s’accroître jusqu’à la délivrance totale d’une âme du purgatoire. Or, les saints prient non seulement pour les vivants, mais encore pour les défunts et, si leurs prières étaient efficaces pour nous, elles le seraient aussi pour les âmes du purga­toire, qu’elles délivreraient donc en totalité, ce qui est faux, car, s’il en était ainsi, les suffrages de l’Église pour les défunts seraient inutiles.

 

Cependant[58] : Il est écrit au livre des Macchabées « Celui-ci est l’ami de ses frères, qui prie beaucoup pour le peuple et pour la ville sainte, Jérémie, le prophète de Dieu ». Et les paroles suivantes montrent l’efficacité de sa prière ». Jérémie, étendant la main droite, donna à Judas une épée d’or, en disant Prends cette épée, c’est un don de Dieu, etc ».

2. Saint Jérôme interpelle ainsi Vigilantius : « Tu prétends, dans ton méchant petit livre, que c’est pendant notre vie que nous pouvons prier les uns pour les autres ». Et il le réfute en disant « Si les Apôtres et les martyrs peuvent prier pour les autres, quand ils sont encore mortels, quand ils ont encore le souci, le prier pour eux-mêmes, combien plus le peuvent-ils après leurs couronnes, leurs victoires, leurs triomphes ? «

3. C’est la coutume de l’Église de se recommander fréquemment aux prières des Saints.

 

Conclusion : On peut dire que les saints prient pour nous de deux manières par des prières proprement dites, des désirs qu’ils expriment à Dieu eu notre faveur ; par leurs mérites que l’on peut regarder comme des prières et qui, devant Dieu, ne sont pas seulement une gloire pour eux-mêmes, mais deviennent des suffrages et comme des prières pour nous ; c’est en ce sens que le sang du Christ est dit implorer notre pardon. Les prières des saints, en l’un et l’autre sens et à les considérer en elles-mêmes, ont le pouvoir d’obtenir ce qu’elles demandent. Mais, s’il s’agit des prières que sont leurs mérites, il peut y avoir en nous-mêmes un empêchement à recevoir les grâces qu’elles obtiennent. S’il s’agit de leurs prières proprement dites, elles sont toujours exaucées, car les saints ne demandent que ce qu’ils veulent et ils ne veulent que ce que Dieu veut. Or, ce que Dieu veut absolument s’accomplit toujours ; à moins qu’il ne s’agisse de cette volonté que nous appelons antécédente, selon laquelle, par exemple, « il veut le salut de tous les hommes » , et qui ne s’accomplit pas toujours. Il n’est donc pas étonnant que ce que les saints veulent de cette même espèce de volonté ne s’accomplisse pas non plus toujours

 

Solution 1 : Cette prière des martyrs, comme le dit la Glose, n’est pas autre chose que leur désir de voir leur corps glorifié, de jouir de la société des futurs élus, et leur acquiescement à la justice divine qui punira les méchants.  

Solution 2 : Dieu parle ici de Moïse et de Samuel tels qu’ils étaient de leur vivant, « alors que, par leurs prières, ils détournèrent de leur peuple la colère de Dieu ». S’ils avaient vécu au temps de Jérémie, la malice des Juifs aurait réduit leurs prières à l’impuissance. Tel est le sens littéral du texte.  

Solution 3 : Ce combat entre les bons anges ne vient pas de ce qu’ils adressent à Dieu des prières opposées, mais de ce qu’ils soumettent les mérites opposés des deux parties au jugement de Dieu dont ils attendent la sentence. C’est le sens donné par saint Grégoire à ce texte de Daniel. « Les esprits angéliques préposés aux nations ne com­battent jamais pour l’injustice, mais examinent et apprécient les actes conformément à la justice. Quand une nation est présentée au tribunal suprême comme ayant agi bien ou mal, c’est alors que l’ange qui en est le chef est dit avoir gagné ou perdu la bataille. Mais la volonté suprême du Créateur remporte toujours la victoire sur eux tous ; Car, ils la contemplent toujours et ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent pas obtenir ». Ils ne le demandent jamais non plus ; c’est pourquoi leurs prières sont toujours exaucées.  

Solution 4 : Les saints, lorsqu’ils sont au Ciel, ne peuvent plus mériter pour eux-mêmes, mais ils le peuvent pour les autres ou plutôt ils peuvent les aider par le mérite qu’ils ont acquis pendant leur vie, à savoir, que leurs prières seraient agréées de Dieu après leur mort. On pourrait dire encore que ce n’est point un seul et même principe qui donne à la prière son mérite et son efficacité. Le mérite consiste en une certaine proportion entre un acte et la fin qui lui correspond et qui en est comme le salaire. L’efficacité de la prière dépend de la libéralité de celui à qui elle est adressée et qui veut bien accorder parfois ce que l’on n’a pas mérité. Ainsi, les saints peuvent n’être pas en état de mériter, mais être cependant en état d’obtenir.  

Solution 5 : Les saints et les anges ne veulent que ce qu’ils voient conforme à la volonté de Dieu, et ils ne demandent jamais que cela. Il ne s’ensuit pas que leur prière soit inutile ; car, ainsi que le remarque saint Augustin, Dieu peut avoir décrété que les prédestinés lui devront leur salut ; De telle sorte que Dieu veut que soit accompli par les prières des saints cela même que les saints voient voulu par Dieu.  

Solution 6 : Les suffrages de l’Église consistent en certaines satisfactions accomplies par les vivants au nom et à la place des défunts dont la dette est ainsi, en tout ou en partie, payée par d’autres que par eux-mêmes. Mais les saints du Ciel ne sont plus en état de satisfaire. On ne saurait donc mettre en parallèle leurs prières et les suffrages de l’Église.

 

Article 7 : Les élus souffrent-ils-en voyant les péchés et les malheurs des hommes qui sur la terre ?  

Objection 1 : D’après le Seigneur[59] « il y a plus de joie au Ciel pour un seul pécheur qui se repend que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentir ». Or, s’il y a de la joie, il peut aussi y avoir de la tristesse. Donc les élus souffrent en voyant les péchés et les malheurs des hommes qui sont sur la terre.  

Objection 2 : Saint Augustin dit que la tristesse naît « des choses qui arrivent contre notre volonté » [60]. Or la perte de l’homme arrive contre la volonté des élus, à cause de la charité fraternelle qui est en eux. Ils s’attristent donc de la perte des hommes par le péché.  

Objection 3 : Dieu ne peut se réjouir du péché mortel qui est le mal absolu puisqu’il peut conduire à la damnation éternelle. C’est pourquoi on dit qu’il ne veut pas du péché mais seulement le permet. Donc...  

Objection 4 : Dans ses apparitions, la Vierge appraît en larmes, parfois en larmes de sang. Il y a donc en elle de la souffrance face à nos péchés.

 

Cependant : Il n’y a point de bonheur parfait là où l’on trouve de la tristesse et de la douleur. L’apocalypse[61] dit du Ciel : « Il n’y aura plus de mort, ni d’affliction, ni d’appels, ni de douleurs ». Les âmes glorifiées, qui sont parfaitement bienheureuses ne souffrent donc plus de rien.

 

Conclusion : Les âmes glorifiées ne souffrent pas des péchés ni des peines des hommes. Car la tristesse et la douleur, selon saint Augustin, ne proviennent que de ce qui est contraire à la volonté des bienheureux ; or leur volonté adhère pleinement à l’ordination de la justice divine et rien ne se produit dans le monde qui ne soit accompli ou permis par la justice divine. Donc, absolument parlant, rien n’arrive dans le monde contre la volonté des bienheureux. Selon Aristote, on dit d’une chose qu’elle est volontaire « simpliciter » en ce sens que quelqu’un la veut dans un cas particulier, telle qu’elle se présente alors, en considérant toutes les circonstances, bien que, considérée en elle-même d’une manière générale, il ne la voudrait pas : Par exemple, le navigateur ne veut pas, s’il considère la chose en soi et d’une manière générale, jeter ses marchandises à la mer ; mais sous la menace d’un danger de se perdre, il le veut. Ce geste est donc plutôt volontaire qu’involontaire. Ainsi donc les élus en parlant d’une manière générale et absolue ne veulent pas les péchés et les peines des hommes. Mais ils veulent qu’à ce sujet soit observe l’ordre de la justice divine, selon laquelle certains peuvent subir des peines et peuvent pécher. Ainsi que la mère est émerveillée par tout le bien qu’elle découvre chez son enfant, de même la pénétration opérée par l’agape fait vraiment découvrir l’action de Dieu dans chaque individu ; le concert de la bonté et du bien est moins bruyant que celui du mal, mais il s’étend bien au-delà de celui-ci. [62]

 

Solution 1 : Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, il demeure pour les élus un motif de joie, à savoir l’accomplissement de l’ordre de la divine providence. En effet, le fait qu’un homme puisse pécher manifeste la libéralité de Dieu qui accepte que chacun se détourne de lui ; le fait qu’un homme puisse souffrir manifeste la charité de Dieu qui s’efforce de ramener vers le salut éternel tous les hommes.  

Solution 2 : Cette difficulté est résolue par ce que nous avons dit dans la conclusion.  

Solution 3 : Le péché mortel, comme tel n’est pas cause de joie chez les élus puisqu’il est un mal. Mais, regardé avec la lumière de Dieu, il est cause de joie puisqu’il témoigne de la grandeur de l’œuvre créatrice qui a donné à l’homme d’agir selon les choix de son libre arbitre. C’est pourquoi tous les aléas de la vie humaine sont regardés dans la paix par les élus du Ciel.  

Solution 4 : Les habitants du Ciel, pour se faire comprendre de ceux de la terre, sont obligés d’adapter leur langage au mode de la connaissance humaine. En vérité, au Ciel, l’exercice de la vie avec Dieu se fait sans aucun mélange de peine. Il s’agit de la béatitude de Dieu et des saints. Pourtant, la Bible ne cesse de parler de la colère, du repentir, de la douleur et de toute sortes de passions en Dieu. Elle ne le fait pas pour dire que Dieu souffre ou pleure mais pour signifier cette charité parfaite et infinie qui le pousse à vouloir le salut des hommes. De même pour les saints, il ne faut pas opposer ce langage analogique avec la paix et la joie qui règnent en vérité dans le Ciel. Paix et joie réelles et langage terrestre de larmes et douleur sont une seule réalité qui font comprendre la source de tout : l’amour intense de Dieu et des saints.

 

Article 8 : Les saints dans le Ciel verront-ils les souffrances des damnés ?[63] 

Objection 1 : Il semble qu’ils ne les verront pas. La distance entre les damnés et les bienheureux est plus grande que celle qui sépare ceux-ci des hommes de la terre. Mais les bienheureux ne voient pas les événements des hommes de la terre, puisque, à propos d’Isaïe : « Abraham nous a ignorés » , la Glose dit : « Les morts, même saints, ignorent ce que font les vivants, fussent-ils leurs propres fils ». Ils voient donc moins encore les souffrances des damnés.  

Objection 2 : La perfection de la vision dépend de l’objet à voir. Aristote dit que « la plus parfaite opération du sens de la vue est celle de ce sens quand il est le mieux disposé à voir le plus bel objet visible ». Donc, au contraire, la laideur de l’objet à voir produit une imperfection dans la vision. Il n’y auna aucune imperfection chez les bienheureux : ils ne verront donc pas les misères des damnés, dans lesquelles il y a une extrême laideur.

 

Cependant : Isaïe dit : « Ils sortiront et verront les cadavres des hommes qui se sont révoltés contre moi » . Et la Glose ajoute : « Les élus sortiront par leur intelligence ou par une vision directe, pour être davantage enthousiasmés dans la louange de Dieu ».

 

Conclusion : Le choix des damnés est libre et obstinée. Le livre de Job le montre de manière claire lorsqu’il présente Satan, digne dans son option, se présentant au conseil de Dieu[64]. Les bienheureux respectent leur choix et le prennent comme ce qu’il est : une glorification du Créateur qui a fait les hommes et les anges libres. Rien ne doit être enlevé aux bienheureux de ce qui appartient à leur béatitude. L’expérience visible du respect de Dieu devant le choix des damnés en fait partie. C’est pourquoi, il leur est donné de voir parfaitement à la fois le choix et les conséquences de ce choix dans les impies.  

Solution 1 : La Glose parle ici des saints décédés, selon leur possibilité naturelle. Par celle-ci, il n’est en effet pas nécessaire qu’ils parviennent à la connaissance de tout ce qui se passe chez les vivants. Mais les saints qui sont dans le Ciel, connaissent clairement tout ce qui arrive chez les hommes de la terre et chez les damnés. C’est pourquoi saint Grégoire dit : « À propos des âmes des saints, on ne peut point penser ce que dit Job, à savoir : « que ses fils soient nobles ou misérables, il ne connaîtra pas « , parce que pour ceux qui possèdent la clarté de Dieu, on ne peut en aucune manière croire qu’il y ait en dehors de Dieu quoi que ce soit qu’ils ignorent ». 

Solution 2 : Bien que la beauté de l’objet vu contribue à la perfection de la vue, cependant la laideur de l’objet peut ne pas entraîner d’imperfection de la vision. Les représentations des choses, par lesquelles on connaît les contraires, ne sont pas contraires dans l’âme. C’est pourquoi Dieu, qui a la plus parfaite des connaissances, voit toutes les choses, belles comme laides.

 

Article 9 : Les bienheureux ont-ils de la compassion pour les souffrances des damnés ?  

Objection 1 : Cela semble. La compassion procède de la charité. Les bienheureux auront une très parfaite charité. Ils compatiront donc pleinement aux souffrances des damnés.  

Objection 2 : Les bienheureux ne seront jamais aussi éloignés de la compassion que Dieu peut l’être. Mais Dieu a de quelque manière de la compas­sion pour nos misères (d’où son titre de misé­ricordieux), et aussi les anges. Les bienheureux ont donc de la compassion pour les souffrances des damnés.

 

Cependant : Toute personne qui compatit devient de quelque manière participante à la souffrance d’autrui. Mais les bienheureux ne peuvent point participer à aucune souffrance. Ils n’ont donc point de compassion pour les souffrances des damnés.

 

Conclusion : La miséricorde ou com­passion peut se trouver en quelqu’un de deux manières soit par passion, soit par un acte de choix de la volonté. Chez les bienheureux il n’y aura pas de passions dans la partie infé­rieure de leur nature, sauf à la suite d’un choix de la raison. Il n’y aura donc chez eux de compassion ou de miséricorde qu’à la suite d’un tel choix de la raison. Une telle élection de la raison ne peut faire naître la miséricorde ou la compassion que si quelqu’un veut que le mal d’autrui soit écarté. Tant que les pécheurs sont en ce monde, ils se trouvent dans un tel état qu’ils peuvent être libérés de leur misère et de leur péché sans préjudice pour la justice divine, et être introduits dans la béatitude. La compassion est donc possible envers eux, par choix de la volonté (comme Dieu, les anges et les saints compatissent en voulant leur salut) ou par passion, comme les hommes bons compatissent aux pécheurs qui sont encore dans la vie terrestre. Nous avons montré que cette compassion, fruit de la charité, s’exerce sans aucune douleur au Ciel. Mais dans l’au-delà, les pécheurs ne voudront plus, lucidement, sortir de leur misère. Il n’y aura donc plus de possibilité d’une compassion, voulue avec rectitude, à l’égard de leurs souffrances. Les bienheureux qui seront dans la gloire n’auront donc aucune compassion pour les damnés.

 

Solution 1 : La charité est source de compassion quand nous pouvons à cause d’elle vouloir l’éloignement de la souffrance d’autrui. Mais les saints ne peuvent pas vouloir cela par charité à l’égard des damnés, puisque ce serait contraire à la justice divine.  

Solution 2 : Dieu est miséricordieux en tant qu’il va au secours de ceux qui, selon l’ordre de sa sagesse et de sa justice, peuvent être libérés légitimement il ne peut pas avoir pitié des damnés, sauf en les permettant qu’ils ressentent moins qu’ils ne le devraient, les souffrances de la viduité de leur vie.

 

Article 10 : Les bienheureux se réjouiront-ils des peines des impies ?[65] 

Objection 1 : Cela ne semble pas : se réjouir du mal d’autrui se rattache à la haine. Dans les bienheureux, il n’y en aura pas. Ils ne se réjouiront donc pas des souffrances des damnés.  

Objection 2 : Les bienheureux au Ciel seront tout à fait conformes à Dieu. Mais « Dieu ne se réjouit pas de nos peines ». Donc pas davantage les bien­heureux.  

Objection 3 : Ce qui est réprouvable chez l’homme de la terre ne peut aucunement se trouver en celui du Ciel. Mais ici-bas il est tout à fait condam­nable de se réjouir des peines d’autrui, et très louable de s’en affliger. Donc, les bienheureux ne se réjouiront aucunement des peines des damnés.

 

Cependant : Le Psalmiste dit : « Le juste se réjouira en voyant la vengeance ».

En outre, Isaïe dit que les cadavres des révoltés « donneront une vision de satiété à toute chair ». Mais la satiété signifie l’assouvis­sement de l’esprit. Les bienheureux jouiront donc des peines des impies.

 

Conclusion : Une chose peut être occasion de joie de deux manières : ou bien, par soi, quand on se réjouit d’une chose pour elle-même ; et de cette manière les saints ne se réjouiront pas des peines des impies. Ou bien par accident, c’est-à-dire à cause de quelque chose qui s’y ajoute ; et ainsi les saints se réjouiront des peines des impies en considérant l’ordonnance de la divine justice pour ceux-ci, et leur libération personnelle, source de joie. Ainsi la justice divine et la libération des bienheureux seront par elles-mêmes cause de joie, tandis que la peine des damnés ne le sera que par accident. [66]

 

Solution 1 : Se réjouir du mal d’autrui en soi, appartient à la haine, mais non pas se réjouir de ce mal à cause d’une autre circonstance qui s’y rattache. De cette manière, il arrive même que quelqu’un se réjouisse de son propre mal si, par exemple, quelqu’un se réjouit de ses propres souffrances en tant qu’elles lui procurent du mérite pour le Ciel. Saint Jacques dit « Frères, quand vous tombés en diverses tentations, considérez-le comme une joie ».  

Solution 2 : Bien que Dieu ne se réjouisse pas des peines en tant que telles, il s’en réjouit en tant qu’elles sont ordonnées à sa justice.  

Solution 3 : Chez les élus du Ciel comme chez les hommes qui vivent de la charité sur la terre, il n’est pas louable de se réjouir des peines des autres en tant qu’elles font souffrir. Mais cela devient louable s’il s’en réjouit en tant qu’elles sont liées à quelque bien. On le voit aussi dans l’amour parental. On se réjouit d’une épreuve subie par un enfant, non parce qu’elle l’a fait souffrir mais parce qu’elle l’a fait mûrir. Ainsi, au Ciel, on se réjouit de la souffrance des damnés non parce qu’elle les torture mais parce qu’elle est le signe de la liberté de leur choix et du respect de Dieu pour ceux qui, pourtant créés pour l’amour, préfèrent subir le feu de leur nature coupée de sa fin que de se repentir de l’orgueil. Cependant, il y a cette différence entre l’homme de la terre et celui du Ciel : en celui du Ciel, les passions naissent fréquemment sans jugement de sa raison ; et pourtant, elles sont parfois louables en tant qu’elles indiquent une bonne disposition de l’esprit, comme les mouvements de la honte ou de miséricorde ou de regret du mal. Chez les hommes du Ciel, il ne peut y avoir de passion qui ne suive pas un mouvement de la raison.


NOTES

[1] Genèse 3, 8.

[2] Isaïe 11, 6.

[3] Genèse 3, 24.

[4] Apocalypse 20.

[5] 1 Corinthiens 2, 9.

[6] Au sujet de cette controverse Millénariste, on peut consulter :

Eusèbe, Hist. eccl, 7, 25 (Bardy, S. C, XLI, 204 - 210).

B. Allo, L’Apocalypse, 1933, p. CXCI - CXCIII. - Eusèbe, H. L, 3, 28, 2 [Bardy, saint C, XXXI, 137 - 138].

Hippolyte, Commentaire sur Daniel, éd. Lefèvre, S. C, 14, p. 32 - 34. - Cf. E. Amann, Hippolyte, Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 6, 2511.

Commodien, Instr, 44 ; p. L, 5, 234 - 235.

Lactance, Institutiones, 7, 26 ; p. L, 6, 814. - Cf. E. Amalm, Lactance, Dictionnaire de Théologie Catholique, t. 8, 2442 - 2443.

Victorin de Pettau, Scholia in Apocal, c. 20 ; p. L, 5, 341

Jérôme, In Isaiam, XVIII ;p. L, 24, 627 B - 628 C.

In Matthieu h, 3, 19 ; p. L, 26, 139.

Augustin, De Civ. Dei, 20, 7, 2 ; p. L, 4I, 667. - Cf. Serm, 259, 2 ; p. L, 38, 1197

p. Monceaux, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, t. 5, 1920, p. 189 - 192, 204 - 205. - B. Allo, L Apocalypse, 1933, 3, p. CCXLI - CCXLII.

[7] L’expression «royaume de Dieu » ou «royaume des cieux » (basileia tou théou, basileia ton ouranon), dans les textes du Nouveau Testament, nous apparaît comme le véritable mot clé de la prédication de Jésus. Sur ce point, les statistiques sont nettes : sur 122 occurrences de cette expression dans le Nouveau Testament, 99 se trouvent dans les synoptiques, dont 90 dans les propos attribués à Jésus. Il est donc évident que cette expression revêt dans la tradition sur Jésus une importance majeure.

[8] Luc 17, 21.

[9] 1 Corinthiens 15, 24.

[10] «Quel sera donc le Ciel ? La possession de Dieu, la joie d’une merveilleuse découverte de sa beauté, de sa grandeur, de sa vérité, de son amour infiniment prévenant et miséricordieux. En présence de l’être aimé, on ne s’aperçoit pas que le temps passe. Il n’est alors plus question de compter le temps. L’éternité ? Instant unique sans doute, exceptionnel, extraordinaire, qui ne fait pas nombre avec les années. Puisque plus rien ne nous séparera de Dieu. » QUEL AVENIR POUR L’HOMME ? Lettre pastorale du cardinal Gouyon à l’occasion de ta Toussaint, Documentation Catholique, n° 1706, octobre 1976.

[11] Apocalypse 22, 15.

[12] Hébreux 11, 9.

[13] Matthieu 5, 4.

[14] Matthieu 11, 12.

[15] Luc 13, 33.

[16] Luc 21, 14.

[17] Apocalypse 21, 3.

[18] Luc 13, 33.

[19] Osée 2, 16.

[20] Apocalypse 21, 9 à 27.

[21]« Nous entendrons une dernière fois l’appel familier : «Heureux les invités au repas du Seigneur! » Dans la jubilation, nous saurons que l’heure du banquet a sonné. Nous verrons la Jérusalem céleste, belle comme une mariée descendre du Ciel, et tous les invités accourir des quatre coins de l’horizon. Nous les reconnaîtrons sans peine : nous - mêmes, parmi les pauvres, les estropiés, les aveugles, les boiteux. Tous, pressés d’entrer dans l’Église éternelle, emportés vers leur Seigneur avec la fougue d’un amour impétueux, s’élançant comme le torrent qui bondit sur les pentes de la montagne de Dieu » . (Proposition de foi des évêques de France, 1978, DOCUMENTATION CATHOLIQUE. n° l073).

[22] Marc 24, 25.

[23] Apocalypse 19, 9.

[24] Romains 5, 8.

[25] Osée 2, 16.

[26] Cantique des Cantiques 8, 6.

[27] Voir dans la Somme de Théologie, le sacerdoce du Christ, IIIa, Question 22 ; Question 82 ; Supplément Question 34 - 40 ; Ia IIae Question 102 - 105 ; et bien d’autres lieux théologiques.

[28] Hébreux 5, 6 ; 7, 17.

[29] Apocalypse 1, 6.

[30] Apocalypse 20, 6.

[31] Apocalypse 22, 15.

[32] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Ia pars, Question 62, a. 7.

[33] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Ia pars, Question 62, a. 8.

[34] Cet article, tiré de la Somme de Théologie, Ia IIae, Question 4, article 5, reste valable malgré notre thèse de la subsistance du corps psychique. Le corps physique, siège des facultés végétatives a bien disparu et c’est une partie de notre être qui nous manque. Il nous sera rendu lors de la résurrection de la chair.

[35] « La Foi Catholique » , conférence du p. Pierre Benoît à Fribourg.

[36] Cf. FLANAGAN D, L’eschatologie et l’Assomption, en Concilium, 41, 1969, 121 - 130, 129.

[37] L’âme est par nature la forme du corps qui lui est uni. Elle possède une orientation radicale qui l’oriente à désirer ce corps lorsqu’elle en a été séparé par la mort. C’est ce qu’on appelle un habitus « de l’être » .

[38] Apocalypse 7, 1.

[39] Notre traité, Question 8, article 2.

[40] RATZINGER J, La mort et l’au-delà, Communio-Fayard, 1994, p. 156.

[41] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Supplément Question 93, article 2.

[42] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Supplément Question 93, article 3.

[43] Toute cette question est reprise sans modification dans le Supplément de la Somme théologique, Question 95.

[44] BALTHASAR H. U, La dramatique divine, 4, le dénouement, Culture et Vérité, Namur 1993, p. 373 ss.

[45] Cette question, comme la précédente mériterait d’être récrite en élargissant ces lumières de l’âme à toute les formes de la vie humaine. Nous les reproduisons telles qu’elles sont dans la Somme, en laissant au lecteur le soin de le faire. Voir dans la Somme :

Auréole. L’auréole des martyrs est absolu­ment supérieure aux autres, celle des vierges a eu plus de durée, celle des confesseurs plus de périls. IIa IIae q. 452. 5. — C’est une récompense accidentelle qui est due en, raison d’une oeuvre méritoire. Sup. q. 79. 4. o. — Elle con­siste dans la joie de la perfection des oeuvres, et elle n’est pas la même chose que le fruit. sup. q. 76 ; BALTHASAR H. U, La dramatique divine, 4, dénoument, Culture et vérité, Namur 1993, p. 377 - 379.

[46] Une formule d’Abélard est caractéristique : la communion des saints est «cette communion par laquelle les saints deviennent des saints et sont consumés dans leur sainteté par la participation au sacrement divin... Mais nous pouvons aussi comprendre sanctorum comme un neutre à savoir comme le sacrement de l’autel du pain et du vin consacrés. » Thomas d’Aquin semble avoir associé les deux significations de l’intérieur, quand il dit dans son explication du Credo : «Puisque tous les croyants forment un seul corps, le bien des uns est communiqué aux autres. Il faut de la sorte croire qu’il existe une communion des biens (ou des gens de bien) (bonorum) dans l’Église. Mais le membre le plus important est le Christ puisqu’il est la tête. Ainsi le bien du Christ est communiqué à tous les membres et cette communication se fait par les sacrements de l’Église dans lesquels la puissance de la passion du Christ agit efficacement. » «Bonorum » peut aussi être masculin, ce qui convient mieux à la comparaison du corps, qui précède immédiatement.

[47] Notre traité, Question 8, article 2.

[48] JACQUES MARITAIN. A propos de l’Église du Ciel. Nova et Vetera, 1964, 4.

[49] Apocalypse 15, 3.

[50] Théologie de l’au-delà, Université de Fribourg - Suisse, 1980, p. 51.

[51] Voir notre traité, Question 8, article 2.

[52] Saint François de Sales conçoit le sens du culte des saints : «C’est pourquoi nous reconnaissons les saints non pas proprement pour médiateurs au sens où ils se tiendraient entre Dieu et nous, comme le Christ qui est vraiment le centre puisqu’il possède les deux natures divine et humaine étant donné qu’il est aussi bien le Fils de Dieu que le fils d’un être humain. Mais nous faisons appel aux saints pour qu’ils nous accompagnent dans notre prière à travers l’unique Seigneur Jésus-Christ » Controverses II.

[53] Lumen Gentium 51.

[54] Nous reproduisons, avec quelques modification l’article de saint Thomas, Supplément Question 72, article 1.

[55] «Rassemblés dans l’éternel présent de sa cha­nté, nous pressentons qu’il y a, entre les hommes, une solidarité plus forte que la mort. La «communion des saints «permet à ceux qui se sont aimés sur terre dans le Christ, même sans le reconnaître, de se rencontrer mystérieusement encore par - dessus l’abîme de la mort, en se rejoignant dans le cœur de Dieu, par la médiation du Christ. Toujours vivant, il intercède sans relâche en notre faveur. Et nous aussi nous intercédons avec lui. » Proposition de foi des évêques de France, 1978, DOCUMENTATION CATHOLIQUE. n° 1073.

[56] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Supplément Question 72, article 2 ; On ne peut pas retracer ici en détail l’approfondissement progressif de l’idée de communion, qui n’est plus seulement une existence avec les autres dans l’amour réciproque, mais un engagement actif pour les autres, et donc «à la place » des autres. On se contentera pour finir de deux noms : Dietrich Bonhoeffer, qui fit sa thèse de doctorat sur l’idée de communion des saints (s), et Georges Bernanos, dont l’œuvre a pour centre l’interprétation catholique de la communion des saints, par exemple dans Le dialogue des carmélites.

[57] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Supplément Question 72, article 3 ; Le Concile Vatican II, Lumen Gentium 49, écrit : «parce qu’ils sont intimement unis au Christ, les saints du Ciel affermissent plus solidement l’Église dans la sainteté (…) et l’aident de multiple façon à se construire plus largement. »

[58] Nulle part cela ne devient aussi clair que dans l’action de Marie, Mère de Jésus, en laquelle l’Église peut se considérer elle - même comme en un miroir. Deux sections du chapitre VIII de Lumen Gentium (60) éclairent particulièrement la question de la communio sanctorum «La mission maternelle de Marie à l’égard des hommes n’offusque en rien cette unique médiation du Christ, mais elle en montre au contraire la puissance. Toute influence salutaire (salutaris influxus) de la Bienheureuse Vierge sur les hommes ne vient donc pas d’une quelconque nécessité fac­tuelle, mais d’une disposition gratuite de Dieu et procède de la surabondance des mérites du Christ, s’appuie sur sa médiation, dépend en tout (omnino) d’elle et en lire toute sa vertu (totam virtutem). L’union immédiate (unionem immediatam) des croyants au christ, n’est toutefois aucunement empêchée par là, elle est au contraire favorisée. » Si une telle médiation dans le Christ n’était pas possible, l’Église elle-même serait un empêchement, un obstacle entre le Christ et les hommes.

[59] Luc 15, 47.

[60] La cité de Dieu, Livre 14, 15.

[61] Apocalypse 21, 4.

[62] cf. 1 Rois 2, 18 ; Actes1, 10.

[63] Il s’agit de l’article de saint Thomas, Supplément Question 94, article 1.

[64] Job 1.

[65] BALTHASAR H. U, La dramatique divine, culture et Vérité, Namur 1993, p. 252 - 253.

[66] Les saints ont eu parfois sur le mystère de l’enfer des mots qui donnent le vertige. Reprenant l’invocation des Litanies : «Par tes saints jugements, délivre - moi, Seigneur » , Angèle de Foligno disait : «Je ne vois pas plus la Bonté de Dieu dans un homme bon et saint, et dans plusieurs hommes bons et saints, que dans un damné ou dans la multitude des damnés. Cette profondeur ne m’a été montrée qu’une fois, mais jamais je n’en perds le souvenir ni la joie. Et si tout ce qui tient à la foi venait à me manquer, il me resterait encore pour­tant cette unique certitude au sujet de Dieu, celle de ses jugements, de la justice de ses jugements. Mais, oh! quelle grande profondeur est ici! Mais tout ceci va à l’utilité des bons : car toute âme qui aurait ou qui aura la connaissance de ces jugements et de cet abîme, tirera fruit de tout, par cette connaissance du nom de Dieu. » Livre de sainte Angèle de Foligno, fin de la 1re partie, vers te milieu du 7ème passage.

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