Auteur: A.
Contat (---.w193-250.abo.wanadoo.fr)
Date: 05/09/2003 23:56
Cher Monsieur Dumouch,
1. Il me semble vous avoir déjà répondu in nuce sur le rôle de la
logique en philosophie et en théologie, lorsque je vous citai, dans mon
message du septembre, un texte des Questiones quodlibetales qui présente
l’habitus des premiers principes comme le reflet de l’intellection
divine subsistante en nous. La logique a pour objet spécificateur (subiectum,
dit saint Thomas) les intentions secondes que la raison secrète par,
dans et pour les opérations grâce auxquelle elle rejoint le réel ; or,
en son état connaturel de conjonction au corps, l’intelligence humaine,
sans laisser d’être vraiment un intus-legere fait pour lire au-dedans
des choses, ne peut cependant « fonctionner » que de manière abstractive
et discursive ; c’est pourquoi il ne nous est pas possible de connaître
les choses sans composer des concepts, ni sans relier des propositions.
De ce fait, la logique est coextensive à tout ce qui est scibile : « Nam
certa cognitio sive scientia est effectus demonstrationis. Dialecticus
autem circa omnia praedicta procedit ex probabilibus; unde non facit
scientiam, sed quamdam opinionem. Et hoc ideo est, quia ens est duplex:
ens scilicet rationis et ens naturae. Ens autem rationis dicitur proprie
de illis intentionibus, quas ratio adinvenit in rebus consideratis;
sicut intentio generis, speciei et similium, quae quidem non inveniuntur
in rerum natura, sed considerationem rationis consequuntur. Et huiusmodi,
scilicet ens rationis, est proprie subiectum logicae. Huiusmodi autem
intentiones intelligibiles, entibus naturae aequiparantur, eo quod omnia
entia naturae sub consideratione rationis cadunt. Et ideo subiectum
logicae ad omnia se extendit, de quibus ens naturae praedicatur. Unde
concludit, quod subiectum logicae aequiparatur subiecto philosophiae,
quod est ens naturae » (SM 4, lect. 4, n. 574). Cela n’enlève rien au
caractère instrumental de la logique, qui ne fait rien connaître par
elle-même, mais permet à la raison de passer à l’επιστήμη, la δόξα étant
d’ailleurs elle-même soumise à une certaine forme de logique, qui est
celle des Topiques (et des Institutiones oratoriae de Quintilien).
Prétendre dépasser la logique au profit d’un intuitionnisme mystique,
c’est nier le statut incarné de l’intelligence humaine, ce qui ne se
peut, l’histoire des idées le montre assez, qu’en exaltant de façon
indue, en définitive, l’appétit sensible. C’est très net, par exemple,
dans le romantisme, qui fut, dans la culture occidentale, le premier
d’une longue série d’attentats contre la primauté de l’intellect
spéculatif.
2. Vous faites un contresens, dans ce fil comme dans les précédents, sur
le passage de I-II, 107, 1, 2m. Saint Thomas nous dit que la loi
ancienne ne donnait pas le Saint Esprit, et vous en tirez cette
conclusion que les justes de l’Ancien Testament n’avaient pas le Saint
Esprit. En fait, les institutions de l’Ancienne Alliance, la loi et la
circoncision, n’étaient pas causes de la justification : ni cause
instrumentale, à la différence des sacrements du Christ ; ni cause
formelle, à la différence de la loi nouvelle, qui coïncide avec la
donation de la grâce et de l’Esprit Saint ; mais cela n’empêchait pas
les justes de cette époque de vivre, par anticipation, et d’une façon
plus obscure, de la grâce, conférée à travers la foi au Christ à venir.
Il en va de même de tous les justes de bonne foi à toutes les époques.
Avoir la charité, c’est aimer Dieu, connu par la foi au moins implicite
(et non par simple connaissance philosophique), plus que soi-même, et
être prêt à lui sacrifier nos biens finis, voire notre propre vie, s’il
le faut. Cela se peut de façon actuelle ou seulement habituelle. Voyons
cela plus précisément.
3. La charité est certainement une amitié, et c’est un des plus grands
mérites théologiques de saint Thomas de l’avoir montré aussi clairement.
Pourtant, je crains que vous n’interprétiez cette belle vérité dans un
sens par trop phénoménal, et donc, quoi que vous ayez, trop restrictif
en définitive. Aimer d’un amour d’amitié, c’est vouloir à son ami son
bonum honestum, d’une façon réciproque, et réciproquement connue. Comme
toujours en thomisme, il faut savoir comprendre les choses avec le sens
de l’analogie. La charité sera donc au degré le plus haut chez les très
grands saints, comme Jean ou Paul, et tant d’autres, dont toute la vie
consciente était tournée, à tout instant vers la Trinité, et le prochain
en qui elle se reflète : ils aimaient la déité parce qu’elle est le Bien
subsistant, ils se savaient aimés d’elle, et ils connaissaient cet amour
réciproque. Mais il est un degré inférieur de participation à cette «
égalité » d’amour entre Dieu et sa créature qui, pour n’être ni
conscient ni actuel, n’en est pas moins réel : c’est la charité qui
existe dans l’âme du petit enfant à peine baptisé. Ici, il ne s’agit que
d’un habitus, sans aucune passage à l’acte ; pourtant, cet enfant est
bien, à sa manière, l’ami de la Trinité sainte, car sa volonté est
désormais surélevée par la vertu théologale de charité qui la tourne
vers Dieu voulu pour lui-même. Entre ces deux extrêmes, il y a place
pour un multiplicité de manières d’être en rapport d’amitié avec Dieu,
qui sont réelles et hiérarchiquement ordonnées selon le plus et le
moins. Si, au contraire, vous réduisez l’amitié à son analogue supérieur
et pleinement conscient, vous introduisez une dissociation entre la
charité et la justice théologale, qui déséquilibre toute votre
théologie. Et c’est bien un instrument logique, l’analogie, qui perçoit
cette dissociation, et qui vous mettrait en garde contre ce
déséquilibre, si vous vouliez bien ne pas abdiquer, en théologie, votre
raison, qui est le plus précieux des dons naturels que vous avez reçus.
A. Contat.
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