Auteur: Sébastien (---.w193-252.abo.wanadoo.fr)
Date: 15/05/2003 22:06
Cher Arnaud,
Merci d’engager le débat sur cette question difficile, qui n’est pas
définitivement tranchée. Vous remarquerez tout d’abord que j’ai
affecté à la troisième proposition la note de « sententia probabilior
», « d’opinion la plus probable ».
La seule chose qui soit de « foi divine » dans cette affaire est que
les âmes qui meurent avec le péché originel sont privées de la vision
béatifique. Ainsi, si un enfant meurt avec le seul péché originel, il
est de foi qu’il ne peut pas aller au ciel, selon les définitions des
différents conciles que j’ai mentionnées. Enseigner le contraire
serait hérétique.
Le problème s’énonce alors de la manière suivante : un enfant qui
meurt sans être baptisé, a-t-il un moyen de suppléer au baptême et
d’effacer le péché originel ?
Selon la théologie classique, pour les adultes, il existe trois moyens
de suppléer au baptême et d’effacer le péché originel.
1) Le baptême de désir qui est le désir formel ou implicite de, joint
à la contrition parfaite, du baptême sacramentel. Déjà saint Augustin
écrivait : « Je trouve que non seulement le martyre pour le nom du
Christ peut remplacer le baptême manquant, mais aussi la foi et la
conversion du cœur (fidem et conversionem cordis), si le manque de
temps ne permet de pas célébrer le baptême. » (De bapt., IV, 22, 29).
Comme l’explique Louis Ott, « le baptême de désir agit ex opere
operantis. Il confère la grâce de justification à laquelle est
attachée la remise du péché originel, de tous les péchés graves
personnels et de la peine éternelle du péché. Les péchés véniels et
les peines temporelles dues au péché sont remis suivant le degré des
dispositions subjectives. Le baptême de désir n’imprime pas la
caractère baptismal. » (Précis de théologie dogmatique, Paris, 1995,
p. 498)
2) Le baptême de sang qui est le martyre, à savoir la mort violente ou
les mauvais traitements endurés en haine du Christ. Jésus atteste
lui-même la vertu justifiante du martyre : « Qui perdra sa vie à cause
de moi, la trouvera. » (Matthieu 10: 39). Ott (op. cit. ) explique que
« le baptême de désir n’agit pas seulement ex opere operantis, comme
le baptême de désir, mais aussi, en tant que profession de foi
objective quasi ex opere operato. »
Saint Thomas rappelle ces deux moyens dans la Somme : « baptême d'eau
tire son efficacité de la passion du Christ, à laquelle l'homme est
configuré par le baptême ; et au-delà, comme de sa cause première, de
l'Esprit Saint. Mais si l'effet dépend de la cause première, la cause
domine son effet, et n'en dépend pas. Aussi, en dehors du baptême
d'eau, on peut recevoir l'effet du sacrement de la passion du Christ
en tant qu'on se conforme à lui en souffrant pour lui ; c'est ce que
dit l'Apocalypse (7, 14) : " Ceux-ci sont venus de la grande épreuve,
ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de
l'Agneau. " Pour la même raison, on peut aussi recevoir l'effet du
baptême par la vertu du Saint-Esprit, non seulement sans le baptême
d'eau, mais même sans le baptême de sang : quand le cœur est mû par le
Saint-Esprit à croire en Dieu et à se repentir de son péché. C'est
pourquoi on dit aussi " baptême de pénitence ". C'est de lui que parle
Isaïe quand il dit (4, 4) : " Quand le Seigneur aura lavé les
souillures des filles de Sion, et purifié Jérusalem du sang qui est au
milieu d'elle, par l'esprit de jugement et par l'esprit de feu. " Ces
deux autres baptêmes sont donc appelés baptêmes parce qu'ils suppléent
au baptême. Ainsi parle S. Augustin : " Que le martyre remplace
quelquefois le baptême, le bienheureux Cyprien en trouve un argument
qui n'est pas sans poids, dans le larron qui n'était pas baptisé, et à
qui il a été dit : "Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis. »
(III, 66, 10)
3) Le premier acte de la vie morale d’un homme. Il s’agit d’une
doctrine méconnue, mais pourtant parfaitement classique, et enseignée
par saint Thomas : « Une fois que l'homme a commencé à avoir l'usage
de la raison, il n'est pas tout à fait excusé de la culpabilité des
péchés tant véniels que mortels. Mais la première chose qui doit se
présenter à sa réflexion, c'est de délibérer sur lui-même. Et si
réellement il s'est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce
la rémission du péché originel. Tandis que, s'il ne s'oriente pas vers
la bonne fin, autant qu'à cet âge-là il est capable de la discerner,
il péchera mortellement, ne faisant pas tout son possible. Et dès
lors, il n'y aura plus chez lui péché véniel sans péché mortel, si ce
n'est après que tout lui aura été remis par la grâce. » (I-II, 89, 6,
c.)
Ces moyens de suppléance peuvent-ils s’appliquer à un enfant dénué de
raison ?
1) Il est vrai que le baptême du sang peut s’appliquer aux enfants
dénués de raison. Comme l’enseigne la liturgie et la tradition, les
saint Innocents, mis à mort par Hérode, ont été sauvés. Cependant, le
baptême du sang, exige le martyre, c’est-à-dire une mort violente, en
haine du Christ. Or, vous en conviendrez, cette haine du Christ, fait
défaut dans la plupart des cas. L’enfant qui meurt dans un avortoir,
n’est pas mis à mort en haine du Christ.
2) Le baptême de désir explicite ou implicite est à rejeter également,
car il suppose un acte volontaire dont un enfant dénué de raison est,
par définition, incapable.
3) Le premier acte de la vie volontaire l’est également. Certains
théologiens ont imaginé que lorsque l’enfant comparaissait devant le
juge éternel, il lui était proposé de faire cet acte volontaire. Mais
cette solution se heurte à deux objections majeures :
- On ne peut pas imaginer qu’un choix se fasse quand l’âme est séparée
du corps ; car l'âme séparée est dans l'état de terme ; la mort est à
l'âme ce que le choix est à l'ange.
- Elle suppose un miracle. Or le miracle est par définition en dehors
de la disposition normale des choses. On ne peut donc imaginer un
miracle permanent, car cela détruirait l’ordre de la nature, en y
introduisant une exception permanente.
De fait, le Magistère ordinaire auquel nous devons un « pieux
assentiment », par la voix de Pie XII, a rejeté les deux dernières
solutions :
« Si ce que nous avons dit jusqu’ici regarde la protection de la vie
surnaturelle, à bien plus forte raison, devons-nous l’appliquer à la
vie surnaturelle que le nouveau-né reçoit par le baptême.
Dans l’ordre présent, il n’y a pas d’autre moyen de communiquer cette
vie à l’enfant qui n’a pas encore l’usage de la raison. Et cependant,
l’état de grâce, au moment de la mort, est absolument nécessaire au
salut. Sans cela, il n’est pas possible d’arriver à la félicité
surnaturelle, à la vision béatifique de Dieu. Un acte d’amour peut
suffire à l’adulte pour acquérir la grâce sanctifiante et suppléer au
manque du baptême. Pour celui qui n’est pas né, ou pour le nouveau né,
cette voie n’est pas encore ouverte ».( Discours aux participants de
l’union catholique des sages femmes ( 29 octobre 1951): A.A.S, 43,
1951, p.841. Trad.: Documents pontificaux de S.S. Pie XII,
Saint-Maurice (Suisse), 1954, vol.13, p. 478)
On pourrait également citer cette monition du Saint-Office, datée du
18 février 1958 :
« En quelques lieux, la coutume s’est installée de différer
l’administration du baptême pour des raisons de commodité personnelle
ou de nature liturgique. En faveur de cet ajournement, on a coutume
d’opposer quelques opinions manquant de solide fondement sur le sort
éternel des enfants mourant sans le baptême. C’est pourquoi la Suprême
Sacrée Congrégation, avec l’approbation du Souverain Pontife, demande
aux fidèles chrétiens du baptiser le plus tôt possible les enfants
selon les prescriptions du canon 770 et aux curés et aux prêtres de
les exhorter à accomplir sans retard cette obligation. » (A.S.S, 2
[1958])
C’est pourquoi, je pense qu’il faut maintenir la position de saint
Thomas (et pas seulement Tanquerey…) qui enseigne dans le De Malo,
question V, articles 1 à 3, que les enfants morts sans êtres baptisés
vont dans les limbes, où, bien qu’étant privés de la vision
béatifique, ils jouissent d’un bonheur naturel, sans souffrir la peine
des sens, ni être affligés de la privation de la vision béatifique.
Ceci étant, avant de proposer et de discuter, une dernière solution,
je réponds à vos objections.
1) « Il n'y a aucune mention dans le dogme de limbes "éternelles". Si
vous en
trouvez une, je serai obliger de baisser les armes et de reconnaître
mon
erreur. C'est un point important. Car l'Eglise s'est prononcée sur
l'enfer
éternel des damnés, l'éternité du paradis »
Il faut distinguer et ne pas confondre les « limbes des Pères » qui
était le séjour des âmes justes avant la mort de Jésus-Christ et les «
limbes des enfants » qui sont l’endroit où les théologiens classiques,
à la suite de saint Augustin et saint Thomas, placent les âmes des
enfants morts sans baptême. Sur les « limbes de Pères », le passage
suivant du Catéchisme de l’Eglise Catholique remet bien toutes les
notions en place : « Le séjour des morts où le Christ mort est
descendu, l’Écriture l’appelle les enfers, le Shéol ou l’Hadès (cf. Ph
2, 10 ; Ac 2, 24 ; Ap 1, 18 ; Ep 4, 9) parce que ceux qui s’y trouvent
sont privés de la vision de Dieu (cf. Ps 6, 6 ; 88, 11-13). Tel est en
effet, en attendant le Rédempteur, le cas de tous les morts, méchants
ou justes (cf. Ps 89, 49 ; 1 S 28, 19 ; Ez 32, 17-32) ce qui ne veut
pas dire que leur sort soit identique comme le montre Jésus dans la
parabole du pauvre Lazare reçu dans " le sein d’Abraham " (cf. Lc 16,
22-26). " Ce sont précisément ces âmes saintes, qui attendaient leur
Libérateur dans le sein d’Abraham, que Jésus-Christ délivra lorsqu’il
descendit aux enfers " (Catech. R. 1, 6, 3). Jésus n’est pas descendu
aux enfers pour y délivrer les damnés (cf. Cc. Rome de 745 : DS 587)
ni pour détruire l’enfer de la damnation (cf. DS 1011 ; 1077) mais
pour libérer les justes qui l’avaient précédé (cf. Cc. Tolède IV en
625 : DS 485 ; Mt 27, 52-53). » (CEC, n° 633). Les « limbes des
enfants », elles, sont une partie de l’enfer, dans la mesure où les
enfants sont affectés de la peine du dam, sans toutefois en souffrir
(De malo, q. V, a. 3)
2) « Dieu veut le salut de tous les hommes » () Saint Thomas n’ignore
pas cette objection. Il se l’est même posée d’une façon très
métaphysique : « est vain ce qui n’atteint pas la fin pour laquelle,
il est fait ; or l’homme est naturellement ordonné à Dieu et cette
béatitude consiste dans la vision de Dieu ; donc c’est en vain que
l’homme existe, s’il ne parvient pas à la vision de Dieu. » (De malo,
q. V, a. 1, obj. 1) On reconnaît ici l’argument proposé par Sigoln.
Saint Thomas fait une réponse très métaphysique en se basant sur le
point de vue de la nature : « L’homme aurait été créé en vain et
inutilement s’il n’avait pu obtenir sa béatitude, comme tout être qui
ne peut atteindre sa fin dernière. Aussi, pour que l’homme n’est pas
été créé en vain et inutilement en naissant avec le péché originel,
dès le début du genre humain, Dieu a proposé à l’homme le remède qui
le délivrerait de cette vanité, c’est-à-dire le médiateur lui-même,
Dieu et homme, Jésus-Christ : par la foi en lui, l’obstacle du péché
originel pourrait être enlevé. » (De malo, q. V, a. 1, ad 1)
Cette réponse est sans doute difficile à comprendre pour un esprit
moderne. En effet, nous sommes plus sensibles au suppôt ; saint Thomas
lui, regarde plutôt la nature de ce suppôt : du moment que la
rédemption objective est là, et les sacrements qui la perpétuent et
l'institutionnalisent, la nature est réparée ; l’objection ne porte
pas, parce que le Christ a institué le baptême qui est le moyen
objectif pour nous sauver. En ce sens, comme l’écrit le Concile
Vatican II, « la possibilité d’être associé au mystère pascal » est
offerte à tous.
On retrouve la même réponse à l’article 3 : « il appartient à la
connaissance naturelle que l’âme sache qu’elle a été créée pour la
béatitude, et que cette béatitude consiste dans l’obtention du bien
parfait. Mais que ce bien parfait, pour lequel l’homme a été fait soit
cette gloire que possèdent les saints, c’est au-dessus de la
connaissance NATURELLE. (…) Cette révélation appartient à la foi.
C’est la raison pour laquelle les âmes des enfants ne savent pas
qu’elles sont privées d’un tel bien, et, à cause de cela, n’en
souffrent pas. » (De malo, q. V, a. 3, c.)
3) « Il y a encore un point que Tanquerey omet dans la pensée de
l'Eglise: le
salut n'est pas ouvert seulement au baptême d'eau mais aussi au
baptême de
désir: ex: mon enfant naît mort. Je suis sa maman. Je désire de tout
mon
cœur que Dieu le baptise, il est baptisé. »
Plusieurs remarques :
a) mon exposé de la théologie classique, n’est pas dépendant de
Tanquerey. Je crois avoir cité plusieurs autres théologiens qui au
XXeme siècle, maintiennent la position de Saint Thomas. Par ailleurs,
ma position a ceci en sa faveur qu’elle s’appuie sur plusieurs Pères
et Docteurs de l’Eglise.
b) Le baptême « de désir » (in voto) n’est pas la pensée de l’Eglise,
mais une théorie imaginée par Cajetan. Je ferais à ce sujet remarquer
que l’Eglise s’est d’abord montrée assez réticente sur cette théorie,
dans la mesure où le Pape saint Pie V a ordonné que l’on expurge cette
théorie des éditions de l’œuvre du grand commentateur (Cf. A.
Piolanti, De sacramentis, Rome, 1960, p. 158)
c) Cependant, j’admets que la solution du baptême de désir peut être
une pieuse solution qui est tout à fait admissible, à condition de
l’élargir « in voto ecclesiae » , car elle est reçue par de nombreux
théologiens de valeur. C’est la seule solution, qui à mon avis, même
si elle moins probable, puisse être tenue par un thomiste. Voici a ce
sujet ce qu’écrivait naguère Mgr Piolanti, dont je partage entièrement
l’avis : « Après le concile Vatican II, qui ne voulut pas affronter
l'épineux problème soulevés par certains courants théologiques, de
nouvelles solutions, toujours plus bénignes, furent proposées. La plus
significative est celle du P. Jean Galot, lequel, dans la ligne du
cardinal Cajetan e du P. Héris, pose ce parallélisme: de même que,
chez les adultes, le désir du baptême supplée à la réception du
sacrement, de même, chez les enfants, le désir du baptême, formé pour
tous par l'Eglise, supplée de façon semblable à la collation du
sacrement, de sorte que tous les enfants se sauvent in voto Ecclesiae
[51]. Cette pieuse conjecture, présentée avec un ample cortège
d'arguments et avec une fine perception de ses conséquences [52], est
destinée à toucher le cœur chrétien, tandis que l'esprit reste dans
l'attente respectueuse d'un jugement du magistère. » [ 51] J.
GALOT, La salvezza dei bambini morti senza Battesimo, in La Civiltà
Cattolica 1971, II, pp. 228-240; 336-346. C. PORRO s'approche avec
modération de cette thèse, in Peccato e riconciliazione, Casale
Montferrat 1983, pp. 41-52.[] L'illustre théologien s'appuie
sur la volonté salvifique universelle de Dieu, e sur la solidarité de
tous les hommes avec le Christ Rédempteur, laquelle triomphe de la
solidarité non moins universelle en Adam, source du péché originel.
Cette dernière considération avait déjà été bien traitée par l'abbé E.
BOUDES, Réflexions sur la solidarité des hommes avec le Christ, in
Nouvelle Revue Théologique 81 (1949), pp. 589-605. Antonio PIOLANTI, I
Sacramenti, 3e édition revue et ajournée, Pontificia Accademia
Teologica Romana, Libreria Editrice Vaticana, Cité du Vatican, 1990,
p. 298.
Je conclus cette intervention trop longue déjà. Face à cet épineux
problème, on a trois solutions possibles :
1. Le réalisme excessif de certains Pères qui imagine pour les enfants
morts sans baptême non seulement une privation de la vision
béatifique, mais aussi une punition des sens.
2. Le nominalisme existentiel de nos contemporains qui affirme trop
facilement la certitude que ces enfants sont et doivent être sauvés.
3. Le réalisme aristotélicien de saint Thomas, qui distingue entre la
punition afflictive en enfer, quand le péché est personnel (du
suppôt), et la punition non afflicitive des Limbes, due à la nature.
Il est certes possible d’admettre que les enfants soient sauvés, comme
l’imaginent Héris et Galot, à la suite de Cajetan, « in voto ecclesiae
». Néanmoins, comme l’écrit Piolanti, c’est là une « pieuse opinion »,
qui jouit de moins de certitude que l’opinion de saint Thomas. En
pratique cependant, il faut agir comme si les Limbes existaient et en
tenir compte pour le baptême des enfants. Ainsi en effet que le note
saint Robert Bellarmin, à propos des anabaptistes, le haine du démon
envers le genre humain a été si forte que non content de perdre
l’eucharistie, et les autres sacrements, avec les protestants, le
Prince de ce monde a voulu également perdre, par l’hérésie des
anabaptistes, l’âme des petits enfants (De bapt., c.8, cité par le
cardinal Louis Billot, De ecclesiae sacramentis, 7e édition, Rome,
1931, tome 1, p. 267)
Cordialement
Sébastien
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