Auteur: Sébastien (---.w217-128.abo.wanadoo.fr)
Date: 23/08/2003 11:02
Cher EA,
Cette difficile question a fait l’objet d’un ouvrage qui s’est attaché à
collationner un ensemble de citations de Pères, de Docteurs, de Papes et
de théologiens sur la question.
Voici le titre de l’ouvrage :
José Ricart Torrens, Du nombre des élus, Paris, Nouvelles Editions
latines, 1966, 316 pages.
La thèse de l’auteur est de comprendre de façon littérale le verset que
vous citez. On la trouve traditionnellement enseignée lors des retraites
Saint-Ignace. C’est aussi, comme vous le savez, la thèse de saint
Thomas.
« Le bien proportionné à la condition commune de la nature se réalise le
plus souvent, et ne fait défaut que rarement. Mais le bien qui excède
l'état commun des choses se trouve réalisé seulement par un petit
nombre, et l'absence de ce bien est fréquente. Ainsi voit-on que la
plupart des hommes sont doués d'un savoir suffisant pour la conduite de
leur vie, et que ceux qu'on appelle idiots ou insensés parce qu'ils
manquent de connaissance sont très peu nombreux. Mais bien rares, parmi
les humains, sont ceux qui parviennent à une science profonde des choses
intelligibles. Donc, puisque la béatitude éternelle, qui consiste dans
la vision de Dieu, excède le niveau commun de la nature, surtout parce
que cette nature a été privée de la grâce par la corruption du péché
originel, il y a peu d'hommes sauvés. Et en cela même apparaît
souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains êtres à un
salut que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente
commune de la nature. » (I, q. 23, a. 7, ad 3)
Il faut noter toutefois que pour saint Thomas, si l’on compte les anges
et les hommes élus, leur nombre paraît supérieur à celui des réprouvés.
En effet « il y eut plus d'anges fidèles que de pécheurs. Car le péché
va à l'encontre de l'inclination naturelle de la créature ; or, ce qui
est contre la nature ne se produit qu'accidentellement dans un petit
nombre de cas. La nature, en effet, obtient son résultat soit toujours,
soit le plus souvent. » (I, 63, 9)
Cependant, il faut rester prudent sur cette question. Le Père
Garrigou-Lagrange, que l’on ne peut vraiment pas taxer de modernisme
échevelé, écrit en effet :
« L’opinion commune des Pères et des anciens théologiens est sans doute
que, parmi les hommes, ceux qui sont sauvés ne représentent pas le plus
grand nombre. On cite souvent en faveur de ce sentiment les saints
Basile, Jean Chrysostome, Grégoire de Naziance, Hilaire, Ambroise,
Jérôme, Augustin, Léon le Grand, Bernard, Thomas d’Aquin ; et plus près
de nous, Molina, saint Robert Bellarmin, Suarez, Vasquez, Lessuis, saint
Alphonse. Mais ils e donnent leur manière de voir comme une opinion, non
pas comme une vérité révélée, ni comme une conclusion certaine. »
(Reginald Garrigou-Lagrange, L’éternelle vie et la profondeur de l’âme,
Paris, Desclée, 1950, p. 354)
Garrigou-Lagrange semble d’ailleurs opiner pour la thèse la moins
rigoriste. Après avoir cité le textes de l’Ecriture qui vont dans le
sens d’un moins grand nombre d’élus, il écrit en effet :
« Ces textes ne sont pas absolument probants. Après plusieurs autre en
effet le Père Monsabré remarque :
‘‘ si ces paroles ont été dites pour tous les lieux et tous les temps,
l’opinion du nombre des élus triomphe. Mais il est permis de croire
qu’elles s’applique, surtout et directement, au temps ingrat de la
prédication du Sauveur ; et elles ne sont que trop bien justifiées par
le peu de fruit de cette prédication. Quand Jésus veut nous faire
entrevoir l’avenir, il parle d’une autre manière. Il dit à ses disciples
: ‘ lorsque je serai elevé de terre, j’attirerai tout à moi’ (Jean 22
:32). ‘Les puissances de l’enfer ne prévaudront pas contre mon Eglise’
(Matthieu 16 :18). Et montrant les résultats de son dernier jugement :
‘Les bons dit-il s’en iront dans l’éternelle vie, les méchants dans
l’éternel supplice’ (Matthieu 25 :46). Remarquez, je vous prie qu’il ne
détermine pas le nombre des bons et des méchants. Son parti est de se
taire sur ce point ; et à ceux qui lui demandent de se prononcer
clairement, par cette question : ‘Seigneur y en at-il beaucoup qui se
sauvent ?’ Il se contente de répondre : ‘Efforcez-vous d’entrer par la
porte étroite, car beaucoup chercheront à entrer et ne pourront pas’
(Luc 13 :24). Les rigoristes me diront, peut-être, que Jésus-Christ nous
cache ici le mystère de sa justice pour ne pas troubler les âmes timorée
; moi, j’aime mieux penser qu’il nous cache le mystère de sa miséricorde
pour nous faire éviter la présomption’’ [Conférence de Notre-Dame :
102eme conférence : le nombre de élus, p. 253 (note de
Garrigou-Lagrange)] » (L’éternelle vie et la profondeur de l’âme, Paris,
Desclée, 1950, p. 353)
Un peu plus loin le célèbre dominicain, professeur à l’Angélique,
poursuit sa démonstration :
« Les théologiens sont généralement inclinés à compléter ce que nous dit
l'Ecriture et la Tradition par la considération des moyens de salut
donnés aux hommes dans l'Église catholique et en dehors du corps de
l'Église surtout aux âmes de bonne foi.
S'il s'agit seulement des catholiques, on enseigne communément, surtout
depuis Suarez que, même à ne considérer que les adultes, le nombre des
élus dépasse celui des réprouvés. Quoique en effet la majeure partie
pèche mortellement, ils se relèvent cependant au tribunal de la
pénitence, et il y en a relativement peu qui à la fin de la vie ne se
repentent pas et refusent de recevoir les sacrements.
S'il s'agit de tous les chrétiens, ou de tous les baptisés, soit
catholiques, soit schismatiques, soit protestants, il est plus probable,
disent communément les théologiens, que le plus grand nombre est sauvé,
en comprenant du moins les adultes et les enfants, car nombreux sont les
enfants qui meurent en état de grâce avant l'usage de la raison. De plus
beaucoup de schismatiques et de protestants sont aujourd'hui de bonne
foi et ils peuvent se réconcilier avec Dieu par un acte de contrition
surtout à l'article de la mort, où la miséricorde divine se penche sur
eux. Enfin les schismatiques peuvent y être aidés par une absolution
valide.
S'il s'agit dit genre humain tout entier, la question reste controversée
pour les raisons que nous avons dites plus haut. Mais, même si, ici, le
nombre des élus est moins grand, la gloire de Dieu, dans son
gouvernement n'en souffre pas. La qualité l'emporte sur la quantité ,
une seule âme élue est comme un univers spirituel qui a atteint son but
; et nul mal n’arrive sans avoir été permis pour un bien supérieur. De
plus, parmi les non chrétiens, qu'ils soient juifs, mahométans, ou
païens, il y a des élus. Les juifs et les mahométans non seulement
admettent le monothéisme, mais conservent des fragments de la révélation
primitive et de la révélation mosaïque ; ils peuvent ainsi croire à un
Dieu rémunérateur surnaturel, et avec le secours de la grâce faire un
acte de contrition. Même s'il s'agit de païens qui sont dans l'ignorance
invincible ou absolument involontaire de la vraie religion et qui
s'efforcent d'observer la loi naturelle, des secours surnaturels leur
sont offerts, par les moyens connus de Dieu, pour qu'ils puissent
arriver au salut, comme le dit Pie IX, en rappelant que Dieu ne commande
jamais l'impossible. (Denz., 1677) A celui qui fait ce qui est en soit
pouvoir, Dieu ne refuse pas sa grâce, comme le disent communément les
théologiens.
Nous ne pouvons arriver à une certitude sur la question : est-ce que le
plus grand nombre des hommes est sauvé ? Il vaut mieux reconnaître notre
ignorance sur ce point, et éviter de décourager fidèles par une doctrine
trop rigide, ou de les exposer au danger de se perdre par une doctrine
trop facile.
L'important est observer les commandements de Dieu en se rappelant cette
grande vérité bien exprimée par saint Augustin et proclamée par le
Concile de Trente (Denz., 804) : ‘Dieu ne commande pas l'impossible,
mais, en donnant ses préceptes, il nous avertit de faire ce que nous
pouvons pas et de lui demander sa grâce Pour accomplir ce que nous ne
Pouvons pas et il nous aide pour que nous le Puissions.’ » (L’éternelle
vie et la profondeur de l’âme, Paris, Desclée, 1950, p. 354 à 356)
J’espère que cela répondra à votre question.
Cordialement
Sébastien
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