Chapitre V - Les visions sataniques de l'au-delà
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V- Les visions sataniques de l'au-delà

            Rien qu'au titre, on l'aura compris, ce chapitre n'est pas une partie de plaisir. Le lecteur doit être averti qu'il trouvera ici un exposé des visions sataniques de l'enfer dans ses rapports à la divinité. Il va sans dire que je me porte en faux contre de telles conceptions blasphématoires qui, malheureusement, ne sont pas toujours étrangères à une certaine pensée ecclésiastique comme nous le verrons. La "Sainte" Inquisition en est notamment un des exemples les plus noirs de l'histoire de l'Eglise.

            Une fois de plus, nous rendrons au diable ce qui lui appartient, à savoir, le tourment de la morsure du feu éternel. En aucun cas nous partagerons son enfer. Et ce sera notre principale tâche que de montrer, avec l'appui des Saintes Ecritures, que l'enfer est un feu qui dévore de l'intérieur, c'est-à-dire qui n'a aucune cause extérieurement à la créature pécheresse elle-même, la créature pécheresse étant son propre bourreau.

            La première partie de ce chapitre visera à établir que l'enfer n'est pas un châtiment venu de Dieu. A la seule lecture des discours sataniques sur l'au-delà, on se rendra vite à l'évidence que la vision d'un enfer voulu par Dieu s'oppose absolument à la religion d'amour du Christ.

            Ainsi, dans cette étude sur l'apocatastase, nous en sommes donc arrivés à devoir disculpé Dieu de l'accusation d'être l'auteur de l'enfer. En effet, le sage Elihu dit à Job: "Patiente un peu et laisse moi t'instruire, car je n'ai pas tout dit en faveur de Dieu. Je veux tirer mon savoir de très loin, pour justifier mon Créateur" (Job, 36.2-3). Soyons donc patients et méthodiques. Pour ne pas se retrouver mordu à l'improviste par le serpent, commençons par apprendre qu'il mord et de quelle manière il mord.

            Dans le discours empoisonné du satanisme, il y a trois formulations principales de l'enfer:

            * la première consiste à faire de Dieu la source de la souffrance et du mal absolu de l'enfer.

            * la seconde vise à convaincre l'homme que la mort est une fin en soi, faisant ainsi de l'au-delà une chimère porteuse des plus vaines et des plus malsaines espérances et de ce monde un enfer soumis à l'empire implacable de la mort.

            * La troisième formulation de l'enfer revient à enfermer l'homme dans un monde terrestre fait de douleurs, de peines et de souffrances et ce, à perpétuité. C'est le cas entre autre avec la croyance à la réincarnation.

            A chacune de ces trois formulations mensongères de l'enfer, pour donner un éclairage pour le moins plus sain, nous répondrons en citant les Saintes Lettres et les dogmes de l'Eglise.

                        1/ L'enfer comme "châtiment de Dieu"

            Sous ce titre, il faut tout de suite relever une première ambiguïté: en effet, il y a là un jeu de "maux". Car la formule "châtiment de Dieu" ne veut pas dire que le châtiment est infligé par Dieu mais qu'il est subi par Dieu. Si l'on parle par exemple de "colère de Dieu", on entend bien par là que la colère vient de Dieu, mais si l'on dit "châtiment de Dieu, le mot châtiment implique et signifie que c'est Dieu qui est châtié. De sorte que si Dieu inflige l'enfer à Sa créature, Il en subira Lui aussi la souffrance.

            Car comment pourrait-on exprimer cette idée de châtiment sans y compromettre Dieu? Dira-t-on que "le châtiment de l'enfer est infligé par Dieu"? Dans ce registre de vocabulaire autour du mot "châtiment", nous sommes obligés de préciser qu'il est "par Dieu". Le mot "châtiment" implique donc que la peine subie soit imposée du dehors. Ce qui, dans le cas de l'enfer, ne saurait être applicable, Dieu n'étant pas responsable de l'enfer comme nous le montrerons. L'idée de l'enfer comme châtiment est donc à rejeter.

            Cependant, au contraire, le satanisme cherche à amalgamer Dieu dans la peine infernale. Pour le satanisme, l'idée même de châtiment impose la présence de Dieu en enfer, non pas certes aux côtés des damnés, mais plus invraisemblablement encore, par la vie de l'âme qu'Il continuerait de leur prodiguer tout en les privant de Son amour. De sorte que la créature de l'enfer serait torturée par son existence maintenue par Dieu dans la privation de Son amour! Telle est la principale thèse du satanisme sur la définition de l'enfer dans son rapport au divin. Pour se convaincre que de telles assertions puissent être soutenues, on pourra lire sous la folle plume de Jouhandeau l'horreur suivante: "L'Enfer est de la même essence que le ciel. C'est le même feu qui est ici lumière et là brûlure" (Jouhandeau, Algèbre des valeurs morales, Livre III, -1935-).

            C'est contre de pareilles pensées blasphématoires que nous aurons à lutter durant tout ce chapitre. Souhaitons-nous courage.

                                    A/ Du masochisme au sadisme divin

                                                a- "L'enfer, c'est les autres"

            Vous l'aurez remarqué, c'est une citation de Sartre qui nous sert de titre introductif à l'analyse du discours satanique sur l'enfer. Dans la dernière scène de Huit-clos, on trouve dans la bouche du personnage de Garcin l'abominable déclaration suivante: "Vous vous rappelez: le soufre, le bûcher, le gril... Ah! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril, l'enfer, c'est les autres".

            "l'enfer, c'est les autres", cette phrase terrible peut nous impressionner, elle est peut-être l'une des plus sataniques de toutes les définitions de l'enfer. Sartre ne croyait pas semble-t-il en l'amour humain, et comme Simone de Beauvoir, les amants ne recherchaient qu'eux-mêmes à travers l'autre, sachant ne pouvoir jamais éprouver de l'autre, lui-même.

            Pour Simone de Beauvoir, la conscience n'a d'objet qu'elle-même. Elle est de la sorte insaisissable par autrui: "Quelque chose était là, qui s'étreignait soi-même avec certitude, on ne pouvait pas s'en approcher, même en pensée, au moment même où elle touchait au but, la pensée se dissolvait; ce n'était aucun objet saisissable, c'était un jaillissement et une fuite incessante, transparente pour soi seule et à jamais impénétrable. On ne pouvait que tourner en rond tout autour dans une éternelle exclusion" (L'invitée). Cependant, de la même façon, l'autre existe aussi pour lui-même à sa conscience. La rencontre des consciences les opposerait donc inéluctablement par leur volonté d'exister avant tout par elles-mêmes. L'enfer apparaît alors comme la perception de l'incommunicabilité. Dans la préface du livre de Violette Leduc, La Bâtarde, Simone de Beauvoir parle de son auteur en ces termes: "Ni ermite, ni exilée, son malheur, c'est de ne connaître avec personne un rapport de réciprocité: ou l'autre est pour elle un objet, ou elle se fait objet pour lui. Dans les dialogues qu'elle écrit transparaît son impuissance à communiquer: les interlocuteurs parlent côte à côte et ne se répondent pas. Même en amour, surtout en amour, l'échange est impossible". Telle est à travers l'autre la perception de l'incommunicabilité. Et cette perception est un enfer parce qu'elle me renvoie l'image de la présence "dévorante" des autres au monde. Je deviens pour eux également un élément du monde extérieur, moi qui pourtant désire l'exclusivité de ma propre conscience. L'autre qui prend conscience de mon existence, par là-même aliène en moi la liberté d'être tout entier présent au monde. Je commence à exister aussi par lui. Je ne suis plus à moi-même mon être propre, ma seule cause. Je ne me pense plus tout seul. J'existe aussi dans la conscience de l'autre, place où je ne peux moi-même exister sans lui. "On ne peut réaliser que les autres sont des consciences qui sentent du dedans comme on se sent soi-même. Quand on entrevoit ça, je trouve que c'est terrifiant: on a l'impression de n'être plus qu'une image dans la tête de quelqu'un d'autre" (Simone de Beauvoir, L'Invitée). Ou encore comme le dit Sartre: "S'il y a un Autre, quel qu'il soit, où qu'il soit, quels que soient ses rapports avec moi, sans même qu'il agisse autrement sur moi que par le pur surgissement de son être, j'ai un dehors, j'ai une nature; ma chute originelle, c'est l'existence de l'autre" (L'Etre et le Néant). On retrouve ici toute l'illusion du "ens causa sui" (de la cause de soi) dont nous avons déjà parlé avec le péché de l'ange. La pensée sartrienne est proprement satanique parce qu'elle fait de l'autre un monstre pour soi, et parce qu'elle donne pour finalité d'un être, lui-même. Chez Sartre, la conscience voudrait vivre pour elle-même débarrassée des autres. Ce n'est donc pas par hasard si, en épigraphe de L'Invitée, Simone de Beauvoir a placé la sombre sentence de Hegel: "Chaque conscience poursuit la mort de l'autre". Cette phrase est affreuse et elle nous renvoie à ce que nous avions dit cette fois-ci au sujet du diable sur le péché d'envie, cette "tristesse devant le bien d'autrui". Car l'existence n'est-elle pas le plus grand bien d'un être? Et c'est pourtant cela que Sartre semble haïr chez l'autre dans sa rencontre...

            Or l'amour, pour les chrétiens en tout cas, participe de cette rencontre de l'autre. Cette rencontre de l'autre nous invite à faire le don de nous-mêmes; car, si justement, nous réalisons, grâce à la présence de l'autre, que nous n'existons pas que pour nous même, l'autre ne se transforme pas pour autant en ennemi de notre intériorité comme Sartre l'affirme, mais bien au contraire, il est appel au partage et à l'épanouissement mutuel de cette intériorité. Seul le don a un sens. S'il n'y a pas d'amour, il y a mort et destruction de l'autre, et de soi. Toute rétention de soi vis à vis des autres signifie un manque, un mensonge, une destruction: ce sont là l'égoïsme, l'envie, le meurtre. Dans la phrase de Hegel, "Chaque conscience poursuit la mort de l'autre", les trois ingrédients sont confondus.

            Sur la question du don, Simone de Beauvoir va jusqu'à accuser l'autre par sa générosité d'accroître chez elle la perception de ses propres manques: "Le geste du don nous sépare des hommes; il n'engendre pas de réciprocité puisqu'il enchaîne le bénéficiaire par la gratitude dans l'exacte mesure où il libère le donateur" (Pyrrhus et Cinéas). De sorte qu'il n'y aurait pas de don désintéressé. "Positivement, le principe sera de traiter autrui comme une liberté à fin de sa liberté" (Pour une morale de l'ambiguïté). Si on avait besoin d'une définition de l'égoïsme, on saurait maintenant où la trouver!

            Tout autre est le don de l'amour: il fonde l'être et fait vivre, pas moins que cela.

            "Nous savons, nous, que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères" (Première épître de Saint Jean, 3.14).

            Et Sœur Emmanuelle du Caire a répondu à Sartre par un très beau livre riant de bonheur, dont le titre évocateur, Le Paradis c'est les autres, à lui seul, a valeur de réponse.

            Obstinément, dans la ligne de pensée de "l'enfer, c'est les autres", des auteurs ont vu en l'homme la cause de la souffrance de Dieu, en d'autres termes Son enfer! Ainsi une créature pécheresse pourrait exterminer la vie de Dieu en elle, et rendre sa conscience au monde impénétrable pour l'amour. Dieu serait alors victime de cet autre qu'est l'homme pécheur, Impuissant à être présent en lui. La présence en enfer du pécheur impénitent condamnerait de la sorte Dieu à souffrir Lui-même l'enfer. Or, comme nous le rappelle avec effroi Jean Eluin, certains ont osé voir dans la détresse du Christ sur la Croix la souffrance de Dieu provoquée par les pécheurs de l'enfer: "On a prétendu que cette dernière angoisse de Jésus était liée au pouvoir invincible d'un enfer "maximiste"; à la vision lucide que l'extrémité de son sacrifice ne pourrait sauver tous les hommes de la haine-douleur de l'enfer" (J. Eluin, Quel enfer? -1994-).

            En se référant à la théorie de l'"autrui" développée par Sartre, l'enfer serait pour Dieu la perception de l'absence perpétuelle, du refus inébranlable des créatures pécheresses impénitentes qu'Il continuerait toutefois d'aimer. Dieu souffrirait à travers Sa créature: "Si Dieu est amour, il doit, nécessairement, être aussi douleur. Si l'amour est une communion parfaite entre celui qui aime et celui qui est aimé, il s'ensuit que toute peine, toute épreuve de l'être aimé assombrit et éprouve l'âme de celui qui aime. Si Dieu aime ses créatures comme un père ses enfants, - il les aime infiniment plus qu'un père terrestre n'aime les enfants de sa chair -, Dieu doit souffrir, et il souffre certainement, de la souffrance des êtres que sa puissance a tirés du néant. Et si Dieu, par nature, est infini en tout, on peut croire que sa douleur est infinie, comme est infini son amour" (Papini, Le Diable, -1953-).

            Pour revenir à un peu de sérénité, nous signalerons tout de même que Dieu ne peut souffrir. De telle sorte que Monseigneur Cristiani dans son ouvrage Présence de satan dans le monde moderne, au chapitre consacré à Papini, est obligé de rappeler l'immunité divine face à la souffrance des créatures: "L'amour des créatures qui exige leur liberté, ne peut exercer sur l'essence divine aucune influence, ne peut causer dans cette essence immuable aucune altération. Penser autrement, c'est confondre le fini avec l'infini, la créature avec le Créateur, les êtres avec l'ETRE! L'Amour tel qu'il est en Dieu est Dieu même"; ce qui implique que "cet amour substantiel et infini ne peut être que béatitude infinie et il exclut infiniment toute souffrance et toute douleur" (Mgr Cristiani, Présence de satan dans le monde moderne, -1959-).

            Dieu ne saurait souffrir dans Son être divin. Seul le Christ, Dieu fait homme, a permis à Dieu, par Son incarnation, c'est-à-dire par l'humanité dont Il s'est revêtue, d'éprouver la souffrance jusqu'à la mort sur la Croix. Seulement, il faut faire très attention de bien distinguer qu'en Jésus-Christ c'est l'homme qui a souffert et non Dieu. De nombreuses hérésies ont sombré dans l'erreur blasphématoire de cette souffrance de Dieu, car elles soutenaient, tels les théopaschites et les monophysites, qu'en Jésus-Christ, "la nature humaine était immergée et perdue dans la nature divine, au point de ne plus faire avec elle qu'une seule nature", tels encore les "Sabelliens qui au nom de l'unicité de la substance divine enseignaient que le Père était mort en croix aussi bien que le fils" (Mgr Cristiani, o.p. cit.). Du reste, ces anciennes hérésies gardent un écho qui résonne encore aujourd'hui dans certains discours théologiques. Comme nous l'indique Urs Von Balthasar dans son livre L'enfer, une question, et l'on ne sait pas trop ce que l'auteur en pense lui-même, cette souffrance de Dieu est de nouveau d'actualité. Elle trouve en effet comme par hasard un écho important autour de la question de l'apocatastase: "Il faut ajouter un dernier aspect, seulement présent en sourdine chez les Pères (de l'Eglise) mais médité plus intensément aujourd'hui dans la "théologie de la souffrance de Dieu". Alors que toutes les positions mentionnées partaient de l'homme, ici l'on pense à partir de Dieu: Est-il possible que la dernière des brebis perdues de son troupeau manque à Dieu? Cette brebis n'est-elle pas la créature pour qui il a répandu son sang et souffert l'abandon du Père?" (Urs Von Balthasar, L'enfer, une question -1991-). L'ensemble du passage cité est ambigu. Selon le théologien, il semblerait que Dieu puisse souffrir de l'absence auprès de Lui d'une seule de Ses brebis. Mais implicitement, on trouve chez Urs Von Balthasar une solution à cette souffrance, car, bien qu'il tourne autour du pot dans le dernier chapitre de son livre, c'est bien l'apocatastase qu'il cherche là à prêcher. Qu'une seule créature manque à Dieu et Dieu souffrirait infiniment de cette absence. A l'inverse, si toutes les créatures sont sauvées, Dieu n'a plus à souffrir, Son amour étant comblé. Mais comme nous l'avons vu avec Monseigneur Cristiani, Dieu ne souffre pas.

            La souffrance de Dieu comme motivation d'une profession de foi en l'apocatastase n'est donc qu'un montage théologique ahurissant. On remarquera à quel degré d’aberrations entraîne certaines idées blasphématoires. Et le sacrifice du Christ sur la Croix est évidemment la proie de choix des faux docteurs. "Ne faut-il pas avoir pitié de ce Dieu mis en croix?" s'entend-on dire. Mais le Christ, qui est Dieu fait homme, ne souffre cependant que dans son humanité. A moins d'être monophysite ou Sabellien, nous autres chrétiens sommes sûrs de cette immunité de Dieu face à la souffrance. Il est grave de constater que bon nombre de théologiens en viennent à semer le doute chez les fidèles sur la question de la souffrance et de son rapport au divin. A ce titre, l'attitude d'Urs Von Balthasar dans son dernier livre s'inscrit me semble-t-il dans une dangereuse ambiguïté.

            Car enfin, si Dieu, dans l'infinité et l'éternité de Son être, est touché par la souffrance, cette même souffrance devient elle-même infinie et éternelle. Ce qui reviendrait à faire exister l'enfer en Dieu; et ceux donc qui considèrent le salut comme étant la délivrance de toute souffrance, et je m'inscris volontiers parmi ces gens, verraient leur espérance anéantie. Il n'y aurait plus de Ciel, la souffrance y ayant soi-disant établi son règne sur le trône de Dieu! Mais insistons, car l'époque semble même hésiter sur des principes irrécusables dans leur définition, Dieu est immuable, Son être est indemne de toutes ces imperfections que nous trouvons chez les créatures qui seules, par leurs péchés, se rendent malheureuses.

                                                b- l'amour, feu de l'enfer?!

            "l'enfer, c'est l'autre", dans un sens cela revient à dire que l'homme est l'enfer de Dieu, mais dans l'autre sens que Dieu est l'enfer pour l'homme.

            Certains ont osé avancer que ce serait Dieu qui torturerait les âmes des damnés. Car à les écouter, la créature de l'enfer serait torturée par son existence maintenue par Dieu dans la privation de Son amour. L'amour de Dieu deviendrait la cause de toute peine en enfer. Pour abominable que soit cette vision sadique de Dieu, il faut encore malheureusement ajouter que de tels propos sont tenus par des ecclésiastiques. Abomination des abominations, dans l'Eglise même, certains clercs prêchent de telles horreurs. L'Abbé Verneaux qui est docteur en théologie, en philosophie et ès-lettre, de plus titulaire d'une chaire de métaphysique dans une faculté, écrit sans sourciller dans son livre intitulé Problèmes et mystères du mal l'abomination suivante: "Il y a d'abord à considérer dans l'âme damnée l'"absence de Dieu". Sans doute en un sens Dieu lui est présent comme en toute créature: il l'enveloppe et la pénètre par son immensité, il lui confère l'existence au plus intime d'elle-même par sa puissance. Mais en un autre sens Dieu ne lui est pas présent: en tant qu'il est son bien et sa fin, à titre d'objet d'amour. Or le titre auquel on est présent quelque part, chez quelqu'un, est d'une importance décisive. Dans l'âme damnée, la conjonction entre la présence de Dieu à titre de créateur et l'absence de Dieu à titre de fin dernière, est la source de son malheur".

            Je n'ai pas rêvé, vous avez comme moi bien lu: ce serait selon l'auteur Dieu qui serait la cause de la souffrance des créatures de l'enfer, ce serait Lui qui les torturerait en maintenant leur être dans la perception de l'amour qu'Il leur refuserait. Comment la pensée d'un homme, d'un ecclésiastique de surcroît, peut-elle sombrer dans la perversion à ce point? Ah ça! certes, l'enfer est présent dans son discours. Il n'y a pas de doute là-dessus. Ce qui laisse sans voix, c'est que ce discours semble pensé et avoir été mûrement médité. Comment est-il possible d'entendre un homme, censé avoir donné sa vie pour Dieu, parler ainsi de Dieu?! Car l'Abbé Verneaux s'ingénie à nous dépeindre dans les moindres détails ce sadisme divin dont il se fait, en zélé théologien de l'enfer, le porte-parole. Ainsi insiste-t-il sur cette notion d'absence, qui pour être un mal, nécessiterait que le damné désire encore Dieu! "Cependant une simple absence n'est pas un mal. L'absence de Dieu ne serait pas ressentie comme un malheur si le damné n'avait pas conscience en même temps du désir naturel qui le porte vers Dieu. Mais par rapport à cet appétit l'absence devient privation, et le sentiment d'absence, sentiment de frustration. Or que ce désir naturel subsiste chez le damné, cela ne peut faire aucun doute" (Problèmes et mystères du mal, l'enfer, -1983-). A quelle aberration n'arrive-t-on pas ici: Ce n'est plus le refus de Dieu par le damné mais son désir de Dieu qui le condamnerait à souffrir. A suivre ce théologien, ce serait pour le damné la non-satisfaction par Dieu de sa vocation à l'amour qui constituerait l'enfer. Quel blasphème!

            Ainsi la pensée satanique de l'enfer passe du masochisme de Dieu, qui souffrirait à cause de la créature refusant son amour, au sadisme de Dieu, qui torturerait sa créature en continuant de lui conférer l'être tout en lui refusant à jamais l'amour pour lequel Il l'a faite.

            "Que ne ferait pas l'âme damnée pour posséder Dieu?", ose demander un autre clerc, le Père G. Tomaseli, dans son ouvrage intitulé: Il y a un enfer... (-1965-). Dans ce livre, dans un chapitre au titre horrible, "être rejeté par l'amour", l'auteur ose comparer la peine du damné à celle d'une mère ayant perdu son enfant: "Chacun peut se faire une faible idée de la peine du damné par sa séparation d'avec Dieu, en pensant à ce qu'éprouve le cœur humain à la perte d'une personne chère: l'épouse à la mort de son époux, la mère à celle de ses enfants, les enfants à la mort de leurs parents". Cet homme est-il fou pour parler de la sorte? On supposera qu'il est inconscient de la portée de ce qu'il écrit. Car si la douleur du deuil d'une mère devant la mort de son enfant est comparable à la peine du damnée, cela veut dire, d'une part que le damné souffre parce qu'il aime un être cher qu'il vient de perdre, ce qui dans le cas de la damnation désigne Dieu comme l'être aimé perdu, d'autre part que la peine infligée par Dieu au damné est inique puisqu'Il rejetterait un être qui L'aime! C'est à croire que les gens écrivent sans réfléchir à ce qu'ils disent. Tant aberration est confondant. Et dire que ce prêtre a dû enseigné le catéchisme à des enfants et qu'il a même laissé pour preuve de sa perversion de pensée un livre publié dans plusieurs pays. On relèvera également, avec atterrement, le fait que ce livre Il y a un enfer... a reçu par deux fois l'imprimatur, une première fois en 1954 en Italie et en 1965 en France pour l'édition française. Mais l'inanité de ce livre ne se résume pas à cette seule ineptie. C'est un tissu d'abjections, l'auteur s'y permettant de donner des noms de personnes damnées, alors que l'Eglise officiellement s'y est toujours refusée quant à elle. Le Père Tomaseli outrepasse la mesure, allant de ce point de vue plus loin que l'Abbé Verneaux, qui en cette affaire, a tout au moins la prudence de faire la déclaration suivante: "La première remarque à faire est que, si l'existence de l'enfer est certaine, ainsi que la présence en lui des anges rebelles dont il est pour ainsi dire le lieu propre, en ce qui concerne les hommes le nombre des damnés nous est absolument inconnu. Ni l'Evangile ni l'Eglise n'en dise rien. Cette réserve est la sagesse même car pour aucun homme, pour aucun individu déterminé, l'on ne peut jamais affirmer catégoriquement qu'il est damné" (Abbé Verneaux, Problèmes et mystères du mal, -1983-).

            De ce qu'ont pu dire les Pères Tomaseli et Verneaux, je n'ai rien inventé: leurs livres existent, et leur contenu colporte ce langage blasphématoire que nous venons de mettre en évidence. Malheureusement, ce ne sont pas des cas isolés. L'histoire de l'Eglise est entachée par les pensées et les actions de certains de ses membres, qui telles de puissantes malédictions continuent de transmettre des fruits empoisonnés. S'il fallait pour s'en convaincre ne citer qu'une seule de ces formes maléfiques qui ont ruinées le crédit de l'Eglise pour des siècles, l'inquisition tiendrait le haut du pavé. Et que l'on ne vienne pas me dire que c'eût été pire pour l'avenir de la foi catholique si cette inquisition n'avait pas vu le jour. Le discrédit et le voile de ténèbres dont l'inquisition a enveloppé le message évangélique ne peut être levé sans peine. Sainte Thérèse d'Avila a été inquiétée par l'inquisition, Saint Ignace de Loyola a failli y laisser la vie et a goûté à la prison, mais surtout, n'oublions pas le procès inique de Jeanne d'Arc.

            Nous ne passerons pas sur ce douloureux sujet, et nous montrerons que l'Eglise par ses membres n'est pas indemne des pires manquements au message du Christ. Du reste, la vision de l'enfer apparaît comme une des pires tentations face à laquelle les gens d'Eglise ont souvent cédé sans retenue ni prudence. La peur devient alors le moteur de la religion. Cependant, la peur n'a jamais été le ressort du langage évangélique. Saint Jean dit: "Il n'y a pas de crainte dans l'amour; au contraire, le parfait amour bannit la crainte, car la crainte suppose un châtiment, et celui qui craint n'est pas consommé en amour" (Première épître de Saint Jean, 4.18). En matière religieuse, l'usage de la peur est donc une faute contre la découverte de l'amour de Dieu. Déjà, de ce seul point de vue là, l'inquisition et son obsession de l'enfer sont contraires à l'amour du Christ. En avouant cela, je n'en reste pas moins chrétien. Car pour être catholique en vérité, il faut savoir reconnaître les fautes de l'Eglise, en être blessé, mais finalement accéder à cette certitude selon laquelle un lourd passé vaut mieux, pour se prémunir à l'avenir de nouvelles erreurs, que pas d'histoire du tout. Sur une question aussi tendancieuse que celle de l'enfer, voyons donc maintenant avec l'inquisition ce qui ne doit plus être commis.

                                    B/ La "Sainte" Inquisition

            La religion ne doit pas chercher à prendre le pouvoir sur les âmes et sur les consciences. Son rôle d'éducation des âmes et des consciences doit au contraire être libérateur. Les chrétiens doivent être forts et vrais de cette liberté que connaissent ceux qui vivent en enfants de Dieu. La Vérité doit être libératrice, la peur est une arme de l'Ennemi.

            La déviation religieuse que représente l'inquisition sera d'abord rapidement exposée d'un point de vue historique. Mais c'est sous son aspect procédurier qu'il nous importera principalement d'en dégager toutes les anomalies. Car l'inquisition est avant tout un système de pensée judiciaire, dans lequel la justice humaine remplace en matière spirituelle la justice divine.

                                                a- Historique

            * Les origines de l'inquisition: En 1162, le Roi de France Louis VII réclame au Pape Alexandre III que pouvoir soit donné à l'Evêque de Reims de poursuivre et de réprimer les hérétiques: "Que votre sagesse donne une attention toute particulière à cette peste et qu'elle la supprime avant qu'elle puisse grandir. Je vous en supplie pour l'honneur de la foi chrétienne, donnez toute liberté dans cette affaire à l'Archevêque; il détruira ceux qui s'élèvent ainsi contre Dieu; sa juste sévérité sera louée par tous ceux qui dans ce pays sont animés d'une vraie piété. Si vous agissiez autrement les murmures ne s'apaiseraient pas facilement et vous déchaîneriez contre l'Eglise romaine les plus violents reproches de l'opinion". Le Pape Alexandre acquiesce à cette demande. De même, au synode de Vérone en 1184, le Pape Lucius III et l'Empereur du Saint Empire Germanique Frédéric Barberousse enjoignent aux Evêques de pourchasser les hérétiques et de les traîner en justice (Décrétales, Livre V, titre VII, De Haereticis, c.9).

            Par la suite, les Evêques s'acquittant plus ou moins mollement de cette mission, les Papes décident d'envoyer des légats pour suppléer à leur manque de zèle. C'est là l'origine des légations qui parcoururent le Languedoc pour combattre l'hérésie cathare. En 1209, la croisade contre les Albigeois est lancée. Contre les hérétiques, le roi de France apporte à l'Eglise son soutien armé. Mais à l'exigence religieuse d'extirper l'hérésie se mêle conjointement le calcul politique. Le roi de France compte bien récupérer à son profit les terres qui seront confisquées aux seigneurs ayant fait cause commune avec les cathares.

            Il faut toutefois savoir que le nom d’inquisition est inconnu lors de la guerre contre les Cathares. A cette époque, l'inquisition n'existe pas encore en tant que procédure judiciaire. Car ce que nous connaissons sous le terme d'inquisition est une organisation légale voulue par le Pape et spécifiquement chargée de juger les hérétiques. L'inquisition est donc un tribunal religieux qui apparaît dans l'Eglise au XIII° siècle, après la croisade contre les cathares.

            Très précisément, c'est la constitution de février 1231 du Pape Grégoire IX, définissant la procédure inquisitoriale, qui doit être retenue comme date fondatrice de l'inquisition. C'est alors que l'inquisition apparaît comme une nouvelle institution religieuse.

            * Les trois principales formes historiques: L'inquisition contre les hérétiques est la première forme d'inquisition. Elle débute dans le sillage de la croisade menée par Simon de Montfort contre les Cathares, avec l'établissement en 1233 de la circonscription inquisitoriale de Toulouse. Tout commence donc en France. En effet, d'après les bulles des 13, 20 et 22 avril 1233 du Pape Grégoire IX, l'ordre des Dominicains est désigné pour former des tribunaux d'exception contre les hérétiques. Les premiers tribunaux s'installent en Languedoc pour achever le travail commencé par les croisés.

            L'inquisition contre la sorcellerie n'apparaît que plus tard. On assiste alors à un élargissement de la notion d'hérésie. La sorcellerie tombe sous la juridiction de l'inquisition pour le motif suivant: la sorcellerie équivaut dans la société chrétienne médiévale au crime d’idolâtrie. Ce crime qui marque un retour au paganisme antique est reconnu pour une infidélité et donc condamné comme une hérésie. Il faut rappeler que les chrétiens de l'antiquité considéraient l’idolâtrie des peuples païens comme un culte offert aux démons. Déjà dans le Deutéronome on lit: "Ils sacrifiaient à des démons qui ne sont pas Dieu" (Dt 32.17). Ainsi le peuple Hébreux condamnait-il les dieux qu'adoraient les autres peuples comme étant des démons. Le retour au culte des idoles, ces représentations démoniaques, est donc une terrible offense faite à Dieu. Dans le Lévitique, il est très clairement rappelé aux Hébreux, qui eurent la tentation de rendre un culte au Veau d'or, qu'"ils n'offriront plus leurs sacrifices à ces satyres dans l'obédience desquels ils se prostituaient" (Lévitique 17.7). L’idolâtrie signifie une infidélité à Dieu. Ce même terme d'infidélité aura au moyen âge pour synonyme le mot hérésie. De fait, au moyen âge chrétien, suivant cet héritage biblique, le sabbat des sorcières sera dénoncé et réprimé comme une forme extrême de l’idolâtrie, donc de l'hérésie. Du reste, de façon générale, toute forme d'hérésie est alors considérée comme une perversion démoniaque. En ce qui concerne le sabbat des sorcières, des femmes étaient censées, selon la croyance en vogue, se prostituer avec les démons et le diable en personne. Ce furent naturellement des théologiens obsédés par les phénomènes diaboliques qui colportèrent cette croyance selon laquelle les femmes et les hommes pouvaient avoir des rapports sexuels avec les démons. Ces gens savants, incarnant la pensée de leur époque, inventèrent les figures monstrueuses des incubes et des succubes, capables de voler aux hommes durant leur sommeil leur semence pour féconder des femmes avec lors des sabbats. Ces délires furent malheureusement cautionnées par l'Eglise, qui donna au plus incroyable ouvrage sur le sujet, Le marteau des sorcières, son imprimatur! Le marteau des sorcières, connu sous son titre en latin comme le Malleus Malificarum, fut écrit en 1484 par un inquisiteur Dominicains, Henry Institoris, et son confrère théologien Jacques Sprenger. Cet ouvrage insensé qui reçut l'aval de l'université théologique de Cologne connaîtra une vogue non démentie jusqu'au XVII° siècle avec 28 éditions consécutives. De telles sommes démonologiques pulluleront et entretiendront durant plusieurs siècles une véritable psychose collective, qui, inévitablement, engendrera les pires dérapages. Du reste, au XVI° siècle, les protestants eux-mêmes allumeront de nombreux bûchers de sorciers des deux sexes, Luther étant alors intimement persuadé que le regain d'activité des démons était le signe patent de la colère du diable envers l’œuvre nouvelle de la Réforme. Personne ne semble pouvoir échapper à l'état d'esprit de son époque...

            L'inquisition espagnole doit-être traitée comme une forme à part, parce qu'elle est strictement d'ordre national et qu'elle échappe totalement au contrôle de Rome. Cette forme de l'inquisition s'auto-organisera autour de l'unique Eglise d'Espagne et servira d'instrument de terreur au service de l'état, dont il faut dire ici que l'Eglise ne se distinguait pas. On est même en demeure de se demander quelle communion existait encore entre cette église nationale et l'Eglise universelle. Le Pape Sixte IV par une bulle de 1482 réclama sans succès l'entrée en fonction d'un contrôle épiscopale sur l'Inquisition royale et la possibilité accordée aux accusés d'un recours à Rome, mais le roi Ferdinand II se refusa à entériner les décrets pontificaux. En 1559, alors que Rome tentait de reprendre le contrôle de l'inquisition, la couronne d'Espagne alla, pour garder tout pouvoir en ce domaine, jusqu'à faire incarcérer le Primat d'Espagne en personne, Bartolomé de Carranza. Pour mémoire, c'est en 1484, décidément une année bien noire, que le tristement célèbre Torquemada fut nommé inquisiteur général du Royaume d’Espagne.

                                                b- La procédure judiciaire

            * l'inquisitio: l'inquisition est une nouvelle forme de procédure judiciaire. En effet, avant cela, selon le droit romain, les tribunaux fonctionnaient avec l'accusatio. C'était le plaignant en personne qui venait devant le tribunal accuser quelqu'un et qui devait faire la preuve des faits qu'il lui reprochait. Dans le cas où ce qu'il avançait était faux, l'accusateur subissait la loi du talion, la peine pour laquelle il avait traîné quelqu'un devant le tribunal lui étant infligée. Le tribunal n'était là que pour juger des faits et entériner la sentence. Avec l'inquisitio, on assiste à une révolution dans le domaine judiciaire, car désormais c'est un organisme spécifique qui se charge à la place des particuliers de faire la preuve de la culpabilité des personnes relevant de tel ou tel type de crime (hérésie, sorcellerie). L'inquisition qui vient du latin inquerere signifie en effet "enquêter". Un organisme juridique se voit ainsi accorder le pouvoir de rechercher les coupables, de les faire comparaître devant un tribunal exceptionnel et de les confondre pour crime d'hérésie. Les pouvoirs de police et de justice sont imbriqués. Il faut ici faire remarquer que notre justice actuelle, en France par exemple, est l'héritière de cette nouvelle formule judiciaire que l'on connaît sous le triste nom d'inquisition. Nos juges d'instruction ne sont rien d'autre dans les pouvoirs qu'ils détiennent, que des inquisiteurs, exception faite de leur juridiction qui n'est plus d'ordre religieux. Ils sont des "enquêteurs" au service de l'institution judiciaire. Ainsi, c'est au moyen âge que l'inquisitio se substitue - en matière religieuse - à l'accusatio. Les raisons en sont dictées par un gain de temps mais surtout par un héritage religieux issu de l'Ancien Testament. Une procédure d'inquisition existait déjà en effet chez le peuple hébreux après l'exode d'Egypte. Au Deutéronome on peut lire: "Si tu entends dire que dans l'une des villes que Yavhé ton Dieu t'a donné pour y habiter, des hommes, des fils de Bélial, issus de ta race, ont égaré leur concitoyens en disant: "Allons servir d'autres Dieux", que vous n'avez pas connus, tu examineras l'affaire, tu feras une enquête, tu interrogeras avec soin. S'il est bien avéré et s'il est bien établi qu'une telle abomination a été commise au milieu de toi, tu devra passer au fil de l'épée les habitants de cette ville, tu la voueras à l'anathème, elle et tout ce qu'elle contient; tu rassemblera toutes les dépouilles au milieu de la place publique et tu incendieras la ville avec toutes ses dépouilles, l'offrant tout entière à Yavhé ton Dieu" (Deutéronome 13.13-17). L'inquisition est déjà belle et bien là: les coupables sont poursuivis pour crime d’idolâtrie et après enquête, ils sont brûlés. Très clairement aussi, l’idolâtrie apparaît dans ce passage dénoncée comme une activité démoniaque, ceux qui prêchent l’idolâtrie étant désignés comme les "fils de Bélial". De fait, dans la société juive, le Sanhédrin était un tribunal religieux, et l'on peut dire que Jésus Christ est la plus célèbre victime de l'inquisition religieuse, Lui qui fut condamné à mort par le Sanhédrin. Lui qui fut arrêté et condamné à mort par le Sanhédrin. Ce qui aurait dû normalement suffire au moyen âge chrétien pour rejeter toute forme de justice religieuse coercitive. "La lettre tue, l'esprit vivifie" écrit Saint Paul. Le christianisme médiéval a trop lu l'Ancien Testament sans garder toujours à l'esprit l'image du Christ.

            * les dénonciateurs: les inquisiteurs chargés d'extirper l'hérésie bénéficièrent souvent de nombreuses dénonciations. La peur fut à l'origine de la multiplication des délations mais on peut cependant légitimement comptabiliser de nombreux faux témoignages n'ayant pour but que de voir condamné une personne peu aimée. Contrairement à l'accusatio, les dénonciateurs jouissaient dans la procédure inquisitoriale de l'impunité de l'anonymat. Au départ, une telle mesure avait eut pour but, en pays d'hérésie, d'éviter à l'accusateur toute représailles, son identité demeurant inconnue de la partie adverse. Cependant, l'anonymat des dénonciateurs empêchait l'accusé de se défendre correctement, ignorant tout de l'origine des faits qui lui était secrètement reprochés. De plus, il est à craindre qu'un tel anonymat ait profiter aux sycophantes pour régler des comptes personnels le plus souvent. Toutefois, tout comme sous les anciens tribunaux, l'inquisition châtiait les faux témoins d'une peine égale à celle encourue au départ par l'accusé, et ce, suivant la tradition biblique une fois de plus: "Les juges feront une bonne enquête, et, s'il appert que celui qui a accusé son frère est un témoin mensonger, vous le traiterez comme il méditait de traiter son frère" (Deutéronome 19.18-19). Ainsi en 1328 et en 1329 par exemple, les tribunaux de l'inquisition de Narbonnes et de Pamiers condamnèrent des sycophantes pour faux témoignages. Mais dans la plupart des cas, la peur aveugle et l'envie de nuire triomphaient grâce à l'impunité que conférait aux dénonciateurs l'anonymat. Du reste, les inquisiteurs n'avaient pas trop intérêt à décourager les dénonciations en punissant systématiquement les faux témoins aussi rigoureusement que l'hérésie elle-même.

            * le jury: Dans les procès inquisitoriaux, des experts laïques (les periti) formaient un jury qui fonctionnait à peu près comme ceux d'aujourd'hui. Le jury était chargé de définir la culpabilité de l'inculpé et la rigueur de la peine. C'était là le point fort de la procédure inquisitoriale que l'on ne retrouve nulle part ailleurs dans la justice de l'époque. Il faut cependant rappeler que la personnalité de l'inquisiteur couvrait de son autorité l'ensemble des débats et que de sa bouche seule sortait généralement la sentence finale. Une fois encore, notre justice actuelle, avec ses jurys populaires, est héritière de l'inquisition.

            * la défense: l'accusé assurait lui-même sa défense. Il n'y avait pas d'avocat car on considérait alors qu'un honnête homme ne pouvait pas légitimement prendre la défense d'un hérétique. On conviendra de l'incapacité de la plupart des accusés d'assurer eux-mêmes leur défense; le plus souvent peu instruits, ils avaient à faire face aux questions redoutables d'experts en joutes théologiques. Il n'était pas alors rare de voir l'inquisiteur réclamer de l'inculpé qu'il répondît des dogmes de la foi aussi bien que Saint Thomas d'Aquin dans sa Somme théologique. Pour une personne ne possédant pas l'art du langage philosophique des disputatio, il y avait grand risque à essayer de se disculper.

            * le choix des inquisiteurs: le choix des inquisiteurs se fit dans les ordres mendiants Dominicain et Franciscain. La responsabilité des tribunaux d'inquisition fut confiée de façon privilégiée aux dominicains par les bulles des 13, 20 et 22 avril 1233 de Grégoire IX. La Papauté à travers les services de cet ordre alors tout nouveau créait un précédant lourd de conséquences et réellement contraire à la tradition de l'Eglise, qui veut que l'Evêque soit en son diocèse l'autorité suprême. Ainsi l'ordre dominicain se substitue-t-il, dans les diocèses désignés comme territoires inquisitoriaux, à l'autorité juridique des évêques. Les évêques étant les successeurs des Apôtres, eux seuls peuvent normalement prétendre conduire le troupeau des brebis que le Seigneur leur a confié par la succession apostolique. L'inquisition dominicaine constitue à mon sens au sein de l'institution ecclésiastique un véritable détournement sacrilège. De fait, l'historien Tanon dans son Histoire des tribunaux de l'inquisition constate cette usurpation de pouvoir: "Enfin et c'est là le point capital de cette intervention de l'autorité pontificale, il s'agit avant tout de substituer aux évêques, pour la répression de l'hérésie, non plus des légats, choisis spécialement par la papauté pour des missions temporaires, mais un institut nouveau qui reçoit le mandat définitif de pourvoir, par tous ses membres, sur le simple choix d'un provincial (responsable de l'ordre dominicain au niveau d'une région), à l'exercice dans un diocèse d'une juridiction que les prélats sont déclarés impuissants à garder". L'inquisition confisque donc en matière judiciaire leur pouvoir aux évêques, qui, à la suite de leurs prédécesseurs, rechignaient à imposer la peine de mort aux hérétiques. Saint Augustin avait en effet en 408 indiqués aux évêques la norme à suivre. A ce moment là, le consul d'Afrique qui incarnait l'autorité de l'Empereur chrétien désirait mettre à mort tous les hérétiques donatistes et demanda pour ce faire à l'Eglise qu'elle les lui désignât. Saint Augustin déclara aussitôt: "Plutôt mourir par vos mains que les livrer à vos jugements pour être mis à mort". Grégoire IX, au XIII° siècle, semble avoir fait peu de cas de la tradition transmise en cette matière par les Pères de l'Eglise... En France, il faudra attendre l'édit de Romorantin (1560), qui supprima l'inquisition dans le royaume, pour que pleine et entière juridiction soit rendue aux évêques dans leurs diocèses. Autrement, le choix des inquisiteurs revenait au simple provincial dominicain de la région visée par une campagne inquisitoriale. Le provincial désignait alors parmi les membres de son ordre les hommes nécessaires à la charge d'inquisiteur. Ces derniers tenaient alors leur pouvoir directement et officiellement de Rome. Pour être nommé inquisiteur, il fallait avoir, selon les critères retenus par Bernard Gui dans sa Practica, au moins quarante ans et avoir fait preuve de grandes qualités morales et intellectuelles. Ce que la suite des événements ne manqua pas de confirmer! On ne compte plus en effet les tristes dérapages. Tel ce Robert le Bougre, qui devait sévir horriblement contre le catharisme, alors qu'il n'était autre qu'un ancien cathare, converti au catholicisme et reçu aussitôt dans l'ordre des dominicains pour être nommé inquisiteur. Ah! si les responsables d'alors avait connu le mot de Saint Paul: "Que ce ne soit pas un converti de fraîche date, de peur que l'orgueil lui tournant la tête, il ne vienne à encourir la même condamnation que le Diable" (Première épître à Timothée 3.6). Qu'ajouter? Que l'on passe aisément d'un fanatisme à un autre!

            * la torture: alors qu'elle fut utilisée contre les premiers chrétiens, le moyen âge occidental en fit un ample usage! les disciples du Christ de l'antiquité n'avaient pourtant pas hésité à dénoncer la torture comme une barbarie diabolique. Très clairement, le Pape Saint Nicolas Ier (800-867) avait condamné l'usage de la torture dans les pratiques judiciaires: "De tels procédés sont contraires à la loi divine et à la loi humaine, car l'aveu doit être spontané et non forcé; il doit être fait volontairement et non arraché par la violence. L'accusé peut endurer tous les tourments que vous lui infligez sans rien avouer, et alors quelle honte pour le juge et quelle preuve de son inhumanité. si, au contraire, vaincu par la douleur, l'inculpé s'avoue capable d'un crime qu'il n'a pas commis, sur qui retombe l'énormité de cette impiété, si ce n'est sur celui qui a contraint le malheureux à mentir". Encore, ne s'agissait-il pour le Pape Nicolas que de condamner l'usage judiciaire civil de la torture. On ose à peine imaginer son écœurement et son effroi s'il avait pu savoir que des religieux en vinssent légalement un jour à torturer. Ainsi, il semble que le Pape Innocent IV ait ignoré la déclaration de son prédécesseur sur le siège de Pierre, puisqu'il recommanda quant à lui la torture dans sa bulle Ad extirpanda du 15 mai 1252! A la suite de la justice civile qui pratiquait alors largement la torture, l'Eglise se mit elle aussi au goût du jour. Quel désastre moral pour ceux qui ont foi en Jésus-Christ?! Quant à l'explication du recours à la torture, il rejoint au plus près notre sujet sur la vision de l'enfer. C'est bien en effet parce que les inquisiteurs étaient persuadés que l'hérétique se condamnait aux peines éternelles de l'enfer s'il ne renonçait pas à son crime, qu'ils le suppliciaient, trouvant là le dernier moyen de l'arracher par la douleur aux griffes du démon. Hormis des cas de pur sadisme qui n'ont dû certes pas manquer, il faut admettre que l'inquisiteur avait pour seul souci le salut de l'hérétique qu'il avait en main. Il fallait impérieusement le faire passer d'un enfer latent à l'accession du Ciel. Cette prodigieuse perversion du désir du salut des autres semble avoir été une motivation très sincère de la part des inquisiteurs. Les manuels d'inquisition expriment bel et bien cette vision: il s'agit plutôt que de livrer une personne aux affres des flammes éternelles, de la convaincre par tous les moyens, et la torture en est le plus extrême, de renoncer à pareille souffrance dans l'au-delà. Il y a de quoi rester perplexe devant une si implacable et démentielle logique qui conduisit des hommes à en torturer d'autres par "amour", pour leur salut! Mais en fin de compte, c'était bien cela qui était en cause dans l'usage de la torture. Car à la différence de certaines formes de tortures judiciaires des tribunaux civils, qui servaient à confondre le coupable ou à le châtier douloureusement de ses crimes, l'inquisition paraît n'avoir retenue du procédé que la capacité à extirper l'hérétique à son supposé malheur. La souffrance devait semble-t-il servir d'"électrochoc" pour réveiller le sens de la foi en Dieu chez l'homme qui l'avait perdu. La torture inquisitoriale est ainsi aux antipodes de l'ordalie que pratiquaient d'autres tribunaux. L'ordalie, rappelons-le, servait à départager la justice sur la question de la culpabilité d'une personne, en lui donnant la possibilité à travers une épreuve douloureuse de prouver sa bonne foi. Ainsi par exemple, celui qui pouvait étreindre une barre chauffée à rouge sans en être brûlé, était-il reconnu innocent, Dieu l'ayant miraculeusement préservé. Dans le cas de l'inquisition, à l'inverse, la personne ayant résisté à la torture, au lieu d'être acquittée, était de nouveau soumise à la question avec plus de violence. Car il ne s'agissait pas d'arracher un aveu de culpabilité mais d'arracher l'âme de la victime au pouvoir du diable. De fait, la capacité à résister héroïquement à la douleur était davantage considérée comme une preuve de la présence du démon qu'une manifestation divine en faveur du supplicié. Une fois encore, nous nous retrouvons en opposition totale avec le christianisme des premiers siècles, qui voyait justement dans la résistance des martyrs à la souffrance la manifestation de Dieu auprès d'eux. La torture menée sous l'inquisition est une abjection comme l'est toute forme de torture quelle qu'elle soit. Cependant, dans le cas de l'inquisition, la faute est d'autant moins excusable qu'elle fut commise au nom du Christ. Ce qui peut davantage encore nous écœurer, c'est le formalisme, le pharisaïsme des procédures suivies par les inquisiteurs et l'inhumanité des mentalités sous jacentes à de telles pratiques codifiées. Ils opéraient avec beaucoup d'hypocrisie, pour, tout en gardant la lettre de la loi, invoquer des mesures l'englobant bien que l'outrepassant. Par exemple, alors qu'il était interdit de soumettre plusieurs fois une personne à la question, les inquisiteurs prétextaient d'un ajournement pour reprendre leurs méfaits. La question était suspendue mais non terminée! Sacré sophisme! Ainsi la torture pouvait être prolongée indéfiniment. Dans le même ordre d'idée, malgré l'interdiction canonique qui était faite aux clercs de prendre part à l'usage judiciaire de la torture, sous peine d'être empêchés d'administrer par la suite les sacrements, les inquisiteurs n'en dirigeaient pas moins les séances de mises à la question. En effet, à la sortie d'une séance de torture, toute une pratique de rites purificatoires était prévue pour pallier à ce problème d'impeccabilité nécessaire à l'administration des sacrements. On nage en plein formalisme sur le pur et l'impur. "Malheur aux pharisiens" avait pourtant déclaré le Christ. Et il faut croire qu'Il ne dénonçait pas que ceux de Son temps...

            * Le bras séculier: C'est la encore une des facettes de cette hypocrisie ecclésiastique, qui bien que condamnant des gens à mort, ne prenait pas le risque de se souiller en exécutant elle-même la sentence. L'Eglise avait donc recours au bras séculier. Ainsi, dès 1228, Saint Louis prêtait son concours à l'inquisition; dans les Coutumes du Beauvaisis, on peut lire: "En tel cas, doit aider la laïque justice à Sainte Eglise; car quand quelqu'un est condamné comme bougre (hérétique), Sainte Eglise le doit abandonner à la laïque justice et la laïque justice le doit ardoir (brûler), parce que la justice spirituelle ne doit nul mettre à mort". Cependant il faut se convaincre que la Sainte Eglise ne doit pas seulement nul mettre à mort mais qu'elle ne doit pas même condamner à mort. D'après cet échange de bons procédés entre la justice religieuse qui condamne à mort et le bras séculier qui pourvoit aux exécutions, il me revient en mémoire la Passion du Christ. Car enfin, notre Seigneur Jésus-Christ n'a-t-Il pas été victime d'un pareil procédé? Le tribunal religieux du Sanhédrin qui voulait faire périr Jésus s'arrangea en effet pour que ce fût l'autorité romaine qui se chargeât de Sa mise à mort. Comment donc, demanderai-je, l'Eglise du temps de l'inquisition a-t-elle pu pratiquer tout ce mal à l'origine des souffrances mêmes du Christ? On est alors en droit de se demander si le diable n'était pas davantage du côté des inquisiteurs que de celui des prétendues sorcières...

            * la peine de mort: l'hérésie était considérée comme un crime de lèse-majesté. Ainsi le sorcier est un rebelle à l'autorité du roi: "Un péché de sorcellerie, voilà la rébellion" (Premier Livre de Samuel, 15.23). Au Moyen-âge, porter atteinte à l'ordre social condamnait systématiquement à mort. Le sorcier est donc mis à mort. L'hérésie, et donc la sorcellerie, à laquelle elle s'identifie comme nous l'avons montré, sont par elles-mêmes des chefs d'accusation suffisants pour mettre quelqu'un à mort. Cependant, parmi les condamnations à la peine de mort prononcées par l'inquisition, il faut dire que certains condamnés furent reconnus coupables, outre le crime d'hérésie, d'un ou plusieurs meurtres. C'était le cas par exemple de l'abominable Gilles de Retz, ancien compagnon de Jeanne d'Arc, brûlé en 1440, et pour lequel il ne fait aucun doute qu'il fût d'un sadisme effroyable. On porte à son crédit le meurtre avec sévices sexuels d'au moins une centaine d'enfants qu'il faisait enlever dans les alentours de son sinistre château de Tiffauge. En ce qui concerne Gilles de Retz, on peut au moins dire que l'inquisition n'a pas éliminé un innocent. Evidemment, en plus des meurtres qu'il avait commis, il fut également reconnu hérétique pour ses pratiques sataniques et donc condamné au bûcher. Pourquoi brûlait-on les hérétiques? Parce que traditionnellement dans l'Ancien Testament, c'était le châtiment réservé chez le peuple élu aux idolâtres comme on peut le lire au Livre de Josué: "Enfin l'individu pris avec l'objet interdit sera livré au feu, lui et tout ce qui lui appartient, pour avoir rompu l'alliance avec Yavhé et commis une infamie en Israël" (Js 7.15). Comme nous l'avons déjà mentionné, au Moyen-âge, la sorcellerie apparaît comme une forme extrême d’idolâtrie. Du reste, pour éviter toute forme d'infestation démoniaque, les objets en possession desquels était découvert le sorcier se trouvaient également détruits par le feu. C'est exactement la même procédure que celle exposée dans le Livre de Josué. L'autre point commun en est que seul un élu du peuple de Dieu peut être poursuivi pour un tel crime, car c'est l'infidélité à sa religion qui lui vaut un tel traitement. De fait, l'inquisition n'inquiétera jamais que des baptisés dans la foi du Christ! Ainsi, étrangement, le Moyen-âge chrétien aura-t-il eût plus d'égard pour ses voisins musulmans que pour ses propres enfants, tenus comme la chiourme dans les chaînes de la peur de la terrifiante machine inquisitoriale?! Enfin, pour en revenir à ce que nous avons dit autour des prescriptions de Josué, les corps des hérétiques étaient donc réduits en cendres pour ne pas infester la terre et y répandre leur mal. N'allait-on pas en effet jusqu'à faire des procès aux morts suspectés d'hérésie? Leur hérésie reconnue, les cadavres se voyaient déterrés et incinérés afin qu'ils ne profanent plus la terre chrétienne du cimetière.

                                                c- Les limites de la justice humaine

            Ainsi l'erreur fondamentale de l'inquisition, qui n'est autre qu'un énorme blasphème, aura été de prendre en charge le jugement des âmes. En s'octroyant le droit de statuer sur le sort à venir des hommes, en cherchant dès ici-bas à faire leur procès pour l'au-delà, l'inquisition s'est substituée à Dieu, Qui seul a le pouvoir de juger les âmes. Qui donc connaît le secret des cœurs sinon Dieu? "Le cœur est compliqué plus que tout, et pervers! qui peut le pénétrer? Moi, Yavhé, je scrute le cœur, je sonde les reins, pou rendre à chacun d'après sa conduite, selon le fruit de ses oeuvres" (Jérémie 17-10).

            Quelle est donc cette perversion religieuse qui a eu la présomption de juger à la place de Dieu de la destinée spirituelle de ses contemporains? cette perversion relève d'une cruelle confusion du sens de la justice: c'est l'inquisition. L'Eglise du Moyen-âge a cru que la justice religieuse n'avait pas de limite, qu'elle pouvait prendre en charge de se prononcer sur la valeur de l'intériorité spirituelle des individus. Seulement voilà, cette justice spirituelle terrestre fut un monument de terreur contre la liberté de la quête de Dieu et une parodie monstrueuse de la justice divine. Jamais une justice religieuse n'a été voulue par Dieu, et même au contraire, c'est à la justice civile que Dieu à conféré le pouvoir de juger les criminels et non à l'Eglise.

            De plus, le vaste et mystérieux domaine spirituel des péchés relève de la seule justice de Dieu au Jour du Jugement. Pour ce qui est de punir les crimes et les délits selon leurs "espèces physiques" dirai-je, le pouvoir de la justice a été accordé par Dieu à des hommes de loi civils. Saint Irénée de Lyon nous l'explique: "Aussi Dieu leur imposa-t-il la crainte des hommes - car ils ne connaissaient plus celle de Dieu - afin que, soumis à une autorité humaine et éduqués par ses lois, ils parviennent à une certaine justice et usent de modération les uns envers les autres, craignant le glaive placé ostensiblement devant leurs yeux, selon ce que dit l'Apôtre: "Car ce n'est pas pour rien que l'autorité porte le glaive: elle est, en effet, ministre de Dieu pour exercer la colère et tirer vengeance de celui qui fait le mal" (Epître aux Romains 13.4). Et c'est pourquoi les magistrats eux-mêmes, qui ont les lois pour vêtement de justice, ne seront pas interrogés pour ce qu'ils auront fait de juste et de conforme aux lois" (Saint Irénée de Lyon, Adversus Haereses, Livre V, 24.2). Mais en aucun cas comme on le voit, l'Eglise n'est invitée à remplacer la justice civile. L'Apôtre Saint Paul affirme l'autonomie de la justice civile en reconnaissant l'essence divine de son autorité: "En effet, les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu n'avoir pas à craindre l'autorité? Fais le bien, et tu recevras des éloges; car elle est l'instrument de Dieu pour te conduire au bien" (Epître aux Romains, 13.3-4). Pour peu qu'elle se donne des lois justes et qu'elle les applique justement évidemment, l'autorité des juges est garantie par Dieu. Ainsi Saint Pierre lui-même rappelait aux premiers chrétiens de se soumettre à l'autorité des lois de la cité des hommes: "Soyez soumis, à cause du Seigneur, à toute institution humaine: soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs, comme envoyés par lui pour punir ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien" (Première épître de Saint Pierre, 3.13-14). L'Eglise n'a donc pas à revendiquer en matière de justice un pouvoir que Dieu a conféré aux défenseurs des lois civiles. Ce qui implique bien sûr qu'il est du devoir de ces mêmes défenseurs des lois civiles d'avoir recourt à des lois justes et de veiller à ce qu'elles le demeurent. Nous conviendrons cependant largement que la justice humaine connaît des limites: certes déjà de nombreux criminels, pour les crimes que la justice punit normalement, lui échappent, mais aussi, il est des fautes dont l'ampleur dépasse sa compréhension et qui n'ont finalement de sanction véritable que sous le seul jugement de Dieu. Assurément, le jugement parfait des êtres n'appartient en définitive qu'à Dieu.

            Cette courte étude sur l'inquisition, nous aura donc permis de mettre en évidence certaines formes de dérapages ecclésiastiques en rapport avec la question du châtiment de l'enfer. Trop souvent en effet au cours de l'histoire de l'Eglise, l'enfer a été un thème désastreux pour la pensée religieuse. Et c'est particulièrement autour de cette vision d'horreur, que représente l'enfer, que l'inquisition se sera constituée. L'inquisition, au comble de sa folie, aura métamorphosé la religion d'amour du Christ en une forme de sadisme et usurpé à Dieu l'autorité de Son jugement.

            On mesure à grand peine les dégâts que de telles déviations peuvent avoir causées du point de vue spirituel pour l'annonce de la foi chrétienne. L'athéisme pourrait bien être un des fruits de la "Sainte" Inquisition.

                        2/ L'incontournable justice

            Un crime reste un crime, et tout crime implique un jugement et une peine. La justice est incontournable. Si, ici-bas, beaucoup de criminels échappent à la justice terrestre, aucun ne peut en revanche échapper à celle de Dieu, car "toutes leurs actions sont devant lui comme le soleil, ses regards sont assidus à observer leur conduite. Leurs injustices ne lui sont point cachées, tous leurs péchés sont devant le Seigneur" (Ecclésiatique, 17.19-20).

            Même parmi les tenants de l'apocatastase, et bien que selon eux tous les hommes soient en définitive sauvés, tout crime est considéré devant être puni et toute faute expiée. Il n'y a pas d'exception possible. Non seulement dans la perspective où Dieu existe, Sa justice embrasse tout acte humain, car Dieu connaît toute chose faite par l'homme ("Leur conduite est toujours devant lui, jamais cachée à ses regards" (Si, 17.15)), mais également du point de vue de l'homme moralement inspiré, l'iniquité et le crime sont inacceptables et doivent avoir une sanction, en ce monde ou dans l'autre.

            N'oublions pas que notre sujet de l'apocatastase implique l'existence de Dieu. Aussi la justice est-elle non plus seulement la justice des hommes mais éminemment la Justice divine du Jour du Jugement final. Et à cette justice, nul homme n'échappe, même si les apparences ici-bas semblaient avoir données raison au criminel et à l'impie:

            "Ne dis pas: "Qui a pouvoir sur moi?" car le Seigneur ne manquera pas de te punir. Ne dis pas: "J'ai péché! que m'est-il arrivé?" car le Seigneur sait attendre" (Ecclésiastique, 5.2-4).

            Du reste, la Justice divine s'exerce tout autant pour punir les méfaits que pour récompenser les bienfaits: "L'aumône d'un homme est pour lui comme un sceau, il conserve un bienfait comme la pupille de l’œil. Un jour il se lèvera et les récompensera, sur leur tête il fera venir leur récompense" (Ecclésiastique, 17.22-24).

            Les tenants de l'apocatastase ne nient pas que la justice doit être rendue pour punir les crimes et châtier les fautes. Tout comme, toujours selon eux, les bienfaits et les bonnes actions doivent être récompensés. La différence avec le discours officiel de l'Eglise sur l'enfer, et elle est de taille, c'est que les peines, à travers les temps d'expiation qui les constituent, ont une durée limitée, un délai, au terme duquel elles expirent. Une fois le temps de purification achevé, ou le délai d'expiation accompli, les mauvais redeviennent bons et connaissent enfin la paix.

            Mais comment, dans la pratique, cette justice, toute à la fois rétributive et purificatrice, et qui donc n'exclut personne de la paix finale, va-t-elle prendre corps? Par quel mode s'opère-t-elle? Comment les crimes impunis ici-bas, le seront-ils après la mort, sans pour autant condamner irrémédiablement ceux qui s'en seront rendus coupables? En ayant plusieurs vies et même autant qu'il sera nécessaire pour parvenir enfin au bien.

                                    A/ La réincarnation comme moyen d'échapper à l'enfer

            La réincarnation, tel est le moyen imaginé par certains tenants de l'apocatastase pour concilier l'idée de justice avec celle d'une réintégration progressive de l'unité première de toute chose. Parmi les théoriciens de cette forme de réincarnation purificatrice, nous retrouvons Victor Hugo et Rivail.

            "N'y a-t-il pas des hommes qui n'ont que l'instinct du mal et sont inaccessibles au repentir?

            "Je t'ai dit que l'on doit progresser sans cesse. Celui qui, dans cette vie, n'a que l'instinct du mal, aura celui du bien dans une autre, et c'est pour cela qu'il renaît plusieurs fois; car, il faut que tous avancent et atteignent le but, seulement les uns dans un temps plus court, les autres dans un temps plus long selon leur désir; celui qui n'a que l'instinct du bien est déjà épuré, car il a pu avoir celui du mal dans une existence antérieure" (Rivail, Le Livre des Esprits, n°993).

            Ainsi Rivail, pour contenter le désir de justice inscrit dans le cœur de l'homme et dédouaner Dieu de l'image d'un juge implacable, dont la colère ne saurait être apaisé soi-disant que par l'enfer comme châtiment des pécheurs, propose-t-il la réincarnation comme mode d'expiation des fautes et de réintégration du bien:

            "Oh! je vous le dis en vérité, cessez, cessez de mettre en parallèle, dans leur éternité, le Bien, essence du Créateur, avec le Mal, essence de la créature; ce serait créer là une pénalité injustifiable. Affirmez, au contraire, l'amortissement graduel des châtiments et des peines par la transmigration, et vous consacrerez avec la raison unie au sentiment, l'unité divine" (Rivail, Le Livre des Esprits, n°1009).

            La réincarnation permet donc à Rivail de nier l'éternité de l'enfer tout en satisfaisant le besoin de justice qui anime tout homme face au mal. Il faut cependant remarquer que l'auteur du Livre des Esprits attribue l'origine du Mal à l'essence de la créature. Ce qui signifie que la créature aurait été créée mauvaise. Ce qui logiquement fait remonter l'origine du Mal à Dieu Lui-même. Or, il est écrit dans la Bible, sur laquelle s'appuie soi-disant Rivail, que Dieu n'a pas fait le mal et ne l'a pas non plus autorisé: "Il n'a commandé à personne d'être impie, il n'a donné à personne licence de pécher" (Ecclésiastique, 15.20).

            Dans le cas contraire, la Justice serait bafouée dès son origine; le juge ayant admis le crime dès le début en créant le Mal, Sa justice succomberait sous la contradiction. Le Juge suprême, avant de condamner ceux qui auraient fait le mal, devrait se juger lui-même pour avoir créer le mal. Car comment en effet le Juge suprême pourrait-Il condamner des êtres pour des crimes qu'Il leur aurait dès l'origine inspirés, et même pire, dont Il les aurait façonnés, "le Mal étant l'essence de la créature" d'après Rivail! Ainsi notre théoricien voudrait satisfaire une justice qui, en suivant sa théorie, de fait n'existe pas.

            C'est que Rivail, comme Hugo, considère l'incarnation humaine, et plus globalement toute la création comme une chute, comme une immense dégradation d'ordre cosmique de l'état pour lequel nous sommes faits. Victor Hugo n'hésite pas en effet à dire de la matière qu'elle est une prison, une torture, un crime même:

"Or la première faute
Fut le premier poids.
Dieu sentit une douleur.
Le poids prit une forme, et, comme l'oiseleur
Fuit emportant l'oiseau qui frissonne et qui lutte,
Il tomba, traînant l'ange éperdu dans sa chute.
Le mal était fait. Puis tout alla s'aggravant;
Et l'éther devint l'air, et l'air devint le vent;
L'ange devint l'esprit, et l'esprit devint l'homme.
L'âme tomba, des maux multipliant la somme,
Dans la brute, dans l'arbre, et même, au dessous d'eux,
Dans le caillou pensif, cet aveugle hideux.
Etres vils qu'à regret les anges énumèrent!
Et de tous ces amas des globes se formèrent,
Et derrière ces blocs naquit la sombre nuit,
Le mal, c'est la matière. Arbre noir, fatal fruit."

ou encore

"Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois ton ombre?
Cette forme de toi, rampante, horrible, sombre,
Qui, liée à tes pas comme un spectre vivant,
Va tantôt en arrière et tantôt en avant,
Qui se mêle à la nuit, sa grande sœur funeste,
Et qui contre le jour, noire et dure proteste,
D'où vient-elle? De toi, de ta chair, du limon
Dont l'esprit se revêt en devenant démon;
De ce corps qui, créé par ta faute première,
Ayant rejeté Dieu, résiste à la lumière"

(V. Hugo, Ce que dit la bouche d'ombre, Les contemplations)

            On est loin de la théologie chrétienne de l'incarnation. Car pour les chrétiens, la chair possède une valeur spirituelle indéniable. Que des gens comme Hugo et Rivail se disent fidèles à l'enseignement du Christ et méprisent le corps, cela est en contradiction avec le fondement du christianisme qui est le Christ Lui-même. Aussi Saint Paul leur en pose la question:

            "Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres du Christ?" (Première épître aux Corinthiens, 6.15).

            "Ou bien ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu" (Première épître aux Corinthiens, 6.19).

            "Glorifiez donc Dieu dans votre corps" (Première épître aux Corinthiens, 6.20).

            On ne peut être chrétien et nier que le corps est sacré. De plus, la vie dans la chair est une bénédiction si elle est vécue selon les dons accordés par Dieu: "Ne te refuse pas le bonheur présent, ne laisse rien échapper d'un légitime désir" (Ecclésiastique 14.14). On est loin, comme on peut le constater, de la vision gnostique de l'incarnation comme mal, de la chute dans la matière comme perversion de la nature humaine. Aussi pour les chrétiens, dans l'au-delà, la résurrection est-elle, par le salut de l'âme, la résurrection de la chair.

            Mais Victor Hugo et Rivail semblent l'ignorer puisqu'ils prêchent la réincarnation. Il y a toutefois des différences chez les deux hommes quant à la définition de la réincarnation. Chez Rivail, les réincarnations ne se produisent que pour les hommes, et les corps dans lesquels renaissent les esprits ne sont que des corps humains. Chez Hugo, la réincarnation est polymorphe. Elle va de l'état humain à l'état minéral en passant par l'état animal ou l'état végétal. Toutes les formes de la nature portent selon lui des âmes réincarnées:

"Ayez pitié! Voyez des âmes dans les choses.
Hélas! le cabanon subit aussi l'écrou;
Plaignez le prisonnier, mais plaignez le verrou.
Plaignez la chaîne au fond des bagnes insalubres;
La hache et le billot sont deux êtres lugubres;
La hache souffre autant que le corps, le billot
Souffre autant que la tête; ô mystère d'en haut!
Ils se livrent une âpre et hideuse bataille;
Il ébrèche la hache et la hache l'entaille;
Ils se disent tout bas l'un à l'autre: Assassin!
Et la hache maudit les hommes, sombre essaim,
Quand, le soir, sur le dos du bourreau, son ministre,
Elle revient dans l'ombre, et luit, miroir sinistre,
Reluisante de sang et reflétant les cieux;
Et, la nuit, dans l'étal morne et silencieux,
Le cadavre au coup rouge, effrayant, glacé, blême,
Seul, sait ce que lui dit le billot, tronc lui-même"

(V. Hugo, Ce que dit la bouche d'ombre, Les contemplations)

            Il est fascinant de remarquer que les métaphores employées par le poète ne sont plus seulement des artifices esthétiques mais aussi et surtout des réalités de la souffrance des âmes recluses dans les différentes formes de la matière! Rivail de son côté aurait désapprouvé une telle conception de la réincarnation. Il n'aurait en effet pu souffrir d'entendre dire que l'homme pût avoir ne serait-ce qu'une réincarnation animale. La destinée humaine est trop éminente selon lui pour être dégradée dans l'animal.

            On le voit, les tenants de la réincarnation ne sont pas tous d'accord entre-eux sur le mode de ces réincarnations. Mais laissons-là ce problème, il ne regarde en définitive que les diverses écoles de croyance en la métempsycose.

            La question n'est pas ici de reprocher à ces gens de croire à la réincarnation, mais de la mêler au christianisme. Pour ma part, je connais ma religion, le christianisme, et il n'y a jamais été question de réincarnation. La réincarnation fait certainement partie du contenu spirituel de certaines religions orientales mais en aucun cas elle n'appartient à la foi catholique. Rendons à l'Inde ce qui appartient à l'Inde. De fait, cette paternité orientale, Hugo n'en nie pas l'héritage, puisque dans son poème il avoue que:

"L'Inde a presque entrevu cette métempsycose"

            Ce n'est donc pas dans le christianisme qu'il a pu trouver cette croyance.

            Là où Rivail est blâmable, c'est lorsqu'il veut nous faire croire que le Christ Lui-même à enseigner la réincarnation. A ce moment là, il sort du cadre de la croyance à la réincarnation pour investir le domaine de la foi chrétienne et en dénaturer le contenu.

            "- Ainsi l'Eglise, par le dogme de la résurrection de la chair, enseigne-t-elle la doctrine de la réincarnation?

            "Cela est évident; cette doctrine est d'ailleurs la conséquence de bien des choses qui ont passé inaperçues et que l'on ne tardera pas à comprendre dans ce sens"" (Rivail, Le Livre des Esprits, n°1010).

            Face à de telles déclarations, nous devons nous montrer intransigeants. Le christianisme est ce qu'il est, c'est à prendre ou à laisser, mais en aucun cas le réinventer ne saurait être accepté. Si Rivail voulait créer une nouvelle religion, qu'avait-il besoin de la donner pour chrétienne. Mais son intention était malsaine, car en fin de compte, il s'agissait de détruire certains dogmes de l'Eglise pour faire apparaître le "véritable" christianisme.

            L'Eglise n'a jamais prêché la réincarnation mais elle a toujours confessé la résurrection de la chair. Et il n'y a rien de plus étranger l'une à l'autre que les doctrines de la réincarnation et de la résurrection de la chair. Entre les deux, il faut choisir, car elles sont inconciliables. Aussi, du point de vue de notre sujet de l'apocatastase, dont le foyer religieux à l'origine de la question est le christianisme, la réincarnation ne saurait être une réponse envisageable au problème posé.

            Ceci dit, réfléchissons encore un peu pour découvrir pourquoi la théorie réincarnationniste de Rivail se mêle-t-elle de christianisme?

            Cette théorie touche au christianisme car elle s'applique à nier un dogme de l'Eglise, celui de l'éternité de l'enfer.

"Espérez! espérez! espérez! misérables!
Pas de deuil infini, pas de maux incurables,
Pas d'enfer éternel!

(V. Hugo, Ce que dit la bouche d'ombre, Les contemplations)

            Mais il faut pouvoir déceler là un invraisemblable contresens, un incroyable contre-exemple. En effet, paradoxalement, cette théorie de la réincarnation qui vise à nier l'enfer défini par les chrétiens, argumente en faveur de la reconnaissance de l'existence de l'enfer! Car enfin, en avouant que plusieurs vies sont nécessaires à un homme pour être purifié de son mal, c'est bien reconnaître qu'une seule existence le condamnerait automatiquement à une fin tragique! Lorsque Rivail ou Hugo s'indignent de certains crimes par trop odieux, et qu'ils supposent de nombreuses vies nécessaires pour expier de tels crimes, c'est qu'ils ne peuvent se résoudre à accorder leur pardon à de tels crimes en la simple circonstance d'une unique existence. C'est qu'ils estiment quant à eux, que de tels crimes condamnent en bloc l'existence entière de ceux qui s'en sont rendus coupables. A leurs yeux, s'il n'y avait qu'une seule vie ici-bas pour chaque homme, son terme venu, l'enfer frapperait effectivement de nombreux hommes. Aussi faut-il d'autres vies pour commencer à espérer de nouveau pour eux. Car au terme d'une seule vie, pour certains, cela semble impossible et même injustifiable de les croire sauvés.

            Donc, implicitement, la réincarnation suppose l'enfer éternel. Car enfin, pourquoi des vies supplémentaires sont-elles nécessaires? C'est que de toute évidence une seule existence n'a pas été suffisante pour que le cœur de l'homme soit purifié. Ce qui veut dire, que s'il n'avait eût qu'une seule vie, elle ne lui aurait pas permis d'être sauvé. Il aurait donc au terme de cette unique vie terrestre, pour reprendre un vocabulaire issu du christianisme, été damné.

            La théorie réincarnationniste de Rivail porte ainsi en elle-même sa propre contradiction. L'enfer qu'elle cherche à nier est à son origine même. Diable!

            Autrement, et comme nous l'avons déjà dit au chapitre III, la vision spirituel de Rivail est une vision terrer à terre, puisqu'elle nie l'au-delà; le statut des esprits après la mort ne dépasse jamais le seuil de ce monde ci. Les esprits, même une fois définitivement purifiés, ne sortent pas des limites de l'univers créé. L'accession et la connaissance du monde divin leur restent fermées. Il n'est dit nulle part dans le Livre des Esprits que les esprits bienheureux, surnaturellement, verront Dieu. La survie des esprits après la mort est ainsi définie comme une donnée naturelle. Leur expérience post-mortem n'a rien de sur-naturel, c'est-à-dire rien qui dépasserait, qui transcenderait leur nature. La mort ne serait pas le passage vers le monde de Dieu, mais l'intégration d'un nouveau cycle dans l'ordre du monde connu, au-delà duquel rien n'existerait.

            Ainsi la réincarnation condamne-t-elle à perpétuité les âmes à errer et à revenir toujours dans le même monde, tissé de douleurs, de maladies, de peines, de morts et de naissances sans fin. Cette perpétuité, si l'on y réfléchit bien, apparaît comme une forme d'éternité, et son cortège de détresses terrestres toujours renouvelées pourrait bien s'apparenter à l'enfer.

            La réincarnation n'est pas une délivrance, et la preuve en est que le bouddhisme, issu de la tradition hindouiste du cycle des transmigrations, se propose justement d'en briser le cercle. C'est ainsi qu'en fin de compte, chez les bouddhistes,  le néant semble préférable à la misère de renaissances incessantes. Plutôt que d'être sans cesse attaché à la perception de la souffrance, l'anéantissement de toute présence au monde devient enviable. Telle est la voie proposée par l'école spirituelle des disciples du Bouddha.

            L'anéantissement de l'être, en réaction à la prison des réincarnations, fera l'objet de la dernière partie de cette étude des visions malsaines de l'au-delà.

                                    B/ La purification des âmes

            La doctrine chrétienne n'est cependant pas hostile à la croyance en la purification progressive des âmes après la mort. Evidemment, ce temps de purification des âmes ne s'effectue pas à travers des réincarnations successives. Mais il existe un lieu mystérieux où Dieu accorde, aux âmes encore inquiètes et malades de leurs péchés, le temps de la guérison.

            Ce lieu mystérieux de la miséricorde de Dieu pour les âmes de ceux qui ont quitté notre monde est connu sous le nom de purgatoire.

            Dans le Dictionnaire théologique des Pères Oratoriens, on peut lire la définition suivante du purgatoire: "Tout en admettant qu'il n'est que deux destinées ultimes (le Ciel ou l'enfer), en elles-mêmes irrévocables et fixées dès l'issue de la vie terrestre et d'après celle-ci pour chaque homme, l'antiquité chrétienne s'est accordée pour penser que ceux dont l'existence s'achève ici-bas en état de grâce, mais sans qu'ils soient entièrement purifiés par la pénitence des traces de leur péché, devront s'en débarrasser par une suprême épreuve avant de pouvoir parvenir à la béatitude" (-1963-).

            Le purgatoire apparaît dans la pensée chrétienne comme un trésors de la miséricorde divine. Car comme me le faisait un jour remarquer mon ami Philippe, sous l'apparence d'une épreuve, s'inscrit dans le séjour au purgatoire la plus grande bonté, ceux qui y vont étant assurés, dès le premier moment où ils entrent, d'être sauvés. Cette vision est très optimiste, et me paraît conforme à ce qu'en enseigne l'Eglise. Il est évident toutefois que l'expérience du purgatoire varie selon le besoin de purification des âmes qui y passent. Cela peut bien aller de celui qui n'a besoin pour rejoindre la noce, (car "il en va du Royaume des Cieux comme d'un roi qui fit un festin de noces pour son fils" (Mt 22.2)), que de se parfumer ("parfume ta tête et lave ton visage" Mt 6.17) et d'enfiler un beau vêtement ("la tenue de noce" Mt 22.11), à celui qui doit s'affranchir de toutes les scories du péché, qui gardent encore son âme captive dans une ganse opaque à la pure transparence de la pleine vision de Dieu.

            A ce sujet, Saint Paul, dans la Première épître aux corinthiens, parle d'un salut obtenu "comme à travers le feu" (1 Co 3.15). A en croire Sainte Catherine de Gêne et Saint Jean de la Croix, ce feu est l'amour de Dieu qui brûle en l'âme tout ce qui s'oppose à la pleine réalisation de son être essentiel.

"Scrute-moi, Yavhé, éprouve-moi,
passe au feu mes reins et mon cœur:
j'ai devant les yeux ton amour
et je marche en ta vérité.

(Psaume 25.2-3)

            Le feu de l'amour de Dieu brûle alors le foin, la paille, le bois, foin de l’inconsistance, paille de l’inopportunité, bois de l'inquiétude, afin que, une fois ces gênes consumées, l'âme se dévoile enfin à elle-même telle qu'elle est en vérité et qu'elle connaisse en Dieu son accomplissement, là où la satisfaction de son être sera totale et parfaite.

            La prière pour les morts est le signe manifeste de cette croyance que les âmes des morts sont toujours secourables et que les suffrages de ceux d'ici-bas peuvent servir à hâter leur purification. Dans la Communion des Saints opère une redistribution de l'action du bien que les uns et les autres peuvent faire. Cette communion existe aussi chez ceux du purgatoire qui prient Dieu pour ceux qui sont encore en pèlerinage sur la terre. Quant à ceux qui ont gagnés le Ciel, ils n'ont le désir que de faire abonder leurs bénédictions sur tous. "Je passerai mon ciel à faire du bien sur la terre", avait dit avant de partir Sainte Thérèse de Lisieux.

            L'origine, dans le monde judéo-chrétien, de la prière pour les âmes des morts remonte à ce curieux événement survenu au II° siècle avant Jésus-Christ lors des guerres des grecs et des juifs. Les Juifs étaient alors conduits par les Maccabées leurs chefs. A la suite d'une bataille victorieuse, les juifs éprouvèrent le besoin d'intercéder pour leurs morts. En voici la narration biblique:

            "Le jour suivant, on vint trouver Judas (Maccabée) pour relever les corps de ceux qui avaient succombé et les inhumer avec leurs proches dans le tombeau de leurs pères. Or ils trouvèrent sous les tuniques de chacun des morts des objets consacrés aux idoles de Iamnia et que la Loi interdit aux Juifs. Il fut donc évident pour tous que cela avait été la cause de leur mort. Tous donc, ayant béni la conduite du Seigneur, juge équitable qui rend manifeste les choses cachées, se mirent en prière pour demander que le péché commis fût entièrement effacé, puis le valeureux Judas exhorta la foule à se garder pure de tout péché, ayant sous les yeux ce qui était arrivé à cause de la faute de ceux qui étaient tombés. Puis, ayant fait une collecte d'environ deux mille drachmes, il l'envoya à Jérusalem afin qu'on offrît un sacrifice pour le péché, agissant fort bien et noblement dans la pensée de la résurrection. Car, s'il n'avait pas espéré que les soldats tombés dussent ressusciter, il était superflu et sot de prier pour les morts, et, s'il envisageait qu'une très belle récompense est réservée à ceux qui s'endorment dans la piété, s'était là une pensée sainte et pieuse. Voilà pourquoi il fit faire ce sacrifice expiatoire pour les morts, afin qu'ils fussent délivrés de leur péché" (Deuxième Livre des Maccabées, 12.39-46).

            Voilà pourquoi, suivant cette tradition, davantage encore éclairée par les enseignements du Christ, l'Eglise considère les messes et les prières pour les défunts comme "une pensée sainte et pieuse" pleine de sollicitude et bienfaisante pour ceux qui nous ont précédés et que nous continuons d'aimer. "Dans le christianisme, par la Communion des Saints, est établi dans l'amour un lien de prière entre les vivants et ceux qui ont quitté ce monde, avec l'espérance de ce retrouver un jour ensemble auprès de Dieu. Car nous espérons retrouver un jour au Ciel, ceux et celles que nous avons connus et aimés" (Le spectricide).

                        3/ La mort pour finalité?

            Après ce que nous venons de dire, un tel titre apparaîtra comme une provocation vaine. Cependant, parmi nos contemporains, beaucoup se sont résignés à envisager après la mort la disparition pure et simple de leur existence! Triste époque qui croit pouvoir vivre dans un tel vide spirituel, dans le renoncement, sans fondement, à toute expérience transcendante après la mort, car personne ne sait en fin de compte ce qu'il y a sur l'autre rive, voilée à nos regards.

                                    A/ Le néant après la mort mais pas avant!

            De nos jours en occident, une majorité de gens pense que la mort est une fatalité, une finalité. Le trépas d'une personne étant survenu, elle cesserait définitivement d'exister. D'une certaine manière, on peut dire, bien qu'il n'y ait pas d'au-delà selon eux, que la vision de l'au-delà chez ces gens est le néant. Car à leur mort, ils seraient anéantis. Après la mort, rien! Néant... Cependant, à les écouter, il devient clair qu'ils ne vont pas jusqu'au bout de leur pensée... Ainsi, selon eux, le néant ne prend effet qu'à la mort. Ce qui veut dire qu'avant sa mort, le néant n'intervient pas sur un individu. Tant que celui-ci vit, il se garde et est préservé de l'anéantissement. Mais cela est bien curieux. Il y aurait donc deux étapes dans leur vision des choses: une vie puis un néant. Mais s'il disent qu'après la mort il n'y a plus rien, d'où tiennent-ils alors le pouvoir d'estimer qu'il y a un avant au néant? Car comme le signalent les philosophes, qu'un jour rien ne soit, jamais rien n'aura été! De plus, si le néant n'opère qu'après la mort, et que nul ne peut démontrer ce qui se cache derrière elle, comment peut-on affirmer qu'il y ait un néant? Il n'y a pas plus de preuves irréfutables du néant que de l'existence du Ciel. Dire que la vie s'achève dans le néant n'est ni plus ni moins qu'une croyance aussi subjective qu'une autre. C'est le premier point que je voulais mettre en évidence.

            D'autre part, psychologiquement, la croyance au néant implique une certaine tristesse du vécu. Car si un individu pense qu'un jour il cessera définitivement d'être, comment le regard qu'il porte sur la vie peut-il encore avoir un sens? A moins qu'il ne faille vivre plus vite que la vie ne s'épuise: car "la vie a la beauté des choses éphémères que l'on doit dévorer avant même qu'elles ne disparaissent...". Mais cette course n'est-elle pas une fuite! De telle sorte que l'on est en droit de se demander quelle solution existe à cet enfer, qui, au bonheur de la vie, met un terme tragique? Le problème que pose la vie serait donc insoluble. Alors l'enfer serait implacable, l'empire de la mort frappant sans secours ni recours toutes les vies, les plongeant au fur et à mesure mais à tout jamais dans la nuit du néant. Suivant cette incroyance d'une autre vie pour l'homme, qui de fait est une croyance au néant après la mort, il n'y aurait pas de solution possible de survie. Si ce n'est dans le souvenir de ceux qui restent et qui vous ont vu disparaître. Piètre compensation...

            La position de ces gens, qui se disent incroyants, mais qui croient au néant, est des plus curieuses. Alors que le néant est une pure spéculation tout aussi hasardeuse qu'une autre, qui tout au moins pourrait avoir le mérite d'être plus gaie, voilà que la seule vie à laquelle ils tiennent, c'est celle-là même qu'ils affirment être un jour anéantie, sans retour ni compensation d'aucune sorte. C'est une forme rare de masochisme! Au moins le chrétien est-il plus lucide. Il ne prend en compte la réalité de la mort que comme fin de cette vie, mais non comme terme de toute existence, ce qui reste présomptueux et demanderait à être vérifié. Le chrétien a donc mesuré face à la mort l'inanité que constituerait une seule vie. Aussi croit-il plus volontiers selon son appétit insatiable de vivre qu'il y en a une autre après la mort. Le chrétien sait devoir faire son deuil un jour de cette vie terrestre, dont il ne manquera certes pas de profiter judicieusement, mais qu'il va perdre pour en gagner une autre, qui sera quant à elle parfaite et éternelle de bonheur. Autrement, ne serait-ce que du point de vue de cette vie terrestre, peut-on, pour prendre une image, avoir de l'appétit devant un bon repas lorsque l'on sait pertinemment que l'on va tout de suite après en vomir l'intégralité? Quant à moi je réponds que non! Et rien qu'en cela, la croyance en une survie après la mort donne meilleur goût à la vie et ouvre largement l'appétit. Les chrétiens en somme sont de vrais épicuriens, car ils estiment que les plaisirs de cette vie doivent être vécus sans contreparties morbides.

            Pour en revenir à la question du néant, son application dans le temps semble contradictoire. Si l'on pose l'hypothèse du néant, le temps de la vie ne peut plus être ou alors n'est-il qu'une illusion, suspendu à l'abîme du vide. Soit en effet, tout est voué au néant, et il n'y a pas plus d'antériorité que de postériorité à cette fatalité du néant, mais la vie existe, ce qui contredit une telle conception; soit la vie présente n'est qu'une projection illusoire de visions d"être" qui nous arracherait momentanément et artificiellement à un néant inéluctable. La conscience humaine serait alors, en tant que perception du néant, un accident, dont l'incidence finirait toujours par être effacé par la mort, pour revenir à rien.

            Si l'on conçoit que le néant doit s'imposer, il faut donc convenir qu'il n'y a pas de vie non plus. En somme, tout serait néant et rien n'aurait donc jamais existé. En voilà une méchante illusion que la vie! La vie serait alors un leurre gorgé de néant, le bonheur un mirage aussitôt effacé par le vide le hantant, le désir une chimère motivée par des sens sans signification, etc.

            Mais le plus impensable dans cette vision désespérante, c'est qu'elle peut être recherchée! Des spirituels l'ont proposée comme voie de délivrance de la vie. Ce sont les bouddhistes. Il faut toutefois préciser que leur perception de la vie est très étrangère à celle des chrétiens. On ne veut perdre que ce que l'on déteste. Ils doivent donc détester la vie.

            Cette vision du néant comme finalité de l'être, nous préoccupera durant ce dernier paragraphe, dans lequel sera exposée la théorie spirituelle du néant des bouddhistes.

                                    B/ Le néant des bouddhistes

            Face à l'enfer des réincarnations, le Bouddha a cherché la voie d'une délivrance. Pour ne plus avoir à souffrir les misères de vies incessantes tout autant qu''insastisfaisantes, la mort de toute expérience sensible lui est apparue comme une véritable solution. Malheureusement, en tout cas de notre point de vue chrétien, c'était remplacer un enfer par un autre. L'enfer du néant de la présence au monde supplantait l'enfer du cycle des réincarnations.

            Le bouddhisme apparaît donc à mes yeux, au sein de l'univers religieux hindouiste dont il est issu, comme une profonde révolution spirituelle. Bien qu'intégrant dans son principe la réincarnation, le bouddhisme propose d'en briser le cycle, bouleversant ainsi la hiérarchie cosmique des êtres et l'ordre social qui enfermaient jusqu'alors les individus par castes selon leurs naissances.

            Pour ce faire, l'homme "désirant" échapper au monde des réincarnations "doit" apprendre à se dessaisir de désirer. Car c'est par le désir, par l'illusion des sens, par la perception fausse de sa présence au monde, que l'homme s'enferme dans la course fanatique de l'existence. La délivrance consistera alors à se détacher de la vie en tant que source de douleurs comme de plaisirs. La réincarnation serait ainsi vaincue par l'anéantissement de l'être au monde.

            De ce point de vue le bouddhisme fut lors de son introduction en occident perçu comme "une doctrine qui assigne à la vie pour but le néant" (Ernest Renan, Nouvelles études d'histoire religieuse, -1884-) et le Bouddha comme le "Grand Christ du vide" (Edgar Quinet, Le génie des religions, -1842-). Ce furent tout d'abord les philosophes nihilistes du XIX° siècle qui s'émurent de découvrir la doctrine orientale. Parmi ces philosophes, Schopenhauer célébra l'admirable concordance qu'il crut déceler entre sa pensée et le bouddhisme:

            "Cette annexion le conduit à forcer le trait de l'idéal ascétique et de la négation du vouloir-vivre. Le nihilisme de Schopenhauer, dont le bouddhisme fournit à ses yeux une confirmation éclatante, est avant tout un "non" à la vie, une aspiration à s'autodétruire et à nier la volonté en brisant le désir" (Roger-Pol Droit, Le spectre du bouddhisme, Magazine littéraire, -1989-).

            D'autres philosophes par contre l'accueillirent mal et le rejetèrent violemment. Ce fut en effet pour Nietzsche comme le signe d'une nouvelle tentative d'affaiblissement de la volonté d'être du surhomme:

            "La "nostalgie du néant" qui est "la négation de la sagesse antique", l'"asthénie de la volonté" qui conduit à fuir la souffrance, donc à ne plus endurer ni aimer la vie, voilà tout ce que Nietzsche abhorre" (Roger-Pol Droit, Le spectre du bouddhisme, Magazine littéraire, -1989-).

            Voilà pourquoi Nietzsche vomit cette vaste "négation du monde" (Ecce Homo), et qu'il nous met en garde contre-elle, allant jusqu'à déclarer que "seule la tragédie, peut nous sauver du bouddhisme" (Ecce Homo). Car pour lui, l'homme doit être fort de cette vie et non pas l'esclave de l'anéantissement. Selon lui encore, l'homme dans sa force doit combattre ce pur désenchantement de la vie qu'inspire le bouddhisme.

            Ecoutons maintenant, pour éprouver le vide du discours sur le néant, les propos du maître bouddhiste zen, Shizuteru Ueda, recueillis dans le n°578 de La vie spirituelle:

            "Le zen représente la Grande Mort où l'homme s'oublie lui-même et Dieu, et où Dieu s'oublie lui-même et l'homme, par un cercle dont l'intérieur est entièrement vide. Le vide: le parfait oubli".

            Le bouddhisme est donc une expérience spirituelle où l'absence de Dieu et la vacuité de l'existence humaine équivalent à rien!

            "Le bouddhisme zen, lui, connaît l'expérience d'un néant véritablement néant, où il n'y a ni trace de Dieu ni de l'homme ni du monde: une grande boule de feu, comme disent les japonais. "Chêne devant le jardin, la rose": ces mots résonnent dans le silence de la Grande Mort. En eux, et par eux, tout revit. "Chêne devant le jardin, la rose": rien d'autre. Il n'y a rien qui se tienne face au chêne, face à la rose. Nul Dieu, nul homme. Le chêne, la rose - incarnations du néant" (Shizuteru Ueda, in La vie spirituelle -janv. 1971-, n°578).

            Certain diront que ce maître Shizuteru Ueda ne pense pas de telles paroles comme nous pourrions les comprendre selon notre esprit occidental. Peut-être? Un effort est envisageable pour ne pas y voir un nihilisme pur et simple. Mais à s'en tenir à ce qui est écrit, on conviendra cependant de la difficulté plus grande encore qu'il y aurait à interpréter de telles paroles dans le sens d'un discours sur la résurrection des morts! La valeur nihiliste de telles paroles demeure malgré tout la marque principale de ce type de pensée bouddhiste.

            Voici donc venu le moment de conclure notre exposé: le néant comme conception de l'après la mort aura retenu notre attention avec intérêt. Le prochain chapitre, justement, fera référence à cette question de l'anéantissement possible des êtres comme réponse au problème de l'enfer enseigné par les chrétiens.

            Car "ce que redoute le méchant lui échoit, ce que souhaite le juste lui est départi" (Proverbes, 10.24). Et "un homme juste se procure la vie" tandis que "la poursuite du mal conduit à la mort" (Proverbes, 11.19). Le juste qui a l'espérance d'une vie meilleure après la mort, la recevra justement, "mais, pour avoir négligé le juste et abandonné le Seigneur, les impies recevront le châtiment dû à leurs pensées" (Livre de la Sagesse, 3.10). Et vers quoi sont tournées les pensées des impies? Vers la mort, dont les signes ici-bas, tels des malédictions, sont le meurtre, la destruction du bonheur d'autrui, la négation de la bonté, la désespérance de Dieu, etc. Autant d’œuvres de mort qui auront finalement pour sanction une mort définitive, que les impies auront cultivée comme un poison contre eux-mêmes.