Accueil histoires

Arnaud Dumouch, 2005, http://eschatologie.free.fr

Suicide d’un adolescent

 

 

« Ne jugez pas, afin de n'être pas jugés; car, du jugement dont vous jugez on vous jugera, et de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous[1]. »

 

 

Le miroir

Il s’agit de Théophile Ducharme, né à Rennes en 1988, bon élève de terminale, intelligent.

Théophile a l’esprit ensorcelé par Marguerite, rencontrée un an auparavant au lycée, à l’âge de 16 ans.

Celle-ci est fille d’un avocat. Elle est belle. Elle sort des bras de Philippe, un condisciple de classe de première, pour se jeter dans ceux de ce Théophile couvert de petites copines, et dont ses camarades disent qu’il est « bronzé, qu’il a les yeux verts, les cheveux châtains, courts et enduits de gel, une forte stature, et déjà une mâchoire d’homme. »

Ils s’adorent. On connaît la suite. Théophile et Marguerite sortent ensemble à partir du 1er avril 2004. Théophile craint de perdre Marguerite et se montre avec elle d’une prévenance émouvante. Puis le couple se montre en ville, fréquente des soirées. Il partent en vacances une semaine pendant la période qui suit les épreuves du bac et reviennent à Rennes. Marguerite ne se sent plus bien avec Théophile. Elle le trouve trop gentil, trop à son service. Extérieurement, elle semble plus distante puis, brutalement, le 6 juillet, elle lui signifie sa rupture. On la voit quelques jours plus tard aux bras d’un autre garçon.

Une semaine après la rupture Théophile dit à un de ses camarades : « J’ai cette fille dans la peau. » et il ajoute : « J’irai jusqu’au bout de mes forces, après, si je pars, personne n’aura rien à se reprocher. » « Je ne lui en veux pas. Elle est partie, cette fille, qui m’a donné la seule année que j’ai connue de bonne dans ma vie. Elle est partie, me laissant seul, tout seul. »

30 septembre, il se suicide pour ne pas survivre à son grand amour. Jacques son frère qui l’avait accompagné en vacances est témoin des dernières semaines. Il raconte les circonstances exactes de ce suicide d’amour.

« Je savais, disait Jacques, Théophile miné à en finir, mais non dans ces conditions. Il disait : « Je suis comme une horloge qui a perdu son ressort, et rien ne pourra me remonter. » Mais vraiment, je ne pouvais supposer qu’il se tue dans le hall de l’immeuble de Marguerite. J’étais convaincu qu’il courait un danger dans sa chambre et j’avais peur de le retrouver pendu devant le portrait de celle qu’il regrettait. Aussi, lorsqu’on me prévint qu’il était, contre son habitude, sorti ce soir-là pour aller en ville, je ne fus pas très inquiet.

Néanmoins, je m’y rendis. Or, en passant dans la rue Cambronne, j’ai trouvé la police et des voitures de pompiers. Puis un vague pressentiment m’a assailli. Je suis revenu sur mes pas lorsque je vis sortir un brancard. Je me suis précipité et j’ai demandé : « Qui est-ce ? Que s’est-il passé ? » Théophile était sur le brancard, la tête bandée. Deux filets de sang lui coulaient de chaque côté du crâne. Il a eu quelques légers spasmes. Il est mort deux heures plus tard à l’hôpital.

Le projet de Théophile était visiblement arrêté depuis quelque temps. C’était devenu chez lui une idée fixe, en finir avec la vie, et ne pas survivre à son malheur. Il était en quelque sorte gardé à vue par ses amis. On ne sait comment il s’était procuré l’arme avec laquelle il s’était tué.

Il avait laissé deux lettres, l’une à ses parents, l’autre à ses amis, déposées dans un tiroir de son bureau. Il disait à sa mère : « Pardon. Je t’aime. Ne te fais aucun reproche, ni à toi ni à personne. Je suis seul et décidé face à mon choix. »

Dans une longue lettre, il précisait sa dernière volonté : être enterré avec une photo de Marguerite. Quand on le déshabilla, on trouva effectivement sous sa chemise et contre sa peau, une photographie représentant Marguerite toute souriante. Au dos étaient écrits ces mots: « Je t’adore : ta Marguerite. » On ne vit pas Marguerite à l’enterrement et on la comprit : tout cela est trop lourd à porter pour une jeune fille de dix-sept ans…

 

De l’autre côté du miroir

Théophile fut propulsé hors de son corps par le projectile. Il se retrouva par terre, étalé de tout son long. Il pensa : « Je me suis raté. » Il voulut ramasser son pistolet tombé au sol et resta pétrifié : une main crispée le tenait déjà, sa main.

Il mit un temps à réaliser tandis que les portes des appartements s’ouvraient et que des cris d’effroi jaillissaient de toute part.

Il s’attendait au doux sommeil du néant et il se retrouvait complètement vivant. Il voulut parler aux gens mais personne ne le voyait. C’est alors que sa Marguerite arriva. Elle vit son corps et elle comprit. Or, Théophile voyait non seulement son visage, sa main crispée devant sa bouche, mais avec une acuité étonnante, il voyait ses pensées. Plus encore, il pensait ses pensées, comme s’il était elle, de l’intérieur. Il la vit entrer précipitamment dans l’appartement de ses parents et s’y cacher. Et il la suivit sans problème, passant à travers la porte. Déjà, il voulait crier qu’il s’excusait mais aucun son ne sortait. Et il assista à toute sa détresse intérieure. Il ne vit qu’une petite fille aux abois, incapable de réaliser d’abord, puis de porter l’énorme poids qui tombait sur ses épaules. Il la vit tour à tour penser au suicide, puis se dire qu’elle ne pourrait jamais retourner au lycée. Tout se bousculait en elle, pas par amour pour lui, mais dans l’unique idée de cette responsabilité qu’elle était incapable de porter. Elle téléphona à une amie qui ne savait, sous le coup de la nouvelle, quoi lui dire. Puis ses parents arrivèrent en catastrophe.

« C’est mon ancien petit copain. Il s’est tué sur le palier. »

Confronté à une telle détresse, vivant de l’intérieur ces événements, Théophile prit brutalement conscience de la folie de son geste. N’en supportant pas plus, il se sauva. Il s’enfuit et pensa à sa mère pour se retrouver aussitôt auprès d’elle. Et il la vit, petite chose blottie dans la salle d’attente du funérarium, écrasée de détresse. Il lut ses pensée et vit défiler dans sa tête tout le passé, tout l’amour donné pendant 17 ans de soins et de quotidien, la grossesse tant attendue, le bébé le plus beau du monde, le petit garçon costaud, toute sa fierté devant le jeune homme sorti de ses efforts, et enfin tout l’anéantissement. Et, dans une foudroyante prise de conscience, il comprit qu’il n’avait absolument pas pensé à sa mère. Il comprit qu’elle était morte aussi et pour toujours sans doute.

Il sortit dans la rue.

« Mais quel con, quel con ! » Et il frappait les murs qui n’offraient aucune résistance. Partout où il allait, il emmenait avec lui la vision de la catastrophe. Alors il alla se cacher, tel un renard poursuivi par la meute, dans une gare désaffectée, un ancien lieu des jeux de son enfance. Il y resta seul trois jours, et le cauchemar avec lui. Puis il se sentit appelé. Il suivit l’appel et se retrouva dans l’église où il assista à son enterrement. Et il vit tous ces gens atterrés. Il vit une sorte d’unanimité dans la tristesse, car nul ne se réjouit de la mort d’un jeune. Globalement, les pensées étaient de l’amitié sincère. Quelques notes dissonantes cependant : les amis de Marguerite étaient là, compatissants certes, mais fermés. L’un d’eux s’adressait à lui, comme s’il avait été dans le cercueil : « T’es vraiment nul. Il est beau ton geste grandiloquent. Et c’est comme ça que tu l’aimes, toi, Marguerite ? Tu lui laisses le paquet et débrouille-toi. Vis ta vie maintenant. »

Il était confus. Il était maintenant parfaitement conscient de sa lâcheté. Il alla voir son frère qui se tenait droit, présent, suivant simplement la liturgie, comme on honore un ami. Ce frère ne s’adressait pas à lui, n’ayant jamais espéré aucune survie après la mort. Il aurait voulu lui dire : « Eh bien tu te trompes. C’est un fait. Tes théories physiques sont insuffisantes… » Il s’assit au fond de l’église auprès d’une dame âgée et en chapeau. Il ne la connaissait pas. Elle priait : « Sainte Vierge, souvenez-vous qu’on n’a jamais entendu dire que celui qui a recours à vous ait été abandonné de vous. Je vous en prie. Occupez-vous de ce jeune. Venez le chercher. » Il en fut très touché. Il ne croyait pas à tout cela mais il vit qu’elle était sincère. Ecrasé par la tristesse, il ne voulut pas en voir davantage et il sortit.

Après l’enterrement, il erra un peu dans la ville. Il glissait comme une ombre, parfaitement seul et sans repos. Il retourna dans sa gare, incapable de sortir et d’aller dans les appartements de ses amis. Trois jours plus tard, il avait tout retourné dans sa tête : cette incroyable et impossible survie, ces dégâts laissés derrière lui, cette solitude. Alors il pleura amèrement. Il répétait : « Qu’est-ce que j’ai fait. Si j’avais su. Si j’avais su. »

Et puis, il y eut soudain du nouveau. Une voix parla :

- Tu t’es suicidé par amour, n’est-ce pas ?  

Théophile sursauta. Une voix s’était adressée à lui. Il se retourna. Il ne vit personne.

- Qui me parle ?

- C’est par amour que tu t’es suicidé, Théophile ?

La voix était douce et simplement interrogative. Elle prononça « Théophile » avec une sorte de proximité maternelle. Oui, c’était comme la voix de sa mère, lorsqu’il était petit.

- Vous voulez savoir ? dit-il avec colère et sincérité. Non, je me suis tué par bêtise. Je n’ai pensé qu’à moi. Voilà la vérité.

- Es-tu prêt maintenant à venir ? chuchota la voix dans son oreille. Toujours cette impression de calme et de paix, impression que depuis sa rupture sentimentale, il n’avait jamais plus éprouvée. C’était la même impression de tendre innocence que lors de ses moments avec Marguerite.

- Pour aller où ? Je ne sais même pas pourquoi je suis encore vivant.

- Viens et vois[2].

Il sentait auprès de lui une présence paisible. Il ne voyait toujours rien mais devinait en elle une sorte de guide chaleureux. Or, au-dessus de lui, il vit soudain s’ouvrir comme une porte d’où sortait une lumière brillante.

- C’est quoi ça ?

- Le passage pour l’autre monde.

Il se sentit attiré, comme un papillon l’est par la lumière.

- Non, je ne suis pas prêt. Je ne veux pas rencontrer cette lumière. Je suis un salaud. Maman ! Marguerite ! Tous mes amis !

- N’aie pas peur[3], dit la voix, devenue masculine. Et un bras fort et rassurant, comme celle de son père quand il l’entraînait à se dépasser lors de ses premiers plongeons à la piscine, le prit par les épaules et le fit pénétrer dans le couloir de lumière.

 

60 ans plus tard

60 ans plus tard, le 6 janvier 2067, Marguerite mourut à son tour. Elle franchit la porte, entra dans la lumière. Elle avait vécu une longue vie et elle avait finalement connu le bonheur. Elle avait fini par se pardonner ce drame, et à partir de l’âge de 25 ans, elle avait accepté de vivre de nouveau, quand son fiancé, celui qui devint son compagnon et le père de ses enfants, lui avait dit, excédé : « La gamine de jadis finira-t-elle tout de même par disparaître ? » A l’heure de sa mort, elle franchit elle aussi la porte. Avec le Christ, elle revit sa vie, ses péchés, ses bonnes actions. Lucifer l’accusa, mais elle voulut l’amour. Or, dans tous ces événements, elle ne rencontra jamais Théophile. Etonnée, elle demanda à son ange gardien : « Où est-il ? »

L’ange lui répondit : « Il t’attend. Il n’a pas voulu entrer dans la Lumière avant de te demander pardon, de visu. Tu verras. Il est devenu un jeune homme bien. » L’ange la prit par la main et la conduisit dans la vallée des purgatoires. Théophile se tenait debout, souriant, et de son âme sortait de la lumière. C’est là qu’ils se demandèrent pardon.

« Je t’ai abandonné. J’étais une enfant. Je ne cherchais que du plaisir sentimental

- Je t’ai écrasée par un amour trop exclusif. J’étais un enfant. Et mon suicide… Ca a été l’acte le plus stupide. Je croyais te prouver mon amour.

- Et tu m’attends depuis 60 ans ?

- Tous nos amours revivent au Ciel, purifiés de toutes leurs bêtises. Et tu verras, tu accueilleras bientôt ton mari, puis tes enfants.

- Qu’as-tu fait après ta mort ?

- J’étais absolument désespéré. Je voulais le néant mais j’étais vivant. Si j’étais entré directement dans la lumière, face à Lucifer, j’aurais fait une bêtise. Je me serais damné. Mais nos amis du Ciel le savaient. Alors ils m’ont d’abord laissé méditer sur terre, comme une âme errante, juste ce qu’il fallait pour que je devienne le misérable que j’étais. Cette souffrance a été la pire qu’on puisse imaginer. Je ne la souhaite à personne. J’étais entre deux mondes, j’avais perdu ton amour et je n’avais pas encore le leur[4].

Puis mon ange est venu me chercher. Et il m’a confronté tout de suite au Messie, Jésus, mon Dieu. Il a passé un temps immense avec moi. Il m’a rassuré. Il m’a présenté des suicidés qui habitaient dans la Vision de Dieu. Tous me montraient leur vie. Il y avait toute sorte de suicides. L’un d’eux m’a frappé par son humour formidable. Il me disait : « Tu te rends compte? J’ai été pardonné ! Et pourtant, tu sais comment je me suis tué ? En duel, oui, en duel contre un officier bretteur de Louis XIII, sous prétexte qu’il m’avait soi-disant légèrement bousculé dans un passage et sans s’excuser. Je voulais juste crâner devant ma bande d’amis. J’avais 17 ans, j’étais un paltoquet vaniteux, une sorte de piaf sans ombre d’intelligence. Il m’a transpercé comme un poulet. Et je suis arrivé là-haut tout nu et sans honneur. Finis mes amis, j’étais seul. Et j’ai été pardonné ! »

Lucifer aussi a mis toutes ses forces. Quand il est apparu, il m’a montré les conséquences de mes actes : la vieillesse sans joie de ma mère, les dix années dont tu as eu besoin pour te remettre et revivre. Et il disait, d’un ton définitif, et avec une grande autorité : « Ta faute est trop grande. Elle ne saurait être pardonnée. » Il s’était fait accompagner d’un certain nombre de ses adeptes, quelques suicidés de l’enfer. L’un d’eux m’a marqué. Il disait : « J’ai livré mon meilleur ami à ses ennemis pour quelques pièces d’argent. Ne crois pas au pardon. Reste digne. Tu es allé trop loin : tu as détruit la fille que tu aimais. Moi, j’ai rendu l’argent et je me suis tué. » J’étais en danger de damnation.

J’allais suivre Lucifer, dans un acte libre de désespérance quand j’ai regardé une dernière fois Jésus. Et il m’a dit : « Moi aussi, je suis mort à cause d’un grand amour. » Mais je lui disais : « Toi, tu ne t’es offert que par un vrai amour, moi je suis mort à cause d’un vrai égoïsme aveugle. Jamais je ne pourrai me pardonner ces vies gâchées, ma mère, Marguerite. » Alors il m’a dévoilé le futur : ta propre âme façonnée par la vie, nos retrouvailles un jour. Il m’a montré les effets pour l’éternité des souffrances de ma mère, son allégresse lorsque, dans quelques années, à l’heure de sa mort, elle se retrouverait vivante, elle qui est athée, et qu’elle me retrouverait. Il a conclu par ces mots [5]: « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais les malades; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, au repentir. Viens. Tu es fait pour l’amour. »

Alors j’ai accepté son pardon. Mais j’en tenais une couche, tu sais : j’y ai mis une condition : j’ai voulu attendre l’arrivée de ma mère puis ton arrivée avant d’aller au Ciel avec Dieu. Je voulais me punir. Jésus a accepté. Je me suis mis au purgatoire. Et j’ai attendu, seul.

- C’est un beau cadeau de ton amour.

- Non, j’en avais besoin. Il fallait que je médite jusqu’au bout ma misère.

Ce jour-là, Théophile et Marguerite sont entrés dans la Vision de l’Être le plus merveilleux, le plus délicat qu’on puisse imaginer : ils y sont pour l’éternité et Dieu a poussé la délicatesse jusqu’à leur rendre leur amour de jeunesse. Ils y sont entrés ensemble, ces deux-là.

Lucifer, en colère, disait : « Ce n’est tout de même pas croyable. C’est théologiquement absurde. Dieu décide que, après la mort, tout homme qui paraîtra en ayant refusé l’amour est damné (dogme !). Alors, quand cela l’arrange, sous prétexte qu’un de ces petits morveux est prêt à me suivre, il les sauve dans la mort. Il transforme la mort en un passage, voir un séjour ! Il l’étend comme un élastique. Ce Théophile est resté 9 jours à y réfléchir ! Sans cela, je l’avais ! Il m’aurait suivi ! »

 

Le suicide est comme tous les actes humains. Il peut être motivé par un grand amour, ou plus souvent par la faiblesse, par l’ignorance, parfois par la méchanceté. Et seul le Christ, dans son Apparition, peut manifester la vérité dans cette complexité.


 

[1] Matthieu 7, 1

[2] Jean 1, 39

[3] Jean 6, 20

[4] Psaume 88, 11 : « Pour les morts fais-tu des merveilles, les ombres se lèvent-elles pour te louer? Parle-t-on de ton amour dans la tombe, de ta vérité au lieu de perdition? Connaît-on dans la ténèbre tes merveilles et ta justice au pays de l'oubli...? Et moi, je crie vers toi, Yahvé, le matin, ma prière te prévient. »

[5] Luc 5, 31