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ÉTAT DES CORPS RÉSSUSCITÉS

82 : LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS

83 : LES RESSUSCITÉS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR ; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE RELATIONS CHARNELLES

84 : IDENTITÉ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITÉS

85 : CONDITION DIFFÉRENTE DES CORPS RESSUSCITÉS

86 : QUALITÉ DES CORPS GLORIEUX

87 : DU LIEU DES CORPS GLORIFIÉS

88 : DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITÉS

89 : DE LA QUALITÉ DES CORPS RESSUSCITÉS, CHEZ LES DAMNÉS

90 : COMMENT DES SUBSTANCES IMMATÉRIELLES PEUVENT ÊTRE TOURMENTÉES PAR UN FEU MATÉRIEL

 

82 : LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS

A la résurrection, nous allons le voir clairement, les hommes ressusciteront tels qu'ils n'auront plus de nouveau à mourir. La nécessité de mourir est une déficience qui affecte la nature humaine comme conséquence du péché. Or le Christ, par le mérite de sa passion, a réparé les déficiences que cette nature avait contractées en fonction du péché. C'est ce que dit l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : Il n'en va pas du don comme de la faute ; si par la faute d'un seul, beaucoup sont morts, bien plus la grâce de Dieu, dans la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, a-t-elle abondé en beaucoup. Autrement dit, le mérite du Christ peut abolir plus efficacement la mort que le péché d'Adam ne pouvait y entraîner. Ceux donc qui par le mérite du Christ ressusciteront libérés de la mort, n'en seront jamais plus victimes. En outre, ce qui doit durer pour toujours n'est pas sujet à destruction. Si donc les hommes en ressuscitant avaient encore à mourir, de telle sorte que la mort durerait toujours, celle-ci ne serait aucunement détruite par la mort du Christ. Or elle a été détruite, dans sa cause au moins pour le moment, selon la parole du Seigneur rapportée par Osée : O mort, je serai ta mort. Détruite, elle le sera finalement en fait, selon cette autre parole de la Ire Épître aux Corinthiens : En dernier lieu, la mort sera détruite. Il faut donc tenir, avec la foi de l'Église, que les ressuscités ne mourront plus. L'effet d'ailleurs prend la ressemblance de sa cause. Or la résurrection du Christ est cause de la résurrection à venir. Si donc le Christ est ressuscité de telle manière qu'il ne doit plus mourir, - le Christ ressuscité des morts ne meurt plus -, les hommes ressusciteront tels qu'ils ne mourront plus. Si les ressuscités doivent encore mourir, ou bien ils ressusciteront encore de cette nouvelle mort, ou ils n'en ressusciteront pas. S'ils n'en ressuscitent pas, les âmes demeureront perpétuellement séparées, inconvénient que nous avons dénoncé en commençant par affirmer qu'il y a résurrection. S'ils ne ressuscitent pas après la seconde mort, il n'y a aucune raison pour qu'ils ressuscitent après la première. S'ils ressuscitent de nouveau après la seconde mort, ils ressusciteront ou pour mourir encore, ou pour ne plus mourir. S'ils ne doivent plus mourir, la même raison vaut lors de la première résurrection. Si, par contre, ils doivent encore mourir, il y aura à l'infini, dans le même sujet, alternance de mort et de vie. Ce qui ne convient pas, semble-t-il. L'intention de Dieu doit se porter en effet sur quelque chose de déterminé. Or cette suite alternée de mort et de vie est une certaine transmutation, qui ne peut pas être une fin ; c'est en effet contre la nature du mouvement d'être fin, puisque tout mouvement tend vers autre chose. L'intention de la nature inférieure, dans son action, tend à la perpétuité. Toutes les actions d'une nature inférieure sont ordonnées à la génération, celle-ci ayant pour fin de sauvegarder la perpétuité de l'espèce. La nature ne considère donc pas tel individu comme sa fin suprême ; ce qu'elle considère en lui, c'est la conservation de l'espèce. Cela, la nature le fait en tant qu'elle agit par le pouvoir de Dieu, racine première de la perpétuité. La fin de la génération, telle que l'expose le Philosophe, est de faire participer les êtres engendrés à la perpétuité de l'être divin. A plus forte raison l'action de Dieu tend-elle à quelque chose de perpétuel. La résurrection n'a pas pour fin la perpétuité de l'espèce ; celle-ci peut être assurée par la génération. Il faut donc qu'elle ait pour fin la perpétuité de l'individu, perpétuité qui n'est pas à concevoir du côté de l'âme, puisque l'âme l'avait déjà avant la résurrection, perpétuité qui est donc à concevoir du côté du composé. L'homme ressuscité vivra donc perpétuellement. Les rapports du corps et de l'âme semblent différer selon qu'il s'agit de la première génération de l'homme ou selon qu'il s'agit de sa résurrection. Dans le cas de la première génération, la création de l'âme suit la génération du corps ; c'est une fois préparée la matière corporelle par la vertu du semen, que Dieu infuse l'âme en la créant. Mais dans le cas de la résurrection, c'est le corps qui est adapté à l'âme préexistante. La première vie que l'homme acquiert par voie de génération suit la condition du corps corruptible, en subissant la privation de la mort. Mais la vie que l'homme acquiert en ressuscitant sera perpétuelle, suivant la condition même de l'âme incorruptible. Si mort et vie doivent se succéder à l'infini dans le même sujet, cette alternance de vie et de mort aura l'allure d'un mouvement cyclique. Or tout mouvement cyclique chez les êtres sujets à la génération et à la corruption prend son origine dans le mouvement cyclique primordial des corps incorruptibles, mouvement qui se situe dans le mouvement local, d'où tous les autres mouvements dérivent par ressemblance. L'alternance de mort et de vie aura donc son origine dans un corps céleste ; ce qui est impossible puisque le rappel d'un cadavre à la vie dépasse le pouvoir d'une action naturelle. On ne doit donc pas supposer une telle alternance de vie et de mort, ni par conséquent que les corps ressuscités devront encore mourir. Tout ce qui se succède dans un même sujet, a, au point de vue du temps, une mesure déterminée pour sa durée. Tout ceci est en effet soumis au mouvement du ciel qui commande le temps. Mais l'âme séparée n'est pas soumise au mouvement du ciel, car elle est supérieure à toute nature corporelle. L'alternance de sa séparation du corps et de son union avec lui n'est donc pas soumise au mouvement du ciel. Il n'y a donc pas dans l'alternance de la mort et de la vie ce mouvement cyclique qui s'avère nécessaire si les ressuscités meurent à nouveau. On ressuscitera donc pour ne plus mourir. Voilà pourquoi il est dit en Isaïe : Dieu détruira la mort pour toujours, et dans l'Apocalypse : Il n'y aura plus de mort. Ainsi se trouve réfutée l'erreur de certains Païens de l'antiquité qui croyaient, comme saint Augustin l'avance au XIIe Livre de la Cité de Dieu, aux mêmes retours des temps et des êtres temporels. De même, disaient-ils, que Platon le Philosophe avait en ce temps-ci enseigné ses disciples, dans la Cité d'Athènes, dans cette École qu'on appelle l'Académie, ainsi de longs siècles auparavant, eux-mêmes séparés par de nombreux et larges intervalles, le même Platon, la même cité, la même École, les mêmes disciples s'étaient retrouvés et se retrouveraient enfin au terme de siècles innombrables. A cela, comme le note saint Augustin au même endroit, certains voudraient rapporter ce qui est dit au 1er chapitre de l'Ecclésiaste : Qu'est-ce qui a été ? Ce qui sera. Qu'est-ce qui a été fait ? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Personne ne peut dire : « Vois, c'est nouveau ». Cette chose a déjà existé dans les siècles qui nous ont précédés. Passage qu'on ne doit pas entendre en ce sens que les mêmes choses se retrouveraient, numériquement les mêmes, à travers les différentes générations, mais qu'elles se retrouvent seulement spécifiquement semblables. C'est l'enseignement même d'Aristote, à la fin du Livre de la Génération, quand il s'élève contre le système dont on vient de parler.

83 : LES RESSUSCITÉS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR ; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE RELATIONS CHARNELLES

Ce qu'on vient de dire montre comment les ressuscités n'auront plus besoin de se nourrir et n'auront plus à exercer de relations charnelles. La vie corruptible évacuée, ce qui est au service de cette vie devra être nécessairement évacué. Or il est évident que l'usage de la nourriture est au service de la vie corruptible ; si nous prenons de la nourriture, en effet, c'est pour éviter la corruption que pourrait entraîner l'épuisement de l'élément humide naturel. De plus, dans la vie présente, l'usage de nourriture est nécessaire pour assurer la croissance ; ce qui n'aura plus de raison d'être, après la résurrection, puisque tous les hommes ressusciteront avec la quantité qui leur est due. De même, l'union charnelle de l'homme et de la femme est au service de la vie corruptible, ordonnée qu'elle est à la génération, celle-ci sauvegardant du moins au plan de l'espèce ce qui ne peut se conserver pour toujours au plan des individus. Or la vie des ressuscités, nous l'avons vu, sera incorruptible. Les ressuscités n'auront donc plus besoin de se nourrir ; ils n'auront plus à exercer de relations charnelles. La vie des ressuscités ne sera pas moins ordonnée que la vie présente ; elle le sera même davantage, puisqu'à l'une l'homme parvient par la seule action de Dieu, et qu'il acquiert l'autre avec la collaboration de la nature. Or, en cette vie, le besoin de se nourrir est ordonné à une certaine fin : on ne prend de nourriture que pour que la digestion l'assimile au corps. Si donc, dans la vie ressuscitée, il doit y avoir besoin de se nourrir, ce ne pourra être qu'en vue de l'assimilation au corps. Mais comme rien de ce qui est du corps ne se désagrégera alors, le corps étant incorruptible, on doit affirmer que tout ce qui sera assimilé en fait de nourriture contribuera à l'accroissement du corps. Or l'homme ressuscitera, nous l'avons vu, avec la quantité qui lui est due. Il en arrivera donc à une quantité démesurée ; est démesurée en effet la quantité qui dépasse ce qui est dû. L'homme ressuscité vivra perpétuellement. Ou bien il aura pour toujours besoin de se nourrir, ou bien il n'en aura pas besoin pour toujours, mais seulement pour un temps déterminé. Si donc il continue à toujours user de nourriture, et que cette nourriture assimilée par un corps d'où rien n'est plus détruit doit nécessairement aboutir à un accroissement des dimensions de ce corps, on devra affirmer que le corps de l'homme ressuscité croîtra à l'infini. C'est impossible : cette croissance est en effet un mouvement naturel, et l'intention d'une puissance naturelle en mouvement ne se porte jamais à l'infini, mais toujours à une fin précise. C'est ce que dit Aristote au IIe livre De l'Ame, quand il affirme que pour tous les êtres consistants la nature est le terme et de leur grandeur et de leur croissance. Mais si l'homme ressuscité n'a pas toujours besoin de nourriture, et qu'il vive toujours, il faudra lui concéder un temps au cours duquel il n'usera pas de nourriture. Voilà pourquoi c'est dès le principe que ceci devra se produire. L'homme ressuscité n'aura donc pas besoin de se nourrir. N'usant pas de nourriture, l'homme ressuscité, par conséquent, n'aura pas davantage de relations charnelles, lesquelles requièrent une émission de liquide séminal. Il ne peut y avoir en effet, de la part d'un corps ressuscité, émission de semen. C'est impossible du côté de sa substance. D'abord ce serait contraire à la nature du semen, qui ferait figure d'élément corrompu, s'écartant de la nature et ne pouvant être ainsi le principe d'une action naturelle, comme l'explique le Philosophe dans le Livre de la Génération des Animaux. C'est aussi parce que rien ne peut être distrait de la substance du corps en état d'incorruptibilité. Le semen ne pourra pas davantage être émis comme superflu de la nourriture, si les corps ressuscités n'ont pas besoin de se nourrir. Il n'y aura donc pas de relations charnelles chez les ressuscités. Les relations charnelles ont pour fin la génération. Si donc il y a relations charnelles après la résurrection, il s'ensuivra, à moins que ce ne soit en vain, qu'il y aura comme maintenant génération d'homme. Il y aura donc après la résurrection beaucoup d'hommes qui n'auront point existé auparavant. C'est donc en vain que la résurrection des morts, dont le but est que tous ceux qui ont même nature reçoivent ensemble la vie, aura été ajournée si longtemps. Si des hommes continuent d'être engendrés après la résurrection, ou bien ils connaîtront à leur tour la corruption, ou bien ils seront incorruptibles et immortels. S'ils sont incorruptibles et immortels, il en résultera un grand nombre d'inconvénients. Il faudra d'abord supposer que ces hommes naissent sans le péché originel, puisque la nécessité de mourir est un châtiment qui est la suite du péché originel. Mais c'est aller contre l'affirmation de l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : Par un seul homme le péché et la mort sont entrés dans tous les hommes. Autre conséquence : les hommes n'auront pas tous besoin de la rédemption qui vient du Christ, si certains naissent sans péché originel, libres de la nécessité de mourir ; le Christ ainsi ne sera plus le chef de tous les hommes, ce qui contredit également cette parole de l'Apôtre, dans la Ire Épître aux Corinthiens : De même qu'en Adam tous meurent, de même dans le Christ tous seront vivifiés. Autre inconvénient encore : dans ces hommes, une génération semblable à la nôtre n'aboutira pas à un terme semblable. Les hommes en effet qui naissent maintenant par voie de génération séminale naissent à une vie corruptible ; ceux-là alors naîtront à une vie immortelle. Mais si les hommes qui naîtront alors sont corruptibles et meurent, à supposer qu'ils ne ressuscitent pas, leurs âmes resteront en conséquence perpétuellement séparées de leurs corps, ce qui ne sied pas, puisque ces âmes sont de même espèce que les âmes des hommes ressuscités. S'ils ressuscitent il faudra que les autres attendent leur résurrection, de manière que le bénéfice de la résurrection qui intéresse la restauration de la nature soit accordé en une seule et même fois à tous ceux qui ont part à une seule et même nature. Mais on ne voit pas, d'autre part, pourquoi certains auraient à attendre une résurrection globale, si tous n'ont pas à l'attendre. Si les ressuscités ont des relations charnelles et engendrent, ou ce sera pour toujours, ou ce ne sera pas pour toujours. Si c'est pour toujours il en résultera une multiplication des hommes à l'infini. Or la nature génératrice ne pourra pas avoir d'autre fin, après la résurrection, que la multiplication des hommes. Il ne s'agira plus en effet de conserver l'espèce, puisque la vie des hommes sera incorruptible. L'intention de la nature génératrice sera donc indéfinie, ce qui est impossible. Si ce n'est pas pour toujours, mais pour un temps déterminé, que les hommes doivent engendrer, ce temps écoulé, ils n'engendreront donc plus. C'est la raison pour laquelle dès le principe on doit accorder qu'ils n'auront plus de relations charnelles et qu'ils n'engendreront plus. Si l'on prétend que les ressuscités auront encore à se nourrir et à entretenir des relations charnelles, non point en vue de la conservation ou de la croissance du corps, ni pour assurer la conservation de l'espèce ou la multiplication des hommes, mais pour le seul plaisir qui réside en ces actes, et pour qu'il ne manque aucun plaisir à la récompense dernière, l'inconvenance d'une telle affirmation éclate de bien des manières. En premier lieu, la vie des ressuscités, nous l'avons vu, sera plus harmonieusement ordonnée que la vie d'ici-bas. Or en cette vie, il est contraire à l'ordre, il est vicieux que l'homme use de nourriture et entretienne des rapports charnels pour le seul plaisir, et non point pressé par la nécessité de soutenir son corps ou d'engendrer une descendance. La raison le veut ainsi ; les plaisirs qui résident dans les actions dont nous venons de parler ne sont pas en effet la fin de ces actes, bien au contraire. La fin de ces plaisirs naturels, c'est que les êtres animés ne s'abstiennent pas, par fatigue, d'actes qui sont nécessaires à la nature, ce qui se produirait s'ils n'y étaient attirés par le plaisir. C'est donc renverser indûment l'ordre que d'accomplir ces actes pour le seul plaisir. Ce qui ne peut d'aucune manière être le fait des ressuscités, dont la vie, par hypothèse, sera la mieux ordonnée qui soit. La vie des ressuscités est ordonnée à la sauvegarde d'une parfaite béatitude. Or la béatitude et la félicité de l'homme ne consistent pas dans les plaisirs du corps, plaisirs de la nourriture ou plaisirs de la chair. Il faut donc refuser l'existence de tels plaisirs dans la vie des ressuscités. Les actes des vertus sont ordonnés à la béatitude comme à leur fin. Si donc dans l'état de la béatitude à venir, ces plaisirs de la nourriture et de la chair constituaient pour ainsi dire des éléments de la béatitude, il en résulte que ceux qui agissent vertueusement auraient en vue, d'une certaine manière, ces plaisirs dont on vient de parler. C'est nier l'idée même de tempérance. Il est en effet contraire à l'idée de tempérance que quelqu'un s'abstienne de certains plaisirs pour pouvoir en jouir davantage par la suite. Toute chasteté deviendrait ainsi impudique, et toute abstinence gourmande. Si donc ces plaisirs existent (dans la vie ressuscitée), ils n'existeront pas comme éléments de béatitude, de telle manière que ceux qui agissent vertueusement les aient en vue. Mais ceci ne peut être. Tout ce qui existe en effet existe ou pour autre chose ou pour soi. Les plaisirs en question n'existeront pas alors pour autre chose, puisqu'ils ne seront pas au service d'actes ordonnés à des fins naturelles. Reste donc qu'ils existeront pour eux-mêmes. Or tout ce qui existe ainsi pour soi, ou bien est la béatitude, ou bien un élément de la béatitude. De tels plaisirs, s'ils existent dans la vie des ressuscités, doivent donc faire partie de la béatitude ; ce qui est impossible, comme on vient de le montrer. Il n'y aura donc aucun plaisir de cette sorte dans la vie future. Il paraît d'ailleurs absurde de chercher des plaisirs charnels, qui nous sont communs avec les bêtes, là où l'on attend les joies les plus hautes, que nous partageons avec les anges, les joies de la vision de Dieu, commune entre les anges et nous. A moins que l'on ne veuille dire, - parfaite absurdité - que la béatitude des anges est incomplète parce qu'il leur manque les plaisirs des brutes. Aussi bien le Seigneur dit-il, en saint Matthieu, qu'à la résurrection, les hommes n'auront point de femmes ; ni les femmes de maris ; mais qu'ils seront comme les anges de Dieu. Ainsi se trouve réfutée l'erreur des Juifs et des Sarrazins qui veulent que les hommes, à la résurrection, aient encore, comme maintenant, à se nourrir et à entretenir des rapports charnels. Certains chrétiens hérétiques ont même emboîté le pas en annonçant un règne terrestre du Christ d'une durée de mille ans pendant lesquels, disaient-ils, les ressuscités d'alors s'adonneraient sans mesure à des banquets charnels où il y aurait tant de vivres et de boissons que non seulement aucune pudeur ne serait plus gardée, mais que les moeurs des païens eux-mêmes seraient dépassées. A croire de telles choses il n'y a que des êtres charnels que les chrétiens spirituels appellent « chiliastes », d'un mot grec que nous pouvons traduire par « millénaristes », ainsi qu'Augustin l'écrit au XXe Livre de la Cité de Dieu. Il existe bien quelques arguments qui paraissent appuyer cette opinion. Le premier de ces arguments, c'est qu'Adam, qui était en possession d'une vie immortelle, avant son péché, eut, en cet état, besoin de se nourrir et d'entretenir des rapports charnels ; c'est avant le péché qu'il lui a été dit : Croissez et multipliez-vous, et encore : Mangez de tout arbre qui est dans le jardin. Un autre argument, c'est que le Christ lui-même a mangé et bu après sa résurrection. Lorsqu'il eut mangé, devant ses disciples, nous dit Saint Luc, prenant ce qui restait, il le leur donna. Saint Pierre également, dans les Actes : Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se faire voir, non à tout le peuple, mais aux témoins choisis d'avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui, après sa résurrection d'entre les morts. Il existe encore certains textes qui semblent promettre à l'homme, pour cet état futur, l'usage des aliments. Le Seigneur des armées, lit-on en Isaïe, préparera pour tous les peuples sur la montagne un festin de viandes grasses et de vin pris sur la lie. Qu'il faille entendre ce passage de l'état des ressuscités, la suite le montre clairement : Il détruira la mort pour toujours et le Seigneur essuiera toutes les larmes de tous les visages. - On lit encore en Isaïe : Voici que mes serviteurs mangeront et vous, vous aurez faim ; voici que mes serviteurs boiront et vous, vous aurez soif. Que ceci se rapporte à l'état de la vie future, ce qui suit le montre clairement : Voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle. - Le Seigneur dira aussi, au chapitre XXVIe de saint Matthieu : Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ; et encore, en saint Luc : Et moi, je vous prépare un royaume, comme mon Père me l'a préparé, afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume. L'Apocalypse nous dit encore que de chaque côté du fleuve, dans la cité des Bienheureux, il y aura des arbres de vie qui donneront douze fois leurs fruits, et aussi : Je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus ; ils eurent la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans. Les autres morts n'eurent point la vie, jusqu'à ce que les mille ans fussent écoulés. Tout ceci semble bien confirmer l'opinion des hérétiques dont nous avons parlé. La réponse est facile. La première objection, à propos d'Adam, n'a aucune portée. Adam en effet a joui d'une certaine perfection personnelle, mais la nature humaine n'était pas arrivée à une totale perfection, le genre humain ne s'étant pas encore multiplié. Adam fut donc établi dans le degré de perfection qui convenait au chef du genre humain. Aussi bien fallait-il, pour la multiplication du genre humain, qu'il engendrât, et pour cela qu'il se nourrît. La perfection des ressuscités, elle, ne sera acquise qu'une fois la nature humaine parvenue à sa totale perfection, le nombre des élus étant désormais complet. Aussi il n'y aura place ni pour la génération, ni pour l'usage d'aliments. C'est pourquoi l'immortalité et l'incorruptibilité des ressuscités seront telles qu'ils ne pourront plus mourir et que rien ne pourra plus se désagréger de leur corps. Adam, lui, était immortel de telle manière qu'il pouvait ne pas mourir s'il ne péchait pas, qu'il pouvait au contraire mourir s'il péchait. Son immortalité était capable de se conserver, non point en ce sens que rien ne se désagrégerait de son corps, mais en ce sens qu'il pouvait compenser la décomposition de l'humeur naturelle par l'absorption de nourriture, et qu'ainsi son corps ne pût se corrompre peu à peu. Quant au Christ, il faut dire qu'après sa résurrection il mangea non point par nécessité, mais pour prouver la vérité de cette résurrection. La nourriture ne fut pas alors convertie en sa chair, mais réduite en la matière préjacente. La résurrection commune ne connaîtra pas cette raison de manger. Les textes d'Écriture qui paraissent promettre l'usage des aliments après la résurrection doivent être interprétés dans un sens spirituel. La Sainte Écriture nous propose en effet les réalités intelligibles sous des comparaisons sensibles pour que notre esprit, selon le mot de saint Grégoire le Grand, apprenne à aimer ce qu'il ne connaît pas à partir de ce qu'il connaît. De cette manière, la joie que donne la contemplation de la sagesse, et l'assimilation de la vérité par notre intelligence sont d'ordinaire décrites par la sainte Écriture sous le symbolisme de la nourriture. Au Livre des Proverbes, il est dit de la Sagesse : Elle a mêlé son vin et dressé la table. Elle a dit à ceux qui sont dépourvus de sens : venez, mangez de mon pain et buvez du vin que j'ai mêlé pour vous. Il est dit aussi dans l'Ecclésiastique : Elle le nourrira du pain de la vie et de l'intelligence, elle l'abreuvera de l'eau de la sagesse salutaire. De cette même sagesse, les Proverbes nous disent encore : Elle est un arbre de vie pour ceux qui l'auront saisie ; qui s'y sera attaché, est heureux. Les textes allégués n'obligent donc pas à dire que les ressuscités auront à se nourrir. Les paroles du Seigneur, citées au chapitre XXVIe de saint Matthieu peuvent aussi s'entendre autrement, en référence aux repas pris par le Christ avec ses disciples après la résurrection : le Christ boit le vin nouveau, c'est-à-dire d'une nouvelle manière, non point par nécessité, mais comme preuve de sa résurrection. Et il dit : dans le royaume de mon Père, parce qu'à la résurrection du Christ, le royaume de l'immortalité a commencé de se manifester. Quant aux paroles de l'Apocalypse sur les mille ans et sur la première résurrection des martyrs, il faut comprendre cette résurrection de la résurrection des âmes, ressuscitées du péché. C'est le sens de la parole de saint Paul aux Éphésiens : Lève-toi d'entre les morts et le Christ t'illuminera. Les mille ans signifient le temps de l'Église, au cours duquel les Martyrs, ainsi que les autres saints, règnent avec le Christ, tant dans l'Église d'ici-bas, appelée le royaume de Dieu, que dans la patrie céleste en ce qui concerne les âmes. Le nombre de mille a le sens de perfection, parce que c'est un nombre cubique, et que le nombre dix, qui en est la racine, est également, d'ordinaire, symbole de perfection. C'est donc une évidence que les ressuscités ne s'adonneront ni à la nourriture et à la boisson, ni aux activités charnelles. On en peut conclure à la cessation de toutes les occupations de la vie active, ordonnées, semble-t-il, aux besoins de l'alimentation, aux rapports charnels, et à tout ce que réclame la vie corruptible. Seule demeurera chez les ressuscités l'occupation de la vie contemplative. Aussi est-il dit de Marie en contemplation qu'elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée. C'est encore la raison qui fait dire, au Livre de Job : Celui qui descend aux enfers, ne remontera plus ; il ne retournera plus dans sa maison et le lieu qu'il habitait ne le reconnaîtra plus. Par ces paroles, Job refusait cette résurrection proposée par certains selon qui, après la résurrection, l'homme retournerait à des occupations semblables à celles qu'il a maintenant, comme la construction de maisons et l'exercice d'autres métiers de ce genre.

84 : IDENTITÉ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITÉS

Ce que l'on vient de dire en a induit plusieurs à se tromper sur les qualités des ressuscités. Le corps, composé d'éléments contraires, semble voué nécessairement à la corruption ; on en a conclu que les ressuscités n'auraient pas de corps composés d'éléments contraires. D'aucuns ont affirmé que nos corps ne ressusciteraient pas dans leur nature corporelle, mais seraient transformés en esprit, frappés qu'ils étaient par cette parole de l'Apôtre : Le corps, semé animal, ressuscitera spirituel. - D'autres se sont appuyés sur cette même parole pour assurer qu'après la résurrection nos corps seraient vaporeux, semblables à l'air et aux vents ; l'air étant appelé aussi esprit, ils traduisaient spirituels par aériens. - D'autres encore, prenant prétexte de ce que dit l'Apôtre au sujet de la résurrection dans la 1re Epître aux Corinthiens : il y a des corps célestes et il y a des corps terrestres, ont prétendu qu'à la résurrection les âmes reprendraient non point des corps terrestres mais des corps célestes. Toutes ces opinions paraissent confirmées par cette parole de l'Apôtre, au même endroit : La chair et le sang n'entreront pas en possession du royaume de Dieu. Il semble donc que les corps des ressuscités n'auront ni chair ni sang, et par conséquent aucune humeur. Mais la fausseté de ces opinions est évidente. Notre résurrection en effet sera semblable à la résurrection du Christ, comme l'écrit Paul aux Philippiens : Il restaurera notre corps misérable à la ressemblance de son corps glorieux. Mais le Christ après sa résurrection a eu un corps qu'on pouvait toucher, fait de chairs et d'os. Au témoignage de saint Luc, il dit à ses disciples, après sa résurrection : Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que j'ai. Les autres hommes, quand ils ressusciteront, auront donc des corps que l'on pourra toucher, faits de chairs et d'os. L'âme est unie au corps comme la forme à la matière. Or toute forme possède une matière déterminée ; il doit y avoir proportion en effet entre l'acte et la puissance. Mais l'âme étant spécifiquement identique, il semble qu'elle doive avoir une matière spécifiquement identique. Le corps sera donc après la résurrection spécifiquement le même qu'avant. Il devra donc être fait de chairs, d'os et d'autres éléments semblables. La définition des êtres naturels, qui exprime l'essence de l'espèce, inclut la matière ; il en résulte que la matière étant affectée d'un changement spécifique, l'espèce de l'être naturel change nécessairement. Or l'homme est un être naturel. Si donc après la résurrection il n'a pas de corps composé de chairs, d'os, et d'autres éléments semblables, comme il l'est maintenant, l'être qui ressuscitera ne sera pas de même espèce, et le terme d'homme n'aura plus qu'un sens équivoque. Il y a bien plus de distance entre l'âme d'un homme et un corps d'une autre espèce, qu'entre l'âme d'un homme et le corps d'un autre homme. Or l'âme d'un homme, on l'a montré au Livre IIe, ne peut être réunie au corps d'un autre homme. A plus forte raison ne pourra-t-elle l'être, à la résurrection, à un corps d'une autre espèce. Il est nécessaire, pour que l'homme ressuscite dans une identité numérique, que ses parties essentielles soient numériquement les mêmes. Si donc le corps du ressuscité n'était pas fait de cette chair et de ces os dont il est actuellement composé, ce ne serait pas numériquement le même homme qui ressusciterait. Job, d'ailleurs, réfute de façon éclatante toutes ces fausses opinions, lorsqu'il dit : De nouveau je serai entouré de ma peau, et de ma chair je verrai Dieu ; je le verrai, moi, non pas un autre, Chacune de ces opinions présente des incohérences qui lui sont propres. Il est parfaitement impossible, en effet, de supposer que le corps se transforme en esprit. Il n'y a de passage réciproque qu'entre des êtres qui sont unis dans la matière. Or il ne peut y avoir participation commune à la matière entre êtres spirituels et êtres corporels, les substances spirituelles étant totalement immatérielles. Il est donc impossible que le corps humain se transforme en substance spirituelle. S'il le faisait, il se transformerait ou bien en cette substance spirituelle qu'est l'âme, ou bien en une autre. S'il se transformait en l'âme, il n'y aurait plus en l'homme, après comme avant la résurrection, que l'âme. La résurrection n'apporterait donc aucun changement à la condition de l'homme. Si le corps se transformait en une autre substance spirituelle, il en résulterait que deux substances spirituelles produiraient un être, un par nature ; ce qui est impossible puisque chaque substance spirituelle est subsistante par soi. Il est pareillement impossible que le corps humain ressuscité soit comparable à l'air et aux vents. Le corps de l'homme, comme celui de tout animal, doit en effet avoir une figure déterminée, en tout comme en parties. Or le corps qui possède une figure déterminée doit, en soi, pouvoir être circonscrit, la figure étant ce qui est compris par un trait ou par des traits limitatifs. Or l'air n'a pas en soi de quoi être circonscrit ; il ne peut l'être que par un terme étranger. Le corps de l'homme ressuscité ne peut donc ressembler à l'air ou aux vents. Ce corps doit être aussi doué de toucher, car il n'y a pas d'animal sans toucher. Or le ressuscité doit être un animal, puisqu'il est homme. Mais un corps aérien ne peut être doué de toucher, pas plus qu'aucun autre corps simple, étant donné que le corps qui est sujet du toucher doit faire le lien entre des qualités tactiles, de telle manière qu'il soit en quelque sorte en puissance à leur endroit, comme le Philosophe le prouve au IIe Livre De l'Ame. Il est donc impossible que le corps de l'homme ressuscité soit un corps aérien, comparable aux vents. Il ressort de là qu'il ne peut être un corps céleste. Le corps de l'homme, comme celui de tout animal, doit être réceptif aux qualités tactiles, nous venons de le dire. Or ce ne peut être le fait d'un corps céleste ; qui n'est ni froid ni chaud, ni humide ni sec, ni rien de semblable, que ce soit en acte ou que ce soit en puissance, comme il est prouvé au 1er Livre Du Ciel. Le corps de l'homme ressuscité ne sera donc pas un corps céleste. D'ailleurs les corps célestes sont incorruptibles ; ils ne peuvent perdre leur disposition naturelle. Or la figure qui leur convient par nature est la forme sphérique, comme il est prouvé au IIe Livre Du Ciel et du Monde. Il leur est donc impossible de recevoir la figure qui convient par nature au corps humain. Il est par conséquent impossible que les corps des ressuscités soient de la nature des corps célestes.

85 : CONDITION DIFFÉRENTE DES CORPS RESSUSCITÉS

Sans doute les corps ressuscités seront-ils de même espèce que nos corps de maintenant ; leur condition sera pourtant différente. La première différence qui affectera les corps des ressuscités, des bons comme des mauvais, ce sera leur incorruptibilité. A cela il y a une triple raison. La première vient de la fin même de la résurrection. Les bons comme les mauvais ressusciteront pour recevoir dans leur propre corps la récompense ou le châtiment de ce qu'ils auront fait durant leur vie terrestre. La récompense des bons, la béatitude, sera éternelle ; éternelle également la peine due au péché mortel. Ceci ressort de ce que nous avons précisé au Livre IIIe. Il faut donc que les corps des uns et des autres soient incorruptibles. Une deuxième raison peut se tirer de la cause formelle de la résurrection. On l'a dit déjà, c'est pour ne point demeurer éternellement séparée que l'âme reprendra un corps à la résurrection. Aussi bien, puisque c'est en vue de la perfection de l'âme que celle-ci recouvre un corps, convient-il que ce corps connaisse la condition qui est propre à l'âme. Or l'âme est incorruptible. On doit en conclure qu'il lui sera rendu un corps incorruptible. La troisième raison est à prendre du côté de la cause efficiente. Dieu qui restaurera pour la vie les corps déjà corrompus, pourra à plus forte raison donner à ces corps de conserver pour toujours la vie qui leur sera rendue. C'est ainsi, à titre de figure, qu'il a conservé intacts, quand il l'a voulu, des corps pourtant corruptibles, tels ceux des Trois Enfants dans la fournaise. On doit donc concevoir ainsi l'incorruptibilité de l'état futur : ce corps, maintenant corruptible, sera rendu incorruptible par la puissance de Dieu. L'âme aura sur lui une parfaite domination, en tant qu'elle aura pouvoir de lui communiquer la vie, ce à quoi rien ne pourra s'opposer. Tel est le sens du mot de l'Apôtre, dans la Ire Épître aux Corinthiens : Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, que ce corps mortel revête l'immortalité. L'homme ressuscité ne sera donc pas immortel pour la raison qu'il aura repris un autre corps incorruptible, comme le prétendaient les opinions citées plus haut, mais parce que ce corps, qui est maintenant corruptible, deviendra incorruptible. On doit donc comprendre la parole de l'Apôtre : La chair et le sang n'auront point part ait royaume de Dieu, en ce sens que dans la condition des ressuscités, la corruption de la chair et du sang sera supprimée, la substance de la chair et du sang étant maintenue cependant. Aussi l'Apôtre ajoute-t-il : la corruption n'héritera pas l'incorruptibilité.

86 : QUALITÉ DES CORPS GLORIEUX

En raison du mérite du Christ, la résurrection supprimera d'une façon générale, chez tous, bons et mauvais, le défaut de nature ; il restera pourtant une différence entre les bons et les mauvais, en ce qui les intéresse personnellement. Il relève de l'ordre de la nature que l'âme humaine soit la forme du corps, lui donnant la vie, le conservant dans l'être ; mais c'est en vertu des actes personnels que l'âme mérite d'être élevée à la gloire de la vision de Dieu, ou d'être exclue par sa faute de cet ordre de gloire. Il en ira donc, en général, du corps de tous selon qu'il convient à l'âme : forme incorruptible, celle-ci donnera au corps d'être incorruptible, nonobstant la composition des contraires, la matière du corps de l'homme étant en cela, de par la puissance de Dieu, totalement soumise à l'âme humaine. Mais de la lumière et de la force de l'âme élevée à la vision de Dieu, le corps qui lui sera uni recevra quelque chose de plus. Il sera totalement soumis à l'âme, de par la puissance divine, non seulement quant à l'être, mais aussi quant aux actions et passions, mouvements et qualités corporelles. De même donc que l'âme qui jouit de la vision de Dieu sera inondée d'une certaine lumière spirituelle, de même par rejaillissement de l'âme sur le corps, celui-ci, à sa manière, sera revêtu de la lumière de gloire. D'où la parole de l'Apôtre, dans la 1re Épître aux Corinthiens : Semé dans l'ignominie, le corps ressuscitera dans la gloire. Notre corps, maintenant opaque, sera alors lumineux. Comme dit saint Matthieu : Les justes resplendiront comme le soleil, dans le royaume de leur Père. Unie à sa fin suprême, l'âme qui jouira de la vision de Dieu, verra tous ses désirs comblés. Et parce que c'est le désir de l'âme qui meut le corps, il en résultera que le corps obéira totalement à l'empire de l'esprit. Les corps des bienheureux seront donc doués d'agilité. C'est bien ce que dit l'Apôtre au même endroit : Il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la force. Nous faisons l'expérience de la faiblesse de notre corps en le trouvant impuissant à obéir au désir de l'âme dans les mouvements et dans les actions que celle-ci lui commande. Cette faiblesse sera alors totalement supprimée, par la force qui de l'âme unie à Dieu rejaillira sur le corps. Voilà pourquoi la Sagesse dit des justes qu'ils courront comme des étincelles à travers le chaume ; non pas que le mouvement ait en eux pour fin de répondre à quelque nécessité, - ceux qui possèdent Dieu n'ont besoin de rien - il sera simplement une preuve de force. De même que l'âme qui jouit de Dieu verra son désir comblé en ce qui concerne l'obtention de tout bien, de même verra-t-elle son désir comblé en ce qui regarde l'éloignement de tout mal : il n'y a pas de place pour le mal dans la compagnie du souverain bien. Le corps amené par l'âme à son point de perfection, et proportionnellement à l'âme, sera immunisé contre tout mal, aussi bien en acte qu'en puissance, en acte d'abord, puisqu'il n'y aura dans les corps ressuscités ni corruption ni difformité, ni défaut quelconque ; en puissance aussi, car ils ne pourront souffrir rien qui leur soit dommageable. Aussi bien seront-ils impassibles, sans pourtant que cette impassibilité leur enlève rien de la passion qui fait partie de la nature sensible : ils useront en effet de leurs sens pour leur plaisir, en tout ce qui est compatible avec l'état d'incorruption. C'est pour exprimer cette impassibilité des corps ressuscités que l'Apôtre dit : Semé dans la corruption, il ressuscitera dans l'incorruption. L'âme qui jouira de Dieu lui sera unie d'une manière absolument parfaite, ayant part au maximum, selon sa capacité, à la bonté de Dieu. Le corps, pareillement, sera soumis parfaitement à l'âme, participant autant que possible à ses propriétés, par l'acuité des sens, par la régulation de l'appétit corporel, par la perfection totale de sa nature ; un être de nature est en effet d'autant plus parfait qu'en lui la matière est plus parfaitement soumise à la forme. Voilà la raison de la parole de l'Apôtre : Semé animal, il ressuscitera corps spirituel. Le corps du ressuscité sera spirituel, non qu'il sera esprit comme certains l'entendent abusivement, - qu'on entende esprit au sens de substance spirituelle ou qu'on l'entende au sens d'air ou de vent - ; mais parce qu'il sera totalement soumis à l'esprit. Ainsi maintenant est-il appelé corps animal, non qu'il soit âme, mais parce qu'il est soumis aux passions de l'âme et qu'il a besoin d'être nourri. Tout ce que nous venons de dire appelle la conclusion suivante : de même que l'âme humaine sera élevée à la gloire des esprits célestes jusqu'à voir l'essence de Dieu, de même le corps de l'homme sera magnifié jusqu'à posséder les propriétés des corps célestes : lumineux, impassible qu'il sera, doué d'une agilité qui ne connaîtra ni difficulté ni effort, amené par sa forme à la perfection la plus achevée. Voilà pourquoi l'Apôtre dit des corps ressuscités qu'ils seront célestes, non par leur nature, mais par leur gloire. Aussi, après avoir dit qu'il y a des corps célestes et qu'il y a des corps terrestres, ajoute-t-il : autre est la gloire des corps célestes, autre la gloire des corps terrestres. De même que la gloire à laquelle est élevée l'âme de l'homme dépasse l'excellence naturelle des esprits célestes, de même la gloire des corps ressuscités dépasse-t-elle la perfection naturelle des corps célestes, par une plus grande clarté, par une impassibilité mieux assurée, par une plus grande liberté de mouvement, et une plus haute dignité de nature.

87 : DU LIEU DES CORPS GLORIFIÉS

Il doit y avoir proportion entre le lieu et la chose qui l'occupe. En conséquence, ayant part aux propriétés des corps célestes, les corps ressuscités doivent avoir eux aussi leur lieu dans les cieux, ou mieux au-dessus de tous les cieux, pour se trouver ensemble avec le Christ qui les conduira à cette gloire par sa puissance, et dont l'Apôtre dit qu'il est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses. Il semble bien futile d'opposer à cette promesse divine un raisonnement tiré de la position naturelle des éléments, comme s'il était impossible au corps humain, bien que terrestre et occupant selon sa nature un lieu des plus bas, d'être élevé au-dessus d'éléments moins lourds. Il est en effet manifeste que le corps tient de l'âme qui lui donne son achèvement, de ne pas suivre la pente des éléments. Aussi longtemps que nous vivons, l'âme, par sa puissance, maintient le corps, en l'empêchant d'être dissous par les éléments contraires. Grâce à la puissance de l'âme motrice, le corps peut s'élever, et d'autant plus haut que cette force est plus grande. Or il est clair que l'âme sera douée d'une force plénière, quand elle sera unie à Dieu par la vision. Il ne doit donc pas paraître trop difficile que le corps, grâce à la puissance de l'âme, soit alors préservé de toute corruption, et élevé au-dessus de tous les autres corps. Le fait que la sphère des corps célestes ne saurait être brisée pour laisser s'élever au-dessus d'elle les corps glorieux, n'oppose pas davantage d'impossibilité à cette promesse divine. La puissance de Dieu permet en effet qu'il y ait simultanéité des corps glorieux avec d'autres corps. Une preuve nous en a été donnée à l'avance quand le Christ s'est présenté corporellement à ses disciples, en entrant toutes portes closes.

88 : DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITÉS

C'est une erreur de croire, comme on l'a fait, qu'il n'y aura pas de sexe féminin parmi les corps des ressuscités. La résurrection en effet doit réparer les défauts de nature ; elle n'enlèvera rien au corps des ressuscités de ce qui constitue la perfection de leur nature. Or, aussi bien chez l'homme que chez la femme, les organes de la génération relèvent au même titre que les autres membres de l'intégrité du corps humain. Chez l'homme comme chez la femme, ces organes ressusciteront donc. Qu'on n'ait pas à en user, n'est pas une objection valable. Si une telle raison valait en faveur de l'absence de tous les organes nécessaires à la nutrition, puisque l'on n'usera plus d'aliments après la résurrection, c'est une grande partie des membres qui manqueraient ainsi au corps des ressuscités. Bien que sans usage, tous ces organes ressusciteront donc, pour restituer au corps l'intégrité de sa nature. Et ainsi, ce ne sera pas en vain. La faiblesse du sexe féminin ne s'oppose pas davantage à la perfection des ressuscités. Cette faiblesse en effet ne vient pas d'un défaut de nature, mais d'un dessein de la nature. La distinction naturelle qu'elle établit entre les êtres humains manifestera à la fois la perfection de la nature et la sagesse divine, laquelle dispose tout avec ordre. Quant à la parole de l'Apôtre, dans l'Épître aux Éphésiens : Jusqu'à ce que nous parvenions tous à ne plus faire qu'un dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ, elle n'oblige pas davantage à conclure dans ce sens. Elle ne veut pas dire que tous les ressuscités qui s'en iront à la rencontre du Christ dans les airs posséderont le sexe viril ; elle veut indiquer la perfection et la puissance de l'Église. C'est l'Église tout entière qui sera comme un homme parfait, allant à la rencontre du Christ, ainsi qu'il ressort du contexte. Mais il convient que tous ressuscitent dans la jeunesse de l'âge du Christ, pour la perfection que cet âge seul apporte à la nature, Dans l'enfance, la croissance n'a pas fini d'apporter à la nature sa pleine maturité ; avec la vieillesse, la décrépitude l'en a déjà frustré.

89 : DE LA QUALITÉ DES CORPS RESSUSCITÉS, CHEZ LES DAMNÉS

Nous pouvons réfléchir maintenant sur la condition des corps ressuscités, chez ceux qui seront damnés. Il convient qu'il y ait proportion entre leur corps et leur âme. Par nature, l'âme des méchants est bonne, créée qu'elle est par Dieu ; mais leur volonté sera désordonnée, défaillante par rapport à sa fin propre. Les corps des damnés, en ce qui regarde la nature, retrouveront donc leur intégrité ; ils ressusciteront à l'âge parfait, sans aucune atrophie des membres, sans ces défauts ou ces infirmités qu'a pu provoquer une erreur de la nature. Les morts, dit l'Apôtre dans la 1re Épître aux Corinthiens, ressusciteront incorruptibles, ce qui doit s'entendre de tous, bons et mauvais, comme le veut le contexte. Mais parce que l'âme sera, par volonté, détournée de Dieu et privée de sa fin propre, ces corps ne seront pas spirituels, comme s'ils étaient parfaitement soumis à l'esprit ; bien plus, l'âme sera dans un état charnel. Ces corps ne seront pas doués d'agilité, comme s'ils obéissaient sans difficulté à l'âme ; bien plutôt seront-ils lourds et pesants, insupportables en quelque sorte à l'âme, à l'exemple même de l'âme que la désobéissance a détournée de Dieu. Ils demeureront sujets à la souffrance, comme maintenant, et plus encore que maintenant, de telle manière cependant qu'ils éprouveront du côté des réalités sensibles douleur mais non corruption, de même que l'âme sera torturée par la totale frustration du désir naturel qu'elle a de la béatitude. Ces corps seront opaques et ténébreux, à l'image de l'âme privée de la lumière de la connaissance de Dieu. C'est le sens de la parole de l'Apôtre : Tous ressusciteront, mais tous ne seront pas changés ; seuls les bons seront transformés pour la gloire ; les corps des méchants ressusciteront privés de gloire. Peut-être regardera-t-on comme impossible que les corps des méchants soient sujets à la souffrance sans l'être à la corruption, puisque toute passion trop forte altère la substance. Nous voyons en effet qu'un corps, s'il demeure longtemps dans le feu, finit par se consumer, qu'une douleur trop intense va jusqu'à séparer l'âme du corps. Tout ceci se vérifie dans l'hypothèse où la matière passe de forme en forme. Après la résurrection, le corps humain, pas plus chez les réprouvés que chez les élus, ne pourra passer de forme en forme ; chez les uns comme chez les autres, le corps sera totalement parachevé par l'âme dans son être naturel, au point qu'il ne sera plus possible que telle forme soit écartée de tel corps ni que telle autre ne soit introduite, la puissance de Dieu soumettant parfaitement le corps à l'âme. Il en résulte que la puissance où se trouve la matière première à l'égard de n'importe quelle forme se trouvera liée en quelque sorte dans le corps humain par la puissance de l'âme, de telle manière qu'elle ne pourra plus être actualisée par une autre forme. Mais le corps des damnés n'étant pas totalement soumis à l'âme, au moins sous certains aspects, il sera heurté dans sa sensibilité par des sensibles contraires. Un feu corporel l'accablera, en ce sens que la qualité de ce feu s'opposera par son intensité même à l'équilibre organique et à l'harmonie qui est connaturelle au sens, sans toutefois qu'il puisse les détruire. Une telle épreuve cependant ne pourra pas séparer l'âme du corps, celui-ci restant toujours, nécessairement, sous l'emprise de la même forme. Et de même que les corps des Bienheureux seront élevés au-dessus des corps célestes en ce renouveau que sera la gloire, de même les corps des damnés seront voués, en proportion inverse, à des lieux inférieurs, de ténèbres et de souffrances. Que sur eux fonde la mort et qu'ils descendent, vivants, aux enfers, dit le Psaume LIV. Et l'Apocalypse : Le diable, leur séducteur, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit, pour les siècles des siècles.

90 : COMMENT DES SUBSTANCES IMMATÉRIELLES PEUVENT ÊTRE TOURMENTÉES PAR UN FEU MATÉRIEL

Mais un doute peut se lever : comment le démon, qui n'a pas de corps, et les âmes des damnés avant la résurrection, peuvent-ils souffrir d'un feu matériel, de ce même feu dont souffriront dans l'enfer les corps des damnés, comme l'affirme le Seigneur : Allez, maudits, au feu éternel, préparé pour le diable et ses anges ? Il faut d'abord éviter de penser que des substances incorporelles puissent souffrir d'un feu matériel au point que ce feu corrompe leur nature, ou l'altère, ou lui fasse subir une quelconque transformation, de la manière où maintenant nos corps corruptibles peuvent être affectés par le feu. Les substances incorporelles n'ont point de matière corporelle qui puisse les rendre sujettes à un changement de la part de réalités corporelles ; elles ne sont pas davantage réceptives à des formes sensibles, si ce n'est d'une manière intellectuelle qui n'est pas douloureuse, mais bien plutôt épanouissante et agréable. On ne peut davantage affirmer que ces substances souffrent d'un feu matériel en raison de quelque opposition des contraires, comme ce sera le cas des corps après la résurrection ; car des substances incorporelles n'ont pas d'organes sensoriels et n'usent pas de puissances sensitives. Ces substances incorporelles souffrent donc du feu matériel par le biais d'une certaine ligature. Les esprits, en effet, peuvent être enchaînés aux corps soit par mode de forme, comme l'âme l'est au corps humain, pour lui donner la vie, soit, en dehors de ce rôle de forme, à la manière dont les nécromanciens, par la puissance des démons, enchaînent les esprits à des figurines ou à d'autres objets de ce genre. Pour ces esprits, c'est une source de douleur que de se savoir enchaînés par châtiment à ces objets grossiers. Il est normal d'ailleurs que les esprit damnés souffrent le châtiment de peines corporelles. Tout péché d'une créature raisonnable vient en effet d'un manque de soumission à Dieu. Or la peine doit être proportionnée à la faute : la volonté doit subir en sens contraire, pénalement, ce dont l'amour a été pour elle une causé de péché. C'est donc un juste châtiment, pour une nature raisonnable pécheresse, d'être soumise, liée en quelque sorte, à des êtres inférieurs, corporels en l'occurrence. Au péché commis contre Dieu est due, non seulement la peine du dam, mais aussi la peine du sens, nous l'avons vu au Livre IIIe. La peine du sens répond en effet à cet aspect de la faute qui consiste à se tourner, de façon désordonnée, vers un bien transitoire ; la peine du dam, elle, répondant à cet autre aspect de la faute qui consiste à se détourner du bien immuable. Or la créature raisonnable, et spécialement l'âme humaine, pèche en se tournant de manière désordonnée vers les réalités corporelles. Il est donc juste qu'un châtiment lui soit infligé par l'entremise de ces êtres corporels. Si cette peine afflictive, que nous appelons la peine du sens, est due au péché, il faut bien qu'elle ait pour origine ce qui peut entraîner une souffrance. Or rien ne cause de souffrance que ce qui s'oppose à la volonté. Mais il n'est pas opposé à la volonté naturelle de la nature raisonnable d'être liée à une substance spirituelle ; bien au contraire, il y a là pour elle une source de joie, et qui intéresse sa perfection : c'est en effet une union du semblable avec son semblable, de l'intelligible avec l'intellect, puisque toute substance spirituelle est de soi intelligible. Mais il est contraire à la volonté naturelle d'une substance spirituelle d'être soumise à un corps à l'égard duquel, selon l'ordre de sa nature, elle devrait être libre. Il est donc juste qu'une substance spirituelle soit punie par l'intermédiaire d'êtres corporels. Il ressort de là que tout en interprétant dans un sens spirituel les réalités corporelles dont parle l'Écriture à propos de la récompense des Bienheureux, comme de la promesse de mets et de boissons, il faut interpréter dans un sens matériel et propre certaines réalités corporelles dont l'Écriture menace les pécheurs à titre de châtiment. Il ne convient pas qu'une nature supérieure soit récompensée par l'usage d'une réalité inférieure, alors qu'elle doit l'être par l'union à une nature supérieure ; mais une nature supérieure est justement punie en étant condamnée à vivre en compagnie de natures inférieures. Rien n'empêche pourtant de comprendre dans un sens spirituel et figuratif ce que l'Écriture affirme matériellement quant aux peines des damnés. Ainsi le ver dont parle Isaïe : leur ver ne mourra pas, peut être compris comme le remords de la conscience qui torture même les impies. Il est impossible en effet qu'un ver corporel ronge une substance spirituelle et pas davantage les corps des damnés, qui sont incorruptibles. Les larmes et les grincements de dents, dans les substances spirituelles, ne peuvent avoir qu'un sens métaphorique, bien que rien ne les empêche d'avoir un sens littéral dans les corps des damnés, après la résurrection ; à condition toutefois qu'on ne voie pas dans ces gémissements une effusion de larmes, - pareille effusion ne pouvant se produire dans ces corps -, mais seulement cette souffrance du coeur, ce trouble des yeux et de la tête qui d'habitude accompagnent les pleurs.

 

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