PRÉAMBULE |
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« VOICI : CE QU'ON EN A DIT, CE N'EST QU'UNE PARTIE DES VOIES DE DIEU ; ET SI NOUS PARVENONS A PEINE A ENTENDRE UNE PETITE GOUTTE DE SES PAROLES, QUI POURRAIT AVOIR L'INTUITION DU TONNERRE FOUDROYANT DE SA GRANDEUR ? »
L'intelligence humaine, qui, tout naturellement, puise sa connaissance dans le sensible, ne saurait par ses seules forces atteindre à l'intuition de la substance divine en elle-même : de par son élévation, en effet, cette substance est sans proportion aucune avec les êtres sensibles, ni même avec aucun des autres êtres.
Cependant, le bien parfait de l'homme consiste à connaître Dieu, d'une façon ou d'une autre. On serait donc en droit de considérer une créature d'une telle valeur comme rigoureusement absurde, c'est-à-dire comme incapable d'atteindre sa fin, si une voie ne lui avait été ouverte par quoi elle peut s'élever jusqu'à connaître Dieu : en effet, puisque les perfections des choses existantes s'étagent au-dessous de Dieu, qui en constitue comme le sommet, l'intelligence, en partant des perfections infimes et en s'élevant par degrés, peut parvenir à la connaissance de Dieu. Ainsi en va-t-il des mouvements corporels eux-mêmes : que l'on monte ou que l'on descende, le chemin est le même, et seuls varient le point de départ et le terme. Que les perfections s'étagent ainsi à partir de Dieu selon une voie descendante, nous en voyons deux raisons : L'une tient à l'origine des choses : la sagesse divine, en effet, voulant établir la perfection dans les êtres, les a produits selon un ordre, de telle sorte que l'ensemble des créatures forme un tout complet, des êtres les plus élevés aux plus humbles. Quant à l'autre raison, elle se tire de la nature même des choses : toute cause en effet est d'une valeur supérieure à celle de son effet ; les premiers causés seront donc inférieurs à la cause première, à savoir Dieu, tout en étant supérieurs à leurs propres effets, et ainsi de suite jusqu'aux êtres infimes. Mais si en Dieu, sommet suprême des êtres, l'unité la plus absolue se trouve réalisée ; et si, d'autre part, c'est suivant la mesure même de son unité qu'un être est capable d'agir et digne de valeur, la conclusion s'impose : c'est que, plus on s'éloigne du premier principe et plus aussi, dans les êtres, régneront la diversité et la variété. De toute nécessité, en définitive, le mouvement des choses à partir de Dieu doit commencer en son principe par l'unité, pour aboutir à la multiplicité dans les êtres les plus humbles en quoi il s'achève. Ainsi, répondant à la diversité des êtres, apparaît la diversité des voies qui, issues d'un principe unique, s'achèvent dans le divers. Telles sont donc les voies par lesquelles notre intelligence peut s'élever à la connaissance de Dieu. Mais cette intelligence est si faible que nous ne pouvons reconnaître parfaitement ces voies elles-mêmes. Car les organes des sens, qui sont à l'origine de notre connaissance, n'atteignent que les accidents les plus externes, qui sont sensibles au premier chef : la couleur, l'odeur, etc... L'intelligence ne peut donc qu'avec peine, par l'intermédiaire de cette écorce superficielle, pénétrer jusqu'à l'intime connaissance d'une nature inférieure, s'agit-il même de ces êtres dont les accidents sont parfaitement à la portée des organes sensoriels. Combien plus difficilement pourrait-elle étendre ses prises jusqu'à la nature intime des êtres dont peu d'accidents seulement peuvent être saisis par les sens! Et combien plus encore, s'il s'agit de choses dont les accidents nous échappent et que nous ne connaissons que par le pâle intermédiaire de tels ou tels de leurs effets! Mais supposons que la nature même des choses nous puisse être connue : qu'en sera-t-il de l'ordre qui existe en elles, de ces relations mutuelles et de cette tendance à la fin qui ont été réglées par la divine Providence ? Nous n'en pourrons avoir qu'une connaissance superficielle, incapables que nous sommes de saisir les raisons de la Providence de Dieu. Mais alors, si ces voies elles-mêmes ne nous sont connues qu'en partie, comment pourrions-nous, en les suivant, parvenir à la pleine connaissance de celui qui en est le principe ? Il les dépasse en effet sans aucune proportion, et eussions-nous des chemins une science parfaite que nous serions loin encore de connaître leur principe. C'est donc à une connaissance de Dieu bien chétive que l'homme pouvait parvenir en suivant les voies dont nous venons de parler, en utilisant, si l'on peut dire, le regard de son intelligence. Aussi, pour lui permettre d'atteindre à une connaissance plus ferme, Dieu a-t-il poussé la bonté jusqu'à révéler quelque chose de lui-même, au-delà des limites de l'intelligence humaine. Mais jusque dans cette révélation, pour répondre à la nature de l'homme, un certain ordre est observé, de sorte que l'on en vient peu à peu de la connaissance la plus pauvre jusqu'à la plus riche : telle est la loi de tout mouvement. Tout d'abord ces vérités sont révélées à l'homme sans qu'il les puisse comprendre : il doit alors se contenter de les croire comme par ouï-dire ; en effet, aussi longtemps qu'elle demeure en cet état qui l'enchaîne au domaine sensible, l'âme humaine ne saurait en aucune façon s'élever jusqu'à l'intuition de réalités qui débordent toutes les possibilités sensorielles. Mais, une fois délivrée de ces liens, elle pourra parvenir à cette intuition des vérités révélées. A l'égard de Dieu, l'homme dispose donc d'un triple mode de connaissance : Le premier consiste à remonter jusqu'à Dieu par l'intermédiaire des créatures et à la seule lumière naturelle de la raison. Dans le deuxième, c'est la vérité divine, dans sa transcendance par rapport à l'intelligence, qui descend jusqu'à nous par mode de révélation, non pas qu'elle soit déjà démontrée jusqu'à l'évidence, mais seulement offerte à notre foi. Dans le troisième mode enfin, c'est l'esprit humain qui sera élevé jusqu'à la pleine intuition des vérités révélées. C'est à cette triple connaissance que Job veut faire allusion dans les paroles que nous avons placées en tête de notre chapitre. Il dit en effet : Voici ce qu'on a dit, ce n'est qu'une partie des voies de Dieu - et ceci se rapporte à la démarche de l'intelligence, qui, empruntant la voie des créatures, s'élève jusqu'à la connaissance de Dieu. Mais ces voies elles-mêmes nous ne les connaissons qu'imparfaitement ; aussi Job a-t-il raison de préciser : une partie. C'est en partie, en effet, que nous connaissons, comme dit l'Apôtre. Il ajoute ensuite : Et si nous avons peine à entendre une petite goutte de ses paroles, rappelant ainsi le deuxième mode de connaissance suivant lequel les vérités divines sont dévoilées par la parole et offertes à notre foi. Car la foi dépend de la prédication, et la prédication de la parole de Dieu. Jean dit dans le même sens : Sanctifie-les dans la Vérité ; ta Parole est la Vérité. Le terme entendre, employé par Job, montre heureusement que la vérité révélée n'est pas offerte à notre vue, mais à notre foi. De plus, cette connaissance imparfaite est comme un effluve de la connaissance totale : connaissance qui embrasse la vérité divine en elle-même et qui ne nous est dévoilée que par l'intermédiaire des anges qui voient la face du Père ; le mot de goutte est donc bien choisi : que l'on pense au texte de Joël : En ce jour-là les montagnes dégoutteront de douceur. Mais ce qui nous est révélé, ce n'est pas l'ensemble des mystères que les anges et les esprits bienheureux connaissent dans la vision de la Vérité première ; ce n'en est qu'une petite partie : c'est bien ce que signifie la petite goutte. C'est ce que dit l'Ecclésiastique : Qui est capable de le louer tel qu'il est ? Beaucoup de merveilles cachées sont plus grandes encore, car nous ne voyons qu'un petit nombre de ses _uvres. Et le Seigneur déclarait aux Apôtres : J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez porter maintenant. Encore faut-il avouer que ces quelques mystères qui nous sont révélés nous sont présentés sous le couvert de comparaisons et d'obscurités telles que les gens d'étude seuls parviennent à en saisir quelque chose, et que les autres doivent les vénérer comme dans l'obscurité ; quant aux incroyants, ils ne les sauraient mettre en pièces. Maintenant, dit saint Paul, nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure. Cette difficulté est soulignée, dans notre texte, par l'expression à peine, qui est ajoutée en un sens très clair. Enfin les derniers mots : Qui pourrait avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur ? font allusion au troisième mode de connaissance, qui nous fera posséder la Vérité première comme objet de vision et non plus de foi : Nous le verrons tel qu'il est. C'est pourquoi on parle ici d'intuition. Ce ne sera plus seulement une petite partie des mystères divins qui sera perçue, mais nous verrons la majesté divine en elle-même, la perfection de tous les biens : Je te montrerai tout bien, disait le Seigneur à Moïse. Il s'agit donc bien de grandeur, comme le dit Job. Et cette vérité même ne sera plus offerte à l'homme comme voilée mais dans toute sa pureté : le Seigneur l'affirmait à ses disciples : L'heure vient, où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement du Père. La pureté de cette manifestation est clairement indiquée par le tonnerre. Ces paroles que nous avons citées en commençant conviennent tout à fait à notre propos. Jusqu'à présent en effet, nous n'avons traité des réalités divines que dans la mesure où la raison naturelle peut les connaître, en empruntant la voie des créatures. Nous l'avons fait bien imparfaitement sans doute, à la mesure de notre génie propre, et nous pourrions dire avec Job : Voici, ce qu'on en a dit, ce n'est qu'une partie de ses voies. Il nous reste maintenant à parler de ce que Dieu a révélé à notre croyance, de ces vérités qui dépassent l'intelligence humaine. Il n'est pas jusqu'à la méthode à suivre en ce domaine qui ne nous soit suggérée par les paroles que nous avons inscrites en exergue : en scrutant les paroles de l'Écriture, nous avons peine à entendre leur sublime vérité, dont une petite goutte seulement glisse jusqu'à nous ; de plus, nul, en sa condition présente, ne peut avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur : dès lors, quelle autre méthode que de recevoir, comme principes de notre science, les vérités que nous livre la Sainte Écriture, et, en les défendant contre les attaques des incroyants, d'essayer, à la lumière de notre esprit, de pénétrer ces vérités qui nous sont offertes tout enrobées d'ombre ? On se gardera bien, toutefois, de prétendre à une connaissance exhaustive, car, en ce domaine, nous n'avons d'autre preuve que l'autorité de l'Écriture : la raison naturelle ne saurait rien prouver. Il n'en reste pas moins que nous devons manifester l'accord des vérités révélées avec la raison, pour les défendre contre les attaques des infidèles. Qu'il nous soit permis de rappeler que cette méthode a été étudiée déjà au début de cet ouvrage (livre premier, chap. IX). Notons enfin ceci : tandis que la raison, pour parvenir à Dieu, emprunte une dialectique ascendante, la connaissance de foi, que nous possédons par révélation divine, suit au contraire, de Dieu à nous, une voie descendante. Mais, que l'on monte ou que l'on descende, la voie est la même : en étudiant les vérités suprarationnelles, nous suivrons donc la voie que nous avons utilisée déjà pour traiter des vérités que la raison découvre en Dieu. Tout d'abord, parmi les vérités suprarationnelles proposées à notre foi, nous étudierons celles qui ont Dieu lui-même pour objet, tel l'adorable mystère de la Trinité. Deuxièmement, nous traiterons des oeuvres divines qui transcendent notre raison, comme celle de l'Incarnation et tout ce qui en découle. Enfin, en troisième lieu, nous étudierons ce qui a été révélé de la fin dernière de l'homme : résurrection, glorification du corps, perpétuelle béatitude de l'âme et tout ce qui s'y rattache.