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L’aliah de l’Église

(Attention, ceci n’est pas une prophétie. Juste un conte fondé sur une prophétie.)

Armoiries du Saint-Siège et de l’État de la Cité du Vatican.
Armoiries du Saint-Siège et
de l’État de la Cité du Vatican

 

« Mais aujourd’hui, demain et le jour suivant, je dois poursuivre ma route, car il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem. » (Luc 13, 33)

 

Le pape Benoît XVIII était dans sa chapelle privée. Il entendait l’écho lointain des manifestations de rue. Il priait. Sa tête s’appuyait lourdement contre le tabernacle. Au Vatican, les couloirs de l’immense vaisseau résonnaient des pas de quelques cardinaux esseulés.

Vers 23 heures, l’un d’eux entra et glissa un mot à l’oreille du pape : « Très Saint Père, c’est fait.

— Ce que nous craignions ?

— Oui. Le parlement de la région Europe vient de voter la nationalisation de l’Etat du Vatican. Le concordat est dénoncé unilatéralement. Le projet de le transformer en musée de l’art européen est adopté. Le pape de Rome et les cinq cardinaux de la curie doivent se retirer dans la propriété italienne de Castelgandolfo.

— C’est donc vrai, dit le Saint Père. Les prophéties se réalisent. Je vais prier encore. »

Et il se remémora les évènements qui avaient amené à une telle décision de bannissement. Tous ces événements se comprenaient à travers les passions de l’histoire : et d’abord cette grande guerre religieuse du début du XXIe siècle. Elle avait été courte mais traumatisante car nucléaire. L’ampleur des dégâts et le nombre des victimes avaient tellement traumatisé le monde qu’il en était sorti un nouvel ordre, la disparition des armes nationales et l’instauration d’un gouvernement universel. Et puis, il y avait eu ce puissant renouveau du christianisme en Europe et dans le monde. Il s’en était suivi un renouvellement des ordres religieux, des missions partout dans le monde. A cette époque, on crut la foi repartie à jamais. Il se souvenait ensuite des générations suivantes et de la lente corruption de ce renouveau : le mysticisme de l’humilité et de l’amour avait plongé des branches entières des Eglises dans une pratique si sérieuse, une obsession de l’obéissance et un manque d’humour terribles. La jeunesse en avait été éduquée dans une sorte d’étouffoir obsessionnel de la vie éternelle.

Et puis une génération nouvelle avait atteint 20 ans et s’était mise à manifester dans les rues, presque partout dans le monde, rejetant les religions : « On veut vivre aujourd’hui ! », « L’amour, pas la charité ! », « Vivre d’espoirs, pas d’espérance ! ». C’est cette génération-là qui, aujourd’hui, était au pouvoir. Il se souvenait des 25 années de débats et de slogans cherchant à démontrer que toutes les guerres avaient pour cause la religion. Et puis les attaques s’étaient concentrées contre l’Eglise, son intolérance, son obstination à maintenir sa morale apostolique.

Au dehors, le bruit de la foule manifestant sa joie avait cessé depuis longtemps. Le pape se tourna vers l’image de Marie, déposa un baiser sur son front comme le faisaient tendrement les catholiques fidèles à l’exemple de l’orthodoxie réunifiée. Puis il éteignit les lumières de la chapelle.

Trois mois plus tard, les valises et les caisses avaient été préparées. Le Cardinal Thomas Nguyen, chargé de la liturgie, s’était véritablement battu pied à pied avec le commissaire de l’Europe, afin de garder à l’Eglise une partie de son patrimoine religieux mobilier. Mais rien n’y avait fait. Les listes avaient été établies et la petite troupe papale n’avait reçu l’autorisation d’emporter que les objets liturgiques qui leur appartenaient en propre, facture à l’appui. Le Saint Père avait reçu l’autorisation d’emporter deux objets officiels : l’anneau du pêcheur, confectionné le jour de son élection, et l’étole pontificale écarlate brodée d’or que portent les papes au balcon de Saint Pierre le jour de leur élection.

Lorsque le Cardinal Nguyen avait voulu émettre une protestation solennelle contre cette expropriation, Benoît XVIII l’en avait empêché : « Laissez faire. Cela ne vient pas des hommes mais de Dieu. Ne faut-il pas que Pierre soit dépouillé comme son maître ?

— C’est la prophétie, Très Saint Père ?

— Oui, Thomas, c’est la prophétie : “Il indiquait par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu.” » (Jean 21, 19)

Et c’est ainsi que la petite troupe du pape, 32 personnes en tout, dont 17 femmes, 5 hommes laïcs et 4 prêtres, quitta pour toujours la ville aux sept collines.

L’arrivée à Castelgandolfo parut bien triste. Pourtant, dans la rue, une petite foule de personnes âgées et quelques jeunes s’était réunie pour applaudir. Le pape les bénit. Certains pleuraient. Des messages individuels de soutien arrivèrent du monde entier, mais aussi des messages de haine et de mépris. Aucune institution ni aucun gouvernement régional n’avait soutenu l’Etat du Vatican dans sa survie. Il faut dire que la communauté mondiale des nations ne pouvait s’engager. L’opinion publique était globalement très hostile à l’existence même de la papauté et à « sa volonté archaïque de maintenir intacte la morale traditionnelle de l’Eglise ». Les plus acharnés étaient les anciens clercs et évêques qui avaient fait défection.

A Castelgandolfo, le pape commença une vie de reclus. Quelques manifestants venaient défiler et manifester leur hostilité les fins de semaine. Ils réclamaient une démission, comme si cette institution survivante et désormais silencieuse pesait sur leur liberté.

Le saint Père restait étonnement calme. Il semblait attendre un événement, avec la certitude tranquille de celui qui sait que son destin individuel est peu de chose face à un projet éternel venant de Dieu lui-même.

 

Et effectivement, il y eut un jour du nouveau. C’est le Cardinal Jacques Wetz, un prêtre européen de 65 ans, compagnon de route depuis 25 ans, qui vint l’annoncer, tout bouleversé. Il était chargé de la nonciature apostolique, titre pompeux survivant de l’époque où la papauté avait une diplomatie. Il ouvrait le courrier et recevait les messages. Il arriva, soufflant et rouge.

« Très Saint Père ! C’est incroyable, inouï ! » Il tenait en main une lettre marquée de l’en-tête officiel de l’Etat souverain d’Israël. L’étoile bleue, reconnaissable entre toutes, était entourée des deux bandes du drapeau.

Et voici quel était le texte de la lettre :

Gouvernement d’Israël

Très Saint Père,

Il y a plus de 100 ans, lorsque notre peuple en Europe se retrouva persécuté et errant, votre prédécesseur le pape Pie XII ne put parler publiquement mais il agit. Il fit ouvrir les clôtures des couvents et monastères, et impliqua le clergé et donc les fidèles dans l’aide accordée à notre peuple. De toutes les institutions du monde d’alors, l’Eglise latine fut la seule à agir et elle le fit efficacement puisque près d’un million de Juifs lui durent la vie. L’Etat d’Israël, dès sa fondation, le proclama juste et un arbre, devenu immense, fut planté en son nom au mémorial des justes issus des nations à Yad Vashem.

Maintenant, puisque c’est votre tour d’être persécuté et muselé, les autorités de l’Etat souverain d’Israël se sont réunies en secret. Des conseils ont été pris auprès de nos parlementaires. Et une décision a été prise.

C’est pourquoi nous avons l’honneur de vous offrir en ce jour, sans restrictions ni limites, l’asile politique. Nous vous offrons de transférer à Jérusalem le Siège Apostolique et le personnel ecclésiastique et laïc qu’il vous plaira de faire venir avec vous. La pratique publique de votre magistère ecclésiastique sera garantie.

Nous avons longuement débattu des conséquences diplomatiques probables que notre nation aura à subir. Et notre décision est irrévocable.

L’ambassadeur d’Israël en Europe vous contactera pour établir avec vous certaines modalités pratiques de votre voyage et installation à Jérusalem.

Soyez assuré, Très Saint Père, que c’est pour nous un honneur, une responsabilité, un devoir.

À Jérusalem

— C’est l’Aliah, Jacques, dit simplement Benoît XVIII.

— Le retour à Jérusalem ?

— Oui Jacques, et c’est encore la prophétie qui se réalise aujourd’hui : “Mais aujourd’hui, demain et le jour suivant, je dois poursuivre ma route, car il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem.” (Luc 13, 33)

— Périsse à Jérusalem ?

— Pas encore. Et pas comme nous le pensons. Allons. Répondons à ces gens courageux.

Et c’est ainsi, sans plus de cérémonies, que se fit le retour de la papauté dans la ville que Pierre, plus de 2100 ans plus tôt, avait quittée pour Rome. Il n’y eut pas de solennité mais la même simplicité qu’à cette époque. L’Etat d’Israël n’avait imposé aucune condition. La petite communauté du pape ignorait tout de l’accueil qui lui serait réservé quand l’ambassadeur la fit conduire à l’aéroport de Rome. L’avion se posa une heure plus tard à l’aéroport de Jérusalem-capitale. Les cinq cardinaux étaient revêtus de leur soutane rouge, couleur symbole de leur acceptation du martyre sanglant. Les sœurs portaient le voile et les femmes laïques avaient passé une mantille sur les cheveux. Il pleuvait sur Jérusalem. L’avion vint s’arrêter en face d’une tribune éclairée. Au lieu d’un accueil discret, ils virent par le hublot de l’avion un tapis rouge déroulé sur le sol et la troupe groupée d’une importante délégation.

— Regardez, Très Saint Père. Ils nous acclament. Ils nous accueillent. Que devons-nous faire ?

— Descendons de cet avion, mes frères et sœurs. Nous sommes à la maison. Recevons l’honneur de nos frères aînés.

Le pape Benoît XVIII toucha donc du pied la Terre Sainte. Il s’agenouilla et embrassa le sol. La télévision israélienne, qui était présente, filma en trois dimensions cette scène qu’on aurait crue tirée du passé, de vieilles images de saint Jean-Paul le grand, que l’histoire présentait parfois. Sa soutane blanche était agitée en tout sens. Le vent soufflait

Il se releva et se retrouva devant un haut personnage, vêtu d’une longue robe dorée. Sur sa poitrine était fixé un pectoral fait de 12 grosses pierres précieuses, de douze couleurs. C’était le pectoral des grands-prêtres du Temple de Jérusalem, celui-là même qu’Aaron avait porté à l’époque de Moïse. Ce trésor national avait été retrouvé plusieurs décennies auparavant par des archéologues dans une cache secrète du désert du Sinaï. Benoît XVIII sut qu’il était accueilli par le grand-prêtre des Juifs.

Le grand-prêtre s’appelait, cette année-là, Isaac. Il prononça un petit discours protocolaire :

— Saint Père, vous êtes bienvenu ici. La dernière fois que mon prédécesseur a rencontré le vôtre, il y a plus de 2000 ans, nos relations étaient inamicales. Depuis, nous avons tous beaucoup souffert. Qu’à jamais nos relations soient fraternelles.

— Mon père, répondit le pape, ce qui se passe aujourd’hui n’est pas bien vu du monde. Mais soyez-en sûr, des millions d’âmes du Ciel et d’anges nous regardent et nous acclament.

Puis l’échange se fit plus intime.

Certes, mon frère, dit le grand-prêtre Isaac. Vous savez. Je relisais hier soir l’Ecriture, ce passage qui dit : « Mais Esaü, courant à la rencontre de Jacob, le prit dans ses bras, se jeta à son cou et l’embrassa en pleurant. Lorsqu’il leva les yeux et qu’il vit les femmes et les enfants, il demanda : “Qui sont ceux que tu as là ?” Jacob répondit : “Ce sont les enfants dont Dieu a gratifié ton serviteur.” » (Genèse 33, 4). Qui de nous deux, selon vous, est Jacob ? qui est Esaü ?

— Il se peut que cela n’ait plus d’importance aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Sans doute, oui. Nos conflits de jadis pour le droit d’aînesse sont oubliés face à nos souffrances dans ce monde devenu vieux et éloigné de Dieu.

Arnaud Dumouch, 2005

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