Accueil > Contes > Tome 2 : La fin des générations > Le temps des persécutions
Les contes du tome 2 décrivent l’histoire d’une génération et de son éducation, selon le deuxième sens des textes eschatologiques de la Révélation. Il est parlé des « générations » de la manière dont le fait Jésus : les membres de cette génération ne forment pas un bloc uniforme. Le conte vise plutôt le courant dominant du temps, tenu le plus souvent par des représentants qui possèdent le pouvoir, au moins au plan médiatique.
« Alors on vous livrera aux tourments et on vous tuera ; vous serez haïs de toutes les nations à cause de mon nom. Et alors beaucoup succomberont ; ce seront des trahisons et des haines intestines. » (Matthieu 24, 9)
Au cours des premiers siècles, Dieu permit que la jeune Église soit persécutée par la puissance des dirigeants de l’Empire romain. Ceux-ci n’agissaient pas par haine lucide de Dieu. Leur ignorance du christianisme, leur zèle politique pour la religion de l’État et l’influence sournoise du démon qui sait amplifier les peurs, les rendaient souvent sincères. De cette persécution décrite par saint Mathieu, comme de toutes les persécutions de l’histoire, il sortit des fruits immenses pour la vie éternelle. Jamais on ne vit Église plus sainte car plus pauvre. C’était une grande joie au Ciel que de voir arriver ces vierges chrétiennes, Blandine, Agnès, Cécile, fortes dans leur confiance en Jésus, toutes petites à cause de leur peur et de leurs larmes, et dignes de devenir reines pour l’éternité. Il n’y avait pas beaucoup d’orgueil en ce temps-là dans l’Église. Même les évêques et les papes se succédèrent et furent de saints hommes. C’est que, être élu pape, c’était souvent être destiné aux lions. Aussi les candidats étaient de qualité.
Quant aux bourreaux païens, quelle ne fut pas leur stupéfaction de se voir accueillis par leurs victimes au moment de leur mort. Il n’est pas naïf d’affirmer que beaucoup, après avoir expérimenté leur propre misère par la mort, se convertirent et furent sauvés. Beaucoup réalisèrent cette parole de Jésus : « Ses péchés, ses nombreux péchés, lui sont remis parce qu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on remet peu montre peu d’amour. » (Luc 7, 47). En ce temps-là, on vivait sans difficulté, au jour le jour, les prophéties concernant le retour imminent du Christ, puisqu’on pouvait être mis à mort n’importe quand.
Pourtant l’orgueil peut même se glisser dans le don de sa propre vie. Saint Paul déjà en avertit les frères (1 Corinthiens 13, 3) : « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien ». On croit souvent que celui qui donne sa vie pour le Christ va tout de suite au Ciel. Encore faut-il être sûr qu’on est vraiment mort pour le Christ.
Voici l’histoire, parmi des milliers d’autres, du martyr Alexandre. Lors de la persécution de Dioclétien, il avait 25 ans. Et il vit avec une grande surprise nombre de chrétiens revenir penauds des geôles où, arrêtés quelque temps plus tôt, ils avaient fini par faire brûler, à la demande du juge, quelques grains d’encens devant la statue de l’Empereur. Son plus grand scandale était l’attitude du pape Marcellin qui avait abjuré la foi chrétienne, sacrifié aux dieux et était mort dans son lit. « Ils avaient certes sauvé leur vie terrestre mais au prix de leur vie éternelle », ainsi s’exprimait Alexandre publiquement, lorsqu’il parlait d’eux. Alors, pour leur faire honte et les stimuler au repentir, Alexandre prit une décision courageuse. Il partit en direction du tribunal. Il y entra crânement et jeta à la face du planton : « Je suis chrétien. J’ai un mot à dire au juge. » Aussitôt arrêté, il fut conduit en prison. Il s’y abîma dans la prière, méditant sur la vie éternelle, et se préparant psychologiquement aux tourments. De fait, il passa plusieurs fois à la torture. A chaque fois, il tendait de lui-même ses membres aux tenailles du bourreau. Il ne criait pas, il ne suppliait pas mais supportait les tortures pour le Christ avec une humeur égale.
Or les circonstances voulurent qu’il ne soit pas exécuté, la persécution ayant pris fin. Il fut donc libéré un an plus tard et se présenta à l’église un dimanche, efflanqué et titubant. Il fut acclamé par la foule des croyants. Puis, toujours par acclamation, le siège épiscopal étant vide, on le plaça dessus. Il reçut l’ordination et commença son ministère. Et, comme de juste, son premier souci fut de régler la question de ceux qui étaient tombés dans l’idolâtrie durant la persécution. Il n’alla pas par quatre chemins. Il les excommunia tout bonnement, accompagnant sa décision du commentaire : « Lorsque le membre d’un corps est corrompu, mieux vaut le couper de peur que, contaminant tout l’ensemble, il ne provoque la mort. » L’évêque Alexandre se montra un homme droit, honorable et digne. Mais bientôt, allez savoir pourquoi, sa cathédrale se vida. Ses messes dominicales furent abandonnées, même par les chrétiens fervents. Et dans une église du sud de sa ville, desservie par un pauvre curé, il y eut foule. C’est qu’il faisait peur.
Et il n’était pas le seul parmi les évêques, les clercs et les fidèles. Certains ne vivaient pas l’attente du jour du Seigneur en paix, tel qu’il convient à un croyant fidèle. Ils s’exaltaient avec orgueil et donnaient même des dates précises pour le retour du Christ, se faisant l’égal de Dieu. Ils invitaient à ne plus se marier. La sagesse de Dieu qui conduit à l’humilité se trouvait donc parfois vaincue par l’orgueil, même en ces temps douloureux. Devant la multiplication des persécutions, certains théologiens et chrétiens inventèrent une conception orgueilleuse et intransigeante du martyre. On le vanta tant qu’on en fit l’acte suprême du courage humain, de la force d’âme. On prétendit conquérir le Ciel par le mérite de sa résistance aux tourments. On en a des preuves dans des textes de l’époque. Des évêques refusaient le pardon à des chrétiens repentants pour le péché suivant : ils avaient renié leur foi par peur des tortures. On les appelait « lapsi » et parfois « relaps » quand ils avaient failli deux fois. Ainsi, le don de sa vie pouvait devenir un acte d’autosuffisance humaine ! Cela déplut au Ciel. Les anges ne voyaient-ils pas arriver des martyrs dans l’autre monde, empreints d’une attitude revendicatrice, exigeant la récompense qui n’est donnée qu’aux humbles.
Voici la lettre qu’écrivit au patriarche d’Alexandrie, un prêtre syrien : « Abba, mon père, ayez un regard de pitié sur ces chrétiens, fidèles serviteurs du Christ, qui ont failli durant la persécution de l’Empereur. Permettez-moi de leur donner l’absolution. Notre Seigneur n’est-il pas venu relever ce qui était tombé ? »
Alors Dieu agit. Se servant des rouages multiples qui font l’histoire, il permit que la paix se fasse avec l’Empire. Constantin, en signant l’Édit de Milan (313), reconnut au christianisme le droit d’exister. En raison de la fin des persécutions, des foules de païens hésitants demandèrent leur entrée dans l’Église. Mais, par la même occasion, en raison de l’arrivée de cette masse de pauvres gens peu faits pour l’héroïsme, le zèle pour Dieu se refroidit. L’Église se marqua des graves défauts d’un peuple mal évangélisé. Il y avait moins de ferveur mais aussi moins d’orgueil dans l’héroïsme. Et, il faut le reconnaître, beaucoup adhérèrent par arrivisme politique…
Alors, pour la génération des anciens chrétiens, du moins de ceux qui rêvaient du martyre sanglant, ce fut comme la fin, la fin du monde…
Arnaud Dumouch, 6 janvier 2006