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Comment Dieu limita leur apostolat
Juste après l’Ascension et la Pentecôte, par la bouche des Apôtres, la bonne nouvelle du salut commença à être annoncée au monde. (Actes 5, 12-15) « Par les mains des apôtres il se faisait de nombreux signes et prodiges parmi le peuple… Des croyants de plus en plus nombreux s’adjoignaient au Seigneur, une multitude d’hommes et de femmes… à tel point qu’on allait jusqu’à transporter les malades dans les rues et les déposer là sur des lits et des grabats, afin que tout au moins l’ombre de Pierre, à son passage, couvrît l’un d’eux. La multitude accourait même des villes voisines de Jérusalem, apportant des malades et des gens possédés par des esprits impurs et tous étaient guéris. »
Au rythme où se multipliaient les croyants, l’humanité aurait dû devenir entièrement chrétienne en quelques années. Mais il n’en fut rien. La puissance de Dieu fut-elle en cause ? Non bien sûr. Dieu, s’il avait voulu, pouvait faire des enfants pour Abraham avec les pierres que voici (Matthieu 3, 9).
Mais ce fut la sagesse de Dieu qui décida de limiter cette croissance de l’Église. Et ce fut, comme toujours, pour l’unique motif suivant : le salut des hommes.
Si par malheur l’efficacité apostolique avait été sans limites ni souffrances, voici ce qu’il se serait passé : l’Église ayant conquis le monde en une génération, elle se serait transformée en une notabilité de plus. D’autre part, on aurait vu paraître une lignée royale d’Apôtres et Pierre aurait fini par oublier son triple reniement, pour se faire roi. Personne n’y aurait gagné en salut, ni les païens libérés des idoles pour tomber dans une liberté qui serait devenue vite mondaine, ni les Apôtres.
Voici, pris parmi d’autres textes, une preuve que nous sommes bien sur terre, qu’il ne faut jamais l’oublier, et que tout, y compris le saint Évangile du Seigneur, peut conduire à la perte, non à cause de l’Évangile lui-même, mais à cause de l’orgueil de l’homme qui fera de tout un motif d’orgueil, jusqu’à la fin de ce monde.
Elle nous vient de saint Paul : (Philippiens 1, 14-18) « La plupart des frères, enhardis dans le Seigneur du fait même de mes chaînes, redoublent d’une belle audace à proclamer sans crainte la Parole. Certains, il est vrai, le font par envie, en esprit de rivalité, mais pour les autres, c’est vraiment dans de bons sentiments qu’ils prêchent le Christ. Ces derniers agissent par charité, sachant bien que je suis voué à défendre ainsi l’Évangile ; quant aux premiers, c’est par esprit d’intrigue qu’ils annoncent le Christ ; leurs intentions ne sont pas pures : ils s’imaginent ainsi aggraver le poids de mes chaînes. Mais qu’importe ? Après tout, d’une manière comme de l’autre, hypocrite ou sincère, le Christ est annoncé, et je m’en réjouis. Je persisterai même à m’en réjouir ! »
Cet état de chose ne change qu’à l’heure de la mort de chacun. A ce moment, l’homme est délivré de ce foyer de péché qui l’entraîne vers les joies de ce monde où tout doit briller. Et l’Évangile peut être prêché à tous, sans l’arrière-pensée que cette bonne nouvelle ne soit occasion… de perte éternelle.
A un moment donné, et durant la vie de la génération des premiers Apôtres, les charismes cessèrent d’agir. Cela, le livre des Actes des Apôtres n’en parle pas beaucoup, sauf en partie pour saint Paul lorsqu’il raconte son séjour en prison, vers la fin de sa vie. Dans ses lettres, il fait état de sa misère et de son besoin de soutien spirituel. Pourquoi l’Esprit Saint ne vint-il pas le libérer de ses chaînes comme il l’avait fait ici au début de son apostolat ? (Actes 16, 25) : « Vers minuit, Paul et Silas, en prière, chantaient les louanges de Dieu ; les prisonniers les écoutaient. Tout à coup, il se produisit un si violent tremblement de terre que les fondements de la prison en furent ébranlés. A l’instant, toutes les portes s’ouvrirent, et les liens de tous les prisonniers se détachèrent. »
L’Esprit Saint ne vint plus car ce n’était plus l’heure, pour lui, des enthousiasmants succès. C’était l’heure de leur propre salut. Il devait mourir à lui-même dans la misère afin de redevenir, après une telle gloire, un homme que Jésus pourrait sauver.
La tradition des successeurs des Apôtres rapporte ce qui s’est passé. On sait juste que saint Paul fut décapité. Rien ne nous est rapporté des angoisses et des doutes que le Seigneur lui envoya certainement, à l’image de sa passion (Matthieu 27, 46) : « Et vers la neuvième heure, Jésus clama en un grand cri : « Eli, Eli, lema sabachtani », c’est-à-dire : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » »
Mais, pour Pierre, nous savons tout, et nous devinons même en partie son éducation spirituelle. Il monta à Rome et il y exerça son rôle de pape. Il y fut comblé de belles cérémonies eucharistiques et de l’honneur des nouveaux convertis qui, tous, voulaient entendre la Parole de la bouche de celui que Jésus avait choisi plusieurs fois. Dans son esprit, Pierre voyait bien monter en lui cette joie humaine et toute naturelle d’être adulé. Il s’en confessait au Seigneur : « J’aime cela, Seigneur. Je comprends pourquoi tu as permis que je dise trois fois ne pas te connaître le jour de ta passion. Sans cela, je serais certainement devenu comme les Grand prêtres Juifs que je jugeais si durement jadis. »
Jésus entendait la prière de Pierre et était heureux de ses efforts pour rester humble. Mais il voyait bien le réel état de son âme. Rien n’y faisait. Lui et l’Église se perdaient. Voilà pourquoi il fallut que Pierre et l’Église passent par une dernière épreuve.
Ce ne fut pas seulement celle du martyre. Cela chacun le sait et se souvient de l’Empereur Néron, de l’incendie de Rome et de l’accusation qu’il fit peser sur les malheureux chrétiens. Ce qu’on ignore, c’est le vrai martyre intérieur de ces pauvres gens, leur peur, leurs reniements fréquents. Saint Pierre lui-même n’y échappa pas. Des voix, toutes pleines d’humanité, se faisaient entendre autours de lui et lui disaient : « Père, fuyez ! On aura besoin de votre parole après la persécution. » Et il s’y laissa prendre, comme si Jésus pouvait avoir besoin du pêcheur de Galilée. Il ne se souvint pas que les meilleurs amis sont parfois plus tentateurs que Satan (Matthieu 16, 23). Il se déguisa donc en mendiant et il sortit en catimini de Rome. Mais il croisa sur sa route un autre mendiant qui montait vers Rome. Et il reconnut sans aucune hésitation Jésus.
Se tournant vers lui, il lui demanda :
« Quo vadis ? Où vas-tu ?
— Je vais à Rome pour être à ta place avec mes brebis. »
Le vieux saint Pierre dit au Seigneur : « J’ai compris, Seigneur. Tu vois, je ne change pas. Et tu m’as pourtant choisi. Je retourne. »
Il ressortit de cette dernière humiliation vraiment transformé. Cette fois, il était devenu saint Pierre. Il remonta à Rome et fut bientôt arrêté. Il fut traîné sur la colline du Vatican. Au moment d’être crucifié, il demanda au bourreau :
« Pourriez-vous m’accorder d’être crucifié la tête en bas.
— Et pourquoi donc ?
— Je ne suis pas digne de mourir comme mon maître. »
Cela lui fut accordé.
Un Apôtre, c’est un homme normal, sensible à l’orgueil et qui se trouve soudain revêtu d’une puissance inouïe, celle de Dieu. Comment résister à la tentation de se prendre pour « quelqu’un » ? Et il ne saurait être question que Dieu ne s’occupe pas, tôt ou tard, de sauver son serviteur. Si ce n’est en cette terre, à travers le temps de la vieillesse et de ses handicaps comme pour saint Vincent de Paul, d’une mort de vagabond comme pour saint François-Xavier, voire d’un martyr qui n’est glorieux que pour les hagiographes (pas pour celui qui crie sa détresse), cela se fera au purgatoire, dans l’autre monde.
De nos jours, là où souffle l’Esprit de l’apostolat, l’expérience de la génération des premiers Apôtres continue. On entend partout les bergers des communautés charismatiques dire : « C’est à cause de notre manque de foi qu’il n’y a plus autant de grands miracles qu’au début. » Et on les voit s’haranguer mutuellement à la confiance certaine en Dieu.
Ils se trompent. Ce n’est pas d’abord leur manque de foi qui est en cause. C’est à cause du manque d’humilité, donc de charité, parfois d’eux-mêmes, parfois de l’Église tout entière, voire de l’humanité qui ne saurait recevoir encore la prédication de la Joie. Et le Seigneur retient alors sa puissance, les plongeant dans la perplexité, avant de les conduire à une lente vieillesse, dans la voie de tout le monde.
Ainsi sont-ils sauvés, comme à travers un feu. Quant à ceux qui n’ont pas entendu la parole de Dieu, à cause de cette retenue venant du Seigneur, ils reçoivent la prédication de l’Évangile un peu plus tard, en général à l’heure de leur mort, par le Christ lui-même et ses saints du Ciel. Il faut dire que, à cette heure là, ni les mourants ni les saints du Ciel ne risquent de transformer l’Évangile en un orgueil grégaire.
Arnaud Dumouch, 5 août 2006