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Les trois reniements du père Zéphirin

Lucifer à l’heure de la mort

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« Puisqu’on dit que toutes les âmes sont tentées par le démon au moment de la mort, il faudra que j’y passe. Mais pourtant non, je suis trop petite. Avec les tout-petits, il ne peut pas… »
Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Histoire d’une âme, 18 août 1896

 

Le père Zéphirin est Africain.

Et sa ferveur est incroyable. Il est l’icône même du zèle pour Dieu.

Dès sa majorité, il devient séminariste à Dakar. Il se fait remarquer par le sérieux et la responsabilité de son attitude. A force de travail, il devient licencié en philosophie, puis en théologie. Il parfait ses études à Rome, est ordonné prêtre et est nommé aussitôt professeur au séminaire.

Très vite, parce qu’il avait été frappé depuis toujours par le manque de ferveur des séminaristes, il essaye de leur insuffler une règle de vie plus stricte. Il y arrive certes, pour ce qui est de la prière et de l’étude. Mais ses professeurs lui font remarquer qu’il ne faut tout de même pas leur imposer une vie monastique. Mal dans son rôle, toujours en décalage entre ses désirs pour eux et ses possibilités, le père Zéphirin finit par comprendre que sa vocation pourrait être monastique.

Il quitte donc le sacerdoce ministériel et entre dans un monastère bénédictin. Il n’y restera qu’un an : la vie ne lui paraît pas assez pauvre et les frères, installés dans le rythme des sept offices liturgiques, du travail, lui semblent se contenter de beaucoup de médiocrité. Aussi, après un essai chez les trappistes, il entre à la Grande Chartreuse, en France. Il y restera sept années, y trouvant pour la première fois une réponse à ses aspirations vers Dieu, seul servi. Il s’agit d’une forme de vie d’ermite, et les contacts avec les frères sont réduits au strict minimum, le dimanche. Il célèbre sa messe en solitaire et c’est à cette époque-là qu’il entreprend de pratiquer ses grandes ascèses. Il a pris conscience du rôle essentiel de la souffrance offerte et il envoie des mots enflammés à ses frères :

« Et que nous demande Jésus ? Il nous demande entre autre chose, de souffrir avec lui, de souffrir un tout petit peu pour lui, de prendre un tout petit peu de ses incommensurables souffrances sur nous. D’être à notre mesure, d’autres Christ subissant les outrages des pécheurs et de leurs péchés.

Et ainsi, nous lui donnons véritablement à boire et à manger, c’est-à-dire que nous lui donnons des âmes pécheresses.

Voilà le vrai sens premier et unique, de la souffrance, la grande souffrance. Voilà pourquoi, dans la Foi, avoir peur de la souffrance, ou refuser la souffrance (« mon Dieu, que ce calice s’éloigne de moi »), est compréhensible, mais doit être combattu les yeux droits dans les yeux et affronté avec courage, persévérance, confiance et patience : c’est ce que NSJC nous a indiqué, enseigné sur la Croix, du Jeudi Saint, à l’arrestation, au dimanche de Pâques, résurrection. »

Il se met à dormir assis sur une chaise. En semaine, il ne se nourrit plus que de pain, qu’il cuit lui-même. Les jeunes frères sont fascinés par sa ferveur et viennent parfois le voir.

Pourtant, le père abbé, un vieux sage habitué des âmes, commence à lui dire, doucement : « Mon frère, vous devriez vous méfier du culte excessif de la souffrance. La seule vraie souffrance qui purifie et qui est rédemptrice parce qu’unie à celle de Jésus-Christ porte le fruit de l’humilité. »

Mais le Père Zéphirin est trop homme de conviction pour écouter. Il entre donc, petit à petit, en conflit ouvert avec son père abbé. Un jour, lors d’un échange particulièrement tendu, le père abbé lui dit :

« Bon père Zéphirin, autant vous le dire clairement. Je crois que tout le monde le comprend ici et écoutez-le : vous êtes en train de revivre avec nous, et je suis formel, cette scène de l’évangile : « Simon-Pierre lui dit : « Seigneur, où vas-tu ? » Jésus lui répondit : « Où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; mais tu me suivras plus tard. » Pierre lui dit : « Pourquoi ne puis-je pas te suivre à présent ? Je donnerai ma vie pour toi. » Jésus répond : « Tu donneras ta vie pour moi ? En vérité, en vérité, je te le dis, le coq ne chantera pas que tu ne m’aies renié trois fois. Que votre coeur ne se trouble pas ! vous croyez en Dieu, croyez aussi en moi. » (Jean 13, 36).

Vous me semblez être exactement dans le même état d’esprit que Pierre à ce moment : ce zèle-là, tout le monde le voit en vous. Et face à cela, nous vous disons : vous faites une confusion sur ce qu’est la sainteté telle que l’entend Jésus. La sainteté est l’humilité et la charité. La croix, on s’en fiche, sauf si elle produit de l’humilité et de l’amour. Mais au moins, avec vous, Jésus va pouvoir éduquer. Car il y a de l’amour à tailler ! »

Scandalisé, le père Zéphirin lui répondit :

« Vous m’annoncez donc que je vais un jour renier Jésus ? C’est quoi cette espèce de christianisme que vous prêchez ? Vous êtes simplement dans la tiédeur et vous fuyez la croix que pourtant, par vocation, vous avez embrassée. »

— Mais mon père, ne le prenez pas mal. C’est dans son triple reniement, c’est dans cette croix là, qu’est né saint Pierre, le saint Pierre devenu faible et pauvre de coeur. Vous comprenez, c’est cette croix-là, celle qu’il n’a pas voulue, qui l’a formé… »

Le père Zéphirin ne l’écoutait plus. Il claqua la porte de la chartreuse et trouva refuge à Montmorin, dans les Alpes, dans la communauté d’ermites du père Emmanuel de Sollis, un ancien cellérier de l’Abbaye d’En-Calcat. Il le rencontra d’abord de manière suspicieuse. Ce père était « bonhomme », très simple, et sa petite bedaine n’indiquait rien de bon sur la qualité de sa ferveur. Zéphirin lui expliqua son conflit avec son ancien supérieur et le père Emmanuel lui répondit :

« Bah ! Venez donc. Ici, c’est la cour des miracles et tous sont les bienvenus. Je vous présenterai un jour sœur Elvira. Elle a été renvoyée de son monastère bénédictin à cause de son caractère soupe au lait. Elle a lancé un bol de café au lait à la tête de sa mère abbesse… Et pourtant c’est une sainte. Dieu a le temps avec nous, vous savez. »

Et effectivement, le père Zéphirin fut laissé parfaitement tranquille. Il fut installé dans un chalet de montagne, sans eau ni électricité et il commença à vivre selon sa règle. Le père Emmanuel ne lui fit aucune leçon :

« C’est le domaine de Dieu. Personne ne pourra le détourner de l’excès de sa voie si ce n’est Dieu. »

Un jour, un groupe de jeunes frères d’une abbaye voisine fut reçu pour un stage de deux mois en ermitage. L’un d’eux se montra particulièrement attiré par ce grand saint qu’il voyait de loin, en perpétuelle prière et ascèse. Il demanda la permission de le rencontrer au père Emmanuel qui lui dit :

« Va ! Essaye ! Je te préviens. Il est assez… sauvage. »

Le jeune frère s’approcha, tremblant et ému, frappa à la porte et fut bel et bien renvoyé, sans autre forme de procès :

« Je ne reçois personne ! ».

Surpris et attristé, il revint trouver le père Emmanuel qui le rassura :

« C’est mieux ainsi. Tu sais, lui, il livre son corps au feu et se durcit de plus en plus. Même son amour semble se dessécher à force d’héroïsme. C’est un grand saint dans son genre. Moi, sais-tu pourquoi je suis devenu ermite ? C’était pour fuir la bêtise de mon Père abbé ! Oui, oui. Ne te fais pas d’illusion sur moi. Mais Dieu bénit ses bien-aimés quand ils dorment. Cette leçon vaut bien un fromage ? »

Et le père Emmanuel le réconforta d’un bon goûter. Le jeune frère retint cette leçon toute sa vie. Il travailla à développer davantage son amour et sa simplicité que sa perfection visible.

Salut du père Zéphirin

Le père Emmanuel mourut de manière étonnante. Un an avant, il avait annoncé à ses moines la date de sa mort, pour le jour de la saint Joseph. Eux se moquaient gentiment de sa prophétie, et lui organisèrent un grand repas à la date indiquée, pour la grande joie du père. Et pourtant, le soir même, il mourut. Puis il y eut des parfums, des odeurs de sainteté autour de la tombe de ce vieil homme simple qui disait souvent :

« Je crois que j’ai tout de même trahi les dons de Dieu. »

Certains, parmi ceux qui le prenaient pour un rigolo tant il confessait publiquement ses faiblesses, commencèrent à se demander s’il n’avait pas, de fait, été un saint.

Lorsque le père Zéphirin sentit venir la mort, 10 ans plus tard, il pensa encore une fois au père abbé de la Grande Chartreuse et se dit, heureux :

« Je n’ai jamais renié mon doux, tendre et suave Jésus. »

Et de fait, sa mort fut paisible, un grand exemple pour ses frères ermites.

Le Menteur

Au moment où son cœur s’arrêta, il fut accueilli par un ange de lumière, magnifique de blancheur. Il tomba en extase devant sa beauté, sa perfection et sa dignité. Il vit dans son regard une immense rectitude morale. Et il dit, prosterné à terre :

« Seigneur, je te suivrai partout. Ma vie t’appartient, tu le sais depuis toujours. »

L’ange le releva et lui dit :

« Je le sais bien, bon serviteur. Tu t’es montré indéfectiblement fidèle. Entre dans le monde que je t’ai préparé (Matthieu 25, 21) »

Et il vit une montagne grandiose et, à son sommet, le plus bel ermitage dont il aurait pu rêver. Le Père Zéphirin eut alors un doute.

« Et la vision béatifique ? Aurai-je la vision de Dieu ? Je ne suis devenu ermite que pour voir Dieu un jour. »

Alors le Christ parut devant le Père Zéphirin et Lucifer – car c’était le nom de l’ange de lumière – se retira. Confus, le père Zéphirin reconnut aussitôt Jésus. On ne pouvait se tromper. Il voyait son âme encore marquée des stigmates de sa passion, une âme d’homme essoufflé et usé, en ruine, et pleine de sincère compassion. Le père se prosterna à terre en balbutiant : « Euh ! Je me suis trompé. Je me suis prosterné devant Lucifer. Ce n’était qu’une erreur de jugement. »

Jésus lui dit :

 « Ne t’en inquiète pas. Je le connais et sa ruse la plus grande est de se déguiser en ange de lumière. Il te faudra encore l’affronter avant de venir avec moi. Es-tu prêt ? »

— Oui répondit Zéphirin. Cette fois je suis prêt. »

Puis Jésus partit.

Le Séducteur

Alors Lucifer revint, sans cacher cette fois son identité et l’emmena avec lui sur une haute montagne. Il lui montra la vie qu’il lui proposait :

« Tu continueras ta vie libre. Tu te lèveras selon la règle que tu t’imposeras, sans dépendre d’un supérieur. Tu seras respecté dans ton désir de silence. Tu vivras le sérieux de ton amour pour Dieu, sans faiblesse. Regarde-moi : j’aime Dieu. Je veux le voir moi aussi. Et je sais qu’un jour il m’ouvrira ainsi qu’à toi la vision de son Essence infinie. Car il sait que tout notre combat est pour son amour et sa dignité. »

Or le père Zéphirin se sentit comme parfaitement en phase avec Lucifer. Des fibres entières de sa vie s’orientaient vers sa proposition. N’y tenant plus, il était obligé de reconnaître le vrai zèle de cet ange pour Dieu. Il dit donc :

« D’accord. Tu peux compter sur moi. Et c’est par amour pour Dieu que je te suis. Je le reconnais. Tu es un ange calomnié. »

Le Christ Jésus apparut fort heureusement de nouveau, rattrapa le Père par la manche au moment où il allait se plonger en enfer et aussitôt, Zéphirin se réveilla. Lucifer avait de nouveau disparu. Alors Zéphirin se prosterna de nouveau devant Jésus et dit :

« Je me suis fait piéger. C’est que je ne suis pas habitué à l’affronter.

— N’aie pas peur, répondit Jésus. Je ne t’en veux pas. Il est très séduisant et il trouve toujours des fibres de notre être qui lui correspondent. Mais en fait il n’aime que sa perfection. Il ne supporte pas la petitesse. Méfie-toi juste de toi-même car tu as des complicités avec cela dans ta manière de m’aimer. Mais il te faut encore l’affronter. Cette fois, tu tiendras ? »

— Oui, Seigneur. Je suis prêt cette fois…"

L’Accusateur

Et le Christ s’effaça encore. Lucifer revint, mais cette fois, dans une attitude de précision et de rigueur intellectuelle totale. Il emmena Zéphirin dans un voyage intérieur, et il lui projeta le film de sa vie. Il lui montra, étape après étape, scène après scène, les clefs de son comportement durant sa vie. Il revit sa vie à travers les yeux de ses frères. Et le motif de ses décisions, de ses changements était partout le même : un goût pour sa perfection et un amour immodéré de son propre jugement. Il vit les vraies pensées du Père Emmanuel sur lui, pensées d’impuissance devant la non modération de son comportement. Il le vit prier afin qu’une épreuve intérieure vienne briser la noix de son cœur. Et Lucifer commentait :

« Toutes tes ascèses, toutes tes souffrances n’ont servi à rien, du moins pour le monde de Dieu. Lui ne croit qu’aux âmes petites et repentantes. Ce sont ces souffrances-là qu’il aime. Tu verras, toute ton héroïcité, tous tes sacrifices, il n’en voudra pas. Si tu le suis, tu devras tout recommencer. Mais toi qui n’as été qu’un égoïste toute ta vie, tu ne vas tout de même pas changer maintenant et renoncer à tout ce que tu as construit… »

Le père Zéphirin était paralysé. Il fut saisi d’un grand désespoir, comme si tout s’écroulait autour de lui. Les accusations de Lucifer portaient. Et lui ne voyait aucun moyen de les contrer. A chaque fois qu’il protestait et disait – de plus en plus mollement- : « Mais non ! Mon intention était l’amour de Dieu », Lucifer lui dévoilait une intention plus profonde, qu’il s’était cachée à lui-même : sa propre perfection. Alors, dégoûté de lui-même, le père Zéphirin décida que c’était trop. Trop vrai, surtout. Il décida cette fois de suivre Lucifer sans se retourner et de se plonger loin de Dieu en enfer. Et ce fut la troisième fois, ce jour-là, que Zéphirin donna sa vie à Lucifer…

Il en était là dans ses réflexions quand il vit s’approcher… un coq. Que pouvait bien faire un coq ici, le jour de sa mort. Effondré sur lui-même face à la découverte de l’échec total de sa vie, pourtant nourri des Ecritures, Zéphirin ne fit pas le rapprochement… Et pourtant, comme Pierre 2000 ans plus tôt, il pleura amèrement (Zéphirin, pas le coq).

Une main le toucha. C’était Jésus. Zéphirin le remercia et le repoussa doucement.

« Seigneur, par trois fois je t’ai renié. Le père Abbé de la Grande Chartreuse me l’avait prédit. Et moi, je voulais le faire mentir en t’étant fidèle. Je n’ai plus rien à t’offrir. 40 ans de vie monastique et d’efforts pour aboutir à cela. Laisse-moi. Je ne suis pas digne d’être ton Serviteur. »

Jésus parla et lui dit :

« Zéphirin, dis-moi avant de te plonger en enfer, est-ce que tu m’aimes plus que tout ? »

Saint Pierre repentant, tableau du peintre El Greco.
Saint Pierre repentant (El Greco)

Il lui répondit :

« Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. »

Jésus lui dit :

« Alors viens avec moi. »

Il lui dit à nouveau, une deuxième fois :

« Zéphirin, m’aimes-tu ?

— Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. »

Jésus lui dit :

« Alors viens avec moi. »

Il lui dit pour la troisième fois :

« Zéphirin, m’aimes-tu ? »

Zéphirin fut peiné de ce qu’il lui eût dit pour la troisième fois : « M’aimes-tu ?» et il lui dit : « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime. »

Jésus lui dit :

« Alors viens avec moi. »

Zéphirin dit :

« Seigneur, si je dois affronter de nouveau Lucifer, tu sais que je le suivrai. Il me dira : « Si tu me suis, tu dois positiver. Tu dois aimer ce que tu as toujours aimé : la recherche de ta perfection, l’offrande de tes souffrances était tout de même quelque chose de légitime. » Et je l’écouterai…

— Bien sûr que tu l’écouteras. As-tu compris maintenant que, sans moi, tu ne peux rien faire ? Mais c’est aujourd’hui que tu es né. Moi, je connais ton cœur. Je sais bien que ton intention était pure, même dans tes désobéissances et dans ton obstination. Et regarde. Parce que aujourd’hui tu es devenu humble et obéissant, je bénis tous les sacrifices que tu m’as offerts. Je les reçois et je les envoie sur terre. »

Et le frère Zéphirin vit une pluie de grâces tomber sur la terre. Un boulanger de Cahors se convertit ce jour-là sans savoir d’où lui venait cette grâce. Une dame de Marseille rata son suicide et vécut une expérience de rencontre avec le Christ. Un jeune couple stérile conçut un enfant promis au paradis. Ce n’est qu’au jugement général qu’il leur sera révélé l’origine de leur chance, quand paraîtra la trame de la communion des saints.

Quant au Père Zéphirin, il entra très vite au Ciel. Son triple reniement, proclament les coqs dans le monde entier, ici-bas et dans l’au-delà, l’avait tellement déçu que, sans retour en arrière, il comprit son indignité. Comme le dit l’Ecriture (Deutéronome 28, 65) :

« Yahvé lui donna un coeur tremblant, des yeux éteints, un souffle court. »

Arnaud Dumouch, 2005

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