Accueil > Contes > Tome 1 : Le destin individuel > Les fantômes du château de Versailles
« Et quiconque entend ces paroles que je viens de dire et ne les met pas en pratique, peut se comparer à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont rués sur cette maison, et elle s’est écroulée. Et grande a été sa ruine ! » (Matthieu 7, 26)
L’histoire de Clémence est vraie mais racontée de mémoire. L’anecdote du film réalisé à Versailles est authentique, ainsi que le récit de Père Claude.
L’histoire d’Elodie de Montmaurin est imaginaire…
En 1964, Clémence Ledoux se rendit à Versailles en compagnie de Claude. Clémence n’était pas une femme comme les autres : elle avait un don rare, celui de voir des choses de Dieu. Et cela l’avait conduite dans un vrai chemin d’humilité, à travers de grands ennuis… venant eux aussi de Dieu. Ainsi, dans les années 1930, alors qu’elle était une religieuse de 42 ans, la Vierge Marie lui était apparue. Rien que cela. Et elle lui avait confié une mission : Parler de sa royauté maternelle au monde. Étant religieuse contemplative, elle en avait donc simplement parlé à son cardinal évêque qui, habitué aux fausses mystiques, lui avait ordonné de vivre dans le silence et l’obéissance. Elle avait donc obtempéré, bien certaine que, par un moyen ou un autre, le message passerait dans l’Église.
Or voilà qu’une âme dévouée, ayant des contacts au Vatican, en avait parlé à un prêtre qui en avait parlé au pape, qui avait été très touché. Le pape en avait parlé au Cardinal évêque qui, furieux, avait trouvé dans la désobéissance de Clémence (ce fameux ordre de se taire) une preuve de sa vanité. Il lui avait en conséquence intimé l’ordre de quitter son couvent, de renoncer à la vie religieuse, et de cesser par cet éloignement d’avoir une influence néfaste sur ses soeurs. Il avait dénoncé sa prétention à avoir des apparitions. Elle avait obtempéré.
La Providence est ainsi faite qu’elle aime les humbles personnes qui ne se défendent pas. Aussi, par un chemin étrange, les révélations de Clémence s’étaient retrouvées dans les documents du Concile Vatican II, en 1962, et le pape avait lui-même tenu à ce que figure le texte suivant, presque une définition dogmatique (Concile Vatican II, Lumen Gentium 59) :
« La Vierge immaculée, préservée par Dieu de toute atteinte de la faute originelle, ayant accompli le cours de sa vie terrestre, fut élevée corps et âme à la gloire du ciel, et exaltée par le Seigneur comme la Reine de l’univers, pour être ainsi plus entièrement conforme à son Fils, Seigneur des seigneurs, victorieux du péché et de la mort. »
Cette phrase unique est bien courte cachée dans les documents du Concile. C’est que Dieu aime les choses cachées. Et il promet à celui qui ne reçoit pas sa récompense sur la terre de le récompenser au Ciel. C’est ainsi que Clémence disparut du monde visible. Elle se retira à Bois-le-Roi, au Sud de Paris, en habit de laïque, dans une maison que mit à sa disposition une femme pieuse. Elle fut rejointe par Claude, un jeune séminariste qu’on obligea à choisir entre sa mère spirituelle et son ordination. Avec lui, elle fonda la modeste « Fraternité de Marie Reine Immaculée », en l’honneur de Marie et du texte du Concile. Et la Vierge Marie dit un jour à Clémence : « Claude sera ton prêtre et la Fraternité que je t’ai demandé de fonder portera de grands fruits. » Clémence ne vit jamais cette prophétie se réaliser, du moins de son vivant sur terre…
[Bien après la mort de Clémence, Claude fut effectivement ordonné prêtre dans son vieil âge, comme Clémence l’avait vu. Et la fraternité de Marie Reine Immaculée s’épanouit soudain, dans les années 1980, avec plusieurs dizaines de jeunes. Cette communauté refonda la vocation de Marie et de Jean où le prêtre n’est pas seul mais est accompagné partout dans son apostolat par ses sœurs et amies contemplatives.]
En 1964 donc, Clémence Ledoux se rendit avec Claude à Versailles pour visiter le château. Lui avait pris sa caméra 8 mm pour filmer l’événement. Il en prenait l’habitude, pressentant qu’il fallait tout garder et tout archiver. Il filma donc Clémence, déambulant dans les jardins du château. Il faisait un soleil radieux et son film était en couleur. Or Clémence semblait étrange, observant partout, à droite, à gauche, comme si elle voyait des choses invisibles. Revenus à Bois-le-Roi, elle lui raconta : « J’ai vu, partout dans les jardins, des gens en magnifiques costumes de jadis. Ils étaient tristes. Ils semblaient errer. » Étrangement, les choses en restèrent là. Vingt ans plus tard, le Père Claude racontait encore cette histoire à ses visiteurs. Personne ne pensa à approfondir cette question. Et pourtant, elle permit aux catholiques, avec d’autres anecdotes du même genre, de prendre conscience de l’existence d’un purgatoire très oublié que saint Bernard connaissait bien à son époque, lui qui raconte ceci (Saint Bernard, Vie de saint Malachie) : « Saint Malachie vit un jour sa sœur qui avait trépassé depuis quelque temps. Elle faisait son purgatoire au cimetière : à cause de ses vanités, des soins qu’elle avait eus de sa chevelure et de son corps, elle avait été condamnée à habiter la propre fosse où elle avait été ensevelie et à assister à la dissolution de son cadavre. Le saint offrit pour elle le sacrifice de la messe durant trente jours. Ce terme expiré, il revit à nouveau sa sœur. Cette fois elle avait été condamnée à achever son purgatoire à la porte de l’Église, sans doute à cause de ses irrévérences pour le lieu saint, peut-être parce qu’elle avait détourné les fidèles de l’attention des Mystères Sacrés ».
Madame Élodie de Montmaurin arriva à la cour de Louis XIV au tout début, alors que le Roi venait de s’installer à Versailles. Elle était jeune et encore belle. Elle vit se mettre en place les grandioses cérémonials du Royaume. Elle assista à toute la gloire en gestation du Roi soleil. Son appartement, une pièce froide dans l’aile Ouest, était peu confortable. Mais elle était prête à subir cela pour entrer dans le tournis perpétuel des fêtes, des représentations, des spectacles. Très vite, elle se laissa prendre au jeu de Versailles, ce jeu de mondanité où le plus grand honneur consiste à être personnellement présent, même au troisième rang, au lever du Roi. Pour cela, il lui fallait de l’argent, de l’argent et encore de l’argent, non pour acheter des passe-droits, mais pour être toujours à la mode. C’est ainsi que tous les revenus de ses terres de province, elle commença à les investir dans les ruineuses toilettes de soirées.
Elle prit un mari puis, puisque le Roi en montrait la bienséance, plusieurs amants parmi les nobles de son rang.
Puis la mode se mit aux mots d’esprit. Elle se mit donc à les pratiquer, se piquant, avec quelques autres dames de la cour, à des calomnies sans conséquences : les amants d’une telle, les ennuis de tel autre, la disgrâce d’un troisième. C’est ainsi que le temps passa et Élodie, insensiblement, devint ce qu’elle s’était faite : une courtisane mondaine.
A force de règles externes, Élodie de Montmaurin en arriva à ne plus vivre que comme une apparence. Pourtant, extérieurement, elle se rendait à la messe tous les matins. Connaissant le goût du temps pour la piété baroque, elle prenait des poses extatiques. Et elle communiait, comme il sied à la bienséance, ni trop souvent pour ne pas trop étaler une vertu, ni trop peu afin de paraître raisonnablement pieuse. Elle n’était pas vraiment méchante, juste superficielle.
L’hiver 1700 fut froid. Élodie contracta une fluxion de poitrine dans son appartement peu chauffé. C’est ainsi qu’elle se retrouva, en quelques jours, aussi morte qu’on peut l’être. Elle n’eut même pas le temps d’avoir peur, ni de souffrir.
Élodie se retrouva donc en dehors de son corps. Ce n’était même pas surprenant. Juste étrange. On s’aperçut assez vite de sa mort, et on évacua son corps. Ce fut tout. Comme une pierre qui tombe dans un puit, son souvenir sembla s’évanouir de la pensée des gens. Si Élodie avait eu un peu plus de profondeur, elle en aurait tiré une leçon et aurait médité sur la vanité des choses. Mais ce n’était pas sa mentalité et, depuis longtemps, elle entendait sans écouter les sermons de la chapelle du roi qui ne faisaient que glisser sur ces thèmes.
Alors, du haut du Ciel, les anges chargés de son âme parlèrent d’elle en paix :
« Laissons-lui le temps. Laissons-la vivre sa mort selon ses désirs. Tout passe, tout casse, tout lasse. Et Dieu finira par s’imposer à son cœur.
— Il faudra du temps pour que le fond de son désir profond remonte à la surface ?
— Certes, elle fait partie des personnes dont l’âme est encombrée de foin, de paille, de bois comme rarement. »
Élodie commença donc à vivre une vie selon ses désirs. Elle pouvait s’habiller selon son désir, de robes magnifiques. Elle ne s’en priva pas. Et, dès le lendemain, pour la première fois, elle put assister au premier rang au Petit puis au Grand lever du Roi. Elle y assista encore le lendemain, puis le lendemain encore. Tout ce qu’elle avait attendu toute sa vie, tous ces honneurs et brillants, elle s’en délecta. Elle n’avait eu que cela en tête pendant quinze ans, alors elle se mit à en vivre, chaque jour, sans se lasser. Et c’est ainsi que son temps passa. Elle se mit à glisser dans les époques à travers les couloirs de Versailles. Elle vit les fleurs du roi Louis XIV se faner. Le corps du roi se voûta, puis disparut. Une à une, les splendides mondaines dont elle suivait les conversations superficielles depuis sa mort vieillirent et quittèrent Versailles. A l’arrivée de Louis XV, il y eu un vrai renouveau de vie et d’intérêt. Élodie jugeait les nouvelles modes, assistait aux nouveaux jeux qui meublaient l’ennui de la cour. Elle vit la même mondanité et ne se lassa pas de vivre comme une spectatrice privilégiée, les intrigues d’alcôves, les petits mots et les grands drames des âmes humaines. Et la roue du temps passa encore. Louis XVI arriva, accompagné d’une nouvelle jeunesse, d’une nouvelle comédie humaine. Lorsque la cour quitta Versailles, puis lorsque le château se vida de ses meubles, Élodie commença à ressentir de l’ennui. Mais elle attendit courageusement, se disant qu’elle ne pouvait quitter une place si chèrement payée au cœur de la gloire humaine.
Elle voyait autour d’elle glisser de plus en plus d’âmes qui, comme elle, souhaitaient vivre des fastes de Versailles. Elle ne les fréquentait surtout pas, les trouvant tristes et sans intérêt, dans leur désir névrotique de revivre les fastes d’antan. Et elle sentait en elles cette même rivalité des préséances qui avaient animé sa vie.
Suivant son habitude, Élodie occupait ses journées, se promenant dans les jardins en friche le jour, fréquentant les désertes salles de bal la nuit. Au cours des décennies de silence, insensiblement, son âme se voûta un peu sous l’ennui. Il lui arrivait parfois de se demander si elle ne perdait pas son temps. Puis, courageusement, elle se remettait en représentation et reprenait son rang de courtisane, arpentant les couloirs en grande tenue, attendant le retour de la cour qui devrait nécessairement se produire.
Aux XIXème puis au XXème siècles, de temps en temps, il y eut quelques agitations politiques à Versailles. Elodie y assista mais ne retrouva jamais les lumières du Grand siècle. Les hommes qui faisaient l’histoire étaient sans apparence ni faste. De tristes sires…
Lorsque, en 1964, Clémence Ledoux visita Versailles, elle croisa Élodie dans le parc. Toutes deux furent surprises. Élodie la première car il était très rare qu’un vivant ait la faculté de percevoir sa présence. Clémence ensuite parce qu’elle se dit que cette pauvre femme devait errer ainsi depuis plusieurs siècles. Aussitôt, elle se mit à lui parler en pensée : « Que faites-vous ici ? Comment se fait-il que vous ne soyez pas partie dans l’autre monde ? » Elle n’obtint aucune réponse. Bien au contraire, Élodie se mit à s’éloigner d’elle, passant dans un autre coin du parc. Il faut dire qu’elle avait reconnu en elle une âme pieuse, une de ces personnes qui s’efforçaient de temps en temps de l’inviter à quitter la place de rêve qu’elle s’était gardée au cœur de la plus grande cour du monde. Or, elle s’était toujours méfiée de ce discours. Clémence ne pouvait comprendre cette étrange psychologie qui maintient des âmes dans la recherche d’une gloire fanée, alors que la cour du Roi du Ciel brille pour l’éternité. Clémence s’efforça donc de poursuivre Élodie de Montmaurin et elle lui dit : « Madame, nous sommes à la veille d’une autre vie, d’un autre esprit, d’un autre langage, d’un plus grand amour pour Dieu ! » Élodie lui lança un pauvre regard, puis s’éloigna encore. Revenue chez elle, Clémence pria beaucoup pour les âmes d’un tel purgatoire. Dès qu’elle le put, elle demanda une de ces indulgences plénières que distribue de temps en temps l’Église. Et les anges reçurent son appel et ses prières.
Clémence Ledoux mourut un peu plus tard.
Arrivée au Ciel, Clémence s’informa auprès des anges à propos d’Élodie :
« Comment se fait-il qu’elle n’ait pas reçu l’effet de l’indulgence plénière ? Je m’attendais à la trouver ici.
— Patience, Clémence. Tu es déjà exaucée. Élodie n’est pas mauvaise. Elle sera sauvée. Il faut juste du temps, le temps pour qu’elle souffre dans sa mondanité pathologique. Le Roi du Ciel l’a maintenue à Versailles, dans le long passage de la mort, afin d’agrandir son désir du vrai amour. C’est qu’Élodie était par trop encombrée de bric-à-brac mondain, pas au point cependant de se mettre avec un orgueil froid en enfer. Sans souffrance, comment pourrait-elle recevoir avec fruit la visite de la cour céleste ?
— Et quand sera-t-elle sauvée de son erreur ?
— Elle le sera dans 40 ans. A cette époque-là, Élodie sera mûrie par le perpétuel ennui. Les gloires qui passent finiront de la miner. Et un jour, un de tes fils prêtres lira son histoire. Dans un premier temps, il la trouvera peu théologique. Puis il se dira : « Après tout, puisque ma mère Clémence avait vu cette âme, pourquoi ne pas prier pour elle. »
Alors ce prêtre s’adressera en pensées à Élodie en secret, au cours du Saint Sacrifice : « Savez-vous, Madame, que la cour du roi éternel vous demande ? Vous pouvez tout à fait vous y rendre avec votre toilette la plus belle. Pour y être introduite, il vous suffit de vous présenter à son chambellan, votre ange gardien. »
— Comment une telle demande pourra-t-elle la sauver ?
— Elle la prononcera car elle en aura soupé de Versailles, à cette époque ! Elle souhaitera toujours les fastes d’antan mais quelqu’un aura la finesse de lui expliquer qu’ils existent au Ciel au point que la gloire de Salomon lui-même en est surpassée (Luc 12, 27).
— Elle ne pourra jamais passer en grande tenue dans le « trou de l’aiguille » (Matthieu 19, 24) qui ouvre le Ciel ?
— Certes, Clémence, elle n’assistera dans un premier temps qu’au petit lever du Roi du Ciel. Elle sera accueillie par le Christ sous les vêtements de son humanité glorieuse, accompagnée de toute la cour céleste. Il l’accueillera telle qu’elle est, en vêtements « Louis XIV ». Et il guérira son âme de sa névrose de vanité en la comblant d’honneur. Car elle sera le centre de cette fête. Elle en sera tellement touchée que, lorsque le Christ lui présentera le mystère de l’humilité, elle y adhérera entièrement.
— Et quand assistera-t-elle au Grand lever du Roi ?
— Elle aura encore du chemin à faire avant de voir le Christ dans sa divinité. Le temps qu’elle se dépouille de ses toilettes Versaillaises, pour arriver nue et sans faste. Mais sois-en sûre, un jour, elle entrera dans la gloire éternelle. Tu pourras alors, en sa compagnie, discuter de la femme malheureuse qu’elle fut, de la femme épousée qu’elle sera. »
Conte d’Arnaud Dumouch
Illustré par Maximilie Sente