Saint Jean Chrysostome
— OEUVRES COMPLÈTES —
TRADUITES POUR LA PREMIÈRE FOIS EN FRANÇAIS SOUS LA DIRECTION
DE M. JEANNIN
Licencié ès-lettres, professeur de rhétorique au collège de l’Immaculée-Conception de Saint-Dizier
TOME HUITIÈME
Bar-Le-Duc, L. Guérin & Ce, Éditeurs
Origine et progrès de l'hérésie des Ariens et des
Anoméens.
Preuves et arguments des Anoméens. — Réponses et
réfutations de saint Chrysostome.
HOMÉLIE II: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE.
(VERSET 1.)
1. Saint Jean était pauvre et sans lettres.
3. Contre les doctrines des philosophes et en
particulier contre la métempsycose.
4. Pourquoi saint Jean a parlé du Fi!s sans parler
du Père. — Quelle est la vraie philosophie ?
HOMÉLIE III: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE.
(VERSET 1.)
2. Sentiment des hérétiques anoméens sur le Verbe.
3. et 4. Preuves de l'éternité du Verbe.
HOMÉLIE IV: AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE, ET LE
VERBE ÉTAIT DIEU. (VERSET 1.)
HOMÉLIE VI: UN HOMME A ÉTÉ ENVOYÉ DE DIEU, QUI
S'APPELAIT JEAN. (JUSQU'AU VERSET 9.)
1. Il ne faut point chercher à comprendre ce qu'il
y a d'incompréhensible en Dieu.
1. Pourquoi Jésus-Christ, vraie lumière,
n'illumine pas tous les hommes.
HOMÉLIE IX: IL EST VENU CHEZ. SOI, ET LES SIENS NE
L'ONT POINT REÇU. (JUSQU'AU VERSET
HOMÉLIE X: IL EST VENU CHEZ SOI, ET LES SIENS NE
L'ONT POINT REÇU. (JUSQU'AU VERSET, 14.)
111. Dieu ne force et ne;contraint point notre
libre arbitre.
HOMÉLIE XI: ET LE VERBE S’EST FAIT CHAIR, ET A
DEMEURÉ PARMI NOUS. (VERSET 14.)
1. Gloire comme du Fils unique du Père, ce que
cela signifie.
2 et 3. Témoignage de saint Jean-Baptiste
HOMÉLIE XIV: ET NOUS AVONS TOUS REÇU DE SA
PLÉNITUDE, ET GRACE POUR GRACE. (VERSET 16.)
1. Personne n'a jamais vu Dieu dans sa substance.
2. Jésus-Christ n'avait besoin d'aucun baptême.
2. La prophétie manifeste la puissance divine avec
non moins de certitude que le miracle.
2. Jésus fait son premier miracle à la demande de
sa mère.
2. Nicodème, faiblesse et imperfection, de sa foi;
condescendance de Jésus-Christ.
1. De la renaissance spirituelle, ses caractères.
2. Le vent souffle où il veut. — La régénération
spirituelle préfigurée et prédite.
1. Il ne faut pas chercher à comprendre par la
raison la génération du Fils unique.
2. Le serpent d'airain, figure de Jésus-Christ. —
Combien Dieu a aimé le monde.
2. Les disciples de Jean portaient envie à ceux de
Jésus-Christ.
231. Efforts de saint Jean-Baptiste pour amener
ses disciples à Jésus-Christ.
2. On ne peut rejeter Jésus-Christ sans accuser de
mensonge Dieu qui l'a envoyé.
1. La foi sans la bonne vie ne sert de rien pour
le salut.
2. Pourquoi Jésus-Christ se retire. — Origine des
Samaritains.
3. Vie laborieuse de Jésus-Christ. — Histoire de
la Samaritaine.
4. Continuation du même sujet. — Jésus-Christ
abolit les observances du Judaïsme.
2. Docilité de la Samaritaine.
1. Suite de l'histoire de la Samaritaine: humilité
de cette femme.
2. Guérison du lits d'un officier de la cour
d'Hérode.
1. La piscine des brebis, figure du baptême.
1. Dieu châtie le corps pour les péchés de l'âme.
— La plupart des maladies viennent du péché.
2 et 3. Reconnaissance du paralytique. — Jésus se
compare à Dieu son Père, et se déclare son égal.
1. Craindre le jugement dernier.
3. Jésus-Christ parle souvent du jugement de la
vie, de la résurrection, pourquoi ?
4. Deux volontés en Jésus-Christ, comment?
2. Témoignage de, Jean en faveur de Jésus-Christ,
et témoignage des oeuvres de Jésus-Christ.
3. Témoignage de Dieu le Père.
1. Il ne faut pas lire l'Ecriture sainte seulement
en courant et à la légère.
2. Les Juifs auront pour accusateur Moise
lui-même.
301. Il est quelquefois bon de se retirer loin de
la persécution.
2. Miracle de la multiplication des pains. —
Erreur des Marcionites.
1. La gourmandise est la ruine de l'âme.
2. Le pain de vie, ce que c'est.
1. Dieu attire à lui les hommes sans détruire leur
liberté; réfutation des Manichéens sur ce sujet.
2. Différence entre la manne et le véritable pain,
de vie.
2. Les disciples de Jésus-Christ trouvent dures
les paroles de leur Maître.
3. Faire les reproches et. les réprimandes avec
douceur.
4. Jésus prédit à Judas sa trahison. — Notre salut
comme notre perte dépend de notre libre arbitre.
1. Jalousie des Juifs et incrédulité des parents
de Jésus-Christ.
2. Jacques, frère du Seigneur, premier évêque de
Jérusalem.
1. Les Juifs se contredisent au sujet de
Jésus-Christ.
1. Les auditeurs de la parole de Dieu en doivent
avoir une soif ardente.
2. Nicodème, un sénateur, prend la défense de
Jésus-Christ contre les pharisiens.
3. Objection des hérétiques. — Réponse. —
Jésus-Christ déclare qu'il est consubstantiel à son Père.
1. Folie et endurcissement des Juifs.
1. Guérison de l'aveugle-né. — Nul n'est puni pour
le péché de ses parents.
2. Jésus-Christ, en rendant la vue à l'aveugle-né,
prouvait aux Juifs qu'il est le Créateur.
1. Foi de l'aveugle-né. — Bonté de Dieu pour tous
les hommes sans distinction.
2. Nécessité de la foi partout. — Il y a une paix
mauvaise et une guerre qui est bonne:
1. Comment, à propos de l'aveugle-né, les Juifs,
en combattant la vérité, la font briller davantage.
2. Interrogé par les Pharisiens, l'aveugle-né leur
répond avec courage et rend gloire à Dieu.
3. Désappointement des Pharisiens, ils injurient
l'aveugle.
2. A quelles différentes marques on reconnaît le
voleur et le pasteur.
3. Jésus est le vrai Pasteur et le vrai Christ.
1. Des mauvais pasteurs. — L'égalité du Fils avec
le Père de nouveau affirmée.
1. Arrivée de Jésus-Christ à Béthanie. — Ferveur
de Marie. — Jésus pleure sur Lazare.
2. Jésus devant la tombe ouverte et le cadavre
déjà corrompu de Lazare.
1. Prophétie involontaire du grand prêtre Caïphe.
2. Jésus-Christ fuit d'une manière humaine. —
Jésus chez Lazare.
1. Qui est celui qui, aimant sa vie, la perdra ? —
Pourquoi Jésus-Christ se troubla.
1. La mort n'empêche point Jésus-Christ de
demeurer éternellement.
1. Bonté de Jésus-Christ envers ses ennemis et
envers tous les hommes.
3. Avoir soin des veuves et des orphelins.
2. L'Orateur insiste sur la leçon d'humilité
donnée au monde par le Maître du monde.
1. Pourquoi, tous les disciples étant dans la
crainte, Jean était couché sur le sein de Jésus.
2. Insensibilité de Judas. — Pourquoi Jésus-Christ
avait une bourse.
1. Jésus-Christ proclame sa consubstantialité avec
le Père.
2. Autorité et puissance de Jésus-Christ.
2. Combien était grande, dans les apôtres, la
vertu du Saint-Esprit.
3. Jésus-Christ raffermit ses disciples.
2. Le Sauveur dit beaucoup de choses en se plaçant
au point de vue de ses auditeurs.
1. On peut séparer l'amour de Dieu de l'amour du
prochain. 2. Jésus-Christ console ses apôtres.
3. Dernière consolation : promesse du Saint-Esprit
que le Fils envoie comme le Pire.
1. La tristesse a son utilité. — Contre les
pneumatomaques.
2. Ce que c'est que convaincre, touchant le péché,
touchant la justice, touchant le jugement.
2. On obtient du Père tout ce qu'on lui demande au
nom de Jésus-Christ.
3. Nul ne connaît Dieu, sinon ceux qui connaissent
le Fils.
1. Commencement de la Passion du Sauveur.
1. Jésus-Christ nous enseigne la patience. —
Pilate cherche d'abord à délivrer Jésus.
2. La peur se saisit de Pilate et lui fait
prononcer une sentence injuste.
2. Tunique de Jésus-Christ sans couture. —
Pourquoi Jésus-Christ recommande sa mère à son disciple.
3. La mort de Jésus-Christ n'est point une honte,
mais une gloire.
4. Ardent amour de Marie-Madeleine.
1. Résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
2. Marie l'annonce aux apôtres. — Pourquoi
Jésus-Christ apparut sur le soir à ses disciples.
3. La grâce du Saint-Esprit est ineffable.
2. Pierre avait l'esprit plus vif et plus
bouillant, Jean plus élevé et plus pénétrant.
2. Combien saint Jean était éloigné du faste.
Dans ces Homélies, le Saint prend une autre route que celle qu'il avait
tenue dans l'explication de l'Evangile de saint Matthieu. Il rapporte les
versets de son texte, et s'arrête principalement sur ceux que les hérétiques
détournaient du vrai sens, qu'ils appliquaient favorablement à leurs erreurs,
et qu'ils objectaient aux catholiques. Le Saint prémunit et fortifie son
auditeur contre leurs arguments et leurs sophismes: et c'est là son intention
principale, c'est à quoi il tend, à quoi il s'applique plus fortement. Il veut
former le soldat chrétien, qu'il voit tous les jours aux mains avec les
hérétiques, il lui fournit des armes et le met en état de repousser les traits
de son adversaire. C'est aussi ce que le lecteur ne doit point perdre de vue
dans la lecture de la plupart de ces Homélies, afin de n'en pas perdre le
fruit.
Mais ce peu d'attention qu'on lui demande ne le doit pas rebuter. Tous
ces discours ne sont pas polémiques, le Saint n'y combat pas toujours les
hérétiques seulement, il les attaque et les repousse, lorsqu'il rencontre les
passages, qui prouvent et établissent l'égalité et la consubstantialité du
Fils, ou ceux dont ils abusaient pour appuyer leurs blasphèmes. Lorsqu'il ne
s'y agit point de la divinité, ni de la consubstantialité du Fils, il explique
en peu de mots la lettre de son.texte, et ensuite il finit par une exhortation
morale, pathétique, et toujours très-éloquente.
Nous avons quatre-vingt-huit Homélies de saint Chrysostome sur l'Evangile
de saint Jean. Mais, dit le savant Éditeur, comme il y avait beaucoup d'Ariens
et d'Anoméens dans Antioche et à Constantinople, il n'est pas facile de
découvrir dans laquelle de ces deux villes le Saint les a prêchées.
Toutefois, par un endroit de la septième Homélie, sur la première
Epître aux Corinthiens, il fait voir et prouve assez vraisemblablement que
c'est à Antioche que le saint Docteur les a prononcées. Le Saint y renvoie ses
auditeurs à la cinquantième Homélie sur saint Jean. Il est donc certain et
indubitable qu'il les a prononcées dans Antioche, les ayant prêchées avant les
Homélies qu'il a faites sur la première et la deuxième Épître aux Corinthiens.
Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon se propose ensuite trois
questions: 1° En quel temps saint Chrysostome a prêché ces Homélies. — 2°
Pourquoi il les a prononcées dès le matin, au point du jour. — 3° Quels
auditeurs il avait.
A la première question, il répond qu'elle n'est pas facile à résoudre,
et qu'il est même impossible d'assigner l'année. Saint Chrysostome fut, fait
prêtre l'an 386. Il prêcha ensuite ses Homélies sur saint Matthieu, qui sont au
nombre de 90, des panégyriques, et sur d'autres sujets: il a donc pu commencer
à prêcher celles-ci vers l'an 390, et les finir en 394 ou 395, et prêcher les
74 Homélies sur la première et la deuxième Epître aux Corinthiens dans les
années suivantes et jusqu'au commencement de l'an 398, qu'il fut malgré lui
arraché d'Antioche, amené à Constantinople, et ordonné évêque de cette ville
impériale.
9Sur la seconde, pourquoi le Saint prêchait au point du jour, le savant
Editeur conjecture que c'était pour ne pas interrompre la suite des autres
Sermons qu'il prêchait pendant le cours de l'année et où assistaient
généralement tous,les catholiques de tout âge, de tout sexe, et de toutes
conditions.
D'où il suit, pour répondre à la troisième question, qu'il ne se
trouvait à ces Sermons du matin que des hommes et des femmes, qui, ayant plus
de zèle, de ferveur. et d'esprit, étaient aussi plus en état de profiter des
instructions du saint Docteur, et plus capables de combattre ensuite contre les
hérétiques et de réfuter les arguments que ces hommes, qui fuyaient la lumière,
tiraient principalement de plusieurs passages de saint Jean, qu'ils
n'entendaient point, et;qu'ils détournaient à leurs sens dépravés.
Saint Chrysostome avait deux emplois: l'un d'instruire tous les
catholiques dans la piété, dans la vertu, et contre toutes sortes de vices, et
il le faisait avec beaucoup de force, de courage et d'assiduité, prêchant
souvent, malgré la faiblesse et la délicatesse de sa santé, jusqu'à deux ou
trois fois la semaine; l'autre, d'armer les fidèles contre les assauts des
hérétiques, qui se trouvaient alors en foule parmi eux, et de les mettre en
état de répondre aux discours qu'ils semaient dans les entretiens familiers, et
aux arguments qu'ils prétendaient tirer de plusieurs textes de l'Évangile de
saint Jean, comme on le verra dans ces Homélies.
Les Anoméens sont les hérétiques que saint Jean Chrysostome combat plus
particulièrement dans ces discours. Il les a vivement poursuivis pendant tout
le temps qu'il a rempli le ministère de la prédication, et à Antioche, presque
aussitôt que; Flavien, son évêque, l'eût élevé au sacerdoce, et à
Constantinople, lorsqu'il fut mis sur le siège patriarcal,de cette ville. A
Antioche, il les attaqua dès la première année qu'il commença à prêcher, il y
fit même douze Sermons où il les réfute excellemment; il repousse leurs traits
avec beaucoup de vigueur, et fournit de très-puissants arguments contre eux.
Mais toutefois dans ses premiers discours il ne les attaque pas avec la même
force, ni de la même manière qu'il le fit dans la suite, parce qu'il en voyait
venir plusieurs a ses Sermons et l'écouter avec plaisir; parce qu'ainsi qu'il
le dit lui-même, il ne voulait pas « chasser le gibier », et qu'il désirait de
les attirer et de les gagner par la douceur, et par l'évidence dés
raisonnements"et des preuves. Dans la suite, les Anoméens l'ayant
eux-mêmes engagé d'entrer en lice; il attaqua vivement leurs erreurs, et
néanmoins toujours honnêtement et charitablement; ne voulant point blesser ou
terrasser ses ennemis, mais au contraire les relever de leur chute.
Quoique saint Chrysostome réfutât;les Anoméens avec des termes
d'amitié. et de bonté, il ne laissait pourtant pas de les pousser
vigoureusement, et certes, c'est avec raison et avec justice: car ces
hérétiques s'attribuaient la science de toutes choses. Et ce qui surprend
davantage, c'est qu'ils disaient qu'ils connaissaient Dieu, comme Dieu se
connaissait lui-mëme. Ces hérétiques se vantant donc d'avoir ure si haute et si
sublime connaissance, il n'est point étonnant qu'ils aient eu la témérité de
sonder les profondeurs de Dieu, et l'audace d'examiner sa substance, d'agiter
tant dé questions sur la Divinité, et de les proposer à tous les catholiques
qu'ils rencontraient, même dans les places publiques: Si quelqu'un les
reprenait de cette extrême insolence, ils lui répliquaient: « Quoi ! vous ne
connaissez pas ce que vous adorez» ? Ils rebattaient continuellement ces
paroles, et aux oreilles de tout le monde: « Le Fils n'est point consubstantiel
à son Père: il est une créature, il n'a pas un pouvoir égal à celui de son
Père, il ne juge pas avec la même autorité:celui qui prie son Père, ne peut
point être égal à son Père ». Ils ajoutaient encore: « Le Fils n'est pas
semblable au Père »; d'où ils furent appelés ANOMÉENS, c'est-à-dire,
DISSEMBLABLES. Comme donc ces hérétiques étaient fort opiniâtres, grands
parleurs, et qu'ils disputaient continuellement contre des catholiques, le
Saint ne cesse point de les combattre dans les Homélies qu'il a prêchées à
Antioche et à Constantinople. Et comme ils tiraient leurs arguments et leurs
preuves de plusieurs textes de saint Jean, expliqués à leur manière, et
accommodés à leur sens, c'est aussi dans ces Homélies que saint Chrysostome les
attaque et les presse plus fortement. Le lecteur ne sera sans doute pas fâché
de trouver ici leurs principaux arguments avec les réponses du saint Docteur,
après que nous lui, aurons donné une idée succincte de l'origine et du progrès
de leur hérésie. En effet, il est nécessaire de connaître ces hommes que le
Saint combat si souvent: Sans cette connaissance on ne peut même lire avec goût
et avec fruit un grand nombre de ses Homélies.
Arius répandit son exécrable hérésie dans l'Église de Jésus-Christ vers
l'an 320. Il eut beaucoup de disciples et de sectateurs, il jeta le trouble
partout, presque toutes les églises du monde en t'ureut ébranlées. Les
principaux chefs et articles de l'hérésie d'Arius et des Ariens sont.quo çi
Dieu n'avait pas « toujours été Père », que « le Fils n'avait pas toujours été
»; qu' « il y avait eu un temps auquel il [91] n'était point »; qu' « il
n'était point avant qu'il fût né »; qu' « il avait été fait dans le temps et
tiré du néant»; qu' « il n'était pas proprement de la nature, ou de la
substance du Père »; qu' « il était une créature parfaite, mais non pas comme
une autre des créatures»; qu' « il n'était pas vrai Dieu, mais Dieu par
participation »;.qu' « il n'était pas éternel, mais qu'il avait été créé avant
le temps et les siècles »; que « le Fils ne connaissait pas et ne voyait pas
parfaitement le Père ». Ils eurent même l'impiété de dire que « le Fils n'était
pas l'unique et le véritable Verbe », et qu' « il n'était le Verbe que de nom »;
qu' « il n'était la Sagesse que de nom seulement »; que « c'était par grâce
qu'il était Fils, le « premier-né des créatures »; que « le Verbe était muable
»; et qu' « il y avait plusieurs. Verbes ».
Arius lui-même disait que le Verbe qui était en Dieu était différent de
celui dont saint Jean disait « Au commencement était le Verbe ». Car dans cette
impie doctrine, les Ariens n'étaient pas tous d'accord entre eux; souvent l'un
enseignait le contraire de ce que disait l'autre: et comment auraient-ils été
d'accord entre eux, puisqu'ils ne l'étaient pas toujours avec eux-mêmes ? Tant
il est vrai que l'erreur est peu stable et peu ferme !
Il s'en trouvait encore parmi eux qui soutenaient que le Fils n'était
point semblable à son Père. Sur ce dogme il se forma différents partis: les uns
excluant absolument toute ressemblance, les autres en admettant une, et même de
substance. Ceux qui niaient que le Fils était « Homoousios », consubstantiel,
et qui le disaient « Homoiousios », semblable en substance, firent une secte
particulière, et étant différents en quelque chose des purs Ariens, ils furent
appelés « Semi-Ariens ». Ces « Demi-Ariens » se partagèrent aussi en diverses
sectes: car quelques-uns d'eux enseignaient que le Fils était semblable au Père
en substance, par une ressemblance imparfaite, telle que peut être celle de la
créature au Créateur, de l'image à l'original. Cette image, cette ressemblance
qui est hors de Dieu, disaient-ils, c'est Dieu qui l'a faite; et elle est
semblable à la substance de Dieu, autant qu'une chose créée hors de Dieu peut
être semblable à la substance de Dieu. Et ceux-ci ne différaient des purs
Ariens que de nom et de parole. En effet, les Ariens, recevant l'Evangile, ne
pouvaient s'empêcher de reconnaître une ressemblance imparfaite entre les
créatures et le Créateur, puisqu'il est dit dans l'Evangile: « Afin que vous
soyez semblable à votre Père, etc. »
Mais d'autres Semi-Ariens, dont Basile, évêque d'Ancyre, était le chef,
expliquaient cette ressemblance de substance d'une manière toute différente;
car ils admettaient dans le Père et le Fils une entière ressemblance de
substance. Mais toutefois ils rejetaient « l'Homoousion », ou la
consubstantialité du Père et du Fils; et pour plusieurs raisons que rapporte et
réfute en même temps saint Athanase « dans son Livre des Synodes, p. 764 ». Ce
Père ajoute « dans ce même Livre, p. 757 » que ces Demi-Ariens, dont nous
parlons, rejetaient le mot: « Homoousion », parce qu'il avait été proscrit dans
le concile d'Antioche, on Paul de Samosate fut condamné, quoique ce ne fùt pas
dans le même sens que le concile de Nicée le reçut depuis, et le mit dans sa
profession de foi: ce qui se prouve évidemment par les propres paroles de Denis
d'Alexandrie qui avait assisté et souscrit au concile d'Antioche. Cet évêque
ayant été accusé devant Denis, évêque de Rome, de ne se point servir dans ses
sermons de « l'Homoousion », répondit qu'il le recevait et le regardait comme
tout à fait catholique; mais qu'il s'abstenait alors de s'en servir, parce
qu'il avait affaire aux Sabelliens qui en abusaient, l'employant pour confondre
les trois Personnes en une seule, et, détruisant la Trinité par le terme même
de « Consubstantialité ».
Ces Semi-Ariens, plus doux et plus mitigés, rejetaient le mot: «
Homoousion », et lui substituaient celui de « Homoiousion », qu'ils
expliquaient dans un sens tout à fait catholique, ne différant que dans les
termes et les expressions. Car ils admettaient une parfaite ressemblance de
substance entre le Père et le Fils,et ils confessaient que le Fils était égal
au Père; quoique le mot:« Homoiousios », semblable, exprime en soi quelque
chose d'impie. En effet, si le Fils est semblable à son Père par sa substance,
s'il est véritablement Dieu, comme ils l'avouaient, il ne peut point être d'une
autre substance, d'une substance différente: oit ne peut pas dire qu'une chose
qui est une et la même, soit seulement semblable. Mais si le Père et le Fils
sont de différente substance, si le Père est Dieu, si le Fils est aussi Dieu,
il y aura donc deux Dieux; car la substance de Dieu est Dieu même. Ainsi le
Fils, semblable au Père par sa substance, sera Dieu semblable à Dieu; il y aura
donc deux Dieux. Mais les Semi-Ariens, dont nous parlons, ne recevaient pas
cette conséquence, quoiqu'elle parût naturellement suivre de l' « Homoiousios
». Certainement dans l'explication ils s'approchaient du sens catholique, mais
ils avaient tort d'introduire ce terme, et aussi ils étaient blâmables de ne
recevoir pas le mot d' « Homoousion », de consubstantiel, que le saint concile
de Nicée avait introduit et appliqué à cette signification. Néanmoins saint
Athanase, cette grande lumière de l'Eglise, ne veut pas qu'on les traite
d'ennemis, ou d'hérétiques, comme on le peut voir « dans son Livre des Synodes,
p. 755 ». Il s'ensuit donc de ce que nous venons [96] d'exposer que ces
Demi-Ariens ne différaient des catholiques que dans les paroles et dans les
expressions, et qu'ils étaient au fond de même sentiment. Aussi saint Athanase
ne faisait pas difficulté de dire qu'il espérait que bientôt ils se réuniraient
tout à fait à l'Eglise, et par l'unité de foi, et par l'unité d'expressions et
de langage, usant de la même formule de foi. Et c'est ce qui arriva dans la
suite, etc.
Comme donc ces Semi-Ariens étaient au fond réellement d'accord avec les
catholiques, de même aussi les autres Semi-Ariens qui enseignaient que le Fils
avait été tiré et fait du néant, et qu'il n'était point coéternel au Père,
encore qu'ils le disent « Homoiousion », c'est-à-dire, semblable au Père en
substance, étaient peu ou point du tout différents des Ariens, et de ceux qui
soutenaient que le Fils était « Anomoion », c'est-à-dire, dissemblable au Père:
c'est pourquoi ces Semi-Ariens ne furent pas longtemps séparés des Ariens et
des Anoméens, et ils furent enfin presque tous appelés « Anoméens », comme je
le crois, dit le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon, que nous suivons dans
cette histoire des Ariens et de leurs sectateurs.
Les historiens rapportent qu'Aétius fut l'auteur et le chef de ces
nouveaux Anoméens qui s'élevèrent alors: cet Aétius que son impiété fit
surnommer ATHÉE. Ils commencèrent à 'troubler l'Eglise dès le temps de saint Athanase,
disant que le Fils était tout à fait dissemblable au Père; en quoi ils
s'accordaient parfaitement avec Arius et avec les Ariens. Car dès lors qu'ils
tenaient que le Fils était créé et fait du néant, il s'ensuivait sûrement de
leur impie doctrine, qu'il y avait autant de différence entre le Père et le
Fils, qu'il y en a entre le Créateur et la créature; et qu'y ayant une distance
immense entre le Créateur et la créature, il y en avait une de même entre le
Père et le Fils. Ils disaient donc le Christ « Anomoion », dissemblable, d'où
ils furent appelés « Anoméens ».
Saint Chrysostome, ayant commencé à prêcher l'an 386, trouva la ville
d'Antioche entièrement inondée et infectée de ces abominables Anoméens: ce qui
l'engagea à composer contre eux les douze Homélies de « l'incompréhensibilité
de Dieu »; et dès cette année et dans les suivantes il les réfuta par des
preuves et des raisonnements également pleins de feu, de force et d'éloquence.
Car ces Anoméens embrassaient tous les dogmes des Ariens, et les soutenaient, y
ajoutant encore beaucoup d'autres blasphèmes et d'autres impertinences, que le
saint Docteur leur reproche à tous moments. Ils se vantaient insolemment d'une
science universelle, comme nous l'avons déjà remarqué, et de connaître Dieu
aussi parfaitement que Dieu se tonnait lui-même: pouvait-on rien entendre de
plus absurde et de plus insensé! Mais c'en est assez et même trop. Car nous
déclarons, avec le pieux auteur des Mémoires
sur l'histoire Ecclésiastique (1), que c'est avec horreur et avec regret
que nous osons écrire ces blasphèmes, qui ont fait frémir tous les saints
évêques dans le concile de Nicée. Et. nous pouvons dire, avec saint Athanase,
que c'est la seule nécessité de notre sujet qui nous empêche de les supprimer.
Quoique dans ses discours le Saint ne cesse point d'attaquer les Anoméens,
qu'il nomme rarement par leur nom d'Anoméens, toutefois il ne cite et ne réfute
jamais plus particulièrement leurs arguments, que « dans ces Homélies sur
l'Evangile de saint Jean ». C'est pourquoi, pour en faciliter la lecture et en
donner une plus claire intelligence, il est à propos d'exposer ici au moins une
partie des textes sur lesquels ils prétendaient s'appuyer et établir leurs
dogmes impies.
Il parait que les Anoméens, qui sont sortis des Ariens, se
distinguaient particulièrement d'eux, et se caractérisaient par l'impertinente
vanité dé s'attribuer une science universelle, et d'assurer qu'ils
connaissaient Dieu aussi parfaitement que Dieu les connaissait eux-mêmes, et
qu'il se connaissait lui-même: ce qui était également fou et impie. Enflés de
cette science imaginaire, ils se croyaient forts, et partout ils attaquaient
hardiment les catholiques, qui les réfutaient principalement. par l'Evangile de
saint Jean, et tiraient de ce divin arsenal les traits dont ils se servaient
pour les repousser et les abattre: les Anoméens en tiraient aussi du même
Evangile pour les écarter et les détourner. Ces impies étaient extrêmement
chagrins et piqués de ce qu'on renversait leurs dogmes par ces paroles du
sublime Théologien: LE VERBE ÉTAIT DIEU: MON PÈRE ET MOI NOUS SOMMES UNE MÊME
CHOSE: JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI: AFIN QUE TOUS HONORENT LE
PÈRE, COMME ILS HONORENT LE FILS: COMME MON PÈRE ME CONNAIT, JE CONNAIS MON
PÈRE: CELUI QUI ME VOIT, VOIT MON PÈRE: SI VOUS M'AVIEZ CONNU, VOUS AURIEZ
AUSSI CONNU MON PÈRE; et par d'autres semblables, par lesquels Jésus-Christ
déclare qu'il est un avec son Père, de la même substance, égal à lui, et vrai
Dieu. Ces hérétiques donc, pour se défendre, tâchaient de tirer aussi des
preuves et des arguments du même texte de saint Jean,
1. Tillemont
9et ils opposaient aux catholiques ces paroles: « Au commencement était
le Verbe »; ces paroles, disaient-ils, ne marquent point l'éternité du Fils,
puisqu'il est dit aussi des choses créées: « Au commencement Dieu a fait le
ciel et la terre ». Donc, ajoutaient-ils, c'est vainement qu'on se sert de ce
mot: « Au commencement », pour prouver l'éternité du Fils. Saint Chrysostome
réplique fort au long à ce sophisme, mais en des termes proportionnés à la;
portée de ses auditeurs. Pour expliquer, dit-il, ces paroles: « Au commencement
était le Verbe », il ne faut pas aller bien loin chercher des témoignages, il
n'y a qu'à y joindre ce peu de paroles qui suivent immédiatement: ET LE VERBE
ÉTAIT AVEC DIEU, ET LE VERBE ÉTAIT DIEU ». Ce mot « était avec Dieu » signifie
« était dans Dieu ». Or tout ce qui est dans Dieu est certainement éternel. Mais
que le Verbe soit dans Dieu, le Fils le déclare lui-même en disant: JE SUIS
DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI. Je suis dans mon Père et mon Père est
aussi en moi, cette parole démontre clairement et invinciblement l'unité,
l'égalité, et par conséquent l'éternité du Fils.
Nous passons les autres arguments des Anoméens: on les trouvera bien
détaillés « dans les Homélies III, IV et V ». Nous y renvoyons le lecteur, pour
ne pas tomber dans des redites, et n'être pas trop longs. Saint Chrysostome
n'attaque pas seulement les Anoméens, mais souvent aussi Paul de Samosate, les
Sabelliens, les Marcionites, les Manichéens, et les Docètes, ou « Apparens»,
qui prétendaient que l'Incarnation n'était qu'une illusion et un fantôme;
c'est-à-dire que Jésus-Christ n'était né, n'était mort, et n'était ressuscité
qu'en apparence.. Cette hérésie, qui s'était élevée dans l'Eglise dès les
premiers siècles, vivait encore au temps de saint Chrysostome, comme il le
témoigne dans la onzième Homélie.
Le Saint prémunit souvent ses auditeurs, et leur prête des armes contre
les plus anciens hérétiques, dont les sectateurs s'étaient conservés jusqu'à
son siècle, parce qu'ils étaient continuellement aux prises avec les
catholiques, et ne cessaient point de les attaquer. Les catholiques n'avaient
pas seulement alors à combattre contre les hérétiques: ils avaient aussi à se
défendre des Gentils, dont le nombre était encore fort grand. On verra que le
Saint les dresse à ces sortes de combats «.dans l'Homélie dix-septième ». Mais
quoiqu'en bien des endroits il attaque les Gentils et les anciens hérétiques,
il s'attache pourtant davantage à repousser les Anoméens, et il a grand soin de
réfuter leurs objections, et d'enseigner à ses auditeurs la manière d'y
répondre. Quelquefois aussi il relève leur arrogance et leur folie, comme «
dans l'Homélie seizième », où il les apostrophe en ces termes: « Jean-Baptiste
se déclare indigne de dénouer les courroies des souliers de Jésus-Christ; et
les ennemis de la vérité ont l'insolence et la folie de se vanter de le
connaître aussi parfaitement qu'il se connaît lui-même ! est-il rien de plus
détestable que cette manie? Est-il rien de plus furieux que cette arrogance? »
Dans ces Homélies sur saint Jean, le saint docteur combat donc les
Anoméens plus vivement et plus fortement que les autres hérétiques, parce
qu'ils étaient les plus puissants en nombre et en arrogance, les plus effrontés
et les plus hardis à attaquer continuellement les catholiques; et que tous les
passages qu'ils trouvaient, où Jésus-Christ pour s'abaisser, pour prouver son
incarnation et son humanité, parlait et s'énonçait en des termes simples et
populaires, humbles et modestes, ils les détournaient à leur sens, et s'en
servaient tant pour battre les fidèles, que pour appuyer et soutenir leurs
impiétés et leurs blasphèmes. Nous en pourrions produire bien des exemples,
mais nous Dons bornons à un seul. Il sera facile au lecteur de remarquer les
autres. « Il est certain », dit le saint Docteur aux Anoméens, « que
Jésus-Christ a souvent parlé comme homme, et voilà les expressions que vous
saisissez et que vous n'entendez point. Mais il n'est pas moins certain qu'il a
très-souvent parlé comme « Dieu; et voilà ce que vous ne voulez point entendre
et sur quoi vous faites la sourde oreille. Jésus« Christ vous déclare
manifestement son égalité et sa divinité, quand il dit: MON PÈRE ET MOI NOUS
SOMMES UNE MÊME CHOSE: JE SUIS DANS MON PÈRE, ET MON PÈRE EST EN MOI », etc.
C'est à cause que Jésus-Christ se faisait égal à Dieu, continue-t-il
encore, et qu'il se déclarait Dieu, que les Juifs lui faisaient des reproches,
qu'ils s'élevaient contre lui, qu'ils le persécutaient, et voulaient même le
faire mourir, « parce que non-seulement il ne gardait point le sabbat, mais
aussi parce qu'il disait que Dieu était son Père, se faisant égal à Dieu ». A
cette preuve si éclatante et si lumineuse les Anoméens répondaient que
Jésus-Christ ne se faisait point égal à Dieu, mais que seulement les Juifs le
croyaient et l'en soupçonnaient. Sur quoi saint Chrysostome s'élève, et
repoussant ses adversaires jusqu'au pied du mur, il ne leur laisse aucune
échappatoire. Vous avouez, leur dit-il, que les Juifs ont cru que Jésus-Christ
se faisait égal à Dieu: vous ne pouvez nier qu'il n'ait dit bien des choses qui
les jetaient dans ce soupçon et dans cette opinion, comme quand il dit: « Mon
Père et moi, nous sommes une même chose: Je suis dans mon Père, et mon Père est
en moi: Celui qui me voit, voit mon Père, etc. » Et beaucoup d'autres choses
qui non-seulement donnaient lieu aux Juifs, mais encore à tous ceux qui les
entendaient, de penser qu'il se faisait égal à Dieu le Père, et qu'il se [98]
montrait véritablement Dieu: donc s'il n'eût pas été égal à son Père, s'il
n'eût pas été véritablement Dieu, étant pieux, saint et juste, comme vous le
reconnaissez et le confessez, aurait-il pu laisser les Juifs dates leur erreur,
leur laisser croire qu'il se faisait égal à Dieu le Père, et qu'il se disait
Dieu? Non. certes, s'il n'était pas un fourbe et un imposteur, ce qui est
horrible à dire, il ne pouvait pas s'empêcher de leur découvrir leur erreur, et
de leur déclarer ce qu'il était. Et toutefois, il fait le contraire: il insiste
continuellement là-dessus, il leur confirme son égalité avec son Père, par de
nouvelles paroles et de nouveaux témoignages; et il leur marque sa puissance et
sa divinité par des prodiges et des miracles toujours plus évidents.
Il est vrai que dans ces mêmes paroles et ces mêmes oeuvres qui
prouvent sa divinité, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, Jésus-Christ
mêle beaucoup de choses tout humaines et tout ordinaires: mais c'est parce
qu'il parlait souvent comme homme; c'est parce qu'il voulait donner aux hommes
un modèle de modestie et d'humilité, et être lui-même ce modèle; c'est aussi
parce que, les Juifs étant méchants, le baissant, ne cherchant que l'occasion
de le surprendre et de l'accuser, et ne pouvant souffrir la doctrine de la
divinité et de la consubstantialité, il voulait peu à peu les adoucir, les
attirer, les faire entrer dans leur devoir et les convertir. Mais néanmoins,
nulle part, ni jamais, il n'a rétracté aucune des paroles qu'il avait dites,
pour montrer son égalité avec son Père et sa consubstantialité. Et même, s'il
mêle quelquefois dans son discours quelques paroles peu relevées et communes,
il y en joint aussitôt d'autres qui prouvent et démontrent qu'il est
véritablement Dieu, et consubstantiel à son Père.
C'est pourquoi il faut lire l'Évangile de saint Jean avec beaucoup
d'attention et de prudence, pour ne point se heurter contre les pierres
d'achoppement qu'on y rencontre, et ne. pas tomber dans les. précipices. Ce qui
est arrivé est une preuve que ce chemin en est bordé de tous côtés, mais pour
ceux qui se confient en leur propre sens, et qui ne s'attachent point à
l'Église de Dieu. Sabellius, uniquement attentif à ces paroles par lesquelles
Jésus-Christ montre son égalité avec son Père et sa consubstantialité, a ôté la
distinction des personnes pour avoir mal entendu la consubstantialité, et a dit
que le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit n'étaient qu'une seule et même
personne: Arius, ayant trouvé une pierre d'achoppement dans les paroles tout
humaines de Jésus-Christ, est tombé dans une autre impiété, en enseignant que
la substance du Père est différente de la substance du Fils, et que celle-ci
lui est inférieure. C'est ainsi que doivent toujours craindre de faire naufrage
en la foi, tous ceux qui abandonnent la grosse ancre, ou qui s'écartent de la
doctrine et des décisions de l'Église.
Ces pierres d'achoppement ne se rencontrent pas seulement dans
l'Écriture, il s'en trouve aussi dans les Pères: dans saint Chrysostome, il
s'en trouve. Le Saint dit, ou plutôt il parait dire dans quelques-unes de ses
Homélies que « Dieu ne nous prévient point ». Si nous nous arrêtons à l'écorce
de ces sortes d'expressions, nous sommes Pélagiens: « Il est de foi que Dieu
nous a aimés le premier », que « la vocation à la foi est purement gratuite »,
qu' « il nous prévient de sa grâce par sa sainte miséricorde », que « sans les
mérites du divin Sauveur nous serions tous demeurés dans le péché et morts
ennemis de Dieu, etc. »Pour ne se heurter et ne se briser pas contre ces
pierres d'achoppement, le vrai secret est de lire toujours avec attention et
avec prudence, de s'assurer d'abord de la doctrine de l'auteur, de voir en quel
siècle, en quel temps, contre qui il a écrit, quelles hérésies déchiraient
alors l'Église, et d'examiner enfin ce qui précède et ce qui suit. Par exemple,
dans l'endroit de saint Chrysostome que nous citons, le Saint ajoute immédiatement
et tout de suite: « La grâce ne nous force point »; il parle aux Manichéens,
qui ôtaient absolument toute liberté à l'homme, etc. Le saint Docteur veut donc
simplement établir contre ces impies, que Dieu ne force et ne nécessite point
l'homme, qu'il lui conserve sa liberté; qu'il lui fait vouloir et faire le bien
librement; en un mot, que la grâce ne détruit point le libre arbitre.
Véritablement, l'expression parait d'abord un peu forte; mais, en
suivant de près la doctrine du saint Docteur, qui est toujours pure et
orthodoxe, en considérant la fureur enragée de ces ennemis de Dieu et de son
Eglise. elle reprend sa nature, et on découvre le vrai sentiment de fauteur.
C'est à quoi un lecteur sage et judicieux doit toujours faire attention, pour ne
se pas laisser entraîner dans les piéges de ceux qui, ou par ignorance, ou par
des préjugés et des sentiments de parti, jugent témérairement de la doctrine
des plus grandes lumières de l'Église, décident en maîtres, lorsqu'ils
devraient s'honorer de la qualité de disciples, et condamnent hardiment ceux à
qui ils doivent tout leur respect et leur profonde vénération.
Pour finir ce que nous avions à dire sur ces Homélies, nous ne ferons
plus que cette seule observation. Comme saint Jean est celui de tous les
évangélistes qui a le plus fortement et avec le plus de [99] lumière établi la
divinité du Fils, son égalité avec son Père et sa consubstantialité, saint
Chrysostome est aussi celui de tous les Pères qui a soutenu et défendu avec
plus de feu et plus d'ardeur, et d'une manière plus pleine et plus étendue
cette divinité, cette égalité, et cette consubstantialité contre les Ariens,
les Anoméens, et les autres ennemis de cette grande et très-importante vérité,
soit dans les douze Homélies qu'il a expressément composées contre eux, ou dans
plusieurs de celles-ci sur saint Jean. En effet, c'est dans ces discours que
brillent davantage son. éloquence et la force de ses raisonnements, qu'il
repousse et qu'il terrasse leurs objections et leurs blasphèmes par des réponses
et des preuves si vives, si pressantes et si solides, qu'il serait difficile de
trouver un autre athlète qu'on lui pût comparer, et qu'il faut nécessairement
avouer qu'on les doit regarder comme les plus admirables et les plus excellents
que saint Chrysostome ait composés.
En lisant « la LII° Homélie », où le Saint explique « le VIII° chapitre
de saint Jean », on sera sans doute surpris de n'y pas trouver l'histoire de la
femme adultère. On peut donc demander pourquoi saint Chrysostome l'a omise. Le Révérend
Père Dom Bernard de Montfaucon, après nous avoir renvoyé aux auteurs critiques
qui ont traité de l'Évangile de saint Jean, et nommément à Sixte de Sienne, «
Bibli. Lib. « VI, annot. CXCVIII », nous en donne ces raisons: C'est, dit-il,
ou parce que cette histoire ne se trouvait pas dans l'exemplaire du Saint, ou
parce que prêchant à un peuple fort enclin et livré même à ce vice, il ne
jugeait pas à propos de lui exposer l'histoire de la femme adultère, ou pour
quelque sujet que nous ne savons pas. Il ajoute qu'il croit que cette histoire
manquait dans les exemplaires de l'église d'Antioche: Il n'est pas à croire,
dit-il, que saint Chrysostome l'eût passée à dessein, si on l'avait lue dans
cette église. Enfin, il nous fait observer que cette omission n'en diminue
point l'autorité, et qu'on la lisait dans tout l'Occident, dans l'Afrique, dans
l'église d'Alexandrie, qui était la seconde du monde chrétien, et aussi dans
toute la Grèce, si l'on en excepte quelques églises.
Les Homélies de saint Chrysostome se divisent en deux parties; elles
forment en quelque sorte deux discours et comprennent deux sujets: l'un
dogmatique, et l'autre moral. Le premier est un commentaire du texte sacré, où
le Saint nous explique la doctrine de Jésus-Christ et de l'Église; le second
est une exhortation familière, instructive, édifiante, toujours vive, pressante
et éloquente, où il nous détourne du vice, en nous faisant connaître ce qu'il a
d'horrible et d'affreux; où il nous excite à la vertu, en nous représentant
combien elle est belle, combien elle est aimable: Quand même, dit-il en
plusieurs endroits, quand même il n'y aurait point de récompenses à espérer, il
faudrait toujours l'aimer, parce qu'elle est à elle-même sa propre récompense;
si on l'aime pour elle-même; on l'aimera toujours, etc.
1. S'il se présente aux jeux publics un athlète ferme et courageux, qui
ait déjà remporté le prix, les spectateurs accourent tous pour considérer sa
contenance dans le combat, son adresse et sa force. Vous verriez alors, mes
frères, le théâtre plein d'une multitude d'hommes, dont l'esprit et les yeux
sont entièrement appliqués à tout voir, afin que rien de ce qui s'y passe, ne
puisse leur échapper.
S'il arrive un excellent musicien, ces mêmes curieux remplissent
également le théâtre; quelque affaire qu'ils aient, nécessaire, pressante, de
quelque nature qu'elle puisse être, ils la quittent pour aller prendre place en
foule sur les gradins du théâtre, écouter avec grande attention le chant et le
son des instruments, et juger si l'un et l'autre sont bien d'accord.
Voilà pour le vulgaire. Ceux qui sont versés dans la rhétorique en font
autant à l'égard des orateurs; car il y a de même pour ceux-ci des théâtres,
des auditeurs, des applaudissements, des battements de mains et des éclats de
voix, et des critiques capables d'apprécier rigoureusement le talent des
adversaires.
Si donc les orateurs, les joueurs d'instruments et les athlètes
trouvent des auditeurs, des spectateurs si attentifs; vous, mes frères, vous,
avec quelle ardeur et quel zèle ne devez-vous pas venir ici? Ce n'est point un
musicien ou un orateur qui vous appelle au spectacle, c'est un homme dont la
voix du haut du ciel se fait entendre plus clairement que le tonnerre. En
effet, par cette voix il a attiré, captivé et rempli tout l'univers, non par la
grandeur et l'éclat du son, mais par une langue que le [101] mouvement de la
grâce faisait parler. Et, ce qui est admirable, cette voix, qui se fait
entendre si loin, n'a rien de rude, rien de désagréable, mais elle est plus
douce, plus aimable que la musique la plus harmonieuse.
Ajoutons à cela, que c'est un homme très-saint, très-respectable, plein
de tant de trésors et de secrets, et qui apporte de si grands biens, que ceux
qui le reçoivent avec empressement, et qui savent le retenir avec eux, ne sont
plus des hommes, ni ne demeurent plus sur la terre, mais s'élèvent au-dessus de
toutes les choses terrestres; et, devenant semblables aux anges, ils sont sur
la terre, comme étant déjà habitants du ciel. Cet enfant du tonnerre (Marc,
III, 17) que Jésus aimait, qui est la colonne de toutes les églises du monde,
qui a les clefs du ciel, qui a bu au calice de Jésus-Christ, et a été baptisé
de son baptême, qui s'est reposé avec une grande confiance sur le sein du
Seigneur, vient maintenant chez nous, non pour donner une pièce de théâtre, non
couvert d'un masque pour jouer un rôle (ce n'est point de ces sortes de vanités
qu'il doit nous entretenir): il ne va pas monter à la tribune, aux harangues,
ni danser dans l'orchestre; il n'est pas couvert d'un habit d'or, mais il se
présente à nous avec un vêtement d'une beauté extraordinaire, il est revêtu de
Jésus-Christ; ses pieds sont beaux (Rom. X,15), ils sont chaussés (Ephés. VI,
15) et tout prêts à partir pour aller annoncer l'Évangile de la paix; il a une
ceinture, non sur son sein, mais autour de ses reins; elle n'est pas dorée ni
d'un cuir couleur de pourpre, mais elle est tissue et formée de la vérité même.
Tel est celui qui s'offre à nous: son visage n'est pas couvert d'un
masque, car il n'y a dans lui ni déguisement, ni fiction, ni mensonge; mais
ayant la tête nue, il annonce la pure vérité. Il ne cherchera point à se
montrer à ses auditeurs par son geste, son regard, sa voix, différent de ce
qu'il est en réalité. Pour remplir sa mission, il n'aura besoin d'aucun
accompagnement, ni de harpe, ni de lyre, ni d'aucun instrument pareil. C'est
par sa voix qu'il fait tout, et cette voix fait entendre une harmonie plus
salutaire et plus douce que le sonde la harpe ou de la musique la plus
mélodieuse.
Tout le ciel est la scène, toute la terre est le théâtre, tous les
anges sont ses spectateurs et ses auditeurs, et tous ceux d'entre les hommes
qui sont ou qui désirent devenir des an gel.
Voilà ceux qui peuvent attentivement entendre cette harmonie, et s'en
inspirer pour leur propre conduite; voilà les dignes auditeurs. Tous les
autres, semblables aux enfants, écoutent à la vérité mais ils ne comprennent
rien à ce qu'ils ont écouté, parce qu'ils s'amusent à des bagatelles et à des
puérilités (1). Adonnés aux ris et aux délices, livrés aux, richesses et à
l'ambition, et ne songeant qu'à leur ventre, ils entendent véritablement
quelquefois la divine parole, mais attachés qu'ils sont à des ouvrages de fange
et de boue (2), ils ne font rien de grand, rien de noble, rien d'élevé.
Les puissances célestes accompagnent cet apôtre, elles voient avec
admiration la beauté de son âme, sa prudence et cette brillante vertu, par
laquelle il a attiré Jésus-Christ même dans son coeur, et reçu les grâces
spirituelles cartel en quelque sorte qu'une lyre que les pierres précieuses et
les cordes d'or dont elle est ornée, font briller, il fait retentir des sons
spirituels qui ont quelque chose de grand et de sublime.
2. C'est pourquoi écoutons-le, mes frères, non comme le pécheur, ou
comme le fils de Zébédée, mais comme un homme plein de « l'esprit qui pénètre
ce qu'il y a de plus caché et dans la profondeur de Dieu (I Cor. II) », comme
une lyre, dis-je, que l’Esprit-Saint pince et fait résonner. Ce n'est point la
voix d'un homme que vous allez entendre, mais c'est la voix de Dieu. Tout ce
qu'il vous dira est puisé dans les sources divines; dans ces secrets, dans ces
mystères que les anges mêmes n'ont point connus, avant qu'ils aient eu leur
accomplissement: car c'est avec nous, par la voix de Jean, c'est par nous
qu'ils ont appris ce que nous avons connu nous-mêmes: un autre apôtre nous le
déclare par ces paroles: « Afin que maintenant les principautés et les puissances
connaissent par l'Église la sagesse de a Dieu si merveilleuse dans les
différents ordres de sa conduite ». (Ehés. III, 10.) Si donc les Principautés,
les Puissances, les Chérubins et les Séraphins ont appris ces choses de
l'Église, il est évident que c'est avec une grande attention qu'ils les ont
apprises: et certes, que les anges aient appris avec nous
1. Littéralement: à des gâteaux.
2. Vils. Lett. A des ouvrages
de brique et de tuile.
10des choses qu'ils ignoraient, nous n'y avons pas peu de gloire: mais
que ce soit aussi de nous qu'ils les ont apprises, je n'expliquerai point
encore comment cela. est arrivé.
Ecoutons saint Jean avec modestie, gardons un grand silence,
non-seulement aujourd'hui, ou dans le jour seulement auquel nous l'écoutons,
mais aussi pendant toute notre vie: il est avantageux d'être en tout temps
attentifs à sa voix. Si nous sommes curieux d'apprendre ce qui se passe à la
cour, ce que fait l'empereur, ce qu'il a résolu de faire pour ses sujets,
quoique souvent il n'y ait rien en cela qui nous regarde, nous devons beaucoup
plus désirer de savoir ce que Dieu a dit, et surtout puisqu'ici tout nous
importe, tout est pour nous., Jean nous donnera la connaissance de toutes ces
choses, parce qu'il est l'ami du Roi, ou plutôt parce qu'il a en lui-même le
Roi qui parle par sa bouche, et qu'il sait de lui tout ce qu'il apprend de son
Père. Jésus-Christ dit: « Je vous ai appelé mes amis, parce que je vous ai fait
savoir tout ce que j'ai appris de mon Père ». (Jean, XV, 15.) Or, si nous
voyions descendre tout à coup du ciel quelqu'un qui nous promît de nous dire ce
qui s'y passe, nous accourrions tous auprès de lui: accourons donc présentement
de même.
Cet homme nous parle du haut du ciel: il n'est pas de ce monde, c'est
Jésus-Christ lui-même qui le déclare: « Vous n'êtes point », dit-il, « de ce
monde ». (Jean, XV,19.) L'Esprit-Saint dont il est rempli lui parle, cet Esprit
qui est présent partout, qui connaît ce qui est en Dieu, de même que l'esprit
de l'homme, qui est en lui, connaît ce qui se passe en lui (I Cor. II, 11),
c'est-à-dire l'Esprit de sainteté, l'Esprit de vérité, qui conduit et mène au
ciel, qui donne de nouveaux yeux, qui nous rend présentes les choses futures,
et qui, quoique nous soyons encore dans notre chair, nous fait voir les choses
célestes.
C'est pourquoi, mes frères, présentons-nous à lui avec un esprit.
paisible et tranquille durant tout le cours de notre vie; qu'aucun indifférent,
aucun homme sans ferveur, aucun débauché, une fois entré ici, ne demeure tel
qu'il était. Mais élevons-nous, au ciel, c'est là que l'évangéliste parle à
ceux qui y vivent. Si nous sommes habitants de la terre, nous ne rapporterons
aucun fruit. La doctrine de saint Jean n'est pas pour ceux qui mènent une vie
sensuelle et toute animale, de même que les choses terrestres ne le
touchent et ne le regardent point. Certes, le tonnerre qui gronde dans l'air
nous épouvante et nous effraye par son bruit confus; mais la voix de Jean ne
trouble point les âmes fidèles, elle les délivre au contraire du trouble et de
la terreur, et n'est terrible qu'aux démons et aux esclaves des démons. Pour
voir et pour connaître comment il les. effraye et les met en fuite, que notre
esprit, que notre langue gardent un profond silence, mais surtout notre esprit:
de quelle utilité serait-il que la langue fût dans le.silence, lorsque l'esprit
serait dans l'agitation et dans le trouble? Je demande la paix de l'âme, parce
que je veux que l'âme soit attentive et m'écoute. Que la cupidité, l'amour de
la gloire, que la colère, ce cruel tyran, que toutes les autres passions
cessent donc de nous agiter: l'oreille qui n'est pas bien purifiée ne peut
dignement entendre, ni pleinement concevoir la sublimité de ces paroles, la
formidable grandeur de ces ineffables mystères,- en un mot, l'excellence de ces
divins oracles. Si, faute de prêter une exacte attention, il est impossible de
bien apprécier un air joué sur la flûte ou la lyre, comment l'auditeur appelé à
entendre une. voix mystique, le pourra-t-il si son âme sommeille?
3. Voilà pourquoi Jésus-Christ nous donne cet avertissement: «
Gardez-vous de donner les choses saintes aux chiens, et: ne jetez point vos
perles devant les pourceaux. ». (Matth. VII, 6.) Il appelle ses paroles des
perles (quoiqu'elles soient infiniment plus précieuses que ne le sont
celles-ci), parce que les perles sont ce qu'il y a de plus précieux sur
la:terre. Il a coutume aussi de comparer leur douceur au miel, non que le miel
puisse l'égaler, mais parce que. nous n'avons rien de plus doux. Mais qu'elles
surpassent en effet, et de beaucoup, et le prix des pierres précieuses, et la
douceur du miel; si vous en doutez, écoutez ce qu'en dit le Prophète: « Elles
sont plus désirables que l'abondance de l'or et des pierres précieuses, et plus
douces que n'est le miel, et qu'un rayon plein de miel» (Ps. XVIII, 11 et l2);
mais pour ceux-là seulement qui se portent bien; aussi a-t-il ajouté: « Car
votre serviteur les garde ». Et ailleurs encore, après avoir dit: douce, il joint: à moi: « Que vos paroles», dit-il, « me sont douces ! » Et pour
marquer leur excellence, il ajoute: [103] « Elles le sont plus que le miel et
le rayon (1) de miel ne le sont à ma bouche ». (Ps. CXVIII, 103.) Le prophète
parle de la sorte, parce que son âme était pure et saine. N'entrons donc pas
ici, si nous sommes malades, et ne mangeons de ce pain qu'après avoir purifié
nos âmes. Voilà pourquoi tant de paroles et un si long discours: avant
d'arriver à notre texte j'ai voulu vous préparer et vous porter à purifier vos
âmes, afin que chacun de vous se guérît de toutes ses maladies, et n'abordât ce
texte sacré qu'avec une âme exempte de colère, de soucis, d'inquiétudes
terrestres et de toute autre passion, comme s'il allait entrer dans le ciel.
Nous ne pourrions faire ici aucun profit considérable, si nous n'avions
auparavant purifié nos âmes.
Qu'on ne me dise point: mais comment se préparer? le temps qui nous
reste jusqu'à la prochaine assemblée est très-court. A quoi je répondrai: Vous
pouvez, mes frères, vous pouvez changer de vie, non-seulement dans l'espace de
cinq jours, mais vous le pouvez même en un instant.
Répondez-moi à votre tour, je vous le demande: Est-il quelqu'un de plus
scélérat qu'un larron et un assassin? N'est-ce pas là le comble de l'iniquité?
Toutefois un larron est parvenu du premier coup au faîte de la vertu, il est
entré dans le paradis, et n'a pas eu besoin pour cela de plusieurs jours, ni de
la moitié d'un jour, mais seulement d'un petit moment: on peut donc changer de
vie en un instant, et de boue que l'on était auparavant, on peut devenir un or
pur; comme ce n'est point par nature que nous sommes ou vertueux, ou vicieux;
le changement est facile, notre volonté étant libre et nullement nécessitée. «
Si vous voulez et si vous m'écoutez » dit l'Ecriture, « vous serez rassasiés
des biens de la terre ». (Isai. I, 19.)
Ne le voyez-vous pas, mes frères, qu'il ne faut que la seule volonté ?
non point cette volonté banale qui ne fait défaut à personne, mais une volonté
ferme et vigilante. Je le sais fort bien: il n'y a personne qui ne veuille aller
promptement au ciel; mais c'est par les oeuvres qu'il faut montrer sa volonté.
Le marchand qui veut s'enrichir, ne se contente pas
1. Le rayon. N. Vulg. dit
seulement le miel, mais le saint
Auteur n'est pas le seul qui ajoute: et le
rayon de miel. Saint Ambroise, saint Jérôme, salut Augustin, et les anciens
psautiers lisent de même: Super met et
favum ori meo.
d'en avoir la pensée et la volonté, mais il fait construire un
vaisseau, il engage des matelots, prend un bon pilote, équipe son vaisseau de
toutes choses, il emprunte de l'argent, traverse les flots, il va dans les pays
étrangers, il s'expose à beaucoup de périls, et souffre tous les maux que
connaissent ceux qui ont coutume d'aller sur mer. C'est de cette manière que
nous devons faire connaître notre volonté. Nous avons aussi nous-mêmes à
naviguer, non d'une terre à une autre, mais de la terre au ciel. Préparons donc
nos âmes à cette navigation, afin qu'elle nous conduise au ciel:
pourvoyons-nous de matelots obéissants et d'un bon navire, si nous ne voulons
être en butte aux périls, aux naufrages du monde, ou être emportés par le vent
de l'orgueil; si nous voulons être alertes et dispos. Que si nous nous
pourvoyons ainsi d'un navire, d'un pilote et de nautoniers, notre navigation
sera heureuse, nous obtiendrons le secours du Fils de Dieu, ce vrai pilote, qui
ne permettra pas que notre esquif soit submergé, mais qui, au fort des plus
terribles orages, commandera aux vents et à la mer (Matth. VIII, 26), et fera
succéder lin grand calme à la tempête.
4. Venez à l'assemblée prochaine, mes chers frères, avec ces
dispositions, si vous désirez en profiter, et garder en dépôt dans votre coeur
ce qu'on vous dira. Que personne ne soit « chemin », que personne ne soit «
pierre », que personne ne soit « rempli d'épines». (Luc, VIII, 5 et suiv.)
Faites de vos âmes une terre bien cultivée, et nous sèmerons avec ardeur, quand
nous verrons une terre franche. Alois si nous trouvons une terre pierreuse et
en friche, excusez-nous de ne vouloir pas travailler en vain; car si, cessant
de semer, nous commencions par arracher les épines... d'un autre côté, jeter la
semence dans une terre inculte, serait une conduite insensée.
Il n'est point permis à un homme qui assiste à ces entretiens de
participer à la table des démons (I Cor. X, 21); car quelle société peut-il y
avoir entre la justice et l'iniquité (Ibid. VI, 24 )? vous êtes auditeurs de
Jean, vous apprenez de lui des choses qui sont de l'Esprit de Dieu: et vous
iriez ensuite entendre des courtisanes qui disent des obscénités (1) et font
des
1. Des femmes montaient sur le théâtre comme les bouffons, et jouaient
tous les mêmes personnages; leurs paroles et leurs gestes étaient pleins
d'ordures et d'obscénités, ce qui excitait souvent le zèle de notre saint
Docteur.
10représentations encore plus obscènes; et vous iriez voir des infâmes
échanger des soufflets sur la scène 1 Comment pourrez-vous vous purifier, après
vous être vautré dans un bourbier si immonde? Est-il nécessaire de faire ici le
détail de toutes ces indécences? Dans ces lieux tout est ris dissolus, tout est
infamie, tout est injure atroce, tout est traits satyriques, tout est débauche,
tout est perdition. Je vous le dis, et je vous le déclare à vous tous: qu'aucun
de ceux qui participent à cette table, n'aille corrompre son âme à ces
spectacles pernicieux. Tout ce qui s'y dit, tout ce qui s'y fait est pompe de
Satan.
Vous tous qui avez été initiés à nos saints mystères, vous savez à
quelles conditions nous vous avons reçus, et ce que vous nous avez promis, ou
plutôt à Jésus-Christ, puisque c'est lui-même qui vous initie: vous savez ce
que vous lui avez dit, quelle parole vous lui avez donnée sur les pompes de
Satan, comment vous avez renoncé et à Satan et à ses anges; et vous avez promis
de n'y point retourner? Celui donc qui viole ces promesses a infiniment à
craindre de se rendre indigne de ces mystères. Ne voyez-vous pas qu'à la cour
ce ne sont pas ceux qui ont commis des fautes dans leurs charges, mais ceux qui
s'en sont acquittés avec honneur, qu'on élève aux premières dignités, qu'on
fait entrer au conseil du roi, et que l'on met au rang de ses amis? Il nous est
venu du ciel un ambassadeur, que Dieu nous envoie lui-même pour nous parler de
choses très-importantes et très-nécessaires. Niais vous, sans vous mettre en
peine de savoir ce qu'il vous veut, ou ce qu'il a à vous dire, vous courez aux
spectacles écouter des bouffons. Une telle conduite ne mérite-t-elle pas les
foudres et toute la colère du ciel? Car, comme il n'est pas permis de
participer à la table des démons, il ne l'est pas non plus d'assister à ces
démoniaques assemblées, ni de se présenter vêtu d'un habit sale à cette table
magnifique, couverte de toutes sortes de mets exquis, que Dieu a dressée
lui-même, et dont la vertu est si grande, qu'elle élève tout d'un coup dans le
ciel ceux qui y participent, si toutefois ils sont attentifs et vigilants. Oui,
certes, celui qu'enchante constamment cette divine parole, ne reste pas sur
cette terre vile et abjecte: il prend des ailes, il s'envole, il entre dans la
sublime et céleste région, où il jouit de ses biens immenses, desquels
puissions-nous tous entrer cri possession, par la grâce et par la miséricorde
de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, aujourd'hui et toujours, et dans tous les siècles des siècles!
Ainsi soit-il.
1. Si c'était Jean qui dût nous parler lui-même et nous entretenir de
ce qui le regarde personnellement, il serait de mon sujet, mes frères, de vous
rapporter l'histoire de sa famille, de sa patrie et de son éducation; mais
comme ce n'est point lui, comme c'est Dieu qui parle par sa bouche, il semble
qu'il soit inutile et superflu d'entrer dans ce détail mais non, ce n'est pas
inutile; bien au contraire, il est important et nécessaire de vous en faire le
récit. Quand vous saurez d'où, et de quels parents il est sorti, quel il était,
et que vous entendrez ensuite sa voix et toute sa doctrine, alors vous
connaîtrez que ce qu'il vous dit, il ne vous le dit pas de lui-même; mais qu'il
parle sous l'impulsion de la puissance divine.
Quelle est donc sa patrie? il n'en eut point, à vrai dire: il naquit
dans un pauvre bourg et dans un pays décrié qui ne produisait rien de bon. En effet,
c'est par mépris pour la Galilée que les Scribes disent: « Demandez et apprenez
qu'il ne sort point de prophète de a la Galilée». (Jean, VII, 52.) Le vrai
Israélite de même n'en fait point de cas, quand il dit: « Peut-il venir quelque
chose de bon de Nazareth? » (Jean, I, 46.) Le lieu même de ce pays où il était
né, n'avait rien d'illustre, ni de recommandable; son nom n'y était point
connu, son père était un pauvre pêcheur, et si pauvre, qu'il élevait ses
enfants dans sa profession.
1. Nathanaël.
Or, vous le savez tous, mes frères, nul artisan n'aime à laisser son
métier pour héritage à son fils, s'il n'y est forcé par son extrême pauvreté,
et surtout si l'art qu'il professe est vil et abject: vous savez aussi qu'il
n'est rien de plus pauvre, de plus dédaigné, et même de plus ignorant que les
pêcheurs. Là cependant, comme partout, il y a des degrés et des rangs. Mais
l'apôtre était d'un rang inférieur: car il ne pêchait même pas dans la mer,
mais dans un petit étang: et c'est là que Jésus-Christ l'appela, comme il était
avec son père (1), et Jacques, son frère, raccommodant ensemble leurs filets
(Matth. IV, 21), ce qui est la marque d'une très-grande indigence. C'est dire
assez qu'il était complètement étranger à toutes les sciences profanes: et
d'ailleurs saint Luc nous assure que non-seulement il était du commun du
peuple, mais aussi un homme sans lettres. (Act. IV, 13.)
Et pouvait-il en être autrement? un homme qui ne fréquentait ni le
barreau, ni ce qu'il y a d'honnêtes gens dans une ville, qui s'occupait
uniquement de pêche et n'avait de société et de commerce qu'avec des marchands
de poissons et des cuisiniers, comment aurait-il pu être au-dessus des animaux
et des brutes? comment n'aurait-il pas été aussi muet, que les poissons
eux-mêmes ?
Voyons néanmoins; mes chers frères, voyons ce que dit et ce qu'avait
appris ce pêcheur, qui passait sa vie autour des étangs, occupé
1. Zébédée.
10de filets et de poissons, cet homme de Bethsaïde de Galilée, ce fils
d'un pêcheur pauvre, extrêmement pauvre, cet ignorant dont l'ignorance était si
profonde et qui demeura illettré et avant et après qu'il se fût attaché à
Jésus-Christ. Ne va-t il pas nous parler de champs, de rivières et de commerce
de poissons? On ne s'attend peut-être pas à d'autres discours d'un pêcheur;
mais ne craignez point. Nous n'entendrons rien de ce genre, il rie nous
entretiendra que de choses célestes, que de choses que personne ne savait avant
lui: il va nous enseigner une doctrine aussi sublime, une morale aussi
excellente, et une philosophie aussi belle que le peut et le doit celui qui a
puisé dans les trésors de l'Esprit-Saint, et qui vient tout présentement de
descendre du ciel: ou plutôt, il est à croire que les anges mêmes qui sont dans
le ciel ne savaient pas encore, avant qu'il eût parlé, ce qu'il va nous
apprendre.
Je vous le demande: Est-ce là le langage d'un pêcheur, ou même d'un
rhéteur? d'un sophiste, d'un philosophe? de l'homme le plus profondément versé
dans la science humaine? Non, certes. Car il n'est point d'intelligence humaine
capable de philosopher, ou de raisonner comme lui sur la nature bienheureuse et
immortelle; sur les puissances qui lui sont subordonnées; sur l'immortalité et
la vie éternelle, ni sur les corps mortels qui doivent dans la suite devenir
immortels; sur le supplice et le jugement futurs; sur le compte que chacun
rendra de ses paroles, de ses actions, de ses pensées; ni de savoir ce que
c'est que l'homme, ce que c'est que le monde, ce qu'est véritablement l'homme,
à la différence de ce qui semble l'être, et ne l'est pourtant point; en quoi
consiste le vice, en quoi consiste la vertu.
2. Platon et Pythagore ont agité quelques-unes de ces questions: pour
les autres philosophes, ils ne méritent pas qu'on les nomme, tant ils se sont
rendus ridicules: les plus célèbres chez les païens, ceux qui sont regardés par
eux comme les princes de la science, je les ai nommés: c'est à eux qu'on doit,
par exemple, certains traités sur la République et les lois: tout cela ne les a
pas empêchés de se ridiculiser par des opinions dont rougiraient des enfants,
la communauté des femmes, le bouleversement de la société l'avilissement du
mariage. C'est à promulguer ces absurdités et d'autres encore, qu'ils ont
dépensé leur vie tout entière. Mais rien de plus honteux que leurs doctrines
sur la nature de l'âme: ils ont enseigné que les âmes des hommes devenaient des
mouches, des moucherons, des arbrisseaux; que Dieu même était l'âme, et
d'autres infamies pareilles. Et ce n'est pas seulement pour cela qu'ils sont à
reprendre, ils le sont encore pour leurs innombrables contradictions: agités
comme l'Euripe (1), ce n'est que flux et reflux dans leurs sentiments et dans
leur doctrine; aussi n'avaient-ils rien de vrai, rien de solide à dire.
Mais le pêcheur ne dit rien que de certain, rien que de vrai; fondé sur
la pierre, il est inébranlable et ne peut chanceler. Admis dans le sanctuaire
même du ciel, parlant par l'inspiration du Seigneur, sa parole n'éprouve aucune
des défaillances de l'humanité.
Les philosophes, au contraire, qui n'ont jamais été reçus à cette cour
céleste, pas même en songe, qui pêle-mêle avec le reste des hommes n'ont hanté
que les places publiques, voulant s'élever jusqu'aux êtres invisibles, par la
seule force de leur esprit, sont tombés dans de grandes erreurs: ils ont osé
discourir de choses ineffables, et, comme des aveugles ou des ivrognes, ils se
sont heurtés mutuellement dans leur course à l'aventure; que dis-je? ils se
sont contredits eux-mêmes, perpétuellement infidèles à leurs propres opinions.
Saint Jean est un homme sans lettres, grossier, de Bethsaïde, fils de
Zébédée. Que les Grecs se moquent et rient de la rudesse de ces noms; je ne
parlerai pas pour cela avec moins de confiance, j'en aurai même davantage: car
plus cette nation leur paraît barbare et éloignée de leurs moeurs et de leurs
coutumes, plus aussi ce que j'en dirai paraîtra grand et admirable. En effet,
un barbare, un ignorant dit des choses qui ont été jusqu'à présent inconnues au
reste des hommes; et non-seulement il les dit, mais il les persuade: se fût-il
borné à les dire, ce serait déjà une grande merveille: mais voici qui la
surpasse: il ne
1. L'Euripe est un canal, ou détroit entre la Béotie et l'Eubée,
continuellement agité par le flux et le reflux. D'où sont venus ces dictons
proverbiales: Homme euripe, pour dire
homme inégal: Esprit euripe, pour
dire esprit flottant: Fortune euripe,
pour fortune changeante. Euripixein,
être dans une agitation continuelle. Cicéron compare les assemblées du peuple
romain à l'Euripe. Quel détroit,
dit-il, quel Euripe, avec ses agitations
et ses bourrasques, apprécie, des bourrasques et des agitations qui règnent
dans nos assemblées ! Pro Planc.
10cesse de persuader tous ceux qui l'écoutent, et confirme par cette
nouvelle preuve qu'il est inspiré de Dieu. Qui n'admirerait un pareil pouvoir?
Ce talent, ce don de persuasion,, comme je l'ai fait voir, prouve manifestement
que la doctrine et les préceptes qu'il enseigne ne sont pas de lui. Ce barbare
a donc fait entendre sa voix jusqu'aux extrémités de la terre (Ps. XVIII, 4),
et a répandu son Evangile dans tout le monde. Il l'a semé par lui-même en
personne dans la moitié de l'Asie, là où les sages, où les philosophes grecs
tenaient leurs écoles de philosophie.c'est en quoi il est formidable aux
démons, car il brille au milieu des ennemis, il dissipe leurs ténèbres et
renverse leurs forts: mais son âme s'est élevée au ciel, dans le séjour qui
convient à Celui qui opère de si grands prodiges. Et voici que tous les dogmes
des philosophes sont tombés et anéantis, tandis que la doctrine de Jean
acquiert tous les jours plus de force et une nouvelle splendeur. A peine a-t-il
paru avec les autres pêcheurs que les doctrines de Platon et de Pythagore,
naguère puissantes, tombent dans le silence et l'oubli, jusque-là que la plupart
ignorent aujourd'hui le nom même de ces philosophes.
Cependant Platon passe pour avoir été appelé à la cour des tyrans; il
eut, dit-on, beaucoup d'amis et fit le voyage de Sicile. Pythagore domina sur
la grande Grèce; et mit en oeuvre mille prestiges: ainsi s'explique ce qu'on
raconte de lui, qu'il parlait avec les boeufs (1). En quoi il paraît
visiblement qu'un philosophe qui parlait ainsi avec les bêtes n'était nullement
utile aux hommes, ou plutôt qu'il ne pouvait que leur être très-nuisible. C'est
à l'homme qu'il appartient spécialement par sa nature de s'élever à la
philosophie; toutefois celui-ci parlait, à ce que l'on dit, ou feignait de
parler avec les aigles et avec les boeufs. Non que d'une nature irraisonnable,
il sût faire (ce qui est interdit à l'homme) quelque chose de raisonnable (ce
que l'homme ne peut point), il ne faisait que tromper les sots par des
prestiges et des illusions. Au lieu d'enseigner aux hommes une doctrine utile,
il leur disait que manger des fèves et avaler la tête
1. Le Révérend Père Dom Bernard de Montfaucon dit sur cet endroit,
qu’il ne se souvient pas d'avoir lu nulle part, que Pythagore ait parlé avec
les boeufs et avec les aigles; si ce n'est qu'on y veuille rapporter ce
qu'écrit Diogène Laërce, dans la vie de ce philosophe, que l'âme de Pythagore
avait passé dans les arbres et dans les animaux qu'elle avait voulu choisir ».
LE MÈRE. — Le conte auquel saint Chrysostome fait allusion est rapporté dans
les Vies de Pythagore par Porphyre (chap. XXIII), et par Iamblique (chap.
XIII). Note du nouveau traducteur.
de leurs parents c'était une même chose. Il persuadait à ses disciples
que l'âme de leur maître devenait tantôt un arbrisseau, tantôt une jeune fille,
tantôt un poisson. N'est-il pas naturel que de semblables rêveries aient fini
par tomber dans un profond oubli ? Oui, certes, et la raison le voulait ainsi.
Mais on n'en peut pas dire autant de ce qu'a enseigné l'homme grossier et sans
lettres: les Syriens, les Indiens, les Perses, les Egyptiens, et une infinité
d'autres nations, ayant traduit en leurs langues la doctrine et les
instructions qu'il leur a données, ont appris à philosopher, quoique ce ne
fussent que des barbares.
3. Je n'ai donc pas eu tort de dire que tout le monde entier lui a
servi de théâtre. Il n'a pas, comme Pythagore, quitté et rejeté ceux qui
étaient de même nature que lui, pour aller vainement instruire les bêtes:
travail infructueux et inutile, qui marque une très-grande folie en celui qui
l'entreprend. Mais exempt de ce vice, aussi bien que de tout autre, il
s'attachait uniquement à apprendre aux hommes ce qui leur est utile, et ce qui
peut les élever de la terre au ciel. C'est pourquoi il n'a point enveloppé ses
dogmes de nuages et de ténèbres, comme ceux qui couvraient d'obscurités, ou
d'une espèce de voile la mauvaise doctrine qu'ils débitaient: mais la doctrine
de saint Jean est plus lumineuse que les rayons du soleil; aussi généralement
tous les hommes la voient à découvert. Car il ne prescrivait pas à ses
disciples cinq années de silence: de même que ce philosophe, il ne leur
ordonnait pas de rester immobiles comme des pierres en l'écoutant (1); enfin il
ne soutenait pas faussement qu'on pouvait tout définir, tout expliquer par les
nombres: mais, rejetant toute cette vaine et fastueuse doctrine, écartant de
nous ces pernicieux piéges de Satan, il a mêlé et répandu tant de lumière et de
facilité dans ses paroles, qu'il n'a rien dit qui ne soit clairement entendu,
non-seulement des hommes et des sages, mais des plus simples femmes et des
enfants. Car il croyait cette parole véritable et bonne pour tous ceux qui
l'écouteraient: et c'est ce qui résulte de toute la suite des temps, car elle a
attiré à soi tous les hommes qui
1. Comme s'il eût eu à instruire des pierres insensibles. Autrement:
Comme s'il eût été assis au milieu d'un monceau de pierres. insensibles, etc.
10l'ont écoutée, et les a délivrés de tous les maux et des tragiques
événements dont leur vie était perpétuellement agitée. Voilà pourquoi, nous
tous qui l'avons entendue, nous aimerions mieux perdre la vie que l'héritage de
vérité qui nous a été légué par ce saint apôtre.
Tout ce récit vous fait clairement voir, mes chers frères, que saint
Jean ne nous a rien dit, ni rien enseigné d'humain, mais qu'au contraire tout
ce qui part de cette âme sublime, tout ce qui d'elle est venu jusqu'à nous
renferme une doctrine toute céleste et toute divine. Sa voix n'éclatera point,
elle ne fera point retentir nos oreilles. Nous entendrons un discours simple,
sans enflure, sans fard, sans vains ornements, toutes choses très-éloignées de
l'amour de la vraie sagesse; nous n'y trouverons qu'une force invincible et
divine, une abondance inépuisable de vérités, un trésor sans pareil. Le
prédicateur doit dédaigner un vain faste qui ne sied qu'à des sophistes, ou
plutôt à de jeunes sots: à ce point qu'un philosophe païen (1) nous montre son
maître rougissant de sa profession et disant à ses juges qu'il leur répondra
dans les premiers termes venus, et non point par un discours apprêté ni orné de
mots étudiés et choisis. « Car», disait-il, « il ne serait pas convenable et à
mon âge, ô citoyens, de venir devant tous comme un enfant, avec un discours
soigneusement composé (3) ». Mais considérez, je vous prie, le ridicule qui
éclate en ceci: ce philosophe, qui nous montre son maître fuyant l'éloquence et
les ornements, comme une chose honteuse, indigne de la philosophie et bonne
pour des jeunes gens, s'y est lui-même appliqué plus que personne, tant il est
vrai que ces philosophes n'avaient en vue que leur vanité ! et il n'y a pas
autre chose à admirer chez Platon. De même donc que si vous ouvriez des
sépulcres blanchis au dehors, vous les trouveriez au dedans pleins de
pourriture, d'infection et d'ossements hideux et corrompus; ainsi, si vous
dépouillez des ornements de l'éloquence la doctrine de ce philosophe, vous y
verrez bien des sentiments et des préceptes abominables, et surtout quand il
raisonne sur l'âme qu'il exalte jusqu'au blasphème.
1. Platon.
2. Socrate.
3. Apologie de Socrate.
Car c'est un des piéges du diable de ne garder aucune mesure, de ne
point tenir de milieu, mais de pousser à l'une et à l'autre extrémité ceux
qu'il a infectés d'une mauvaise doctrine. Tantôt Platon dit que l'âme est
formée de la substance de Dieu; tantôt, après l'avoir ainsi excessivement
élevée, et d'une manière impie, il la déshonore par une autre hyperbole, et la
fait passer dans les pourceaux, dans les ânes et dans les plus vils animaux
(1); mais en voilà assez sur la doctrine de ces philosophes, nous nous y sommes
même un peu trop étendus. On aurait raison de s'y arrêter davantage, s'il en
pouvait revenir quelque profit: mais comme nous n'en avons dû parler qu'autant
qu'il fallait, pour en découvrir la honte et l'infamie, ce que nous en avons
rapporté est plus que suffisant. C'est pourquoi laissons là leurs fables et
passons à notre doctrine qui nous est envoyée du Ciel par le canal et
l'entremise de ce pêcheur: venons, dis-je, à cette doctrine qui n'a rien
d'humain.
Commençons donc, exposons ses paroles, et comme nous vous avons exhorté
au commencement à les écouter avec une grande attention, nous vous y exhortons
encore. Par où l'évangéliste commence-t-il donc? « Au commencement était le
Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Voyez, mes frères, avec quelle confiance
et quelle énergie il s'exprime. Considérez qu'il ne doute point, qu'il ne forme
point de conjectures, mais qu'il parle d'un ton terme et décisif. En effet, il
est d'un docteur de ne point vaciller dans ce qu'il avance. Celui qui, voulant
enseigner les autres, a besoin d'un second pour appuyer et confirmer ce qu'il
dit, ne mérite pas d'être mis au rang des docteurs, mais seulement parmi les
disciples. Que si quelqu'un me demande la raison pour laquelle saint Jean,
omettant la cause première, passe tout à coup à la seconde, je répondrai que
nous ne connaissons point ici
1. Platon avait pris la métempsycose de Pythagore. S'il l'a
véritablement crue et enseignée, c'est sur quoi il me semble que les sentiments
sont partagés. Il a exposé ses opinions d'une manière si enveloppée, qu'il n'y
a pas lieu de s'étonner que les uns les expliquent d'une façon, et les autres
d'une autre: que les uns prennent sa métempsycose dans 'un sens physique et
réel, les autres dans un sens moral: une âme passe dans un lion, disent-ils, et
en prend la figure, lorsque la fureur de la colère l'agite et l'emporte; e:le
passe dans un pourceau, lorsqu'elle se livre aux sales voluptés, etc. Quoi
qu'il en soit, il est certain qu'après avoir fait un fort beau dialogue sur
l'immortalité de l'âme, il est tombé dans de grandes erreurs sur cette matière,
soit paf rapport à la substance de l'âme, soit par rapport à son origine, soit
encore par rapport à ses autres opinions. Platon mourut la première année de la
108e Olympiade, à l'âge de 81 ans, et le même jour qu'il était né.
10de premier ni de second: car la divinité est au-dessus du nombre, du
temps et des siècles. C'est aussi pour cela que, passant là-dessus, nous
confessons que le Père ne tire son origine de personne, et que le Fils est
engendré du Père.
4. Nous l'entendons, direz-vous, mais pourquoi omettant le Père
parle-t-il du Fils? Le voici: c'est parce que le Père était très-connu de tous,
sinon comme Père, du moins comme Dieu: et qu'au contraire le Fils unique
n'était point connu. Il a donc raison de se hâter d'en donner d'abord au
commencement la connaissance à ceux qui ne le connaissaient point; mais
cependant il ne laisse pas de parler du Père dans ce discours. Considérez avec
moi l'esprit et la prudence de ce saint docteur. Il sait due les hommes, depuis
très-longtemps, et même avant toute autre connaissance, ont celle de Dieu, et
qu'ils l'adorent sur toutes choses. C'est pourquoi, sur ce fondement il établit
son principe, et en tirant la conséquence, et avançant ensuite, il assure que
le Fils est Dieu.
Il ne fait pas comme Platon, qui dit que l'un est esprit, l'autre âme:
idées très-indignes de cette nature divine et immortelle. Car elle n'a rien de
commun avec nous, mais elle est très-éloignée de rien avoir qui participe des
créatures: je dis quant à la substance, et non quant à la forme extérieure (1);
c'est pour cela qu'il l'a appelé Verbe. Car voulant nous apprendre que ce Verbe
était le fils unique de Dieu; de peur que quelqu'un ne pensât que c'était par
une génération passible, il écarte toutes les fausses idées qui pourraient
naître dans l'esprit; faisant précéder le nom de Verbe, et déclarant que ce
Verbe est né de lui, et qu'il est né de lui impassiblement (2).
Vous voyez, mes chers frères, ce que je viens de dire, que saint Jean,
en parlant du Fils, ne tait et n'omet pas le Père. Que si cela ne suffit pas
encore pour vous mettre cette vérité dans toute son évidence, ne vous en
étonnez pas: c'est de Dieu que nous vous parlons, dont la nature ne se peut
représenter
1. « Quant à là forme extérieur », ou « Quant à ce qui a paru de lui au
dehors ». Le grec dit skesis, en
latin, habitus. J'explique ce mot sur
ce que saint Paul nous apprend du Verbe, lorsqu'il dit: « Il s'est anéanti
lui-même, en prenant la forme de serviteur, en se rendant semblable aux hommes,
et étant reconnu pour homme, par tout ce qui a paru de lui au dehors. Voilà la
forme extérieure; voilà en quoi et comment le Verbe divin, qui n'a rien de
commun avec l'homme, quant à la substance, participe des créatures dans son
incarnation, s'étant revêtu de nette chair et rendu semblable aux hommes.
dignement ni en paroles, ni en pensées. Voilà pourquoi saint Jean ne se
sert point ici du nom de substance, parce que personne ne peut dire ce que Dieu
est selon sa substance; mais partout il nous le fait connaître par ses
ouvrages. On voit que dans la suite ce Verbe est appelé lumière, et que la
lumière est aussi appelée vie: ce n'est point pour cette seule raison qu'il l'a
ainsi appelé; mais c'est la première, et voici la seconde: le Verbe devait nous
apprendre ce qui regarde le Père; car il dit: « Je vous ai fait savoir tout ce
que j'ai appris de mon Père ». (Jean, XV, 15.)
L'évangéliste appelle le Verbe et lumière et vie, parce qu'il nous a
donné la lumière qui nous éclaire et fait connaître toutes choses, et que par
la lumière il nous a donné la vie. En un mot: un seul, ni deux, ni trois, ni
plusieurs noms ne suffisent pour nous faire connaître ce que Dieu est; mais il
faut se tenir pour content, si par plusieurs noms même nous pouvons; du moins obscurément,
nous former une idée de ses attributs. Saint Jean ne l'a pas simplement appelé
« Verbe », mais en ajoutant l'article « le », il l'a désigné comme un être à
part.
Faites ici attention, mon cher auditeur, que je n'ai pas vainement dit
que cet évangéliste nous parle du haut du ciel; et pour cela remarquez jusqu'à
quelle sublimité il a d'abord, dès le commencement, élevé l'esprit et l'âme de
ses auditeurs. Car après l'avoir élevée au-dessus de tout ce qui peut tomber
sous les sens, au-dessus de la terre, de la mer et du ciel, il lui fait
entendre qu'il faut qu'elle monte encore plus haut, et qu'elle s'élève
au-dessus même des Chérubins, des Séraphins, des Trônes, des Principautés, des
Puissances, et enfin au-dessus de toutes les créatures. Quoi donc! Est-ce
qu'après nous avoir élevé à de si hautes et de si sublimes idées, il a pu nous
y arrêter? nullement; mais il en est comme d'un homme qui, voyant quelqu'un
arrêté sur le bord de la mer, pour considérer les villes, les côtes et les
ports, après l'avoir
1. « Impassiblement », d'une manière impassible, c'est-à-dire, « sans
passion, ni altération, ni diminution, ni changement de la part du Père qui
engendre, ni du Fils qui est engendré. C'est là la vraie idée, ou explication
du mot apathos; dans le langage des
Pères grecs. Comme apathos appliqué à
Dieu, marque que la nature divine est. inaltérable, immuable, imperturbable,
incapable de rien recevoir de nouveau en elle-même, ni d'être jamais autre
chose que ce qu'elle a été une fois, et par conséquent, « indivisible ». Voyez
le premier avertissement aux protestants, de M. Bossuet, évêque de Meaux.
11transporté au milieu de l'Océan, et lui avoir ôté la vue des premiers
objets qui l’occupaient, le placerait en un lieu qui, n'étant point borné,
offrirait à ses yeux un spectacle immense. Ainsi l'évangéliste nous élève
au-dessus de toutes les créatures, nous envoie au delà des siècles qui ont
précédé la création, et nous tient les yeux en l'air et en suspens, sans nous
fixer titi terme, parce qu'il n'y en a point car la raison, qui veut pénétrer
dans ce commencement, cherche quel est ce commencement; et trouvant qu'il est
dit du Verbe: « Il était », elle veut encore aller plus loin, et ne voit point
où se fixer; elle regarde sans relâche jusqu'à ce qu'enfin la fatigue la force
à redescendre: car ce mot « Au commencement était », ne désigne et ne montre
que ce qui a toujours été, et ce qui est éternel.
Vous le voyez, mes fières, qu'il n'en est pas de la vraie philosophie,
et des dogmes divins, comme de ceux des Grecs: les païens reconnaissent et
assignent des temps, et disent qu'entre leurs dieux, il y en a de vieux et de
jeunes, d'anciens et de nouveaux: mais on ne trouve parmi nous rien de
semblable. Car s'il y a un Dieu, comme il y en a sûrement un,. il n'y a rien
avant lui: s'il est le Créateur de toutes choses, il est avant toutes choses:
s'il est le Seigneur et le Souverain de tous les êtres, rien ne vient qu'après
lui, et les créatures et les siècles.
J'avais dessein d'entrer dans d'autres questions, mais peut-être votre
esprit est déjà fatigué; c'est pourquoi, après avoir donné quelques avis utiles
et nécessaires pour l'intelligence de ce que j'ai dit et de, ce qui me reste à
vous dire, je finirai ce discours. De quoi veux-je donc vous avertir? le voici:
Je sais que les longs sermons fatiguent bien des gens; mais cela n'arrive que
lorsque l'esprit des auditeurs est préoccupé et accablé du soin et de
l'embarras des affaires séculières. Car comme l'oeil, quand il est pur et net,
voit les objets clairement et distinctement, et ne se fatigue point, lors même
qu'il regarde les corps les plus petits et les plus subtils, tandis qu'au
contraire, quand il découle du cerveau quelque mauvaise humeur, ou qu'il
s'élève des entrailles quelque nuage épais qui vient s'attacher sur la
prunelle, il ne peut même pas clairement distinguer les corps les plus gros et
les plus matériels: ainsi, tant que l'âme reste pure et saine, et n'est
infectée d'aucune maladie, elle regarde sans défaillance tout ce qu'elle doit
voir; mais quand elle est souillée de mille passions, et qu'elle a perdu son
ancienne vigueur, elle ne peut pas, facilement atteindre aux choses célestes,
mais elle se fatigue aussitôt, elle tombe dans l'accablement, se laisse gagner
par le sommeil et par la paresse, et néglige et abandonne ainsi ce qui la
conduirait à la vertu et à une vie honnête, ou elle ne s'y porte que mollement
et faiblement.
5. Pour ne pas tomber dans ce malheur, mes chers frères (car je ne
cesserai point de vous répéter ce que je viens de vous dire), ranimez votre
courage; de cette manière vous ne nous obligerez pas de vous faire le reproche
que saint Paul faisait aux Hébreux nouvellement convertis à la foi: « Nous
aurions », leur disait-il, « beaucoup de choses à dire qui sont difficiles à
expliquer »: Non qu'elles le soient de leur nature, « mais à cause de notre
lenteur et de notre peu d'application à les entendre ». (Héb. V, 11.) En effet,
celui qui a l'esprit lourd et paresseux se fatigue également d'un court comme
d'un long discours, et trouve difficile à entendre ce qui est clair et aisé.
Loin d'ici donc de tels auditeurs ! mais qu'après s'être déchargé de tout le
soin des choses terrestres, chacun vienne écouter la divine parole qu'on va
vous expliquer.
Lorsque l'auditeur est prévenu de l'amour des richesses, il ne peut
plus être possédé de celui de l'instruction, attendu qu'un même coeur ne peut
suffire à plusieurs passions, qu'une passion chasse l'autre, et qu'étant
partagé il en devient plus faible (1): la passion dominante attire tout à soi.
C'est ce qu'on a coutume de voir dans les pères à l'égard de leurs enfants. Si
un père n'a qu'un seul enfant, il lui donné toute son affection et sa
tendresse, mais quand il en a plusieurs, son amour se partage et s'affaiblit
d'autant. Que s'il en est ainsi pour les attachements les plus impérieux de la
nature et du sang, et quand l'affection, tout en se dispersant, ne sort pas de
la famille, que sera-ce des amours qui proviennent de la volonté, surtout
lorsqu'ils sont inconciliables à ce point? car l'amour des richesses est
contraire à l'amour d'une telle doctrine. Nous entrons
1. Nul ne peut servir deux maîtres, dit notre souverain Maître, car ou
il haïra l'un, et aimera l'autre, ou il se soumettra à l'un, et méprisera
l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. (Matth. VI, 24.)
11dans le ciel quand nous entrons dans ce temple. Ce n'est pas du lieu,
mais c'est du sentiment et de la disposition du coeur que je parlé. Celui qui
est encore sur la terre peut être habitant du ciel, il peut se représenter les
choses célestes, il peut les entendre. Que nul ne porte donc rien de terrestre
dans le ciel; que nul ne s'occupe de ses affaires domestiques, lorsqu'il est en
ce lieu. Il faudrait au contraire emporter dans sa maison et à la place
publique les trésors que l'on amasse ici, bien loin d'embarrasser et de charger
l'Eglise du bagage des maisons et des places. Si nous montons dans cette chaire
de doctrine, c'est pour vous purifier de toute cette fange mondaine. Si ce peu
d'attention et de tranquillité que nous demandons de vous, vous allez
l'affaiblir et le perdre par des soins et des pensées vaines et étrangères,
mieux eût valu ne pas venir.
Gardez-vous donc, mes très-chers frères, de penser dans l'Eglise à vos
affaires domestiques, mais plutôt quand vous serez chez vous, entretenez-vous
de ce qu'on vous apprend ici. Ces choses doivent vous être plus précieuses que
toutes les autres: celles-ci regardent Pâme, celles-là le corps, ou plutôt ce
qu'on vous enseigne ici sert au corps et à l'âme. Voilà pourquoi vous devez
vous attacher aux unes comme étant les plus importantes et les plus
nécessaires, et faire les autres par manière d'acquit: car celles-là sont
utiles et pour la vie future et pour la vie présente, mais celles-ci ne servent
ni à l'une ni à l'autre, si l'on ne se conforme à ce que prescrit la loi. En
effet, nous devons apprendre ici, non-seulement quelle sera notre vie dans
l'autre monde, mais encore comment nous devons nous conduire en celle-ci.
Cette maison est un laboratoire spirituel, où l'on prépare les
médicaments, afin que nous y trouvions de quoi guérir les plaies que notas fait
le monde: n'y venons donc pas nous en faire de nouvelles, pour en sortir
ensuite en plus mauvais état que nous n'y étions entrés. Si nous ne sommes
attentifs à la voix de l'Esprit-Saint qui nous parle, non-seulement nous ne
laverons pas nos premiers péchés, mais encore nous nous souillerons de taches
nouvelles. Soyons donc soigneusement attentifs à la lecture et à l'explication
du Livre saint. Nous n'aurons pas dans la suite beaucoup de peine à l'entendre,
si une fois nous en avons bien
compris les principes et les buses: et si nous nous sommes donné un peu
de peine au commencement, nous serons ensuite en état d'instruire les autres,
comme saint Paul nous y exhorte. L'Evangile de l'apôtre saint Jean est
très-élevé et très-sublime, et les dogmes surtout y abondent. Ne l'écoutons
point négligemment, je vous en prie, mes chers frères: je vous l'expliquerai
peu à peu, afin qu'il vous soit plus facile de tout entendre et de ne rien
oublier.
Nous devons craindre que la sentence que prononce Jésus-Christ, quand
il dit: « Si je n'étais point venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils
n'auraient point le péché qu'ils ont (Jean, XV, 22) », ne soit prononcée contre
nous-mêmes. Quel avantage aurons-nous sur ceux qui n'ont rien entendu, si nous
sortons du sermon sans en rien rapporter avec nous, et si nous nous sommes
contentés d'admirer la beauté des paroles? Faites donc en sorte que nous
jetions la semence dans une bonne terre; faites-le si vous voulez nous
encourager toujours davantage: et si quelqu'un a des épines, qu'il les consume
par le feu du Saint-Esprit; s'il a un coeur dur et obstiné, que par le même feu
il l'amollisse, et le rende docile; s'il est attaqué dans le chemin d'une foule
de pensées, qu'il se retire dans le secret de son coeur et qu'il n'écoute point
ces ennemis, qui n'y voudraient entrer que pour voler de cette sorte nous
aurons la consolation de vous voir faire de riches et d'abondantes moissons. Si
nous veillons ainsi sur nous, et si nous écoutons la parole de Dieu avec soin,
nous nous débarrasserons de tous les intérêts séculiers, sinon sur-le-champ, du
moins peu à peu. Faisons donc en sorte qu'on ne dise pas de nous: « Leurs
oreilles sont semblables à celles de l'aspic qui est sourd ». (Ps. LVII, 4.)
Un auditeur sourd, dites-le-moi, en quoi diffère-t-il de la bête?
Comment! celui qui n'écoute pas Dieu, lorsqu'il lui parle, n'est-il pas plus
irraisonnable que tout ce qu'il y a de plus irraisonnable? Si plaire à Dieu,
c'est là le tout de l'homme, qu'on n'appelle point autrement que bête celui qui
ne veut pas apprendre ce qui lui procurerait ce bonheur. (Eccl. XII, 13.)
Considérons donc quel mal nous commettons, lorsque Jésus-Christ voulant rendre
les Hommes semblables aux anges, nous, d'hommes que nous sommes, nous nous
changeons en bêtes: car se rendre esclave de la sensualité, [112] avoir de la
passion pour les richesses, être colère, mordre et regimber, ce n'est pas d'un
homme, mais d'une bête: or, chaque bête, pour ainsi dire, a les passions de son
espèce mais l'homme qui a éteint en lui-même la lumière de la raison, et
abandonné la manière de vivre que Dieu lui a prescrite, tombe sous le joug de
toutes les passions: ce n'est plus une bête, c'est un monstre informe et
bizarre qui n'a pas même l'excuse de la nature; car toute sa méchanceté vient
de son libre arbitre et de sa volonté.
Mais à Dieu ne plaise que nous concevions jamais une telle idée de
l'Eglise de Jésus
Christ ! nous avons une meilleure opinion de vous, et de votre salut
(Héb. VI, 9), mes très chers frères, mais plus elle est grande et forte chez
nous, cette bonne opinion, moins aussi cesserons-nous de vous mettre en garde
par nos discours, afin qu'après que vous serez parvenus au comble des plus
éminentes vertus, vous acquériez l'héritage qui nous est promis. Puissions-nous
tous en être gratifiés, par la grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit,
dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Il serait à présent inutile de vous exhorter à être assidus et
attentifs aux sermons, tant vous êtes empressés de mettre à profit ma dernière
exhortation. Ce concours, cette persévérance à rester debout, cette ardeur, cet
empressement à venir occuper les places les plus proches de la chaire, d'où
vous pouvez plus facilement entendre ma voix; cette constance à ne point sortir
d'ici jusqu'à ce que tout soit fini, quoique vous y soyiez bien à l'étroit, et
fort gênés, ces acclamations, ces applaudissements, tout en un mot, montre
visiblement et la ferveur de votre âme, et l'attention de votre esprit: voilà
pourquoi il serait superflu de vous parler davantage sur ce sujet: mais il est
à propos de vous dire, et il importe même de vous avertir de persévérer dans le
même esprit, et non seulement d'apporter ici ce zèle et cette affection, mais
encore de vous entretenir dans vos maisons de ce que vous avez entendu au
sermon: le mari avec sa femme, le père avec son fils: que chacun dise ce qu'il
a retenu et interroge les autres: que tous, à tour de rôle, apportent au trésor
commun leur contribution.
Et ne me dites point qu'il n'est pas temps encore d'occuper les enfants
de ces choses; car je vous répondrai que non seulement il leur serait
nécessaire d'en faire leur, étude, mai, aussi leur unique occupation.
Toutefois, je ne
11vous l'ordonne point à cause de votre faiblesse; je ne veux pas
détourner les jeunes gens de l'étude des auteurs profanes, pas plus que vous
des affaires civiles: des sept jours de la semaine, je vous prie seulement d'en
consacrer un à Notre-Seigneur.
Ne serait-il pas ridicule à nous, qui obligeons nos domestiques de nous
servir, sans y manquer un seul jour, de ne pas donner à Dieu au moins quelques
petits moments de notre loisir, et surtout puisque nos services, qui ne sont
nullement utiles à Dieu, car le Seigneur n'a besoin de rien, tournent
entièrement à notre profit et à notre avantage ?
Mais quand vous menez vos enfants au théâtre et aux spectacles, vous
n'avez point d'études, ni d'autres occupations à prétexter il n'en est plus
question; et lorsqu'il s'agit de quelque profit spirituel, vous dites que c'est
un dérangement ! Comment n'irriteriez-vous pas la colère de Dieu ? vous trouvez
du temps de reste pour toute autre chose, mais pour 1e service de Dieu, vous
jugez que le loisir manque à vos enfants 1 Ne vous conduisez pas ainsi, mes
chers frères, ne vous conduisez pas ainsi. C'est principalement cet âge qui a
besoin de nos leçons: comme il est tendre, l'instruction que l'on donne entre
facilement dans l'esprit, et s'y imprime comme le cachet sur la cire; sans
compter que c'est le moment critique qui décide du penchant de la vie entière
ou au vice, ou à la vertu. Si donc au commencement, et dès les premières
années, on détourne les enfants du vice, et qu'on les mette dans le droit
chemin, on leur inculquera certaines habitudes qui resteront en eux comme une
seconde nature: ils ne se porteront pas d'eux-mêmes facilement au mal, la
coutume les retiendra et les entraînera au bien. Par là, nous les rendrons plus
respectables et plus utiles à l'état que les vieillards eux-mêmes, et nous leur
inspirerons, dès la jeunesse, les vertus de la maturité.
Il est impossible, comme je l'ai dit ailleurs, que ceux qui assistent à
ces sermons, et fréquentent un si grand apôtre, n'en retirent un très-grand
fruit: homme ou femme, jeune ou vieux, nul ne prendra en vain sa part d'un tel
banquet. Si, par la parole, nous apprivoisons les bêtes que nous avons prises,
à combien plus forte raison ne porterons-nous pas les hommes à la vertu par la
parole spirituelle, quand il y a tant de disproportion entre ces deux objets de
nos soins comme entre ces deux espèces de remèdes? Il n'y a pas en nous autant
de férocité que dans les bêtes, car dans les bêtes la férocité naît de leur
nature; mais dans les hommes elle vient de leur libre arbitre. Et aussi, il y a
une grande différence dans les paroles: les unes rie sont qu'une production de
l'homme; mais les autres viennent de la vertu et de la grâce du Saint-Esprit.
Si quelqu'un désespère donc de soi, qu'il pense à ces bêtes qu'on a
apprivoisées, et jamais il ne tombera dans le désespoir; qu'il vienne souvent
en ce lieu de guérison; qu'il écoute assidûment la parole de Dieu; et, de
retour dans sa maison, qu'il repasse dans son esprit ce qu'il a entendu; de
cette sorte, il s'affermira dans la bonne espérance et dans la confiance,
averti de ses progrès par sa propre expérience. Quand le diable voit la loi de
Dieu gravée dans une âme, et que le coeur est la table où elle est écrite, il
n'ose aller plus avant. Lorsque les édits du roi, non gravés sur une colonne de
bronze, mais empreints dans une âme pieuse par le Saint-Esprit, font rejaillir
au dehors leur beauté et leur lumière, il ne peut les regarder en face, il leur
tourne le dos et s'enfuit promptement (1): rien en effet n'est si formidable au
démon, et n'écarte mieux les pensées qu'il inspire, qu'une âme qui médite la
loi de Dieu, et qui demeure toujours penchée sur cette fontaine. Aucun
accident, quelque fâcheux qu'il soit, ne pourra la troubler: nulle prospérité
ne pourra l'enfler, ni l'enorgueillir; mais, au milieu des orages et de la
tempête, elle jouira d'un grand calme.
2. Non, ce ne sont pas les choses en soi qui nous agitent et nous
troublent, mais bien l'infirmité de notre coeur. Sinon, il faudrait
nécessairement que tous les hommes fussent dans le trouble. Nous naviguons tous
sur la même mer, nous sommes donc tous exposés aux mêmes flots et aux mêmes
tempêtes. Que s'il y a des gens qui s'élèvent au-dessus de la tempête et des
furieux orages de la mer, il est évident que ce n'est pas la fortune qui
produit ces orages, mais l'état de notre coeur: si nous nous tenons donc prêts
à toute sorte d'événements, nous ne serons nullement exposés aux flots et à la
tempête, mais nous jouirons toujours d'un calme parfait.
1. On peut regarder cet endroit comme une allusion au verset 3 du
chapitre III de la deuxième Epître de saint Paul aux Corinthiens. — Voyez-le
11Je ne m'étais point proposé d'entrer dans ce détail: je ne sais
comment j'en suis venu à m'étendre aussi longuement là-dessus. Pardonnez cet
écart, je vous en prie, mes chers frères, à la crainte, à la vive crainte que
j'éprouve devoir se refroidir votre zèle. Si j'avais été rassuré sur ce point,
certainement je ne vous aurais point parlé de toutes ces choses, car votre zèle
eût suffi pour vous rendre tout aisé et facile.
Il est temps de commencer, de peur que vous n'entriez au combat étant
déjà fatigués. Nous avons à combattre les ennemis de la vérité, ceux qui font
tous leurs efforts pour renverser la gloire du Fils de Dieu, ou plutôt la leur
propre: car la gloire du Fils de Dieu ne peut recevoir de changement (1); elle
est toujours la même, les langues médisantes ne peuvent l'affaiblir; mais eux,
lorsqu'ils s'étudient et s'efforcent d'abattre Celui qu'ils adorent (à ce
qu'ils disent), ils se couvrent d'infamie et condamnent leurs âmes aux
supplices.
Que disent-ils donc, lorsque nous prononçons ces paroles: « Au
commencement était le Verbe? » Ils répondent que ces mots: « Au commencement
était le Verbe », ne marquent pas ouvertement l'éternité; car, disent-ils, on
l'a de même dit du ciel et de la terre. Oh ! quelle impudence, et quelle
extrême impiété ! je te parle de Dieu, et toi tu me parles de la terre et des
hommes qui en sont sortis? Quoi donc, parce que Jésus-Christ est dit Fils de
Dieu et Dieu, et que l'homme est dit aussi fils de Dieu et dieu; parce qu'il
est écrit: « J'ai dit: Vous êtes des dieux, et vous êtes tous enfants du
Très-Haut » (Ps. LXXXI, 6), tu disputeras de la filiation avec le Fils de Dieu,
et tu diras qu'il n'a rien de plus que toi? Nullement, réponds-tu. Tu le fais,
te dis-je, bien que tu ne l'avoues pas expressément. Comment? c'est en disant
que tu as reçu l'adoption par grâce, et lui aussi: car, quand tu dis qu'il
n'est pas Fils par nature, tu ne dis autre chose, sinon qu'il est Fils par
grâce.
Mais voyons quelles preuves, quels témoignages nous apportent ces
hérétiques: « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre: et la terre
était invisible, et toute en désordre ». (Gen. I, 1.) Et, « il était un homme
d'Armathaïm Sipha ». (I Rois, I.) Ces paroles leur paraissent fortes. et véritablement
elles
1. Car Dieu, dit saint Jacques, ne peut recevoir ni de changement, ni
d'ombre par aucune révolution.
le sont; mais c'est pour démontrer la vérité de notre doctrine. Car
pour prouver leur blasphème, rien n'est plus faible. En effet, je te le demande:
qu'y a-t-il de commun entre cette parole: « Il a fait », et celle-ci: « Il
était? » Qu'est-ce que Dieu a de commun avec l'homme? Pourquoi joins-tu ce
qu'on ne peut joindre ensemble ? Pourquoi confonds-tu ce qui est séparé, et
mets-tu en bas ce qui est en haut ? En cet endroit-ci le terme « Il était », ne
montre pas l'éternité, si on le prend seul; mais il la montre et la déclare, si
on le joint à ceux-ci: « Au commencement il était », et « le Verbe était »:
comme donc le mot « étant », quand il est dit de l'homme, ne marque que le
temps présent, et lorsqu'il est dit de Dieu, désigne l'éternité; de même aussi
le mot « il était », s'il est dit de notre nature, signifie un temps passé et
même encore un passé borné: mais quand il est dit de Dieu, il marque
l'éternité. C'est assez, pour celui qui a entendu ces paroles, d'avoir ouï
nommer « la terre» et « l'homme », pour n'en penser et n'en rien dire de plus
que ce qui convient à la nature créée. Tout ce qui a été fait, a été fait dans
le temps ou dans le siècle: mais le Fils de Dieu n'est pas seulement avant le
temps; il est aussi avant tous les siècles, puisqu'il en est le Créateur. Car
l'Écriture dit de lui: « Par qui il a même créé les siècles ». (Héb. I, 2.) Or
le Créateur est certainement antérieur aux créatures.
Mais comme il se trouve des gens assez insensés pour s'abuser encore
après cela sur le rang qui leur appartient, l'Écriture arrête tout à coup à
leur esprit, et renverse toute leur impudence par ce mot: « Il a fait», et cet
autre: « II était un homme ». Car tout ce qui a été fait, le ciel, la terre, a
été fait dans le temps, a eu un commencement temporel, et aucune de toutes ces
choses n'est sans un commencement, par cela seul qu'elle a été créée. Ainsi
donc, quand vous entendez ces mots: « il a créé la terre », et: « l'homme était
», toutes vos objections ne sont plus qu'un bavardage inutile. Je vais plus
loin. Quand bien même i1 serait dit de la terre: Au commencement était l'homme,
il n'en faudrait penser rien de plus que ce que nous en connaissons maintenant,
quoique l'Écriture se fût servie de ces expressions, parce qu'ayant fait
précéder le nom de terre, et celui d'homme, quelque chose qu'elle en dise
après, [115] l'esprit ne peut rien concevoir au delà de ce que nous en savons:
et, tout au contraire, le nom de Verbe, quelques basses expressions qu'on
emploie ensuite en parlant de lui, ne permet pas néanmoins qu'on s'en forme une
idée basse et indigne. Mais de plus l'Ecriture parle après de la terre en ces
termes: « Or, la terre était invisible et tout en désordre ». (Gen. I, 1.)
Ayant dit que Dieu avait créé la terre, et qu'il lui avait prescrit ses bornes
(Ps. CXIII, 9), elle rapporte ensuite ce qui suit en toute assurance, sachant
bien qu'il n'y aura personne d'assez insensé pour penser que la terre n'a point
eu de commencement, et qu'elle n'a point été créée. En effet, le mot: « terre »,
et cet autre: « il a créé », sont plus que suffisants pour persuader à l'homme
le plus déraisonnable, qu'elle n'est ni éternelle, ni incréée, mais qu'elle est
du nombre des choses qui ont été faites dans le temps.
3. En outre, ce mot: « il était », étant dit de la terre et de l'homme,
ne signifie pas simplement l'existence de l'un et de l'autre; il sert à
expliquer, pour ce qui regarde l'homme, son origine; pour ce qui concerne la
terre, sa forme; car l'Ecriture n'a pas simplement dit: la terre était; elle
n'en est pas restée là, mais elle a fait connaître sa forme après sa création;
elle a dit. « La terre était invisible et toute en désordre », elle était
encore couverte d'eau, et mêlée dans les eaux. Et parlant d'Elcana, elle n'a
pas seulement dit: « II était un homme », mais elle a ajouté le lieu de sa
naissance, « d'Armathaïm Sipha ».
Mais quand il s'agit du Verbe, ce n'est pas ainsi qu'elle en parle. Et
en vérité, j'ai honte d'examiner ces choses ensemble. Si nous blâmons ceux qui
font ces sortes d'examens et de comparaisons à l'égard des hommes, lorsqu'il y
a une grande différence dans la vertu de ceux que l'on compare ensemble,
quoique néanmoins ils soient tous d'une seule et même nature; quand au
contraire il y a une distance infinie entre les personnes comparées pour la
nature et à tout égard, n'est-il pas alors d'une extrême folie d'oser agiter
ces sortes de questions? mais, veuille Celui qu'outragent ces blasphèmes nous
excuser et nous pardonner ! la faute n'est point à nous, mais à ces ennemis de
leur propre salut, qui nous forcent d'entrer dans de semblables explications.
Que dis-je donc? je dis que ce mot: « il était », étant dit du Verbe,
ne marque autre
chose qu'une existence éternelle, car l'Evangéliste dit: « Au
commencement était le Verbe »; et que le second, « il était » qui vient après,
signifie que le Verbe était avec quelqu'un. Comme c'est le plus spécial
attribut de Dieu, d'être éternel et sans principe, c'est aussi ce que
l'Evangéliste a premièrement posé et établi. Ensuite, de peur qu'en entendant
cette parole: « Au commencement il était », quelqu'un ne dît que le Verbe était
aussi non engendré, « comme le Père », il le prévient aussitôt et l'arrête, en
disant: « Il était avec Dieu », avant de dire ce qu'il était: et encore, de
peur qu'on ne pensât que le Fils était la parole externe ou interne, il en
détruit le soupçon et la pensée par l'article qu'il fait précéder, comme je
l'ai dit plus haut, et par ce qu'il joint après; car il n'a point dit: Le Verbe
était dans Dieu, mais « il était avec Dieu »; en quoi il marque l'éternité de
son hypostase, ce qu'il exprime ensuite plus clairement, en ajoutant: « Le
Verbe était Dieu ».
Je le vois, vous m'allez dire: « Le Verbe était Dieu »; mais c'est
parce qu'il a été fait Dieu. Rien n'empêchait donc que saint Jean ne dît: Au
commencement Dieu a fait le Verbe ? Moïse parlant de la terre n'a point dit: Au
commencement était la terre, mais il a dit Dieu a fait la terre (Gen. I, 1), et
la terre a été faite. Qu'est-ce donc qui a empêché Jean de dire: Au
commencement Dieu a fait le Verbe? le voici. Si Moïse a dit: la terre a été
faite, parce qu'il craignait que quelqu'un ne dît qu'elle n'avait point été
faite, saint Jean aurait eu bien plus de raison de craindre, si le Fils eût été
créé, qu'on n'eût dit de lui qu'il n’avait point été créé, car la terre étant
visible, annonce par elle-même le Créateur: « Les Cieux », dit le Prophète, «
racontent la gloire de Dieu » (Ps. XVIII, 1): mais le Fils est invisible, et il
est infiniment au-dessus de toutes les créatures. Si donc, quoiqu'il n'y eût
nul besoin ni de paroles, ni de doctrine, pour nous apprendre que le monde
avait été fait, le Prophète, toutefois, le marque clairement, et avant toutes
choses, saint Jean avait bien plus de raison de le dire du Fils, s'il eût été
créé.
Vous m'objecterez encore: Mais saint Pierre le dit clairement et
manifestement: Où et quand 1e dit-il? c'est lorsqu' adressant la parole aux
Juifs, il leur dit: « Dieu l'a fait Seigneur et Christ ». (Act. II, 36.) Mais,
dites-moi vous-mêmes pourquoi vous n'avez point [116] ajouté ce qui suit: « Ce
Jésus que vous avez crucifié ». Ignorez-vous que de ces paroles, les unes se
rapportent à la nature immortelle, et les autres à l'Incarnation. Si cela n'est
point ainsi, et si vous appliquez tout à, la divinité, vous conclurez et vous
nous prouverez que Dieu est passible; mais s'il n'est point passible, il
s'ensuit aussi qu'il n'a point été fait. Car si c'est de la nature divine et
ineffable qu'a coulé le sang qui a été répandu, et si c'est elle qui, au lieu
de la chair, a été déchirée et percée de clous sur la croix, le sophisme que
vous me faites est appuyé sur la raison. Mais si le diable même n'a point
blasphémé de la sorte, toi, pourquoi feins-tu une ignorance impardonnable, dont
jamais les démons mêmes ne se sont avisés ?
Mais de plus, ces noms: Seigneur et Christ, sont des noms de dignité,
et ne désignent point la substance. L'un marque la puissance, l'autre
l'onction. Que diras-tu donc du Fils de Dieu? S'il est créé, comme tu le dis,
tout ce qui est écrit de lui tombe et n'a plus de lieu. En effet, il n'a pas
été créé auparavant, afin qu'alors Dieu lui tendît la main pour marquer son
choix et l'élever: il n'a pas non plus une origine, un commencement vil et
abject; mais ce qu'il est, il l'est par sa nature et par sa substance. Quand on
lui demanda s'il était roi, il répondit: « C'est pour cela que je suis né ».
(Jean, XVIII, 37.) Saint Pierre parle donc comme de quelqu'un qui a été choisi
et destiné, parce que c'est de l'homme qu'il parle.
4. Pourquoi vous étonner de ces paroles de saint Pierre ? Saint Paul,
prêchant aux Athéniens, qualifie le Fils seulement d'homme, disant: « Par un
homme qu'il a destiné pour être le juge, et il en a donné des preuves à tout le
monde lorsqu'il l'a ressuscité». (Act. XVII, 31.) Il ne dit point qu'il a la
forme de Dieu, ni qu'il est égal à Dieu, ni qu'il est la splendeur de sa
gloire, et c'est avec raison. Il n'était pas encore temps de le dire, et
c'était alors assez pour eux de croire qu'il était homme et qu'il était
ressuscité. Jésus-Christ lui-même l'a ainsi pratiqué; saint Paul, qui avait
appris de lui, dispensait de même la parole de l'Evangile. Car Jésus-Christ ne
nous a pas d'abord révélé sa divinité; mais auparavant le Prophète, et le
Christ était simplement regardé comme un homme; et ensuite, par ses paroles et
par ses oeuvres, il a fait connaître ce qu'il était véritablement: voilà
pourquoi saint Pierre en use de la sorte au commencement les paroles que vous
m'avez alléguées sont du premier sermon qu'il a prêché aux Juifs. Comme ils
n'étaient point capables encore de rien apprendre de la divinité de
Jésus-Christ, il leur parle de sa nature humaine, afin que leurs oreilles y
étant accoutumées, fussent
après plus propres et plus disposées à recevoir toute la suite de la
doctrine. Que si quelqu'un veut reprendre de plus haut cette prédication de
l'Apôtre, il y trouvera la preuve évidente de ce que je dis, il verra que saint
Pierre appelle Jésus-Christ homme, et qu'il parle fort au long de sa passion,
de sa,résurrection et de sa génération selon la chair. Quant à ce que dit saint
Paul du Fils de Dieu, qu' « il lui est né selon la chair, du sang et de la race
de David (Rom. I, 3) », il ne nous apprend rien autre chose, sinon que par ce
mot: « il est né », il a en vue l'incarnation, et il ne fait en cela que
confirmer notre sentiment.
Mais l'enfant du tonnerre nous parle maintenant de son ineffable
existence, qui est avant tous les siècles. C'est pourquoi il ne dit point « il
a été fait »; mais « il était ». Et c'est ce qu'il fallait expressément marquer
ici, s'il eût été créé. Saint Paul a pu craindre que quelque insensé ne pensât
que le Fils était plus grand que le Père, et que le Père était assujetti au
Fils; car c'est cette crainte qui lui fait dire aux Corinthiens: « Quand
l'Ecriture dit que tout lui est assujetti, il est indubitable « qu'il en faut
excepter celui qui lui a assujetti toutes choses ». ( I Cor. XV, 26, 27.) Et
qui pourrait penser que le Père fût assujetti au Fils avec toutes choses? Et
néanmoins saint Paul a craint qu'il n'y eût des hommes capables de concevoir
des pensées si absurdes, et a dit pour cela, même: « Excepté celui qui lui a
assujetti toutes choses », saint Jean avait bien plus de raison de craindre, si
le Fils eût été créé, que quelqu'un ne crût qu'il était incréé, et de nous
l'apprendre préférablement à toute autre chose. Mais comme il est engendré, ni
saint Jean, ni aucun autre, ou apôtre ou prophète, ne disent comme de juste
qu'il ait été créé. Bien plus, le Fils unique lui-même n'aurait pas manqué de
le dire, si véritablement il eût été créé. Celui qui dit de soi tant de choses
basses par condescendance, aurait encore beaucoup moins-tu qu'il n'était qu'une
créature: je crois même qu'il est plus vraisemblable [117] qu'il a plutôt tu et
caché une partie de sa grandeur et de son excellence, que caché et tu ce qui
lui manquait, et omis de déclarer qu'il ne l'avait pas. Voulant enseigner l'humilité
aux hommes, il avait un sujet raisonnable de garder le silence sur ses plus
sublimes attributs: mais ici, « à l'égard de sa prétendue création », vous ne
sauriez m'alléguer la moindre raison un peu spécieuse de la taire. Car pourquoi
Celui qui passait sous silence une infinité de ses titres, s'il eût été créé,
l'aurait-il caché? Celui qui, pour enseigner l'humilité, a souvent parlé dans
des termes qui ne lui étaient ni propres, ni convenables, n'aurait pas omis, à
plus forte raison, qu'il était créé, s'il eût été créé.
Ne vois-tu pas qu'il n'est rien qu'il ne fasse et ne dise pour empêcher
qu'on pense qu'il n'est point engendré; qu'il dit même des choses qui sont
au-dessous de sa dignité et de sa nature, et qu'il s'abaisse jusqu'à l'humble
qualité de prophète? car ces paroles: «Je juge selon ce que j'entends » (Jean,
V, 30), et ces autres: « C'est lui, c'est mon Père, qui m'a enseigné ce que je
dois dire, et ce que je dois enseigner (1) », sont des paroles qui
n'appartiennent qu'à des prophètes. Si donc, pour prévenir ce soupçon, il n'a
pas dédaigné de tenir un si humble langage, à plus forte raison s'il eût été
créé se serait-il encore exprimé de la sorte de peur que quelqu'un ne pensât
qu'il était incréé: il eût dit, par exemple: Gardez-vous de croire que j'aie
été engendré par le Père: j'ai été fait, et je ne suis point engendré, je ne
suis pas non plus de la même substance que le Père. Mais maintenant il fait
tout le contraire, il dit des choses qui nous forcent, même malgré nous,
d'embrasser le sentiment opposé, comme par exemple: « Je suis dans mon Père, et
mon Père est en moi ». (Jean, XIV, 10.) Et: «Il y a si longtemps que je suis
avec vous, et vous ne me connaissez pas encore? Philippe, celui qui me voit,
voit mon Père ». (Jean, XIV, 9.) Et: « Afin que tous honorent le Fils, comme
ils honorent le Père ». (Jean, v, 23.) « Comme le Père ressuscite les morts, et
leur rend la vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jean, V,
21.) « Mon Père ne cesse point d'agir jus« qu'à présent, et j'agis aussi
incessamment ». (Jean, V, 1.) « Comme mon Père me connaît
1. Le saint Docteur cite ici le sens; et non les paroles; mais ces
paroles, quant au sens, se trouvent en plusieurs endroits de saint Jean.
je connais mon Père ». (Jean, X, 15.) « Mon Père et moi nous sommes une
même chose ». (Jean, X, 30.) Et partout il met: « comme » et « ainsi »: il dit
que son Père et lui sont une même chose, et il déclare qu'il n'y a aucune
différence entre eux.
Mais encore: il montre et manifeste sa puissance, et par ces paroles et
par plusieurs autres. Comme lorsqu'il dit: « Tais-toi, calme-toi » (Marc, IV,
39), « je le veux, soyez guéri » (Match. VIII, 3), « je te le commande: Démon
sourd et muet, sors de cet enfant ». (Marc, IX, 24.) Et ceci encore: « Vous
avez appris qu'il a été dit aux anciens: vous ne tuerez point; mais moi je vous
dis, que quiconque se mettra en colère sans sujet contre son frère, méritera
d'être condamné ». (Matth. V, 21, 22.) Et tant d'autres préceptes ou miracles
qui suffisent pour prouver sa puissance; que dis-je? c'est bien des fois plus
qu'il n'en faut pour gagner et convaincre tout homme qui n'aura pas perdu le
sens et la raison.
5. Mais telle est la force de la vaine gloire, que, même dans les
choses les plus claires et les plus -évidentes, elle peut aveugler l'esprit de
ceux qui en sont possédés, leur persuader de combattre ce qui est le mieux
avéré; elle peut même pousser au mensonge et à la révolte ceux qui sont le
mieux convaincus de la vérité. C'est là ce qu'ont fait les Juifs: car ils ne
niaient pas le Fils de Dieu par ignorance, mais pour se concilier la faveur du
vulgaire: « Ils croyaient en lui », dit l'Écriture, « mais ils craignaient
d'être chassés de la synagogue ». (Jean, XII, 42.) Et ils perdaient leur salut
pour l'amour des autres. Celui qui recherche ainsi la gloire du monde ne peut
acquérir celle qui vient de Dieu. Voilà pourquoi Jésus-Christ leur fait ce
reproche: « Comment pouvez-vous croire, vous qui recherchez la gloire des
hommes, et qui ne recherchez point celle qui vient de Dieu? » (Jean, V, 44.)
La vaine gloire, mes frères, est en quelque sorte une profonde ivresse,
Voilà pourquoi celui qui est attaqué de cette maladie s'en délivre
difficilement: elle est un cruel tyran qui, arrachant du ciel l'âme. de ses
esclaves, l'attache à la terre, ne lui permet pas de voir la vraie lumière, la
pousse à se vautrer toujours dans la boue, et lui donne des maîtres si
puissants, qu'ils la font obéir sans lui faire aucun commandement: car celui
qui est infecté de cette passion, fait volontairement, quoique [118] personne
ne l'y engage et ne l'y force; fait, dis-je, tout ce qu'il imagine pouvoir
plaire à ces maîtres. C'est pour l'amour d'eux, c'est afin de leur plaire qu'il
se revêt de beaux vêtements, qu'il orne son visage, non pour soi, mais pour les
autres; qu'il se fait accompagner à la place d'une foule de domestiques, afin
de s'attirer les regards et l'admiration de tout le monde; enfin, tout ce qu'il
fait, c'est pour les autres qu'il le fait. Est-il une pire et plus dangereuse maladie
que celle-là? souvent pour se faire regarder et admirer, il se précipite dans
quelque abîme. Certes, ce qu'en a dit Jésus-Christ suffit pour en montrer toute
la tyrannie. Mais je veux encore la faire connaître par d'autres endroits.
Demandez à ces citoyens qui répandent leurs richesses avec tant de profusion
pourquoi ils donnent de si grosses sommes d'argent, à quelle fin cette
prodigieuse dépense ? ils n'auront que cette seule réponse à vous faire: c'est
pour plaire au peuple. Mais interrogez-les encore, demandez-leur ce que c'est
que le peuple? c'est quelque chose, diront-ils, qui est plein de tumulte et
d'agitation, où la déraison domine, qui va au hasard, comme les flots de la
mer, un chaos d'idées et de sentiments contradictoires: est-il donc rien de
plus misérable que celui qui se donne un tel maître ?
Mais que les personnes séculières s'attachent à la vaine gloire et la
recherchent, c'est un mal sans doute, mais un mal relativement minime: au
contraire, quand cette maladie s'acharne avec un redoublement de fureur sur
ceux qui prétendent avoir renoncé au monde, c'est alors surtout que les effets
en sont terribles. Car ceux-là ne prodiguent et ne perdent que leur argent,
mais ceux-ci perdent leur âme: pour l'amour de la vaine gloire, abandonner la
saine doctrine ! pour s'acquérir l'estime, déshonorer Dieu ! quelle lâcheté,
quel engourdissement, quelle folie une telle conduite ne marque-t-elle pas? Les
autres vices, s'ils causent de grands dommages, procurent au moins quelque
plaisir, quoique court et passager. Car l'avare, l'ivrogne, celui qui aime les
femmes, goûtent en se perdant un instant de plaisir; mais ceux qui sont captifs
de cette passion mènent une vie dure et cruelle, sans jouir jamais d'aucun
plaisir. En effet, jamais ils n'atteignent à ce qu'ils désirent le plus, je
veux dire à la gloire, la considération publique. ils paraissent véritablement
en jouir, et toutefois ils n'en jouissent point, parce que ce n'est point là
une vraie gloire.
Voilà pourquoi cette passion n'est point appelée gloire, mais chose
vide de gloire; et tel est le sens du nom que lui ont donné justement les
anciens (1), parce qu'elle n'a rien de réel, rien de beau, rien de glorieux au
dedans. Un masque (2) paraît au dehors beau et aimable, mais il est vide au
dedans, et ne peut, pour cela même, bien que supérieur en beauté à bon nombre
de visages, s'attirer jamais l'amour de personne: ainsi en est-il de cette
gloire du peuple; elle est même quelque chose de plus misérable, car elle
engendre la tyrannique et redoutable passion dont nous avons parlé: elle n'a
qu'une beauté extérieure et superficielle, tandis que l'intérieur non-seulement
est vide, mais encore flétri par l'infamie et désolé par la tyrannie la plus
atroce.
D'où provient donc, me direz-vous, une si sotte et si extravagante
passion, qui n'est capable de donner aucun plaisir? D'où? Elle ne peut venir
que d'une âme basse et rampante. Il est bien difficile qu'un homme infatué de
cette gloire conçoive de grands et de nobles sentiments; nécessairement il sera
sans honneur, bas, rampant, méprisable; il ne fait rien pour la vertu, il fait
tout pour plaire à de viles créatures, et il suit à l'aveugle leurs erronées et
fausses opinions: comment vaudrait-il quelque chose ?
Mais remarquez ceci, mes chers frères; si quelqu'un lui fait cette
demande et lui dit Vous même, que pensez-vous de la multitude? Il répondra sans
doute. C'est une troupe de fainéants. Eh quoi? Désireriez-vous de lui
ressembler ? Si quelqu'un lui adresse cette nouvelle question, je ne crois pas
qu'il y réponde affirmativement. N'est-il donc pas bien ridicule de rechercher
avec soin l'estime et la faveur de gens à qui on ne voudrait jamais ressembler?
6. Irez-vous dire qu'ils forment un groupe nombreux? Raison de plus
pour les mépriser. Si chacun d'eux est digne de mépris, leur réunion est
méprisable à plus forte raison. Leur nombre, en se multipliant, ne fait que
multiplier leur déraison. C'est pourquoi si vous les prenez en particulier,
vous pourrez
1. Saint Jean Chrysostome donne Ici une étymologie qui peut paraître
arbitraire. Nous avons rectifié en ce sens la traduction de Le Mère qui semble
n'avoir pas compris.
2. Dans l'antiquité, les masques avaient la forme de la tête et la
couvraient tout entière.
11les corriger; s'ils sont une fois réunis, vous aurez bien de la
peine, parce qu'alors leur folie redouble, et aussi parce qu'ils se laissent
mener comme les bêtes, et qu'ils suivent aveuglément les opinions les uns des
autres.
La voilà cette popularité: de grâce, dites-moi, la rechercherez-vous
encore? N'en faites rien, mes frères, je vous en prie et je vous en conjure,
une pareille ambition est capable de tout renverser: elle est une source
d'avarice, d'envie, d'accusations, de piéges: elle arme, elle irrite ceux qui
n'ont reçu aucune offense contre ceux mêmes qui ne les ont nullement offensés:
celui qui est infecté de cette maladie ne connaît ni amis, ni parents, ne
respecte absolument personne; son âme dégradée, incapable désormais de
constance et d'affection, devient l'ennemie du genre humain. La colère est à la
vérité une passion tyrannique et insupportable, néanmoins elle n'est pas
toujours en mouvement, mais seulement quand on la provoque: au contraire, la
passion de la vaine gloire est incessante; il n'y a pour ainsi dire aucun temps
où elle s'adoucisse, si la raison ne la réprime et ne l'éteint, niais elle est
toujours là, non-seulement pour nous exciter à commettre le mal, mais encore
pour nous ôter tout le mérite des bonnes actions que nous avons pu faire, quand
elle ne nous a pas empêchés tout d'abord. Que si saint Paul appelle l'avarice
une idolâtrie (Ephés. V, 5), quel nom donnerons-nous à sa mère, à sa racine et
à sa source, c'est-à-dire à la vaine gloire? Nous n'en trouverons sûrement
point qui soit propre à exprimer une si grande malignité.
Rentrons donc dans notre bon sens, mes chers frères, et
dépouillons-nous de ce funeste vêtement: déchirons-le, mettons-le en pièces,
délivrons-nous enfin de cette servitude, jouissons de la vraie liberté et
prenons conscience de cette noblesse que Dieu nous a donnée méprisons
souverainement la faveur de la multitude; il n'est rien en effet de plus
ridicule et de plus déshonnête, rien de plus honteux ni de moins glorieux que
cette passion. Sien des raisons le montrent: rechercher la gloire, c'est
ignominie: la mépriser et n'en faire aucun cas, pour conformer à la volonté de
Dieu toutes ses actions et toutes ses paroles, c'est en quoi consiste la vraie
gloire.
Nous pourrons obtenir la récompense de Celui qui voit et considère avec
soin toutes nos oeuvres, lorsque nous nous contenterons de l'avoir seul pour
spectateur et pour arbitre. En quoi avons-nous besoin d'autres yeux, puisque
Celui qui doit nous donner la récompense et la gloire ne cesse point d'avoir
ses yeux attentifs sur nous et sur nos oeuvres? et certes, qu'un serviteur
fasse tout pour plaire à son maître, qu'il ne désire d'être vu que de lui seul,
qu'il ne recherche pas que d'autres voyent ce qu'il fait, quelque grands,
quelque considérables que puissent être ces spectateurs, mais qu'il n'ait point
d'autre but, d'autre intention que d'être vu de son maître: que nous, au
contraire, qui avons un si grand Maître, nous cherchions d'autres spectateurs,
qui ne nous peuvent aider en rien, mais qui peuvent nous nuire en nous
regardant et rendre notre travail infructueux et inutile, n'est-ce point là une
absurdité et une extravagance?
Ah ! je vous en prie, mes chers frères, ne nous conduisons pas de la
sorte; mais appelons et sollicitons les regards et les éloges de Celui-là seul
dont nous devons recevoir la récompense. N'ayons nul désir, nulle envie
d'attirer sur nous les yeux des hommes. Quand d'ailleurs cette gloire nous
tenterait, le meilleur moyen de l'obtenir ce serait encore de ne rechercher que
la seule gloire qui vient de Dieu. « Car je glorifierai », dit l'Ecriture, «
quiconque m'aura rendu gloire ». (I Rois, II, 30.) Et comme, lorsque nous
méprisons les richesses, c'est alors même que nous sommes le plus dans
l'abondance de toutes sortes de biens, puisque Jésus-Christ dit: « Cherchez le
« royaume, de Dieu, et toutes ces choses vous « seront données comme par
surcroît (Matth. VI, 33.) Il en est de même pour la gloire. Là où il n'y a nul
péril de donner les richesses ou la gloire, là Dieu les répand avec profusion:
or, nous recevons sans péril et les richesses et la gloire lorsqu'elles ne nous
commandent point, ne nous dominent point, et ne se servent pas de nous comme de
leurs esclaves, mais qu'elles nous servent elles-mêmes comme des hommes libres
qui sont leurs maîtres.
C'est pour cette raison que Jésus-Christ ne veut pas que nous les
aimions, de peur que nous, ne devenions leurs esclaves: si nous savons en user
en maîtres, il nous les donne avec une grande abondance. En effet, quoi de plus
illustré que ce Paul qui a dit: « Nous ne [119] cherchons aucune gloire de la
part des hommes, ni de vous, ni d'aucun autre ! » (I Thess. II, 6.) Qui est
plus riche que celui qui, n'ayant rien, possède tout? car lorsque nous ne nous
assujettirons pas aux richesses, comme je viens de le dire, alors nous les
posséderons, alors elles nous seront données avec profusion. Si nous voulons
donc acquérir la gloire, fuyons-la: c'est de cette sorte qu'en gardant les
commandements de Dieu, nous pourrons obtenir les biens présents et lesbiens
futurs, par la grâce de Jésus-Christ, avec qui gloire soit au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Pourquoi, lorsque les antres évangélistes ont commencé l'histoire du
Fils de Dieu par son incarnation, saint Jean se contente-t-il d'un mot sur ce
sujet ? — Paul de Samosate, petit esprit qui rampe à terre.
2. Le Verbe, ce qu'il est.
3. Le saint Docteur réfute cette objection des hérétiques que le Fils
est,appelé Theos, Dieu,sans article..
4 et 5. Jésus-Christ a souffert et est mort pour nous délivrer de
l’idolâtrie. — Rendre à la créature le culte qui n'est dû qu'au Créateur,
extrême injustice.— La foi et la doctrine inutile!: au salut, si la vie et les
moeurs sont corrompues.— Eteindre promptement la colère. — Les hommes louent ou
blâment, selon qu'ils aiment ou qu'ils haïssent: belle peinture d'un homme en
colère.— Contre ceux qui observent scrupuleusement les heures et les temps.
1. Les maîtres ne chargent pas tout d'abord d'une infinité de
connaissances les enfants qu'on leur donne à élever; ce n'est pas tout à la
fois qu'ils leur donnent leurs instructions, mais peu à peu: ils leur répètent
souvent les mêmes choses pour les inculquer plus facilement dans leur mémoire.
ils se gardent bien de les effrayer au commencement par de trop longues leçons,
qu'ils ne pourraient point retenir: ils craindraient qu'ils ne vinssent à se
décourager et à s'endormir en présence du nombre et de la difficulté des
matières qu'ils devraient s'assimiler. Je suivrai cet exemple et cette méthode,
j'adoucirai votre travail, mes frères, je rendrai votre peine légère: peu à
peu, et par petites portions, je vous distribuerai ce qu'on nous sert sur cette
sainte table, et de cette manière je le ferai entrer dans votre esprit et dans
votre coeur.
Voilà pourquoi je vais reprendre encore les paroles de mon texte,non
pour vous redire
les mêmes choses, mais pour suppléer à ce que j'ai omis. Commençons
donc, rappelons les paroles que j'ai dites au commencement de mes discours: «
Au commencement était
le Verbe, et le Verbe était avec Dieu ». Pourquoi les autres
évangélistes, ayant commencé leur Evangile par l'Incarnation de Jésus-Christ
(car saint Matthieu commence ainsi: « Le Livre de la génération de
Jésus-Christ, Fils de David »; saint Luc entre en matière par l'histoire de «
Marie », et saint Marc rapporte presque les mêmes choses, commençant par
l'histoire de Jean-Baptiste); pourquoi, dis-je, saint Jean se contente-t-il
d'un mot sur ce sujet: « Et le Verbe s'est fait chair », et passant sous
silence tout le reste, sa conception, son enfantement, sa croissance, son
éducation, arrive-t-il aussitôt à sa génération éternelle? Vous m'en demandez
la raison ? Je vais vous l'expliquer sur-le-champ.
Comme les autres évangélistes s'étaient [121] beaucoup étendus sur
l'Incarnation. du Verbe, il. était à craindre que certains petits esprits, que
ces âmes qui rampent à terre, ne s'arrêtassent à ces seuls dogmes, comme Paul
de Samosate. Justement préoccupé d'arracher à ces basses pensées ceux qui
seraient tentés d'y tomber, et voulant élever leurs regards vers le ciel, saint
Jean a soin de commencer sa narration. par l'existence céleste et éternelle du
Verbe. Saint Matthieu avait commencé son histoire parle roi Hérode; saint Luc par
Tibère-César; saint Marc par Jean-Baptiste; saint Jean laisse là toutes ces
choses, s'élève incontinent et au-dessus du temps, et au-dessus de tous les
siècles, y fixe en quelque sorte l'esprit de ses auditeurs, et dit: « Au
commencement il était »: il ne marque point de lieu où, l'on puisse s'arrêter
et ne fixe point d'époque, comme font les autres évangélistes, qui nomment
Hérode, Tibère et Jean-Baptiste. De plus, ce qui est infiniment admirable,
après s'être élevé à la plus haute sublimité, il ne néglige pas de parler de
l'Incarnation: et de même les évangélistes, qui en ont fait le récit, ne se
sont point tus sur l'existence antérieure aux siècles, ce qui était juste, et
ne pouvait être autrement, puisque c'est un seul et même Esprit qui les
inspirait et les faisait parler: voilà pourquoi on voit tant d'accord, et une
si belle harmonie dans ce qu'ils ont écrit.
Pour vous, mes chers frères, lorsque vous entendez nommer le « Verbe »,
ne souffrez pas ceux qui le disent une créature, ni ceux qui s'imaginent qu'il
est simplement la parole
car il y a plusieurs paroles, plusieurs ordres de Dieu, à quoi les
anges mêmes obéissent, mais aucune de ces paroles n'est Dieu, elles sont toutes
des prophéties et des commandements, et c'est ainsi que 1'Ecriture a coutume
d'appeler les lois, les préceptes et les ordonnances que Dieu fait. Voilà
pourquoi elle dit dés anges: « Vous êtes puissants et remplis de force, vous
faites ce qu'il vous dit » (Ps. CII, 20) mais ce Verbe est une substance dans
une hypostase, « ou une personne », qui émane du Père impassiblement. Voilà, je
l'ai déjà dit; ce que saint Jean veut désigner par le nom de VERBE.
Comme donc ce mot: « Au commencement était le Verbe », montre
l'éternité, de même celui-ci: « Le Verbe était au commencement avec Dieu »,
marque la coéternité. De peur qu'en entendant ces paroles: « Au commencement
était le Verbe », tout en comprenant que le Fils est éternel, vous n'alliez
vous imaginer que le Père soit plus vieux que lui, qu'il le précède de quelque
intervalle, et que, par suite, vous n'attribuiez un commencement au Fils
unique, l'évangéliste ajoute: « Il était au commencement avec Dieu »: ainsi le
Fils est éternel comme le Père, car le Père n'a jamais été sans son Verbe, mais
le Verbe a toujours été Dieu avec lui, dans sa propre hypostase.
Comment donc, direz-vous, s'il était avec Dieu, Jean a-t-il ajouté: «
Il était dans le monde ?» (I, 10.) C'est parce qu'étant Dieu, il était avec
Dieu, et dans le monde: soit le Père, soit le Fils, ni l'un ni l'autre n'est
renfermé dans des bornes. En effet, « si sa grandeur n'a point de bornes » (Ps.
CXLIV, 3), et, « si sa sagesse n'en a point non plus » (Ps. CXLVI, 5), il est
visible que sa substance n'a point un commencement temporel. Avez-vous entendu
ces paroles: « Au commencent Dieu a fait le ciel et la terre? » Que
concluez-vous de ce commencement? Certainement que l'un et l'autre ont été
faits avant toutes les choses visibles:de même, lorsque vous entendez dire du
Fils unique: « Au commencement il était », il faut que vous entendiez qu'il est
avant tous les êtres intelligibles, et avant les siècles.
Que si quelqu'un dit: Et comment peut-il se faire qu'étant le Fils, il
ne soit pas plus jeune que son Père, car celui qui est par quelqu'un est
nécessairement moins ancien que celui par qui il est? nous répondrons que ce
sont là des idées humaines; que celui qui peut former de pareilles questions
est capable d'en faire encore de plus absurdes, et qu'on ne doit point même
prêter l'oreille à de semblables discours; c'est de Dieu que nous vous parlons,
et non de la nature humaine, sujette à ces nécessité, et aux conséquences de
ces sortes de raisonnements; mais toutefois, pour confirmer les faibles, nous
allons vous donner une réponse.
2. Dites-nous donc: le rayon du soleil sortir de la substance du
soleil, ou de quelqu'autre corps; si nous n'avons pas perdu le sens et la
raison, nous avouerons nécessairement qu'il sort de sa substance; et cependant,
quoique le rayon émane du soleil, nous ne dirons jamais qu'il est moins ancien
que la substance du soleil, puisqu'on n'a jamais vu le soleil sans le rayon:
que si, parmi les êtres visibles et sensibles, il s'en trouve qui, étant par un
autre, [122] ne sont pas moins anciens que celui par qui ils sont, pourquoi ne
le croyez-vous pas de même de la nature invisible et ineffable ? C'est la même
chose ici, autant que la nature divine le comporte.
C'est aussi pour cette raison que saint Paul appelle ce même Fils d'un
nom, par lequel il déclare tout à la fois, et qu'il émane du Père, et qu'il lui
est coéternel. (Héb. 1, 3.) Quoi donc ! N'est-ce pas par lui que tous les
siècles et le temps ont été faits? Il faut que tout homme, s'il n'est devenu
fou, le confesse. Il n'y a donc point d'espace de temps entre le Fils et le
Père. S'il n'y en a aucun, le Fils n'est donc pas moins ancien, il est
coéternel: car « avant » et « après » sont des termes qui marquent le temps,
qui le supposent. Or, Dieu est au-dessus des temps et des siècles.
Mais abrégeons: que si vous vous entêtez à soutenir que le Fils a un
commencement, prenez garde que vous ne soyiez forcé, par la même raison, à
donner aussi au Père un commencement: à la vérité plus ancien, mais qui
pourtant sera toujours un commencement. En effet, répondez-moi: prescrire ainsi
un terme et un commencement au Fils, et avancer, pousser au delà de ce
commencement, n'est-ce pas dire que le Père existait auparavant? Certes, cela
est visible. Dites-moi donc: de quel espace de temps le Père a-t-il la
préexistence sur le Fils? Car, soit que vous le disiez court, soit que vous le
disiez long, vous avez dès lors renfermé le Père sous un commencement. En
effet, après avoir mesuré cet espace de temps, vous nous direz s'il est ou
court ou long; mais une telle détermination serait impossible, s'il n'y avait
des deux parts un commencement; il est donc vrai, qu'autant qu'il est en vous,
vous avez donné un commencement au Père, et ainsi, selon vous, le Père même
aura un commencement.
Par là, mes chers frères, vous pouvez parfaitement connaître la vérité
de cette parole du Sauveur, et que ce qu'il dit est en tout et partout un
témoignage de sa vertu et de sa sagesse: mais que dit-il? « Celui qui n'honore
« pas le Fils, n'honore pas le Père (1) ». Je sais qu'il y a bien des gens qui
ne comprennent pas ces choses. Voilà pourquoi nous évitons souvent d'agiter ces
questions de raisonnement,
1. Ce passage ne se trouve point dans les Evangiles quant aux paroles,
mais seulement quant au sens. Les Pères citent quelquefois de mémoire,
s'attachant plus au sens qu'aux paroles.
parce qu'elles ne sont pas à la portée du peuple, ou que, s'il y entend
quelque chose, il n'y trouve rien d'assez solide ni d'assez inébranlable: car «
les raisons des hommes sont sujettes à erreur, et leurs pensées sont trompeuses
». (Sag. IX, 14.)
Au reste, je voudrais bien demander à nos adversaires ce que signifient
ces paroles du prophète: « Il n'y a point eu d'autre Dieu avant moi, et il n'y
en aura point après moi ». (Isaïe, XLIII, 10, et XLV, 22.) Car si le Fils est
moins ancien que le Père, comment le Père dit-il: « Il n'y en aura point après
moi? » Nierez-vous donc la substance du Fils unique? Il faut, en effet, ou que
vous en veniez jusqu'à cet excès d'impudence, ou que vous reconnaissiez et
confessiez la divinité dans là propre hypostase du Père et du Fils. Mais comment
ces paroles: « Tout a été fait par lui », sont-elles vraies? Si le temps est
plus ancien que lui, comment ce qui est avant lui a-t-il été fait par lui? Ne
voyez-vous pas maintenant, mes frères, dans quel abîme de témérité et
d'impudence le raisonnement a jeté ces hérétiques pour s'être une fois écartés
de la vérité?
Mais pourquoi l'Evangéliste n'à-t-il pas dit que le Fils a été fait de
choses qui n'étaient point, comme saint Paul le déclare et l'assure de toutes
choses, par ces paroles: « Qui a appelé ce qui n'est point comble ce qui est »
(Rom. IV, 17), et pourquoi dit-il: « Au commencement était le Verbe », car ces
paroles de saint Jean sont contraires à celles de saint Paul? A quoi je réponds
que c'est avec justice et avec raison que l'Evangéliste s'explique ainsi, car
Dieu n'est point fait, et il n'y a rien avant lui. Mais, disons-le, ces
discours ne peuvent sortir que de la bouche des païens.
Répondez-moi sur ceci: Ne conviendrez-vous pas que le Créateur est
incomparablement plus excellent que toutes lies créatures? Mais si ce qui est
créé de rien lui était. semblable, où se trouverait-elle alors cette excellence
incomparable? Et de plus, comment expliquerez-vous ces paroles: « C'est moi qui
suis le premier et le dernier » (Isaïe, XL1, 4), et: « Il n'y a point eu
d'autre Dieu avant moi?» (Isaïe, XLIII,10.) Car si le Fils n'est pas
consubstantiel au Père, il y a un autre Dieu:
1. Au lieu d'autois, que je
trouve dans le texte qui est sous mes yeux, je ne puis m'empêcher de lire auto. Avec auto, le sens est clair, concordant et parfait, et le raisonnement
concluant. Avec autois, il n'y a plus
même de sens possible. (J.- B. J.)
12s'il ne lui est coéternel, il est après lui; et s'il n'est pas émané
de sa substance, il est visible qu'il a été fait.
Que si les Ariens et les Anoméens nous répliquent que c'est par
opposition aux idoles que le prophète a parlé de la sorte, « ou pour «
distinguer d'elles le seul vrai Dieu», pourquoi n'accorderont-ils pas aussi que
Dieu est dit seul vrai Dieu par opposition aux idoles? Que si, encore une fois,
ces paroles ne sont là que pour marquer la différence qu'il y a entre Dieu et
les idoles, comment expliqueront-ils tout le passage en entier? Car Isaïe dit:
« Après moi il n'y a point d'autre Dieu». Par où il ne prétend point exclure le
Fils de la Divinité, mais il veut seulement déclarer et enseigner ceci: « Il
n'y a point d'idole-Dieu après moi », non que pour cela le Fils ne soit point
Dieu. Soit, direz-vous. Mais quoi ! ces paroles: « Avant moi il n'y a point eu
d'autre Dieu », les expliquerez-vous aussi en disant qu'à la vérité il n'y a
point eu auparavant d'idole-Dieu, mais que néanmoins le Fils est antérieur ?
Et quel démon parlerait de la sorte? Non, je ne crois pas que le diable
même l'osât; mais, en un mot, si le Fils n'est pas coéternel au Père, comment
direz-vous que sa vie n'a point de fin? Car s'il a commencé, dût-il ne point
finir, il ne sera pourtant pas immense l'immense doit être immense, et quant au
commencement, et quant à la fin. Saint Paul l'a ainsi défini par ces paroles: «
Il n'a ni commencement ni fin de sa vie ». (Héb. VII, 3.) En quoi l'Apôtre
déclare que le Fils n'a point de commencement ni de fin. S'il est sans bornes
de ce côté, il est sans bornes aussi de l'autre: il ne finira point, il n'a pas
commencé.
3. Mais comment, étant la vie, y aurait-il eu un temps auquel il
n'aurait point été? Il n'y a personne qui ne dise et ne confesse que la vie est
toujours, qu'elle n'a ni commencement ni fin, et, par suite, le Fils qui est la
vie: mais s'il a été un jour auquel il n'était point, comment celui qui un jour
n'était point serait-il la vie des autres? Pourquoi donc, disent les
hérétiques, Jean lui a-t-il donné un commencement, en disant: « Au commencement
il était?» Quoi ! vous vous arrêtez à ce mot: « Au commencement », et à
celui-ci: « Il « était », et vous ne portez pas votre attention jusqu'à cet
autre: « Le Verbe était? » Que répondrez-vous donc à ce que le prophète dit du
Père: « Vous êtes (1), depuis le siècle, et jusque « dans le siècle ». (Ps.
LXXXIX, 2.) Est-ce que par ces paroles il lui donne des bornes ? Point du tout,
mais il déclare et il montre son éternité. Pensez de même de cet endroit de
saint Jean: ce n'a point été pour le renfermer dans des bornes qu'il a usé de
ces termes, car il n'a point dit: il a eu un commencement, mais: « Au
commencement il était », vous portant à penser par ces paroles: « Il était»,
que le Fils est sans commencement.
Mais vous m'objecterez: le Père est appelé Dieu avec l'article, et le
Fils sans article (2). N'est-il pas vrai que l'Apôtre, parlant du Fils de Dieu,
dit: « Du grand Dieu, et notre Sauveur Jésus-Christ? » (Tit. II,13.) Il dit
encore « Qui est Dieu », élevé « au-dessus de tout » (Rom. IX, 5): je
l'accorde; saint Paul, en ce dernier passage, nomme le Fils, sans ajouter
l'article devant le mot Dieu; mais observez aussi qu'il fait de même à l'égard
du Père, car, dans l'Epître qu'il écrit aux Philippiens, il parle également de
lui sans mettre l'article « Qui ayant », dit-il, « la forme et la nature de
Dieu, n'a point cru que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu ».
(Philip. II, 6.) Et encore dans celle aux Romains: « Que Dieu notre Père, et
Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix ». (Rom. I, 7.)
Sans compter qu'il eût été superflu de faire ici précéder l'article, lequel est
répété plus haut dans plusieurs autres endroits. Quand l'Ecriture dit du Père:
« Dieu est esprit» (Jean, IV, 24), quoique le mot « Esprit » ne soit pas
précédé de l'article, nous ne contestons pourtant pas que Dieu soit incorporel:
de même, dans l'endroit que vous alléguez, de ce qu'il n'y a point d'article
avant le mot Dieu attribué au Fils, il ne s'ensuit pais que le Fils soit Dieu à
un degré inférieur. Pourquoi? c'est que lorsqu'elle a dit: « Dieu », et « Dieu
», elle ne nous a marqué aucune différence de Divinité, ou plutôt c'est parce
qu'elle fait précisément tout le contraire. Car, ayant d'abord
1 « Vous êtes », sans y joindre « Dieu ». Tous nos exemplaires, les
Septante le portent simplement ainsi: « Tu
es », sans « Deus ». Ce qui est
suivi par saint Augustin, par le Syriaque, et par les anciens psautiers latins,
etc.
2. Cette objection des Ariens regarde ces premières paroles de
l'Evangile de saint Jean: kai o logos en
pros ton Theon, kai Theos en o logos, où ton Theon avec l'article est dit du Père, kai Theos en, sans article est dit du Fils. De là les Ariens et les
Anoméens concluaient et soutenaient que le Fils n'était pas Dieu comme le Père,
qu'il ne lui était pas égal, et qu'il n'était pas proprement Dieu. le saint
Docteur réfute cette objection par des exemples contraires, comme il est facile
de le voir dans ce qui suit, etc.
12dit: « Et le Verbe était Dieu », de peur que quelqu'un ne pensât que
la divinité du Fils n'était pas égale à celle du Père, elle produit et présente
aussitôt des témoignages de sa vraie divinité, en déclarant son éternité par
ces paroles: « Il était au commencement avec Dieu »; et encore: en lui
attribuant la puissance de créer, et disant de lui: « Toutes choses ont été
faites par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans lui »:
puissance que son Père donne partout par la bouche des prophètes pour être le
plus grand et le plus visible témoignage de sa nature divine. Les prophètes
reviennent souvent sur cette sorte de démonstration, et cela, non sans motif,
parce qu'ils ont en vue l'abolition du culte des idoles. Car, « Périssent les
dieux », dit Jérémie, « qui n'ont point fait le ciel et la terre » (Jérém.
X,11): et ailleurs: « C'est moi qui de ma main ai étendu le ciel ». (Is. XLIV,
24.) Le Père voulant donc montrer que c'est là une preuve visible et manifeste
de sa divinité, la met partout, et partout il l'emploie: mais l'évangéliste,
non content encore de ce qu'il a dit du Fils, l'appelle aussi « vie » et «
lumière ».
Si donc le Fils a toujours été avec le Père, si tout a été fait par
lui, si c'est lui qui maintient et conserve toute chose, car c'est ce que
marque saint Jean, en disant qu'il est la vie; s'il illumine tout, qui sera
assez fou pour dire que l'évangéliste a ainsi mis et placé ces mots (1) pour
diminuer la divinité du Fils, tandis qu'il se sert au contraire de la preuve la
plus forte pour établir son égalité et sa parfaite ressemblance avec le Père?
Je vous en conjure; mes chers frères, ne confondons point la créature
avec le Créateur, de peur que nous n'entendions dire aussi de nous-mêmes: « Ils
ont rendu à la créature l'adoration et le culte souverain, au lieu de le rendre
au Créateur ». (Rom. I, 25.) En vain l'on dirait qu'il faut entendre ces
paroles des cieux, elles interdisent absolument le culte de la créature, qui
est proprement l'idolâtrie.
4. Ne nous exposons donc pas à une si grande malédiction. Le Fils de
Dieu est venu au monde pour nous délivrer de ce culte. Il a pris la forme de
serviteur pour nous délivrer de cet esclavage: c'est encore pour cela qu'il a
bien voulu être déshonoré par d'infâmes crachats et de honteux soufflets, et
souffrir une
1. Ces mots, c’est-à-dire: ton
Theon, en parlant du Père, et Theon, en
parlant du Fils.
mort très-ignominieuse. Ne nous rendons pas inutiles toutes ces grâces
et ces bienfaits, je vous en conjure, mes frères, et ne retournons pas à notre
ancienne impiété, ou plutôt à une impiété plus grande et plus énorme: car il
est d'une injustice extrême de rendre à la créature l'adoration et le culte
souverain, et d'abaisser le Créateur jusqu'à la bassesse de la créature autant
qu'il est en nous: car cela ne l'empêche pas certes de subsister tel qu'il est;
« mais « pour vous», dit le Prophète, « vous êtes ton« jours le même, et vos
années ne passeront « point». (Ps. CI, 28.) Glorifions-le donc comme nous
l'avons appris de nos pères: glorifions-le par notre foi et par nos oeuvres.
Car la foi et la doctrine sont inutiles pour le salut, si la vie est corrompue.
C'est pourquoi, réglons-la sur la volonté de Dieu: écartons, chassons
loin de nous toute action déshonnête, toute injustice, toute avarice: soyons
comme des étrangers hors de leur pays et de leur maison, soyons
très-indifférents pour les choses présentes. Si quelqu'un a de grandes
richesses et de grands biens (I Cor. VII, 30, 31), qu'il en use comme un
voyageur qui doit partir dans peu, soit qu'il le veuille; ou qu'il ne le
veuille pas: si quelqu'un a reçu une injure, qu'il ne garde pas éternellement
sa colère, ou plutôt qu'il ne l'écoute jamais: l'apôtre ne la souffre que pour
un seul jour: « Que le soleil », dit-il, « ne se couche point « sur votre
colère ». (Ephés. IV, 26.) Et cela est véritablement juste: il est à craindre
que la colère, quelque courte qu'elle soit, ne nous porte à de fâcheux et de
funestes excès, et même il est difficile de l'empêcher; mais si la nuit nous y
surprend, tout devient plus difficile et plus dangereux, parce qu'alors le
souvenir de l'injure allume un grand feu dans le coeur, et qu'agités de cruelles
pensées, nous sommes un long temps à en garder l'amer souvenir. Saint Paul veut
donc que nous prévenions et nous éteignions le mal avant que la nuit, que le
temps du repos nous surprenne, et vienne attiser l'incendie.
La colère est une violente agitation plus vive et plus furieuse que la
flamme même voilà pourquoi il n'y a nul temps à perdre, et l'on ne peut user de
trop de diligence pour prévenir le feu et empêcher que la flamme ne s'élève. En
effet, cette passion cause une infinité de maux: elle renverse les maisons,
elle rompt les anciennes amitiés; en peu de temps, [125]
et dans un moment. elle porte à des excès déplorables, et nous fait
commettre les actions les plus tragiques: « Parce que », dit l'Écriture, «
l'émotion de la colère qu'il a dans le coeur est sa ruine ». (Eccl. I, 28.)
Retenons donc cette bête avec le frein: retenons-la par la crainte du
jugement futur; c'est le mors le plus fort et le plus puissant de tous.
Lorsqu'un ami vous aura offensé, ou qu'un des vôtres vous aura irrité, pensez à
la multitude des péchés que vous avez commis contre Dieu, et considérez que si
vous savez vous retenir et vous modérer, vous serez traité avec moins de
rigueur au jour du jugement, car Jésus-Christ dit: « Remettez, il vous sera
remis » (Luc, VI, 37), et aussitôt vous serez guéri de votre maladie.
Mais je veux encore que vous examiniez si, lorsqu'il vous est arrivé de
vous mettre en colère, vous ne vous êtes pas quelquefois retenu et si
quelquefois aussi vous ne vous êtes pas laissé emporter: la comparaison que
vous ferez de ces deux états vous aidera beaucoup à vous corriger. Dites-moi,
je vous prie, quand est-ce que vous vous êtes applaudi vous-même? Est-ce
lorsque la colère vous a surmonté, ou lorsque vous l'avez surmontée ? N'est-il
pas vrai que lorsque nous y avons succombé, nous nous blâmons fortement
nous-mêmes, nous rougissons, quoique personne ne nous fasse aucun reproche, et
par nos paroles et nos actions nous donnons de grandes marques de repentir; et
que lorsqu'au contraire nous l'avons vaincue, nous nous réjouissons, nous
tressaillons d'allégresse, comme venant de remporter une victoire ? Pour un
homme en colère, la victoire ne consiste pas à rendre la pareille (ce qui est
au contraire la pire défaite); elle consiste à souffrir courageusement le mal
qu'on nous a fait, ou qu'on a dit de nous. En effet, l'avantage ne reste pas à
celui qui a fait le mal, mais a celui qui l'a enduré.
Lors donc que vous vous mettez en colère, ne dites point: il faut que
je rende la pareille, il faut que je me venge; et à ceux qui vous exhortent à
vous contenir, ne répondez pas non, je ne souffrirai point qu'après s'être
moqué de moi, il demeure impuni. Sachez qu'il ne se moquera véritablement de
vous, que lorsqu'il vous verra user de vengeance; mais s'il rit, s'il se moque
de vous, quand vous vous tenez tranquille et en repos, il fait l'action d'un
fou.
Pour vous, n'ambitionnez point pour votre victoire les éloges des
insensés.; contentez-vous de ceux que les sages vous donneront: mais à quoi
pensé-je de vous proposer un public infime, un public composé d'hommes
?Tournez-vous plutôt vers Dieu, c'est lui qui vous approuvera. Fort d'un tel
suffrage, gardez-vous de rechercher la gloire que dispensent les hommes. Leurs
éloges sont dictés souvent par la faveur ou par un esprit de rivalité, et
encore leurs louanges ne sont-elles d'aucune utilité; mais le suffrage de Dieu
est impartial et souverainement utile à celui qui en est honoré; ce sont donc
là les louanges et la gloire que nous devons chercher..
5. Voulez-vous connaître quel mal c'est que la colère? Arrêtez-vous sur
la place, quand vous y verrez des gens se quereller: vous ne pourriez pas
facilement découvrir sur vous-même toute la laideur de cette infirmité, votre
raison étant alors ensevelie dans l'ivresse et dans les ténèbres; mais lorsque
vous ne serez point ému de cette passion, et que votre jugement ne sera point
prévenu, alors regardez-vous et contemplez-vous vous-même dans les autres.
Voyez cette foule de peuple qui s'amasse de tous côtés, ces hommes en colère
qui étalent en public leur honteuse folie; dès que la colère vient à
bouillonner, à exciter le coeur, à l'exaspérer, le feu sort et des yeux et de
là bouche; le visage s'enfle, les mains s'agitent de mouvements désordonnés,
les pieds trépignent ridiculement, prêts à frapper ceux qui cherchent à
intervenir dans ces transports insensés; l'homme en colère ressemble absolument
à un fou: il ne diffère même pas de ces ânes sauvages qui ruent et qui mordent.
L'homme irascible est incapable de se modérer.
Mais les acteurs de ces scènes ridicules, de retour ensuite dans leurs
maisons, rentrant en eux-mêmes et réfléchissant sur ce qu'ils viennent de
faire, sont tout à la fois saisis de douleur et de crainte: alors ils cherchent
et repassent dans leurs esprits ceux qui ont été présents à leur querelle: et
ces mêmes hommes qui, pareils à des fous, ne faisaient nulle attention à ceux
qui les regardaient, se demandent ensuite, leur sang-froid une fois revenu,
quels étaient les assistants. Étaient-ce des amis, des ennemis ? ils craignent
également les uns et les autres: ceux-là pour leurs reproches, qui les feront
rougir de honte et de [126] confusion; ceux-ci pour la joie qu'ils auront de
leur déshonneur et de leur ignominie.
S'il y a eu des coups donnés, des plaies, des blessures, la crainte est
alors bien plus grande: on redoute qu'il n'arrive quelque chose de pis à ceux
qu'on a frappés ou blessés; on craint que la fièvre ne leur survienne et ne
leur cause la mort, ou qu'une plaie difficile à guérir ne les mette en, péril
de la vie. A quoi bon, disent-ils, cette bataille, ce débat, ces injures ?
Peste soit de ceci et de cela ! et ils maudissent ainsi tout ce qui a donné
lieu à la querelle: il en est qui poussent la démence jusqu'à s'en prendre à la
malignité des démons, à l'heure, au temps.
Maris ce n'est pas la mauvaise heure qui est cause de ce qu'ils ont
fait: il n'y a point d'heure mauvaise; les malins démons non plus ne sont pas
les auteurs de ce qui s'est passé; tout vient de la méchanceté de ceux qui ont
cédé à la colère. Ce sont eux qui attirent les démons, et qui se font à
eux-mêmes tout le mal. Mais, direz-vous, la bile s'émeut, le coeur s'enflamme,
et se pique des outrages? Je le sais, je l'ai éprouvé moi-même comme vous,
c'est pour cela que j'admire ceux qui répriment cette méchante bête. Car, si
nous voulons, nous pouvons chasser cette maladie. En effet, pourquoi, si des
grands, si des princes nous outragent, ne cherchons-nous pas à nous venger?
N'est-ce pas parce que la crainte, qui n'est pas moins forte que la colère,
intimide cette colère, et ne lui permet même pas d'éclater au dehors, mais
qu'elle l'étouffe au dedans dès le commencement? Pourquoi enfin, nos
serviteurs, quand nous les chargeons de mille injures, le souffrent-ils sans
dire un seul mot? N'est-ce pas parce que cette même crainte les lie et les
retient ? Mais vous, ne vous bornez point à songer à la crainte de Dieu:
dites-vous que ce même Dieu qui vous prescrit le silence, est lui-même l'auteur
de l'offense, et alors vous ne songerez plus à vous plaindre.
Dites à celui qui vous insulte: Que puis-je vous faire? un autre
retient ma langue et ma main: et cette parole deviendra pour vous et pour
l'agresseur une raison de vous modérer.
Mais nous souffrons les choses même les plus insupportables par considération,
et par respect pour les hommes; nous disons souvent à ceux qui nous insultent:
c'est un autre, ce n'est point vous qui m'avez fait de la peine: et nous
n'aurons pas les mêmes égards, le même respect pour Dieu ? Quel pardon
pouvons-nous attendre? Disons-nous à nous-mêmes: c'est Dieu qui nous frappe
maintenant, c'est lui aussi qui lie nos mains, gardons-nous de regimber et de
nous montrer moins obéissants à Dieu qu'aux hommes.
Vous tremblez à cette parole? Tremblez donc aussi au moment d'agir.
Dieu nous a commandé, si l'on nous donne des soufflets, non-seulement de les
souffrir, mais encore de nous offrir à un pire traitement. (Matth. V, 39.) Et
nous, nous nous défendons avec tant de force et de vigueur, que non-seulement
nous ne voulons pas supporter le moindre mal, mais que nous faisons même tous
nos efforts pour nous venger, que dis-je? nous allons jusqu'à devenir
nous-mêmes provocateurs, et nous nous jugeons vaincus, faute d'avoir rendu la
pareille. Et ce qu'il y a de plus fâcheux et de plus funeste pour nous, c'est
que nous nous imaginons avoir remporté la victoire, lorsque nous avons subi la
pire défaite et que nous sommes par terre; c'est que nous croyons avoir
triomphé du diable, lorsqu'il nous a porté mille coups et couverts de
blessures.
C'est pourquoi, apprenons, je vous prie, en quoi consiste ici la
victoire, et tâchons de la remporter; souffrir, c'est être couronné. Si nous
voulons donc que Dieu même nous proclame victorieux, gardons-nous de suivre les
maximes en usage dans les luttes du monde; mais observons la loi que Dieu a
prescrite pour ces combats, qui consiste à souffrir courageusement et avec
patience. Ainsi puissions-nous vaincre nos ennemis, et obtenir les biens de
cette vie et de l'autre, par la grâce et la bonté de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, par qui et avec qui la gloire, l'empire, l'honneur appartiennent
au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et toujours, dans tous les siècles des
siècles. Ainsi soit-il.
1. Moïse commence l'histoire de l'Ancien Testament par ce qui est
sensible à nos yeux, et en fait une description fort étendue. Il dit: « Au
commencement Dieu a fait le ciel et la terre» (Gen. I,1); il ajoute:Il a fait
la lumière, le firmament, les étoiles, et des animaux de toutes sortes
d'espèces: car il serait trop long de nommer tout en particulier.
Mais notre évangéliste renferme tout en un seul mot: et ces choses, et
toutes celles qui sont au-dessus d'elles. Et certes, c'est avec justice et avec
raison: Premièrement, toutes ces choses sont connues des auditeurs; et en
second lieu, il se hâte d'entrer dans un sujet plus grand et plus élevé. Ainsi
il commence sa narration, non par les ouvrages, ou par les créatures, mais par
leur auteur et leur Créateur. C'est pourquoi Moïse, n'ayant entrepris de
traiter que la moindre partie de la création, puisqu'il n'a point parlé des
puissances invisibles, s'arrête uniquement à ce point: mais Jean, qui tout à
coup veut s'élever jusqu'au Créateur, passe légèrement et en courant sur toutes
ces choses, et renferme tout ce qu'a dit Moïse et ce qu'il a omis, dans ce peu
de paroles: « Tout a été fait par lui ». Et de peur que vous ne croyiez qu'il n'a
en vue que ce dont le législateur a déjà fait mention, il ajoute: « Rien de ce
qui a été fait, n'a été fait sans lui », c'est-à-dire, rien de ce qui peut
tomber sous les sens, ou de ce qui est invisible et purement intellectuel, n'a
été fait que par la vertu, et par la puissance du Fils.
Nous ne mettrons pas un point après ces mots: « Rien n'a été fait »,
comme font les hérétiques, qui, voulant que le Saint-Esprit ait été créé,
lisent ainsi: « Ce qui a été fait était vie dans lui ». C'est rendre ces paroles
inintelligibles. Car premièrement, il n'était pas à propos de parler du
Saint-Esprit en cet endroit; et en second lieu, si l'évangéliste avait voulu
l'indiquer, pourquoi se serait-il expliqué si obscurément? Où est la preuve que
ce soit du Saint-Esprit qu'il ait dit ces paroles ? mais encore, selon leur
manière même de ponctuer, nous trouverons que ce n'est pas le Saint-Esprit qui
a été fait, mais que c'est le Fils qui s'est fait lui-même.
Soyez donc attentifs, afin de bien retenir le texte, et nous, lisons
cependant le passage selon leur manière de le ponctuer; l'absurdité qui en
résulte sera plus visible et plus manifeste: « Ce qui a été fait était vie dans
lui ». Sur quoi ils disent que le mot: « Vie » signifie le Saint-Esprit. Mais
il se rencontre ici, que la vie est aussi appelée lumière: car l'évangéliste
ajoute: « Et la vie était la lumière des hommes». Donc, selon eux, saint Jean
dit ici que le Saint-Esprit est la lumière des hommes: mais que diront-ils sur
ce qui suit? Saint Jean [127] ajoute encore: « Un homme a été envoyé de Dieu,
pour rendre témoignage à la lumière ». Il faut bien qu'ils répondent que cela
est dit aussi du Saint-Esprit; car celui-là même qu'il a nommé « Verbe »
ci-dessus, il le qualifie « Dieu, vie et lumière» dans les paroles suivantes: «
Ce Verbe, » dit-il, « était la vie », et cette même vie « était la lumière ».
Si donc le Verbe était la vie, et si le Verbe qui est la vie, s'est fait chair,
la vie s'est fait chair, c'est-à-dire le Verbe: « Et nous avons vu sa gloire,
comme du Fils unique du Père ».
Si ces hérétiques soutiennent donc qu'en cet endroit le Saint-Esprit
est appelé la vie, voyez combien il s'ensuit d'absurdités: il résulte delà que
c'est le Saint-Esprit qui s'est incarné, et non pas le Fils; que le
Saint-Esprit est le Fils unique. Et si cela n'est point ainsi, ou s'ils veulent
éviter ces conséquences, ils tomberont dans de plus grandes extravagances, en
lisant comme ils font. S'ils avouent que c'est du Fils qu'il est parlé en ce
lieu et s'ils ne ponctuent pas et ne lisent pas comme nous, il faut
nécessairement qu'ils disent que le Fils a été fait par lui-même. En effet, si
le Verbe était la vie, si ce qui a été fait, était vie en lui: de cette façon
de lire il s'ensuit que le Verbe a été fait en lui-même, et par lui-même.
L'Evangile ajoute ensuite quelques lignes après: « Et nous avons vu sa gloire,
sa gloire, » dis-je « comme du Fils unique du Père (14) ». Voilà comment de
leur façon de lire, et de leur manière de s'expliquer, il résulte que le
Saint-Esprit est le Fils unique; car «selon eux », c'est de l'Esprit-Saint
qu'il est uniquement parlé, c'est à lui seul que se rapporte tout ce discours.
Ici, mes frères, ne voyez-vous pas dans quels précipices, et dans
quelles absurdités on tombe, lorsqu'une fois on s'égare et l'on s'écarte de la
vérité? Quoi donc? L'Esprit-Saint, direz-vous, n'est-il pas la lumière? Oui, il
est sûr qu'il est la lumière; mais il n'est point fait mention de lui en cet
endroit. Quoique Dieu soit Esprit, c'est-à-dire incorporel, il ne s'ensuit pourtant
pas de là que toutes les fois qu'on dit esprit, ce soit de Dieu qu'on parle. Et
pourquoi vous étonneriez-vous, si nous le disions du Père? Du Paraclet, du
Consolateur même, nous ne dirons pas que partout où l'on trouve le nom
d'esprit, ce soit de l'Esprit Consolateur qu'on parle: quoique ce nom lui soit
propre, et celui qui lui convient le plus, toute
fois partout où on lit le nom d'esprit, il ne faut pas toujours
l'entendre du Paraclet; car Jésus-Christ aussi est appelé la vertu de Dieu, la
sagesse de Dieu. Mais partout où. on nomme la vertu de Dieu, la sagesse de
Dieu, ce n'est pas toujours dé lui qu'on parle. Il en est de même en ce' lieu:
quoique le Saint-Esprit illumine, ce n'est pas néanmoins de lui que parle
maintenant l'évangéliste. Mais nous avons beau faire justice de ces absurdités:
eux, dans leur extrême obstination à combattre la vérité, ne cessent point de
dire: « Ce qui a été fait, était vie en lui », c'est-à-dire, ce qui a été fait
était vie.
Quoi donc ? le châtiment des Sodomites, le déluge, les tourments, et
mille autres choses semblables, tout cela était vie? Mais, disent-ils, nous
parlons de la création. Certes, ces choses appartiennent à la création. Mais
pour combattre plus fortement encore leurs sentiments, interroge»ns-les: dites-nous
donc, le bois est-il vie? Lés pierres, ces êtres inanimés et sans mouvement,
sont-ils vie? l'homme lui-même, est-il absolument vie? Qui pourrait le
prétendre? L'homme n'est point la vie, mais capable de vie.
2. Considérez encore ici leurs absurdités, car nous les suivrons pas à
pas, pour mettre leur folie dans un plus grand jour; tant nous sommes sûrs
qu'ils n'allèguent rien qui puisse convenir au Saint-Esprit ! En effet, forcés
dans leurs retranchements, et contraints d'abandonner leurs premières opinions,
ils appliquent aux hommes ce qu'ils croyaient auparavant pouvoir dignement
attribuer à l'Esprit-Saint; mais examinons maintenant leur leçon dans ce
nouveau sens.
La créature est à présent appelée vie, elle est donc aussi la lumière:
et Jean est venu pour lui rendre témoignage. Pourquoi donc n'est-il pas
lui-même la lumière? L'Ecriture dit: « Il n'était pas la lumière »; cependant
il était du nombre des créatures: comment n'est-il donc pas la lumière? Et
comment expliquer: « Il était dans le monde, et le monde a été fait par lui ?»
La créature était dans la créature, et la créature a été faite par la créature:
comment le monde ne l'a-t-il point connu ? Est-ce que la créature n'a point
connu la créature? « Mais il a donné à tous ceux qui l'ont reçu le pouvoir
d'être faits enfants de Dieu ». Mais en voilà assez pour faire rire tout le
monde de leurs impertinences; ce sera maintenant à vous [129] à combattre leurs
monstrueuses opinions. Je vous les abandonne, de peur qu'il ne semble que nous
n'avons rien dit jusqu'à présent que pour rire et nous moquer d'eux, et que
nous perdons le temps.
En effet, si ces paroles ne sont point dites du Saint-Esprit, comme
nous l'avons déjà démontré, ni de la créature, et si néanmoins ils soutiennent
et défendent leur même leçon, il s'ensuivra, comme nous l'avons fait voir, la
plus grande de toutes les absurdités, savoir que le Fils a été fait par
lui-même. Car si le Fils est la vraie lumière, et si cette lumière était la
vie, et si la vie a été faite en lui, il s'ensuit nécessairement de leur leçon,
que le Fils a été fait par lui-même; c'est pourquoi laissons leur manière de
ponctuer, rejetons-la, et venons à celle qui est juste, et à la bonne
interprétation. Quelle est-elle? elle consiste à terminer le sens de ces
paroles: « Ce qui a été a fait ». Et de commencer ensuite par celles-ci: « Dans
lui était la vie», par où l'évangéliste veut nous faire entendre que « rien de
ce qui a été fait, n'a été fait sans lui ». Si quelque chose a été faite,
dit-il, elle n'a point été faite sans lui.
Ne voyez-vous pas, mes frères, qu'au moyen de cette courte addition,
saint Jean a dissipé tous les doutes et toutes les absurdités qui pouvaient
naître? Car par ces mots: «Rien n'a été fait sans lui », et par cette courte
addition: « De ce qui a été fait », il comprend et renferme ensemble tous les
êtres intellectuels, et met. à part le Saint-Esprit. Comme il avait dit: «
Toutes choses ont été faites par lui, et rien n'a été fait sans lui »; cette
addition était nécessaire, de peur que quelqu'un n'alléguât: mais si toutes
choses ont été faites par lui, le Saint-Esprit a donc été fait par lui. C'est
des choses qui ont été faites, dit-il, que je dis qu'elles ont été faites par
lui: ces choses fussent elles invisibles, incorporelles, célestes. Voilà:pourquoi
je n'ai pas dit simplement toutes choses; mais j'ai dit: si quelque chose
a été faite, c'est-à-dire, ce qui a été fait. Or l’Eprit n'a pas été
fait.
Vous voyez combien cette doctrine est exacte. L’Évangéliste a rappelé
la création des choses sensibles, dont Moïse nous avait auparavant instruits;
ensuite nous voyant suffisamment éclairés là-dessus, il a élevé nos esprits à
des choses plus sublimes, c'est-à-dire, à ce qui est incorporel et invisible,
et il a séparé le [129] Saint-Esprit de toutes les créatures; c'est ainsi,
c'est en ce sens que saint Paul, inspiré de la même grâce, disait: « Car tout a
été créé par lui ». (Col. 1,16.) Je vous prie d'observer ici la même
exactitude; car le même esprit mouvait aussi cette âme. De crainte que
quelqu'un ne retranchât de la création aucune des choses qui ont été faites, à
cause qu'elles étaient invisibles, ou qu'il n'y joignît le Paraclet, le saint
apôtre passe sur les choses sensibles, qui étaient connues de tout le monde, et
fait la description des choses célestes en ces termes: « Soit les Trônes, soit
les Dominations, soit les Principautés, soit les Puissances ». (Col. I, 16.)
Par ce mot. « soit » chaque fois répété, il ne nous fait entendre que ceci: «
Tout ce qui a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait, n'a été fait sans
lui ».
Que si, vous croyez que ce mot: « Par », marque quelque chose de moins,
« comme un simple ministère », écoutez ce que dit le Prophète: « Vous avez,
Seigneur, dès le commencement fondé la terre, et les cieux sont les ouvrages de
vos mains ». (Ps. CI, 26.) Ce qui est dit du Père, comme Créateur,
l'évangéliste le dit ici du Fils: il ne l'aurait point dit s'il ne le regardait
pas comme Créateur, mais bien comme. simple ministre. Que s'il est dit: « Par
lui », ce n'est qu'afin qu'on ne croie pas que le Fils n'est point engendré.
Mais pour avoir un, témoignage bien sûr que, quant à la dignité de créateur le
Fils n'a rien de moins que le Père, écoutez en quels termes il parle de
lui-même: « Comme le Père », dit-il, « ressuscite les morts et leur rend la
vie, ainsi le Fils donne la vie à qui il lui plaît ». (Jean, V, 21.) Si c'est
du Fils qu'il est dit dans l'Ancien Testament: « Vous avez, Seigneur, dès le
commencement fondé la terre », sa dignité de Créateur est visible et manifeste;
mais si vous dites que le prophète a parlé du Père en cet endroit, et que saint
Paul a attribué au Fils ce qui était dit du Père, il s'ensuit pourtant toujours
la même chose. L'apôtre ne se serait pas porté à attribuer aussi la création au
Fils, s'il n'avait été tout à fait certain que le Fils est égal au Père en
dignité et en puissance. II y aurait eu en effet une extrême témérité
d'attribuer à celui qui est moindre et inférieur, un pouvoir propre à
l'incomparable nature du Tout-Puissant.
3. Mais le Fils n'est ni moindre (lue le Père, ni,inférieur à lui cil
essence, en [130] substance; c'est pourquoi saint Paul n'a pas seulement osé
lui attribuer cette dignité, mais encore d'autres semblables. Car ce mot:. «
Duquel », que vous n'attribuez qu'à la dignité du Père seul, il l'applique
également au Fils dans ces paroles: « Duquel », dit-il, « tout le corps » de
l'Eglise « recevant l'influence par les vaisseaux qui en joignent et lient
toutes les parties, s'entretient et s'augmente par l'accroissement que Dieu lui
donne ». (Col. II, 19.) Ce n'est pas tout, il vous ferme encore mieux la bouche
d'une autre façon, en disant du Père: « Par qui», expression qui, selon vous,
implique infériorité: « Car », dit-il, « Dieu par qui vous avez été appelés à
la société de son Fils Jésus-Christ Notre-Seigneur, est fidèle et véritable ».
(I Cor. 1, 9.) Et encore « Par sa volonté »; et ailleurs: « Tout est de lui, «
tout est par lui, et tout est en lui ». (Rom. XI, 36.)
Enfin ce terme: « Duquel » est attribué non-seulement au Fils, mais
aussi au Saint-Esprit, puisque l'ange disait à Joseph: « Ne craignez point de
prendre avec vous Marie votre à femme; car ce qui est né dans elle, est du
Saint-Esprit ». (Matth. I, 20.) Et de même ce mot: « En qui », qui est propre
au Saint-Esprit, le prophète ne fait point de difficulté de l'attribuer à Dieu
« le Père », lorqu'il dit. « En Dieu (1) nous ferons des actions de vertu ». Et
saint Paul dit: « Dans ses prières, si EN LA VOLONTÉ DE DIEU (2), je dois
trouver enfin une voie favorable pour aller vers vous » (Rom. I, 10); il le dit
aussi de Jésus-Christ: « En Jésus-Christ ». Et certes, ces paroles et ces
expressions: « En qui, duquel, par qui », etc., se trouvent souvent dans
l'Ecriture indifféremment appliquées et attribuées aux trois personnes de la
sainte Trinité; ce qui ne serait point, et n'arriverait pas, si leur substance
n'était la même et égale en tout.
Mais de peur que vous ne croyiez que ces paroles: « Tout a été fait par
lui », doivent à présent s'entendre des prodiges et des,miracles (car les
autres évangélistes en ont fait mention), saint Jean ajoute ensuite: « Il était
dans le monde, et le monde a été fait par lui », mais non le Saint-Esprit, qui
n'est pas au
1. « En Dieu »: Il serait mieux de dire: « Avec Dieu »; mais l'application
qu'en fait le saint Docteur demande que je traduise comme je fais.
2. « Si en la volonté de Dieu »: je suis forcé de traduire de même pour
me conformer au sens; on dira mieux: « je demande continuellement à Dieu dans
mes prières, que si c'est sa volonté, il m'ouvre enfin quelque voie favorable
pour aller vers vous ».
nombre des créatures, et qui est au contraire au-dessus de toutes les
choses créées.
Passons à l'explication du reste du chapitre. Saint Jean, après avoir
dit, parlant de la création: « Toutes choses ont été faites par lui, et à rien
de ce qui a été fait n'a été fait sans lui », fait aussi mention de la
Providence par ces paroles. « Dans lui était la vie ». Car, de peur que quelque
incrédule ne doutât que tant et de si grandes choses eussent été faites par
lui, il a ajouté: «Dans lui était la vie». Or, de même qu'on ne peut diminuer
une source qui jette des abîmes d'eaux et les répand par torrents, quelque
quantité qu'on en puise; ainsi faut-il penser du Fils unique: la puissance
qu'il a de créer est inépuisable: quelques productions que vous puissiez lui
attribuer, elle n'est en rien diminuée.
Mais plutôt servons-nous d'un exemple plus propre et plus convenable,
comme de celui de la lumière, dont le saint évangéliste parle ensuite en
disant: « Et la vie était la lumière ». Comme donc la lumière, quelques
milliers d'hommes qu'elle éclaire, ne perd rien de sa splendeur: ainsi et de
même, Dieu, et avant et après avoir créé ses ouvrages, et les avoir produits au
dehors, demeure également entier, et ne souffre ni diminution, ni altération,
quel que soit le nombre de ses oeuvres. Fallût-il même créer encore mille
mondes semblables à celui-ci: en fallût-il produire un nombre infini, il
suffirait à toutes ces choses, et non-seulement pour les créer, mais aussi pour
les faire subsister après les avoir créées. Car ici le nom de vie ne marque pas
seulement la puissance qu'il a de créer, mais encore cette providence par
laquelle il conserve les choses qu'il a créées. Bien plus, par ce nom saint
Jean jette dans nous les fondements de la doctrine de la résurrection, et le
principe de cette révélation ineffable. Car la vie venant à nous, l'empire de
la mort est détruit; la lumière nous illuminant, les ténèbres sont dissipées;
la vie demeure pour toujours dans nous, et la mort ne peut avoir de domination
sur elle.
Ainsi tout ce qui est dit d u Père serait également bien dit du Fils:
«C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être ». (Act. XVII, 28.)
Saint Paul le déclare aussi par ces paroles: « Tout a été créé par lui, et
toutes choses subsistent en lui ». (Col. I, 16, 17.) Voilà pourquoi il est
appelé et la racine et le fondement. Donc quand vous. entendez dire du Fils:
[131] « Dans lui était la vie », ne pensez pas qu'il soit un être composé. Car
le Fils dit ensuite du Père: « Comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi
donné au Fils d'avoir la vie en lui même » (Jean, V, 10); et comme vous ne
direz pas pour cela que le Père soit un être composé, ne le dites pas non plus
du Fils, puisque l'Ecriture dit aussi ailleurs: « Dieu est la lumière même » (1
Jean, I, 5); et encore « Dieu habite une lumière inaccessible ». (I Tim. VI,
16.) Elle ne s'énonce point en ces termes pour nous faire penser qu'il y ait en
Dieu de la composition, mais afin que nous nous élevions peu à peu au comble de
la doctrine.
Comme effectivement le petit peuple et les faibles auraient peine à
comprendre de quelle manière la vie subsiste en lui, c'est aussi pour cette
raison qu'elle dit premièrement ce qu'il y a de plus simple et de plus bas, et,
de ce premier degré d'instruction, nous élève ensuite à ce qu'il y a de plus
sublime. Car Celui qui a dit: « Il a donné au Fils d'avoir la vie », est le
même que Celui qui dit: « Je suis la vie », et encore: «Je suis la lumière ».
Mais quelle est,
je vous prie, cette lumière ? Elle n'est point sensible, mais elle est
spirituelle, et c'est elle qui illumine l'âme. Jésus-Christ devait dire: «
Personne ne peut venir à moi si mon Père ne l'attire ». (Jean, VI, 44.) Voilà
pourquoi l'évangéliste nous prévient, et dit: « C'est lui qui illumine »; il le
dit aussi afin que si vous entendez dire quelque chose de semblable du Père,
vous sachiez et vous confessiez que cela n'est pas uniquement propre au Père,
mais encore au Fils, car Jésus-Christ dit: « Tout ce qui est à mon Père est à
moi ». (Jean, XVI, 15.)
L'évangéliste nous a donc premièrement enseigné que toutes choses ont
été créées: il nous a fait connaître ensuite par un seul mot les biens
spirituels que nous a apportés le Fils lorsqu'il est venu au monde, en disant:
« Et la vie était la lumière des hommes ». Il n'a point dit. Il était la
lumière des Juifs, mais de tous les hommes. Car ce ne sont pas seulement les
Juifs, mais encore les gentils, qui sont parvenus à la connaissance de cette
lumière: cette lumière était commune à tous, exposée aux yeux de tous les
hommes.
Mais pourquoi n'a-t-il pas ajouté les anges, et n'a-t-il nommé que les
hommes ? C'est parce qu'il parle maintenant de la nature humaine, et que c'est
aux hommes qu'il s'apprête à annoncer la bonne nouvelle.
« Et la lumière luit dans les ténèbres (5) ». Saint Jean appelle «
ténèbres », la mort et l'erreur. Car la lumière sensible (1) ne luit pas dans
les ténèbres, mais à l'écart et à part des ténèbres: au contraire, la lumière
de la prédication a brillé au milieu même de l'erreur qui régnait sur le monde,
et l'a dissipée: et Jésus-Christ, attaquant lui-même la mort par sa mort, l'a
si bien vaincue, qu'il a tiré et délivré de son empire ceux qu'elle retenait
déjà dans ses liens (2): comme donc ni la mort, ni,l'erreur, n'ont pu
surmonter, ni vaincre cette lumière, et qu'au contraire elle illumine tout, et
brille par sa propre vertu; voilà pourquoi l'évangéliste dit: « Et les ténèbres
ne l'ont point comprise ». Car cette lumière est invincible, et elle n'habite
pas volontiers dans les âmes qui ne veulent point être illuminées.
4. Né vous étonnez donc pas, mes frères, si cette lumière n'illumine
pas tous les hommes: Dieu ne nous attire point à lui par force ou par violence,
mais librement et selon la disposition de notre volonté. Ne fermez point la
porte à cette lumière, et vous jouirez de toutes sortes de félicités. La foi
l'attire à nous, cette lumière, et quand elle est venue, elle illumine
infiniment celui qui la reçoit: si votre vie est pure et sainte, elle demeurera
toujours en vous. Car Jésus-Christ dit: « Si quelqu'un m'aime, « il gardera mes
commandements, et nous viendrons à lui mon Père et moi, et nous ferons en lui
notre demeure ». (Jean, IV, 23.) Comme on ne peut pas bien jouir de la lumière
du soleil, si l'on n'ouvre les yeux, de même, on ne participe pas pleinement à
cette resplendissante lumière, si l'on n'ouvre les yeux de l'âme, et si on ne
les met en état de la recevoir de toutes parts: mais comment le peut-on ? c'est
en se purifiant de tous ses vices.
Le péché n'est que ténèbres, il est couvert de nuages épais, et cela
parait visiblement, puisque c'est inconsidérément et sans témoins qu'on le
commet: car, « quiconque fait le mal hait la lumière, et ne s'approche pas de
la lumière ». (Jean, III, 20.) Et: « La pudeur
1. La lumière sensible, c'est-à-dire le soleil.
2. Le saint Docteur ne ferait-il pas ici allusion à ces paroles de
saint Pierre: « Jésus-Christ étant mort en sa chair, mais étant ressuscité par
l'Esprit, par lequel aussi il alla prêcher sur esprits qui étaient retenus en
prison ? » ( I Pierre, III, 28, 29.)
13ne permet pas seulement de dire ce que ces personnes font en secret
». (Ephés. V, 32.) De même que dans les ténèbres nous ne connaissons ni l'ami
ni l'ennemi, et ne discernons pas les objets, ainsi dans le péché nous ne
voyons rien: l'avare ne distingue pas l'ami de l'ennemi; l'envieux voit d'un
oeil d'inimitié l'homme qui lui est le plus dévoué; celui qui tend des piéges
déclare la guerre à tout le monde. En un mot, quiconque est asservi au péché ne
diffère point des gens, ivres et furieux et cesse de discerner les choses.
Comme. dans la nuit, faute de lumière pour distinguer les objets: le bois, le
plomb, le fer, l'argent, l'or, les pierres précieuses, tout paraît semblable à
nos yeux; de même celui qui vit dans l'impureté ne connaît point l'excellence
de la sagesse ni la beauté de la philosophie. En effet, dans les ténèbres,
comme je l'ai déjà dit, les pierres précieuses ne montrent pas leur propre
beauté; et cela ne provient point de leur nature, mais de l'ignorance de ceux
qui les regardent.
Mais ce n'est point là le seul malheur qui accable celui qui vit dans
le péché: il est dans une crainte perpétuelle, et de même que ceux qui se
trouvent en chemin dans une nuit obscure, où la lune ne brille point, tremblent
toujours, quoiqu'il n'y ait là personne pour causer leurs alarmes; ainsi les
pécheurs sont dans une méfiance continuelle, quand bien même personne ne leur
ferait de reproches. Mais les remords de leur conscience font que tout les
effraie, tout leur est suspect, que tout est plein pour eux de crainte et de
terreur, et qu'ils ne voient rien qui ne les inquiète.
Fuyons donc une vie si tourmentée, car après ces inquiétudes la mort
viendra, et une mort éternelle, où les supplices n'auront point de fin. Mais en
ce monde même, ces pécheurs, qui s'imaginent des choses sans réalité, ne
diffèrent point des fous; ils se croient riches, et ils ne le sont pas; il leur
semble qu'ils vivent dans les plaisirs et dans les délices, et ils n'ont ni
délices ni plaisirs, et ils ne reconnaissent et ne sentent comme il faut
combien leurs idées sont fausses et trompeuses qu'après s'être guéris de leur
démence, avoir secoué leur léthargie. Voilà pourquoi saint Paul veut que nous soyions
tous sobres et vigilants, et Jésus-Christ nous le commande aussi. Celui qui est
sobre et qui veille, si le péché le surprend, aussitôt il le chasse; mais
l'insensé ou celui qui dort ne sait pas comment le péché s'empare de lui. Ne
nous endormons donc point, car la nuit est passée, nous sommes dans le jour. «
Marchons donc avec bienséance et avec honnêteté, comme « marchant durant le
jour », (Rom. XIII, 13.)
En effet, rien n'est plus laid, rien n'est plus honteux que le péché.
Ce serait un moindre mal,, à le prendre du côté de la. honte et de la laideur,
d'aller nu dans les rues, que couvert et chargé de péchés et de crimes. D'aller
nu, ce ne serait pas un si grand crime, puisque souvent l'indigence en est la
cause; mais il n'est rien de si infâme ni de si méprisable que le pécheur.
Représentons-nous ces voleurs qu'on traîne devant les juges pour leurs
rapines et leurs spoliations: voyons combien leurs insolences, leurs
friponneries et leurs violences les rendent hideux, ridicules et méprisables.
Oh que nous sommes misérables et malheureux ! Nous qui ne voulons pas souffrir
sur nous un manteau mal arrangé ou à l'envers, et qui, si nous le voyons ainsi
sur un autre, y portons aussitôt la main pour l'ajuster: si notre prochain et
nous, nous marchons de travers dans la voie des commandements de Dieu, nous ne
nous en apercevons point du tout. Qu'est-il, je vous prie, de plus vilain et de
plus infâme qu'un homme qui entre chez une prostituée? Qu'y a-t-il de plus
ridicule et de plus risible qu'un homme violent, qu'un médisant, qu'un envieux?
Comment peut-il se faire qu'on ne regarde pas ces choses comme aussi honteuses
que d'aller nu dans les rues? C'est seulement parce qu'on s'est accoutumé à ces
Sortes de vices; car on n'a jamais vu personne marcher nu dans les rues
-volontairement: mais la coutume fait que l'on pèche hardiment.
Certes, si quelqu'un entrait dans la société des anges, où il ne s'est
jamais rien passé de semblable, il connaîtrait bientôt combien ces sortes
d'actions sont honteuses et ridicules. Mais pourquoi nommé je la société des
anges? Aujourd'hui même, et parmi nous, si quelqu'un.ose introduire une femme
de mauvaise vie dans le palais de l'empereur, ou s'y enivrer, ou y commettre
quelqu'autre action honteuse, il en est puni du dernier supplice. Que s'il
n'est pas permis de rien faire de semblable dans le palais du prince, à plus
forte raison, commettre de pareilles actions quelque part que ce soit, quand le
Roi de l'univers est [133] présent partout et voit tout, c'est encourir les
derniers supplices.
C'est pourquoi, je vous en conjure, mes chers frères, vivons en ce
monde dans une grande paix, et travaillons à nous rendre purs et irréprochables:
nous avons un Roi qui a continuellement les veux attentifs sur tout ce que nous
faisons. Afin donc que cette lumière
nous illumine toujours, attirons ses rayons sur nous. De cette sorte
nous jouirons et des biens présents et des biens futurs, par la grâce et par la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui gloire soit au
Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
l. L'évangéliste, après avoir dit dans son exorde ce qu'il y a de plus
important et de plus nécessaire à connaître du Verbe-Dieu, suivant l'ordre et
la suite de son sujet, nous va maintenant parler du précurseur qui devait
annoncer le Verbe, et qui s'appelait Jean comme lui. Pour vous, lorsque vous
entendez que Jean est un homme qui a été envoyé de Dieu, cessez de croire qu'il
y ait eu rien d'humain dans ses paroles; ce n'est point sa doctrine, qu'il nous
a enseignée, mais celle de Celui qui l'envoya. Voilà pourquoi il est appelé
ange: or, le devoir d'un ange ou d'un ambassadeur est de se Borner à répéter ce
qu'on lui a dit. Ce mot: « il a été » ne signifie pas ici le passage du
non-être à l'être, ou à l'existence, mais la mission même. Cette parole: « il a
été envoyé de Dieu » ne signifie autre chose sinon qu'il était ambassadeur de
Dieu.
Comment donc les hérétiques peuvent-ils soutenir que le passage qui dit:
« Qui ayant a la forme et la nature de Dieu » (Philip. II, 6), ne prouve pas
que le Fils est égal au Père, pour cela seul que le mot Theous, « de Dieu », n'est, pas précédé de l'article tout? Car voici encore un endroit (1)
sans article. Diront-ils que ce n'est pas du Père qu'il y est parlé ? mais que
répondront-ils encore sur ces paroles du prophète: « J'envoie devant vous mon
ange qui vous préparera la voie ? » (Mal. III, 1; Matth. XI, 10.) Ces paroles:
« moi » et « vous » signifient deux personnes.
« Il vint pour servir de témoin, pour rendre témoignage à la lumière
(7) ». Quoi ! dira peut-être quelqu'un, le serviteur rend témoignage à son
Maître? mais lorsque vous verrez le Maître, non-seulement recevoir le
témoignage de son serviteur, mais encore venir à lui, et se faire baptiser par
lui avec les Juifs, ne serez-vous donc pas dans un plus grand étonnement et
dans un plus grand doute? Mais il ne faut pas vous étonner, ou vous troubler;
vous devez plutôt admirer l'ineffable bonté de ce Maître. Que si quelqu'un
demeure saisi de vertige et de trouble, Jésus-Christ lui dira ce qu'il répondit
à Jean: «Laissez-moi faire pour cette
1. On voit bien que le saint Docteur parle du verset qu'il explique: «
Un homme a été envoyé de Dieu », où dans le texte le mot Theou n'est point précédé de l'article tou, quoiqu'il soit visible que c'est de Dieu le Père que parle
l'évangéliste.
13heure, car c'est ainsi qu'il faut que nous accomplissions toute
justice ». (Matth. III, 15.) Et si son étonnement redouble, il lui répétera ce
qu'il a dit aux Juifs: « Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le
témoignage ». (Jean, V, 34.)
S'il n'a donc pas besoin de ce témoignage, pourquoi Jean est-il envoyé
de Dieu? ce n'est pas pour le besoin qu'avait le Verbe de ce témoignage, ce
serait une extrême impiété de le dire: mais enfin, pourquoi? Jean nous l'apprend
lui-même, lorsqu'il dit: « Afin que tous crussent par lui »; mais comme
Jésus-Christ après avoir dit, parlant de Jean: « Il y en a un autre qui rend
témoignage de moi: Et je sais que le témoignage qu'il en rend est véritable »,
dit maintenant: « Pour moi, ce n'est pas d'un homme que je reçois le témoignage
», il pouvait sembler aux fous et aux insensés, qu'il se contredisait lui-même
par ces dernières paroles; aussi l'explication arrive-t-elle tout de suite: «
Mais », dit-il, « je dis ceci afin que vous soyez sauvés ». (Jean, V, 34.)
C'est comme s'il disait: Je suis Dieu, et le vrai Fils de Dieu, émané de cette
immortelle et bienheureuse substance: je n'ai besoin du témoignage de personne.
Car, quand personne ne voudrait me rendre témoignage, je ne serais pas pour
cela diminué dans ma nature. Jaloux du salut du monde, je me suis abaissé et
humilié jusqu'à vouloir bien charger un homme de me rendre témoignage. En
effet, les Juifs, sur une conduite si proportionnée à leur faiblesse et à leur
grossièreté, devaient plus facilement se porter à croire en lui.
Comme le Verbe s'est donc revêtu de notre chair, de peur que; venant à
nous dans sa majesté et dans tout l’éclat de sa divinité, il ne nous perdit
tous; il a de même envoyé devant lui un homme pour lui servir de précurseur,
afin que les hommes d'alors, entendant une voix de même nature que la leur,
s'en approchassent plus facilement. Mais, qu'il n'avait pas besoin de ce
témoignage, la preuve en est visible: il n'avait qu'à se montrer dans sa
substance toute pure, pour frapper tous les hommes de crainte et de terreur: il
ne l'a point fait, comme je viens de dire, parce qu'ils auraient tous péri, nul
ne pouvant soutenir la force et la splendeur de cette lumière inaccessible.
C'est aussi pour cette raison qu'il s'est revêtu de la chair, et il a donné la
charge à un de nos compagnons de rendre témoignage de lui, parce qu'il a tout
fait pour le salut des hommes, et qu'il n'a pas seulement eu égard à sa
dignité, mais encore à la faiblesse des hommes et à leur intérêt.
Jésus-Christ nous le déclare lui-même par ces paroles: « Je dis ceci
afin que vous soyez sauvés ». (Jean, V, 34.) L'évangéliste, qui parie
conformément à ce que dit le Seigneur, nous en avertit aussi. Car, après avoir
dit: « Il vint pour rendre témoignage à la lumière », il a ajouté: « Afin que
tous crussent par lui ». C'est à peu près comme s'il disait: Ne croyez pas que
Jean-Baptiste soit venu rendre témoignage pour donner plus de force et
d'autorité à la parole du Seigneur, et la rendre plus croyable: ce n'est point
pour cela qu'il est venu, mais afin que ses concitoyens crussent par lui.
Ce qui suit démontre évidemment que c'est pour prévenir ce soupçon
qu'il a dit ces choses, car il ajoute: « Il n'était pas la lumière » paroles
qui deviendraient inutiles, et seraient plutôt une simple répétition qu'une
explication de sa doctrine, si l'évangéliste, en les ajoutant, n'eût pas voulu
nous prémunir contre ce soupçon. Ayant dit: « Il vint pour rendre témoignage à
la lumière », pourquoi dit-il encore: « Il n'était pas la lumière » ? Ce n'est
pas en vain ni sans raison, mais c'est parce que souvent parmi nous, celui qui
rend témoignage, est plus grand et plus considéré que celui à qui il rend ce
témoignage; et que souvent il paraît aussi plus digne de foi. Voilà pourquoi,
de peur qu'on eût lieu d'avoir ce sentiment de Jean, l'évangéliste détruit dès
le commencement tout ce mauvais soupçon, et après l'avoir complètement extirpé,
il fait connaître quel est celui qui rend témoignage, et quel est celui de qui
le témoignage est rendu, et l'extrême différence qu'il y a entre l'un et
l'autre. Après l'avoir fait, et avoir montré l'incomparable excellence de celui
à qui Jean rend témoignage, il poursuit son discours avec sécurité; une fois
qu'il a fait exacte justice de toutes les absurdes pensées qui pouvaient venir
dans l'esprit des gens sans intelligence, il sème et répand ensuite facilement
et sans obstacle la doctrine du salut.
C'est pourquoi, mes chers frères, prions maintenant le Seigneur qui
nous a révélé de si grandes choses, et qui nous a donné une si pure doctrine,
de nous faire la grâce de [135] mener, en outre, une vie pure et toute sainte.
Car la saine doctrine n'apporte aucune utilité sans les bonnes couvres. Quand
nous posséderions la foi la plus pure, et une parfaite intelligence des saintes
Ecritures, si la sainteté de nos moeurs et de notre vie ne nous soutient et
nous protège, rien n'empêchera que nous ne soyions jetés au feu de l'enfer, et
éternellement brûlés dans cette flamme qui ne s'éteindra point. De même que
ceux qui. auront fait de bonnes oeuvres ressusciteront pour la vie éternelle,
ainsi ceux qui n'auront pas craint d'en faire de mauvaises, ressusciteront pour
être condamnés à un supplice éternel, et qui ne finira jamais.
Appliquons donc tous nos soins à ne pas perdre par nos mauvaises
couvres le profit de la vraie foi, et à nous signaler en outre par nos actions
(Tit. II, 12», afin que nous puissions nous présenter à Jésus-Christ avec
confiance. Rien ne peut égaler un si grand bonheur. Veuille le Ciel qu'ayant
bien profité de cette instruction, nous n'ayons tous en vue que la gloire de
Dieu, à qui soit-elle rendue, et au Fils unique, et au Saint-Esprit, dans tous
les siècles des siècles ! Ainsi soit-il.
1. Si c'est par petites portions, mes très-chers enfants, que nous vous
nourrissons du pain des saintes Ecritures, si nous ne vous le donnons pas tout
à la fois, c'est afin que vous gardiez facilement chacun des morceaux que nous
vous servons. Celui qui, construisant un édifice, met et entasse les pierres
les unes sur les autres, avant que les premières qu'il a posées, soient jointes
et liées ensemble, ne bâtit pas solidement; et les murs qu'il élève tomberont
bientôt en ruines: celui au contraire qui attend que la chaux ait lié et
consolidé les pierres, pour en joindre d'autres peu à peu, bâtit une maison
stable, solide et qui dure longtemps. Nous imitons ces excellents architectes,
et bâtissons de la même manière l'édifice du salut de vos âmes: autrement, nous
craindrions que les dernières instructions n'effaçassent entièrement les
premières de votre mémoire, puisque l'esprit ne peut tout à la fois tout
comprendre et tout retenir. Que vient-on donc de vous lire aujourd'hui ? ces
paroles: « Celui-là était la lumière qui illumine tout homme venant en ce monde
»: l'évangéliste qui, parlant ci-dessus de Jean, disait qu'il était venu « pour
rendre témoignage de la lumière », et qu'il était maintenant envoyé pour
remplir ce ministère, élève tout à coup nos esprits, et nous fait monter
jusqu'à cette existence, qui ne connaît point de commencement, et qui n'aura
point de fin, de peur que ce qu'il avait dit de Jean, et que le subit et nouvel
avènement d'un précurseur, qui venait pour rendre témoignage, ne donnât lieu à
de mauvais soupçons touchant Celui à qui il devait rendre témoignage.
Et comment, direz-vous, cette existence peut-elle n'avoir ni
commencement ni fin puisque c'est du Fils qu'il est ici parlé? Mais c'est d'un
Dieu que nous parlons, et vous di. tes: comment cela se peut-il? Et vous ne
craignez pas, ou plutôt vous n'avez pas horreur de faire une pareille demande? Mais
si quelqu'un vous demande comment les âmes et les corps jouiront un jour d'une
vie immortelle, vous vous mettez à rire, parce que, direz-vous, il n'est pas de
l'esprit humain de raisonner en ces matières, mais seulement. de croire: ni
d'examiner curieusement la parole, mais de tenir pour une démonstration
suffisante la toute-puissance de celui qui parle: et si: nous vous disons que
Celui qui a créé les âmes et les corps, et qui est sans comparaison au-dessus
de toutes les créatures, n'a point de commencement, vous oserez nous demander
comment cela se peut? Est-ce le fait d'une âme rassise, d'un esprit droit?
Vous avez entendu cette parole: « Celui-là était la vraie lumière ».
Pourquoi tant de vains et d'inutiles efforts pour comprendre par la seule
raison une vie qui n'a point de fin? Pourquoi chercher à connaître ce qui ne
peut être connu? Pourquoi sonder ce qui est incompréhensible? Pourquoi
soumettre à un examen ce qui échappe à tout examen ? Cherchez à remonter à
l'origine des rayons du soleil, vous ne la trouverez point, et toutefois, vous
ne serez ni fâché, ni chagrin de votre incapacité. Pourquoi donc seriez-vous
téméraires et inconsidérés dans de plus grandes choses ?
Jean, cet enfant du tonnerre, ce héraut spirituel, au moment où
l'Esprit-Saint lui a fait entendre cette parole: « Il était », s'est tu et n’a
point cherché à approfondir davantage: et vous,qui n'avez pas reçu de si
grandes grâces, vous qui ne parlez que suivant les faibles lumières de votre
raison, vous voulez en savoir plus que lui? Voilà pourquoi vous n'atteindrez
jamais degré même de connaissance où il est parvenu.
C'est ainsi que`procède le diable: « il fait passer à ceux qui
l'écoutent et lui obéissent les limites que Dieu nous, a prescrites, comme si
nous pouvions aller beaucoup plus loin: mais après nous avoir fait pendre la
grâce du Seigneur par les appâts de cette belle espérance, non-seulement il ne
fait rien de plus pour nous, car comment le ferait-il, puisqu'il est le diable?
mais il ne nous permet même pas de revenir à ce premier état, où nous étions en
paix et en sûreté; il nous: fait au contraire errer de côté et d'autre, sans
que nous puissions jamais nous fixer.
C'est. ainsi qu'il a chassé notre premier père du paradis. Il enfla son
coeur de l'espérance d'une plus grande science et de plus grands honneurs, et
lui fit perdre ainsi ceux dont il jouissait paisiblement: non-seulement Adam ne
devint pas semblable à Dieu, comme il le,, lui faisait espérer, mais il le
soumit au tyrannique empire de la mort: non-seulement Adam n'apprit rien pour
avoir mangé du fruit de l'arbre défendu, mais encore il ne perdit pas peu de
cette science qu'il avait, pour en avoir espéré une plus grande: car dans ce
moment il commença à rougir de sa nudité, honte à laquelle il avait été
supérieur jusqu'à sa faute. Donc la connaissance de sa nudité, le besoin où il
fut désormais de se vêtir, ces malheurs et plusieurs autres furent une
conséquence de sa curiosité.
Mais de peur qu'il ne nous en arrive autant, mes frères, soyons
obéissants à Dieu, et gardons ses commandements: ne cherchons pas curieusement
à approfondir davantage, pour ne pas perdre comme eux les grâces que nous avons
reçues. Les hérétiques voulant chercher un commencement dans cette vie qui n'a
point de commencement; ont perdu avec cette connaissance qu'ils n'auront jamais,
celles qu'ils auraient pu acquérir. En effet, ils n'ont point trouvé ce qu'ils
cherchaient, car ils ne le pouvaient pas, et ils ont perdu la vraie foi au Fils
unique.
Pour nous ne sortons point des anciennes bornes que nos pères ont
posées, et soyons soumis en tout aux lois que l'Esprit-Saint nous a tracées.
Lorsque nous entendons: « Il était a la vraie lumière », ne cherchons rien de
plus, nous ne pouvons en savoir davantage, ni atteindre plus haut. Si Dieu
avait engendré son Fils comme les hommes engendrent, il y aurait nécessairement
quelque espace de temps entre celui qui engendre et celui qui est engendré:
mais puisqu'il l'a engendré d'une manière ineffable, propre et convenable à un
Dieu, cessons de nous servir de ces expressions: « Avant » et « Après », car ce
sont là des noms qui appartiennent au temps: mais le Fils est le créateur même
de tous les siècles.
2. Il n'est donc pas son Père, direz-vous, mais son frère. Où est-elle,
je vous prie, cette nécessité? Si nous disions que le Père et le Fils [137]
sont sortis de différente racine, ou ne sont pas de même substance, vous
pourriez avoir raison de parler de la sorte: mais si nous sommes bien éloignés
de cette impiété, si nous disons que le Père est sans commencement, et n'a
point été engendré, et que le Fils est véritablement sans commencement, mais
qu'il est engendré du Père, en quoi cette idée conduit-elle nécessairement au
langage impie que vous tenez? Car le Fils est la splendeur! or, la splendeur
est comprise et renfermée dans la même nature dont elle est la splendeur. C'est
pour cette raison que saint Paul, afin que vous n'alliez pas vous figurer qu'il
y a un milieu entre le Père et le Fils, l'a ainsi appelé. C'est là, en effet,
ce qu'exprime le nom de splendeur.
L'apôtre, après cet exemple, redresse les pensées absurdes qui
pouvaient naître de là dans l'esprit des insensés. Que ce nom de splendeur,
dit-il, que vous venez d'entendre, ne vous- donne pas lieu de croire que le
Fils n'ait pas sa propre hypostase, c'est là un sentiment impie, une folie
qu'il faut laisser aux sabelliens et aux marcelliens: mais nous, nous sommes
bien éloignés de cette doctrine nous enseignons que le Fils existe dans sa
propre hypostase: voilà pourquoi saint Paul, au nom de splendeur, joint celui
de « caractère de sa substance » (Héb. I, 3); par où il marque qu'il a sa
propre hypostase, et montre que sa substance est la même que celle dont il est
le caractère. Un nom seul, comme je l'ai déjà dit, n'est pas suffisant pour
apprendre aux hommes ce qu'ils doivent croire au sujet de Dieu. Il faut se
tenir pour content si, après en avoir joint plusieurs ensemble, on sait tirer
ensuite de chacun ce qui convient véritablement à la Divinité. C'est de tette
manière que nous pourrons dignement glorifier Dieu; je dis dignement,
c'est-à-dire, autant qu'il est en nous et que nous en sommes capables.
Que s'il est quelqu'un qui ose croire qu'il peut dignement parler de
Dieu, et assurer qu'il le connaît comme on se connaît soi-même, personne
assurément ne le connaît moins.
Instruits de ces vérités, soyons soigneux de bien retenir ce que nous
ont appris du Verbe ceux qui, dès le commencement, l'ont vu de leurs propres
yeux, et en ont été les ministres; et n'ayons pas la curiosité de chercher à en
savoir davantage. Cette maladie cause deux grands maux dans celui qui en est
infecte l'un, qu'il se tourmente vainement à chercher ce qu'il ne peut trouver;
l'autre, qu'il irrite la colère de Dieu, en s'efforçant de renverser les bornes
qu'il a mises lui-même. Mais jusqu'à quel point cela excite sa colère, c'est ce
qu'il n'est pas nécessaire de vous dire, puisque vous le savez tous.
C'est pourquoi, rejetons et fuyons la témérité et l'arrogance des
hérétiques. Ecoutons la parole de Dieu avec crainte et avec tremblement, afin
qu'il nous protège incessamment; car il dit: « Sur qui jetterai-je les yeux,
sinon sur celui qui est doux et humble et paisible, et qui écoute mes paroles
avec tremblement? » (Ps. LXVI, 2.) Rejetant donc cette vaine curiosité, brisons
nos coeurs, pleurons nos péchés, ainsi que Jésus-Christ nous le commande:
soyons touchés de componction au souvenir de nos crimes, et repassons
exactement dans notre esprit toutes les fautes que nous avons commises jusqu'à
présent: appliquons tous nos soins et toutes nos forces à nous en laver
entièrement. Car Dieu nous a donné pour cela bien des voies et des moyens. «
Déclarez le premier », nous dit-il, « vos iniquités, afin que vous soyez
justifié ». (Is. XLIII, 26, Sept.) Et encore: « J'ai dit: Je confesserai au
Seigneur contre moi-même mon injustice, et vous m'avez » aussitôt « remis
l'impiété de mon coeur ». (Ps. XXXI, 6, Sept.) Repasser souvent ses péchés dans
sa mémoire, et s'en accuser, c'est ce qui ne sert pas peu à en diminuer le
poids et l'énormité.
Mais voici un second moyen de laver ses péchés encore plus efficace: Ne
vous mettez point en colère contre celui qui vous a offensé; pardonnez à tous
ceux qui ont commis des fautes contre vous. En voulez-vous apprendre un
troisième ? Daniel va vous le donner, écoutez-le: « C'est pourquoi rachetez vos
péchés par les aumônes, et vos iniquités par les oeuvres de miséricorde envers
les pauvres». (Dan. IV, 24.) Il y en a encore un autre: c'est l'oraison
fréquente, et la persévérance dans les prières qu'on fait à Dieu. Le jeûne
également, s'il est joint à la douceur et à la charité envers le prochain,
n'est pas d'une légère consolation, il contribue à la rémission des péchés, il
éteint le feu de la colère de Dieu: « Car l’eau éteint le feu, lorsqu'il est le
plus ardent, et l'aumône lave les péchés ». (Eccl. III, 33.) Marchons donc dans
toutes ces voies: si [138] nous ne cessons pas d'y marcher, si nous employons
tout notre temps et tous nos soins à ces pratiques, non-seulement nous laverons
nos péchés passés, mais nous amasserons aussi de grands trésors pour l'autre
monde. Car nous ne donnerons point de prise au diable, nous ne nous laisserons
aller ni à la paresse, ni à une pernicieuse curiosité. Car le démon met à
profit ces occasions, entre autres, pour susciter les folles recherches et les
controverses dangereuses, une fois qu'il nous a surpris dans l'oisiveté et dans
la mollesse, et qu'il nous voit négliger la vertu. Mais nous, soyons attentifs
à lui fermer cette entrée, veillons et soyons sobres, afin qu'après nous être
donné quelques petites peines dans cette vie qui est si courte, nous jouissions
des biens immortels pendant toute l'éternité, par la grâce et pat la
miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui soit la gloire
au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Je reprends le texte de mon dernier sermon: car rien n'empêche, mes
frères, d'examiner les mêmes paroles, puisque l'exposition des dogmes, auxquels
nous nous arrêtâmes, ne nous permit pas de vous expliquer tout ce dont on vous
avait fait la lecture.
Où sont donc ceux qui disent que le Fils n'est pas vrai Dieu ? C'est
pourtant lui qui est
appelé la vraie lumière, et ailleurs la vérité même, la vie même. Mais
nous approfondirons. davantage ces paroles, et nous les expliquerons plus
clairement, lorsque nous y serons arrivés.
Maintenant, et avant de passer outre, il est nécessaire d'examiner les
paroles de mon texte, et de les expliquer à votre charité. Je dis donc: si le
Fils illumine tout homme venant en ce inonde, comment y a-t-il tant d'hommes
qui ne sont point illuminés ? car tous ne croient
pas en Jésus-Christ, tous ne lui rendent pas le culte qui lui est dû.
Comment donc illumine-t-il tout homme ? il l'illumine autant qu'il est en lui.
Mais si quelques-uns ferment de plein gré les yeux de leur âme, pour ne point
recevoir les rayons de cette lumière, et demeurent dans les ténèbres, il ne
faut pas s'en prendre à la nature de la lumière, mais à la malignité de ceux
qui se privent volontairement de ce don; car la grâce est répandue dans tous:
elle ne rejette ni le Juif ni le gentil, ni le barbare, ni le scythe, ni le
libre, ni l'esclave (Col. III, II), ni l'homme, ni la femme, ni le vieux, ni le
jeune, mais elle les reçoit tous également, et les appelle tous sans
distinction. C'est pourquoi ceux qui ne veulent pas profiter d'un si grand
bienfait, ne doivent imputer leur aveuglement qu'à eux-mêmes; la porte est
ouverte à tout le monde, personne [139] n'en ferme l'accès: si donc
quelques-uns s'obstinent à demeurer dehors, c'est par leur propre faute qu'ils
périssent: « Il était dans le monde »; mais ce n'est pas à dire qu'il fût du
même âge que le monde loin de nous une pareille pensée. Voilà pourquoi
l'évangéliste ajoute: « Et le monde a été fait par lui », par où il vous ramène
à l'existence du Fils unique avant les siècles: car celui qui est une fois
instruit que tout ce vaste univers est l'ouvrage de ses mains (manquât-il tout
à fait de raison, fût-il ennemi déclaré de la gloire de Dieu ) est forcé de
confesser malgré lui que le Créateur est avant les créatures.
Voilà pourquoi la folie de Paul de Samosate m'étonne toujours davantage:
j'admire qu'il ait pu combattre une vérité si lumineuse et si éclatante, et se
jeter de gaieté de coeur dans le précipice: car il n'est pas tombé dans
l'erreur par ignorance, il l'a embrassée avec pleine connaissance de la vérité
comme les Juifs. En effet, comme ceux-ci l'ont trahie par complaisance pour les
hommes (ils savaient que Jésus-Christ était le Fils unique de Dieu, ruais ils
ne l'ont pas confessé par crainte de leurs princes, et pour n'être pas chassés
de la synagogue), on rapporte de même que l'autre a trahi sa conscience et
perdu son salut par complaisance pour une certaine femme (1). Et certes la
vaine gloire est un cruel et très-dangereux tyran; elle peut aveugler les yeux
des sages mêmes, s'ils ne sont vigilants et attentifs. Si les présents ont ce
pouvoir, cette passion, bien plus forte, le peut encore davantage. Voilà
pourquoi Jésus-Christ disait aux Juifs: « Comment pouvez-vous croire, vous qui
recherchez la gloire des hommes, et qui ne recherchez point la gloire qui vient
de Dieu seul? » (Jean, V, 44.)
« Et le monde ne l'a point connu (10) ». L'évangéliste appelle ici le
monde cette multitude de gens corrompus qui n'a de goût et d'empressement que
pour les choses de la terre, la foule, la populace, le peuple insensé; car les
amis de Dieu, les grands hommes, l'avaient tous connu, avant même son
incarnation. Jésus-Christ le dit nommément du grand patriarche: « Abraham votre
père », dit-il, « a désiré avec ardeur de voir mon jour: il l'a a vu, et il en
a été rempli de joie ». (Jean,
1. Zénobie, reine de Palmyre.
VIII, 56.) Et de même de David, en disputant contre les Juifs: «
Comment donc », leur dit-il, « David l'appelle-t-il en esprit son Seigneur par
ces paroles: le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite? »
(Matth. XXII, 43.) Souvent aussi en les combattant il nomme Moïse; l'apôtre
saint Pierre le déclare des autres prophètes, car il assure que tous les
prophètes, depuis Samuel, ont connu Jésus-Christ, et ont prédit son avènement
longtemps auparavant: « Tous les prophètes », dit-il, « qui sont venus de temps
en temps depuis Samuel, ont prédit ce qui est arrivé en ces jours ». (Act. III,
24.) Il s'est fait voir, et il a parlé à Jacques et à son père, et même à son
grand-père (I Cor. XV, 5, 6, 7 et 8); il leur a fait beaucoup et de
très-grandes promesses, et il les a effectivement accomplies.
Pourquoi, répliquerez-vous, dit-il donc lui-même: « Beaucoup de
prophètes ont souhaité de voir ce que vous voyez et ne l'ont point vu, et
d'entendre ce que vous entendez et ne l'ont point entendu? » (Luc, X, 24.)
Est-ce qu'ils n'en ont point eu la connaissance? Ils l'ont eue sûrement, et je
tâcherai de le démontrer par le même endroit par lequel quelques-uns croient
prouver le contraire. Jésus-Christ dit: « Beaucoup ont souhaité de voir ce que
vous voyez ». Ils ont donc connu qu'il devait venir parmi les hommes, et
accomplir ce qu'il a véritablement accompli: car s'ils n'avaient point eu cette
connaissance, ils n'auraient pas formé ce souhait. Personne, en effet, ne peut
désirer de voir ce dont il n'a nulle connaissance, nulle idée. C'est pourquoi
ils ont connu le Fils de Dieu, et ils ont su qu'il devait venir parmi les
hommes.
Quelles sont donc ces choses qu'ils n'ont point connues, qu'ils n'ont
point entendues? Ce sont celles-là même que vous voyez et que vous entendez
maintenant. Les prophètes ont entendu sa voix et l'ont vu; mais ils ne l'ont
pas vu incarné, conversant avec les hommes, leur parlant familièrement: voilà
ce que Jésus-Christ déclare lui-même; car il n'a pas dit simplement: Ils ont
désiré de me voir. Mais qu'a-t-il dit? « Ils ont désiré de voir ce que vous
voyez ». Il n'a pas dit: ils ont désiré de m'entendre; mais: « Ils ont désiré
d'entendre ce que vous entendez ». C'est pourquoi, s'ils n'ont pas vu son
avènement dans la chair, du moins ils ont connu que Celui qu'ils désiraient de
voir viendrait un jour dans le monde, et [140] ils ont cru en lui, quoiqu'ils
ne layent point vu incarné.
Mais les gentils pourront nous attaquer et nous adresser cette
question: Que faisait Jésus-Christ dans ces premiers temps auxquels il n'avait
point encore soin du genre humain? Et pourquoi aussi est-il venu à la fin des
temps prendre soin de notre salut, après t'avoir négligé pendant tant de
siècles? A quoi nous répondrons qu'il était venu dans le monde avant cet
avènement même; qu'il y avait préparé la voie aux oeuvres qu'il devait opérer,
et qu'il s'était fait connaître à tous ceux qui en étaient dignes. Que si, pour
n'avoir pas été connu de tous, mais seulement des gens de bien et des personnes
de vertu, vous dites qu'il a été inconnu et ignoré des hommes, vous pourrez
également dire qu'encore maintenant il n'est pas adoré de tous, à cause
qu'aujourd'hui même tous ne le connaissent pas; mais comme dans le temps
présent, pour être inconnu et ignoré de beaucoup, personne, toutefois, n'osera
avancer qu'il ne soit pas connu de plusieurs; de même on ne doit pas douter
que, dans ces premiers temps, il n'ait été connu de plusieurs, ou plutôt de
tout ce qu'il y avait alors de grand et d'admirable parmi les hommes.
2. Que si quelqu'un me fait cette demande Et pourquoi, dans ce
temps-là, tous ne se sont-ils pas attachés à lui et ne lui ont-ils pas tous
rendu le culte qui lui est dû, mais seulement les justes? moi, à mon tour, je
leur ferai celle-ci: Pourquoi, à présent même, tous ne le connaissent-ils pas?
Mais plutôt, pourquoi m'arrêté-je à parler de Jésus-Christ ? car je puis
demander du Père pourquoi et alors et maintenant tous ne l'ont-ils pas connu!
Il en est qui prétendent que tout marche au gré du hasard; d'autres attribuent
le gouvernement du monde aux démons; il s'en trouve aussi qui imaginent et se
forgent un second Dieu. Quelques blasphémateurs vont jusqu'à voir en lui-même
la puissance contraire et enseigner que ses lois sont l'ouvrage du mauvais
démon. Quoi donc ! dirons-nous qu'il n'y a point de Dieu, parce que
quelques-uns disent qu'il n'y en a point? dirons-nous que Dieu est mauvais,
parce que quelques-uns ont l'impiété de le croire? Mais c'en est assez,
laissons-là ces folies et ces horribles extravagances. Si nous fondions nos
principes et nos dogmes sur le jugement et les raisonnements de ces furieux,
rien ne nous empêcherait de tomber bientôt nous-mêmes dans la pire démence.
Et certes, quoiqu'il y ait des yeux faibles et délicats qui ne peuvent
supporter la lumière, personne ne dira que lé soleil soit de sa nature
pernicieux aux yeux; maison en juge d'après les bonnes vues, et on le dit
lumineux; quoique le miel semble amer à quelques malades, personne ne dira pour
cela que le miel soit amer. Et on trouvera des gens qui, sur l'opinion de
quelques esprits malades, ne craindront pas de décider, ou qu'il n'y a point de
Dieu, ou qu'il y en a un mauvais, ou que l'action de la Providence n'est pas
continue. Mais qui dira que ces sortes de gens aient l'esprit sain et le sens
commun ? Qui ne les traitera pas au contraire de furieux et d'extravagants?
« Le monde ne l'a point connu »; mais « Ceux dont le monde n'était pas
digne» (Héb. XI, 38) l'ont connu. En disant quels sont ceux qui ne l'ont point
connu, l'évangéliste indique d'un mot la cause de leur ignorance; car il n'a
pas simplement dit: Personne ne l'a connu, mais il a dit: « Le monde ne l'a
point connu », c'est-à-dire, ces hommes qui sont uniquement attachés au monde,
et qui n'ont d'affection que pour lui. Et c'est ainsi que Jésus-Christ a
coutume de les appeler, comme quand il dit « Père saint, le monde ne vous a
point connu». (Jean, XVII, 25.) Par où il est visible, comme nous vous l'avons
fait remarquer, que ce n'est pas seulement le Fils que le monde n'a point
connu, mais encore le Père. Rien en effet ne trouble et n'obscurcit autant
l'esprit que de désirer avec ardeur les choses présentes.
Instruits de cette vérité, mes frères, séparez-vous du monde, et
éloignez-vous des choses charnelles, autant que cela se peut; en effet, ce
n'est pas à perdre des choses viles et de nul prix que vous expose
l'attachement au monde; mais à perdre le bien suprême; l'homme qui est
fortement épris des choses présentes n'est point capable de s'attacher à celles
du ciel (I Cor. II, 14); il faut que celui qui recherche les unies perde les
autres. « Vous ne pouvez servir tout ensemble », dit Jésus-Christ, « Dieu et
l'argent » (Luc, XVI, 13); nécessairement il faut aimer l'un et haïr l'autre.
Voilà ce que l'expérience toute seule nous crie assez haut ceux qui n'ont nul
désir des richesses, qui s'en moquent et les méprisent, voilà ceux qui aiment
Dieu, comme on doit l'aimer; et de même ceux qui convoitent l'opulence, sont
[141] précisément ceux qui aiment le moins Dieu; car une âme éprise de l'amour
des richesses ne s'abstiendra pas facilement des actions ni des paroles qui
excitent la colère de Dieu, puisqu'elle sert un autre maître qui lui commande
de faire tout ce que défend la loi du Seigneur.
C'est pourquoi, revenez à vous, sortez de votre sommeil; et pensant à
Celui dont nous sommes les serviteurs, n'aimons que son royaume; pleurons et
gémissons sur le temps passé, durant lequel nous avons été les esclaves de
l'argent; secouons une bonne fois ce joug pesant, ce joug insupportable; et
portons avec persévérance celui de Jésus-Christ qui est doux et léger; il ne
nous commandera rien de ce que l'argent commande; car celui-ci nous ordonne de
haïr tous les hommes, mais Jésus-Christ nous commande au contraire de les
chérir et de les aimer tous; l'un nous attachant à la boue, à l'argile, je veux
dire à l'or, ne nous laisse pas même respirer durant la nuit; l'autre nous
délivre de ces soins superflus et insensés, et nous commande de nous amasser
des trésors dans le ciel, non d'injustices faites au prochain, mais d'oeuvres
de justice; l'un, après bien des sueurs et des misères qu'il nous fait essuyer,
ne pourra pas nous secourir, lorsque nous serons condamnés au dernier supplice,
et que, pour avoir obéi à ses lois, nous souffrirons des tourments infinis; que
dis-je? il ne fera qu'attiser la flamme; l'autre, s'il nous a commandé de
donner à boire un verre d'eau froide ( Matth. x, 42), ne permettra même pas
qu'un si léger bienfait soit privé de rémunération, mais il le récompensera
largement.
Ne serait-il donc pas d'une extrême folie de négliger le service d'un
Maître si doux, et qui récompense magnifiquement ses serviteurs, pour servir un
tyran ingrat, quine peut aider ses esclaves, ses courtisans, ni en ce monde ni
en l'autre? Qu'il ne retire pas du supplice ceux qui y sont condamnés, ce n'est
point en quoi consiste tout le mal et le dommage; mais c'est, comme j'ai dit,
en ce qu'il accable ses serviteurs d'une infinité de peines et de misères. Car
en l'autre monde on verra que la plupart des damnés n'ont été livrés aux
supplices que pour avoir servi l'argent, aimé l'or et n'avoir pas fait l'aumône
aux pauvres.
Pour nous, de peur d'être condamnés à ces tourments, répandons nos
biens avec libéralité sur les pauvres; garantissons notre âme et des soins
importuns et nuisibles de cette vie, et du supplice réservé aux coupables dans
l'autre; formons-nous dans le ciel un dépôt de bonnes oeuvres; au lieu
d'amasser les richesses terrestres, faisons-nous des trésors qui ne puissent ni
périr, ni nous être ravis; des trésors qui puissent entrer avec nous dans le
ciel, qui puissent nous protéger à l'heure critique et nous rendre notre Juge
propice. Plaise à Dieu que ce Juge, nous étant propice et favorable, et à
présent et au jour de son jugement, nous jouissions avec liberté des biens
qu'il a préparés dans le ciel pour ceux qui l'aiment comme il doit être aimé !
Je vous le souhaite, par la grâce et par la miséricorde de Notre-Seigueur Jésus-Christ,
avec qui la gloire soit au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et ton joues,
et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Si vous gardez fidèlement dans votre mémoire nos précédentes
instructions, ce sera pour nous un encouragement à continuer notre tâche avec
un redoublement d'ardeur, dans la certitude que nos efforts ne sont point
perdus. Si vous vous souvenez de ce que nous avons dit, vous aurez plus de
facilité à comprendre la suite, et nous, nous aurons moins de peine, car nous
serons secondés par votre zèle qui vous fera voir plus nettement ce qu'il nous
reste à vous exposer. Celui qui oublie continuellement ce qu'on vient de lui
enseigner, aura toujours besoin d'un maître, et ne saura jamais rien; mais
celui qui retient ce qu'on lui a enseigné, et qui y ajoute ce qu'on lui
enseigne de nouveau, de disciple qu'il était, deviendra bientôt maître
lui-même, et se rendra utile et à soi et aux autres. Voilà le fruit que
j'attends de mes discours, si je n'augure pas trop de votre zèle à venir
m'écouter. Commençons donc, déposons l'argent du Seigneur dans vos âmes, comme
dans un trésor très-fidèle et très-sûr, et tâchons de vous expliquer, autant
que la grâce du Saint-Esprit nous donnera de force et de lumière, le sujet que
nous nous sommes proposés de traiter aujourd'hui.
L'évangéliste, parlant des premiers temps, avait dit: « Le monde ne l'a
point connu ». Maintenant il descend au temps de la prédication et il dit: « Il
est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu ». Il appelle en cet
endroit les siens, les Juifs, comme étant particulièrement son peuple, ou même
tous les hommes, comme ayant été créés par lui. Et comme, s'étonnant de la
folie de plusieurs et rougissant pour notre commune nature, il disait là que le
monde, qui a été fait par lui, n'avait point connu son Créateur; de même ici sa
douleur et son affliction de l'ingratitude des Juifs et de plusieurs autres, le
poussant à prononcer une plus forte et plus griève accusation, il dit: « Les
siens ne l'ont point reçu », quoiqu'il soit venu chez eux. Et non-seulement
lui, mais encore les prophètes ont dit avec étonnement la même chose; saint
Paul en a aussi marqué sa surprise.
Ecoutez d'abord la voix des prophètes parlant au nom de Jésus-Christ: «
Un peuple que je n'avais point connu m'a été assujetti: il a m'a obéi aussitôt
qu'il a entendu ma voix. Des enfants étrangers m'ont manqué de fidélité; des
enfants étrangers sont tombés dans la vieillesse; ils ont boité et n'ont plus
marché et dans leurs voies ». (Ps. XVII, 48.) Et encore: « Ceux à qui il n'a
point été parlé de lui le verront, et ceux qui n'ont point ouï entendront ».
Et: « J'ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas; je me suis fait a
voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître (1) ». (Isaïe, LXV, 1.)
Saint Paul écrit aux Romains en ces termes: « Après cela, que dirons-nous,
sinon qu'Israël, qui recherchait la justice, ne l'a point trouvée; mais que
1. Ce passage est conçu un peu différemment et dans les Septante et
dans la Vulgate: le saint Docteur l'a apparemment cité de mémoire, ou sur
quelque manuscrit particulier.
14a ceux qui ont été choisis de Dieu l'ont trouvée? » (Rom. XI, 7.) Et
ailleurs: « Que dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient
point la justice ont embrassé la justice; et que les Israélites, au contraire,
qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point venus à la loi de la
justice? » (Rom. IX, 30.)
C'est effectivement une chose surprenante devoir que ceux qui sont
nourris dans la doctrine des prophètes, à qui on lit tous les jours Moïse, qui
parle en mille endroits de l'avènement de Jésus-Christ, et les prophètes de
l'époque postérieure; que ceux qui ont vu Jésus-Christ même opérant
continuellement des miracles, ne demeurant et ne conversant qu'avec eux, et ne
permettant point encore alors à ses disciples d'aller vers les gentils, ni
d'entrer dans les villes des Samaritains (Matth. X, 5), ce qu'il ne faisait pas
lui-même; mais qui leur disait souvent qu'il n'avait été envoyé qu'aux brebis
perdues de la maison d'Israël (Matth. XV, 24): il y a, dis-je, de quoi
s'étonner, qu'après tant de miracles opérés en leur faveur, les Juifs, à qui on
lisait tous les jours les prophètes, et qui ont entendu les continuelles
prédications de Jésus-Christ même, se soient rendus si aveugles et si sourds,
qu'aucune de ces preuves n'ait pu les amener à croire en Jésus-Christ.
Les gentils, au contraire, privés de tous ces avantages, n'avaient
aucunement ouï parler des divins oracles: il ne s'en était pas même présenté à
eux la moindre idée en songe, mais des fables insensées (car c'est ainsi que
j'appelle la philosophie des païens), occupaient tout leur temps et faisaient
toute leur science; uniquement appliqués et livrés aux rêveries des poètes, ils
s'étaient attachés au culte des idoles de bois et de pierre; et, soit sur le
dogme, soit sur la morale, ils n'avaient nulle idée bonne ou saine: leur vie
était encore plus impure et plus criminelle que leur doctrine. Et, en effet,
pouvait-on attendre autre chose de gens qui voyaient leurs dieux se plaire aux
crimes les plus infâmes; des dieux dont le culte ne consistait qu'en des
paroles obscènes et des actions encore plus obscènes et plus impudiques, et qui
se trouvaient par là fêtés et honorés; des dieux auxquels on rendait hommage
par des meurtres abominables et des massacres d'enfants, en quoi leurs
adorateurs ne faisaient que suivre leur exemple.
Ces hommes, toutefois, qui étaient ainsi tombés dans l'abîme même de la
corruption et de la méchanceté, en ont été tout à coup retirés comme par une
espèce de ressort et de machine, et se sont montrés à nous du haut des cieux
dans tout l'éclat de la gloire.
Mais comment et par quelle voie ce prodige est-il arrivé ? Saint Paul
nous l'apprend, écoutez-le, car ce bienheureux apôtre n'a pas cessé de chercher
soigneusement la cause de cet événement extraordinaire jusqu'à ce qu'il l'ait
trouvée pour nous la découvrir ensuite. Quelle est-elle, et d'où venait aux
Juifs un si grand aveuglement? Apprenez-le de celui à qui avait été confié le
ministère de la prédication.
Que dit donc saint Paul pour dissiper le doute où plusieurs étaient?
Les Juifs, dit-il, « ne connaissant point la justice qui vient de Dieu, et
s'efforçant d'établir leur propre justice, ne se sont point soumis à Dieu pour
recevoir cette justice qui vient de lui ». (Rom. X, 3.) Voilà l'origine de leur
malheur. L'Apôtre l'explique encore ailleurs en d'autres termes: « Que
dirons-nous donc, sinon que les nations qui ne cherchaient point la justice ont
embrassé la justice, et la justice qui vient de la foi; et que les Israélites,
au contraire, qui recherchaient la loi de la justice, ne sont point parvenus à
la loi de la justice?» Dites-nous, grand apôtre, quelle en est la raison ? «
C'est parce qu'ils ne l'ont point recherchée par la foi, car ils se sont
heurtés contre la pierre d'achoppement » (Rom. IX, 30, 31, 32); c'est-à-dire
leur incrédulité a été la cause de leurs maux, et c'est de leur orgueil qu'est
née leur incrédulité.
Les Juifs, qui avaient auparavant de grands avantages sur les gentils,
comme d'avoir reçu la loi, de connaître Dieu, et bien d'autres que Saint Paul
rapporte (1), voyant qu'après l'avènement de Jésus-Christ les gentils qui
avaient été appelés à la foi jouissaient également avec eux des mêmes honneurs
et des mêmes prérogatives; qu'après avoir embrassé la foi il n'y avait nulle
différence, nulle distinction entre le circoncis et l'incirconcis, passèrent de
l'orgueil à la jalousie, et ne purent souffrir cette immense et ineffable
miséricorde du Seigneur: ce qui ne venait que de leur orgueilleuse insolence,
de leur méchanceté et de leur égoïsme.
1. Voyez les chap. II, III, IX, X, XI, de saint Paul aux Romains.
142. Mais, ô les plus insensés de tous les hommes ! quel tort Dieu vous
a-t-il fait en étendant sa divine providence sur les autres nations? la.
participation des autres à la même grâce et aux mêmes bienfaits a-t-elle
diminué vos biens? mais la malignité est aveugle, et elle se rend difficilement
compte de ce qu'il convient de faire. Les Juifs donc, aigris. et irrites de
voir que d'autres allaient participer à leur liberté, ont eu la rage de se
plonger eux-mêmes le poignard dans le sein, et par là ils se sont exclus, comme
de juste, de la miséricorde de Dieu. Jésus-Christ leur dit: « Mon ami, je ne
vous fais point de tort; pour moi je veux donner à ceux-ci autant qu'à vous ».
(Matth. XX, 13, 14.) Mais disons. plutôt qu'ils ne méritent pas même qu'on leur
tienne ce langage. Celui à qui il s'adresse, s'il souffrait avec peine, s'il se
plaignait que son maître donnât une pareille récompense à ses compagnons,
pouvait du moins représenter ses peines, ses sueurs; qu'il avait travaillé tout
le long du jour, et qu'il avait porté 1e poids de la chaleur; mais ceux-ci,
qu'ont-ils à dire? que peuvent-ils alléguer? certainement, rien de semblable.
Ils n'ont en eux que lâcheté, qu'intempérance et mille autres vices dont les
prophètes, les accusaient et leur faisaient des reproches continuels, et, par
ces vices, ils n'offensaient pas moins Dieu que les gentils. Saint Paul le
déclare quand il dit: « Car il n'y a nulle différence entre le juif et le
gentil, parce que tous ont péché et ont besoin, de la gloire de Dieu, étant
justifiés gratuitement par sa grâce ». (Rois. III, 22, 23, 24.)
L'apôtre traite pleinement ce sujet dans cet épître, et le fait d'une
manière très-utile et très-prudente. Au commencement il montre qu'ils ont
mérité même d'être plus sévèrement punis que les. gentils. « Car », dit-il, «
tous ceux qui ont péché étant sous la Loi, seront jugés par la Loi (Rom. II,
12), c'est-à-dire, avec plus de rigueur, parce qu'outre -la nature, ils auront
aussi la Loi pour accusatrice: et non-seulement pour cela, mais encore pour
avoir été cause que les nations ont blasphémé Dieu: « Car », dit l'Ecriture, «
vous êtes cause que le nom de Dieu est blasphémé parmi les nations ». (Is. LII,
5; Rom. II, 24.)
La vocation des gentils était donc ce qui irritait le plus les Juifs.
Car les fidèles circoncis en étaient eux-mêmes frappés d'étonnement c'est
pourquoi, lorsque saint Pierre fut de retour de Césarée à Jérusalem, ils lui
firent des reproches et des plaintes d'avoir été chez des hommes incirconcis,
et d'avoir mangé avec eux. (Act.. XI, 3 et suiv.) Et après qu'il leur eût
appris qu'il n'avait rien fait que par l'ordre de Dieu,,ils s'étonnaient encore
de voir (lue la grâce du Saint-Esprit se répandait aussi sur les gentils (Act.
X, 45): en quoi ils montraient visiblement qu'ils ne s'y étaient jamais
attendus. Saint Paul sachant donc bien que c'était là ce: qui les piquait et
les chagrinait le plus, ne perd aucune occasion de réprimer leur orgueil et de
rabaisser leur hauteur et leur insolence.
Voyez, mes frères, comment il s'y prend après avoir disputé contre les
gentils, avoir montré qu'ils étaient tout à fait inexcusables, qu'ils n'avaient
nulle espérance de salut, et leur avoir vivement reproché leurs erreurs et
leurs dissolutions, il adresse la parole aux Juifs il raconte d'abord ce que le
prophète avait dit d'eux, qu'ils étaient méchants, fourbes, trompeurs, qu'ils
étaient tous devenus inutiles, que nul d'eux ne cherchait Dieu, -mais que tous
s'étaient détournés de la droite voie (Ps. XIII, 3, 4, 5, et LII, 3, 4), et
bien d'antres choses semblables, à quoi il ajoute: « Or, nous, savons que
toutes les paroles de la Loi s'adressent à ceux qui sont sous la Loi, afin que
toute bouche soit,fermée, et que tout le monde se reconnaisse condamnable
devant Dieu....... Parce que tous ont péché, et ont besoin de la gloire de Dieu
». (Rom. III,19, 23.) De. quoi donc, ô Juifs ! pouvez-vous vous glorifier? d'où
vous vient tant d'orgueil? On vous a aussi fermé la bouche, votre confiance
vous est ôtée, vous êtes condamnables avec tout le monde, et vous avez besoin,
comme les autres, d'être justifiés gratuitement.
Et certes, quand même vous auriez toujours bien vécu, quand même vous
auriez sujet d'avoir une grande confiance en Dieu, vous n'auriez jamais dû
porter envie à ceux à qui le Seigneur, par sa bonté, a bien voulu faire
miséricorde et accorder la grâce du salut. Car c'est le fait d'une extrême
méchanceté de ne pouvoir souffrir qu'on fasse du bien aux autres, et
principalement quand il ne vous en revient aucun mal. Encore, si le salut
d'autrui vous faisait tort, vos plaintes seraient excusables, bien que peu
dignes d'hommes instruits dans la sagesse; mais si le malheur d'autrui
n'augmente pas votre récompense, et si son bonheur [145] ne diminue point le
vôtre, pourquoi volis affliger qu'un autre ait recule salut gratuitement? Il
fallait donc, comme je l'ai dit, quand même votre vie aurait été irréprochable,
ne vous pas chagriner que Dieu ait étendu la grâce du salut sur les gentils.
Mais vous-mêmes étant coupables des mêmes péchés et ayant également offensé le
Seigneur, que vous ne puissiez supporter qu'il fasse du bien aux autres, que
vous vous vantiez d'avoir seuls droit i. la grâce, ce n'est point là seulement
une marque d'orgueil et d'envie, c'est encore une si grande et si extrême
folie, qu'elle vous vend dignes des supplices les plus rigoureux. Car vous avez
planté l'orgueil dans votre coeur, et l'orgueil est la racine de tous les maux.
Voilà pourquoi un Sage disait: « Le principe de tout péché, est
l'orgueil » (Eccli. X, 15), c'est-à-dire, l'orgueil est la racine, la source et
le père dé tout péché. C'est l'orgueil qui a fait déchoir le premier homme de
sa félicité primitive. Le diable par qui il fut trompé, c'est l'orgueil encore
qui l'avait fait tomber lui-même de la sublime dignité où il était élevé: il le
savait bien, ce malin esprit, que ce péché avait la force de chasser du ciel
même ceux qui en sont atteints: aussi prit-il cette voie pour dépouiller Adam
de tous ses honneurs. C'est en enflant son coeur dé l'orgueilleuse espérance de
devenir égal à Dieu, qu'il 1'a abattu, et l'a précipité au fond de la terre.
Rien n'est en effet plus capable d'éloigner de nous la miséricorde de Dieu, et
de nous livrer au feu de l'enfer que la tyrannie de l'orgueil. Quand elle
possède notre coeur, toute notre vie devient impure: fussions-nous chastes et
vierges: fussions-nous adonnés au jeûne, à la prière, à l'aumône et aux plus
saintes pratiques: « Tout homme », dit l'Ecriture, « qui a le coeur superbe,
est souillé devant le Seigneur». (Prov. XVI, 5, Sept.)
Réprimons donc, mes chers frères, réprimons cette élévation, cette
enflure du coeur, si nous voulons être purs et échapper au supplice qui a été
préparé pour le diable. Ecoutez ce que dit saint Paul, et vous apprendrez que
l'orgueilleux sera condamné au même supplice que le diable: « Que ce ne soit
point un néophyte », dit-il, « de peur que, s'élevant d'orgueil, il ne tombe
dans le jugement et dans le piège du diable ». (I Tim. III, 6, 7.) Que veut
dire le saint apôtre parle mot de « jugement? » il veut dire: la même condamnation,
le même supplice.
Mais comment
éviterez-vous ce malheur? vous l'éviterez, si vous réfléchissez en vous-même
sur votre nature, sur la multitude de vos péchés, sur la grandeur des tourments
si vous considérez combien est fragile et périssable ce qui paraît brillant en
ce monde, et que tout cela se flétrit plus vite que l'herbe et les fleurs du
printemps. Non, le diable, quelque effort qu'il fasse, ne pourra pas facilement
enfler nos coeurs d'orgueil, ni nous prendre en trahison, si nous nous occupons
souvent de ces pensées, et si nous nous rappelons continuellement le souvenir
des hommes les plus distingués par leurs vertus. Que le Dieu des humbles, le
bon Dieu, le Dieu clément, nous donne et à vous et à moi un coeur contrit et
humilié 1 Par là tout le reste nous deviendra facile pour la gloire de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui,et avec qui gloire au Père et au
Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Dieu, qui est clément, libéral et magnifique dans ses dons, Dieu,
mes chers. frères, n'oublie et n'omet rien de ce qu'il faut pour que nous
brillions par l'éclat de nos vertus, parce qu'il veut que nous nous rendions dignes
de son approbation; et ce n'est point par force ou par contrainte qu'il veut
que nous allions à lui; mais il invite, il attire par les bienfaits tous ceux
qui veulent se laisser persuader. Voilà pourquoi, à sa venue, les uns l'ont
reçu, les autres, repoussé: c'est qu'il ne veut point de serviteur qui le serve
malgré soi, ou forcément; mais il veut que tous viennent à lui librement et
volontairement, et qu'ils lui rendent des actions de grâces de cette sorte de
servitude.
Les hommes ont besoin de l'aide des serviteurs, voilà pourquoi ils les
soumettent malgré eux à la loi de l'obéissance; mais Dieu n'ayant besoin de
personne (Act. XVII, 25), n'étant nullement sujet aux nécessités qui pèsent sur
nous, et ne faisant rien que pour notre salut, laisse tout. à notre libre
arbitre et à notre volonté; c'est pourquoi il ne force et ne contraint
personne, et dans tout ce qu'il fait il n'a en vue que notre utilité. En effet,
servir Dieu forcément et malgré soi, ce serait la même chose que de rte le
point servir du tout.
Pourquoi donc, direz-vous, punit-il ceux qui ne veulent point lui
obéir? Et pourquoi a-t-il menacé de l'enfer ceux qui ne gardent pas ses
commandements? c'est parce qu'étant
bon, il prend un grand soin de nous, quoique nous ne lui soyons pas
obéissants, et qu'il ne s'éloigne et ne se retire pas de nous, lors même que
nous nous dérobons et que nous fuyons. Or, comme nous n'avons pas voulu entrer
par cette première voie des dons et des grâces, ni nous rendre à la persuasion
et aux bienfaits, il en a pris une autre, et c'est celle des supplices et des
tourments, qui véritablement est très-rigoureuse, mais toutefois nécessaire.
Car la première ayant été méprisée, la seconde est devenue absolument
indispensable.
En effet, les législateurs établissent contre les coupables des peines
nombreuses et sévères, et cependant nous ne les haïssons pas; nous ne faisons
que les en honorer davantage, car sans rien exiger de nous, et souvent même
sans connaître ceux que protégeraient leurs lois, ils ont veillé et pourvu à
notre sûreté et au bon ordre de la république, soit en comblant d'honneurs les
gens de bien et les élevant aux dignités, soit en réprimant et punissant les
malfaiteurs qui troublent le repos public. Que si, dis-je, nous les admirons et
nous les aimons, ne devons-nous pas beaucoup plus admirer et aimer Dieu, qui a
un si grand soin des hommes? car il y a une différence extrême et infinie entre
leurs soins et la providence que Dieu a pour nous: certes, les richesses de sa
bonté sont ineffables, et surpassent tout ce qu'on en pourrait dire.
14Ici, mes frères, renouvelez votre attention « Il est venu chez soi »,
non par nécessité Dieu, comme je l'ai dit, n'a besoin de rien; mais il est venu
pour répandre ses grâces et ses bienfaits sur les siens. Et quoiqu'il soit venu
pour leur utilité, pour leur faire du bien, ceux qui étaient les siens ne l'ont
point reçu, ils l'ont au contraire rejeté. Et encore ne s'en sont-ils pas
contentés; mais après l'avoir jeté hors de la vigne, ils l'ont tué. (Matth.
XXI, 39.) Néanmoins, il ne les a point exclus de la pénitence; mais il leur a
promis que si, après une action si noire et si détestable, ils voulaient laver
leurs crimes en croyant en lui, Il les rendrait égaux à ceux qui n'ont rien
fait de semblable, et même à ses amis les plus dévoués.
Au reste, je ne parle point en l'air ni pour vous faire illusion: tout
ce qui est arrivé à saint Paul en rend un assez éclatant témoignage. Paul avait
persécuté Jésus-Christ après sa mort; il avait lapidé par les mains de
plusieurs (1) Etienne son martyr; mais quand il eut fait pénitence, qu'il eut
condamné ses premières erreurs et se fut rallié à celui qu'il avait persécuté,
le divin Sauveur le mit aussitôt parmi ses amis, et au premier rang, en
chargeant de l'annoncer et de répandre sa doctrine dans tout le monde, ce
blasphémateur, ce persécuteur, cet impie (I Tim. I, 13) ainsi que dans la joie
dont son âme est pénétrée en songeant à la miséricorde divine; il ne rougit pas
de le déclarer lui-même; que dis-je? il ne craint pas même de rendre publics à
la face de tout l'univers, dans ses épîtres, et de graver, pour ainsi dire, sur
une colonne, les crimes qui avaient précédé sa conversion; persuadé qu'il était
mieux d'exposer à la censure publique sa vie passée, afin que la grandeur du
bienfait qu'il avait reçu de Dieu parût et éclatât manifestement, que de
laisser dans l'ombré cette infinie et ineffable bonté dans la crainte de
dévoiler aux yeux de tous ses propres égarements. Voilà pourquoi il parle
très-souvent des persécutions qu'il a dirigées contre l'Eglise, des piéges
qu'il lui a tendus et des guerres qu'il lui a faites. Tantôt il dit: « Je ne
suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu
». ( I Cor. XV, 9.) Tantôt, Jésus-Christ « est venu a dans le monde sauver les
pécheurs, entre
1. Saint Paul a lapidé saint Etienne par les mains de plusieurs, en
gardant leurs vêtements.
lesquels je suis le premier ». (I Tim. 1, 15.) Et encore: « Vous savez
de quelle manière j'ai vécu autrefois dans le judaïsme, avec quel excès de
fureur je persécutais l'Eglise de Dieu, et la ravageais ». (Gal. I, 13.)
2. C'est en effet comme pour reconnaître publiquement la patience dont
Jésus-Christ avait usé à son égard, en montrant quel homme, quel ennemi lui
avait dû son salut, que le saint apôtre raconte ainsi librement la guerre qu'il
lui faisait au commencement avec tant de fureur, donnant aussi par là une bonne
espérance à ceux qui auraient pu se désespérer: car il dit que Jésus-Christ l'a
reçu à pénitence, et lui a fait miséricorde, afin qu'il fût le premier en qui
le divin Sauveur fit éclater son extrême patience et les immenses richesses de
sa bonté, et qu'il devînt comme un modèle et un exemple à ceux qui croiront au
Seigneur pour acquérir la vie éternelle. (I Tim. I, 16.) Les hommes avaient
commis des crimes trop énormes et trop grands pour en pouvoir jamais attendre
le pardon, et c'était pour le faire connaître que l'évangéliste disait: « Il
est venu chez soi, et les siens ne l'ont point reçu ».
D'où est-il venu celui qui remplit tout, qui est présent partout.? Quel
lieu a-t-il quitté celui qui tient et renferme tout dans sa main? Véritablement
il n'a quitté aucun lieu, et comment le pourrait-il? ruais il semble en quitter
un en descendant chez nous. Comme étant dans le monde, il ne paraissait pas y
être, parce qu'il n'y était pas encore connu; il s'est ensuite fait connaître
lui-même, lorsqu'il a bien voulu se revêtir de notre chair. Et c'est cette
descente et cette manifestation que l'Ecriture appelle sa venue.
Il y a de quoi s'étonner ici, mes chers frères, que le disciple ne
rougisse pas de l'outrage qui a été fait à son maître (1), qu'il ne craigne pas
de le consigner par écrit: mais cela même montre parfaitement son ardent amour
pour la vérité. A bien considérer les choses, c'est pour les offenseurs qu'il
faudrait rougir, et non pour l'offensé, qui n'a fait que croître en gloire,
pour s'être montré si charitable envers ceux qui l'avaient outragé: mais eux au
contraire
1. « L'outrage qui a été fait à son maître ». Saint Jean n'en rougit
pas puisqu'il dit clairement gîte le maître « est venu chez soi, et que les
siens ne l'ont point reçu », et que non-seulement ils ne l'ont point reçu, mais
encore qu'ils l'ont rejeté, chassé de la vigne, et tué.
14ont été regardés de tout le monde comme des ingrats et des scélérats,
pour avoir chassé comme un adversaire et un ennemi, celui qui était venu leur
apporter tant de biens. Et ce n'est point encore là tout le tort qu'ils se sont
fait, ails ont en outre été exclus des dons et des grâces qu'ont obtenus ceux
qui l'ont reçu. « Mais, » dit saint Jean, « il a donné à tous ceux qui l'ont
reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu (12) ».
Pourquoi, ô bienheureux évangéliste, ne nous racontez-vous pas le
supplice auquel ont été livrés ceux qui ne l'ont point reçu? vous vous
contentez de nous apprendre qu'ils étaient les siens, et que lé maître étant
venu chez soi, les siens ne l'avaient point reçu mais vous n'avez point ajouté,
ni à quelle peine ils sont destinés, ni quel sera leur supplice. Cependant, si
vous le leur aviez découvert, vous les auriez rendus plus timides et plus
retenus, et par la menace que vous leur auriez faite, vous auriez pu amollir la
dureté de leur coeur orgueilleux et superbe. Pourquoi donc êtes-vous demeuré
dans le silence? Mais est-il un plus grand supplice, répondra-t-il, que de
n'avoir pas voulu soi-même être fait enfant de Dieu, en ayant reçu le pouvoir;
et de s'être volontairement privé d'une si éminente dignité et d'un si grand
honneur? et toutefois, de n'avoir pas reçu ce don et cette grâce, ce n'est
point en cela seul que consiste le supplice qu'ils subiront, ils seront aussi
jetés dans un feu qui ne s'éteindra point. L'évangéliste l'a dans la suite plus
ouvertement déclaré.
En attendant, il raconte les biens ineffables que recevront ceux qui
l'ont reçu, et il les explique dans ce peu de paroles: « Il a donné à tous ceux
qui l'ont reçu le pouvoir d'être faits enfants de Dieu »: soit serviteurs, soit
libres, soit Grecs, soit Barbares, soit Scythes, soit ignorants, soit savants,
soit hommes, soit femmes, soit enfants, soit vieillards, soit ceux qui sont
honorés, soit ceux qui sont méprisés, soit riches, soit pauvres, soit princes,
soit particuliers: tous, dit-il, tous reçoivent le même honneur. La foi et la
grâce du Saint-Esprit ôtant l'inégalité des conditions humaines, les réduit
toutes en un même état, n'en fait qu'une seule, marquée du même sceau royal.
Est-il rien d'égal à cette bonté?
Un roi, formé de la même boue que nous, ne daigne pas enrôler dans son
armée royale, s'ils ont été dans la servitude, ses pareils, ses semblables,
dont beaucoup peuvent valoir mieux que lui: mais le fils unique de Dieu ne
dédaigne pas d'écrire au livre de ses enfants les publicains, les magiciens,
les esclaves et les. plus vils de tous les hommes, avec une foule d'estropiés
et d'infirmes. Tant est efficace la foi en Jésus-Christ ! tant sa grâce est
grande et puissante l et de même que le feu n'a qu'à toucher un minerai pour en
faire aussitôt de l'or: ainsi, et encore mieux, le baptême change la boue en or
chez ceux qu'il purifie; l'Esprit-Saint, comme un feu, tombant alors dans nos
âmes et consumant l'image de boue, la refond, pour ainsi dire, et en forme une
image nouvelle, céleste et brillante.
Et pourquoi l'évangéliste n'a-t-il pas dit: il les a faits enfants de
Dieu, mais: « Il leur a donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu? » C'est
pour montrer que nous avons besoin de beaucoup d'attention et de soin pour
conserver pure et sans tache l'image de l'adoption, qui a été imprimée en nous
dans le baptême, et pour faire connaître en même temps que personne ne peut
nous ôter ce pouvoir, si nous ne nous en dépouillons pas nous-mêmes les
premiers. Si ceux qui ont reçu mandat des hommes pour traiter quelque affaire,
ont presque autant de pouvoir que ceux qui leur ont donné commission, à combien
plus forte raison nous, qui avons reçu de Dieu cette dignité, si nous ne
faisons rien qui nous en rende indignes, serons-nous puissants et les plus
puissants de tous les hommes, puisque celui qui nous y a élevés est lui-même
tout ce qu'il y a de plus grand et de plus excellent. Saint Jean veut encore
nous apprendre que la grâce même ne se répand pas indifféremment sur toutes
sortes de personnes, mais seulement sur les hommes de bonne volonté: c'est à eux
qu'est donné le pouvoir d'être faits enfants de Dieu: car s'ils ne le veulent
point, ce don n'arrive pas, et l'effet est nul.
3. Partout le saint évangéliste rejette la nécessité pour y substituer
le libre arbitre et la volonté c'est ce qu'il fait ici même. Car, dans ces
mystérieuses opérations, une chose est de Dieu, c'est-à-dire, de donner la
grâce; l'autre est de l'homme, à savoir, de donner sa foi; mais on a besoin
ensuite d'une grande attention et de beaucoup de soin. Pour conserver la pureté
de l'âme, il ne suffit pas seulement d'être baptisé et de croire, mais il faut,
[149] si nous voulons jouir toujours de cet aimable don, il faut mener une vie
qui en soit digne et Dieu a voulu que cela fût en notre pouvoir. Le baptême
nous fait renaître par une génération mystique et spirituelle, et lave les
péchés que nous avons commis auparavant: mais il est en notre pouvoir, et il
dépend de notre attention et de nos soins, de demeurer purs dans la suite et de
ne plus contracter de souillures. Voilà pourquoi saint Jean raconte la manière
dont se fait la génération spirituelle; et par la comparaison qu'il en fait
avec la naissance charnelle, il en démontre l'excellence en ces termes: « Qui
ne sont point nés a du sang, ni de la volonté de la chair, ni de a la volonté
de l'homme, mais de Dieu a même (13) ». Et il l'a ainsi racontée, afin que,
connaissant la bassesse de la première qui vient du sang et de la volonté de la
chair, et qu'ayant compris la dignité et la sublimité de la seconde que la
grâce produit, nous concevions de celle-ci une grande et une juste idée,
répondant à la majesté de celui qui l'opère, et que nous apportions ensuite
beaucoup de soin à la conserver dans toute sa pureté.
Nous avons, en effet, extrêmement à craindre que, ayant souillé cette
belle robe par notre paresse et par nos crimes, nous ne soyons chassés de la
chambre nuptiale, comme les cinq vierges folles (Matt. XXV, 2), et aussi comme
celui qui n'avait point de robe nuptiale (Matt. XXII, 11). Cet homme était du
nombre des conviés, il avait été invité aux noces, mais étant appelé, ayant
reçu un si grand honneur, il fit un affront, une injure à celui qui l'avait
invité. Ecoutez la suite, vous apprendrez combien fut déplorable et digne de
larmes la peine qu'il subit. Venu pour s'asseoir à cette magnifique et
somptueuse table, non-seulement il en fut chassé et exclu du festin, mais
encore, pieds et poings liés, il fut jeté dans les ténèbres extérieures, où il
y a des pleurs et des grincements de dents sans fin (Matt. XXII, 13).
Ne croyons donc pas, mes chers frères, que la foi nous suffise seule
pour le salut; si nous ne rendons notre vie pure et sainte, et si nous
approchons du roi vêtus d'une robe indigne de notre heureuse vocation, rien
n'empêchera que nous ne soyons traités comme ce misérable. Il est absurde que
celui qui est Dieu et Roi tout ensemble, ne rougissant pas d'appeler
des hommes vils et méprisables, et de les faire chercher dans les
carrefours pour les inviter à sa table, nous soyons encore si lâches et si
insensés, qu'après un si grand honneur même, nous ne devenions pas meilleurs,
et que, quoiqu'ainsi appelés, nous persévérions dans notre méchanceté, nous
méprisions, nous foulions aux pieds l'ineffable bonté de celui qui a bien voulu
nous inviter. Le Seigneur ne nous a point appelés et invités à la participation
spirituelle et terrible des saints mystères, pour que nous nous y présentions
chargés de nos anciens vices; il veut que, changeant de vie, et nous purifiant
de nos iniquités, nous nous revêtions de la robe que doivent porter les
convives d'un roi.
Que si nous ne voulons pas nous rendre dignes d'une si grande vocation,
c'est à nous que nous devons nous en imputer toute la faute, et non pas à celui
qui nous a fait l'honneur de nous inviter. Ce n'est pas lui qui nous chasse,
mais c'est nous qui nous excluons nous-mêmes de cette admirable compagnie de
conviés. Le roi a fait de son côté tout ce qu'il pouvait: il a- fait les noces,
il a préparé le festin, il a envoyé ses serviteurs appeler et inviter, il a
reçu ceux qui sont venus, et les a comblés de toutes sortes d'honneurs: mais
nous, nous étant présentés avec des robes sales, c'est-à-dire souillés par nos
mauvaises couvres, nous avons fait un outrage à sa personne et aux conviés, et
nous avons déshonoré les noces. Voilà pourquoi nous en sommes enfin justement
exclus. Le roi, chassant de la sorte les téméraires et les insolents, a honoré
et les noces et les conviés: il eût paru lui-même leur faire outrage, s'il
avait laissé parmi eux ceux qui étaient revêtus de robes sales.
Fasse le ciel que personne ni de nous, ni des autres ne soit du nombre
de ces indignes conviés, et n'éprouve leur triste sort ! En effet, ces choses
ont été écrites avant qu'elles arrivent, afin que les menaces que nous en font
les saintes Ecritures, nous portant et nous engageant à changer de vie, et à
devenir gens de bien, nous ne tombions pas dans une si grande honte, ni dans un
si terrible supplice, mais que nous ne les connaissions que par ouï dire, et
que nous nous présentions revêtus d'une belle robe au lieu où nous sommes
appelés. C'est ce que je vous souhaite, mes frères, par la grâce et la
miséricorde de [150] Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui et avec qui la
gloire, l'honneur et l'empire soient au Père et au Saint-Esprit, aujourd'hui et
toujours, et dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
1. Je vous demanderai une seule grâce, avant d'expliquer les paroles de
mon texte; mais je vous prie de ne me la point refuser. La alose que je veux
vous demander n'a rien de difficile, rien de pénible: elle ne me sera pas
seulement utile à moi, mais aussi et surtout peut-être à vous-mêmes. En quoi
donc consiste la grâce que je vous prie de me faire? c'est qu'un jour de la
semaine (1) ou le dimanche (2), chacun rte vous prenne en ses mains cette
partie de l'Évangile, dont on vous doit faire la lecture au sermon, pour la
lire et relire à l'avance; quand vous serez tranquillement assis dans vos maisons,
pour la digérer, en examiner attentivement le sens: et remarquer aussi ce que
vous y trouvez de clair ou d'obscur, et ce qui semble se contredire dans les
paroles, quoiqu'il n'y ait nulle contradiction: et qu'après avoir ainsi
longtemps tout bien considéré et bien médité, vous veniez ensuite au sermon.
Vous et moi, nous ne retirerons pas peu de fruit de cette étude: moi, je
n'aurai pas autant de peine à vous donner l'intelligence des paroles, quand
votre esprit sera préalablement
1. Un jour de la semaine, ou bien le premier jour de la semaine.
2. Le jour même du dimanche. — Litt. Le jour même du sabbat.
familiarisé avec le texte; et vous, vous rendrez votre esprit plus
subtil et plus, pénétrant, et vous acquerrez plus de facilité, non-seulement
pour mieux écouter et mieux apprendre, mais encore pour enseigner aux autres ce
que vous aurez appris. De la manière dont vous vous comportez aujourd'hui,
plusieurs de ceux qui sont ici présents étant obligés de retenir tout à la fois
les paroles de l'Écriture, et l'explication que nous leur donnons, ne feront
pas un grand profit, quand même nous serions une année entière à les leur
expliquer. Et comment le pourraient-ils, puisqu'ils ne font attention aux
paroles qu'en passant et seulement ici ?
Que si quelques-uns allèguent pour excuse les soins, les inquiétudes de
la vie, et qu'ils sont obligés d'occuper beaucoup de temps aux affaires
publiques et domestiques: premièrement, nous leur répondrons que ce n'est pas
une petite faute de se laisser accabler d'une si grande multiplicité
d'affaires, et de s'attacher toujours si fort aux choses séculières, qu'ils ne
puissent pas donner un peu de temps, ni la moindre application à celles qui
sont le plus nécessaires; en second lieu, que ce sont là de [151] vains prétextes,
de fausses et de frivoles excuses, ce que prouvent visiblement leurs longs
entretiens avec leurs amis, le temps qu'ils perdent dans les théâtres et aux
spectacles des courses de chevaux, à quoi souvent ils passent des jours
entiers, sans toutefois prétexter alors en aucune façon la foule et l'embarras
des affaires. Quand donc il s'agit de ces misérables amusements, vous n'avez
garde de vous excuser et vous ne manquez pas de temps à perdre mais faut-il
vous appliquer aux choses divines, elles vous paraissent si superflues et si
méprisables, que vous estimez qu'elles ne valent pas un de vos instants; mais
des gens qui ont de pareils sentiments sont-ils dignes de respirer encore ou de
voir le soleil?
Ces lâches, ces paresseux produisent encore un très-vain et
très-frivole prétexte: ils disent qu'ils n'ont pas les livres. En ce qui
concerne les riches, il serait ridicule à nous de nous arrêter à faire justice
de cette excuse. Quant aux pauvres, comme je m'imagine qu'ils y ont souvent
recours, je voudrais leur demander si chacun- d'eux n'a pas au complet tous les
outils propres et convenables à sa profession, fût-il même dans une extrême
indigence ? N'est-il donc pas bien absurde de ne point prétexter ici sa
pauvreté, de ne rien omettre pour surmonter toutes les difficultés et repousser
tous les obstacles, et de s'excuser, de se lamenter sur ses occupations et son
indigence, quand il y a tant à gagner?
Mais quand même quelques-uns seraient assez pauvres pour ne pouvoir pas
se donner ces livres, ils pourraient encore, par la lecture assidue qu'on fait
ici des saintes Ecritures, ils pourraient, dis-je, ne rien ignorer de ce que
contiennent ces livres divins. Que si cela vous paraît impossible, je le
conçois. Car plusieurs n'apportent pas ici un grand zèle pour écouter: après
avoir écouté par manière d'acquit, ils s'en vont aussitôt chez eux. Que si
quelques-uns restent plus de temps, ils n'en sont pas plus avancés que ceux qui
se sont promptement retirés, puisqu'ils n'ont été présents que de corps. Mais
pour ne pas vous fatiguer davantage par des reproches, ni consumer tout le
temps en réprimandes, reprenons les paroles de notre Evangile: il est temps
d'arriver au sujet que nous nous sommes proposé; soyez attentifs, afin
qu'aucune parole ne vous échappe.
« Et le Verbe s'est fait chair, et a demeuré parmi nous ». Le saint
évangéliste, après avoir dit que ceux qui l'ont reçu sont nés de Dieu et sont
ses enfants, rapporte la cause ineffable d'un si grand honneur, à savoir
celle-ci: le Verbe s'est fait chair, et le Seigneur a pris la forme de
serviteur. Etant vrai Fils de Dieu, il s'est fait fils de l'homme, pour faire
les hommes enfants de Dieu. Le sublime, en se rapprochant de ce qui est humble
et bas, le relève, sans nuire en rien à sa propre gloire. et voilà ce qui s'est
fait en la personne de Jésus-Christ. En effet, il n'a point diminué sa nature
par un si profond abaissement, et il nous a élevés à une gloire ineffable, nous
qui étions toujours demeurés dans l'infamie et dans les ténèbres: ainsi, qu'un
roi qui parle avec amour et avec bonté à un pauvre et à un mendiant, ne se
déshonore point, ne fait rien de honteux, et rend ce pauvre illustre, le couvre
de gloire devant tout le monde. Que si, lorsqu'il s'agit de ces dignités
humaines qui sont purement empruntées, celui qui en est revêtu peut, sans se
faire tort, fréquenter son inférieur: à plus forte raison, la même chose
est-elle vraie de cette immortelle et bienheureuse substance qui n'a rien
d'emprunté, d'accidentel ou de passager, mais dont tous les attributs sont immuables
et éternels.
C'est pourquoi, quand vous entendrez ces paroles: « Le Verbe s'est fait
chair », ne vous troublez point, ne vous scandalisez point. La substance «
divine » n'a point été changée en chair; il serait impie d'avoir une pareille
idée: mais Dieu demeurant ce qu'il était a pris. la forme de serviteur.
2. Mais pourquoi saint Jean s'est-il servi de cette parole: « Il s'est
fait? » C'est pour fermer la bouche aux hérétiques (1); car il y en a qui
prétendent que le Verbe ne s'est point fait réellement homme,. et que tout ce
qui regarde le mystère de l'Incarnation n'est qu'apparence, allégorie,
illusion. Le saint évangéliste a donc usé de ce mot: « Il s'est fait », pour
prévenir ce blasphème: il ne veut point par là marquer un changement de substance
(Dieu nous garde de cette pensée), mais montrer qu'il a réellement et
véritablement pris une chair. Lors
1. Le saint Docteur combat ici les hérétiques nommés Docetes ou Apparens, parce qu’ils prétendaient que Jésus-Christ n'était né,
mort et ressuscité qu'en apparence. Ils avaient pour père Simon le Magicien,
comma les Gnostiques, c'est-à-dire, les savants et éclairés. — Voyez S. Ign. M. Epist. ad Trall. et ad
Smyrn. — Dans saint Irénée le mot dokesei
est traduit en latin par celui de putative,
en opinion, en apparence, liv. I et suiv. Voy. Till. Hist. Eccl. T. II, p. 43 et 54, et la note;de D. Bern. De Montf., hic.
15donc que saint Paul dit: « Jésus-Christ nous a rachetés de la
malédiction de la loi, s'étant « rendu lui-même malédiction pour nous » (Gal.
III, 13): il ne veut pas dire que sa substance ait été séparée et privée de la
gloire, et qu'elle soit tombée dans la malédiction. Car ni les démons mêmes, ni
les plus fous et les plus extravagants de tous les hommes, ne sont point
capables d'un sentiment si extravagant en même temps que si impie ! Ce n'est
donc point là ce qu'entend le saint apôtre; mais que Jésus-Christ ayant pris
sur lui-même la malédiction que nous avions encourue, ne permet pas que nous y
soyons soumis davantage et nous en libère. De même en cet endroit saint Jean
dit que « le Verbe s'est fait chair », non en changeant sa substance en chair,
mais en demeurant ce qu'il était auparavant, après avoir pris la chair.
Que si ces hérétiques disent, que comme Dieu peut tout, il a pu se
changer en chair, nous leur répondrons qu'il peut tout, tant qu'il demeure Dieu;
mais s'il pouvait recevoir un changement, et un changement en mal, comment
serait-il Dieu? Toute mutabilité, tout changement est infiniment éloigné de
cette nature incorruptible. C'est pourquoi le prophète disait: « Ils
vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez comme un habit dont on
se couvre, et ils seront en effet changés: mais pour vous, vous êtes toujours
le même, et vos années ne passeront point». (Ps. CI, 27, 28.) Car cette
substance est au-dessus de tout changement: il n'y a rien de meilleur ni de
plus excellent que Dieu; rien à quoi il puisse successivement atteindre et
parvenir. Que dis-je, de meilleur? Rien ne lui est égal, rien n'en approche
tant soit peu. Il s'ensuit donc que s'il a souffert quelque changement, il
s'est changé en quelque chose de moindre: or, cela ne peut point être Dieu;
mais que l'exécration de ce blasphème tombe sur la tête de ceux qui n'ont pas
horreur de le proférer.
Ce mot: « Il s'est fait », n'est dit ici que pour vous empêcher de
soupçonner que l'Incarnation du Verbe n'a été qu'une illusion; les seules
paroles qui suivent le prouvent visiblement, et étouffent tout mauvais soupçon.
Car l'évangéliste ajoute: « Et a demeuré parmi nous ». C'est comme s'il disait
que cette parole: « Il s'est fait », ne nous jette pas dans des pensées et des
soupçons absurdes. Je n'ai point dit qu'il y ait eu du changement dans la
nature immuable, mais j'ai dit qu'elle a demeuré parmi nous. Or ce qui habite
n'est pas l'endroit habité: une chose habite et l'autre est habitée: sans cela
il n'y aurait pas habitation. Mais en indiquant cette différence, je parle
d'une différence selon l'essence: car, par la jonction et la réunion, le Verbe
de Dieu et la chair sont tine même personne; non qu'il y ait confusion ni
anéantissement de substance; mais en vertu d'une ineffable et inexplicable
union.
Comment cela s'est fait, ne le demandez point: comment cela s'est fait,
Dieu le sait. Quelle est donc, dites-vous, la maison qu'il a habitée? le
Prophète nous l'apprend: « Je relèverai », vous dit-il, « la maison de David,
qui est ruinée » (Amos, IX, 11): véritablement elle est ruinée. Notre nature,
ruinée par une chute irrémédiable, avait besoin de la main du Tout-Puissant;
qui seul pouvait la relever. Elle ne pouvait aucunement se relever si Celui qui
l'avait formée ne lui avait tendu la main du haut du ciel, et ne l'avait
renouvelée et reformée par la régénération de l'eau et du Saint-Esprit.
Considérez ce mystère, mes chers frères, ce mystère terrible et
impénétrable. Le Verbe demeure toujours dans cette maison: il s'est, en effet,
revêtu de notre chair, non pour la quitter dans la suite, mais pour habiter
toujours en elle. S'il n'avait pas voulu la garder toujours, il ne lui aurait
pas fait l'honneur de la placer sur le trône royal, et, la portant avec lui, il
ne l'aurait pas fait adorer par toute l'armée céleste: par les anges, par les
archanges, par les trônes, par les dominations, par les principautés, par les
puissances. Quel esprit, quelle langue pourrait représenter l'honneur immense
que Dieu a fait à notre nature, cet honneur qui est tout surnaturel et terrible
en même temps? Quel ange? quel archange? Non certes, personne, ou dans le ciel,
ou sur la terre, ne le pourra jamais. Les oeuvres de Dieu sont de telle nature,
et ses bienfaits sont si grands et si sublimes que, non-seulement aucune
langue, mais encore nulle vertu céleste et angélique ne peut les raconter
exactement.
Voilà pourquoi nous finissons ici notre sermon, pour nous tenir dans le
silence, après vous avoir seulement exhortés à rendre grâces à un Dieu si
bienfaisant: de quoi encore vous aurez tout le profit dans la suite. Or, rendre
[153] grâces au Seigneur, c'est prendre un grand soin de son âme. Car, par un nouvel
effet de sa bonté; Lui, qui n'a nullement besoin d'aucun de nous, il dit que
nous lui rendons le retour, que nous le récompensons en quelque sorte, lorsque
nous ne négligeons pas le soin de notre âme. Nous ferions donc preuve d'une
extrême folie et nous mériterions une infinité de supplices si, ayant reçu un
si grand honneur, nous ne faisions pas tout ce qui dépend de nous pour lui
rendre de justes actions de grâces, et principalement puisque tout l'avantage
doit nous en revenir, puisque des biens sans nombre nous sont promis à cette
condition.
Glorifions donc, pour tant de bienfaits, la bonté divine, non-seulement
par nos paroles, mais beaucoup plus encore par nos oeuvres, afin que nous
acquérions les biens futurs, que je vous souhaite, et à vous et à moi, par la
grâce et la miséricorde de Notre-Seigneur Jésus-Christ; par quiet avec qui la
gloire soit au Père et au Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
Ainsi soit-il.
1. Peut-être dans notre dernier discours, mes chers frères, vous
aurons-nous attristés et offensés; peut-être vous aura-t-il paru que nous avons
usé de paroles trop rudes, et que nous nous sommes trop étendus sur la paresse
et la lâcheté de plusieurs. Si, en nous étendant ainsi et parlant en ces
termes, nous avions seulement voulu vous faire de la peine, vous auriez tous
raison de vous fâcher et de vous plaindre: mais c'est uniquement pour votre
bien que nous nous sommes exposés à vous déplaire. Vous devez nous savoir gré
de notre sollicitude, ou, tout au moins, nous pardonner en faveur de notre
profonde affection. Car nous craignons fort que si vous ne répondez à notre
zèle que par l'indifférence, vous n'ayez à rendre un plus rigoureux compte au
Seigneur. Voilà précisément, mes frères, ce qui nous engage et nous oblige
souvent à vous réveiller, à ranimer votre attention; de peur que vous ne
perdiez un seul mot de ce que nous vous enseignons: car c'est pour vous le
moyen de vivre en assurance en ce monde, et de vous présenter en l'autre avec
confiance au tribunal de Jésus-Christ. Mais nous vous avons fait d'assez
longues et d'assez fortes réprimandes la dernière fois: commençons donc
aujourd'hui par vous expliquer tout de suite les paroles de notre Évangile
« Et nous avons vu sa gloire; sa gloire », dis-je, « comme du Fils
unique du Père». Saint Jean, après avoir dit que nous avons été faits enfants
de Dieu, et montré que cela n'est arrivé que parce que le Verbe s'est fait
chair, déclare qu'il nous en est encore revenu un autre avantage. Quel est-il?
C'est que « nous [154] avons vu sa gloire; sa gloire, » dis-je, « comme du Fils
unique du Père ». Et certes, nous ne l'aurions point vue cette gloire, si le
Fils unique ne se fût montré à nous, revêtu du corps qu'il s'est uni. Si « les
enfants d'Israël » ne purent regarder le visage de Moïse, qui n'était pas d'autre
nature que nous, parce qu'il était resplendissant de lumière (Exo. XXXIV, 29;
II Cor. III, 7); si un voile fut nécessaire pour couvrir et cacher la grande
gloire qui environnait ce Juste, pour adoucir et tempérer l'éclat du visage du
prophète, comment nous, qui ne sommes que boue et que terre, aurions-nous pu
approcher de la Divinité toute pure, de cette lumière qui est inaccessible même
aux vertus célestes? Le Fils unique du Père a donc habité parmi nous, afin que
nous pussions librement approcher de lui, lui parler et demeurer avec lui.
Mais que signifient ces paroles: « La gloire, comme du Fils unique du
Père » ? Plusieurs prophètes ont paru tout éclatants de gloire, comme Moïse
lui-même, Elie, Elisée: l'un est monté au ciel dans un char de feu (IV lib.
Rois, II,11); l'autre y a été enlevé (1). Après eux Daniel, les trois enfants,
beaucoup d'autres, et tous ceux qui ont opéré des miracles, ont été glorifiés;
de même, les anges qui se sont fait voir aux hommes dans la lumière et la
splendeur de leur nature, et non-seulement les anges, mais aussi les Chérubins
et les Séraphins qui ont apparu au prophète, couverts d'une grande gloire: mais
l'évangéliste écartant de nous toutes ces choses, élevant nos esprits au-dessus
de la splendeur et de la gloire des créatures, et des autres serviteurs nos
compagnons, nous installe au comble même des biens et au centre de la gloire.
Ce n'est pas la gloire d'un prophète, ni d'un ange, ni d'un archange, ni des
vertus célestes, ni d'aucune autre créature, s'il en est, que nous avons vue
mais nous avons vu la gloire du Seigneur même, du roi même, du vrai Fils unique
même, de celui qui est le Seigneur de tous les hommes.
Ce mot: « comme », n'est point ici pour marquer une comparaison, un
exemple, une similitude; mais pour établir et pour fixer
1. « Enlevé ». Le mot grec signifie proprement: Communi morte translatus. i. e. Elisée y a été enlevé par la mort
commune à tous les hommes. Cet endroit ne me parait pas net, je crois qu'il y
manque quelque chose.
indubitablement la chose: de même que si l'évangéliste disait:.Nous
avons vu la gloire qui convient, qui est propre au vrai et à l'unique Fils de
Dieu, roi de tout l'univers. C'est là une façon de parler usuelle, et je ne
ferai pas difficulté d'invoquer cet usage à l'appui de mes paroles. Car il ne
s'agit pas ici de beau langage ni de périodes harmonieuses, mais seulement de
votre intérêt: c'est pourquoi rien ne nous empêche de tirer nos preuves de
l'usage vulgaire.
Quel est donc cet usage? Vous allez l'apprendre: des personnes ont vu
un monarque dans toute sa pompe et sa magnificence, il brille de toutes parts,
il est tout couvert de pierres précieuses. S'il leur arrive de vouloir décrire
à d'autres cette magnificence, cette pompe, ces ornements, cette gloire, ils
peignent à leur manière, et comme ils peuvent, l'éclat de la pourpre, la
grosseur des diamants, la blancheur des mules, l'or des harnais, le lustre des
housses. Enfin, après avoir fait le récit de ces choses et de plusieurs autres,
voyant qu'ils n'en peuvent pas bien représenter toute la richesse et la
somptuosité, ils ajoutent aussitôt, mais pourquoi tant de paroles? En un. mot,
il était comme un empereur, et par ce mot: « comme », ils ne veulent pas dire
un homme semblable à l'empereur, mais l'empereur lui-même. C'est donc en ce
même sens que l'évangéliste s'est servi de ce mot: a comme », pour montrer
l'excellence d'une gloire incomparable. Tous les autres, les anges, les
archanges, les prophètes exécutaient en tout les ordres qu'ils avaient reçus:
mais le Fils unique agissait en tout avec l'autorité et la puissance qui
n'appartient qu'au roi et au souverain Seigneur. Et voilà ce qui faisait
l'admiration du peuple (Matth. VII, 28); c'est qu'il les instruisait comme
ayant autorité.
2. Les anges, comme je l'ai dit, ont donc apparu sur la terre, avec
beaucoup de gloire, à Daniel, à David, à Moïse; mais ils faisaient tout comme
des serviteurs qui obéissent leurs maîtres: le Fils unique, au contraire,
agissait en tout comme Seigneur et Roi de tout l'univers. Quoiqu'il soit venu
et se soi montré sous une forme vile et basse, toutefois, dans cet abaissement
même et sous cette formé de serviteur, la créature a connu son Seigneur.
Comment? L'étoile, du haut du ciel, a appelé les mages pour venir l'adorer; une
grande troupe d'anges, répandue de tous côtés, le servait comme son Maître et
chantait des hymnes à sa louange; d'autres hérauts ont paru tout à coup, et
s'étant tous rencontrés et joints ensemble, ils ont annoncé le grand et le
profond mystère « de l'Incarnation n; les anges l'ont annoncé aux pasteurs; les
pasteurs aux habitants dé la ville; Gabriel à Marie et à Elisabeth; Anne et
Siméon à ceux qui étaient dans le temple. Et non-seulement les hommes et les
femmes en ont eu une grande joie, mais encore l'enfant qui n'était pas encore
sorti du ventre de sa mère; je parle de cet habitant du désert qui, portant le
même nom que notre évangéliste, tressaillit dans le sein maternel (Luc, I, 41):
tous soupiraient dans l'espérance de l'enfantement qui devait arriver. Voilà ce
qui s'est passé dans le temps de l'avènement. Mais lorsque le Fils unique se
fut davantage manifesté, d'autres miracles plus grands que les premiers
éclatèrent. Ce n'est plus une étoile, ni le ciel, ni les anges et les
archanges, ni Gabriel et Michel, c'est Dieu le Père lui-même qui l'annonce du
haut des cieux, et, avec le Père, le Saint-Esprit qui descend et demeure sur
lui (Matth. III, 15; Marc, I, 10; II Pierre, II, 27), etc.; c'est donc avec
vérité que Jean a dit: « Nous avons vu sa a gloire; sa gloire », dis-je, «
comme du Fils a unique du Père ».
Et en s'exprimant ainsi, il ne pense pas seulement à ces choses, mais encore à celles qui les ont suivies., Car les pasteurs, les veuves et les vieillards ne sont plus les seuls à nous l'annoncer: la voix. des événements, comme une trompette sonore, retentit à son tour, et si haut, que le son en parvient aussitôt jusqu'ici. « Sa réputation », dit l'Ecriture, « s'est répandue par toute la Syrie (Matth. IV, 24); elle l'a fait connaître à tout le monde. Tout publiait à haute voix que le Roi du ciel était arrivé. En effet, on voyait les démons fuir de toutes parts et céder la place; le diable se retirer couvert de honte; la mort même, la mort d'abord repoussée, ensuite vaincue et entièrement détruite: toutes sortes d'infirmités étaient guéries, les sépulcres renvoyaient les morts (Matth. XXVII, 52), les démons laissaient tranquilles les possédés, les maladies quittaient les malades. C'est alors qu'on vit tous ces prodiges et ces miracles que les prophètes avaient désiré devoir, comme de juste, et qu'ils n'avaient point vus: c'est alors qu'on a vu des yeux se former et recevoir la lumière; et Jésus-Christ faisant voir à tous, en un moment et dans la plus excellente partie du corps, ce qui est si curieux, ce que tous les hommes ont dû souhaiter de voir, comment Dieu a formé Adam de la terre (1). De plus, on a vu des membres que la p