THOMAS D'AQUIN

SOMME CONTRE LES GENTILS

 

 

 

LIVRE PREMIER : DE DEO UNO.. 15

INTRODUCTION GÉNÉRALE. 15

La Théologie. 15

1 : L'OFFICE DU SAGE. 15

2 : LE PROJET DE L'AUTEUR.. 16

3 : PEUT-ON DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ DIVINE, ET COMMENT ?. 17

4 : C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS SUR DIEU AUXQUELLES LA RAISON NATURELLE PEUT ATTEINDRE SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI 18

5 : C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS INACCESSIBLES À LA RAISON SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI 19

6 : CE N'EST PAS LÉGÈRETÉ QUE DE DONNER SON ASSENTIMENT AUX CHOSES DE LA FOI, BIEN QU'ELLES DÉPASSENT LA RAISON.. 20

7 : LA VÉRITÉ DE LA FOI CHRÉTIENNE NE CONTREDIT PAS LA VÉRITÉ DE LA RAISON.. 21

8 : COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VÉRITÉ DE FOI 22

9 : PLAN ET MÉTHODE DE L'OUVRAGE. 22

EXISTENCE DE DIEU.. 23

10 : DE L'OPINION SELON LAQUELLE L'EXISTENCE DE DIEU NE PEUT ÊTRE DÉMONTRÉE, CETTE EXISTENCE ÉTANT CONNUE PAR SOI 23

11 : RÉFUTATION DE L'OPINION PRÉCÉDENTE ET RÉPONSE AUX ARGUMENTS MIS EN AVANT. 24

12 : DE L'OPINION SELON LAQUELLE ON NE PEUT DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU, MAIS SEULEMENT LA RECEVOIR DE LA FOI 25

13 : PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU.. 26

14 : LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE NÉGATIVE. 30

15 : DIEU EST ÉTERNEL. 31

16 : IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU.. 32

17 : IL N'Y A PAS DE MATIÈRE EN DIEU.. 33

18 : IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU.. 33

19 : EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE. 34

20 : DIEU N'EST PAS UN CORPS. 34

21 : DIEU EST SA PROPRE ESSENCE. 39

22 : ÊTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU.. 39

23 : IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU.. 41

24 : AUCUNE ADDITION DE DIFFÉRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT SERVIR A DÉTERMINER L'ÊTRE DIVIN   42

25 : DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE. 43

26 : DIEU N'EST PAS L'ÊTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE. 44

27 : DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS. 45

28 : LA PERFECTION DE DIEU.. 46

29 : RESSEMBLANCE DES CRÉATURES AVEC DIEU.. 47

30 : DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU ?. 48

31 : LA PERFECTION DE DIEU ET LA PLURALITÉ DES NOMS QU'ON LUI ATTRIBUE NE S'OPPOSENT PAS À SA SIMPLICITÉ  49

32 : RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AU RESTE DES CHOSES NE L'EST DE MANIÈRE UNIVOQUE  50

33 : LES NOMS DONNÉS À DIEU ET AUX CRÉATURES N'ONT PAS TOUS UNE VALEUR PUREMENT ÉQUIVOQUE  51

34 : CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AUX CRÉATURES, L'EST ANALOGIQUEMENT. 52

35 : LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE À DIEU NE SONT PAS SYNONYMES. 53

36 : DE QUELLE MANIÈRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES PROPOSITIONS SUR DIEU.. 53

37 : DIEU EST BON.. 53

38 : DIEU EST LA BONTÉ MÊME. 54

39 : IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU.. 54

40 : DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN.. 55

41 : DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN.. 55

42 : IL N'Y A QU'UN DIEU.. 56

43 : DIEU EST INFINI 59

44 : DIEU EST INTELLIGENT. 61

45 : L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE. 63

46 : DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE. 63

47 : DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MÊME. 64

49 : DIEU CONNAÎT D'AUTRES CHOSES QUE SOI 66

50 : DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE. 66

51-52 : RECHERCHES SUR LA MANIÈRE DONT LA MULTITUDE DES RÉALITÉS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT. 68

53 : SOLUTION DE LA DIFFICULTÉ PRÉCÉDENTE. 69

54 : COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT ÊTRE LA PROPRE SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES  70

55 : DIEU COMPREND TOUT EN MÊME TEMPS. 71

56 : LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE. 72

57 : LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE. 73

58 : DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT. 74

59 : LA VÉRITÉ DES ÉNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU.. 75

60 : DIEU EST LA VÉRITÉ. 76

61 : DIEU EST LA TRÈS PURE VÉRITÉ. 76

62 : LA VÉRITÉ DIVINE EST LA VÉRITÉ PREMIÈRE ET SUPRÊME. 77

63 : RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER À DIEU LA CONNAISSANCE DES SINGULIERS. 77

64 : PLAN DES RÉPONSES À FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE. 78

65 : DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS. 79

66 : DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS. 80

67 : DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS. 81

68 : DIEU CONNAÎT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTÉ. 83

69 : DIEU CONNAÎT L'INFINI 84

70 : DIEU CONNAÎT LES CHOSES LES PLUS INFIMES. 85

71 : DIEU CONNAÎT LE MAL. 87

72 : DIEU EST DOUÉ DE VOLONTÉ. 88

73 : LA VOLONTÉ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE. 90

74 : L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU.. 90

75 : DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE. 91

76 : DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTÉ. 91

77 : LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS À LA SIMPLICITÉ DE DIEU.. 92

78 : LA VOLONTÉ DIVINE S'ÉTEND À CHACUN DES BIENS PARTICULIERS. 93

79 : DIEU VEUT MÊME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE. 94

80 : DIEU VEUT NÉCESSAIREMENT SON ÊTRE ET SA BONTÉ. 95

81 : DIEU NE VEUT PAS NÉCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFÉRENT DE LUI 95

82 : QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIÈRE QUI NE SOIT PAS NÉCESSAIRE, D'AUTRES ÊTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAÎNE-T-IL PAS DES CONSÉQUENCES INADMISSIBLES ?. 96

83 : C'EST PAR NÉCESSITÉ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI 98

84 : LA VOLONTÉ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE SOI 98

85 : LA VOLONTÉ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES ; NI NE LEUR IMPOSE DE NÉCESSITÉ ABSOLUE  99

86 : ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON À LA VOLONTÉ DIVINE. 100

87 : RIEN NE PEUT ÊTRE CAUSE DE LA VOLONTÉ DIVINE. 100

88 : DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE. 101

89 : DIEU N'EST PAS AFFECTÉ PAR LES PASSIONS. 101

90 : L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION   103

91 : L'AMOUR EXISTE EN DIEU.. 103

92 : COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS. 106

93 : QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST L'ACTION.. 107

94 : LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU.. 108

95 : DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL. 109

96 : DIEU NE HAIT RIEN ; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE. 109

97 : DIEU EST VIVANT. 110

98 : DIEU EST SA PROPRE VIE. 111

99 : LA VIE DE DIEU EST ÉTERNELLE. 111

100 : DIEU EST BIENHEUREUX.. 112

101 : DIEU EST SA PROPRE BÉATITUDE. 113

102 : LA BÉATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DÉPASSE TOUTE AUTRE BÉATITUDE. 113

LIVRE DEUXIEME : LA CREATION.. 114

PRÉAMBULE. 114

1 : COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRÉCÉDENT. 114

2 : LA CONSIDÉRATION DES CRÉATURES EST UTILE AU PROGRÈS DE LA FOI 115

3 : LA CONNAISSANCE DES NATURES CRÉÉES PERMET DE RÉFUTER LES ERREURS AU SUJET DE DIEU.. 116

4 : LE PHILOSOPHE ET LE THÉOLOGIEN ENVISAGENT LES CRÉATURES À UN POINT DE VUE DIFFÉRENT  117

5 : ORDRE DES MATIÈRES. 118

6 : IL APPARTIENT À DIEU D'ÊTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR LES AUTRES ÊTRES. 118

7 : IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE. 119

8 : LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE. 119

9 : LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION.. 120

10 : EN QUEL SENS ON ATTRIBUE À DIEU LA PUISSANCE. 120

11 : ON PEUT ATTRIBUER À DIEU DES TERMES RELATIFS AUX CRÉATURES. 121

12 : LES RELATIONS ATTRIBUÉES À DIEU PAR RAPPORT AUX CREATURES N'EXISTENT PAS RÉELLEMENT EN LUI 121

13 ET 14 : EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUÉES À DIEU.. 122

15 : DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES ÊTRES. 123

16 : DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN.. 124

17 : LA CRÉATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT. 126

18 : COMMENT RÉPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRÉATION.. 127

19 : IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRÉATION.. 127

20 : AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRÉER.. 128

21 : DIEU SEUL PEUT CRÉER.. 129

22 : DIEU EST TOUT PUISSANT. 131

23 : DIEU N'AGIT PAS PAR NÉCESSITÉ DE NATURE. 132

24 : DIEU AGIT PAR SAGESSE. 134

25 : EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT CERTAINES CHOSES. 135

26 : L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNÉE A DES EFFETS DÉTERMINÉS. 136

27 : LA VOLONTÉ DIVINE N'EST PAS LIMITÉE A DE CERTAINS EFFETS. 137

28 ET 29 : EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE DANS LA PRODUCTION DES CHOSES  137

30 : COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NÉCESSITÉ ABSOLUE DANS LES CRÉATURES. 140

31 : IL N'EST PAS NÉCESSAIRE QUE LES CRÉATURES AIENT TOUJOURS EXISTÉ. 143

32 : RAISONS, VUES DU COTÉ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ÉTERNITÉ DU MONDE. 144

33 : RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ÉTERNITÉ DU MONDE À PARTIR DES CRÉATURES. 146

34 : RAISONS PRISES DU COTÉ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR PROUVER SON ÉTERNITÉ. 147

35 : RÉPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD À CELLES QUI SONT PRISES DU COTÉ DE DIEU.. 148

36 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS TIRÉES DES CRÉATURES. 150

37 : RÉPONSES AUX OBJECTIONS TIRÉES DE LA PRODUCTION MÊME DES CHOSES. 151

38 : RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA NON-ÉTERNITÉ DU MONDE. 152

39 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD.. 154

40 : LA MATIÈRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIÈRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES. 155

41 : LA CONTRARIÉTÉ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA DISTINCTION DES CHOSES. 156

42 : LA CAUSE PREMIÈRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST PAS L'ORDRE DES CAUSES SECONDES  158

43 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE QUELQU'UN DES AGENTS SECONDS QUI INTRODUIRAIT DES FORMES DIVERSES DANS LA MATIÈRE. 159

44 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITÉ DES MÉRITES OU DES DÉMÉRITES. 161

45 : QUELLE EST EN VÉRITÉ LA PREMIÈRE CAUSE DE LA DIVERSITÉ DES CHOSES. 163

46 : LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUÉRAIT L'EXISTENCE DE CERTAINES NATURES INTELLECTUELLES  164

47 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUÉES DE VOLONTÉ. 166

48 : LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR AGIR.. 167

49 : LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS. 168

50 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATÉRIELLES. 169

51 : LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME MATERIELLE. 170

52 : DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRÉÉES, L'ACTE D'ÊTRE DIFFÈRE DE CE QUI EST. 171

53 : ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRÉÉES. 172

55 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES. 173

56 : DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE UNIE A UN CORPS ?. 176

57 : THÈSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME INTELLECTUELLE ET DU CORPS. 178

58 : L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VÉGÉTATIVE, SENSITIVE ET INTELLECTUELLE) 180

59 : L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE SUBSTANCE SÉPARÉE. 182

60 : L'HOMME N'EST PAS SPÉCIFIÉ PAR L'INTELLECT PASSIF, MAIS PAR L'INTELLECT POSSIBLE. 184

61 : LA POSITION D'AVERROËS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST CONTRAIRE A LA DOCTRINE D'ARISTOTE  188

62 : CONTRE LA THÈSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE. 189

63 : L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRÉTENDU GALIEN.. 190

64 : L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE. 191

65 : L'AME N'EST PAS UN CORPS. 191

66 : CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS. 192

67 : CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC L'IMAGINATION.. 193

68 : COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE FORME DU CORPS ?. 193

69 : SOLUTION DES ARGUMENTS PAR LESQUELS ON A PRÉTENDU PROUVER QU'UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE NE PEUT S'UNIR AU CORPS A TITRE DE FORME. 195

70 : D'APRÈS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT S'UNIT AU CORPS A TITRE DE FORME. 196

71 : L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMÉDIATE. 197

72 : L'AME EST TOUT ENTIÈRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIÈRE DANS CHAQUE PARTIE. 197

73 : L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES HOMMES. 198

74 : DE L'OPINION D'AVICENNE, POUR QUI LES FORMES INTELLIGIBLES NE SE CONSERVENT PAS DANS L'INTELLECT POSSIBLE. 204

75 : REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITÉ DE L'INTELLECT POSSIBLE. 206

76 : L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SÉPARÉE, MAIS IL FAIT PARTIE DE L'AME. 209

77 : LA PRÉSENCE SIMULTANÉE DES DEUX INTELLECTS AGENT ET POSSIBLE DANS LA MÊME SUBSTANCE DE L'AME N'EST POINT IMPOSSIBLE. 212

78 : DANS LA PENSÉE D'ARISTOTE, L'INTELLECT AGENT N'EST POINT UNE SUBSTANCE SÉPARÉE, MAIS PLUTOT UNE PARTIE DE L'AME. 214

79 : L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS. 216

80 ET 81 : EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRÉTENDENT PROUVER QUE L'AME SE CORROMPT AVEC LE CORPS  218

82 : LES AMES DES BÊTES NE SONT PAS IMMORTELLES. 222

83 : L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS. 224

84 : SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRÉEXISTENCE DES AMES. 229

85 : L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU.. 230

86 : L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUÉE AVEC LA SEMENCE. 232

87 : L'AME HUMAINE EST CRÉÉE DIRECTEMENT PAR DIEU.. 233

88 : ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SÉMINALE DE L'AME HUMAINE. 234

89 : SOLUTION DES ARGUMENTS PRÉCÉDENTS. 236

90 : SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE. 239

91 : EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX CORPS. 241

92 : DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SÉPARÉES. 243

93 : IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SÉPARÉES DANS UNE SEULE ESPÈCE. 245

94 : LA SUBSTANCE SÉPARÉE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A UNE MÊME ESPÈCE. 246

95 : OÙ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPÈCE DANS LES SUBSTANCES SÉPARÉES ?. 247

96 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES NE TIRENT PAS LEUR CONNAISSANCE DU MONDE SENSIBLE. 248

97 : L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SÉPARÉE EST TOUJOURS EN ACTE D'INTELLECTION.. 249

98 : COMMENT UNE INTELLIGENCE SÉPARÉE EN CONNAÎT UNE AUTRE. 250

99 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES CONNAISSENT LES RÉALITÉS MATÉRIELLES. 253

100 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES CONNAISSENT LES SINGULIERS. 254

101 : LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SÉPARÉE EST-ELLE SIMULTANÉE ?. 255

LIVRE TROISIÈME : LA MORALE. 255

PROLOGUE. 256

DIEU LA FIN DES CRÉATURES. 257

2 : COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN.. 257

3 : COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN.. 259

4 : COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE INTENTION.. 260

5-6 : OBJECTIONS QUI TENDENT A PROUVER QUE LE MAL N'EST PAS HORS DE TOUTE INTENTION, ET RÉPONSE A CES OBJECTIONS. 261

7 : COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE. 263

8-9 : RAISONS QUI SEMBLERAIENT PROUVER QUE LE MAL EST UNE NATURE OU UNE RÉALITÉ, ET RÉPONSES A CES OBJECTIONS. 264

10 : COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL. 266

11 : COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL. 268

12 : COMMENT LE MAL NE DÉTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN.. 269

13 : COMMENT D'UNE CERTAINE MANIÈRE LE MAL A UNE CAUSE. 270

14 : COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT. 270

15 : COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL. 271

16 : COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE. 271

17 : COMMENT TOUS LES ÊTRES SONT ORIENTÉS VERS UNE SEULE FIN QUI EST DIEU.. 271

18 : EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES. 273

19 : COMMENT TOUS LES ÊTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE DIVINE. 273

20 : DE QUELLE MANIÈRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTÉ. 274

21 : COMMENT LES ÊTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A DIEU DANS SA CAUSALITÉ. 275

22 : EN QUEL SENS LES ÊTRES SONT-ILS ORDONNÉS DE DIVERSES MANIÈRES A LEURS FINS. 276

23 : COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN PRINCIPE INTELLIGENT. 278

24 : COMMENT MÊME LES ÊTRES NON DOUÉS D'INTELLIGENCE RECHERCHENT LE BIEN.. 280

25 : S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE SUBSTANCE SPIRITUELLE. 282

26 : LA FÉLICITÉ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTÉ. 284

27 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES PLAISIRS CHARNELS. 287

28 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS LES HONNEURS. 288

29 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA GLOIRE. 288

30 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME NE RÉSIDE PAS DANS LES RICHESSES. 289

31 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS LE POUVOIR TERRESTRE. 290

32 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN CORPOREL. 290

33 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME NE RÉSIDE PAS DANS LE SENS. 290

34 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME NE SE TROUVE PAS DANS LES ACTES DES VERTUS MORALES  291

35 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE NE RÉSIDE PAS DANS UN ACTE DE PRUDENCE. 291

36 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART. 292

37 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU.. 292

38 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE CONSISTE PAS EN CETTE CONNAISSANCE DE DIEU QUE POSSÈDE LE COMMUN DES HOMMES. 293

39 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU OBTENUE PAR DÉMONSTRATION   293

40 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE SE TROUVE PAS DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE DONNE LA FOI 295

41 : EN CETTE VIE, L'HOMME EST-IL SUSCEPTIBLE DE CONNAÎTRE LES SUBSTANCES SÉPARÉES PAR L'ÉTUDE ET LA RECHERCHE PROPRE AUX SCIENCES SPÉCULATIVES ?. 296

42 : COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES AINSI QUE LE PRÉTENDAIT ALEXANDRE  298

43 : COMMENT EN CETTE VIE IL NOUS EST IMPOSSIBLE DE CONNAÎTRE LES SUBSTANCES SÉPARÉES AU SENS D'AVERROÈS  300

44 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME N'EST PAS DANS CETTE CONNAISSANCE DES SUBSTANCES SÉPARÉES QU'IMAGINENT LES THÉORIES SUSDITES. 302

45 : COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES SÉPARÉES. 303

46 : COMMENT EN CETTE VIE L'ÂME NE SE SAISIT PAS DIRECTEMENT PAR ELLE-MÊME. 304

47 : COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS SON ESSENCE. 306

48 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME N'EST PAS EN CETTE VIE. 307

49 : COMMENT LES SUBSTANCES SÉPARÉES NE CONNAISSENT PAS DIEU DANS SON ESSENCE, BIEN QU'ELLES LE CONNAISSENT PAR LEUR PROPRE ESSENCE. 309

50 : COMMENT LE DÉSIR NATUREL DES SUBSTANCES SÉPARÉES N'EST PAS ASSOUVI PAR LA CONNAISSANCE NATURELLE QU'ELLES ONT DE DIEU.. 311

51 : DE QUELLE MANIÈRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE. 312

52 : COMMENT AUCUNE CRÉATURE PAR SES PROPRES FORCES NE PEUT PARVENIR A LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE. 313

53 : COMMENT, POUR VOIR DIEU DANS SON ESSENCE, L'INTELLECT CRÉÉ A BESOIN DE L'INFLUX DE LA DIVINE LUMIÈRE  314

54 : RAISONS ALLÉGUÉES CONTRE LA POSSIBILITÉ DE LA VISION DE DIEU EN SON ESSENCE ET LEUR RÉFUTATION   315

55 : COMMENT L'INTELLIGENCE CRÉÉE NE SAISIT PAS TOTALEMENT LA DIVINE SUBSTANCE. 316

56 : COMMENT NUL INTELLECT CRÉÉ EN VOYANT DIEU NE SAISIT TOUT CE QUI PEUT ÊTRE VU EN LUI 317

57 : COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRÉ PEUVENT PARTICIPER A LA VISION DE DIEU.. 318

58 : COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS PARFAITEMENT QU'UNE AUTRE. 319

59 : EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT TOUTES CHOSES. 320

60 : COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI SIMULTANÉMENT. 321

61 : COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA VIE ÉTERNELLE. 322

62 : COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS. 322

63 : COMMENT DANS CETTE FÉLICITÉ DERNIÈRE TOUT DÉSIR DE L'HOMME EST RASSASIÉ. 324

64 : COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE. 325

65 : COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'ÊTRE. 327

66 : COMMENT RIEN NE DONNE L'ÊTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU DIVINE. 328

67 : COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT. 329

68 : COMMENT DIEU EST PARTOUT. 330

69 : DE CETTE THÉORIE QUI DÉNIE TOUTE ACTIVITÉ PROPRE AUX ÊTRES DE LA NATURE. 331

70 : COMMENT UN MÊME EFFET ÉMANE DE DIEU ET DE LA NATURE QUI AGIT. 335

71 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ÉCARTE PAS TOUT MAL DES CHOSES. 336

72 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES ÊTRES. 337

73 : COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE ARBITRE. 338

74 : COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA FORTUNE ET LE HASARD.. 339

75 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ÉTEND AUX SINGULIERS CONTINGENTS. 340

76 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMÉDIATEMENT DE TOUS LES SINGULIERS. 342

77 : COMMENT LES RÉALISATIONS DE LA PROVIDENCE DE DIEU S'ACCOMPLISSENT PAR L'INTERMÉDIAIRE DES CAUSES SECONDES. 344

78  : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRÉATURES PAR LES CRÉATURES INTELLIGENTES. 345

79 : COMMENT LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES INFÉRIEURES SONT GOUVERNÉES PAR LES SUBSTANCES SUPÉRIEURES  346

80 : DE LA HIÉRARCHIE ANGÉLIQUE. 346

81 : DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES ÊTRES. 349

82 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFÉRIEURS PAR L'INTERMÉDIAIRE DES CORPS CÉLESTES  350

83 : ÉPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTÉRIEURES. 351

84 : COMMENT LES CORPS CÉLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITÉ SUR NOS INTELLIGENCES. 352

85 : COMMENT LES CORPS CÉLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS VOULOIRS NI DE NOS CHOIX.. 354

86 : COMMENT DANS CE MONDE INFÉRIEUR LES EFFETS CORPORELS NE SUIVENT PAS NÉCESSAIREMENT A L'INFLUENCE DES CORPS CÉLESTES. 356

87 : COMMENT NOS CHOIX NE RESSORTISSENT PAS AU MOUVEMENT DU CORPS CÉLESTE PAR LA VERTU DE L'ÂME QUI LES MEUT, AINSI QUE D'AUCUNS LE SOUTIENNENT. 359

88 : COMMENT DIEU SEUL, ET NON LES SUBSTANCES SÉPARÉES CRÉÉES, PEUT ÊTRE LA CAUSE DIRECTE DE NOS CHOIX ET DE NOS VOULOIRS. 360

89 : COMMENT DIEU CAUSE LE MOUVEMENT MÊME DE LA VOLONTÉ ET NON SEULEMENT CETTE PUISSANCE QU'EST LA VOLONTÉ. 361

90 : COMMENT LES ÉLECTIONS ET LES VOLONTÉS DES HOMMES SONT SOUMISES A LA PROVIDENCE DE DIEU   361

91 : EN QUELLE MANIÈRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN DÉPENDANCE DES CAUSES SUPÉRIEURES  362

92 : EN QUEL SENS DIT-ON DE QUELQU'UN QU'IL A POUR LUI LA BONNE FORTUNE, ET COMMENT LES CAUSES SUPÉRIEURES SONT UN SECOURS POUR L'HOMME. 363

93 : DU DESTIN : EXISTE-T-IL ? ET QU'EST-IL ?. 366

94 : DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE. 367

95 ET 96 : COMMENT L'IMMUTABILITÉ DE LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS L'UTILITÉ DE LA PRIÈRE  370

97 : DE QUELLE MANIÈRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE OBÉISSENT A UN PLAN.. 373

98 : DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE  375

99 : COMMENT DIEU PEUT AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DU MONDE EN PRODUISANT DES EFFETS INDÉPENDAMMENT DES CAUSES IMMÉDIATES. 376

100 : COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST PAS CONTRE LA NATURE. 378

101 : DES MIRACLES. 379

102 : COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES. 379

103 : COMMENT LES SUBSTANCES SPIRITUELLES ACCOMPLISSENT CERTAINES OEUVRES MERVEILLEUSES QUI NE SONT POURTANT PAS DE VRAIS MIRACLES. 381

104 : COMMENT LES MAGICIENS N'ACCOMPLISSENT PAS LEURS OEUVRES SOUS LA SEULE INFLUENCE DES CORPS CÉLESTES  382

105 : LES CAUSES DE L'EFFICACITÉ DES PRATIQUES MAGIQUES. 384

106 : COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE QUI DONNE LEUR EFFICACITÉ AUX PRATIQUES MAGIQUES, EST MAUVAISE DU POINT DE VUE MORAL. 385

107 : COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE AU CONCOURS DE LAQUELLE LES PRATIQUES DE LA MAGIE FONT APPEL, N'EST PAS MAUVAISE PAR NATURE. 386

108 : ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES DÉMONS NE PEUVENT PÉCHER   388

109 : COMMENT LE PÉCHÉ EST POSSIBLE CHEZ LES DÉMONS, ET QUELLE EN EST LA NATURE. 389

110 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES. 391

111 : COMMENT LES CRÉATURES RAISONNABLES SONT SOUMISES A LA DIVINE PROVIDENCE SELON UN RÉGIME PARTICULIER.. 392

112 : COMMENT LES CRÉATURES RAISONNABLES SONT GOUVERNÉES POUR ELLES-MÊMES ET LES AUTRES EN RAISON D'ELLES. 392

113 : COMMENT LA CRÉATURE RAISONNABLE EST MUE PAR DIEU DANS SON ACTIVITÉ, EU ÉGARD NON SEULEMENT A L'ESPÈCE, MAIS ENCORE A L'INDIVIDU.. 394

114 : COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES. 395

115 : COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE CONDUIRE L'HOMME A DIEU.. 396

116 : COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE. 396

117 : COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU PROCHAIN.. 397

118 : COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE FOI 397

119 : COMMENT NOTRE ÂME EST ORIENTÉE VERS DIEU PAR CERTAINES CHOSES SENSIBLES. 398

120 : COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT ÊTRE RENDU QU'A DIEU.. 399

121 : COMMENT LA LOI DIVINE DÉTERMINE SELON LA RAISON LE COMPORTEMENT DE L'HOMME VIS-À-VIS DES BIENS CORPORELS ET SENSIBLES. 402

122 : POUR QUELLE RAISON LA SIMPLE FORNICATION, D'APRÈS LA LOI DIVINE, EST UN PÉCHÉ ET COMMENT LE MARIAGE EST NATUREL. 403

123 : COMMENT LE MARIAGE DOIT ÊTRE INDISSOLUBLE. 404

124 : COMMENT LE MARIAGE DOIT ÊTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE. 406

125 : COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS ÊTRE ENTRE PARENTS. 407

126 : COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PÉCHÉ. 408

127 : COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PÉCHÉ D'USER D'UN ALIMENT QUELCONQUE. 408

128 : COMMENT LA LOI DIVINE RÈGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC SON PROCHAIN.. 409

129 : COMMENT LA RECTITUDE DE CERTAINS ACTES HUMAINS LEUR VIENT DE LEUR CONFORMITÉ A LA NATURE, ET NON DE LEUR SEULE CONFORMITÉ AUX PRESCRIPTIONS DE LA LOI 410

130 : DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE. 411

131 : DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE. 412

132 : DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETÉ VOLONTAIRE. 413

133 : COMMENT LA PAUVRETÉ EST BONNE. 416

134 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS APPORTÉES CONTRE LA PAUVRETÉ. 417

135 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE PAUVRETÉ VOLONTAIRE. 418

136 ET 137 : DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA CONTINENCE PERPÉTUELLE. 422

138 : CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX.. 424

139 : QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PÉCHÉS NE SONT TOUS A METTRE SUR LE MÊME PLAN.. 425

140 : COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RÉCOMPENSÉS PAR DIEU.. 426

141 : DE LA DIVERSITÉ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION.. 428

142 : COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RÉCOMPENSES NE SONT PAS ÉGALES. 429

143 : DE LA PEINE, DUE AU PÉCHÉ MORTEL ET AU PÉCHÉ VÉNIEL, DANS SON RAPPORT AVEC LA FIN DERNIÈRE  430

144 : COMMENT LE PÉCHÉ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIÈRE POUR L'ÉTERNITÉ. 430

145 : COMMENT LES PÉCHÉS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPÉRIENCE DE QUELQUE AFFLICTION.. 432

146 : COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES. 433

147 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR ATTEINDRE SA BÉATITUDE. 434

148 : COMMENT LE SECOURS DE LA GRÂCE DIVINE NE VIOLENTE PAS L'HOMME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU   435

149 : COMMENT L'HOMME NE PEUT MÉRITER LE SECOURS DIVIN.. 436

150 : COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE GRÂCE, ET DE LA NATURE DE LA GRÂCE SANCTIFIANTE  437

151 : COMMENT LA GRÂCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR DE DIEU.. 438

152 : COMMENT LA GRÂCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI 439

153 : COMMENT LA GRÂCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPÉRANCE. 439

154 : DES DONS DE GRÂCES « GRATIS DATAE » ; ET A LEUR PROPOS : DE LA DIVINATION DES DÉMONS  440

155  : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRÂCE POUR PERSÉVÉRER DANS LE BIEN.. 444

156 : COMMENT CELUI QUI PAR LE PÉCHÉ PERD LA GRÂCE, PEUT ÊTRE DE NOUVEAU RESTAURÉ AVEC LE SECOURS DE LA GRÂCE. 446

157 : COMMENT L'HOMME NE PEUT ÊTRE LIBÉRÉ DU PÉCHÉ QUE PAR LA GRÂCE. 447

158 : DE QUELLE MANIÈRE L'HOMME EST DÉLIVRÉ DE SON PÉCHÉ. 447

159 : COMMENT IL EST RAISONNABLE D'IMPUTER A L'HOMME DE NE PAS SE TOURNER VERS DIEU, BIEN QU'IL NE LE PUISSE FAIRE SANS LA GRÂCE. 448

160 : COMMENT L'HOMME EN ÉTAT DE PÉCHÉ NE PEUT ÉVITER LE PÉCHÉ SANS LA GRÂCE. 449

161 : COMMENT DIEU DÉLIVRE CERTAINS HOMMES DU PÉCHÉ, ET COMMENT IL Y LAISSE D'AUTRES. 450

162 : COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PÉCHÉ POUR PERSONNE. 450

163 : DE LA PRÉDESTINATION, DE LA RÉPROBATION ET DE L'ÉLECTION DIVINE. 451

LIVRE QUATRIÈME : TRINITE, SACREMENTS, FINS DERNIERES. 451

PRÉAMBULE. 452

1 : PROOEMIUM... 452

2 : IL Y A EN DIEU GÉNÉRATION, PATERNITÉ ET FILIATION.. 454

3 : LE FILS DE DIEU EST DIEU.. 456

4 : EXPOSÉ ET RÉFUTATION DES IDÉES DE PHOTIN TOUCHANT LE FILS DE DIEU.. 456

5 : EXPOSÉ ET RÉFUTATION DES IDÉES DE SABELLIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU.. 458

6 : EXPOSÉ DES IDÉES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU.. 460

7 : RÉFUTATION DE LA THÈSE D'ARIUS. 462

8 : EXPLICATION DES TEXTES INVOQUÉS PAR ARIUS. 465

9 : EXPLICATION DES TEXTES INVOQUÉS PAR PHOTIN ET SABELLIUS. 470

10 : DIFFICULTÉS CONTRE LA GÉNÉRATION ET LA PROCESSION EN DIEU.. 471

11 : COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GÉNÉRATION EN DIEU. CE QUE LES ÉCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU   473

12 : COMMENT LE FILS EST APPELÉ SAGESSE DE DIEU.. 478

13 : IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU.. 479

14 : SOLUTION DES DIFFICULTÉS SOULEVÉES CONTRE LA GÉNÉRATION EN DIEU.. 481

15 : QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU.. 484

16 : L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRÉATURE. RAISONS MISES EN AVANT. 484

17 : L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU.. 485

18 : L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE. 488

19 : COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT. 489

20 : DES EFFETS QUE L'ÉCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT PAR RAPPORT A LA CRÉATION TOUTE ENTIÈRE  491

21 : DES EFFETS QUE L'ÉCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT DANS L'ORDRE DES DONS ACCORDÉS PAR DIEU A LA CRÉATURE RAISONNABLE. 492

22 : DU RÔLE QUE L'ÉCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT DANS LE RETOUR DE LA CRÉATURE VERS DIEU   494

23 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS CITÉES PLUS HAUT CONTRE LA DIVINITÉ DE L'ESPRIT-SAINT. 495

24 : L'ESPRIT-SAINT PROCÈDE DU FILS. 498

25 : COMMENT L'ON VEUT DÉMONTRER QUE L'ESPRIT-SAINT NE PROCÈDE PAS DU FILS. RÉFUTATION DE CES OBJECTIONS  501

26 : IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU : LE PÈRE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT. 502

27 : L'INCARNATION DU VERBE D'APRÈS LA SAINTE ÉCRITURE. 504

28 : ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION.. 505

29 : ERREUR DES MANICHÉENS CONCERNANT L'INCARNATION.. 505

30 : ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION.. 507

31 : ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST. 509

32 : ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST. 509

33 : ERREUR D'APOLLINAIRE AFFIRMANT QUE LE CHRIST N'EUT PAS D'AME RAISONNABLE. ERREUR D'ORIGÈNE AFFIRMANT QUE L'AME DU CHRIST AURAIT ÉTÉ CRÉÉE AVANT LE MONDE. 511

34 : ERREUR DE THÉODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS TOUCHANT L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME  512

35 : CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHÈS. 517

36 : ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT DANS LE CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTÉ  520

37 : L'AME ET LE CORPS, D'APRÈS CERTAINS, N'AURAIENT POINT CONSTITUÉ CHEZ LE CHRIST UN VÉRITABLE COMPOSÉ. RÉFUTATION DE CETTE ERREUR.. 521

38 : L'UNIQUE PERSONNE DU CHRIST AURAIT, DISENT CERTAINS, DEUX SUPPOTS OU DEUX HYPOSTASES. RÉFUTATION DE CETTE ERREUR.. 523

39 : L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI CATHOLIQUE. 525

40 : OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION.. 525

41 : DE QUELLE MANIÈRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE DIEU.. 527

42 : IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER LA NATURE HUMAINE. 529

43 : LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE PAR LE VERBE N'A PAS PRÉEXISTÉ A CETTE UNION ; MAIS ELLE A ÉTÉ ASSUMÉE AU MOMENT MEME DE LA CONCEPTION.. 530

44 : PERFECTION DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE PAR LE VERBE DANS LA CONCEPTION MEME ; SELON L'AME ET SELON LE CORPS. 531

45 : IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE. 531

46 : LE CHRIST EST NÉ DE L'ESPRIT-SAINT. 533

47 : LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA CHAIR.. 533

48 : ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRÉATURE. 534

49 : RÉPONSE AUX DIFFICULTÉS SOULEVÉES PLUS HAUT CONTRE L'INCARNATION.. 534

50 : COMMENT LE PÉCHÉ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME A SA DESCENDANCE. 536

51 : OBJECTIONS CONTRE LE PÉCHÉ ORIGINEL. 537

52 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES. 539

53 : OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION.. 542

54 : IL ÉTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT. 544

55 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PLUS HAUT CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION   546

56 : NÉCESSITÉ DES SACREMENTS. 553

57 : DE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA LOI ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE  553

58 : NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE. 554

59 : LE BAPTÊME. 555

60 : LA CONFIRMATION.. 555

61 : L'EUCHARISTIE. 556

62 : ERREUR DES INFIDÈLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE. 556

63 : RÉPONSE AUX DIFFICULTÉS QUI PRÉCÉDENT ET D'ABORD A CELLES QUI CONCERNENT LA CONVERSION DU PAIN AU CORPS DU CHRIST. 558

64 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LA QUESTION DU LIEU.. 560

65 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LA QUESTION DES ACCIDENTS. 561

66 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES DU COTÉ DE L'ACTION ET DE LA PASSION.. 561

67 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULÈVE LA FRACTION.. 563

68 : EXPLICATION DU TEXTE INVOQUÉ. 563

69 : DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT ÊTRE CONFECTIONNÉ CE SACREMENT. 564

70 : DU SACREMENT DE PÉNITENCE ET D'ABORD QUE LES HOMMES, APRÈS AVOIR REÇU LA GRACE SACRAMENTELLE, PEUVENT ENCORE PÉCHER.. 565

71 : LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PÊCHE APRÈS AVOIR REÇU LA GRACE DES SACREMENTS  566

72 : NÉCESSITÉ DE LA PÉNITENCE. SES PARTIES. 567

73 : LE SACREMENT D'EXTRÊME-ONCTION.. 570

74 : LE SACREMENT DE L'ORDRE. 571

75 : DISTINCTION DES ORDRES. 573

76 : DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRÉ, D'UN ÉVÊQUE SUPRÊME. 574

77 : DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS. 575

78 : LE SACREMENT DE MARIAGE. 576

LA FIN DERNIÈRE DE L'HOMME. 577

LE FAIT DE LA RESURRECTION.. 577

79 : LA RÉSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST. 577

80 : OBJECTIONS CONTRE LA RÉSURRECTION.. 579

81 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES. 579

ETAT DES CORPS RESSUSCITES. 582

82 : LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS. 583

83 : LES RESSUSCITÉS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR ; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE RELATIONS CHARNELLES. 584

84 : IDENTITÉ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITÉS. 588

85 : CONDITION DIFFÉRENTE DES CORPS RESSUSCITÉS. 590

86 : QUALITÉ DES CORPS GLORIEUX.. 590

87 : DU LIEU DES CORPS GLORIFIÉS. 592

88 : DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITÉS. 592

89 : DE LA QUALITÉ DES CORPS RESSUSCITÉS, CHEZ LES DAMNÉS. 593

90 : COMMENT DES SUBSTANCES IMMATÉRIELLES PEUVENT ÊTRE TOURMENTÉES PAR UN FEU MATÉRIEL  594

ETAT DES ESPRITS RESSUSCITES. 595

91 : AUSSITOT SÉPARÉES DU CORPS, LES AMES REÇOIVENT LEUR RÉCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT  595

92 : APRÈS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR VOLONTÉ IMMUABLEMENT FIXÉE DANS LE BIEN   597

93 : APRÈS LA MORT, LES AMES DES MÉCHANTS VERRONT LEUR VOLONTÉ IMMUABLEMENT FIXÉE DANS LE MAL  598

94 : IMMUTABILITÉ DE LA VOLONTÉ DANS LES AMES QUI SONT RETENUES EN PURGATOIRE. 599

95 : IMMUTABILITÉ DE LA VOLONTÉ, EN GÉNÉRAL, DANS TOUTES LES AMES SÉPARÉES DU CORPS. 599

LE JUGEMENT DERNIER.. 600

96 : LE JUGEMENT FINAL. 600

97 : ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT. 601

 

LIVRE PREMIER : DE DEO UNO

INTRODUCTION GÉNÉRALE

 

La Théologie

1 : L'OFFICE DU SAGE

Ma bouche méditera la vérité ; mes lèvres maudiront l'impie.

L'usage commun, que, de l'avis du Philosophe, on doit suivre quand il s'agit de nommer les choses, veut qu'on appelle sages ceux qui organisent directement les choses et président à leur bon gouvernement. Entre autres idées, le Philosophe affirme donc que l'office du sage est de maître de l'ordre. Or tous ceux qui ont charge d'ordonner à une fin doivent emprunter à cette fin la règle de leur gouvernement et de l'ordre qu'ils créent : chaque être est en effet parfaitement à sa place quand il est convenablement ordonné à sa fin, la fin étant le bien de toute chose. Aussi, dans le domaine des arts, constatons-nous qu'un art, détenteur d'une fin, joue à l'égard d'un autre art le rôle de régulateur et pour ainsi dire de principe. La médecine, par exemple, préside à la pharmacie et la règle, pour cette raison que la santé, qui est l'objet de la médecine, est la fin de tous les remèdes dont la composition relève de la pharmacie. Il en va de même du pilotage par rapport à la construction des navires, de l'art de la guerre par rapport à la cavalerie et aux fournitures militaires. Ces arts qui commandent à d'autres, on les appelle architectoniques, ou arts principaux ; ceux qui s'y adonnent, et que l'on appelle architectes, revendiquent pour eux le nom de sages. Mais comme ces hommes de métier traitent des fins en des domaines particuliers, et n'atteignent pas à la fin universelle de toutes choses, on les appelle sages en tel ou tel domaine, à la manière dont saint Paul dit qu'il a posé le fondement comme un sage architecte. Le nom de sage, purement et simplement, est réservé à qui prend pour objet de sa réflexion la fin de l'univers, principe en même temps de tout ; c'est ainsi que pour le Philosophe, la considération des causes les plus hautes est l'affaire du sage. La fin ultime de chaque chose est celle que vise son premier auteur et moteur. Or le premier auteur et moteur de l'univers est une intelligence, nous le verrons plus loin. La fin dernière de l'univers est donc le bien de l'intelligence. Ce bien, c'est la vérité. La vérité sera donc la fin ultime de tout l'univers, et c'est à la considérer que la sagesse doit avant tout s'attacher. Aussi bien est-ce pour manifester la vérité que la divine Sagesse, après avoir revêtu note chair, déclare qu'elle est venue en ce monde : Je suis né, et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. De son côté, le philosophe précise que la Philosophie première est science de la vérité ; non pas de n'importe quelle vérité, mais de cette vérité qui est la source de toute vérité, et propriété du premier principe d'être pour toutes les choses. Cette vérité est le principe de toute vérité, puisque l'établissement des êtres dans la vérité va de pair avec leur établissement dans l'être.

Par ailleurs il appartient au même sujet de s'attacher à l'un des contraires et de réfuter l'autre : la médecine qui est l'art de restaurer la santé, est aussi l'art de combattre la maladie. De même donc que l'office du sage est de méditer la vérité à partir surtout du premier principe et de disserter sur les autres, il lui appartient aussi de combattre l'erreur contraire. Ce double office du sage est donc parfaitement exposé par la Sagesse, dans les paroles que nous avons citées plus haut : dire la vérité divine, qui est la vérité par antonomase, et la dire après l'avoir méditée, tel est le sens de ce verset : Ma bouche méditera la vérité ; combattre l'erreur qui s'oppose à la vérité, tel est le sens de cet autre verset : et mes lèvres maudiront l'impie. Ce dernier verset désigne l'erreur qui s'oppose à la vérité divine, qui est contraire à la religion, - laquelle reçoit aussi le nom de piété ; - ce qui explique que l'erreur contraire reçoive le nom d'impiété.

2 : LE PROJET DE L'AUTEUR

Entre toutes les études auxquelles s'appliquent les hommes, celle de la sagesse l'emporte en perfection, en élévation, en utilité et en joie. En perfection, car plus l'homme s'applique à la sagesse, plus il a part à la véritable béatitude ; le Sage dit en effet : Heureux l'homme qui s'appliquera à la sagesse. En élévation, car c'est par là surtout que l'homme accède à la ressemblance de Dieu, qui a tout fait en sagesse ; et comme la ressemblance est cause de dilection, l'étude de la sagesse unit spécialement à Dieu dans l'amitié, ce qui fait dire, au Livre de la Sagesse, que la sagesse est pour tous les hommes un trésor inépuisable, tel que ceux qui en ont usé ont eu part à l'amitié de Dieu. En utilité, car la sagesse elle-même conduit au royaume de l'immortalité : le désir de la sagesse conduira au royaume éternel. En joie, car sa société ne comporte pas d'amertume ni son commerce de chagrin, mais du plaisir et de la joie. Puisant donc dans la miséricorde de Dieu la hardiesse d'assumer l'office du sage, un office pourtant qui excède nos forces, nous nous sommes proposé comme but d'exposer selon notre mesure la vérité que professe la foi catholique et de rejeter les erreurs contraires. Pour reprendre les paroles de saint Hilaire, l'office principal de ma vie auquel je me sens en conscience obligé devant Dieu, c'est que toutes mes paroles et tous mes sentiments parlent de lui. Réfuter toutes les erreurs est difficile, pour deux raisons. La première, c'est que les affirmations sacrilèges de chacun de ceux qui sont tombés dans l'erreur ne nous sont pas tellement connues que nous puissions en tirer des arguments pour les confondre. C'était pourtant ainsi que faisaient les anciens docteurs pour détruire les erreurs des païens, dont ils pouvaient connaître les positions, soit parce qu'eux-mêmes avaient été païens, soit, du moins, parce qu'ils vivaient au milieu des païens et qu'ils étaient renseignés sur leurs doctrines. - La seconde raison, c'est que certains d'entre eux, comme les Mahométans et les païens, ne s'accordent pas avec nous pour reconnaître l'autorité de l'Écriture, grâce à laquelle on pourrait les convaincre, alors qu'à l'encontre des Juifs, nous pouvons disputer sur le terrain de l'Ancien Testament, et qu'à l'encontre des Hérétiques, nous pouvons disputer sur le terrain du Nouveau Testament Mahométans et Païens n'admettent ni l'un ni l'autre. Force est alors de recourir à la raison naturelle à laquelle tous sont obligés de donner leur adhésion. Mais la raison naturelle est faillible dans les choses de Dieu. Dans l'étude attentive que nous ferons de telle vérité particulière, nous montrerons donc à la fois quelles erreurs cette vérité exclut, et comment la vérité établie par voie démonstrative s'accorde avec la foi de la religion chrétienne.

3 : PEUT-ON DÉCOUVRIR LA VÉRITÉ DIVINE, ET COMMENT ?

Il existe plusieurs manières de découvrir la vérité. Comme le dit excellemment le Philosophe, cité par Boèce : c'est la marque d'un homme cultivé d'exiger seulement, en chaque matière, la rigueur que comporte la nature du sujet. Il faut donc commencer par montrer de quelle manière on peut découvrir la vérité proposée. Les vérités que nous professons sur Dieu revêtent une double modalité. Il y a en effet, sur Dieu, des vérités qui dépassent totalement les capacités de l'humaine raison : que Dieu, par exemple, soit trine et un. Il y a, par contre, des vérités auxquelles peut atteindre la raison naturelle : que Dieu, par exemple, existe, qu'il soit un, etc. Ces vérités, même les philosophes les ont prouvées par voie démonstrative, guidés qu'ils étaient par la lumière de la raison naturelle. Qu'il y ait en Dieu un domaine intelligible qui dépasse totalement les capacités de la raison humaine, c'est l'évidence. Le principe de toute la science que la raison peut avoir d'une chose est l'intelligence de la substance de cette chose, puisque, selon l'enseignement du Philosophe, le principe de démonstration est le ce-que-c'est. La manière dont la substance de la chose est saisie par l'intelligence commandera donc nécessairement la manière dont on connaîtra tout ce qui intéresse cette chose. Si donc l'intelligence humaine saisit la substance d'une certaine chose, mettons de la pierre ou du triangle, rien de ce qui est du domaine intelligible de cette chose ne dépassera la capacité de la raison humaine. Tel n'est pas notre cas à l'égard de Dieu. L'intelligence humaine ne peut, par ses forces naturelles, en saisir la substance. Notre connaissance intellectuelle, selon le mode propre à la vie présente, part des sens ; ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi par l'intelligence de l'homme que dans la mesure où les objets sensibles permettent d'en inférer la connaissance. Or les objets sensibles ne peuvent amener notre intelligence à voir en eux ce qu'est la substance divine, car il y a décalage entre les effets et la puissance de la cause. Les objets sensibles conduisent pourtant notre intelligence à une certaine connaissance de Dieu, jusqu'à connaître de Dieu qu'il existe, jusqu'à connaître aussi tout ce que l'on doit attribuer au premier principe. Il y a donc en Dieu des vérités intelligibles qui sont accessibles à la raison humaine ; d'autres qui dépassent totalement les forces de l'humaine raison. Il est facile de faire la même constatation en partant des degrés des intelligences. De deux êtres dont l'un a d'une chose une connaissance intellectuelle plus aiguë que l'autre, celui dont l'intelligence est plus haute connaît beaucoup de choses que l'autre est incapable de saisir. C'est le cas évident du paysan, qui ne peut saisir d'aucune manière les subtiles considérations de la philosophie. Or l'intelligence de l'ange l'emporte sur l'intelligence de l'homme bien plus que l'intelligence du plus profond philosophe sur l'intelligence du plus rustre des ignorants, car cette dernière distance se situe à l'intérieur des limites de l'espèce humaine, limites que dépasse l'intelligence angélique. La connaissance que l'ange a de Dieu l'emporte d'autant sur la connaissance qu'en peut avoir l'homme qu'elle part d'un effet plus noble, dans la mesure où la substance même de l'ange, qui par une connaissance naturelle conduit celui-ci jusqu'à la connaissance de Dieu, l'emporte en dignité sur les choses sensibles et sur l'âme elle-même qui fait monter l'intelligence de l'homme jusqu'à la connaissance de Dieu. Mais combien plus l'intelligence de Dieu l'emporte sur l'intelligence de l'ange que celle-ci sur l'intelligence de l'homme! La capacité de l'intelligence de Dieu est à niveau avec sa substance ; aussi Dieu saisit-il parfaitement ce qu'il est, et connaît-il tout ce qui est en lui objet d'intelligence. L'ange, lui, ne connaît pas d'une connaissance naturelle ce qu'est Dieu, car la substance même de l'ange, qui est pour l'ange le moyen de connaître Dieu, est un effet qui n'atteint pas le niveau de la puissance de la cause. Aussi bien l'ange ne peut-il pas saisir par connaissance naturelle tout ce que Dieu connaît de lui-même, ni non plus la raison humaine n'est-elle capable de saisir tout ce que l'ange connaît par sa puissance naturelle. De même donc que ce serait pure folie pour un ignorant de prétendre faux ce qu'enseigne un philosophe, sous prétexte qu'il ne peut le comprendre, de même, et à plus forte raison, est-ce une insigne sottise pour l'homme de soupçonner de fausseté ce qui est révélé par le ministère des anges, sous prétexte que la raison ne peut le découvrir. Les défaillances dont nous faisons chaque jour l'expérience dans la connaissance des choses donnent clairement la même leçon. Nous ignorons la plupart des propriétés des choses sensibles, et nous sommes incapables dans la plupart des cas de trouver pleinement les raisons de ces propriétés que nos sens perçoivent. A bien plus forte raison, l'intelligence de l'homme n'arrive-t-elle pas à déchiffrer toutes les réalités intelligibles de cette très haute substance de Dieu. Tout ceci s'accorde avec l'enseignement du Philosophe qui affirme au IIe Livre de la Métaphysique que notre intelligence se comporte à l'égard des premiers des êtres, les plus évidents par leur nature, comme l'_il de la chauve-souris à l'égard du soleil. La Sainte Écriture rend également témoignage à cette vérité. Il est dit au Livre de Job, au chapitre XIe : Tu prétends peut-être saisir les traces de Dieu, et découvrir à la perfection le Tout-Puissant ? et au chapitre XXXVIe : Oui, Dieu est si grand qu'il dépasse notre science. On lit encore dans la 1ère Épître aux Corinthiens : C'est partiellement que nous connaissons. Tout ce qui est dit de Dieu, et que la raison pourtant ne peut découvrir, ne doit donc pas être aussitôt repoussé comme faux, comme l'ont pensé les Manichéens et la plupart des infidèles.

4 : C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS SUR DIEU AUXQUELLES LA RAISON NATURELLE PEUT ATTEINDRE SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI

Les objets intelligibles présentant donc en Dieu deux sortes de vérité, l'une à laquelle peut atteindre l'enquête de la raison, l'autre qui dépasse totalement les capacités de l'humaine raison, c'est à bon droit que Dieu propose à l'homme l'une et l'autre comme objet de foi. Commençons par le montrer de cette vérité qui est accessible aux recherches de la raison ; ce sera répondre à qui estimerait inutile, sous prétexte qu'on peut s'en rendre maître à force de raison, sa transmission comme objet de foi par inspiration surnaturelle. On se trouverait devant trois dommages, si cette vérité était abandonnée aux seules entreprises de la raison. Le premier, c'est que peu d'hommes jouiraient de la connaissance de Dieu. Ce qui est l'aboutissement d'une studieuse enquête est en effet interdit à la plupart des hommes pour trois raisons. D'abord, certains en sont empêchés par les mauvaises dispositions de leur tempérament, qui les détournent du savoir : aucune étude ne pourrait leur permettre d'atteindre ce sommet de la science humaine qu'est la connaissance de Dieu. - Les nécessités domestiques sont un obstacle pour d'autres. Il faut bien que parmi les hommes il y en ait qui se chargent de l'administration de ces affaires temporelles ; à ceux-là le temps manque pour le loisir de la recherche contemplative qui leur permettrait d'atteindre la cime de la recherche humaine la connaissance de Dieu. - Pour d'autres, l'obstacle, c'est la paresse. La connaissance de tout ce que la raison peut découvrir de Dieu exige au préalable des connaissances nombreuses. C'est presque toute la réflexion philosophique en effet qui se trouve ordonnée à la connaissance de Dieu ; telle est la raison pour laquelle la métaphysique consacrée à l'étude des choses divines occupe chronologiquement la dernière place dans l'enseignement des disciplines philosophiques. On ne peut donc se mettre à la recherche de cette vérité divine qu'avec beaucoup de travail et d'application. Ce travail, bien peu veulent l'assumer pour l'amour de la science, dont Dieu pourtant a mis le désir au plus profond de l'esprit des hommes. Le deuxième dommage consiste en ce que les hommes qui arriveraient découvrir la vérité divine, le feraient difficilement et après beaucoup de temps. Ceci, en raison de la profondeur de cette vérité que l'on ne peut saisir par la voie de la raison que si l'intelligence humaine s'en est rendue capable par un long exercice ; en raison aussi des nombreuses connaissances préalables qui son nécessaires, on l'a dit ; pour cette raison enfin qu'au temps de la jeunesse, l'âme agitée par les divers mouvements des passions n'est pas apte à connaître une si profonde vérité, l'homme, pour reprendre une parole du Philosophe au VIIe Livre des Physiques, devenant prudent et savant à mesure qu'il s'apaise. Si donc, pour connaître Dieu, s'ouvrait la seule route de la raison, le genre humain demeurerait dans les plus profondes ténèbres de l'ignorance ; la connaissance de Dieu qui contribue souverainement à rendre les hommes parfaits et bons ne serait le partage que d'un petit nombre, et pour ceux-là mêmes après beaucoup de temps. Le troisième dommage consiste en ceci : les recherches de la raison humaine seraient dans la plupart des cas entachées d'erreur, en raison de la faiblesse de notre intelligence à juger, en raison aussi du mélange des images. Chez beaucoup il resterait des doutes sur ce qui est démontré en absolue vérité, faute de connaître la valeur de la démonstration, et surtout à voir la diversité des doctrines de ceux qui se prétendent sages. Il était donc nécessaire de présenter aux hommes, par la voie de la foi, une certitude bien arrêtée et une vérité sans mélange, dans le domaine des choses de Dieu. La divine miséricorde y a pourvu d'une manière salutaire en imposant de tenir par la foi cela même qui est accessible à la raison, si bien que tous peuvent avoir part facilement à la connaissance de Dieu, sans doute et sans erreur. C'est pourquoi on lit dans l'Épître aux Éphésiens : Ne vous conduisez pas comme le font les païens dans la vanité de leur jugement, et leurs pensées enténébrées ; et en Isaïe : Tous tes fils seront instruits par le Seigneur.

5 : C'EST A BON DROIT QUE LES VÉRITÉS INACCESSIBLES À LA RAISON SONT PROPOSÉES AUX HOMMES COMME OBJETS DE FOI

D'aucuns, peut-être, pensent qu'on ne devrait pas proposer à l'homme comme objet de foi ce que sa raison ne peut découvrir ; la divine sagesse ne pourvoit-elle pas aux besoins de chacun selon la capacité de sa nature ? Aussi nous faut-il montrer qu'il est nécessaire à l'homme de se voir proposer par Dieu comme objet de foi cela même qui dépasse sa raison. Personne ne tend vers quelque chose par le désir et par l'étude si cette chose ne lui est déjà connue. Parce que la divine providence, comme nous l'étudierons plus loin, destine les hommes à un bien plus grand que ne peut en faire l'expérience, en cette vie présente, la fragilité humaine, il fallait que l'esprit soit attiré à un niveau plus haut que ne peut l'atteindre ici-bas notre raison, pour qu'il apprenne ce qu'il fallait désirer et s'applique à tendre vers ce qui dépasse totalement l'état de la vie présente. C'est la fonction, principalement, de la religion chrétienne qui, de façon privilégiée, promet des biens spirituels et éternels. Aussi la plupart des vérités qu'elle propose dépassent le sens de l'homme, alors que la Loi ancienne dont les promesses étaient temporelles, proposait peu de chose qui excédât les prise de la raison humaine. - C'est dans ce sens aussi que les philosophes, dans le but de conduire les hommes des délectations sensibles jusqu'à la vie vertueuse, se soucièrent de montrer qu'il y avait d'autres biens, supérieurs aux biens sensibles, dont le goût réjouissait d'une manière beaucoup plus délicate ceux qui s'adonnent aux vertus de la vie active ou aux vertus de la vie contemplative. La proposition aux hommes d'une telle vérité comme objet de foi est encore nécessaire pour une connaissance plus vraie de Dieu. Nous ne connaissons vraiment Dieu, en effet, que si nous le croyons au-dessus de tout ce que l'homme peut en concevoir, puisque la substance de Dieu, nous l'avons vu, dépasse notre connaissance naturelle. Du fait que l'homme se voit proposer sur Dieu des vérités qui dépassent sa raison, l'opinion où il est que Dieu est supérieur à tout ce qu'il peut penser, s'en trouve confirmée. Une autre conséquence utile est la régression de cette présomption qui est mère de l'erreur. Certains hommes en effet s'appuient tellement sur leurs capacités qu'ils se font fort de mesurer avec leur intelligence la nature tout entière, estimant vrai tout ce qu'ils voient, et faux tout ce qu'ils ne voient pas. Pour que l'esprit de l'homme, libéré d'une telle présomption, pût s'enquérir de la vérité avec modestie, il était donc nécessaire que Dieu proposât certaines vérités totalement inaccessibles à son intelligence. Au Xe Livre de l'Éthique, le Philosophe manifeste une autre utilité. A l'encontre d'un certain Simonide qui voulait convaincre les hommes de renoncer à connaître Dieu et d'appliquer leur esprit aux réalités humaines, disant que l'homme devait goûter les choses humaines et le mortel les réalités mortelles, le Philosophe affirme que l'homme, autant qu'il le peut, doit se hausser jusqu'aux réalités immortelles et divines. Aussi, au XIe Livre des Animaux, dit-il que quelque limitée que soit notre perception des substances supérieures, ce peu est plus aimé et plus désiré que toute la connaissance que l'on peut avoir des substances inférieures. Au IIe Livre du Ciel et du Monde, il dit encore que quelque limitée que soit la solution topique donnée aux problèmes que posent les corps célestes, il arrive au disciple d'en ressentir une joie violente. Tout cela montre qu'une connaissance si imparfaite qu'elle soit des réalités les plus nobles confère à l'âme une très haute perfection. Quand bien même la raison humaine ne peut saisir pleinement les vérités suprarationnelles, elle en reçoit pourtant une grande perfection, pour peu qu'elle les tienne de quelque manière par la foi. C'est pourquoi il est écrit au Livre de l'Ecclésiastique : Beaucoup de choses qui dépassent l'esprit de l'homme t'ont été montrées ; et dans la 1ère Épître aux Corinthiens : Nul ne connaît les secrets de Dieu, sinon l'Esprit de Dieu : or Dieu nous les a révélés par son Esprit.

6 : CE N'EST PAS LÉGÈRETÉ QUE DE DONNER SON ASSENTIMENT AUX CHOSES DE LA FOI, BIEN QU'ELLES DÉPASSENT LA RAISON

Ceux qui ajoutent foi à une telle vérité, dont la raison humaine ne peut faire l'expérience, ne croient pas à la légère, comme s'ils suivaient des fables sophistiquées, pour reprendre le mot de la IIe Épître de Pierre. Ces secrets de la Sagesse divine, la Sagesse divine elle-même, qui connaît parfaitement toutes choses, a daigné les révéler aux hommes. Elle a manifesté sa présence, la vérité de son enseignement et de son inspiration par les preuves qui convenaient, en accomplissant de manière très visible, pour confirmer ce qui dépasse la connaissance naturelle, des _uvres très au-dessus des possibilités de la nature tout entière : guérison merveilleuse des malades, résurrection des morts, changement étonnant des corps célestes, et, ce qui est plus admirable, inspiration de l'esprit des hommes, telle que des ignorants et des simples, remplis du don du Saint Esprit, ont acquis en un instant la plus haute sagesse et la plus haute éloquence. Devant de telles choses, mue par l'efficace d'une telle preuve, non point par la violence des armes ni par la promesse de plaisirs grossiers, et, ce qui est plus étonnant encore, sous la tyrannie des persécuteurs, une foule innombrable, non seulement de simples mais d'hommes très savants, est venue s'enrôler dans la foi chrétienne, cette foi qui prêche des vérités inaccessibles à l'intelligence humaine, réprime les voluptés de la chair, et enseigne à mépriser tous les biens de ce monde. Que les esprits des mortels donnent leur assentiment à tout cela, et qu'au mépris des réalités visibles seuls soient désirés les biens invisibles, voilà certes le plus grand des miracles et l'_uvre manifeste de l'inspiration de Dieu. Que tout cela ne se soit pas fait d'un seul coup et par hasard, mais suivant une disposition divine, il y a, pour le manifester, le fait que Dieu, longtemps à l'avance, l'a prédit par la bouche des prophètes, dont les livres sont par nous tenus en vénération, parce qu'ils apportent un témoignage à notre foi. L'Épître aux Hébreux fait allusion à ce genre de confirmation : Celui-ci, le salut de l'homme, inauguré par la prédication du Seigneur, nous a été garanti par ceux qui l'ont entendu. Dieu appuyant leur témoignage par des signes, des prodiges, et par diverses communications de l'Esprit-Saint. Cette si admirable conversion du monde à la foi du Christ est une preuve très certaine en faveur des miracles anciens, telle qu'il n'est pas nécessaire de les voir se renouveler, puisqu'ils transparaissent avec évidence dans leurs effets. Ce serait certes un miracle plus étonnant que tous les autres que le monde ait été appelé, sans signes dignes d'admiration, par des hommes simples et de basse naissance, à croire des vérités si hautes, à faire des _uvres si difficiles, à espérer des biens si élevés. Encore que Dieu, même de nos jours, ne cesse de confirmer notre foi par les miracles de ses saints. Les fondateurs de sectes ont procédé de manière inverse. C'est le cas évidemment de Mahomet qui a séduit les peuples par des promesses de voluptés charnelles au désir desquelles pousse la concupiscence de la chair. Lâchant la bride à la volupté, il a donné des commandements conformes à ses promesses, auxquels les hommes charnels peuvent obéir facilement. En fait de vérités, il n'en a avancé que de faciles à saisir par n'importe quel esprit médiocrement ouvert. Par contre, il a entremêlé les vérités de son enseignement de beaucoup de fables et de doctrines des plus fausses. Il n'a pas apporté de preuves surnaturelles, les seules à témoigner comme il convient en faveur de l'inspiration divine, quand une _uvre visible qui ne peut être que l'_uvre de Dieu prouve que le docteur de vérité est invisiblement inspiré. Il a prétendu au contraire qu'il était envoyé dans la puissance des armes, preuves qui ne font point défaut aux brigands et aux tyrans. D'ailleurs, ceux qui dès le début crurent en lui ne furent point des sages instruits des sciences divines et humaines, mais des hommes sauvages, habitants des déserts, complètement ignorants de toute science de Dieu, dont le grand nombre l'aida, par la violence des armes, à imposer sa loi à d'autres peuples. Aucune prophétie divine ne témoigne en sa faveur ; bien au contraire il déforme les enseignements de l'Ancien et du Nouveau Testament par des récits légendaires, comme c'est évident pour qui étudie sa loi. Aussi bien, par une mesure pleine d'astuces, il interdit à ses disciples de lire les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament qui pourraient le convaincre de fausseté. C'est donc chose évidente que ceux qui ajoutent foi à sa parole, croient à la légère.

7 : LA VÉRITÉ DE LA FOI CHRÉTIENNE NE CONTREDIT PAS LA VÉRITÉ DE LA RAISON

Si la vérité de la foi chrétienne dépasse les capacités de la raison humaine, les principes innés naturellement à la raison ne peuvent contredire cependant cette vérité. Ces principes naturellement innés à la raison sont absolument vrais, c'est un fait, tellement vrais qu'il est impossible de penser qu'ils soient faux. Il n'est pas davantage permis de croire faux ce qui est tenu par la foi et que Dieu a confirmé d'une manière si évidente. Seul le faux étant le contraire du vrai, comme il ressort clairement de leur définition, il est impossible que la vérité de foi soit contraire aux principes que la raison connaît naturellement. Cela même que le maître inculque à l'esprit de son disciple, la science du maître l'inclut, à moins que cet enseignement ne soit entaché d'hypocrisie, ce qui ne saurait s'appliquer à Dieu. Or la connaissance des principes qui nous sont naturellement connus nous est donnée par Dieu, puisque Dieu est l'auteur de notre nature. Ces principes sont donc inclus également dans la sagesse divine. Donc, tout ce qui contredit ces principes contredit la sagesse divine. Or cela ne peut pas se réaliser en Dieu. Tout ce que la révélation divine nous demande de croire ne peut donc être contraire à la connaissance naturelle. Des arguments contraires lient notre intelligence, l'empêchent d'arriver à la connaissance du vrai. Si donc Dieu infusait en nous des connaissances contraires, notre intelligence serait empêchée par là de connaître la vérité. Cela, Dieu ne peut pas le faire. Les propriétés naturelles ne peuvent changer, tant que demeure la nature. Or des opinions contraires ne peuvent coexister dans le même sujet. Dieu n'infuse donc pas à l'homme des opinions ou une foi qui aillent contre la connaissance naturelle. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre, dans l'Épître aux Romains : La parole est tout près de toi, dans ton c_ur et sur tes lèvres, entends : la parole de foi, que nous prêchons. Mais parce qu'elle dépasse la raison, certains prétendent qu'elle lui est pour ainsi dire contraire. Cela ne peut pas être. L'autorité de saint Augustin le confirme également. Au IIe Livre du De Genesi ad litteram, il dit ceci : Ce que la vérité découvrira ne peut aller à l'encontre des livres saints, soit de l'Ancien soit du Nouveau Testament. On en conclura nettement que quels que soient les arguments que l'on avance contre l'enseignement de la foi, ils ne procèdent pas droitement des premiers principes innés à la nature, et connus par soi. Ils n'ont donc pas valeur de démonstration ; ils ne sont que des raisons probables ou sophistiques. Il y a place ainsi pour les réfuter.

8 : COMPORTEMENT DE LA RAISON HUMAINE DEVANT LA VÉRITÉ DE FOI

A la réflexion, il apparaît que les réalités sensibles elles-mêmes qui fournissent à la raison humaine la source de la connaissance gardent en elles une certaine trace de ressemblance divine, trace tellement imparfaite pourtant qu'elle se trouve absolument incapable d'exprimer la substance de Dieu. Tout effet possède à sa manière une ressemblance avec sa cause, l'agent produisant son semblable ; mais cet effet n'atteint pas toujours à la parfaite ressemblance de l'agent. En ce qui concerne la connaissance de la vérité de foi, - vérité parfaitement connue de ceux seulement qui voient la substance divine, - la raison humaine se comporte de telle manière qu'elle est capable de recueillir en sa faveur certaines vraisemblances. Sans doute, celles-ci ne suffisent-elles pas à faire saisir cette vérité de manière pour ainsi dire démonstrative, ou comme par soi ; mais il est utile que l'esprit humain s'exerce à de telles raisons, Si débiles qu'elles soient, pourvu que l'on ne s'imagine pas comprendre ou démontrer, car dans le domaine des réalités les plus hautes, c'est une joie très grande de pouvoir, humblement et faiblement, apercevoir quelque chose. Cette position se trouve confirmée par l'autorité de saint Hilaire, qui dans son livre sur la Trinité s'exprime ainsi à propos de cette vérité : Dans ta foi, entreprends, progresse, acharne-toi. Sans doute, tu n'arriveras pas au terme, je le sais, mais je me féliciterai de ton progrès. Qui poursuit avec ferveur l'infini, avance toujours, même Si d'aventure il n'aboutit pas. Mais garde-toi de prétendre pénétrer le mystère, garde-toi de plonger dans le secret d'une nature sans contours, en t'imaginant saisir le tout de l'intelligence. Comprends que cette vérité passe toute compréhension.

9 : PLAN ET MÉTHODE DE L'OUVRAGE

Le sage, c'est donc évident, doit appliquer son effort à la double vérité des réalités divines, en même temps qu'à la réfutation des erreurs contraires. A l'une de ces tâches, la recherche de la raison peut suffire ; l'autre tâche dépasse toute entreprise de la raison. Quant à la double vérité dont je parle, elle est à prendre non point du côté de Dieu lui-même, qui est la vérité unique et simple, mais du côté de notre connaissance qui devant les choses de Dieu revêt diverses modalités. La manifestation de la vérité sous la première modalité demande donc que l'on procède par voie de raisons démonstratives, capables de convaincre l'adversaire. Mais de telles raisons ne valant pas pour la vérité sous la seconde modalité, on ne doit pas avoir pour but de convaincre l'adversaire par argumentation, mais de résoudre les arguments qu'il avance contre la vérité, puisque la raison naturelle ne peut aller contre la vérité de foi. Cette manière particulière de convaincre celui qui s'oppose à une telle vérité se tire de l'Écriture divinement confirmée par des miracles. Ce qui dépasse la raison humaine, nous ne le croyons en effet que sur révélation de Dieu. Dans le but d'éclairer cette vérité, on peut pourtant avancer certains arguments de vraisemblance, où la foi des fidèles trouve à s'exercer et à se reposer, sans qu'ils soient de nature à convaincre les adversaires. Ceux-ci, l'insuffisance même de ces arguments les confirmerait plutôt dans leur erreur, en leur donnant à penser que nous consentons à la vérité de foi pour de si pauvres raisons. Notre dessein étant donc de procéder selon la méthode proposée, nous essaierons de manifester cette vérité que la foi professe et que la raison découvre, en produisant des arguments démonstratifs et des arguments probables, dont certains nous seront fournis par les _uvres des philosophes et des saints, et qui nous serviront à confirmer la vérité et à convaincre l'adversaire. Passant ensuite du plus clair au moins clair, nous exposerons cette vérité qui dépasse la raison, en réfutant les arguments des adversaires et en éclairant, autant que Dieu le permettra, la vérité de foi par des arguments probables et par des autorités. Nous proposant donc de suivre par la voie de la raison ce que la raison humaine peut découvrir de Dieu, nous aurons à étudier tout d'abord ce qui est le propre de Dieu, en lui-même. Nous étudierons ensuite la sortie des créatures à partir de Dieu. En troisième lieu, nous verrons l'ordonnance des créatures à Dieu comme à leur fin. Entre toutes les choses qu'il nous faut étudier de Dieu en lui-même, la première, et comme le fondement nécessaire de toute l'_uvre, est la démonstration de l'existence de Dieu. Si cela n'est pas acquis, c'est toute l'étude des réalités divines qui s'effondre fatalement.

EXISTENCE DE DIEU

10 : DE L'OPINION SELON LAQUELLE L'EXISTENCE DE DIEU NE PEUT ÊTRE DÉMONTRÉE, CETTE EXISTENCE ÉTANT CONNUE PAR SOI

Cette étude, au terme de laquelle on compte avoir démontré l'existence de Dieu, pourra paraître inutile à certains pour qui l'existence de Dieu est connue par soi, si bien qu'il est impossible de penser le contraire et qu'ainsi on ne saurait démontrer que Dieu existe. Voici les arguments mis en avant. 1.- Est connu par soi, dit-on, ce qui est connu dès que l'on en connaît les termes : par exemple, dès que l'on connaît ce qu'est le tout et ce qu'est la partie, on sait que le tout est plus grand que la partie. Or il en va de même quand nous disons que Dieu existe. Dans le mot « Dieu » nous saisissons une chose telle qu'on n'en puisse penser de plus grande. C'est l'idée qui se forme dans l'esprit de celui qui entend prononcer le nom de Dieu et qui en saisit le sens : ainsi l'existence de Dieu est-elle nécessaire déjà au moins dans l'intelligence. Mais Dieu ne peut exister seulement dans l'intelligence ; ce qui existe à la fois dans l'intelligence et dans la réalité est plus grand que ce qui existe dans la seule intelligence. Or l'idée même qu'exprime le nom de Dieu montre qu'il n'y a rien de plus grand que Dieu. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par soi, manifestée pour ainsi dire par le sens même du nom. 2.- Il est possible de penser à l'existence d'un être dont on ne puisse penser qu'il n'existe pas. Cet être est évidemment plus grand que celui dont on peut penser qu'il n'existe pas. Ainsi donc on pourrait penser un être plus grand que Dieu, si l'on pouvait penser que Dieu n'existe pas. Reste donc que l'existence de Dieu est connue par soi. 3.- Les propositions les plus claires sont nécessairement celles où sujet et prédicat sont identiques, telle l'homme est homme ; ou celles dont le prédicat est inclus dans la définition du sujet, telle l'homme est un animal. Or il se trouve qu'en Dieu d'une manière éminente, - nous le montrerons plus loin -, son acte d'être est son essence, à tel titre que c'est la même réponse qui est à faire à la question : qu'est-il ? , et à la question : est-il ? Quand donc nous disons : Dieu existe, le prédicat est identique au sujet, ou du moins il est inclus dans la définition du sujet. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi. 4.- Ce qui est connu naturellement est connu par soi ; point n'est besoin pour le connaître d'un effort de recherche. Or, l'existence de Dieu est connue naturellement tout comme le désir de l'homme tend naturellement vers Dieu comme vers sa fin dernière. L'existence de Dieu est ainsi connue par soi. 5.- Ce par quoi toutes les autres choses sont connues doit être connu par soi. Tel est le cas pour Dieu. De même en effet que la lumière du soleil est le principe de toutes les perceptions visuelles, de même la lumière de Dieu est-elle le principe de toute connaissance intellectuelle, puisque c'est en lui que se trouve au maximum la lumière intelligible. Il faut donc que l'existence de Dieu soit connue par soi. C'est donc sur de tels arguments et sur d'autres semblables que certains appuient l'idée que l'existence de Dieu est tellement connue par soi qu'on ne peut penser le contraire.

11 : RÉFUTATION DE L'OPINION PRÉCÉDENTE ET RÉPONSE AUX ARGUMENTS MIS EN AVANT

L'opinion dont on vient de parler tire en partie son origine de l'habitude où l'on est, dès le début de la vie, d'entendre proclamer et d'invoquer le nom de Dieu. L'habitude, surtout l'habitude contractée dès la petite enfance, a la force de la nature ; ainsi s'explique qu'on tienne aussi fermement que si elles étaient connues naturellement et par soi les idées dont l'esprit est imbu dès l'enfance. Cette opinion vient en partie aussi du manque de distinction entre ce qui est connu par soi purement et simplement, et ce qui est connu par soi quant à nous. Certes, à la prendre absolument, l'existence de Dieu est connue par soi, puisque cela même qui est Dieu est son exister. Mais étant donné que cela même qu'est Dieu, notre esprit ne peut le concevoir, son existence reste inconnue de nous. Que le tout, par exemple, soit plus grand que la partie, voilà une chose connue par soi, purement et simplement, mais qui demeurerait nécessairement inconnue à qui n'arriverait pas à concevoir la définition du tout. Ainsi se fait-il que devant les réalités les plus évidentes notre intelligence se comporte comme l'_il de la chauve-souris en face du soleil. 1.- Il n'est pas nécessaire qu'aussitôt connu le sens du mot Dieu, l'existence de Dieu soit pour autant connue, comme le voulait la première objection. D'abord il n'est pas reconnu de tous, même de ceux qui acceptent l'existence de Dieu, que Dieu est celui dont on ne peut penser qu'il y ait un être plus grand que lui : beaucoup de philosophes de l'antiquité ont pensé que c'était ce monde-ci qui était Dieu. L'interprétation du nom de Dieu, donnée par Jean Damascène, ne laisse non plus rien de tel à entendre. Ensuite, à supposer que tous les hommes voient sous le nom de Dieu un être dont on ne peut penser qu'il y en ait de plus grand, il ne sera pas pour autant nécessaire que cet être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe en réalité. Le même mode, en effet, doit recouvrir la chose réelle et la définition nominale. Or du fait que l'esprit conçoit ce qui est proféré sous le nom de Dieu, il ne s'ensuit pas que Dieu existe, sinon dans l'intelligence. Il n'y aura donc pas nécessité à ce que l'être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand, existe ailleurs que dans l'intelligence. Et il ne s'ensuit pas qu'il existe en réalité un être dont on ne puisse penser qu'il en existe de plus grand. Les négateurs de l'existence de Dieu ne voient là aucun inconvénient ; il n'y a pas d'inconvénient, en effet, à ce que l'on puisse penser qu'une chose est plus grande qu'une autre, soit dans la réalité soit dans l'intelligence, Si ce n'est pour celui qui concède l'existence d'un être dont on ne peut penser qu'il en existe de plus grand dans la réalité. 2.- Il n'est pas nécessaire non plus, comme le proposait la deuxième objection, que l'on puisse penser à l'existence d'un être plus grand que Dieu, si l'on peut penser que Dieu n'existe pas. Que l'on puisse penser que Dieu n'existe pas ne vient pas en effet de l'imperfection ou de l'incertitude de son être, - l'être de Dieu est de soi absolument évident, - mais de la faiblesse de notre intelligence qui ne peut le saisir par lui-même, mais à partir de ses effets, et qui est ainsi amenée à le connaître par la voie du raisonnement. 3.- La troisième objection tombe par là-même. Comme il est évident pour nous que le tout est plus grand que la partie, il est pleinement évident que Dieu existe pour ceux qui voient l'essence de Dieu, puisque, en lui, essence et existence sont identiques. Mais parce que nous ne pouvons pas voir l'essence de Dieu, nous ne parvenons pas à la connaissance de son existence directement, mais à partir de ses effets. 4.- La réponse à la quatrième objection est claire. L'homme en effet connaît Dieu naturellement, de la même manière qu'il le désire naturellement. Or l'homme désire Dieu naturellement en tant qu'il désire naturellement la béatitude, qui est une ressemblance de la bonté de Dieu. Il n'est donc pas nécessaire que l'homme connaisse naturellement Dieu, considéré en lui-même, mais il est nécessaire qu'il en connaisse la ressemblance. Il faut donc que grâce aux ressemblances de Dieu qu'il découvre dans ses effets, l'homme parvienne par voie de raisonnement à la connaissance de Dieu. 5.- La solution de la cinquième objection est également facile et claire. Dieu, sans doute, est ce par quoi toutes choses sont connues, non pas de telle manière que tous les êtres ne soient connus qu'une fois lui connu, comme c'est le cas pour les principes évidents par soi, mais pour cette raison que toute connaissance naît sous son influence.

12 : DE L'OPINION SELON LAQUELLE ON NE PEUT DÉMONTRER L'EXISTENCE DE DIEU, MAIS SEULEMENT LA RECEVOIR DE LA FOI

D'autres soutiennent une opinion contraire à la position précédente ; d'après eux ce serait également une entreprise inutile que de vouloir prouver l'existence de Dieu. Cette vérité, disent-ils, ne peut être atteinte par la raison ; nous ne pouvons la recevoir que de la foi et de la révélation. Ceux qui parlent ainsi y sont poussés par la faiblesse des arguments que certains ont utilisés pour établir l'existence de Dieu. Toutefois cette erreur pourrait aussi s'appuyer indûment sur l'affirmation, avancée par certains philosophes, de l'identité en Dieu de son essence et de son acte d'être, c'est-à-dire de ce qui répond à la question : qu'est-ce que Dieu ? et à cette autre : Dieu est-il ? Puisque nous ne pouvons arriver par la raison à connaître ce qu'est Dieu, on en conclut qu'elle ne nous aide pas davantage à démontrer qu'il existe. Si le principe qui permet de démontrer qu'une chose existe doit comporter ce qu'en signifie le nom, s'il est vrai par ailleurs que ce qui est signifié par le nom est la définition, il ne reste aucune voie pour démontrer l'existence de Dieu, la connaissance de l'essence ou quiddité divine étant écartée. Si, comme le montre Aristote, les principes démonstratifs prennent leur origine dans la connaissance sensible, il semble bien que tout ce qui dépasse le pouvoir de celle-ci ne puisse être démontré. Or telle est assurément l'existence de Dieu. Elle ne peut donc être démontrée. Mais la fausseté de cette proposition ressort : - de la méthode démonstrative d'abord, qui nous apprend à remonter des effets jusqu'à leur cause ; - de l'ordre même des sciences : s'il n'existe aucune substance connaissable au-dessus de la substance sensible, il faut en conclure qu'il n'y a de sciences que la science de la Nature ; - du travail des philosophes, qui se sont efforcés d'établir l'existence de Dieu ; - enfin de la vérité proposée par l'Apôtre : Les _uvres de Dieu rendent visibles à l'intelligence ses attributs invisibles. Or ceci ne fait nullement échec au principe que nous proposait le premier argument, à savoir l'identité en Dieu de l'essence et de l'acte d'être ; seulement cet argument l'entend de cet acte d'être par lequel Dieu subsiste en lui-même, et qui nous est aussi inconnu que son essence. Mais il ne l'entend pas de cet acte d'être signifié par l'intellect quand celui-ci compose. Or si on le comprend ainsi, l'existence de Dieu est objet de démonstration, puisque par une démarche démonstrative notre esprit s'avère capable de former une proposition concernant Dieu, par laquelle il en affirme l'existence. De plus, quand on veut démontrer rationnellement l'existence de Dieu, ce n'est pas l'essence divine, ou quiddité, qu'il faut prendre pour moyen terme comme le proposait le deuxième argument ; mais au lieu de l'essence il faut prendre l'effet, ainsi que l'on procède dans les démonstrations du type quia (a posteriori), et de cet effet on tire la signification de ce nom : Dieu. Car tous les noms de Dieu lui sont donnés d'après ses effets, soit par voie d'élimination, soit par voie de causalité. La réponse au troisième argument en ressort clairement. Bien que Dieu échappe au pouvoir des sens, nous pouvons démontrer son existence à partir de ses effets qui, eux, leur restent accessibles. De la sorte, notre connaissance des réalités qui dépassent la capacité de la connaissance sensible trouve encore en elle son origine.

13 : PREUVES DE L'EXISTENCE DE DIEU

Nous avons dit qu'il n'était pas inutile de s'efforcer de démontrer l'existence de Dieu. Il est temps maintenant d'exposer les arguments mis en _uvre aussi bien par les philosophes que par les docteurs catholiques pour prouver que Dieu existe. Nous exposerons d'abord avec quels arguments Aristote mène sa démonstration de l'existence de Dieu, qu'il entend prouver à partir du mouvement, selon deux voies. Voici la première de ces voies. Tout ce qui est mû est mû par un autre. Or il est évident pour les sens qu'il y a des choses mues, le soleil par exemple. Le soleil est donc mû par un moteur différent de lui. Ce moteur sera lui-même mû, ou ne le sera pas. S'il n'est pas mû, nous tenons le but proposé, à savoir qu'il est nécessaire de poser un moteur immobile. Ce moteur immobile, nous l'appelons Dieu. - Si ce moteur, par contre, est mû, il sera mû par un autre. Dans ce cas, ou bien il faudra remonter à l'infini ; ou bien il faudra s'arrêter à quelque moteur immobile. Mais on ne peut remonter à l'infini. Il est donc nécessaire de poser l'existence d'un premier moteur immobile. Dans cette démonstration, il y a deux propositions à prouver : que tout être mû est mû par un autre ; que dans le domaine des moteurs et des êtres mus, on ne peut remonter à l'infini. Le philosophe prouve de trois manières la première de ces propositions. 1.- Si un être se meut lui-même, il faut qu'il ait en lui-même le principe de son mouvement ; il est clair, autrement, qu'il sera mû par un autre. - Il faut encore qu'il soit mû immédiatement, autrement dit qu'il soit mû en raison de soi-même, et non en raison de l'une de ses parties, comme l'animal, par exemple, que meut le mouvement de ses pattes ; ce n'est pas l'être tout entier qui serait alors mû par soi, mais une partie de lui-même, et cette partie par une autre. - Il faut enfin qu'il soit divisible et qu'il comporte des parties diverses, car tout être mû est divisible, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Ceci posé, Aristote argumente ainsi. Ce qui par hypothèse se meut soi-même, est mû immédiatement. Donc le repos de l'une de ses parties entraîne le repos du tout. Si, en effet, une partie étant en repos, une autre continuait d'être mue, le tout ne serait pas mû immédiatement ; le serait seulement la partie qui est mue, alors que l'autre est en repos. Or aucune chose dont le repos est en dépendance du repos d'une autre, ne se meut par elle-même. L'être dont le repos suit le repos d'un autre voit nécessairement son mouvement suivre le mouvement d'un autre ; ainsi ne se meut-il pas de lui-même. L'être que l'on supposait se mouvoir de lui-même ne se meut donc pas de lui-même. On ne saurait objecter que l'être qui se meut de lui-même n'a pas de partie qui puisse se reposer, ou encore que ce repos ou ce mouvement d'une partie ne sont qu'accidentels, comme Avicenne l'avançait à tort. La valeur de cet argument consiste en effet en ceci : si un être se meut de lui-même, immédiatement et par soi, non en raison de ses diverses parties, son mouvement ne doit pas dépendre d'un autre ; or le mouvement d'un être divisible, tout comme son être, dépend de ses parties ; aussi ne peut-il se mouvoir lui-même immédiatement et par soi. La vérité de la conclusion obtenue ne requiert pas de supposer qu'une partie de l'être qui se meut lui-même se mette en repos, comme si c'était quelque chose de vrai absolument ; mais il faut que cette conditionnelle soit vraie : si la partie s'arrêtait, c'est le tout qui s'arrêterait. Cette proposition peut être vraie, même si l'antécédent est impossible, comme est vraie cette conditionnelle : Si l'homme était un âne, il serait dénué de raison. 2.- La deuxième preuve, qui est une preuve par induction, s'énonce ainsi : tout ce qui est mû par accident n'est pas mû par soi-même ; le mouvement d'un tel être dépend du mouvement d'un autre. Ce qui est mû par violence n'est pas non plus mû par soi, c'est évident ; et pas davantage les êtres que la nature meut comme s'ils étaient mus par soi, comme c'est le cas pour les animaux manifestement mus par l'âme. Pas davantage n'est mû par soi ce qui est mis en mouvement par la nature, comme le sont les corps lourds et les corps légers, car ces êtres sont mus par qui les engendre et par qui retire les obstacles de devant eux. - Or tout être mû ou bien se meut par soi ou bien est mû par accident. - S'il est mû par soi, ou bien c'est par violence, ou bien c'est le fait de la nature. En ce cas, ou bien l'être est mû de soi comme il en va de l'animal, ou bien l'être n'est pas mû de soi, comme il en va du corps lourd ou du corps léger. Ainsi rien ne se meut soi-même. 3. - En troisième lieu, Aristote apporte la preuve suivante. Aucun être n'est à la fois en puissance et en acte par rapport à une même chose. Mais tout ce qui est mû, en tant que tel, est en puissance, car le mouvement est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance. Or tout ce qui se meut est en acte, puisque rien n'agit que dans la mesure où il est en acte. Aucun être n'est donc, par rapport au même mouvement, et moteur et mû. Ainsi donc rien ne se meut soi-même. Remarquons que Platon, pour qui par hypothèse tout moteur est mû, a pris le terme de mouvement dans une acception plus large qu'Aristote. Ce dernier prend proprement le mouvement dans le sens où il est l'acte de ce qui est en puissance en tant qu'il est en puissance : ce qui n'est le fait que des êtres divisibles et des corps, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Pour Platon, l'être qui se meut lui-même n'est pas un corps, Platon prenant le mouvement au sens de n'importe quelle opération : comprendre ou croire, voilà par exemple du mouvement ; conception dont Aristote fait mention au IIIe Livre de l'Âme. Platon affirmait donc ainsi que le premier moteur se meut lui-même du fait qu'il se connaît lui-même, qu'il se veut ou s'aime lui-même. D'une certaine manière cela ne s'oppose pas aux raisons d'Aristote. Il n'y a pas de différence, en définitive, entre un premier être qui se meut lui-même, à la manière de Platon, et un premier être parfaitement immobile, à la manière d'Aristote. La seconde proposition, à savoir que dans le domaine des moteurs et des êtres mus on ne peut procéder à l'infini, Aristote le prouve par trois arguments. Voici la première preuve : si dans le domaine des moteurs et des êtres mus on remonte à l'infini, tous ces êtres jusqu'à l'infini seront nécessairement des corps, puisque tout être mû est un être divisible et un corps, comme il est prouvé au VIe Livre des Physiques. Or tout corps qui meut un autre corps est lui-même mû. Tous ces êtres à l'infini seront donc mus ensemble au temps même où l'un d'entre eux le sera. Mais cet être même est un être fini ; donc mû durant un temps limité. Tous ces êtres à l'infini seront donc mus en un temps limité. Ce qui est impossible. Il est donc impossible de remonter à l'infini dans le domaine des moteurs et des êtres mus. Qu'il soit impossible que ces êtres à l'infini soient mus dans un temps fini, on le prouve ainsi. Le moteur et l'être mû doivent coexister : on le prouve en l'induisant de chacune des espèces de mouvement. Mais ces corps ne peuvent coexister qu'en continuité ou contiguïté. Étant donné, comme on l'a prouvé, que tous les moteurs et les mobiles dont on vient de parler sont des corps, ils doivent nécessairement constituer, par continuité ou contiguïté, comme un seul mobile. Ainsi un être infini sera mû dans un temps fini. Ce qui est impossible, comme la preuve en est donnée au VIe Livre des Physiques. Voici la deuxième preuve. Lorsque les moteurs et les mobiles sont en ordre, c'est-à-dire lorsque chacun à tour de rôle est mû par un autre, il doit nécessairement se vérifier que le premier moteur étant supprimé ou cessant son impulsion, aucun des autres ne continuera de mouvoir et d'être mû : car le premier est cause du mouvoir pour tous les autres. Mais s'il existe des moteurs et des mobiles, tour à tour, à l'infini, il n'y aura plus de premier moteur, mais tous seront pour ainsi dire des moteurs intermédiaires. Aucun d'entre eux ne pourra donc être mû. Ainsi il n'y aura plus de mouvement dans le monde. La troisième preuve revient au même, à la seule différence que l'ordre en étant changé, elle commence par en-haut. La voici. Ce qui meut instrumentalement ne peut pas mouvoir s'il n'existe un être qui meuve à titre principal. Mais si l'on remonte à l'infini dans l'échelle des moteurs et des mobiles, tous seront comme des moteurs agissant à titre d'instruments, puisque tous sont pris comme des moteurs mus, aucun d'entre eux ne tenant lieu de moteur principal. Et donc rien ne sera mû. Ainsi est faite clairement la preuve des deux propositions que supposait la première voie de la démonstration, par laquelle Aristote prouve qu'il existe un premier moteur immobile. Voici la seconde voie. Cette proposition : tout moteur est mû, ou bien est vraie par soi, ou bien est vraie par accident. Si elle est vraie par accident, elle n'est donc pas nécessaire ; ce qui est vrai par accident, n'est pas nécessaire. Il est donc contingent qu'aucun moteur ne soit mû. Mais si un moteur n'est pas mû, il ne meut pas, affirme l'adversaire. Il est donc contingent (ou possible) que rien ne soit mû ; car Si rien ne meut, rien ne sera mû. Or Aristote tient pour impossible qu'il n'y ait jamais de mouvement. Le premier moteur n'a donc pas été contingent, car d'un faux contingent ne découle pas un faux impossible. Ainsi ce n'est pas par accident que cette proposition : tout moteur est mû par un autre, était vraie. Si deux choses se trouvent unies par accident en une autre, et qu'il arrive à l'une d'elles d'exister sans l'autre, il est probable que celle-ci pourra exister en dehors de la première : que le fait d'être blanc et d'être musicien se rencontre par exemple en Socrate, et qu'en Platon se vérifie le fait d'être musicien sans le fait d'être blanc, il est probable que chez un autre pourra se vérifier le fait d'être blanc sans le fait d'être musicien. Si donc moteur et mû se trouvent unis par accident en un autre, et que le corps mû se trouve exister sans le corps qui le meut, il est probable que le moteur pourra exister en dehors de celui qu'il meut. D'ailleurs on ne peut objecter en instance deux choses dont l'une dépend de l'autre : car ces choses ne sont pas unies par soi, mais par accident. Or si la proposition « tout moteur est mû » est vraie par soi, il en résulte également une impossibilité et une inconvenance. Il faut en effet que le moteur soit mû ou bien par un mouvement de même espèce que celui dont il meut, ou bien par un mouvement d'une autre espèce. Si c'est par un mouvement de même espèce, il faudra alors que ce qui altère soit altéré, que ce qui guérit soit guéri, que ce qui enseigne soit enseigné et selon la même science. Or ceci est impossible celui qui enseigne doit en effet nécessairement posséder la science, celui qui est enseigné doit nécessairement ne pas l'avoir ; autrement le même sujet posséderait et ne posséderait pas la même chose, ce qui est impossible. Par contre, Si le moteur est mû selon un mouvement d'une autre espèce, - Si par exemple un facteur d'altération est mû d'un mouvement local, ou Si un mouvement local se met à croître, etc..., - étant donné que genres et espèces de mouvement sont limités, il en résultera que l'on ne pourra remonter à l'infini. Et ainsi il y aura un premier moteur qui ne sera pas mû par un autre. - A moins que l'on affirme la nécessité de fermer le cercle, en ce sens qu'après avoir épuisé tous les genres et toutes les espèces de mouvement, il faille revenir à un premier moteur, de telle manière que si le moteur de mouvement local est altéré, Si le facteur d'altération est augmenté, de nouveau le facteur de croissance sera mû d'un mouvement local. Mais on aboutit à la même conclusion que plus haut : ce qui meut selon une certaine espèce de mouvement est mû selon un mouvement de même espèce, sinon immédiatement, du moins par intermédiaire. Reste donc la nécessité de poser un premier moteur qui ne soit pas mû par un moteur extérieur. En effet, une fois concédé qu'il existe un premier moteur qui n'a pas à être mû par un moteur extérieur, il ne suit pas que ce moteur soit parfaitement immobile. Aussi bien Aristote poursuit-il sa démonstration en affirmant que ce premier moteur peut se comporter de deux manières. Selon la première manière, ce premier moteur est parfaitement immobile; ceci posé, le but proposé est atteint : il existe un premier moteur immobile. Selon la seconde manière, ce premier moteur se meut soi-même. Et ceci paraît probable, car ce qui existe par soi est toujours antérieur à ce qui existe par un autre ; il est ainsi conforme à la raison que, dans la série des êtres mus, le premier mû l'est par soi et non par un autre. Mais ceci accordé, on se trouve de nouveau devant la même conséquence. On ne peut dire en effet qu'un moteur qui se meut tout entier soit mû totalement : il en découlerait les inconvénients qu'on a signalés plus haut, à savoir qu'un homme, en même temps, enseignerait et serait enseigné, et ainsi pour les autres mouvements ; et encore qu'un être serait en même temps en puissance et en acte : moteur, étant comme tel en acte ; mû, étant comme tel en puissance. Reste donc qu'une partie de cet être est motrice, et l'autre mue. Et l'on revient à la même conclusion que devant : l'existence nécessaire d'un moteur immobile. Il est impossible par ailleurs d'affirmer que les deux parties sont mues, l'une l'étant par l'autre : ni qu'une partie se meut elle-même et meut l'autre, ni que le tout meut la partie, et la partie le tout : ce serait revenir aux inconséquences déjà dénoncées, à savoir qu'un être, en même temps serait moteur et mû selon la même espèce de mouvement ; qu'un être serait à la fois en puissance et en acte ; et finalement que le tout ne serait pas, immédiatement, moteur de soi, mais seulement en raison de l'une de ses parties. Reste donc que chez l'être qui se meut lui-même, une partie doit être immobile et motrice de l'autre. Mais parce que chez les êtres automoteurs de chez nous, - les animaux -, la partie motrice, qui est l'âme, bien qu'immobile par soi, est cependant mue par accident, le Philosophe montre encore que la partie motrice du premier être automoteur n'est mue ni par soi ni par accident. Chez les êtres automoteurs de chez nous, en effet, - les animaux, - qui sont des êtres corruptibles, la partie motrice est mue par accident. Or il est nécessaire que des êtres automoteurs corruptibles soient réduits à un premier automoteur éternel. Est donc nécessaire, pour tout être automoteur, l'existence d'un moteur qui ne soit mû ni par soi ni par accident. Qu'il soit nécessaire, selon l'hypothèse d'Aristote, qu'un être automoteur soit éternel, c'est l'évidence. Si en effet le mouvement est éternel, comme le suppose Aristote, la génération des êtres automoteurs, engendrables et corruptibles, doit être perpétuelle. Mais cette perpétuité ne peut avoir pour cause l'un de ces êtres automoteurs ; car cet être n'existe pas toujours. Cette perpétuité ne peut davantage avoir pour cause l'ensemble de ces êtres : autant parce qu'ils seraient en nombre infini que parce qu'ils n'existent pas tous ensemble. S'avère donc nécessaire l'existence d'un être éternel qui se meuve soi-même et qui cause la perpétuité de la génération dans ces êtres automoteurs inférieurs. Ainsi le moteur de cet être n'est-il mû ni par soi ni par accident. Dans les êtres automoteurs, nous en voyons certains se mettre en mouvement sous une influence étrangère à l'animal, après ingestion d'un aliment par exemple, ou sous le coup d'une altération de l'air ; ce mouvement affecte accidentellement le moteur même qui se meut lui-même. On peut en conclure qu'aucun être automoteur dont le moteur est mis en mouvement par soi ou par accident n'est toujours en mouvement. Mais le premier être automoteur, lui, est toujours en mouvement : autrement il ne pourrait y avoir mouvement éternel, puisque tous les autres mouvements ont leur cause dans le mouvement de ce premier être automoteur. Reste donc que le premier être automoteur est mis en mouvement par un moteur qui, lui, n'est mû ni par soi ni par accident. Le fait que les moteurs des mondes inférieurs meuvent d'un mouvement éternel alors qu'on les voit mis en mouvement par accident, ne s'oppose pas à cet argument. Car on affirme qu'ils sont mis en mouvement par accident, non pas en raison de ce qu'ils sont, mais en raison de leurs mobiles qui suivent le mouvement du monde supérieur. Mais parce que Dieu n'est pas partie d'un être automoteur, Aristote, dans sa Métaphysique, pousse ses investigations à partir de ce moteur faisant partie d'un être automoteur jusqu'à cet autre moteur totalement séparé, qui est Dieu. Comme tout être automoteur est en effet mis en mouvement par un appétit, le moteur faisant partie d'un être automoteur doit mettre en mouvement en raison de quelque bien désirable. Celui-ci lui est supérieur dans l'ordre des causes motrices : l'être qui désire est en effet d'une certaine manière moteur et mû ; or l'objet du désir est un moteur qui n'est absolument pas mû. Il faut donc qu'il existe un premier moteur séparé absolument immobile, qui est Dieu. Deux objections paraissent infirmer l'argumentation qui précède. La première de ces objections, c'est que cette argumentation suppose l'éternité du mouvement, tenue pour fausse par les catholiques. A cela on répondra que la voie la plus efficace pour prouver l'existence de Dieu part de l'hypothèse de l'éternité du monde ; car celle-ci posée, il semble que l'existence de Dieu soit moins manifeste. Si le monde et le mouvement, en effet, ont eu un commencement, il est évidemment nécessaire de poser une cause à cette production toute nouvelle du monde et du mouvement, car tout ce qui commence tire nécessairement son origine d'un être qui le produise à neuf, puisque rien ne séduit de la puissance à l'acte, ni du non-être à l'être. La deuxième objection consiste en ceci : on suppose dans les démonstrations précédentes que le premier mû, - qui est un corps céleste - est mû de soi. Il en découle qu'il est animé, ce que beaucoup n'admettent pas. A cela on répondra que si l'on ne suppose pas que le premier moteur est mû de soi, il faudra qu'il soit mû immédiatement par un moteur complètement immobile. C'est la raison pour laquelle Aristote conclut par cette disjonction : il faudra en arriver ou bien immédiatement à un premier moteur immobile et séparé, ou bien à un être qui se meut lui-même et d'où l'on remontera encore à un premier moteur immobile et séparé. C'est une autre voie que prend le Philosophe, au IIe Livre de la Métaphysique, pour montrer que l'on ne peut remonter à l'infini dans l'échelle des causes efficientes, mais qu'il est nécessaire d'en arriver à une cause première, nommée par nous Dieu. Voici quelle est cette voie. Dans la coordination des causes efficientes, l'être premier est cause du moyen, et le moyen cause du dernier, qu'il y ait un ou plusieurs moyens. Or, supprimée la cause, est également supprimé ce dont elle est la cause. Supprimé le premier, le moyen ne pourra donc pas être cause. Mais si l'on remonte à l'infini l'échelle des causes efficientes, aucune cause ne sera première. Toutes les autres causes, qui jouaient le rôle de moyen, seront donc supprimées. Ce qui est évidemment faux. Il est donc nécessaire d'affirmer l'existence d'une première cause efficiente, qui est Dieu. On peut encore cueillir un autre argument dans les textes d'Aristote. Celui-ci montre en effet, au IIe Livre de la Métaphysique, que ce qui est le plus vrai est aussi le plus existant. Or au IVe Livre, il montre qu'il existe un degré suprême du vrai, en partant du fait que de deux choses fausses nous constatons que l'une est plus fausse que l'autre, et donc que l'une est plus vraie que l'autre, ceci par approche de ce qui est simplement et suprêmement vrai. On en peut conclure enfin à l'existence d'un être suprêmement existant, que nous nommons Dieu. Jean Damascène apporte ici une autre raison tirée du gouvernement des choses, argument qu'Averroès indique également au IIe Livre des Physiques. La voici. Il est impossible que des réalités contraires et discordantes s'accordent dans un ordre unique, en tout temps ou la plupart du temps, à moins qu'on ne les gouverne de telle manière qu'elles tendent toutes et chacune vers une fin déterminée. Or nous constatons dans le monde que des réalités de nature différente s'accordent en un ordre unique, non pas rarement ou comme par hasard, mais en tout temps ou la plupart du temps. Il est donc nécessaire qu'il existe un être dont la providence gouverne le monde. Cet être, nous l'appelons Dieu.

LES CONDITIONS DE L'EXISTENCE DE DIEU

14 : LA CONNAISSANCE DE DIEU EXIGE QUE L'ON EMPLOIE LA VOIE NÉGATIVE

Après avoir montré qu'il existe un premier être auquel nous donnons le nom de Dieu, il nous faut rechercher quelles sont ses qualités. C'est dans l'étude de la substance divine que l'usage de la voie négative s'impose avant tout. La substance divine, en effet, dépasse par son immensité toutes les formes que peut atteindre notre intelligence, et nous ne pouvons ainsi la saisir en connaissant ce qu'elle est. Nous en avons pourtant une certaine connaissance en étudiant ce qu'elle n'est pas. Et nous approchons d'autant plus de cette connaissance que nous pouvons, grâce à notre intelligence, écarter plus de choses de Dieu. Nous connaissons en effet d'autant mieux une chose que nous saisissons plus complètement les différences qui la distinguent des autres : chaque chose possède un être propre qui la distingue en effet de toutes les autres. C'est pourquoi nous commençons par situer dans le genre les choses dont nous connaissons les définitions, ce qui nous fait connaître ce qu'est la chose en général ; on ajoute ensuite les différences qui distinguent les choses les unes des autres : ainsi se constitue une connaissance complète de la substance de la chose. Mais dans l'étude de la substance divine, ne pouvant saisir le ce-que-c'est et le prendre à titre de genre, ne pouvant non plus saisir sa distinction des autres choses par le moyen des différences positives, force est de la saisir par le moyen des différences négatives. Or de même que, dans le domaine des différences positives une différence en entraîne une autre et aide à serrer davantage la définition de la chose en marquant ce qui la distingue d'avec un plus grand nombre, de même une différence négative en entraîne-t-elle une autre et marque-t-elle la distinction d'avec un plus grand nombre. Si nous affirmons par exemple que Dieu n'est pas un accident, nous le distinguons par là-même de tous les accidents. Si nous ajoutons ensuite qu'il n'est pas un corps, nous le distinguons encore d'un certain nombre de substances ; et ainsi, progressivement, grâce à cette sorte de négations, nous le distinguons de tout ce qui n'est pas lui. Il y aura alors connaissance propre de la substance divine quand Dieu sera connu comme distinct de tout. Mais il n'y aura pas connaissance parfaite, car on ignorera ce qu'il est en lui-même. Pour avancer dans la connaissance de Dieu selon la voie négative, prenons comme point de départ ce qui a été mis en lumière plus haut, savoir que Dieu est absolument immobile. C'est ce que confirme d'ailleurs l'autorité de la Sainte Écriture. Il est dit au Livre de Malachie : Je suis Dieu, je ne change pas. Saint Jacques écrit : Chez lui n'existe aucun changement. On lit enfin au Livre des Nombres : Dieu n'est pas un homme, pour qu'il change.

15 : DIEU EST ÉTERNEL

Il apparaît ainsi que Dieu est éternel. Tout être qui commence ou qui cesse d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous avons montré que Dieu est absolument immuable. Il est donc éternel, sans commencement ni fin. Seuls les êtres soumis au mouvement sont mesurés par le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques, le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvé plus haut, ne connaît absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesuré par le temps, et l'on ne peut concevoir en lui ni d'avant ni d'après. Il lui est impossible d'avoir l'être après le non-être, impossible de connaître le non-être après l'être, et l'on ne peut trouver dans son être aucune succession : toutes choses qui sont impensables en dehors du temps. Dieu est donc sans commencement ni fin, possédant son être dans sa totalité et tout à la fois, ce qui est la définition même de l'éternité. Qu'un être n'ait pas existé et qu'il ait existé ensuite, c'est qu'un autre l'a fait émerger du non-être à l'être. Ce n'est pas son fait à lui : car ce qui n'existe pas ne peut rien faire. Si donc c'est le fait d'un autre, c'est que cet autre existe avant lui. Or nous avons montré que Dieu est la cause première. Il n'a donc pas commencé d'exister. Par conséquent il ne cessera pas d'exister, car ce qui a toujours existé possède en soi le pouvoir de toujours exister. Dieu est donc éternel. Nous constatons dans le monde l'existence de certains êtres pour qui il est possible d'exister ou de ne pas exister ; ce sont les êtres soumis à la génération et à la corruption. Or tout ce qui existe comme possible possède une cause ; apte qu'il est de soi, également, à la double éventualité d'être ou de ne pas être, il est nécessaire, si l'être lui est donné, qu'il le soit par une certaine cause. Mais dans le domaine des causes, nous l'avons prouvé plus haut en reprenant l'argumentation d'Aristote, on ne peut remonter à l'infini. Il faut donc poser un être dont l'existence est nécessaire. Or tout être nécessaire, ou bien possède en dehors de lui la cause de sa nécessité, ou bien, ne la possédant pas en dehors de lui, il est nécessaire par lui-même. Mais il est impossible (le remonter à l'infini l'échelle des êtres nécessaires qui tirent leur nécessité d'ailleurs. Il faut donc poser un premier être nécessaire, et qui l'est par lui-même. C'est Dieu, puisqu'il est la cause première, comme on l'a montré. Dieu est donc éternel, tout être nécessaire par soi étant éternel. A partir de l'éternité du temps, Aristote a démontré l'éternité du mouvement, d'où il tirait aussi la preuve de l'éternité de la substance motrice. Or la première substance motrice, c'est Dieu. Dieu est donc éternel. Si l'on nie l'éternité du temps et celle du mouvement, la conclusion demeure valable pour l'éternité de la substance. Si le mouvement a commencé, il faut bien en effet qu'il ait été lancé par un moteur ; lequel à son tour a été lancé par un autre agent. Ainsi l'on remontera à l'infini, ou bien on s'arrêtera à un être qui n'a pas eu de commencement. La Parole de Dieu témoigne de cette vérité. Le Psaume chante : Toi, Seigneur, tu demeures pour l'éternité ; et encore : Toi, tu restes le même, et tes années n'ont pas de fin.

16 : IL N'Y A PAS DE PUISSANCE PASSIVE EN DIEU

Si Dieu est éternel, il lui est absolument impossible d'être en puissance. Tout être en effet dont la substance est mêlée de puissance, peut ne pas exister, à la mesure même de la puissance qui est en lui, car ce qui peut être peut ne pas être. Or Dieu, par lui-même, ne peut pas ne pas être, puisqu'il est éternel. Il n'y a donc pas de puissance à l'être en Dieu. Bien que ce qui est tantôt en puissance et tantôt en acte, soit chronologiquement d'abord en puissance avant d'être en acte, absolument parlant, pourtant, l'acte est premier par rapport à la puissance. La puissance en effet ne se réduit pas elle-même à l'acte ; elle doit être réduite par quelque chose qui est en acte. Tout être, donc, qui est en puissance d'une manière ou d'une autre, suppose un être qui lui est antérieur. Or Dieu est le premier être et la cause première, comme il ressort de ce que nous avons dit plus haut. Dieu ne comporte donc en lui aucun mélange de puissance. Ce dont l'existence est par soi nécessaire n'est d'aucune manière en puissance d'exister, car ce dont l'existence est par soi nécessaire n'a pas de cause ; au contraire, tout ce qui est en puissance d'exister comporte une cause, nous l'avons montré. Mais Dieu existe par soi nécessairement. D'aucune manière il n'est donc en puissance d'exister. On ne saurait donc trouver en sa substance rien qui relève de la puissance. Tout être agit pour autant qu'il est en acte. Ce qui n'est pas intégralement en acte n'agit pas par tout lui-même, mais par une partie de lui-même. Or ce qui n'agit pas par tout ni même n'est pas premier agent, car il agit en participation d'un autre et non pas de par sa propre essence. Le premier agent, qui est Dieu, ne comporte donc aucun mélange de puissance ; il est acte pur. Tout être, capable d'agir en tant qu'il est en acte, est de même capable de pâtir en tant qu'il est en puissance, le mouvement étant l'acte de ce qui existe en puissance. Mais Dieu est absolument impassible et immuable, comme il ressort de ce qu'on a dit plus haut. Il n'y a donc en lui aucune puissance, aucune puissance passive s'entend. Nous constatons qu'il existe en ce monde des êtres qui passent de la puissance à l'acte. Or rien ne peut séduire soi-même de la puissance à l'acte, car ce qui est en puissance n'existe pas encore et donc ne peut agir. Il faut donc qu'il y ait un être antérieur qui les fasse ainsi passer de la puissance à l'acte. A supposer que cet être antérieur sorte lui-même de la puissance à l'acte, il faut de nouveau en supposer un autre capable de le réduire à l'acte. Or on ne peut remonter ainsi à l'infini. Il faut donc en arriver à un être qui soit intégralement en acte et sans aucun mélange de puissance. Cet être, nous l'appelons Dieu.

17 : IL N'Y A PAS DE MATIÈRE EN DIEU

On voit par là que Dieu n'est pas matière. La définition de la matière en effet, c'est d'être en puissance. La matière n'est pas un principe d'action. Selon l'enseignement du Philosophe, efficience et matière ne peuvent coïncider dans le même sujet. Or il revient à Dieu d'être la première cause efficiente des choses, nous l'avons dit plus haut. Dieu n'est donc pas matière. Pour ceux qui réduisaient toutes choses à la matière comme à la cause première, c'était le hasard qui présidait à l'existence des réalités de la nature, ce contre quoi s'élève le Philosophe au IIe Livre des Physiques. Si donc Dieu, qui est la cause première, est la cause matérielle des choses, il en résulte que tout n'existe que par hasard. La matière ne devient cause d'un être en acte que dans la mesure où elle est soumise à l'altération et au changement. Si donc, comme nous l'avons prouvé, Dieu est immobile, il ne peut être aucunement cause des choses comme l'est la matière. Cette vérité, la foi catholique la professe, en affirmant que Dieu n'a pas créé l'ensemble des choses de sa propre substance, mais de rien. Ainsi est confondue la folie de David de Dinant qui osait affirmer l'identité de Dieu et de la matière première, prétendant que si l'un et l'autre n'étaient pas identiques, il faudrait supposer entre eux des caractères distinctifs qui détruiraient leur simplicité : chez l'être qu'une différence distingue d'un autre, cette différence même est en effet source de composition. Une telle erreur provient de l'ignorance qui méconnaît la distinction entre différence et diversité. Comme l'explique nettement le Xe Livre de la Métaphysique, différent se dit par rapport à quelque chose, tout être différent étant différent de quelque chose. Divers traduit par contre un absolu, le fait que cette chose n'est pas la même. La différence est donc à rechercher dans les êtres qui se rencontrent en quelque chose : on doit leur assigner un certain caractère qui les distingue. Telles deux espèces qui se rencontrent sous un même genre et que des différences doivent distinguer. Chez les êtres qui ne se rencontrent en rien, il n'y a pas à chercher de différence ; ils sont divers les uns des autres. Ainsi se distinguent entre elles les différences d'opposition ; elles ne participent pas à un genre comme à une part de leur essence ; aussi bien n'y a-t-il pas à chercher par où elles diffèrent ; elles sont diverses les unes des autres. C'est ainsi que se distinguent Dieu et la matière première : l'un est acte pur, l'autre puissance pure ; il n'y a entre eux aucun point de contact.

18 : IL N'Y A AUCUNE COMPOSITION EN DIEU

On peut conclure de là qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Tout être composé comporte nécessairement acte et puissance. Plusieurs éléments ne peuvent en effet former un tout si l'un n'y est acte et l'autre puissance. Des êtres en acte ne sont unis que d'une union pour ainsi dire collégiale, comparable à celle d'un rassemblement, ils ne forment pas un tout. Même chez ces êtres, les parties assemblées se tiennent comme en puissance par rapport à l'union ; elles ont été unies en acte après avoir été, en puissance, capables d'union. Or en Dieu il n'y a aucune puissance. Il n'y a donc en lui aucune composition. Tout être composé est postérieur aux éléments qui le composent. L'être premier, Dieu, n'est donc en rien composé. La nature même de la composition veut que les êtres composés soient, en puissance, menacés de dissolution, bien que chez certains d'entre eux d'autres facteurs puissent s'y opposer. Mais ce qui est menacé de dissolution est en puissance de non-être. Ce ne peut être le cas de Dieu, puisqu'il lui est nécessaire d'exister. Il n'y a donc en Dieu aucune composition. Toute composition réclame un agent qui compose ; s'il y a composition, il y a en effet composition de plusieurs éléments : des éléments de soi divers ne sauraient se rencontrer s'il n'y avait pour les unir un agent de composition. Si donc Dieu était composé, il requerrait un agent de composition : il ne pourrait l'être à lui-même, car rien n'est sa propre cause, puisque rien ne peut être antérieur à soi-même. Par ailleurs l'agent de composition est cause efficiente du composé. Dieu aurait donc une cause efficiente. Ainsi il ne serait pas la cause première, à l'encontre de ce qu'on a démontré plus haut. En n'importe quel genre, un être est d'autant plus noble qu'il est plus simple ; ainsi, dans le genre de la chaleur, le feu, qui ne comporte aucun mélange de froid. Ce qui, dans l'ensemble des êtres, est au sommet de la noblesse, doit donc être aussi au sommet de la simplicité. Or ce qui est au sommet de la noblesse pour l'ensemble des êtres, nous l'appelons Dieu, puisqu'il est la première cause, et que la cause est plus noble que l'effet. Dieu ne peut donc être le sujet d'aucune composition. En tout composé, le bien n'est pas le bien de telle ou telle partie, mais le bien du tout ; je dis : bien, par rapport à cette bonté qui est la bonté propre du tout et sa perfection : les parties, en effet, sont imparfaites par rapport au tout. Ainsi les divers membres de l'homme ne sont pas l'homme ; les parties composantes d'un nombre de six unités n'ont pas la perfection de ce nombre, et de même les sections d'une ligne n'atteignent pas la grandeur totale de la ligne entière. Si donc Dieu est composé, sa perfection et sa bonté propres résident dans le tout, non en quelqu'une de ses parties. Il n'y aura donc pas en lui ce bien absolu qui lui est propre. Il ne sera donc pas le premier et souverain bien. Précédant toutes les multiplicités, il y a nécessairement l'unité. Or en tout composé, il y a multiplicité. Dieu, qui est antérieur à tout, doit donc être exempt de toute composition.

19 : EN DIEU, RIEN N'EXISTE PAR CONTRAINTE OU CONTRE NATURE

Le Philosophe conclut de tout cela qu'en Dieu rien ne peut exister par contrainte ou contre nature. Tout être, en effet, en qui se trouve un élément introduit par contrainte ou contre nature, le porte comme une chose surajoutée à soi : ce qui relève de la substance de cet être ne peut être le fait de la contrainte ou aller contre sa nature. Or les êtres simples ne comportent pas en eux d'élément ajouté : autrement il y aurait composition. Dieu étant simple, comme nous l'avons montré, rien en lui ne peut être le fait de la contrainte ou aller contre sa nature. La nécessité de coaction est une nécessité imposée par autrui. Or en Dieu il n'y a pas de nécessité imposée par autrui, Dieu étant par lui-même nécessaire et source de nécessité pour les autres. Rien en lui n'est donc imposé. Partout où il y a contrainte, peut se trouver un élément contraire à ce que telle chose exige par soi : l'objet de la contrainte est en effet ce qui est contraire l'ordre de la nature. Mais en Dieu, rien ne peut exister en dehors de ce qui lui convient de soi puisque, de soi, il lui est nécessaire d'exister, nous l'avons montré. Rien ne peut donc exister en Dieu qui soit l'effet de la contrainte. Tout être qui admet en lui une part de contrainte ou un élément contre nature, peut admettre d'être mû par un autre : la définition de la contrainte étant ce dont le principe est extérieur au patient, celui-ci n'y contribuant en rien. Or Dieu est absolument immobile. Rien ne peut donc exister en lui qui soit l'effet de la contrainte ou qui aille contre sa nature.

20 : DIEU N'EST PAS UN CORPS

Ce qui précède montre bien aussi que Dieu n'est pas un corps. Tout corps, en effet, étant continu, est composé et doté de diverses parties. Or Dieu, nous l'avons prouvé, n'est pas composé. Il n'est donc pas un corps. Toute grandeur quantitative est d'une certaine manière en puissance ; le continu est, en puissance, divisible à l'infini et le nombre capable d'augmentation à l'infini. Mais le corps est une grandeur quantitative. Tout corps est donc en puissance. Or Dieu, lui, n'est pas en puissance ; il est acte pur, comme nous l'avons montré. Dieu n'est donc pas un corps. Si Dieu est corps, il sera nécessairement corps naturel : un corps mathématique en effet n'existe pas par soi, comme le prouve le Philosophe, car les dimensions sont des accidents. Or Dieu n'est pas un corps naturel : il est immuable, nous l'avons prouvé, et tout corps naturel est soumis au mouvement. Dieu n'est donc pas un corps. Les corps sont finis. Le Philosophe le prouve au Ier Livre du Ciel et du Monde, aussi bien pour les corps ronds que pour les corps droits. Si donc Dieu est un corps, notre intelligence et notre imagination peuvent penser plus grand que Dieu. Ainsi Dieu n'est pas plus grand que notre intelligence. Ce qu'on ne saurait avancer. Dieu n'est donc pas un corps. La connaissance intellectuelle revêt plus de certitude que la connaissance sensible. Or le sens trouve son objet dans le monde des choses ; et donc aussi l'intelligence. Mais l'ordre des objets commande l'ordre des facultés, comme aussi leur distinction. Il existe donc dans la réalité un certain objet d'intellection qui dépasse tous les objets possibles pour les sens. Mais, dans la réalité, tous les corps sont des objets possibles pour les sens. Il faut concevoir un être plus noble que tous les corps. Si Dieu est un corps, il ne sera donc pas l'être premier et souverain. Une réalité vivante est plus noble qu'un corps dépourvu de vie. Or dans tout corps vivant la vie de ce corps est plus noble que le corps lui-même, puisque c'est elle qui lui donne par sa noblesse de dépasser les autres corps. Ce qui est plus noble que tout n'est donc pas un corps. Or ce qui est plus noble que tout, c'est Dieu. Dieu n'est donc pas un corps. Certains arguments donnés par les Philosophes en vue de prouver la même chose, partent de l'éternité du monde et procèdent de la manière suivante. En tout mouvement éternel, il importe que le premier moteur ne soit mû ni par soi ni par accident. Or les corps célestes sont doués d'un mouvement circulaire éternel. Leur premier moteur n'est donc mû ni par soi ni par accident. Mais aucun corps n'est source d'un mouvement local, s'il n'est mû lui-même, puisque moteur et corps mû doivent coexister ; ainsi un corps moteur doit-il être mû, du fait de sa coexistence avec le corps qu'il meut. Et même aucune force corporelle ne meut si elle n'est mue par accident. Dans le corps mû, c'est en effet par accident qu'est mue cette force corporelle. Le premier moteur du ciel n'est donc ni un corps ni une force incluse dans un corps. Or c'est à Dieu en définitive que le mouvement du ciel se ramène comme au premier moteur immobile. Dieu n'est donc pas un corps. Aucune puissance infinie n'est dans une grandeur corporelle, la puissance du premier moteur est une puissance infinie. Elle n'est donc pas dans une quelconque grandeur corporelle. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est ni un corps ni une puissance dans un corps. La majeure se prouve ainsi. Si la puissance d'une certaine grandeur est infinie ou bien elle sera la puissance d'une grandeur finie, ou bien elle le sera d'une grandeur infinie. Mais il n'y a pas de grandeur infinie, le Philosophe le prouve au IIIe Livre des Physiques et au Ier Livre du Ciel et du Monde. Or il est impossible qu'une grandeur finie possède une puissance infinie. Aucune puissance infinie ne peut donc résider dans quelque grandeur que ce soit. - Qu'une puissance infinie ne puisse être le fait d'une grandeur finie, on le prouve ainsi. A égalité d'effet, ce qu'accomplit une puissance inférieure dans un temps plus long, une puissance plus grande l'accomplit dans un temps plus court, que cet effet soit le produit d'une altération, d'un mouvement local ou de tout autre mouvement. Mais la puissance infinie est plus grande qu'aucune puissance finie. Elle doit donc achever son effet plus brièvement, d'un mouvement plus rapide qu'aucune puissance finie. Pourtant ce ne peut être dans un temps plus court que le temps. Reste donc que ce sera en une section indivisible du temps. Le mouvement donné, le mouvement reçu, le mouvement lui-même seront donc instantanés, à l'encontre de la démonstration du VIe Livre des Physiques. Que la puissance infinie d'une grandeur finie ne puisse mouvoir dans le temps, on le prouve encore ainsi. Soit la puissance infinie A. Prenons-en la partie AB. Cette partie devra mouvoir dans un temps plus long. Il faudra cependant qu'il y ait proportion entre ce temps-là et le temps selon lequel agit la puissance toute entière, l'un et l'autre étant finis. Soient donc ces deux temps, dans la proportion d'un à dix : (dans la preuve envisagée, peu importe de choisir cette proportion ou une autre). Si l'on ajoute à la puissance finie dont on vient de parler, il faudra diminuer le temps en proportion de ce que l'on ajouté à la puissance, puisqu'une puissance plus grande meut dans un temps plus court. Si donc l'on décuple cette puissance, elle agira dans un temps dix fois moins long que celui dans lequel agissait la première partie donnée AB. Et pourtant, cette puissance, dix fois plus grande, reste une puissance finie. Il faut donc conclure qu'une puissance finie et une puissance infinie meuvent dans un temps égal. Ce qui est impossible. La puissance infinie d'une grandeur finie ne peut donc mouvoir dans un temps quelconque. Que la puissance du premier moteur soit une puissance infinie, en voici la preuve. Aucune puissance finie ne peut mouvoir dans un temps infini. Mais la puissance du premier moteur meut dans un temps infini car le premier mouvement est éternel. La puissance du premier moteur est donc infinie. - La majeure se prouve ainsi. Si une puissance finie d'un corps quelconque meut dans un temps infini, une partie de ce corps, dotée d'une partie de la puissance, agira dans un temps plus bref ; plus un sujet a de puissance et plus longtemps en effet il est capable de faire durer le mouvement. Ainsi la partie dont on vient de parler agira dans un temps fini, la partie plus importante pourra agir durant un temps plus long. Et ainsi, toujours, à mesure que l'on ajoutera à la puissance du moteur, on ajoutera au temps d'action dans la même proportion. Mais l'addition plusieurs fois répétée finira par égaler la quantité du tout, voire même la dépasser. Prise du côté du temps, l'addition finira par égaler la quantité du temps dans lequel agit le tout. Or ce temps au cours duquel agissait le tout, on l'affirmait infini. Un temps fini mesurerait donc un temps infini. C'est impossible. Ce raisonnement se heurte à plusieurs objections. 1. - D'après la première de ces objections, le corps qui donne le premier mouvement peut n'être pas divisible, comme c'est évident pour un corps céleste. Or le raisonnement qui précède part de la division de ce corps. A cela il faut répondre qu'une proposition conditionnelle, dont l'antécédent est impossible, peut être vraie. Si quelque chose détruit la vérité de cette proposition conditionnelle, alors elle est impossible ; par exemple, si quelqu'un détruisait la vérité de cette conditionnelle : si l'homme vole il a des ailes, elle serait impossible. C'est de cette manière qu'il faut entendre la marche de la preuve précédente. Car cette conditionnelle est vraie : si l'on divise un corps céleste, une de ses parties aura moindre puissance que le tout. Mais la vérité de cette conditionnelle cesse si l'on pose que le premier moteur est un corps, en raison des impossibilités qui en découlent. D'où il apparaît avec évidence que c'est impossible. On peut répondre dans le même sens à l'objection élevée à propos des additions de puissances finies. Car on ne conçoit pas, dans la réalité des choses, de puissances qui suivent toute proportion qu'a le temps à n'importe quel temps. C'est cependant une proposition conditionnelle vraie, dont on a besoin dans l'argumentation susdite. 2. - La deuxième objection consiste en ceci. Quand bien même le corps est divisé, il peut arriver que la puissance active d'un corps ne soit pas divisée avec le corps ; c'est le cas de l'âme raisonnable. Voici la réponse. Le raisonnement susdit ne prouve pas que Dieu soit uni à un corps, comme l'âme raisonnable au corps humain, mais qu'il n'est pas une puissance active enfermée dans un corps, à l'instar d'une puissance matérielle qui suit la division du corps. Aussi bien dit-on de l'intelligence humaine qu'elle n'est ni un corps, ni une puissance enfermée dans un corps. Quant à Dieu, qu'il ne soit pas uni à un corps à la manière de l'âme, cela relève d'une autre raison. 3. - La troisième objection consiste en ceci. A supposer que n'importe quel corps ait une puissance finie, comme il est prouvé plus haut, étant donné d'autre part qu'une puissance finie ne peut faire durer quelque chose un temps infini, il s'ensuivra qu'un corps ne peut durer un temps infini. Le corps céleste, ainsi, connaîtra nécessairement la corruption. Certains répondent que le corps céleste peut s'éteindre si l'on regarde à sa propre puissance, mais qu'il reçoit une durée perpétuelle d'un autre qui a une puissance infinie. Platon semble approuver cette solution, quand il met dans la bouche de Dieu, à propos des corps célestes, les paroles suivantes : Par nature, vous êtes soumis à la corruption, mais ma volonté vous rend incorruptibles, car ma volonté est plus forte que votre cohésion. Mais le Commentateur, au XIe Livre de la Métaphysique, rejette cette solution. Pour lui, il est impossible que ce qui de soi peut ne pas exister, reçoive d'un autre une existence perpétuelle. Il en résulterait que le corruptible serait changé en incorruptibilité. Ce qui de soi est impossible. Telle est donc sa réponse : dans un corps céleste, toute la puissance qui s'y trouve est une puissance finie ; et il n'est pas nécessaire que ce corps possède toute la puissance. Le corps céleste, en effet, au dire d'Aristote dans le VIIIe Livre de la Métaphysique, possède la puissance au lieu, non la puissance à l'être. Ainsi n'est-il pas nécessaire qu'il y ait en lui de puissance au non-être. On doit remarquer que cette réponse du Commentateur est insuffisante. A supposer en effet qu'il n'y ait pas dans le corps céleste de puissance pour ainsi dire passive à l'être, - c'est la puissance passive de la matière, - il y a cependant en lui une puissance pour ainsi dire active, qui est le pouvoir d'exister, Aristote enseignant expressément au Ier Livre du Ciel et du Monde que le ciel a le pouvoir d'exister toujours. Aussi bien vaut-il mieux affirmer que la puissance étant dite par rapport à l'acte, c'est en fonction du mode de l'acte qu'il faut juger de la puissance. Or le mouvement, par définition, comporte quantité et extension. Accordons-lui une durée infinie ; celle-ci requiert une puissance motrice qui soit infinie. Or, exister n'a aucune extension quantitative, surtout dans une chose dont l'être n'est pas sujet au changement, comme c'est le cas pour le ciel. Aussi n'est-il pas nécessaire que le pouvoir d'exister soit infini dans un corps fini, bien que ce corps dure indéfiniment Il est indifférent que ce pouvoir fasse durer quelque chose un instant ou un temps infini, puisque cet être invariable n'est atteint par le temps qu'accidentellement. 4. - La quatrième objection consiste en ceci : il ne semble pas nécessaire que ce qui meut dans un temps infini ait une puissance infinie, dans les moteurs que leur action n'altère pas. Un tel mouvement, en effet, ne consume rien de leur puissance ; après un certain délai ils sont capables d'agir dans un laps de temps qui n'est pas moindre qu'auparavant. Ainsi la puissance du soleil est finie, mais sa puissance active ne connaissant pas, à agir, d'amoindrissement, elle est naturellement capable d'agir sur nos réalités inférieures, dans un temps infini. Il faut répondre ceci : un corps ne meut, on l'a déjà prouvé, que s'il est lui-même mû. S'il arrive qu'un corps ne soit pas mû, on devra en conclure que lui-même ne meut pas. Or en tout être qui est mû, il y a puissance aux opposés ; les termes mêmes du mouvement étant opposés. C'est pourquoi, de soi, tout corps qui est mû est capable de ne l'être pas. Ce qui est capable de ne pas être mû n'a pas de soi de quoi être mû un temps infini. Il n'a donc pas davantage de quoi mouvoir un temps infini. La démonstration susdite prend donc pour base la puissance finie d'un corps fini, puissance qui ne peut, de soi, mouvoir un temps infini. Mais un corps qui, de soi, est capable d'être mû et de ne pas être mû, de mouvoir et de ne pas mouvoir, peut recevoir d'un autre la perpétuité du mouvement. Cet autre doit être incorporel. Incorporel devra donc être le premier moteur. Ainsi rien n'empêche, dans la ligne de sa nature, qu'un corps fini recevant d'un autre le pouvoir perpétuel d'être mû, possède aussi le pouvoir perpétuel de mouvoir. En effet le premier moteur céleste lui-même peut, par sa nature, imprimer aux corps célestes inférieurs un mouvement perpétuel, comme une sphère qui meut une sphère. Il n'y a pas non plus d'inconvénient, selon le Commentateur, à ce que l'être qui de soi est en puissance à être mû et à ne l'être pas, reçoive d'un autre la perpétuité du mouvement, à supposer, comme il l'a fait, qu'il soit incapable d'exister perpétuellement. Le mouvement est en effet un certain flux qui passe du moteur au mobile : un mobile peut recevoir d'un autre une perpétuité dans le mouvement qu'il n'a pas de lui-même. Quant à l'être, c'est dans le sujet existant quelque chose de fixe, au repos : aussi bien, comme l'enseigne le Commentateur lui-même, ce qui de soi est en puissance au non-être ne peut, par la voie de la nature, recevoir d'un autre la perpétuité dans l'être. 5. - La cinquième objection consiste en ceci : au terme de la démonstration précédente, il ne semble pas qu'il y ait plus de raison de nier l'existence d'une puissance infinie dans la grandeur que de la nier en dehors de la grandeur ; dans l'un et l'autre cas, il en résultera qu'elle meut hors du temps. On répondra que le fini et l'infini dans la grandeur, dans le temps et dans le mouvement, se trouvent sous une même mesure, comme il est prouvé au IIIe et au VIe Livres des Physiques. L'infini dans l'un d'eux détruit la proportion finie dans les autres. Dans les réalités qui n'ont pas de grandeur, il n'y a de fini et d'infini que de manière équivoque. C'est pourquoi le mode de démonstration dont on a parlé plus haut n'a pas de place dans de telles puissances. Mieux encore, on répondra que le ciel a deux moteurs, l'un prochain, à puissance limitée, d'où vient que le mouvement qui lui est imprimé a une vitesse limitée ; l'autre, éloigné, à puissance infinie, d'où vient que ce mouvement peut avoir une durée infinie. Il est clair, ainsi, que la puissance infinie qui n'est pas dans la grandeur peut mouvoir un corps dans le temps, mais d'une manière qui n'est pas immédiate. Par contre la puissance qui est dans la grandeur doit le mouvoir immédiatement, aucun corps n'imprimant de mouvement s'il n'est déjà lui-même mû. Si donc elle mouvait, il en résulterait qu'elle le ferait en dehors du temps. Plus heureusement encore, on peut dire que le pouvoir qui n'est pas dans la grandeur, c'est l'intelligence, et qu'elle meut par volonté. Aussi meut-elle selon les exigences du mobile et non selon la mesure de sa propre puissance. Par contre, la puissance qui est dans la grandeur ne peut mouvoir que par une nécessité de sa nature, car on a prouvé que l'intelligence n'est pas une puissance corporelle. Ainsi elle meut nécessairement, en proportion de sa quantité. Si donc elle meut, elle doit le faire en un instant. Voilà donc comment procède la démonstration d'Aristote, une fois écartées les objections qui précèdent. Aucun mouvement issu d'un moteur corporel ne peut être continu et régulier ; en tout mouvement local, le moteur corporel meut en effet par attraction ou par impulsion. Or l'objet d'une attraction et d'une impulsion ne se trouve pas dans la même disposition à l'égard du moteur, du commencement du mouvement jusqu'à son terme, étant tantôt plus proche, tantôt plus éloigné ; aucun corps ainsi ne peut mouvoir d'un mouvement continu et régulier. Or le premier mouvement est continu et régulier, comme il est prouvé au VIIIe Livre des Physiques. Le moteur du premier mouvement n'est donc pas un corps. Aucun mouvement, orienté vers une fin qui sort de la puissance à l'acte, ne peut être perpétuel ; parvenu à l'acte, le mouvement s'arrête. Si donc le premier mouvement est perpétuel, la fin à laquelle il se rapporte existe nécessairement toujours, et de toute manière existe en acte. Aucun corps n'est tel, ni aucune puissance enclose dans un corps, tous les corps et toutes les puissances de cette sorte étant mobiles par essence ou par accident. La fin du premier mouvement n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. Or la fin du premier mouvement est le premier moteur, qui meut en tant qu'objet de désir. Or ce premier moteur est Dieu. Dieu n'est donc ni un corps ni une puissance enclose dans un corps. S'il est faux de dire, selon notre foi, que le mouvement du ciel est perpétuel, comme on le verra clairement plus loin, il est vrai pourtant que ce mouvement ne cessera ni par impuissance du moteur, ni par corruption de la substance du mobile, puisqu'il ne semble pas que la durée ralentisse le mouvement du ciel. Ainsi les arguments mis en avant plus haut ne perdent pas leur valeur. Il y a plein accord entre l'autorité divine et cette vérité démontrée. Saint Jean dit que Dieu est esprit et que ceux qui l'adorent doivent l'adorer en esprit et en vérité. Il est dit encore dans la 1ère Épître à Timothée : Au Roi des siècles, immortel, invisible, au Dieu unique ; et dans l'Épître aux Romains : Ce que Dieu a d'invisible se laisse voir à l'intelligence à travers ses _uvres. Ce qui est contemplé par l'intelligence, et non par la vue, c'est en effet les réalités incorporelles. Par là est confondue l'erreur des premiers philosophes de la nature, pour qui seules comptaient les causes matérielles, telles que l'eau, le feu, etc... ; pour eux, les premiers principes des choses étaient des corps, et c'est à ces corps qu'ils donnaient le nom de Dieu. - Certains de ces philosophes affirmaient que les causes motrices étaient l'amitié et la dispute. Les mêmes raisons les confondent eux aussi. La dispute et l'amitié se trouvant pour eux dans les corps, les premiers principes moteurs seraient des puissances encloses dans un corps. - Ces mêmes philosophes prétendaient encore que Dieu était composé des quatre éléments et de l'amitié. Ce qui donne à penser que Dieu, pour eux, était un corps céleste. - Seul des Anciens, Anaxagore est parvenu à la vérité, lui qui affirmait que tout était mû par une intelligence. Par là aussi sont réfutés les païens, qui, se basant sur les erreurs philosophiques dont nous venons de parler, croyaient que les éléments du monde, comme le soleil, la lune, la terre, l'eau, etc..., et les puissances encloses en eux, étaient des dieux. Les arguments qui précèdent font échec encore aux égarements des Juifs du peuple, d'un Tertullien, des Audiens ou hérétiques anthropomorphites, qui se représentaient Dieu sous des contours corporels ; sans parler des Manichéens pour qui Dieu était une sorte de substance lumineuse répandue dans un espace infini. L'origine de toutes ces erreurs c'est qu'en pensant les réalités divines, on est venu à tomber dans l'imagination ; laquelle n'est capable que de représentations corporelles. Aussi bien, lorsqu'on réfléchit aux réalités incorporelles, faut-il laisser l'imagination de côté.

21 : DIEU EST SA PROPRE ESSENCE

Après ce qui précède, on peut tenir pour assuré que Dieu est sa propre essence, sa propre quiddité ou nature. Tout être, en effet, qui n'est pas sa propre essence ou quiddité, présente nécessairement une certaine composition. Puisque tout être possède une essence qui lui est propre, c'est tout ce qu'est une chose qui serait sa propre essence, si dans cette chose il n'y avait rien d'autre que cette essence ; cette chose serait elle-même sa propre essence. Si donc une chose n'est pas sa propre essence, c'est qu'il y a en elle, nécessairement, autre chose que son essence. Et il y aura ainsi en elle composition. Aussi bien, même l'essence, chez les êtres composés, est-elle désignée par mode de partie, l'humanité chez l'homme par exemple. Or nous avons montré qu'il n'y a aucune composition en Dieu. Dieu est donc sa propre essence. Seul semble rester en dehors de l'essence ou de la quiddité d'une chose ce qui n'entre pas dans la définition de cette chose. La définition exprime en effet ce qu'est la chose. Or seuls les accidents de la chose ne tombent pas sous la définition. Seuls donc, dans cette chose, les accidents se trouvent en dehors de l'essence. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas d'accidents. En Dieu, il n'y a donc rien qui ne soit son essence. Il est donc lui-même sa propre essence. Les formes qui ne sont pas attribuées à des réalités subsistantes, que celles-ci soient prises dans l'universel ou qu'elles le soient dans le singulier, sont des formes qui ne subsistent pas, par soi, à l'état isolé, individuées en elles-mêmes. On ne dit pas que Socrate, un homme, un animal, soient la blancheur, car la blancheur ne subsiste pas par soi, à l'état isolé ; elle est individuée par un sujet subsistant. De même encore les formes naturelles ne subsistent pas par soi, à l'état isolé ; elles sont individuées dans des matières qui leur sont propres : on ne dira pas que ce feu, ou que le feu, est sa propre forme. Les essences mêmes ou les quiddités des genres et des espèces sont individuées par la matière désignée de tel ou tel individu, bien que la quiddité du genre ou de l'espèce enferme une matière et une forme en général : on ne dira pas que Socrate, ou tel homme, soit l'humanité. L'essence divine, elle, existe par soi, en soi, individuée en elle-même, puisque, nous l'avons vu, elle n'existe en aucune matière. L'essence divine est donc attribuée à Dieu de telle manière que l'on dise : Dieu est sa propre essence. L'essence d'une chose ou bien est cette chose, ou bien se comporte à l'égard de cette chose d'une certaine manière à titre de cause, puisque c'est par son essence que la chose prend rang dans l'espèce. Mais rien, d'aucune manière, ne peut être cause de Dieu, puisque Dieu est l'être premier. Dieu est donc sa propre essence. Ce qui n'est pas sa propre essence se tient, pour une part de soi-même, à l'égard de son essence comme la puissance par rapport à l'acte. C'est pourquoi l'essence est aussi désignée à la manière d'une forme, par exemple quand on parle d'humanité. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune potentialité. Dieu est donc nécessairement sa propre essence.

22 : ÊTRE ET ESSENCE SONT IDENTIQUES EN DIEU

Après tout ce que nous avons montré déjà, il est possible maintenant d'établir qu'en Dieu l'essence ou quiddité n'est rien d'autre que son être même. Nous avons montré plus haut qu'il existait un être dont l'être était par soi nécessaire, que c'était Dieu. Cet être qui existe nécessairement, à supposer qu'il relève d'une quiddité qui n'est pas ce qu'il est, ou bien n'est pas en harmonie avec cette quiddité, il y répugne, comme si la quiddité de blancheur devait exister par soi ; ou bien il est en harmonie, en affinité, avec elle, comme il en va pour la blancheur d'exister en autrui. Dans le premier cas, l'être qui existe par soi nécessairement ne pourra pas s'unir à une telle quiddité. Dans le second cas, ou bien cet être devra dépendre de l'essence, ou bien être et essence dépendront d'une autre cause, ou bien l'essence devra dépendre de l'être. Les deux premières hypothèses s'opposent à la définition de cet être pour qui il est nécessaire d'exister par soi, car s'il dépend d'un autre il ne lui est plus nécessaire d'exister. Dans la troisième hypothèse, c'est accidentellement que cette quiddité s'unira à la réalité dont l'existence est par soi nécessaire : tout ce qui suit l'être d'une chose, en effet, lui est accidentel. Ainsi elle ne sera pas sa propre quiddité. Dieu n'a donc pas d'essence qui ne soit pas son être même. On peut objecter que cet être ne dépend pas de cette essence, d'une manière absolue, d'une dépendance telle qu'il n'existerait pas si cette essence n'existait pas ; mais qu'il en dépend sous le rapport du lien grâce auquel il lui est uni. Ainsi cet être existe par soi nécessairement, mais le fait même de l'union n'est pas par soi nécessaire. Cette réponse n'esquive pas les inconvénients susdits. Si cet être en effet peut être pensé sans cette essence, il s'ensuivra que cette essence se comportera à l'égard de cet être par mode d'accident. Mais ce dont l'existence est par soi nécessaire, c'est cet être-là. L'essence dont il est question se comportera donc de manière accidentelle à l'égard de l'être dont l'existence est par soi nécessaire. Cette essence n'est donc pas sa quiddité. Or l'être dont l'existence est par soi nécessaire, c'est Dieu. Cette essence n'est donc pas l'essence de Dieu, mais une essence postérieure à Dieu. - Mais si cet être ne peut être pensé sans cette essence, alors cet être dépend de manière absolue de celui dont dépend le lien qu'il a avec cette essence. Et l'on revient à la même position que devant. Rien n'existe si ce n'est par son être. Ce qui n'est pas son être n'existe donc pas de manière nécessaire. Or Dieu existe de manière nécessaire. Dieu est donc son être. Si l'être de Dieu n'est pas sa propre essence, il ne peut exister comme partie de celle-ci, puisque l'essence divine, nous l'avons montré, est simple. Il faut donc que cet être soit quelque chose d'autre que son essence. Or tout ce qui se trouve uni à une chose sans être de l'essence de cette chose, lui est uni en vertu de quelque cause : des choses qui par soi ne sont pas unes, si elles sont unies, le sont nécessairement par quelque chose. L'être se trouve donc uni à telle quiddité en vertu d'une certaine cause : ou bien par quelque chose qui fait partie de l'essence de cette réalité, ou par l'essence elle-même, ou bien par quelque autre chose. Première hypothèse : l'essence est homogène à cet être ; il en résulte qu'une chose est à soi-même sa propre cause. Ce qui est impossible : logiquement l'existence de la cause a priorité sur l'existence de l'effet ; si donc une chose était à soi-même sa propre cause, il faudrait concevoir qu'elle existe avant d'avoir l'être, ce qui est impossible, à moins de concevoir qu'une chose est sa propre cause d'exister selon un mode accidentel, analogique. Ceci n'est pas impossible : il y a en effet un être accidentel qui est causé par les principes du sujet, avant que l'être soit connu comme être substantiel du sujet. Mais nous ne parlons pas en ce moment de l'être accidentel, mais bien de l'être substantiel. Deuxième hypothèse. L'être est uni à la quiddité par une autre cause : or tout ce qui reçoit l'être d'une autre cause est causé, et n'est pas la cause première. Or Dieu, cause première, ne souffre pas d'avoir de cause, nous l'avons établi plus haut. Cette quiddité qui reçoit d'ailleurs son être n'est donc pas la quiddité de Dieu. Il est donc nécessaire que l'être de Dieu soit à lui-même sa propre quiddité. Être signifie acte. On ne dit pas qu'une chose existe du fait qu'elle est en puissance, mais du fait qu'elle est en acte. Or tout ce à quoi vient s'ajouter un certain acte, et qui est distinct de lui, se comporte à l'égard de cet acte comme la puissance par rapport à l'acte : les noms d'acte et de puissance s'appellent en effet l'un l'autre. Si donc l'essence divine est autre chose que son être, il s'ensuit qu'essence et être doivent se comporter comme puissance et acte. Or nous avons vu qu'en Dieu il n'y a rien en fait de puissance, mais que son être est acte pur. L'essence de Dieu n'est donc rien d'autre que son être. Une chose qui ne peut exister sans que plusieurs éléments y concourent est un être composé. Mais aucune chose en laquelle essence et être sont distincts, ne peut exister sans le concours de plusieurs éléments ; à savoir l'essence et l'être. Toute chose donc en qui essence et être sont distincts est une chose composée. Or Dieu, nous l'avons vu, n'est pas composé. L'être de Dieu est donc sa propre essence. Toute chose existe du fait qu'elle possède l'être. Aucune chose dont l'essence n'est pas son être même n'existe donc de par son essence, mais en raison de sa participation à quelque chose : l'être lui-même. Or ce qui existe par participation à quelque chose ne peut être le premier être, parce que ce à quoi participe une chose pour qu'elle existe est par le fait même antérieur à elle. Or Dieu est l'être premier, que rien ne précède. L'essence de Dieu est donc son être même. Cette très haute vérité, Dieu lui-même l'a enseignée à Moïse. Alors que celui-ci demandait au Seigneur : Si les enfants d'Israël me disent ; quel est son nom ? que leur dirai-je ? le Seigneur répondit : Je suis celui qui suis. Tu diras donc aux enfants d'Israël : Celui qui est m'a envoyé à vous, manifestant que son nom propre est CELUI QUI EST. Or le nom, en général, est établi pour désigner la nature ou l'essence d'une chose. Reste donc que l'être même de Dieu est son essence ou sa nature. Cette vérité, les docteurs catholiques l'ont également enseignée. Ainsi Hilaire dans son traité de la Trinité : L'être n'est pas un accident pour Dieu, mais la vérité subsistante, la cause permanente, la propriété de sa nature ; ainsi Boëce, dans son traité de la Trinité : La substance divine est son être même et c'est d'elle que vient l'être.

23 : IL N'Y A PAS D'ACCIDENT EN DIEU

A conséquence nécessaire de cette vérité, c'est qu'en Dieu rien ne peut s'ajouter à son essence ni subsister en lui de manière accidentelle. L'être lui-même en effet ne peut entrer en partage avec quelque chose qui ne soit pas de son essence, bien que ce qui existe puisse entrer en partage avec quelque chose d'autre, car il n'y a rien de plus formel et de plus simple que l'être. Ainsi donc l'être lui-même ne peut entrer en partage avec rien d'autre. Or la substance divine est l'être même. Elle n'a donc rien qui ne soit de sa substance. Aucun accident ne peut donc inhérer en elle. Tout ce qui subsiste dans une chose de manière accidentelle a une cause qui le fait subsister ainsi, puisqu'il existe en dehors de l'essence de la chose en qui il subsiste. Si donc une chose existe en Dieu de manière accidentelle, il y faut une cause. La cause de l'accident sera la substance divine elle-même, ou quelque chose d'autre. Si c'est quelque chose d'autre, cette chose devra agir sur la substance divine : rien n'imprime une forme, soit substantielle soit accidentelle, dans un sujet récepteur, qu'en agissant dans une certaine mesure sur ce sujet ; agir en effet n'est rien d'autre que de constituer quelque chose en acte, ce qui est le fait de la forme. Dieu donc sera sujet patient, mû par un agent étranger, contrairement à ce qui a été déjà établi. Dans l'hypothèse où la substance divine est la cause de l'accident qui subsiste en elle, il est impossible qu'elle en soit la cause dans la mesure où elle le reçoit, car la même chose, sous le même rapport, se constituerait en acte. Il faut donc, s'il existe un accident en Dieu, que Dieu soit cause de l'accident et sujet récepteur sous des rapports différents, à l'exemple des êtres corporels qui reçoivent leurs propres accidents par l'entremise de leur nature matérielle, et en sont cause de par leur forme. Ainsi donc Dieu sera composé. Ce dont nous avons prouvé plus haut le contraire. Tout sujet d'un accident est avec lui dans le rapport de la puissance à l'acte : ceci parce que l'accident est une certaine forme qui fait exister en acte selon un être accidentel. Mais en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a aucune potentialité. Il ne peut y avoir en lui d'accident. L'être en qui quelque chose subsiste d'une manière accidentelle est dans une certaine mesure, par sa nature même, sujet au changement : de soi, l'accident est capable de subsister ou de ne pas subsister en autrui. Si donc Dieu se voit conjoindre quelque chose par mode d'accident, il en résultera qu'il est lui-même sujet au changement. Ce dont nous avons prouvé le contraire. L'être en qui subsiste un accident n'est pas tout ce qu'il a en soi ; car l'accident ne fait pas partie de l'essence du sujet. Mais Dieu est tout ce qu'il a en soi. Il n'y a donc pas d'accident en Dieu. Prouvons la mineure. Toute chose existe dans la cause d'une manière plus noble que dans l'effet. Or Dieu est la cause de tout. Donc tout ce qui est en Dieu s'y trouve d'une manière souverainement noble. Or convient à un être, de manière absolument parfaite, ce qu'il est lui-même : il y a là une unité plus parfaite que dans le cas où une chose est unie à une autre substantiellement, comme la forme l'est à la matière, cette union étant elle-même plus parfaite que dans le cas où une chose subsiste dans une autre de manière accidentelle. Reste donc que Dieu est tout ce qu'il a. La substance ne dépend pas de l'accident ; l'accident, lui, dépend de la substance. Ce qui ne dépend pas d'une chose peut se rencontrer indépendamment de cette chose. On peut donc trouver une substance sans accident. Ceci semble convenir en premier à la substance parfaitement simple qu'est la substance divine. Aucun accident ne peut donc subsister dans la nature divine. Les docteurs catholiques se prononcent eux aussi dans ce sens. Saint Augustin dit, dans son traité de la Trinité qu'il n'y a pas d'accident en Dieu. Ainsi manifestée, cette vérité montre l'erreur des Motecallemin dont parle Averroès, et qui prétendaient que certaines idées s'ajoutaient à l'essence divine.

24 : AUCUNE ADDITION DE DIFFÉRENCE SUBSTANTIELLE NE PEUT SERVIR A DÉTERMINER L'ÊTRE DIVIN

Ce que nous venons de dire peut nous aider à voir comment rien ne peut s'ajouter à l'être divin, qui puisse servir à le déterminer d'une détermination essentielle, à la manière dont les différences déterminent le genre. Il est impossible en effet qu'une chose existe en acte si n'existent pas tous les éléments qui déterminent l'être substantiel : un animal ne peut exister en acte, qui ne soit animal raisonnable ou animal sans raison. C'est pourquoi les Platoniciens, dans leur doctrine des idées, n'enseignèrent pas l'existence en soi des idées des genres, lesquels sont déterminés à l'être de l'espèce par les différences essentielles ; ils enseignèrent l'existence en soi des idées des seules espèces, qui n'ont pas besoin, elles, pour leur détermination, des différences essentielles. Si donc l'être divin est déterminé d'une détermination essentielle par un élément de surcroît, l'être même ne sera en acte que si cet élément de surcroît existe. Mais l'être même est la propre substance de Dieu, nous l'avons vu. Il est donc impossible que la substance divine existe en acte si n'existe cet élément de surcroît. D'où l'on peut conclure qu'il ne lui est pas par soi nécessaire d'être. Ce dont nous avons prouvé le contraire au chapitre précédent. Tout ce qui a besoin d'un élément de surcroît pour exister est en puissance à son égard. Mais la substance divine n'est d'aucune manière en puissance, nous l'avons montré plus haut. De plus la substance de Dieu est l'être même de Dieu. Son être ne peut donc être déterminé d'une détermination substantielle par quelque chose qui viendrait s'ajouter à lui. Tout ce par quoi une chose obtient l'être en acte, tout ce qui lui est intérieur, est ou bien l'essence de la chose en sa totalité, ou bien une partie de l'essence. Or ce qui détermine une chose d'une détermination essentielle fait que cette chose existe en acte, et est intérieur à la chose déterminée : autrement cette chose ne pourrait pas être substantiellement déterminée. Mais si quelque chose vient se surajouter à l'être divin, ce ne peut être toute l'essence de Dieu ; nous avons montré en effet plus haut que l'être de Dieu n'est pas différent de son essence. Reste donc que ce sera une partie de l'essence divine. Dieu, alors, sera composé essentiellement de parties. Ce dont nous avons déjà prouvé le contraire. Ce qui s'ajoute à une chose pour la déterminer d'une détermination essentielle n'en constitue pas la définition, mais seulement l'être en acte : le raisonnable ajouté à l'animal donne à l'animal d'exister en acte, mais ne constitue pas la définition d'animal en tant qu'animal : la différence en effet n'entre pas dans la définition du genre. Mais si en Dieu s'ajoute quelque chose qui le détermine d'une détermination essentielle, cette chose devra constituer pour celui auquel elle s'ajoute la définition de sa propre quiddité ou nature : ce qui s'ajoute, en effet, donne à la chose d'exister en acte. Or cela, le fait d'exister en acte, c'est l'essence même de Dieu, comme nous l'avons déjà montré. Reste donc que rien ne peut s'ajouter à l'être divin pour le déterminer d'une détermination essentielle, comme le fait la différence pour le genre.

25 : DIEU NE RENTRE DANS AUCUN GENRE

On conclura nécessairement que Dieu ne rentre dans aucun genre. Tout ce qui entre dans un genre, en effet, possède en soi quelque chose qui détermine à l'espèce la nature du genre. Rien n'existe dans un genre qui n'existe dans une espèce du genre. Or, nous l'avons vu, ceci est impossible en Dieu. Il est donc impossible que Dieu existe dans un genre. Si Dieu existait dans un genre, ce serait ou bien dans le genre de l'accident ou bien dans le genre de la substance. Dieu n'existe pas dans le genre de l'accident : l'accident ne peut être ni l'existant premier ni la cause première. Dieu ne peut être non plus dans le genre de la substance, car la substance qui est un genre, n'est pas l'être lui-même ; autrement toute substance serait son être et aucune, ainsi, ne serait causée par un autre, ce qui est évidemment impossible. Mais Dieu est l'être même. Dieu ne rentre donc pas dans un genre. Tout ce qui existe dans un genre diffère, Selon l'être, des autres choses qui sont dans le même genre ; autrement on ne pourrait attribuer le genre à plusieurs. Or toutes les choses contenues dans un même genre doivent se trouver unies dans la quiddité du genre, car de toutes le genre est attribué au ce-que-cela-est. Donc l'être de tout ce qui existe dans un genre est en dehors de la quiddité du genre. Or ceci est impossible dans le cas de Dieu. Dieu n'est donc pas contenu dans un genre. C'est la définition de sa propre quiddité qui situe un être dans tel genre ; le genre sert en effet de prédicat au ce-que-cela-est. Mais la quiddité de Dieu, c'est l'être même de Dieu. Selon l'être rien n'est situé dans un genre ; autrement l'étant serait un genre, déterminé par l'être même. Reste donc que Dieu n'est pas contenu dans un genre. Que l'étant ne puisse pas être un genre, le Philosophe le prouve ainsi. Si l'étant était un genre, il faudrait trouver une différence qui l'attirerait à l'espèce. Or aucune différence ne partage le genre, de telle manière du moins que le genre entre dans la notion de différence, car alors le genre serait invoqué deux fois dans la définition de l'espèce ; mais la différence doit exister en dehors de ce qui est conçu dans la notion de genre. Or il ne peut rien exister en dehors de l'intelligence qu'on a de l'étant, si l'étant rentre dans la notion des choses dont il est prédiqué. Ainsi l'étant ne peut être contracté par aucune différence. Reste donc que l'étant n'est pas un genre. On en conclura nécessairement que Dieu ne rentre pas dans un genre. Il est évident par là-même que Dieu ne peut pas être défini, car toute définition se fait à partir du genre et des différences. Il est également évident que l'on ne peut bâtir de démonstration sur Dieu qu'à partir de ses effets, car le principe de la démonstration est la définition de ce dont on fait la démonstration. Bien que le nom de substance ne puisse convenir en propre à Dieu, puisque Dieu ne soutient pas d'accidents, il peut sembler que la réalité signifiée par ce nom lui convienne pourtant et qu'il entre ainsi dans le genre de la substance. La substance est en effet un étant-qui-existe-par-soi, ce qui convient à Dieu dont on a prouvé qu'il n'était pas un accident. Après ce qu'on a dit, il faut répondre que la définition de la substance ne comprend pas l'étant-par-soi. Du fait qu'on affirme l'étant, il ne saurait y avoir genre : on a prouvé que l'étant n'implique pas la notion de genre. - Il ne peut davantage y avoir genre du fait qu'on affirme le par-soi. Cela, semble-t-il, ne fait qu'impliquer une négation : dire qu'un étant existe par soi, c'est dire qu'il n'existe pas dans un autre, ce qui est une simple négation. Cette négation ne peut constituer la définition du genre, car, s'il en allait ainsi, le genre ne dirait pas ce qu'est la chose, mais ce qu'elle n'est pas. - Il faut donc que la notion de substance soit comprise de telle manière que la substance soit une chose-à-qui-il-convient-d'exister-en-dehors-d'un-sujet, le nom de la chose étant imposé par sa quiddité, comme son nom d'étant l'est par l'être. Ainsi la notion de substance demande que la substance ait une quiddité à qui il convient d'exister sans être dans un (autre) sujet. Or cela ne convient pas à Dieu : Dieu n'a pas d'autre quiddité que son être. Reste donc que d'aucune manière Dieu n'est dans le genre de la substance. Et pas davantage en quelque genre que ce soit, puisque, nous l'avons montré, Dieu n'existe pas dans le genre de l'accident.

26 : DIEU N'EST PAS L'ÊTRE FORMEL DE TOUTE CHOSE

Par là même est réfutée l'erreur de ceux pour qui Dieu n'est rien d'autre que l'être formel de toute chose. Cet être en effet se divise en être de la substance et en être de l'accident. Or l'être divin, comme on vient de le prouver, n'est ni être substantiel ni être accidentel. Il est donc impossible que Dieu soit cet être par quoi, formellement, chaque chose existe. Les choses ne se distinguent pas entre elles sous le rapport de l'être : en cela elles se trouvent toutes convenir. Si donc les choses se distinguent entre elles, l'être même devra se spécifier par quelques différences additionnelles, de telle sorte qu'à des choses diverses l'être soit divers selon l'espèce, ou que les choses soient diverses en cela que l'être même s'appliquera à des natures diverses selon l'espèce. La première de ces solutions est impossible : on ne peut ajouter à l'être, à la manière dont une différence spécifique s'ajoute au genre. Reste que les choses différeront entre elles parce qu'elles ont des natures différentes auxquelles l'être s'agrège de manière différente. Or l'être divin n'advient pas à une autre nature ; il est la nature même de Dieu, nous l'avons vu. Si donc l'être divin était l'être formel de toutes choses, tontes choses ne feraient plus qu'un, purement et simplement. Par nature, le principe est antérieur à ce dont il est le principe. Or chez certains êtres, l'être a quelque chose comme principe : on dit de la forme qu'elle est le principe de l'être, de l'agent qu'il fait être en acte certaines choses. Si donc l'être divin est l'être de chaque chose, il en résultera que Dieu, qui est son être, aura une certaine cause et qu'ainsi il ne sera pas nécessairement l'être par soi. Ce dont nous avons déjà prouvé le contraire. Ce qui est commun à beaucoup d'êtres n'existe pas en dehors de ces êtres, si ce n'est notionnellement : l'animal, par exemple, n'est pas distinct de Socrate, de Platon, d'autres animaux, si ce n'est dans l'intelligence qui saisit la forme de l'animal dépouillée de tous les caractères qui l'individuent et la spécifient ; l'homme en effet est ce qu'est vraiment l'animal. La conséquence, autrement, serait que dans Socrate et Platon il y aurait plusieurs animaux, à savoir, l'animal commun, l'homme commun, Platon lui-même. A plus forte raison l'être commun lui-même n'est-il pas quelque chose d'extérieur aux réalités existantes, si ce n'est pour l'intelligence. Or nous avons vu plus haut que Dieu existait non seulement dans l'intelligence, mais dans la réalité. Dieu n'est donc pas l'être commun des choses. A proprement parler, la génération est la voie qui conduit à l'être, la corruption la voie qui conduit au non-être ; le terme de la génération n'est pas la forme, ni la privation le terme de la corruption, si ce n'est en ce sens que la forme produit l'être, et la privation le non-être. Supposé en effet que la forme ne fasse pas être, on ne dirait pas de la chose qui reçoit une telle forme qu'elle est engendrée. Si donc Dieu est l'être formel de toute chose, il en résultera qu'il est le terme de la génération. Ce qui est faux, puisque Dieu est éternel. Il en résultera en outre que l'être de toute chose aura existé de toute éternité. Impossible donc qu'il y ait génération et corruption. S'il y a génération, il faudra que l'être préexistant soit acquis de nouveau à une chose, et il le sera ou bien à une chose qui préexiste déjà, ou à une chose qui n'existe encore d'aucune manière. Dans le premier cas, puisque dans l'hypothèse susdite l'être de toute chose est unique, il en résulte que la chose dont on dit qu'elle est engendrée ne recevra pas un être nouveau, mais seulement un nouveau mode d'être ; cela ne constitue pas une génération, mais une altération. Si la chose n'existe encore d'aucune manière, il en résulte qu'elle est produite à partir du néant, ce qui va contre la notion de génération. Cette hypothèse ruine donc absolument la génération et la corruption. Il apparaît ainsi clairement qu'elle est impossible. Les Saintes Écritures s'opposent d'ailleurs à cette erreur, quand elles professent que Dieu est très haut et élevé, comme il est dit en Isaïe, et qu'il est au-dessus de tout, selon la parole de l'Épître aux Romains. Si Dieu est l'être de toutes choses, alors il est quelque chose de tout, il n'est plus au-dessus de tout. Les tenants de cette erreur y sont entraînés par la même idée qui pousse les idolâtres à imposer à des morceaux de bois et à des pierres le Nom incommunicable de Dieu. Si Dieu est en effet l'être de toute chose, il n'y aura pas plus de vérité à dire : cette pierre existe, que : cette pierre est Dieu. Quatre voies, semble-t-il, alimentent cette erreur. La première, c'est l'interprétation erronée de certaines autorités. Au IVe chapitre de la Hiérarchie céleste, Denys dit que l'être de toute chose, c'est la divinité superessentielle. D'où l'on a voulu tirer que l'être formel de toute chose était Dieu, sans remarquer que cette interprétation était en désaccord avec les mots eux-mêmes. Si la divinité est en effet l'être formel de toute chose, elle ne sera pas au-dessus de toute chose, mais parmi toutes les choses, bien plus elle fera partie des choses. Affirmant que la divinité est au-dessus de toute chose, Denys montre qu'elle est par nature distincte de toute chose et située au-dessus de tout. Affirmant d'autre part que la divinité est l'être de toute chose, il montre que toutes les choses tiennent de Dieu une certaine ressemblance avec l'être divin. Denys repousse ailleurs plus clairement cette interprétation erronée, quand il dit au IIIe Livre des Noms divins qu'il n'y a entre Dieu même et les autres choses ni contact ni mélange aucun, comme serait le contact du point et de la ligne, ou l'empreinte d'un sceau sur la cire. La deuxième cause de cette erreur est une faute de raisonnement. Étant donné que ce qui est commun est spécifié ou individué par addition, d'aucuns ont estimé que l'être divin, qui ne supporte aucune addition, n'était pas un être propre, mais l'être commun de toute chose. Ils ne remarquaient pas que ce qui est commun ou universel ne peut exister sans qu'il y ait addition, quand bien même l'intelligence le considère sans addition : il ne peut exister d'animal qui ne présente la différence de raisonnable ou de non-raisonnable, bien que l'animal puisse être pensé sans ces différences. D'ailleurs, même si l'universel est pensé sans addition, il ne l'est pas sans capacité d'addition : si l'on ne pouvait ajouter aucune différence au mot animal, on n'aurait pas là un genre ; et ainsi pour tous les autres noms. Or l'être divin ne supporte d'addition ni dans la pensée, ni même dans la réalité ; et non seulement il ne supporte pas d'addition, mais il lui est même impossible d'en recevoir. Du fait qu'il ne reçoit ni ne peut recevoir d'addition, on peut conclure bien plutôt que Dieu n'est pas un être commun, mais un être propre. Son être en effet se distingue de tous les autres en ce que rien ne peut lui être ajouté. C'est pourquoi le Commentateur, au Livre des Causes, dit que la cause première se distingue de tous les autres êtres et est en quelque sorte individuée par la pureté même de sa bonté. Cette erreur est provoquée, en troisième lieu, par la considération de la simplicité de Dieu. Parce que Dieu est au sommet de la simplicité, d'aucuns ont pensé que ce qui se trouvait au terme de l'analyse des êtres de chez nous, comme le plus simple, c'était Dieu : on ne peut en effet remonter à l'infini dans la composition des êtres de chez nous. Mais là aussi il y a eu défaillance de la raison : on ne remarquait pas que ce que l'on trouve de plus simple chez nous n'est pas tellement une chose entière qu'une partie d'une chose. Or la simplicité attribuée à Dieu l'est comme à une chose parfaite et subsistante. Une quatrième source d'erreur est la manière de parler selon laquelle nous disons que Dieu est en toute chose. Certains n'ont pas compris que Dieu n'était pas dans les choses à la manière d'une partie, mais comme la cause qui ne fait jamais défaut à son effet. Dire que la forme est dans le corps et le pilote dans le navire, n'a pas le même sens.

27 : DIEU N'EST LA FORME D'AUCUN CORPS

Une fois montré que Dieu n'est pas l'être de toutes les choses, il est également possible de montrer que Dieu n'est la forme d'aucun corps. L'être divin ne peut être l'être d'une quiddité qui n'est pas l'être lui-même. Or ce qu'est l'être divin lui-même n'est rien d'autre que Dieu. Il est donc impossible que Dieu soit la forme de quelqu'un d'autre. D'autre part la forme du corps n'est pas l'être lui-même, mais le principe de l'être. Or Dieu est l'être même. Il n'est donc pas la forme d'un corps. L'union de la forme et de la matière donne un certain composé, qui est un tout par rapport à la matière et à la forme. Or les parties sont en puissance par rapport au tout. Mais en Dieu il n'y a aucune potentialité. Il est donc impossible que Dieu soit une forme unie à quoi que ce soit. Ce qui possède l'être par soi est plus noble que ce qui le possède en autrui. Or toute forme d'un corps possède l'être en autrui. Dieu étant souverainement noble, comme cause première de l'être, il ne peut être forme de quoi que ce soit. On peut montrer la même chose à partir de l'éternité du mouvement. Voici. Si Dieu est la forme d'un mobile, alors qu'il est lui-même le premier moteur, le composé se mouvra soi-même. Mais le sujet qui se meut soi-même, peut se mettre en mouvement ou ne pas s'y mettre. Il y a donc en lui les deux possibilités. Or un tel être ne possède pas de lui-même la perpétuité du mouvement. Il faut donc supposer au-dessus de ce moteur un autre premier moteur qui lui donne la perpétuité du mouvement. Ainsi Dieu, premier moteur, n'est la forme d'aucun corps qui se meut lui-même. Cette démonstration a valeur pour ceux qui supposent l'éternité du mouvement. Dans l'hypothèse contraire, la même conclusion peut se déduire de la régularité du mouvement du ciel. De même qu'un sujet qui se meut lui-même peut se reposer et peut se mettre en mouvement, de même peut-il se mettre en mouvement plus ou moins rapide. La nécessaire uniformité du mouvement du ciel dépend donc de quelque principe supérieur absolument immobile, qui ne fait pas partie, à titre de forme, d'un corps qui se meut lui-même. L'autorité de l'Écriture est en harmonie avec cette vérité. Il est dit dans le Psaume : Ta majesté, ô Dieu, est exaltée au-dessus des cieux ; et au Livre de Job : La perfection de Dieu est plus haute que les cieux ; que feras-tu ? sa mesure est plus longue que la terre, et plus profonde que la mer. Ainsi donc est rejetée l'erreur des païens qui prétendaient que Dieu était l'âme du ciel, ou l'âme du monde entier. Du coup ils appuyaient l'erreur de l'idolâtrie, en affirmant que le monde entier était Dieu, non point en raison de la masse corporelle, mais en raison de l'âme, de même qu'on dit d'un homme qu'il est sage, non pas en raison de son corps, mais en raison de son âme. Ceci posé, ils croyaient en conséquence qu'il n'était pas déplacé de rendre un culte divin au monde et à ses diverses parties. Le Commentateur dit même, au Livre XIe de la Métaphysique, que ce fut là l'erreur des sages de la nation des Sabéens, - des Idolâtres, - pour qui Dieu était la forme du ciel.

QUANT À SA NATURE

28 : LA PERFECTION DE DIEU

Bien que ce qui existe et vit soit plus parfait que ce qui existe seulement, Dieu, pourtant, qui n'est rien d'autre que son être, est l'existant universellement parfait. Je dis universellement parfait, comme celui à qui ne fait défaut la perfection d'aucun genre. Toute la noblesse d'une chose lui vient de son être. Un homme ne tirerait aucune noblesse de sa sagesse si elle ne le rendait sage, et ainsi du reste. Le mode selon lequel une chose possède l'être règle donc le degré de noblesse de cette chose. Selon que l'être d'une chose est réduit à un mode spécial de noblesse, plus ou moins élevé, on dit de cette chose qu'elle est, sous ce rapport plus ou moins noble. Si donc il existe une chose à qui appartiennent toutes les virtualités de l'être, aucune des noblesses qui convient à une chose ne peut lui manquer, Mais la chose qui est son être possède l'être selon toutes ses virtualités : s'il existait, par exemple, une blancheur à l'état séparé, rien ne pourrait lui manquer des virtualités de la blancheur ; car s'il manque à une chose blanche quelque chose des virtualités de la blancheur, cela vient des limites du sujet qui reçoit la blancheur selon le mode qui lui est propre, non selon toutes les virtualités de la blancheur. Dieu, qui est son être, possède donc l'être selon toutes les virtualités de l'être même. Il ne peut donc manquer d'aucune des perfections qui conviennent aux choses. De même qu'une chose possède toute noblesse et toute perfection pour autant qu'elle est, de même y a-t-il en elle défaut pour autant que, d'une certaine manière, elle n'est pas. Or Dieu qui possède l'être d'une manière totale, est de ce fait totalement préservé du non-être ; le mode selon lequel une chose possède l'être commandant la mesure selon laquelle cette chose échappe au non-être. Tout défaut est donc absent de Dieu. Dieu est donc universellement parfait. Les choses qui ne font qu'exister ne sont pas imparfaites en raison de l'imperfection de l'être pris lui-même absolument : c'est qu'elles ne possèdent pas l'être selon toutes ses virtualités, mais y participent selon un mode particulier, très imparfait. Un être imparfait est nécessairement précédé par un être parfait : la semence est issue de l'animal ou de la plante. Le premier être sera donc absolument parfait. Le premier être, nous l'avons montré, c'est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Tout être est parfait pour autant qu'il est en acte ; un être est imparfait pour autant qu'il est en puissance, avec privation d'acte. Cela donc qui n'est d'aucune manière en puissance, qui est acte pur, est nécessairement parfait, et de manière absolue. Tel est Dieu. Dieu est donc absolument parfait. Rien n'agit que dans la mesure où il est en acte. L'action suit donc la mesure d'acte de l'agent. L'effet que sort l'action ne peut donc exister dans un acte plus noble que n'est l'acte de l'agent ; il est possible cependant que l'acte de l'effet soit moins parfait que l'acte de la cause agente, l'action, envisagée dans son terme, pouvant être affaiblie. Or dans le genre de la cause efficiente, la réduction se fait à l'unique cause qu'on appelle Dieu, de qui viennent toutes les choses, comme nous le venons plus loin. Il faut donc que tout ce qui est en acte en toute autre chose, se trouve en Dieu d'une manière beaucoup plus éminente que dans cette chose, et non pas le contraire. Dieu est donc absolument parfait. En chaque genre il existe une chose absolument parfaite, qui est la mesure de toutes les choses contenues dans ce genre, car une chose se révèle plus ou moins parfaite selon qu'elle est plus ou moins proche de la mesure de son genre ; ainsi dit-on du blanc qu'il est la mesure de toutes les couleurs, et du vertueux qu'il est la mesure de tous les hommes. Or, la mesure de tous les êtres n'est autre que Dieu, qui est son être. Il ne manque donc à Dieu aucune des perfections qui conviennent aux choses : autrement, il ne serait pas la mesure générale de toutes les choses. Voilà pourquoi, alors que Moïse cherchait à voir la face, ou la gloire, de Dieu, le Seigneur lui répondit : Je te montrerai tout bien, donnant ainsi à entendre qu'il est la plénitude de toute bonté. De même Denys, au chapitre V des Noms divins, dit que Dieu n'existe pas de n'importe quelle manière, mais qu'il embrasse, contient d'avance, en lui-même, de manière simple et impossible à circonscrire, l'être tout entier. Remarquons toutefois que la perfection ne peut être attribuée à Dieu si on prend le nom dans sa signification originelle : ce qui n'est pas fait ne peut pas, semble-t-il, être appelé parfait. Tout ce qui se fait est amené de la puissance à l'acte, du non-être à l'être ; c'est quand il est fait qu'il est alors, à proprement parler, appelé parfait, c'est-à-dire totalement fait, quand la puissance est totalement réduite à l'acte, de telle manière que la chose ne retienne rien du non-être, mais qu'elle possède l'être complet. C'est donc par une certaine extension du mot qu'on appelle parfait, non seulement ce qui en étant fait parvient à l'acte complet, mais cela même qui est en acte complet sans passer par aucune fabrication. C'est en ce sens que nous disons de Dieu qu'il est parfait, selon la parole de saint Matthieu : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.

29 : RESSEMBLANCE DES CRÉATURES AVEC DIEU

On voit ainsi comment les créatures peuvent ressembler ou ne pas ressembler à Dieu. Les effets, inférieurs à leurs causes, ne s'accordent avec eux ni dans le nom ni dans la réalité ; il est nécessaire pourtant qu'il y ait entre eux une certaine ressemblance : la nature même de l'action veut que l'agent produise son semblable, tout agent agissant en tant qu'il est en acte. Voilà pourquoi la forme de l'effet existe d'une certaine manière dans la cause supérieure, mais selon un autre mode et une autre nature, ce qui fait dire de la cause qu'elle est équivoque. Le soleil cause la chaleur dans les corps inférieurs, en agissant en tant qu'il est en acte ; la chaleur engendrée par le soleil devra donc avoir une certaine ressemblance avec la puissance active du soleil, grâce à laquelle la chaleur est causée dans ces corps inférieurs et en raison de laquelle le soleil est appelé chaud, non point cependant pour la même raison. Ainsi dit-on du soleil qu'il est semblable d'une certaine manière à tous les êtres en qui il produit efficacement ses effets, et dont pourtant il diffère, en tant que ces effets ne possèdent pas de la même manière la chaleur et tout ce qui se trouve dans le soleil. C'est ainsi que Dieu confère aux choses toutes les perfections et qu'il connaît avec elles à la fois ressemblance et dissemblance. C'est pourquoi la sainte Écriture tantôt souligne la ressemblance qu'il y a entre Dieu et la créature, ainsi qu'il est écrit au livre de la Genèse : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance ; et tantôt la nie, selon cette parole d'Isaïe : A qui donc avez-vous comparé Dieu ; quelle image pouvez-vous en donner ? Selon encore ce verset du Psaume : Dieu, qui te ressemblera ? Denys est en accord avec cette idée, quand il dit au chapitre IX des Noms divins : les mêmes choses ont avec Dieu ressemblance et dissemblance, ressemblance selon l'imitation qu'elles ont avec celui qui n'est pas parfaitement imitable, et telle qu'il leur est donné d'exister ; dissemblance par contre, en tant que les êtres causés sont inférieurs à leurs causes. Selon cette ressemblance il convient davantage de dire que la créature ressemble à Dieu, que l'inverse. Est semblable à quelqu'un l'être qui possède sa qualité ou sa forme. Comme ce qui existe en Dieu à l'état de perfection se retrouve participé dans les autres choses avec une certaine déficience, ce selon quoi la similitude est prise appartient purement et simplement à Dieu, non à la créature. Ainsi la créature possède ce qui appartient à Dieu, et il est donc vrai de dire qu'elle ressemble à Dieu. Mais on ne peut dire de même que Dieu possède ce qui appartient à la créature. Il ne convient donc pas de dire que Dieu est semblable à la créature, tout comme nous ne disons pas d'un homme qu'il ressemble à son portrait, alors qu'il est vrai d'affirmer que son portrait est ressemblant. A plus forte raison n'est-il pas juste de dire que Dieu est assimilé à la créature. L'assimilation implique un mouvement vers la ressemblance et donc est le fait du sujet qui reçoit d'un autre de quoi devenir ressemblant. La créature, elle, reçoit de Dieu de quoi lui ressembler, mais non point Dieu de la créature. Ce n'est donc pas Dieu qui est assimilé à la créature, mais bien au contraire la créature qui est assimilée à Dieu.

30 : DE QUELS NOMS PEUT-ON FAIRE USAGE EN PARLANT DE DIEU ?

On peut examiner maintenant quels noms peuvent s'employer en parlant de Dieu, quels autres doivent être exclus, ceux qui lui sont propres, et ceux qui, enfin, peuvent s'appliquer aussi bien à lui qu'aux autres réalités ? N'importe quelle perfection de la créature doit se retrouver en Dieu, mais d'une autre manière, plus noble. Aussi tous les mots qui désignent dans l'absolu une quelconque perfection, sans nuance de limite, se disent à la fois de Dieu et des autres êtres. Ainsi la bonté, la sagesse, l'être, et tout autre nom de cette sorte. Par contre, tout nom qui signifie semblable perfection, mais en incluant cette fois les conditions propres à la créature, ne peut pas s'employer en parlant de Dieu, si ce n'est en vertu d'une certaine ressemblance, par métaphore : l'usage est alors de prêter à tel être ce qui n'appartient en fait qu'à tel autre ; par exemple, si je traite un homme de pierre parce qu'il a la tête dure. Rentrent dans cette catégorie tous les noms qui ont pour fonction de signifier telle espèce de créatures : comme, par exemple, l'homme ou la pierre. En effet, toute espèce implique en propre une certaine mesure de perfection et d'être. C'est encore le cas de tous les noms qui signifient les propriétés résultant dans un être des principes spécifiques de sa nature. Aussi ne peut-on les utiliser, en parlant de Dieu, qu'à titre de métaphores. Au contraire, certains noms expriment les perfections dont nous parlons sous l'angle de cette suréminence selon laquelle elles ne se rencontrent qu'en Dieu : on ne peut alors les appliquer qu'à Dieu seul. Ainsi quand je parle du Bien suprême, de l'Être premier, et ainsi de suite. Lorsque je dis de certains de ces noms qu'ils impliquent perfection sans limite, je me place du point de vue de la réalité qu'on a voulu exprimer en lui appliquant ce nom. Quant à la façon dont cette réalité est signifiée, il est en effet trop clair que tous nos mots impliquent une certaine imperfection. Car, par le nom, nous n'exprimons le réel que de la façon dont notre intelligence le conçoit. Or, pour celle-ci le point de départ de tout acte de connaissance se trouve toujours dans l'un ou l'autre de nos sens. D'où il suit qu'elle ne peut dépasser la manière d'être propre aux choses sensibles, chez lesquelles autre est la forme et autre l'être qui possède cette forme, en raison de la composition de forme et de matière. Certes, la forme que l'on trouve dans ces êtres est bien simple, elle, mais elle est imparfaite, puisqu'elle ne subsiste pas par elle-même ; inversement, le sujet qui possède cette forme subsiste bien par lui-même, mais il n'est pas simple ; au contraire, il comporte composition matérielle. Ceci explique pourquoi notre intelligence, chaque fois qu'elle entend affirmer d'un sujet qu'il subsiste par lui-même, ne peut le faire sans se servir d'un nom qui implique composition matérielle. Mais s'il s'agit pour elle d'affirmer la simplicité d'un être, elle doit recourir à un terme qui signifie, non pas ce qui est, mais ce par quoi quelque chose est. C'est pourquoi les noms dont nous nous servons, du moins quant à la manière dont ils signifient le réel, impliquent une certaine imperfection qui ne peut convenir à Dieu, alors même que la réalité ainsi désignée lui convient bel et bien, d'une manière plus éminente, s'entend. Soit, par exemple, ces expressions, bonté, bon. Bonté signifie la réalité visée comme non subsistante, tandis que bon la signifie comme chose concrète. Aussi, de ce point de vue, aucun de nos noms ne peut s'appliquer convenablement à Dieu : la chose n'est possible que si l'on considère uniquement la réalité que le nom a fonction de désigner. Ces noms, on pourra donc, comme l'enseigne Denys, aussi bien les affirmer que les nier de Dieu : l'affirmation se justifie du point de vue du sens même du nom, la négation se légitime à raison de la manière dont le nom exprime son sens. Quant à cette manière suréminente dont les perfections en cause se trouvent réalisées en Dieu, les noms que nous forgeons ne peuvent la désigner que par le biais d'une négation. C'est ce qui se produit quand nous disons, par exemple, que Dieu est éternel, ou infini. On peut aussi passer par le biais de la relation qui s'établit entre Dieu et les autres êtres, par exemple en disant que Dieu est la Cause première ou le Souverain Bien. C'est que nous ne pouvons saisir de Dieu ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, et comment les autres êtres se situent par rapport à lui, comme on l'a expliqué plus haut.

31 : LA PERFECTION DE DIEU ET LA PLURALITÉ DES NOMS QU'ON LUI ATTRIBUE NE S'OPPOSENT PAS À SA SIMPLICITÉ

On peut aussi se rendre compte, par là, que ni la perfection de Dieu, ni les noms divers qu'on lui attribue ne s'opposent à la simplicité de son être. Nous avons dit en effet que tout ce que nous rencontrons de perfection dans les diverses créatures peut être attribué à Dieu, à la façon dont les effets se retrouvent dans leurs causes équivoques. Or, ils s'y trouvent virtuellement, comme par exemple la chaleur dans le soleil. Mais si ce pouvoir d'action n'était de quelque façon du même ordre que la chaleur, jamais le soleil ne produirait par son intermédiaire un effet de ce genre. Ce sera donc à raison de ce pouvoir que nous dirons du soleil qu'il est chaud, non simplement parce qu'il est source de chaleur, mais bien aussi parce que ce pouvoir grâce auquel il agit ainsi est lui-même de l'ordre de la chaleur. De plus, ce pouvoir qui est en lui source de chaleur produit encore bien d'autres effets dans les corps inférieurs : par exemple, la sécheresse. Et voilà comment la chaleur et la sécheresse, qui sont des qualités distinctes dans le feu, ressortissent finalement, dans le soleil, à un unique pouvoir. Ainsi toutes les perfections des divers êtres, qui résultent en eux de formes différentes, seront nécessairement attribuées à Dieu comme ressortissant en lui à son unique puissance. Et de plus, sa puissance n'est rien d'autre que son essence ; car, nous l'avons montré, il ne peut rien y avoir en lui d'accidentel. Dès lors, Dieu sera qualifié de sage, non pas simplement pour autant qu'il est cause de la sagesse, mais bien du fait que, lorsque nous parvenons à la sagesse, nous imitons à notre façon la puissance grâce à laquelle il nous rend sages. Au contraire, on ne la qualifie pas de pierre : et pourtant, il a fait les pierres. C'est que ce terme de pierre implique une certaine manière limitée d'exister, par quoi précisément la pierre se distingue de Dieu. D'ailleurs, la pierre elle aussi imite Dieu, comme tout effet sa cause, soit dans la ligne de l'être, soit dans celle du bien, soit dans d'autres encore, comme il en va de toute créature. Et quelque chose de semblable se retrouve dans les facultés de connaissance et les pouvoirs d'action de l'homme. Car l'intelligence connaît par son seul pouvoir tous les objets que les sens n'atteignent que grâce à de multiples facultés ; et elle connaît même bien d'autres choses encore. Qui plus est, plus l'intelligence sera puissante, plus elle sera capable d'embrasser de multiples objets d'un seul regard, là où une intelligence plus bornée devra, pour les saisir, se livrer à de multiples démarches. C'est encore ainsi que la puissance royale s'étend à toutes sortes d'affaires qui chacune sont du ressort d'un des multiples pouvoirs subordonnés. Ainsi donc Dieu, du seul fait de son être unique et simple, possède tonte la plénitude de perfection que les créatures ne parviennent à réaliser, et encore à un bien moindre degré, que par des voies diverses. Et ceci fait apparaître la nécessité où nous sommes de multiplier les noms que nous donnons à Dieu. Laissés en effet aux seules forces de notre nature, nous ne pouvons le connaître qu'en remontant jusqu'à lui à partir des effets dont il est cause ; pour exprimer sa perfection, nous aurons donc besoin de noms tout aussi variés que le sont les perfections rencontrées dans les créatures. Bien sûr, si notre intelligence pouvait saisir l'essence de Dieu telle qu'elle est, et lui appliquer un nom propre, alors nous l'exprimerions d'un seul coup par un seul nom. C'est la promesse faite à ceux qui verront Dieu par son essence : Ce jour-là ils n'auront qu'un seul Seigneur, et unique sera son Nom.

32 : RIEN DE CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AU RESTE DES CHOSES NE L'EST DE MANIÈRE UNIVOQUE

Il ressort ainsi clairement que rien de ce qui est attribué à Dieu et au reste des choses ne peut l'être de manière univoque. L'effet qui ne reçoit pas une forme spécifiquement semblable à la forme qui est source d'activité pour l'agent, ne peut recevoir de cette forme un nom qui serait pris dans un sens univoque : l'attribution du qualificatif chaud au feu que le soleil engendre, et au soleil lui-même, n'est pas univoque. Or les réalités dont Dieu est la cause ont des formes qui ne sont pas au niveau de la puissance de Dieu, puisqu'elles reçoivent d'une manière fragmentée et parcellaire ce qui se trouve en Dieu de manière simple et universelle. Il est donc clair que l'on ne peut rien affirmer d'univoque de Dieu et des autres choses. D'ailleurs si quelque effet est au niveau spécifique de la cause, il n'aura droit à l'attribution univoque du nom que s'il reçoit une même forme spécifique sous un même mode d'être : on ne parlera pas d'une maison de manière univoque selon qu'elle est un projet d'architecte ou une réalisation matérielle ; dans l'un et l'autre cas la forme de la maison n'a pas un être semblable. A supposer que les autres choses reçoivent une forme absolument semblable, elles ne la reçoivent pas pour autant sous le même mode d'être : il n'y a rien en Dieu, c'est manifeste, qui ne soit son être même, ce qui n'est pas le cas des autres choses. Impossible donc d'attribuer quoi que ce soit, de manière univoque, à Dieu et au reste des choses. Ce que l'on attribue à plusieurs choses d'une manière univoque est ou bien un genre, ou bien une espèce, ou une différence, ou un accident, fût-il propre. Or on ne peut rien attribuer à Dieu en fait de genre ou de différence, nous l'avons montré ; rien non plus comme définition ni encore comme espèce, constituée par le genre et la différence. Rien, non plus, ne peut arriver à Dieu, si bien que l'on ne peut rien attribuer à Dieu en fait d'accident ou de propre, le propre rentrant dans le genre des accidents. Reste donc que rien d'univoque ne peut être attribué à Dieu et au reste des choses. Ce que l'on attribue d'une manière univoque à plusieurs choses est, au moins au plan de l'intelligence, plus simple que chacune de ces choses. Or rien ne peut être plus simple que Dieu, au plan de la réalité comme au plan de l'intelligence. On ne peut donc rien affirmer univoquement de Dieu et des autres êtres. Tout ce que l'on attribue à plusieurs choses de manière univoque convient par participation à chacune de celles auxquelles on l'attribue : l'espèce, dit-on, participe au genre, l'individu à l'espèce. Or on ne peut rien attribuer à Dieu par mode de participation : tout ce qui est participé, en effet, se voit déterminé selon le mode du participé ; il se trouve ainsi limité, incapable d'atteindre la pleine mesure de la perfection. On ne peut donc rien affirmer de Dieu et du reste des choses de manière univoque. Ce qui est attribué à certains êtres selon les catégories d'antériorité et de postériorité ne leur est certainement pas attribué de manière univoque : en effet la catégorie d'antériorité est comprise dans la définition de celle de postériorité ; ainsi la substance est-elle incluse dans la définition de l'accident en tant que celui-ci est de l'être. Si donc l'on attribuait le terme d'existant à la substance et à l'accident de manière univoque, la substance devrait trouver place dans la définition de l'existant en tant que celui-ci est attribué à la substance ; ce qui est évidemment impossible. Or rien ne peut être attribué à Dieu et aux autres choses selon un même ordre, mais seulement selon les catégories d'antériorité et de postériorité. Étant donné qu'en Dieu tout est affirmé essentiellement, le terme d'existant lui est attribué comme signifiant son essence même, et le terme de bon comme signifiant sa bonté même ; quant au reste des êtres, les attributions sont faites par mode de participation, Socrate par exemple étant appelé homme, non parce qu'il est l'humanité elle-même, mais parce qu'il a part à l'humanité. Il est donc impossible d'affirmer quelque chose de Dieu et du reste des êtres d'une manière univoque.

33 : LES NOMS DONNÉS À DIEU ET AUX CRÉATURES N'ONT PAS TOUS UNE VALEUR PUREMENT ÉQUIVOQUE

Ce qui précède montre bien que les noms attribués à Dieu et au reste des êtres ne sont pas purement équivoques comme sont les noms que le hasard rend équivoques. Entre ces noms, en effet, que le hasard rend équivoques, on ne découvre aucun ordre, aucun rapport de l'un à l'autre : c'est tout à fait par accident qu'un même nom est attribué à des réalités différentes ; qu'un nom soit attribué à telle chose ne signifie pas que ce même nom ait rapport à telle autre. Or il n'en va pas de même des noms que l'on attribue à Dieu et aux créatures. On considère en effet dans la communauté de ces noms la relation de la cause et de l'effet, comme le montre ce qui précède. L'attribution de quelque chose à Dieu et aux autres êtres ne se fait donc pas selon une simple équivoque. En cas de simple équivoque, il n'y a aucune ressemblance dans les choses, mais seulement identité de noms. Or nous avons dit déjà qu'il y a un certain mode de ressemblance entre les choses et Dieu. Reste donc que les attributions faites à Dieu ne sont pas purement équivoques. Quand un nom est attribué à plusieurs choses de manière purement équivoque l'une de ces choses est incapable de nous en faire connaître une autre, car la connaissance des choses ne dépend pas des mots mais de la nature définie par les noms. Or nous parvenons à la connaissance des réalités divines à partir de ce que nous découvrons dans les autres choses. Les attributions faites à Dieu et au reste des êtres ne sont donc pas purement équivoques. L'équivocité du nom est un obstacle à la marche d'une argumentation. Si donc l'on attribuait à Dieu et aux choses rien que de purement équivoque, on ne pourrait construire aucune argumentation qui fasse monter des créatures jusqu'à Dieu. Tous ceux qui traitent des choses de Dieu prouvent clairement le contraire. C'est en vain qu'un nom est attribué à une chose s'il ne nous fait pas connaître un peu cette chose. Mais si les noms que l'on attribue à Dieu et aux créatures sont absolument équivoques, ces noms ne nous feront rien connaître de Dieu, puisque leur sens ne nous est connu que d'après leur mode d'application aux créatures. C'est donc en vain que l'on dirait ou que l'on prouverait de Dieu qu'il est existant, bon, etc. Si par ailleurs on affirme que ces noms ne nous font connaître de Dieu que ce qu'il n'est pas, de telle manière, par exemple, qu'on le dise vivant parce qu'il n'appartient pas au genre des choses inanimées, et ainsi du reste, il faudra au moins que le mot vivant, affirmé de Dieu et des créatures, s'accorde dans la négation de l'être inanimé. Il ne sera donc pas purement équivoque.

34 : CE QUI EST ATTRIBUÉ À DIEU ET AUX CRÉATURES, L'EST ANALOGIQUEMENT

La conclusion s'impose. Ce qui est attribué à Dieu et aux autres êtres ne l'est ni de manière univoque, ni de manière équivoque, mais analogiquement, par relation ou référence à quelque chose d'unique. Deux cas se présentent. Dans le premier cas, des choses multiples ont référence à quelque chose d'unique : ainsi, par référence à une unique santé, l'animal sera dit sain, à titre de sujet ; la médecine sera dite saine à titre de cause efficiente, la nourriture à titre de facteur de conservation, l'urine à titre de signe. Dans le deuxième cas, il y a relation ou référence, chez deux êtres, non à quelque chose d'autre, mais à l'un des deux. C'est ainsi que le fait d'être est attribué à la substance et à l'accident en tant que l'accident a référence à la substance, non point en tant que la substance et l'accident auraient référence à quelque tiers. Ces noms qu'on attribue à Dieu et aux autres êtres ne le sont donc pas selon l'analogie du premier mode, - il faudrait alors quelque chose d'antérieur à Dieu - mais selon l'analogie du second mode. Mais dans une telle attribution analogique, l'ordre nominal et l'ordre réel tantôt coïncident, et tantôt non. L'ordre nominal suit en effet l'ordre de la connaissance, le nom étant le signe de ce que conçoit l'intelligence. Quand donc ce qui est premier dans l'ordre de la réalité se trouve aussi premier dans l'ordre de la connaissance, la même chose se trouve première tant du côté de la raison du nom que du côté de la nature des choses : la substance par exemple est première par rapport à l'accident tant du côté de la nature, puisqu'elle est cause de l'accident, que du côté de la connaissance, en tant que la substance est prise pour définir l'accident. C'est pourquoi le fait d'être existant est attribué à la substance avant de l'être à l'accident, tant du côté de la nature des choses que du côté de la raison du nom. - Mais il arrive parfois que ce qui est premier selon la nature est second dans l'ordre de la connaissance. En matière d'analogie, l'ordre n'est plus alors le même entre la chose et la raison du nom. C'est ainsi que la vertu curative des remèdes est par nature antérieure à la santé de l'animal, comme la cause l'est à l'effet ; mais parce que nous connaissons cette vertu par ses effets, c'est aussi par ses effets que nous la nommons. Aussi bien, le remède qui donne la santé est-il premier dans l'ordre de la réalité, mais dans l'ordre de la raison du nom c'est l'animal qui est d'abord appelé sain. Ainsi donc, parce que nous partons des choses créées pour atteindre la connaissance de Dieu, la réalité que recouvre les noms attribués à Dieu et aux autres êtres est première en Dieu, selon son mode propre ; la raison du nom, elle, est seconde. Aussi bien dit-on que Dieu est nommé d'après ses effets.

35 : LES NOMS QUE L'ON ATTRIBUE À DIEU NE SONT PAS SYNONYMES

Tout cela montre bien que les noms attribués à Dieu, bien qu'ils signifient une même réalité, ne sont pas pour autant synonymes ; ils ne traduisent pas en effet la même idée. De même que des réalités différentes ressemblent à l'unique et simple réalité qu'est Dieu grâce à des formes diverses, de même, grâce à des idées différentes, notre intelligence ressemble-t-elle d'une certaine manière à Dieu, pour autant que les diverses perfections des créatures nous conduisent à la connaissance de Dieu. Aussi bien notre intelligence en concevant de l'unique réalité divine des idées nombreuses, n'est-elle ni erronée ni vaine, car la simplicité de l'être divin est telle que certaines choses peuvent lui ressembler d'après des formes multiples, nous l'avons montré plus haut. Or c'est conformément à des idées différentes que notre intelligence découvre des noms divers qu'elle attribue à Dieu. N'étant pas attribués dans le même sens, il est donc clair que ces noms ne sont pas synonymes, bien qu'ils signifient absolument la même réalité. Le nom en effet n'a pas le même sens, du moment qu'il signifie d'abord ce que conçoit l'intelligence avant de signifier la réalité que celle-ci conçoit.

36 : DE QUELLE MANIÈRE NOTRE INTELLIGENCE FORME DES PROPOSITIONS SUR DIEU

Il est clair, en outre, que notre intelligence ne forme pas en vain sur Dieu, qui est simple, des énonciations par composition et division, bien que Dieu soit absolument simple. Bien que notre intelligence parvienne, en effet, à connaître Dieu par le moyen de conceptions diverses, nous venons de le voir, elle conçoit cependant que ce qui répond à toutes ces conceptions est absolument unique. L'intelligence en effet n'attribue pas aux choses qu'elle conçoit le mode sous lequel elle les conçoit ; elle n'attribue pas l'immatérialité à la pierre, bien qu'elle connaisse la pierre d'une manière immatérielle. C'est ainsi qu'on énonce l'unité de la réalité par une composition de mots qui exprime l'identité, quand on dit : Dieu est bon, ou Dieu est la bonté, si bien que la diversité, dans la composition, est à mettre au compte de l'intelligence, l'unité au compte de la réalité que l'intelligence conçoit. C'est aussi pour cette raison que notre intelligence forme parfois sur Dieu des énonciations qui comportent par l'interposition d'une préposition, une certaine note de diversité, comme lorsqu'on dit : la bonté est en Dieu. C'est, ici, marquer une certaine diversité, à mettre au compte de l'intelligence, et une certaine unité, à mettre au compte de la réalité.

BONTÉ

37 : DIEU EST BON

L'étude de la perfection de Dieu nous amène à conclure à sa bonté. Ce qui fait dire d'un être qu'il est bon, c'est sa vertu propre, cette vertu qui rend bon quiconque la possède, et rend bons aussi ses actes. Or la vertu est une certaine perfection ; nous disons en effet d'un être qu'il est parfait quand il atteint sa vertu propre, ainsi qu'il ressort du VIIe Livre des Physiques. Donc, tout être est bon dès là qu'il est parfait. Voilà pourquoi tout être tend à sa perfection comme à son bien propre. Or nous avons montré que Dieu est parfait. Il est donc bon. Nous avons montré également, ci-dessus, qu'il existe un premier moteur immobile, qui est Dieu. Ce moteur meut à titre de moteur absolument immobile, ce qu'il fait comme objet de désir. Dieu donc, premier moteur immobile, est premier objet de désir. Or il y a deux manières d'être désiré : ou bien parce que l'on est bon, ou bien parce qu'on le paraît. Des deux, c'est d'être bon qui est la première, car le bien apparent ne meut pas par lui-même, mais dans la mesure où il a quelque apparence de bien. Le bien, lui, meut par lui-même. Le premier objet de désir, Dieu, est donc vraiment bon. Pour reprendre le mot remarquable cité par le Philosophe au Ier Livre des Éthiques, le bien, c'est ce que tous les êtres désirent. Or tous les êtres désirent être en acte selon leur mode propre ; il est évident en effet que tout être, dans la ligne de sa nature, lutte contre la corruption. Être en acte constitue donc la définition du bien ; il s'ensuit que c'est la privation de l'acte par la puissance qui entraîne le mal, opposé du bien, selon le très net enseignement du Philosophe au IXe Livre de la Métaphysique. Or Dieu, nous l'avons vu plus haut, est être en acte, non en puissance. Il est donc vraiment bon. Le don de l'être et de la bonté est un effet de la bonté. Cela ressort de la nature même du bien, comme de sa définition. Par nature, en effet, le bien de tout être c'est son acte et sa perfection. Or tout être agit du fait qu'il est acte. En agissant il répand l'être et la bonté sur les autres. Le signe de la perfection pour un être sera donc qu'il est capable de produire son semblable, comme l'enseigne clairement le philosophe au IVe Livre des Météores. Mais la définition du bien, c'est d'être désirable ; c'est la fin, qui pousse aussi l'agent à agir. Voilà pourquoi on dit du bien qu'il est diffusif de soi et de l'être. Or une telle diffusion est le fait de Dieu puisque, nous l'avons montré plus haut, il est cause d'être pour les autres, comme existant nécessairement par soi. Dieu est donc vraiment bon. C'est ce que chante le psaume : Qu'il est bon le Dieu d'Israël pour ceux qui ont le c_ur droit ; c'est ce qu'exprime aussi la IIIe Lamentation : Le Seigneur est bon pour ceux qui se fient en lui, pour l'âme qui le cherche.

38 : DIEU EST LA BONTÉ MÊME

Nous pouvons conclure que Dieu est sa propre bonté. Le bien, pour chacun, c'est d'être en acte. Mais Dieu n'est pas seulement existant en acte, il est lui-même son être même. Il est donc la bonté même, et non pas seulement bon. Nous avons vu d'autre part que la perfection pour chacun, c'est sa bonté. Mais l'être divin n'a pas à attendre sa perfection d'un élément surajouté, car lui-même, par lui-même, est parfait. En Dieu, la bonté n'est donc pas un élément qui s'ajouterait à sa substance, mais sa substance est sa bonté. Tout ce qui est bon, et n'est pas sa propre bonté, est appelé bon par participation. Or ce qui est bon par participation suppose un être qui lui est antérieur et de qui il reçoit sa part de bonté. Or on ne peut remonter à l'infini, car l'infini est opposé à la fin. Or le bien a raison de fin. Il faut donc en venir à un premier bien, qui ne soit pas bon par participation et par référence à quelqu'un d'autre, mais qui soit bon par essence. Tel est Dieu. Dieu est donc sa propre bonté. Ce qui est peut entrer en participation de quelque chose, l'être même ne le peut pas. Car ce qui entre en participation est puissance, alors que l'être est acte. Mais Dieu est l'être même, comme on l'a prouvé. Il n'est donc pas bon par participation ; il l'est par essence. Ce qui est simple possède uniment son être et ce qu'il est. Si l'un diffère de l'autre, il n'y a plus simplicité. Or Dieu est absolument simple, nous l'avons vu. Être bon n'est pas pour lui chose différente de lui-même. Dieu est donc sa propre bonté. On voit clairement ainsi que nul autre n'est bon comme étant sa propre bonté. C'est pourquoi il est dit en saint Matthieu : Personne n'est bon, hormis Dieu seul.

39 : IL NE PEUT Y AVOIR DE MAL EN DIEU

La conséquence s'impose : il ne peut y avoir de mal en Dieu. Ni l'être, ni la bonté, rien de ce qui est dit par essence, ne peuvent admettre de mélange, bien que ce qui existe ou est bon puisse avoir quelque chose en dehors de l'acte d'être et de la bonté. Rien n'empêche en effet que le sujet d'une perfection le soit d'une autre, qu'un corps par exemple puisse être blanc et doux. Mais chaque nature est enfermée dans les termes de sa définition au point de ne pouvoir admettre en elle rien d'étranger. Or Dieu est la bonté, il n'est pas seulement bon, nous venons de le montrer. Il ne peut donc rien y avoir en lui qui ne soit la bonté. Il est ainsi absolument impossible que le mal ait place en lui. Ce qui est opposé à l'essence d'une chose ne peut absolument pas coexister avec elle tant que cette chose subsiste ; le caractère irrationnel ou l'insensibilité ne peuvent par exemple se rencontrer dans l'homme, sans peine pour l'homme de ne plus exister. Mais l'essence divine, nous l'avons vu, est la bonté même. Le mal, qui est l'opposé du bien, ne peut donc avoir place en Dieu, à moins que Dieu ne cesse d'exister. Ce qui est impossible, puisque Dieu est éternel. Dieu étant son propre acte d'être, rien ne peut lui être attribué par participation, comme il ressort de l'argument avancé plus haut. Si donc le mal devait lui être attribué, il lui serait attribué, non par participation, mais par essence. Or on ne peut dire d'aucun être que le mal soit son essence, car il lui manquerait d'être, ce qui est un bien. Pas plus que la bonté, le mal ne peut admettre quelque chose d'étranger. On ne peut donc attribuer le mal à Dieu. Le mal est ce qui s'oppose au bien. Or le bien consiste par définition dans la perfection, et donc le mal, par définition, dans l'imperfection. Or défaut, imperfection, ne peuvent trouver place en Dieu, universellement parfait. Le mal ne peut donc exister en Dieu. Un être est parfait autant qu'il est en acte. Il sera donc imparfait pour autant qu'il manquera d'acte. Le mal est donc une privation, ou inclut une privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance. Mais celle-ci ne peut se trouver en Dieu, et donc le mal pas davantage. Si le bien est ce que tous les êtres désirent, le mal est ce que fuient, en tant que tel, toutes les natures. Or ce qui s'attache à un être à l'encontre de son appétit naturel, s'y attache par violence et contre nature. En tout être, le mal, en tant qu'il est le mal de cet être, se trouve donc par violence et contre nature, quand bien même, - s'il s'agit de réalités composées -, il lui est naturel pour une partie de lui-même. Or Dieu n'est pas composé et rien ne peut exister en lui par violence ou contre nature. Le mal ne peut donc avoir place en Dieu. C'est ce que confirme la Sainte Écriture. Il est dit en effet dans l'Épître canonique de Jean : Dieu est lumière ; en lui il n'y a pas de ténèbres. Et au Livre de Job on lit : Que l'impiété s'écarte de Dieu et l'iniquité du tout-puissant.

40 : DIEU EST LE BIEN DE TOUT BIEN

On voit par là que Dieu est le bien de tout bien. La bonté d'un être, avons-nous dit, c'est sa perfection. Or Dieu, étant purement et simplement parfait, enferme en sa perfection toutes les perfections des choses. Sa bonté enferme toutes les bontés. Il est ainsi le bien de tout bien. Le sujet auquel on attribue par participation telle qualité, n'est ainsi qualifié que dans la mesure où il présente une certaine ressemblance avec celui auquel on l'attribue par essence ; ainsi du fer dont on dit qu'il est en feu dans la mesure où il a part à une certaine ressemblance avec le feu. Mais Dieu est bon par essence ; quant au reste des êtres, ils le sont par participation. Rien donc ne recevra le nom de bon s'il ne présente une certaine ressemblance avec la bonté de Dieu. Dieu est donc le bien de tout bien. Puisque chaque être est objet de désir en raison de la fin et que l'essence du bien consiste précisément en ce qu'il est objet de désir, chaque être doit être appelé bon, ou bien parce qu'il est une fin ou bien parce qu'il est ordonné à la fin. La fin ultime est donc ce dont toutes les choses reçoivent leur raison de bien. Tel est Dieu, comme nous le prouverons plus loin. Dieu est donc le bien de tout bien. C'est pourquoi le Seigneur en promettant à Moïse de se manifester à lui, dit au Livre de l'Exode : Je te montrerai tout bien. C'est pourquoi encore il est dit de la divine Sagesse, au Livre de la Sagesse : Avec elle me sont venus également tous les biens.

41 : DIEU EST LE SOUVERAIN BIEN

On voit par là que Dieu est le souverain bien. Le bien universel l'emporte sur tout bien particulier comme le bien d'un peuple sur celui d'un sujet. La bonté et la perfection du tout l'emportent en effet sur la bonté et la perfection de la partie. Mais la bonté divine est avec toutes choses dans un rapport analogue à celui du bien universel avec un bien particulier, puisqu'elle est le bien de tout bien, comme nous venons de le voir. Dieu même est donc le souverain bien. Une attribution essentielle est plus vraie qu'une attribution par participation. Or Dieu est bon par essence, les autres êtres le sont par participation. Dieu est donc le souverain bien. Le maximum dans un genre est cause des autres choses comprises dans ce genre ; la cause est en effet supérieure à l'effet. Or c'est de Dieu, nous l'avons vu, que toutes choses tirent leur raison de bien. Dieu est donc le souverain bien. De même qu'est plus blanc ce qui est moins mêlé de noir, de même est meilleur ce qui est moins mêlé de mal. Or Dieu est indemne de tout mélange de mal, puisque le mal ne peut exister en lui ni en acte ni en puissance, et qu'ainsi l'exige sa nature. Dieu est donc le souverain bien. Voilà pourquoi il est dit au Ier Livre des Rois : Il n'en est pas de saint comme le Seigneur.

UNITÉ

42 : IL N'Y A QU'UN DIEU

Ceci prouvé, il est évident qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Il est impossible en effet qu'il y ait deux souverains biens. Ce qui est affirmé par mode de surabondance ne se trouve en effet réalisé que dans un seul. Or Dieu, nous venons de le voir, est le souverain bien. Dieu est donc unique. Dieu est absolument parfait ; aucune perfection ne lui fait défaut. Si donc il y avait plusieurs dieux, il y aurait nécessairement plusieurs parfaits de ce genre. C'est impossible, car si aucune perfection ne leur manque, si aucune imperfection ne s'y mêle, - ce qui est requis pour qu'un être soit simplement parfait, - il n'y aura rien qui puisse les distinguer. Il est donc impossible d'affirmer plusieurs dieux. Supposé qu'un agent, seul, réalise convenablement quelque chose, il est mieux que cette chose soit faite par un seul que par plusieurs. Mais l'ordre des choses (de ce monde) est pour ainsi dire le meilleur qui puisse être : car la capacité du premier agent ne fait pas défaut à la capacité de perfection qu'il y a dans les choses. Or tous les êtres trouvent leur convenable accomplissement par réduction à un unique premier principe. Il n'y a donc pas lieu de supposer plusieurs principes. Il est impossible qu'un mouvement continu et régulier vienne de plusieurs moteurs. Si ces moteurs meuvent ensemble, aucun d'eux n'est un moteur parfait, mais tous ensemble ils tiennent la place d'un unique moteur parfait ; ce qui ne peut être le cas du premier moteur, le parfait étant antérieur à l'imparfait. Si, par contre, ils ne meuvent pas ensemble, chacun d'eux est tantôt en activité, tantôt en repos. Il en résulte que le mouvement n'est ni continu ni régulier. Un mouvement continu, et unique, est en effet la résultante d'un moteur unique. Un moteur qui n'est pas toujours en activité donne naissance à un mouvement irrégulier, comme on le voit clairement dans les moteurs inférieurs chez qui le mouvement impétueux est plus intense au début, et plus ralenti à la fin, à l'encontre du mouvement naturel. Or le mouvement premier est unique et continu, les philosophes l'ont prouvé. Il faut donc que le premier moteur soit unique. La substance corporelle est ordonnée à la substance spirituelle comme à son bien : il existe en celle-ci une bonté plus complète à laquelle la substance corporelle tend à s'assimiler, puisque tout ce qui existe désire le meilleur qui lui soit possible. Mais tous les mouvements de la créature corporelle peuvent se réduire à un unique premier, en dehors duquel on ne trouve pas d'autre premier susceptible de lui être réduit. En dehors donc de la substance spirituelle qui est la fin du premier mouvement, il n'en est pas qu'on ne puisse lui ramener. Or c'est elle que nous concevons sous le nom de Dieu. Il n'y a donc qu'un seul Dieu, L'ordre que présente la diversité ordonnée des choses tient lui-même à l'ordonnance de ces choses à un premier, comme l'ordre entre elles des parties d'une armée tient à l'ordonnance de toute l'armée à son chef. Que des choses différentes s'unissent par un certain rapport, ce ne peut être en effet le résultat de leurs natures propres qui les font différentes : en cela elles ne se distingueraient que davantage les unes des autres. Ce ne peut être non plus le résultat de divers agents ordonnateurs : il est impossible qu'un ordre unique résulte de ces agents en tant qu'ils sont divers. Ou bien alors l'ordre, entre eux, d'êtres multiples est un ordre accidentel, ou bien il importe de le ramener à un premier agent ordonnateur qui ordonne tous les autres à la fin qu'il vise. Or toutes les parties de ce monde se trouvent ordonnées entre elles, les unes apportant leur concours aux autres : les corps inférieurs, par exemple, sont mus par les corps supérieurs, ceux-ci par les substances incorporelles. Et ce n'est pas par accident, puisqu'il en va ainsi toujours, ou dans la plupart des cas. Ce monde, dans son ensemble, n'a donc qu'un unique ordonnateur, un chef unique. Or il n'y a pas d'autre monde que ce monde-ci. Il n'y a donc qu'un unique chef de toutes choses, celui que nous appelons Dieu. S'il existe deux réalités dont l'existence est nécessaire, ces deux réalités doivent présenter la même valeur de nécessité au plan de l'existence. Il faut donc qu'elles se distinguent par un caractère qui s'ajoute à l'une des deux seulement, ou aux deux. Ainsi pour l'une des deux, ou pour les deux, il y a composition. Or aucun être composé n'est nécessaire par lui-même, nous l'avons montré plus haut. Impossible donc qu'il y ait plusieurs êtres nécessaires dans leur existence ; impossible de même qu'il y ait plusieurs dieux. A supposer plusieurs êtres nécessaires dans leur existence, ce en quoi ils diffèrent ou bien est requis pour constituer d'une certaine manière leur nécessité d'être, ou bien ne l'est pas. Si ce n'est pas requis, c'est donc quelque chose d'accidentel : tout ce qui survient en effet à une chose sans constituer son être même est accident. Cet accident a donc une cause. Cette cause sera l'essence même de l'être nécessaire, ou quelque chose d'autre. Si c'est l'essence, étant donné que cette essence est la nécessité même d'exister, la nécessité d'exister sera la cause de cet accident. Or la nécessité d'exister se retrouve dans l'un et l'autre de ces êtres. L'un et l'autre présenteront donc cet accident. Et ainsi cet accident ne pourra les distinguer. Si la cause de cet accident est quelque chose d'autre, cet accident n'existera pas s'il n'existe pas quelque chose d'autre. Et si cet accident n'existe pas, la distinction susdite n'existera pas. Donc, à moins qu'il n'existe quelque chose d'autre, ces deux êtres supposés nécessaires ne seront pas deux, mais un seul. Donc l'être propre de l'un et de l'autre dépend d'un troisième. Ni l'un ni l'autre n'est donc nécessaire par lui-même. Si ce qui les distingue est nécessaire pour parfaire leur nécessité d'existence, ce sera ou bien parce que cet élément sera inclus dans la définition même de la nécessité d'être, comme le fait d'être animé est indus dans la définition d'animal ; ou bien parce qu'il spécifiera la nécessité d'exister, comme l'animal qui reçoit du caractère raisonnable un complément spécifique. Dans la première hypothèse, il faut que partout où il y a nécessité d'exister, il y ait ce qui est inclus dans sa définition, comme il convient à tout être qui vérifie la définition d'animal, d'être animé. Ainsi, la nécessité d'exister étant par hypothèse attribuée aux deux êtres dont on a parlé, cet élément ne pourra les distinguer.

Dans la seconde hypothèse, on se heurte à une nouvelle impossibilité. En effet, la différence qui spécifie le genre n'apporte pas de complément à la définition du genre, mais par elle donne le genre, acquiert l'être en acte : la définition de l'animal est achevée avant qu'on y ajoute le caractère raisonnable ; mais il ne peut exister d'animal en acte que raisonnable ou irraisonnable. Ainsi donc cet élément ajouté achève la nécessité d'exister quant à l'être en acte, et non quant à la raison de la nécessité d'exister. Ce qui est impossible pour deux raisons : d'abord parce que chez l'être à l'exister nécessaire, sa quiddité, nous l'avons prouvé, est son propre être, ensuite parce qu'un être nécessaire acquerrait l'être par quelque chose d'autre : ce qui est impossible.

Il est donc impossible d'affirmer l'existence de plusieurs êtres dont chacun, par lui-même, aurait un être nécessaire.

S'il y a deux dieux, le nom de dieu est attribué à l'un et à l'autre, soit d'une manière univoque, soit d'une manière équivoque. Une attribution équivoque est hors de propos : rien n'empêche que n'importe quoi soit, d'une manière équivoque, appelé de n'importe quel nom ; c'est affaire d'usage. Mais si ce nom est attribué d'une manière univoque, il faut qu'il soit attribué à l'un et à l'autre dieux selon une même et unique raison. L'un et l'autre auront donc même nature ou bien selon un unique acte d'être, ou bien selon des actes distincts. S'il y a acte d'être unique, il n'y aura pas deux êtres, mais un seul : deux êtres, substantiellement distincts, n'ont pas un même et unique acte d'être. S'il y a des actes distincts, ni pour l'un ni pour l'autre la quiddité ne sera l'être propre, ce qu'il faut pourtant affirmer de Dieu, nous l'avons montré. Aucun de ces deux dieux ne réalise donc ce que nous entendons sous le nom de Dieu. Ainsi est-il impossible d'affirmer l'existence de deux dieux. Rien de ce qui convient à tel être déterminé, en tant qu'il est cet être déterminé, ne peut convenir à un autre : le caractère singulier d'un être n'appartient à aucun autre en dehors de cet être singulier lui-même. Mais l'être dont l'exister est nécessaire possède la nécessité d'exister en tant qu'il est cet être déterminé. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs sujets dont chacun aurait une existence nécessaire. Impossible par conséquent qu'il y ait plusieurs dieux. Prouvons la mineure. Si ce dont l'être est nécessaire n'est pas ce singulier individuellement désigné par cette nécessité d'être, la désignation de son être comme nécessaire ne viendra pas de lui, mais dépendra forcément d'un autre.

Or un sujet quelconque est distinct de tous les autres selon qu'il est en acte ; et c'est en cela qu'il est cet existant individuellement désigné. Donc l'existant dont t'être est nécessaire dépendrait d'un autre quant au fait d'être en acte ; ce qui s'opposerait à la définition même de ce qui est nécessairement être. Il faut donc que ce qui est nécessairement être soit tel en tant qu'il est cet existant individuellement désigné.

Il faut donc que l'être dont l'exister est nécessaire soit tel en tant qu'il est cet être déterminé. La nature désignée sous le nom de dieu est individuée en ce Dieu ou par elle-même ou par quelque chose d'autre. Si elle l'est par quelque chose d'autre, il y aura nécessairement en elle composition. Si elle l'est par elle-même, impossible alors qu'elle puisse appartenir à un autre sujet : ce qui est principe d'individuation ne peut être commun à plusieurs sujets. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux.

S'il y a plusieurs dieux, la nature de la déité ne pourra pas être numériquement une en eux. Il faudra donc qu'il y ait quelque chose qui différencie la nature divine en celui-ci ou en celui-là. C'est impossible, car la nature divine ne reçoit pas d'addition, nous l'avons montré plus haut, ni celle de différences essentielles ni celle de différences accidentelles. La nature divine n'est pas davantage la forme d'une matière, telle qu'elle puisse se diviser en divisant la matière. Il est donc impossible qu'il y ait plusieurs dieux.

En toute chose l'être propre à cette chose est unique. Or nous avons vu plus haut que Dieu lui-même est son propre être. Il ne peut donc y avoir qu'un seul Dieu. Une chose a d'être pour autant qu'elle a d'unité ; c'est pourquoi chaque chose répugne de toute sa force à se laisser diviser, de peur par là d'être entraînée au non-être. Mais la nature divine possède souverainement l'être. Il y a donc en elle suprême unité. D'aucune manière elle ne peut donc se diviser en plusieurs sujets.

En tout genre la multitude des sujets découle d'un principe unique. Aussi bien en chaque genre trouve-t-on un premier, qui est la mesure de tous les sujets compris dans ce genre. Tous les êtres qui présentent entre eux une certaine ressemblance dépendent donc nécessairement d'un unique principe. Mais tous les êtres s'accordent dans l'être. Il doit donc y avoir un être premier, unique, principe de toutes choses. C'est Dieu.

En tout pouvoir celui qui préside désire l'unité : aussi bien la monarchie ou royauté est-elle le meilleur de tous les régimes. Il n'y a également qu'une seule tête pour des membres multiples, signe évident que le détenteur du pouvoir requiert l'unité. Il faut donc affirmer de Dieu, cause universelle, qu'il est absolument unique.

Cette affirmation de l'unicité de Dieu, nous pouvons la retrouver dans la Sainte Écriture. Au Deutéronome, il est dit : Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique ; on lit dans l'Exode : Tu n'auras pas d'autres dieux que moi ; et dans l'Épître aux Éphésiens : Un seul Seigneur, une seule foi, etc.

Cette vérité ruine le polythéisme des païens. - Pourtant certains d'entre eux ont reconnu l'existence d'un dieu suprême, unique ; ils ont affirmé que ce dieu était la cause de tous les autres êtres auxquels ils donnaient le nom de dieux, puisque, aussi bien, ils attribuaient à toutes les substances éternelles le titre de divinités, en raison spécialement de leur sagesse, de leur bonheur et du gouvernement des choses. Ces expressions se retrouvent aussi dans la Sainte Écriture, où les saints anges, voire même les hommes, tels les juges, reçoivent le nom de dieux : ainsi dans le Psautier : Parmi tes dieux, Seigneur, personne n'est semblable à toi ; et ailleurs encore : J'ai dit : vous êtes des dieux. Un peu partout dans l'Écriture se retrouvent des textes de ce genre.

A cette vérité semblent particulièrement contredire les Manichéens, qui affirment l'existence de deux principes, dont l'un ne serait pas la cause de l'autre.

S'y opposent encore les erreurs de l'Arianisme, lequel enseigne que le Père et le Fils ne sont pas un seul Dieu, mais plusieurs dieux, forcé qu'il est pourtant par la Sainte Écriture de croire que le Fils est vrai Dieu.

43 : DIEU EST INFINI

L'infini accompagnant la quantité, suivant l'enseignement des philosophes, on ne peut accorder l'infinité à Dieu en raison de la multiplicité ; nous avons montré qu'il n'y a qu'un Dieu, et qu'on ne peut trouver en lui de composition soit de parties soit d'accidents. On ne peut dire non plus que Dieu est infini dans la ligne de la quantité continue, puisque, nous l'avons vu, il est incorporel. Reste donc à chercher s'il lui convient d'être infini dans la ligne de la grandeur spirituelle.

Cette grandeur spirituelle est à considérer sous deux aspects : celui de la puissance, celui de la bonté ou perfection de la nature propre. On dira en effet d'un objet qu'il est plus ou moins blanc dans la mesure où sa blancheur trouve sa perfection. Et la grandeur d'une puissance se jaugera à la grandeur de son action ou de ses résultats. De ces deux aspects, d'ailleurs, l'un découle de l'autre : un être est actif par cela même par quoi il est en acte ; et la mesure selon laquelle il s'accomplit dans son acte, exprime la mesure de la grandeur de sa puissance. Ainsi peut-on dire des réalités spirituelles qu'elles sont grandes, à la mesure de leur plein achèvement ; c'est ce que saint Augustin affirme en disant que dans le domaine où les choses sont grandes d'une grandeur qui n'est pas le fait de leur masse, le plus grand s'identifie au meilleur. Il nous faut donc montrer que, dans la ligne de cette grandeur, Dieu est infini. Mais ne comprenons pas l'infinité de Dieu d'une manière privative, comme il en va pour la quantité dimensive ou numérique ; cette quantité-là en effet a, par nature, un terme. Que ce terme soit retiré aux choses dont la nature est d'en avoir un, et l'on dira de ces choses qu'elles sont infinies, l'infini désignant alors en elles l'imperfection. En Dieu, par contre, l'infini ne peut s'entendre que d'une manière négative : la perfection de Dieu n'ayant pas de terme ou de fin, Dieu étant souverainement parfait. C'est en sens qu'il faut attribuer à Dieu d'être infini. De fait, tout ce qui par nature est fini fait partie d'un genre quelconque. Or Dieu ne se situe dans aucun genre ; mais sa perfection, comme nous l'avons montré plus haut, contient les perfections de tous les genres. Dieu est donc infini. Tout acte, inhérent à une autre chose, est limité par la chose en laquelle il existe, car ce qui se trouve dans une autre chose y existe selon la mesure de ce sujet récepteur. Un acte qui n'existe d'aucune manière en autre chose n'est donc limité d'aucune manière : par exemple, si la blancheur existait par elle-même, sa perfection n'aurait pas de limite, rien n'empêcherait la blancheur d'avoir tout ce qui constitue sa perfection. Or Dieu est un acte qui d'aucune manière n'existe en autre chose, puisqu'il n'est pas forme dans une matière, nous l'avons vu déjà, et que son être n'inhère en aucune forme ou nature, Dieu étant à lui-même son propre être, comme on l'a également montré. Reste donc qu'il est infini. Dans le monde des réalités, il y a ce qui est puissance pure : la matière première ; ce qui est acte pur : Dieu ; ce qui est acte et puissance : tout le reste des choses. Mais la puissance dit rapport à l'acte ; pas plus qu'elle ne peut dépasser l'acte dans un être particulier, elle ne le peut dans l'absolu. Puisque la matière première est infinie dans sa potentialité, il reste donc que Dieu, qui est acte pur, est infini dans son actualité. Un acte est d'autant plus parfait qu'il est moins mêlé de puissance. Tout acte auquel la puissance vient se mêler reçoit ainsi une limite à sa perfection. Par contre l'acte auquel ne se mêle aucune puissance, n'a pas de limite à sa perfection. Or Dieu, nous l'avons vu, est acte pur à l'exclusion de toute puissance. Il est donc infini. L'être lui-même, considéré dans l'absolu, est infini : peuvent y avoir part en effet des êtres en nombre infini et selon des modes infinis. Si donc l'être de quelque sujet est fini, sa limite doit lui venir nécessairement d'un autre qui d'une certaine manière sera sa cause. Mais l'être de Dieu ne peut avoir de cause, puisque Dieu existe nécessairement par lui-même. Son être est donc infini, infini Dieu lui-même. Ce qui possède une certaine perfection est d'autant plus parfait qu'il participe plus pleinement à cette perfection. Mais il ne peut y avoir, - et l'on n'en peut imaginer, - de manière plus complète de posséder une perfection que celle d'un sujet parfait par son essence, dont l'être est la propre bonté. Tel est Dieu. Il est donc absolument impossible d'imaginer un être meilleur ou plus parfait que Dieu. Dieu est donc infini dans sa bonté. Dans son activité, notre intelligence s'étend jusqu'à l'infini. Le signe en est que, quelle que soit la quantité finie qui lui soit proposée, notre intelligence est capable d'en penser une plus grande. Or cette ouverture de l'intelligence à l'infini serait vaine s'il n'existait une réalité intelligible infinie. Il faut donc qu'il existe une réalité intelligible infinie, qui soit la réalité suprême. Nous l'appelons Dieu. Dieu est donc infini. Un effet ne peut dépasser sa cause. Or notre intelligence ne peut venir que de Dieu, cause première et universelle. Notre intelligence ne peut donc penser quelque chose qui soit plus grand que Dieu. Si donc elle peut penser quelque chose de plus grand que le fini, il faut conclure que Dieu n'est pas fini. Une puissance infinie ne peut se trouver dans une essence finie. Tout être en effet agit par sa propre forme, qui est ou son essence ou une partie de son essence, le mot de puissance désignant ici le principe de l'action. Mais Dieu n'a pas une puissance d'action finie ; il meut en effet dans un temps infini, ce que seule peut faire une puissance infinie, comme nous l'avons vu plus haut. Reste donc que l'essence de Dieu est infinie. Certes, ce dernier argument vaut pour les tenants de l'éternité du monde. Même en dehors de cette thèse, l'idée de l'infinité de la puissance divine se trouve encore davantage confirmée. Un agent, en effet, a d'autant plus de puissance pour agir qu'il est capable de réduire à l'acte une potentialité plus éloignée de l'acte : le réchauffement de l'eau demande par exemple plus de puissance que le réchauffement de l'air. Mais ce qui n'existe absolument pas est à une distance infinie de l'acte et n'est même d'aucune manière en puissance. Donc, Si le monde a été créé alors qu'auparavant il était néant absolu, la puissance de celui qui l'a créé doit être infinie. Même pour les tenants de l'éternité du monde cet argument vaut comme preuve de l'infinité de la puissance de Dieu. Ils reconnaissent en effet que Dieu est la cause de la substance du monde, tout en estimant que celle-ci est éternelle ; ainsi affirment-ils que Dieu éternel existe comme cause d'un monde éternel, à l'instar d'un pied qui de toute éternité serait la cause d'une empreinte de pas dont la trace aurait été imprimée de toute éternité dans la poussière. Cette thèse posée, et dans la ligne de l'argument susdit, rien n'empêche que la puissance de Dieu soit infinie. Que ce soit dans le temps, comme nous le pensons, que ce soit à leur sens de toute éternité, c'est Dieu qui a produit les choses, et rien ne peut exister en réalité que Dieu n'ait produit, puisqu'il est le principe universel de l'être. Ainsi il a produit, sans aucune matière ou puissance préexistante. Or la puissance doit être proportionnée à la puissance passive ; plus est grande la puissance passive qui préexiste ou que l'on présuppose, plus grande sera la puissance active qui la réduira à l'acte. Étant donné qu'une puissance finie produit un certain effet, présupposée la potentialité de la matière, reste donc que la puissance de Dieu qui ne présuppose aucune puissance, n'est pas finie, mais bien infinie. Ainsi son essence est infinie. Une réalité dure d'autant plus que la cause de son être est plus puissante. Ce dont la durée est infinie doit donc recevoir l'être d'une cause d'une puissance infinie. Mais la durée de Dieu est infinie; nous avons vu plus haut en effet que Dieu est éternel. Et comme il n'a pas d'autre cause de son être que lui-même, il doit donc être lui-même infini. L'autorité de l'Écriture témoigne en faveur de cette vérité, quand le Psalmiste chante : Le Seigneur est grand et digne de toute louange, et sa grandeur n'a tas de fin. Cette vérité se trouve encore confirmée par l'enseignement des philosophes de la plus haute antiquité qui, forcés pour ainsi dire par la vérité elle-même, ont tous affirmé le caractère infini du premier principe des choses. Ignorant le nom qui lui convenait en propre, les uns ont pensé l'infinité du premier principe sous le mode de la quantité discontinue, à la manière de Démocrite pour qui des atomes infinis étaient les principes des choses, ou à la manière d'Anaxagore pour qui ces principes étaient des parties infinies semblables. D'autres ont pensé ce premier principe sous forme de quantité continue, comme ceux qui affirmaient que le premier principe de tout était un certain élément, ou un corps informe et infini. Mais la réflexion des philosophes postérieurs ayant montré qu'il n'y avait pas de corps infini et qu'à cette affirmation était lié le caractère en quelque sorte infini du premier principe, on doit conclure que l'infini qui est premier principe n'est ni un corps, ni une puissance enfermée dans un corps.

INTELLIGENCE

44 : DIEU EST INTELLIGENT

De ce qui précède, on peut montrer que Dieu est intelligent. On l'a montré plus haut, il n'est pas possible d'aller à l'infini dans la série des êtres moteurs et des êtres mus : il faut réduire tous les mobiles, comme on peut le prouver, à un unique Premier, qui se meut soi-même. Mais ce qui se meut soi-même se meut par désir et connaissance ; seuls des êtres doués de ces deux qualités, l'expérience le montre, se meuvent eux-mêmes, trouvant en eux aussi bien de quoi être mus que de ne l'être pas. Donc, dans le Premier Mobile moteur de soi, la part motrice doit être pourvue de désir et de connaissance. Mais, dans le mouvement de désir ou de connaissance, ce qui désire ou connaît est un moteur mû : c'est l'objet désiré ou connu qui est, lui, un moteur non-mû. Il en résulte ceci : le Premier Moteur universel, que nous appelons Dieu, est, on le sait, un Moteur non-mû, absolument ; il joue donc, par rapport à la partie motrice du Premier Mobile moteur de soi, le rôle d'un objet de désir par rapport au sujet qui désire. Non pas, du reste, le rôle d'un objet de désir pour un appétit sensible : l'appétit sensible ne vise pas le bien pur et simple, mais tel bien particulier, suivant la connaissance sensible qui, elle aussi, perçoit le particulier seulement. Or, le bien (ou désirable) pur et simple est premier par rapport à ce qui n'est bon et désirable que hic et nunc. La conséquence nécessaire, c'est que le Premier Moteur est désirable à titre d'objet intellectuel ; et le Moteur qui le désire sera donc intelligent. Mais à bien plus forte raison ce Premier Désirable sera-t-il intelligent, lui aussi : puisque c'est seulement en s'unissant à lui, Intelligible, que l'autre, qui le désire, fait acte d'intellection. Ainsi donc, dans l'hypothèse, chère aux philosophes, que le Premier Mobile se meuve soi-même, Dieu est intelligent, nécessairement. Même conséquence nécessaire si la réduction des mobiles se fait, non à un premier Mobile moteur de soi, mais à un Moteur absolument immobile. Le Premier Moteur, en effet, est principe universel du mouvement. Mais tout moteur, on le sait, meut en vertu d'une certaine forme, qu'il vise, en agissant ; la forme par laquelle meut le Premier Moteur doit donc être Forme universelle, et Bien universel. Or, une forme universelle ne se trouve que dans un intellect. C'est ainsi que le Premier Moteur, qui est Dieu, doit être intelligent. Dans aucun ordre de moteurs, on ne trouvera un moteur intellectuel qui soit instrument d'un moteur sans intelligence : c'est le contraire plutôt. Mais comparés au Premier Moteur, qui est Dieu, tous les moteurs du monde sont comme des instruments par rapport à l'agent principal. Or, dans le monde déjà, on trouve beaucoup de moteurs intelligents ; impossible donc que le Premier Moteur soit moteur sans intelligence. Dieu est intelligent, nécessairement. Dès là qu'une chose est sans matière, elle est intelligente. Le signe en est que les formes deviennent formes intellectuelles, en acte, par abstraction de la matière. C'est même pourquoi l'intelligence a pour objets des universaux, et non des singuliers : le principe d'individuation, c'est la matière. Mais les formes, intellectuellement perçues en acte, ne font plus qu'un avec l'intellect en acte d'intellection. Si donc le fait d'être sans matière suffit à rendre les formes objets actuels d'intellection, c'est que le fait même d'être sans matière suffit à caractériser un sujet intelligent. Or, on l'a montré plus haut, Dieu est absolument immatériel. Il est donc intelligent. A Dieu ne manque aucune des perfections qu'on trouve dans les êtres, de quelque genre qu'ils soient, nous l'avons vu plus haut ; ce qui n'entraîne pourtant en lui aucune composition interne, on l'a montré également. Mais, de toutes les perfections existantes, la toute première est bien d'avoir l'intelligence : puisque, par elle, on est en quelque manière toutes choses, recueillant en soi les perfections de toutes. Dieu est donc intelligent. Tout ce qui tend vers une fin d'une façon déterminée, ou bien se donne à soi-même sa fin, ou bien la reçoit d'un autre : autrement, il n'irait pas plus à telle fin qu'à telle autre. Or, les êtres de la nature tendent à des fins déterminées : ce n'est pas par hasard qu'ils trouvent ce qu'il leur faut : autrement, ils n'arriveraient pas à l'existence toujours ou le plus souvent, mais rarement ; car le hasard est leur lot. Or ces êtres de la nature ne se donnent pas à eux-mêmes leur fin ; ils ne connaissent pas l'idée de fin. Leur fin leur est donc nécessairement fournie par un autre, qui sera ainsi l'auteur de la nature. Cet Auteur, c'est celui qui donne l'acte d'être à toutes choses, et qui est, par lui-même, l'Acte d'être nécessaire, celui que nous appelons Dieu. Mais il ne pourrait fournir à la nature sa fin, s'il n'était doué d'intellect. Ainsi, Dieu est intelligent. Tout ce qui est imparfait dérive d'un principe parfait : ontologiquement, en effet, le parfait précède l'imparfait, comme l'acte précède la puissance. Or, les formes telles qu'on les trouve dans les choses particulières sont des formes imparfaites : puisqu'elles s'y trouvent partagées, en quelque sorte, et non selon tonte leur définition, qui est universelle. Ces formes dérivent donc, nécessairement, d'autres formes, celles-là parfaites, et non particularisées. Mais de telles formes parfaites ne peuvent exister qu'à l'état d'idées en acte : aucune forme n'existe à l'état universel, son état propre, sinon dans un intellect. Par voie de conséquence, ces formes doivent être également intelligentes, Si elles sont subsistantes : or, si elles ne subsistent pas, elles n'agiront pas. C'est ainsi que Dieu doit avoir l'intelligence : lui qui est l'Acte premier, subsistant, d'où tout le reste provient. L'intelligence divine, d'autre part, est une vérité que professe la foi catholique. On lit en effet au Livre de Job, au sujet de Dieu : Son c_ur est sage et sa force est grande ; et encore : Il possède force et sagesse. Et dans le psaume 138 : Ton savoir est prodigieux, trop grand pour moi. Et dans l'épître aux Romains : Ô abîme de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu. Au reste, cette vérité de foi a pris tant d'importance chez les hommes, que c'est l'acte d'intellection qui leur fournit le nom de Dieu : Théos, en effet, qui veut dire Dieu chez les Grecs, vient de theastai, qui veut dire regarder, voir.

45 : L'INTELLECTION DE DIEU EST SON ESSENCE

Du fait que Dieu est intelligent, il résulte que son intellection est identique à son essence. L'intellection est en effet l'acte de l'être intelligent ; elle demeure en lui, et ne passe pas en quelque chose d'extrinsèque, comme l'action de la chaleur passe en ce qui est échauffé. La réalité intelligible ne reçoit rien du fait qu'elle est saisie par l'intelligence, c'est l'être intelligent qui est perfectionné. Or tout ce qui est en Dieu est l'essence divine. L'intellection de Dieu est donc l'essence divine, et l'être divin et Dieu lui-même, car Dieu est son essence comme il est son être. L'intellection est à l'intelligence ce que l'être est à l'essence. Or l'être divin est son essence, comme on l'a vu plus haut. Donc l'intellection de Dieu est son intelligence. Mais l'intelligence de Dieu est son essence ; sinon il y aurait en Dieu quelque chose d'accidentel. Il faut donc conclure que l'intellection de Dieu est son essence. L'acte second est plus parfait que l'acte premier ; ainsi l'exercice de la science remporte sur la science elle-même. Or la science de Dieu, ou l'intellect de Dieu, se confond avec son essence, si Dieu est intelligent : nous l'avons montré. Nulle perfection, en effet, ne lui appartient par participation mais par essence, comme on l'a vu. Si donc l'exercice de la science ne se confondait pas, en Dieu, avec l'essence, il y aurait en lui quelque chose de plus noble et de plus parfait que son essence. Dieu ne serait pas au terme de la perfection et de la bonté : il ne serait pas l'être premier. L'intellection est l'acte de l'être intelligent. Si donc Dieu, qui est un être intelligent, n'est pas son intellection, il y aura nécessairement entre Dieu et cette intellection le même rapport qu'entre une puissance et son acte. Il y aura donc en Dieu puissance et acte. Nous avons montré que c'était impossible. Toute substance existe en vue de son opération. Si donc L'opération de Dieu est autre chose que la substance divine, la fin de cette substance sera autre chose qu'elle-même. Dieu alors ne sera pas sa bonté ; dès là que le bien de tout être est sa fin elle-même. Si l'intellection de Dieu est son acte d'être, il en résulte que cette intellection est simple, éternelle et invariable ; elle n'existe qu'en acte, et est tout ce que nous avons requis par démonstration de l'être divin. Dieu n'est donc pas intelligence en puissance ; il ne commence pas à comprendre à nouveau quelque chose ; il n'éprouve aucun changement, aucune composition dans son intellection elle-même.

46 : DIEU NE COMPREND PAR RIEN D'AUTRE QUE PAR SON ESSENCE

Il ressort de là avec évidence que l'intellect divin ne comprend par aucune autre espèce intelligible que son essence. L'espèce intelligible est le principe formel de l'opération intellectuelle, comme la forme de tout agent est le principe de son opération propre. Or l'opération intellectuelle de Dieu est son essence, comme nous l'avons montré. Si donc l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que son essence, il y aurait quelque chose d'autre qui serait principe et cause de l'essence divine : ce que nous avons démontré impossible. C'est par l'espèce intelligible que l'intellect est rendu intelligent en acte, de même que c'est par l'espèce sensible que le sens exerce effectivement l'action de sentir. L'espèce intelligible est donc avec l'intellect dans le rapport de l'acte à la puissance. Il en résulte que si l'intellect divin comprenait par une autre espèce intelligible que soi-même, il serait en puissance par rapport à quelque chose : ce qui est impossible, comme nous l'avons montré. L'espèce intelligible distincte de l'essence de l'intellect dans lequel elle se trouve n'a qu'un être accidentel. Or en Dieu, nous le savons, il ne saurait y avoir d'accident. Il n'y a donc, dans son intellect, aucune espèce intelligible qui ne soit l'essence divine elle-même. L'espèce intelligible est une ressemblance de la réalité qui est saisie par l'esprit. Si donc il y a dans l'intellect divin une espèce intelligible qui ne soit pas son essence, cette espèce sera la ressemblance d'une certaine réalité : essence divine, ou autre chose. Or ce ne peut être la ressemblance de l'essence divine elle-même, car alors l'essence divine ne serait pas intelligible par elle-même : c'est cette espèce qui la rendrait intelligible. - Il ne peut y avoir davantage dans l'intellect divin une espèce différente de l'essence de cet intellect, et qui serait la ressemblance d'une autre chose. Cette ressemblance, en effet, serait imprimée dans l'intellect divin par quelque chose. Ce ne pourrait être le fait de l'intellect lui-même : le même ne peut à la fois être agent et patient ; il y aurait aussi en ce cas un agent qui imprimerait au patient non pas sa propre ressemblance mais celle d'un autre, et alors tout agent ne produirait pas un effet semblable à soi. - La ressemblance susdite ne viendrait pas non plus d'un autre, car cela supposerait quelque agent antérieur à l'intellect divin. Il est donc impossible que, dans l'intellect divin, il y ait quelque espèce intelligible en dehors de sa propre essence. L'intellection de Dieu est son être, nous l'avons montré. Si donc Dieu comprenait par une espèce qui ne fût pas son essence, ce serait par quelque chose d'autre que son essence. Ce qui est impossible. Dieu ne comprend donc pas par quelque espèce intelligible distincte de son essence.

47 : DIEU SE COMPREND PARFAITEMENT SOI-MÊME

A partir de là, on peut montrer clairement que Dieu se comprend lui-même à la perfection. L'intellect se porte vers la réalité qu'il comprend par le moyen de l'espèce intelligible ; dès lors la perfection de l'opération intellectuelle dépendra de deux conditions. La première sera que l'espèce intelligible soit parfaitement conforme à la chose qui est objet de l'intellection ; la seconde, qu'elle soit parfaitement unie à l'intellect : ce qui se réalise d'autant mieux que l'intellect est plus puissant en sa force de pénétration. Or l'essence divine, qui est l'espèce intelligible par laquelle l'intellect divin comprend, est absolument identique à Dieu lui-même, absolument identique aussi à son intellect. Dieu se connaît donc lui-même avec une perfection absolue. La réalité matérielle devient intelligible dès là qu'elle est abstraite de la matière et des conditions matérielles. Ce qui est séparé par nature de toute matière et de toutes conditions matérielles se trouve donc être intelligible selon sa propre nature. Or toute réalité intelligible est effectivement saisie par l'intellect en tant qu'elle est une seule chose en acte avec l'être qui exerce l'intellection. Mais Dieu lui-même est en acte d'intelligence, comme on l'a prouvé. Par conséquent, dès là qu'il est parfaitement dégagé de la matière, et parfaitement un avec soi-même, Dieu se saisit lui-même à la perfection. Une chose est comprise en acte du fait que l'intellect en acte et la chose saisie actuellement ne font qu'un. Or l'intellect divin est toujours saisi, appréhendé en acte, dès là qu'en Dieu rien n'est en puissance et imparfait. Quant à l'essence divine, elle est parfaitement intelligible en elle-même, comme on l'a vu. L'intellect divin et l'essence divine n'étant qu'une seule chose, ainsi qu'on l'a montré, il est manifeste que Dieu se comprend parfaitement lui-même : Dieu, en effet, est son intellect et son essence. Tout ce qui est en quelqu'un selon un mode intelligible est compris par ce quelqu'un. Or l'essence divine est en Dieu selon un mode intelligible, car l'être naturel de Dieu et son être intelligible sont une seule et même chose, dès là que l'être de Dieu est sa propre intellection. Dieu comprend donc son essence et, par suite, il se comprend lui-même, puisqu'il est son essence. Les actes de l'intellect, comme ceux des autres puissances de l'âme, se distinguent d'après leurs objets. L'opération de l'intellect sera donc d'autant plus parfaite que la réalité intelligible sera elle-même plus parfaite. Or l'intelligible le plus parfait est l'essence divine, puisqu'elle est l'acte absolument parfait et la vérité première. Quant à l'opération de l'intellect divin elle est aussi le plus noble, n'étant autre que l'être divin lui-même, comme on l'a vu. Ainsi donc Dieu se comprend lui-même. Les perfections de toutes choses se trouvent souverainement en Dieu. Or, parmi les perfections qui existent dans les choses créées, la plus élevée est de comprendre Dieu. En effet, la nature intellectuelle dépasse les autres, et sa perfection est de comprendre ; d'autre part, l'intelligible le plus noble n'est autre que Dieu. Dieu se comprend donc à la perfection. Tout ceci est confirmé par l'autorité divine. L'Apôtre dit, en effet, que l'Esprit de Dieu scrute jusqu'aux profondeurs de Dieu.

48 : DIEU NE CONNAÎT QUE SOI, IMMÉDIATEMENT ET PAR SOI

Ce que nous venons de dire met en évidence que Dieu ne connaît que soi, immédiatement et par soi. Cela seul est connu par l'intellect, immédiatement et par soi, qui est connu au moyen de son espèce intelligible ; l'opération est en effet proportionnée à la forme qui en est le principe. Or ce par quoi Dieu comprend n'est autre que son essence, comme on l'a prouvé. Et donc, ce qui est compris par lui immédiatement et par soi n'est autre que lui-même. Il est impossible de comprendre plusieurs choses en même temps, immédiatement et par soi, car une même opération ne peut se terminer à plusieurs choses en même temps. Or nous avons établi que Dieu se comprend lui-même à quelque moment. Si donc Dieu comprend quelque autre chose immédiatement et par soi, c'est que son intellect est passé de la considération de soi à celle de cette autre chose. Or celle-ci est moins noble que Dieu lui-même. L'intellect divin serait donc changé en pire : ce qu'on ne peut admettre. Les opérations de l'intellect se distinguent en fonction de leurs objets. Si donc Dieu comprend et soi et autre que soi comme objet principal, c'est qu'il a plusieurs opérations intellectuelles. Alors, ou son essence est divisée, ou il exerce quelque opération intellectuelle qui n'est pas sa substance : deux choses impossibles, comme nous l'avons montré. Il reste donc que Dieu ne connaît rien d'autre, immédiatement et par soi, que sa propre essence. L'intellect, en tant que différent de ce qu'il appréhende, est en puissance par rapport à lui. Si donc quelque autre chose que Dieu est comprise par lui immédiatement et par soi, il s'ensuit que Dieu est en puissance par rapport à cette autre chose : ce qui est impossible, comme on l'a vu. Ce qui est compris est la perfection de celui qui comprend. En effet, l'intellect est parfait en tant même qu'il est en acte d'intellection, ce qui se réalise selon qu'il est un avec l'objet de l'intellection. Si donc quel que autre chose que Dieu est saisie immédiatement par lui, cette chose est sa perfection, et plus noble que lui. Ce qui est impossible. La science d'un être intelligent est formée de beaucoup d'objets. Si donc il y a beaucoup de choses que Dieu connaît immédiatement et par soi, il s'ensuit que la science divine est composée de plusieurs choses. Alors : ou bien l'essence divine est composée, ou bien la science est en Dieu un accident. Toutes choses impossibles, comme on l'a vu. Il reste donc que ce qui est saisi par Dieu immédiatement et par soi n'est rien d'autre que sa substance. L'opération intellectuelle tient sa spécification et sa noblesse de ce qui est saisi immédiatement et par soi, puisque tel est son objet. Si donc Dieu appréhendait quelque chose d'autre que soi immédiatement et par soi, son opération intellectuelle recevrait sa spécification et sa noblesse conformément à ce qui est autre que lui. Ceci est impossible, dès là que son opération est son essence, comme nous l'avons montré. On ne peut donc admettre que ce que Dieu atteint par sa connaissance, immédiatement et par soi, soit autre chose que lui-même.

49 : DIEU CONNAÎT D'AUTRES CHOSES QUE SOI

Du fait que Dieu se connaît soi-même immédiatement et par soi, on doit admettre que c'est en lui-même qu'il connaît autre chose que soi. On voit bien que la connaissance d'un effet est obtenue authentiquement dans la connaissance de sa cause : ce qui fait dire que nous savons quelque chose lorsque nous en connaissons la cause. Or Dieu est, par son essence, cause d'existence pour les autres. Et donc, comme il connaît parfaitement son essence, il faut en conclure qu'il connaît aussi les autres choses. Tout effet comporte en sa cause, d'une certaine manière, une ressemblance préexistante, puisque tout agent produit semblable à soi. Or tout ce qui existe en quelqu'un existe à la manière de ce quelqu'un. Si donc Dieu est cause de certaines choses, la ressemblance de ses effets existera en lui sous un mode intelligible, puisqu'il est lui-même de nature intellectuelle. Or ce qui existe en quelqu'un sous un mode intelligible, est compris par lui. Dieu comprend donc en lui-même les autres choses que soi. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui peut être véritablement affirmé de cette chose et qui lui convient selon sa nature. Or il convient à Dieu, considéré dans sa nature, d'être la cause des autres êtres. Comme il se connaît parfaitement lui-même, il sait donc qu'il est cause. Ce qui ne peut être s'il ne connaît en quelque manière ses effets. Ceux-ci sont autres que lui-même, car rien n'est cause de soi-même. Dieu connaît donc les autres êtres que lui-même. Si nous rapprochons ces deux conclusions, il apparaît donc que Dieu se connaît soi-même comme ce qui est connu immédiatement et par soi ; les autres choses sont connues de lui en tant que vues dans son essence. Cette vérité nous est enseignée expressément par Denys, au chap. VII des Noms divins : Il ne se rapporte pas à chaque chose par une vision, mais il sait toutes choses dans la cause qui les contient. Et plus loin : En se connaissant elle-même, la Sagesse divine sait tout le reste. L'autorité de la Sainte Écriture semble témoigner aussi de la vérité de cette affirmation ; il est écrit de Dieu, dans le psaume : Il a regardé du haut de son sanctuaire, comme s'il voyait les autres du haut de son être.

50 : DIEU A UNE CONNAISSANCE PROPRE DE CHAQUE CHOSE

Certains ont prétendu que Dieu n'a des choses différentes de lui qu'une connaissance universelle, ne les connaissant qu'en tant que ce sont des êtres, pour cette raison qu'il connaît la nature de l'être par la connaissance qu'il a de lui-même. Il nous reste donc à montrer que Dieu connaît toutes les autres choses en tant qu'elles sont distinctes les unes des autres et distinctes de Dieu. C'est là connaître les choses selon leurs raisons propres. Pour mettre cela en évidence, il faut présupposer que Dieu est la cause de tout être : ce que nous avons dit plus haut l'a établi déjà assez clairement, et nous le mettrons plus tard en pleine lumière. Ainsi donc rien ne peut exister en quelque chose qui ne soit pas causé par Dieu, immédiatement ou par intermédiaire. Or quand la cause est connue, on connaît aussi ses effets. Par conséquent, tout ce qui existe dans les choses peut être connu si Dieu lui-même est connu, et aussi toutes les causes intermédiaires entre Dieu et les choses. Or Dieu se connaît lui-même ainsi que toutes ces causes intermédiaires. Qu'il se connaisse lui-même parfaitement, nous l'avons déjà montré. Se connaissant ainsi, il connaît ce qui procède immédiatement de lui-même. Et ceci étant connu, il connaît aussi ce qui en sort immédiatement. Il en va de même pour toutes les causes intermédiaires jusqu'au dernier de leurs effets. On voit donc que Dieu connaît tout ce qui est dans les choses. Or c'est cela avoir une connaissance propre et complète des choses, c'est-à-dire connaître tout ce qui, commun ou propre, existe dans les choses. Dieu a donc une connaissance propre des choses selon qu'elles sont distinctes les unes des autres. Tout être qui agit par intelligence possède la connaissance de la chose qu'il fait selon sa raison propre de chose faite : c'est la connaissance de l'auteur qui détermine la forme de son _uvre. Or Dieu est cause des choses par intelligence, puisque son être est son acte de comprendre, et que tout être agit selon qu'il est en acte. Il connaît donc ce qu'il produit d'une connaissance propre, selon que cette chose est distincte de toute autre. La distinction des choses ne peut venir du hasard, car elle implique un ordre certain. Il faut donc que cette distinction vienne de l'intention de quelque cause. Or ce n'est pas de l'intention d'une cause qui agirait par nécessité de nature, car la nature est déterminée à une seule chose, et l'intention d'une cause agissant par nécessité de nature ne peut se porter vers des choses multiples et distinctes. Il reste donc que la distinction dans les choses vient de l'intention de quelque cause douée de connaissance. Or c'est le propre de l'intellect de considérer la distinction des choses : ce qui faisait dire à Anaxagore que l'intellect était le principe de la distinction. D'autre part, la distinction universelle des choses ne saurait venir de l'intention de quelque cause seconde, car toutes ces causes appartiennent à l'ensemble des effets distincts. C'est donc à la cause première, qui par elle-même se distingue de toutes les autres, de viser la distinction de toutes les choses. Ainsi, Dieu connaît toute chose dans sa distinction d'avec les autres. Tout ce que Dieu connaît, il le connaît parfaitement : toute perfection est en lui, en effet, comme en celui qui est parfait purement et simplement, ainsi que nous l'avons montré. Or ce qui n'est connu qu'en général n'est pas connu parfaitement, car on ignore ce qu'il y a de plus important en lui, à savoir les perfections ultimes qui accomplissent son être propre. Une chose est connue en puissance plutôt qu'en acte par cette sorte de connaissance. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît toutes choses en général, il connaît aussi les choses d'une connaissance propre. Celui qui connaît une nature quelconque, connaît les accidents propres de cette nature. Or les accidents propres de l'être, en tant qu'être, sont l'un et le multiple, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc, si Dieu en connaissant son essence connaît en général la nature de son être, il s'ensuit qu'il connaît la multitude. Or la multitude ne peut être appréhendée sans la distinction. Dieu comprend donc les choses en tant même qu'elles sont distinctes les unes des autres. Quiconque connaît parfaitement une nature universelle, connaît le mode selon lequel cette nature peut être possédée ; ainsi celui qui connaît la blancheur, sait qu'elle admet du plus et du moins. Or, c'est par leur mode divers d'exister que sont constitués les divers degrés de l'être. Si donc Dieu, en se connaissant, connaît la nature universelle de l'être, - non pas imparfaitement, car toute imperfection lui est absolument étrangère, - on ne peut lui refuser la connaissance de tous les degrés de l'être. Il possédera donc de toute chose autre que lui une connaissance propre. Quiconque connaît parfaitement une chose connaît tout ce qui lui appartient. Or Dieu se connaît parfaitement lui-même. Il connaît donc tout ce qui est en lui selon son pouvoir d'action. Mais, selon ce pouvoir actif, toutes choses sont en lui quant à leurs formes propres, dès là qu'il est lui-même le principe de tout être. Dieu a donc une connaissance propre de toutes choses. Quiconque connaît une nature, sait si cette nature est communicable : celui-là ne connaîtrait pas parfaitement la nature de l'animal qui ignorerait qu'elle est communicable à plusieurs. Or la nature divine est communicable par similitude. Dieu sait donc de quelles manières les choses peuvent être semblables à son essence. Or la diversité des formes vient de ce que les choses imitent diversement l'essence divine : ce qui fait dire au philosophe que la forme naturelle est quelque chose de divin. Dieu possède donc une connaissance des choses selon leurs formes propres. Dans le monde des hommes et des autres connaissants se vérifie la connaissance des choses en tant que distinctes dans leur multitude. Si donc Dieu ne connaissait pas les choses dans leurs caractères distinctifs, il serait tout à fait sot, comme il en allait pour ceux qui affirmaient qu'il ne connaît pas la dispute que tous connaissent : ce que n'admet pas le Philosophe au 1er Livre du De Anima et au IIIe Livre de la Métaphysique. Tout cela nous est enseigné par l'autorité de l'Écriture canonique. On lit en effet dans la Genèse : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes. Et, dans l'Épître aux Hébreux : Il n'est pas de créature qui reste invisible devant lui ; tout est à nu et ouvert à ses yeux.

51-52 : RECHERCHES SUR LA MANIÈRE DONT LA MULTITUDE DES RÉALITÉS SAISIES PAR DIEU SE TROUVE DANS SON INTELLECT

Il ne faudrait pas que la multitude des objets de l'intellection divine nous donne à entendre qu'il y a composition en Dieu ; c'est pourquoi nous allons scruter le mode selon lequel ces objets sont plusieurs. On ne peut entendre cette multitude au sens où ses éléments auraient un être distinct en Dieu. Car, ou bien ces nombreux éléments intelligibles seraient une même chose avec l'essence divine, et alors, dans l'essence même de Dieu on admettrait quelque multitude, ou bien ils seraient surajoutés à l'essence divine, et nous aurions en Dieu des réalités accidentelles, ce dont nous avons montré déjà l'impossibilité. On ne peut davantage admettre que ces formes intelligibles existent par soi : ce que Platon, pour éviter les inconvénients susdits, semble avoir cru en introduisant le monde des idées. Mais les formes des réalités naturelles ne peuvent exister sans la matière, puisqu'on ne peut les penser sans elle. D'ailleurs, si on admettait l'existence de ces formes, on n'aurait pas davantage établi comment Dieu connaît une multitude d'objets intelligibles. Ces formes, en effet, seraient hors de l'essence divine, et, si Dieu ne pouvait sans elles penser la multitude des choses, - ce qui est requis pour la perfection de son intellect, - il en résulterait que cette perfection de l'intellection dépendrait d'autre chose et, par suite, la perfection même de son être, dès là que son être se confond avec son opération intellectuelle. Nous avons montré plus haut qu'il ne saurait en être ainsi. Tout ce qui est en dehors de l'essence de Dieu est causé par lui, comme nous le montrerons ; si donc les formes dont nous parlons sont en dehors de Dieu, elles sont causées par lui. Or Dieu est cause des choses par son intelligence : on le verra plus loin. Donc, pour que ces formes soient intelligibles, on doit présupposer que Dieu, selon l'ordre naturel des choses, les pense d'abord en lui-même. Ce n'est donc pas parce qu'une multitude d'intelligibles existe par soi hors de Dieu que Dieu pense cette multitude. L'intelligible en acte et l'intellect en acte ne sont qu'une seule et même chose, de même que le sensible en acte se confond avec le sens actualisé. Mais Si l'on distingue l'intelligible de l'intellect, c'est que l'un et l'autre sont considérés comme en puissance, comme on le voit pour les sens. En effet, ni l'_il ne voit effectivement, ni le visible n'est vu réellement qu'au moment où l'_il est informé par l'espèce de l'objet visible, l'_il et le visible ne formant alors qu'une seule chose. Si donc les formes intelligibles que Dieu perçoit sont hors de son intellect, il s'ensuit que cet intellect est en puissance et, de même, les formes intelligibles. Dieu aura besoin, alors, de quelqu'un qui l'amène à l'acte. Ce qui est impossible, car Dieu ne serait pas, dans ce cas, l'être premier. Les formes perçues intelligiblement doivent se trouver dans l'intellect qui les perçoit. Il ne suffit donc pas, pour expliquer que Dieu connaît la multitude des choses, de supposer que les formes de ces choses existent par soi hors de l'intellect divin : il faut, de toute nécessité, les placer dans l'intellect divin lui-même. Les mêmes raisons font apparaître qu'on ne peut situer la multitude dé ces mêmes formes intelligibles en quelque intellect autre que celui de Dieu, que ce soit celui de l'âme, ou de l'ange, qui est intelligence. Car, dans cette hypothèse, l'intellect divin dépendrait, en l'une de ses opérations, de quelque intellect qui ne vient pourtant qu'après lui. Ce qui est également impossible. De même que les choses qui subsistent par elles-mêmes viennent de Dieu, ainsi ce qui est contenu dans ces choses. Et donc, pour que puissent exister les formes intelligibles susdites en quelque intellect venant après Dieu, il faut présupposer l'intellection divine elle-même, par laquelle Dieu est cause des choses. Il s'ensuivrait aussi que l'intellect divin serait en puissance, dès là que ses objets intelligibles ne lui seraient pas conjoints. De même que chaque existant a son être propre, ainsi a-t-il son opération propre. On ne peut donc admettre que du fait qu'un intellect possède les dispositions requises pour agir, un autre intellect exerce l'opération intellectuelle : c'est l'intellect lui-même en qui se trouvent ces dispositions qui doit exercer l'action. C'est ainsi que chaque être est par son essence, non par l'essence d'un autre. On ne pourra donc justifier la connaissance qu'a de la multitude l'intellect premier par le fait que les formes intelligibles existeraient en quelque intellect secondaire.

53 : SOLUTION DE LA DIFFICULTÉ PRÉCÉDENTE

Il est possible de résoudre facilement cette difficulté si l'on considère attentivement la manière dont les formes intelligibles existent dans l'esprit. Nous prenons notre point de départ dans notre intelligence à nous pour élever, autant qu'il est possible, à la connaissance de l'intellect divin. Les choses extérieures que nous appréhendons n'existent pas dans notre esprit selon leur nature propre, mais il faut que leurs espèces intelligibles soient dans notre intellect qui, par elles, exerce effectivement son acte d'intellection. Existant en acte par ces espèces comme par une forme qui lui est devenue propre, l'intellect se saisit des choses elles-mêmes. L'intellection n'en est pas pour autant une action transitive qui puisse atteindre l'objet intelligible d'une manière comparable à la chaleur qui passe dans l'objet chauffé ; l'intellection, elle, demeure dans l'esprit, mais elle est en rapport avec la réalité appréhendée, du fait que l'espèce intelligible, qui comme forme est le principe de l'opération intellectuelle, est aussi la similitude de la réalité. L'intellect, informé par l'espèce intelligible qui répond à la réalité, forme en soi-même, par l'exercice de son acte, une certaine intention de cette réalité. Cette intention est la raison de la chose ; elle-même signifiée par la définition. Or ceci s'avère indispensable. En effet, l'intellect appréhende aussi bien les choses absentes que celles qui sont présentes; en quoi il se rencontre avec l'imagination. Mais l'intellect a ceci de plus qu'il s'empare de la chose en tant que séparée des conditions matérielles sans lesquelles elle ne peut exister dans la réalité : ce qui ne pourrait se faire si l'intellect ne formait en soi l'intention susdite. Cette intention d'ordre intellectuel étant comme le terme de l'opération intellectuelle ne saurait se confondre avec l'espèce intelligible qui actue l'intellect et qu'on doit considérer comme le principe de l'opération intelligible, bien que toutes deux, intention et espèce, soient des similitudes de la réalité atteinte par l'esprit. Dès là, en effet, que l'espèce intelligible, forme de l'intellect et principe de l'intellection, est une similitude de la chose extérieure, il s'ensuit que l'intellect forme une intention semblable à cette chose : tel on est, et telles sont nos opérations. L'intention, objet de l'intellection, étant semblable à quelque réalité, il en résulte que l'intellect, en formant cette intention, comprend cette réalité. Nous avons montré que l'intellect divin ne comprend par nulle autre espèce intelligible que son essence. Cependant son essence est la similitude de toutes choses. Il en résulte que la conception de l'intellect divin, en tant qu'il se comprend, conception qui est son verbe, est la similitude non seulement de Dieu lui-même, objet d'intellection, mais aussi de tous les êtres dont l'essence divine est la similitude. Ainsi donc, par une seule espèce intelligible, qui est l'essence divine, et par une seule intention saisie intellectuellement, qui est le verbe divin, la multitude des choses peut être atteinte par Dieu.

54 : COMMENT L'ESSENCE DIVINE, UNE ET SIMPLE, PEUT ÊTRE LA PROPRE SIMILITUDE DE TOUS LES INTELLIGIBLES

Il peut paraître difficile, et impossible, qu'une seule et même réalité toute simple comme l'essence divine soit la raison propre, ou la similitude, de choses diverses. Car les choses diverses étant distinctes en raison de leurs formes propres, ce qui est semblable à une chose selon sa forme propre ne peut être que dissemblable par rapport à une autre. Par contre, pour autant que des réalités diverses possèdent quelque chose de commun, rien n'empêche qu'elles aient une similitude unique : ainsi de l'homme et de l'âne en tant qu'ils sont animaux l'un et l'autre. Il résulterait de là que Dieu n'a pas des choses une connaissance propre mais commune. En effet, l'opération de connaissance est fonction du mode selon lequel la similitude de l'objet connu se trouve dans la faculté de connaissance, comme l'action de chauffer se produit selon le mode de la chaleur : la similitude de l'objet connu dans le connaissant étant comme la forme par laquelle il agit. Si donc Dieu possède une connaissance propre de choses nombreuses, c'est qu'il est lui-même la raison propre de chacune d'entre elles. Nous allons chercher comment cela peut être. Comme le dit le Philosophe au VIIIe Livre de la Métaphysique, les formes et les définitions des choses, qui les signifient, sont semblables aux nombres. En effet, si l'on ajoute ou si l'on retranche une unité à quelque nombre, l'espèce de ce nombre varie, comme on le voit pour le nombre deux et pour le nombre trois. Il en va de même pour les définitions : une différence, ajoutée ou retranchée, fait changer l'espèce. C'est ainsi que la substance sensible diffère spécifiquement selon qu'on lui ajoute le caractère rationnel, ou qu'on le lui refuse. Or, l'intellect et la nature ne se comportent pas de même par rapport à ce qui contient en soi plusieurs choses. En effet, la nature d'une chose répugne à voir divisé ce que son être requiert : la nature animale ne demeurera pas si l'âme est séparée du corps. Mais l'intellect peut quelquefois saisir séparément les éléments qui sont unis dans l'être, à savoir quand l'un d'entre eux n'appartient pas à la raison de l'autre. C'est ainsi que dans le chiffre trois, il peut considérer seulement deux unités, et, dans l'animal raisonnable la seule détermination sensible. Par suite, l'intellect peut saisir comme la raison propre de plusieurs ce qui implique multiplicité : il suffit d'appréhender certains éléments en laissant les autres de côté. Il peut, par exemple, saisir la dizaine comme raison propre de la neuvaine, en retranchant une unité, et de même comme la raison propre de chacun des nombres que renferme cette dizaine. De même encore, l'intellect peut appréhender dans l'homme l'exemplaire propre de l'animal non raisonnable en tant que tel et de chacune de ses espèces, sauf si celles-ci ajoutaient quelque différence positive. C'est ce qui faisait dire à un certain philosophe du nom de Clément, que les plus nobles parmi les êtres sont les exemplaires des moins nobles. Or l'essence divine contient en elle-même la noblesse de tous les êtres, non certes par manière de composition mais de perfection, comme on l'a montré. D'autre part, toute forme, aussi bien propre que commune, est une certaine perfection si l'on considère ce qu'elle implique de positif ; elle ne dit imperfection qu'en tant qu'elle est déficiente par rapport à ce qui est l'être véritable. Par conséquent, l'intellect divin peut comprendre dans son essence ce qui est propre à chacun ; il le fait en percevant ce en quoi son essence est imitée et ce en quoi tout être s'éloigne de la perfection de cette essence. Ainsi, en voyant son essence comme imitable par manière de vie non connaissante, il comprend la forme propre de la plante ; s'il considère son essence comme imitable par manière de connaissance mais non d'intelligence, il se donne la forme propre de l'animal ; et ainsi de suite. Il est donc évident que l'essence divine, en tant qu'elle est absolument parfaite, peut être considérée comme la raison propre de toute chose, et que, par elle, Dieu peut avoir une connaissance propre de tous les êtres. Maintenant, dès là que la raison propre de l'un se distingue de la raison propre de l'autre, et que la distinction est le principe de la pluralité, on est amené à considérer dans l'intellect divin une certaine distinction et la pluralité des raisons intelligibles, selon que ce qui existe dans l'intellect divin est la raison propre des êtres divers. Or ceci se réalise selon que Dieu saisit le propre rapport d'assimilation que chaque créature entretient avec lui. Par conséquent, les raisons des choses existant dans l'intellect divin ne sont plusieurs ou distinctes, qu'en tant que Dieu sait que les choses lui sont assimilables de plusieurs et de diverses manières. C'est ce qu'exprime saint Augustin quand il dit que Dieu fait l'homme selon une certaine raison et le cheval selon une autre; il dit aussi que les raisons des choses sont plusieurs dans l'esprit de Dieu. Ainsi l'opinion de Platon est aussi respectée en quelque manière, qui concevait des idées selon lesquelles étaient formés tous les êtres du monde matériel.

55 : DIEU COMPREND TOUT EN MÊME TEMPS

Ce que nous venons de dire montre bien que Dieu comprend tout en même temps. Notre intellect, lui, ne peut comprendre en acte plusieurs choses même temps, puisque, l'intellect en acte étant l'intelligible en acte, si nous comprenions en acte et en même temps plusieurs choses, il s'ensuivrait que notre intellect serait en même temps plusieurs choses du même genre, ce qui est impossible. Je dis bien du même genre, car rien n'empêche qu'un même sujet soit informé par diverses formes de divers genres, comme on voit qu'un même corps est à la fois figuré et coloré. Or les espèces intelligibles qui informent l'intellect pour le rendre identique en acte aux objets de son intellection, toutes ces espèces appartiennent à un même genre. Elles ont, en effet, un seul mode d'être selon l'ordre intelligible bien que les choses dont elles sont les espèces ne se ressemblent pas dans la manière d'exister. C'est pourquoi les espèces intelligibles ne sont pas rendues contraires par la contrariété des choses hors de l'âme qu'elles représentent. C'est aussi pourquoi, lorsque plusieurs choses sont atteintes selon qu'elles ne font qu'un en quelque manière, elles sont comprises en même temps. L'intellect, en effet, appréhende en même temps un tout continu, et non pas une partie après l'autre ; de même, il entend en même temps la proposition, et non premièrement le sujet, et, ensuite, le prédicat. Cela, parce qu'il connaît toutes les parties selon une seule espèce intelligible qui représente le tout. Nous pouvons donc reconnaître que tout ce qui, multiple, est connu par une seule espèce, peut être appréhendé en même temps. Or, tout ce que Dieu connaît, il le connaît par une seule espèce, qui est son essence. Il peut donc comprendre toutes choses en même temps. La faculté de connaissance ne connaît en acte que s'il y a intention : ainsi, les images conservées dans la faculté organique ne sont pas toujours actualisées, pour cette raison que notre intention ne se porte pas sur elles, - c'est en effet l'appétit qui meut les autres puissances à leur acte chez les êtres qui agissent par volonté. Et donc nous ne voyons pas en même temps les multiples choses vers lesquelles notre intention ne se porte pas d'un seul coup. Quant à celles qui doivent faire l'objet d'une même intention, il faut qu'elles soient appréhendées en même temps : ainsi celui qui institue une comparaison entre deux choses dirige son intention vers elles deux et les regarde toutes deux d'un seul regard. Or tout ce qui appartient à la science divine tombe nécessairement sous une seule intention. L'intention de Dieu, en effet, est de voir parfaitement son essence. Ce qui revient à la voir selon toute sa vertu, dont tout dépend. Ainsi Dieu, en voyant son essence, voit toutes choses en même temps. Quand un intellect considère successivement une multiplicité de choses, il est impossible qu'il le fasse par une seule opération. Les opérations diffèrent en effet d'après leurs objets, l'opération intellective qui porte sur le premier objet devra être diverse de celle qui considère le deuxième. Or l'intellect divin n'a qu'une seule opération, qui est son essence, comme on l'a prouvé. Ce n'est donc pas successivement mais en une seule fois qu'il voit tous ses objets de connaissance. On ne peut concevoir la succession sans le temps, - non plus que le temps sans le mouvement, puisque le temps est le nombre du mouvement selon l'avant et l'après. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir de mouvement d'aucune sorte, comme on l'a vu. Il n'y a donc aucune succession dans la pensée divine, et tout ce qu'elle connaît, elle le connaît d'un seul coup. On l'a vu plus haut : l'action de penser, en Dieu, est identique à son être lui-même. Or, dans l'être divin, il n'y a ni avant ni après : tout est donné au même instant, comme on l'a montré. Par conséquent, la pensée divine n'a pas non plus d'avant et d'après, mais elle pense toutes choses en même temps. Toute intelligence qui pense une chose après une autre est, à un moment, en puissance à comprendre et, à un autre, en acte de compréhension : quand elle saisit en acte la première, elle ne saisit la deuxième qu'en puissance. Or l'intelligence divine n'est jamais en puissance mais toujours en acte d'intellection. Elle ne saisit donc pas les choses successivement mais toutes en même temps. L'Écriture Sainte témoigne de cette vérité, par ces mots de l'Épître de saint Jacques : Chez Dieu, il n'y a ni changement ni ombre d'une variation.

56 : LA CONNAISSANCE DE DIEU N'EST PAS UNE CONNAISSANCE HABITUELLE

Il résulte de tout cela qu'il n'y a pas en Dieu de connaissance habituelle. Partout où il y a connaissance habituelle, tout n'est pas connu en même temps, mais certaines choses sont connues en acte, et d'autres d'une connaissance habituelle. Or Dieu connaît toutes choses par un acte unique, comme on l'a montré. Il n'existe donc pas en lui de connaissance habituelle. Qui possède habituellement quelque chose et ne pense pas à elle est, d'une certaine manière, en puissance ; autrement cependant qu'il l'était avant la première compréhension. Or nous savons que l'intellect divin n'est en puissance d'aucune manière. Il n'y a donc en lui aucune espèce de connaissance habituelle. En tout intellect qui connaît habituellement quelque chose, autre est son essence, autre son opération intellectuelle, qui est la considération elle-même : à l'intellect, en effet, qui connaît habituellement, manque son opération, mais son essence ne saurait lui faire défaut. Or, en Dieu, l'essence et l'opération sont identiques, comme on l'a montré. Il n'y a donc pas de connaissance habituelle dans l'intellect divin. Un intellect ne connaissant encore que d'une manière habituelle n'existe pas selon sa perfection ultime. C'est pourquoi le bonheur, qui est la meilleure des choses, est considéré comme une réalité en acte, non comme une possession seulement habituelle. Si donc Dieu connaît habituellement par sa substance, considéré selon cette substance, il ne sera pas universellement parfait, contrairement à ce que nous avons montré plus haut. Nous avons établi que Dieu comprend par son essence, et non par quelques espèces intelligibles ajoutées à cette essence. Or tout intellect en disposition habituelle exerce son opération par des espèces intelligibles. En effet, cette disposition habituelle est, ou bien une certaine habilitation de l'intellect à recevoir les espèces intelligibles qui le mettront en acte de compréhension ; ou bien un groupement ordonné de ces espèces intelligibles, existant dans l'intellect, non selon un acte complet, mais comme dans un milieu entre la puissance et l'acte. Il n'y a donc pas en Dieu de science habituelle. L'habitus est une sorte de qualité. Or nulle qualité ou accident quelconque ne saurait se rencontrer en Dieu, comme on l'a vu. La connaissance habituelle ne convient donc pas à Dieu. La disposition en vertu de laquelle on dit de quelqu'un qu'il n'est qu'habituellement pensant, ou voulant, ou agissant, est assimilée à la disposition du dormeur ; d'où le mot de David, pour écarter de Dieu toute disposition habituelle : Non, il ne dort ni ne sommeille, le gardien d'Israël. Et l'Ecclésiastique dit aussi : Les yeux du Seigneur sont beaucoup plus lumineux que le soleil. Le soleil, en effet, est toujours lumineux en acte.

57 : LA CONNAISSANCE DIVINE N'EST PAS DISCURSIVE

On peut déduire de là que la pensée divine n'est pas ratiocinative, ou discursive. Notre pensée est ratiocinative lorsque nous allons d'un objet de connaissance à un autre, comme dans nos syllogismes, qui procèdent des principes jusqu'aux conclusions. En effet, on ne raisonne, on ne discourt pas du fait qu'on examine comment la conclusion découle des prémisses, celles-ci et celles-là étant tenues sous le même regard. Ceci ne se produit que dans le jugement porté sur un argument, non dans l'argumentation elle-même ; non plus qu'une connaissance est matérielle pour cette raison qu'elle juge des choses matérielles. Or, nous avons montré que Dieu ne considère pas une chose après une autre, comme successivement, mais toutes choses à la fois. Sa connaissance n'est donc pas ratiocinative, ou discursive, bien qu'il connaisse tout discours et tout raisonnement. Tout esprit qui raisonne considère les principes d'un premier regard et les conclusions d'un autre. Il n'y aurait pas lieu, en effet, après la considération des principes, de procéder à la conclusion, Si la vue de ces principes donnait aussi la vue immédiate de la conclusion. Or Dieu connaît tontes choses par une opération unique, qui est son essence, ainsi qu'on l'a prouvé. Sa connaissance ne procède donc pas par raisonnement. Toute connaissance ratiocinative implique, à la fois, puissance et acte : les conclusions sont en puissance dans les principes. Or, dans l'intellect divin, il n'y a aucune place pour la puissance passive, comme on l'a montré. Cet intellect ne procède donc pas par manière de discours. En toute science discursive, il y a nécessairement quelque chose de causé : les principes sont en quelque manière cause efficiente de la conclusion, ce qui a fait dire de la démonstration qu'elle est un syllogisme faisant savoir. Or, dans la science divine, il ne peut rien y avoir qui soit causé, puisque cette science est Dieu lui-même, comme on l'a vu. La science de Dieu ne peut donc être discursive. Ce que l'on connaît naturellement nous est connu sans raisonnement, comme on le voit pour les premiers principes. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'autre connaissance que naturelle, bien plus, essentielle : la science de Dieu se confondant avec son essence. La connaissance divine ne peut être rationnelle. Tout mouvement se ramène nécessairement au premier moteur, qui est seulement moteur, et non mû. Ce qui est donc à l'origine première du mouvement est nécessairement moteur non mû. Or c'est là l'intellect divin, comme on l'a montré. Il faut donc que cet intellect soit absolument moteur non mû. Mais le raisonnement est un certain mouvement de l'intellect allant d'un terme à un autre. L'intellect divin ne procède donc pas par raisonnement. Ce qui est suprême en nous est inférieur à ce qui est en Dieu, car l'inférieur n'atteint le supérieur qu'au sommet de soi-même. Or, ce qu'il y a de suprême dans notre connaissance, ce n'est pas la raison, mais l'intellect, origine de la raison. La connaissance de Dieu n'est donc pas rationnelle, mais seulement intellectuelle. Tout défaut est incompatible avec Dieu, dont nous savons qu'il est absolument parfait. Or la pensée ratiocinative a pour origine l'imperfection de la nature intellectuelle. En effet, ce qui est connu par un autre est moins connu que ce qui est connu par soi, et, pour atteindre ce qui est connu par un autre, la nature de l'être connaissant ne suffit pas si elle ne passe par ce qui fait connaître cet autre. Or dans la connaissance rationnelle, une chose devient connue par une autre ; quant à ce qui est connu intellectuellement, il l'est par soi, et à son endroit la nature connaissante suffit sans moyen extérieur. Il est donc manifeste que la raison est une sorte d'intellect déficient. La science divine ne saurait être ratiocinative. On comprend sans démarche de la raison ce dont l'image est dans la faculté connaissante : la puissance visuelle ne discourt pas pour connaître la pierre dont la ressemblance est en elle. Or l'essence divine est la ressemblance de toutes choses, comme on l'a prouvé. Elle ne procède donc pas par voie de discours rationnel pour connaître quelque chose. On voit ainsi la réponse aux objections qui semblent postuler le raisonnement dans la science divine. Dieu, fait-on remarquer, ne connaît les choses que par la médiation de son essence. Mais nous avons montré que cela ne se fait pas par voie discursive : l'essence divine n'est pas avec les autres choses dans le rapport de principe à conclusions, mais bien d'espèce intelligible à choses connues. Certains ont pensé aussi qu'il ne convenait pas de refuser à Dieu le pouvoir de raisonner par syllogisme. A cela il faut répondre que Dieu possède la science du syllogisme par manière de jugement et non par démarche syllogistique. A cette vérité, démontrée par la raison, la Sainte Écriture ajoute son témoignage, car il est écrit dans l'Épître aux Hébreux : Toutes choses sont nues et ouvertes à ses yeux. En effet, ce que nous savons par raisonnement ne nous est pas de soi nu et ouvert, mais nous est ouvert et découvert par la raison.

58 : DIEU NE COMPREND PAS EN COMPOSANT ET EN DIVISANT

Par ces mêmes raisons, on peut montrer que l'intellect divin ne comprend pas à la manière d'un intellect qui compose et qui divise. Dieu connaît toutes choses en connaissant son essence. Or il ne connaît pas son essence en composant et divisant. Il se connaît, en effet, tel qu'il est, et, en lui, il n'y a aucune composition. Dieu ne comprend donc pas par voie de composition et de division. Les choses que l'intellect saisit en composant et en divisant sont de nature à être par lui considérées à part : on n'aurait pas besoin de composition et de division Si, du fait qu'on appréhendait la quiddité de quelque chose, on savait ce qui lui appartient ou ne lui appartient pas. Si donc Dieu appréhendait par manière de composition et de division, il s'ensuivrait qu'il ne verrait pas toutes choses d'un seul regard, mais chaque chose à part. Ce dont nous avons établi le contraire. En Dieu on ne saurait parler d'avant et d'après. Or la composition et la division sont postérieures à la considération de la quiddité, qui en est le principe. Il ne peut y avoir composition et division dans l'opération de l'intellect divin. L'objet propre de l'intellect est la quiddité. Si bien que, par rapport à cette quiddité, l'intellect ne peut se tromper, sauf par accident. Il se trompe, au contraire, quand il a à composer et à diviser. Ainsi en va-t-il aussi du sens, qui est toujours vrai à l'égard de ses objets propres et se trompe à l'égard des autres. Or, dans l'intellect divin, il n'y a rien d'accidentel, mais seulement ce qui est par soi. On n'y trouve donc pas de composition et de division, mais seulement la simple acception des choses. La composition d'une proposition formée par un intellect qui compose et divise existe dans l'intellect lui-même, non dans la chose qui est hors de l'âme. Si donc l'intellect divin juge des choses à la manière d'un intellect qui compose et divise, c'est qu'il est lui-même composé. Nous savons que c'est impossible. L'intellect qui compose et divise juge de diverses choses par des compositions diverses. En effet, la composition de l'intellect ne dépasse pas les termes de la composition. Par suite, la composition par laquelle l'intellect juge que l'homme est un animal, ne juge pas que le triangle est une figure. D'autre part, la composition, ou la division, est une certaine opération de l'intellect. Si donc Dieu considère les choses en composant et en divisant, il s'ensuit que son intellection ne sera pas unique mais multiple. Son essence alors sera elle-même multiple, puisque son opération intellectuelle est son essence, comme on l'a montré. Ceci ne nous oblige pas à dire que Dieu ignore les énonciables. Car son essence, bien que une et simple, est l'exemplaire de tous les multiples et de tous les composés. De sorte que c'est par elle que Dieu connaît toute multitude et toute composition aussi bien de la nature que de la raison. L'autorité de la Sainte Écriture concorde avec tout cela. Il est écrit dans Isaïe : Car mes pensées ne sont pas vos pensées. Et pourtant il est dit dans le psaume : Le Seigneur sait les pensées des hommes, dont on voit assez qu'elles procèdent par composition et division de l'intellect. Denys dit aussi, au chapitre VII des Noms divins : Ainsi donc, la Sagesse divine, en se connaissant, connaît toutes choses : les choses matérielles immatériellement, les divisibles indivisiblement, et la multiplicité par manière d'unité.

VÉRITÉ

59 : LA VÉRITÉ DES ÉNONCIABLES N'EST PAS A EXCLURE DE DIEU

Du fait que la connaissance de l'intellect divin ne procède pas par manière de composition et de division, on voit bien, d'après ce qui vient d'être dit, qu'on ne saurait lui refuser d'atteindre la vérité, dont on sait, par le philosophe, qu'elle n'existe que dans l'intellect qui compose et divise. La vérité de l'intellect consiste dans l'adéquation de cet intellect et de la chose, selon que celui-ci prononce qu'existe ce qui est, ou n'existe pas ce qui n'est pas. Par suite, la vérité de l'intellect regarde cela même que dit cet intellect et non l'opération par laquelle il le dit. Il n'est pas requis, en effet, pour la vérité de l'intellect, que l'intellection elle-même soit adéquate à la chose, puisqu'il arrive que la chose soit matérielle tandis que l'intellection est immatérielle. C'est ce que l'intellect dit et connaît par son intellection qui doit être adéquat à la chose, de telle sorte qu'il en soit dans la réalité des choses comme le dit l'intellect. Or Dieu, dans la simplicité de son intelligence, où il n'y a ni composition ni division, connaît non seulement les quiddités des choses mais aussi les énonciations, comme on l'a montré. Ainsi, ce que l'intellect divin dit par son intellection, c'est la composition et la division. Le fait de la simplicité de l'intellect divin n'exclut donc pas de lui la vérité. Lorsque ce qui est dit ou compris est quelque chose de non-complexe, ce non-complexe lui-même, pour ce qui est de lui, n'est ni adéquat, ni inadéquat à la réalité. L'adéquation, en effet, et l'inadéquation impliquent comparaison ; mais le non-complexe, considéré en soi, ne renferme aucune comparaison ou application à la réalité. De sorte que, en lui-même, il ne peut être dit vrai ou faux. C'est seulement du complexe que l'on peut dire cela, car en lui se trouve désignée la comparaison de l'incomplexe à la réalité par la note de comparaison ou de division. Cependant l'intellect non complexe, en percevant la quiddité de la chose, le fait selon une certaine comparaison avec la chose : il l'appréhende, en effet, comme la quiddité de cette chose. Et donc, bien que l'incomplexe lui-même et la définition ne soient pas, en tant que tels, vrais ou faux, on dit que l'intellect appréhendant la quiddité est toujours vrai par soi, comme on le voit au IIIe Livre du De Anima. Encore qu'il puisse être faux, par accident, pour autant que la définition englobe quelque composition, ou des parties de la définition entre elles, ou de la définition totale à l'objet défini. Ainsi donc, la définition, - selon qu'on l'entend de la définition de telle ou telle chose, - appréhendée par l'intelligence, sera dite ou fausse purement et simplement si les parties de la définition manquent de cohérence, comme dans animal insensible, ou fausse relativement à telle chose, comme si l'on prend pour définition du triangle celle du cercle. Si donc l'on accordait, par impossible, que l'intellect divin ne connaît que les incomplexes, il faudrait dire encore qu'il est vrai par la connaissance de sa quiddité en tant que sienne. La simplicité divine n'exclut pas la perfection, car, dans la simplicité de son être, elle possède tout ce qu'il y a de perfection dans les autres choses par une certaine accumulation de perfections et de formes, comme on l'a montré plus haut. Or, notre intellect, dans son appréhension des simples notions, n'atteint pas à son ultime perfection, car il est encore en puissance par rapport à la composition et à la division, de même que, dans le monde de la nature, les corps simples sont en puissance par rapport aux mixtes, et les parties par rapport au tout. Ainsi donc, Dieu, par sa simple intelligence, a cette perfection de connaissance que notre intellect possède par sa double connaissance des notions complexes et des notions simples. Or la vérité appartient à notre intellect dans la parfaite connaissance qu'il a de soi, une fois qu'il est parvenu à la composition. Il y a donc bien aussi vérité dans la simple intelligence de Dieu elle-même. Dieu étant le bien de tout bien, puisqu'il a en lui-même toutes les bontés, comme on l'a montré plus haut, la bonté de l'intellect ne saurait lui manquer. Or le vrai est le bien de l'intellect : le philosophe le montre clairement au vie Livre de l'Éthique. La vérité est donc en Dieu. C'est ce que dit le psaume : Dieu est véridique.

60 : DIEU EST LA VÉRITÉ

De ce que nous venons de dire, il résulte que Dieu lui-même est la vérité. La vérité est une certaine perfection de l'intelligence, ou de l'opération intellectuelle, comme on l'a dit. Cette intellection, se confondant avec l'être divin, est parfaite par elle-même, - comme on l'a montré pour l'être divin, - sans que lui advienne quelque autre perfection. Il faut en conclure que la substance divine est la vérité elle-même. La vérité, dit le philosophe, est une certaine bonté de l'intellect. Or Dieu est sa bonté, comme on l'a montré. Il est donc aussi sa vérité. On ne peut rien affirmer de Dieu par mode de participation, dès là qu'il est son être, qui ne participe à rien. Or la vérité est en Dieu, comme on l'a vu. Si donc elle ne lui appartient pas par participation, il faut qu'elle le fasse par essence. Dieu est donc sa vérité. Bien que, selon le philosophe, le vrai ne soit pas proprement dans les choses mais dans l'esprit, les choses sont dites vraies quelquefois en tant qu'elles réalisent proprement l'acte de leur nature propre. Ce qui fait dire à Avicenne, dans sa Métaphysique, que la vérité d'une chose est la propriété de l'être de cette chose qui a été établie en elle, selon qu'une telle chose est de nature à donner de soi une idée vraie, et en tant qu'elle imite sa propre idée existant dans la pensée divine. Or Dieu est son essence. Par conséquent, que nous parlions de la vérité de l'intellect ou de la vérité de la chose, Dieu est sa vérité. Ceci est confirmé par l'autorité du Seigneur disant de soi, en saint Jean : Je suis la voie, la vérité et la vie.

61 : DIEU EST LA TRÈS PURE VÉRITÉ

A partir de ce nous venons de dire, il est manifeste qu'en Dieu est la pure vérité, à laquelle nulle fausseté ou mensonge ne peut se mêler. La vérité répugne à la fausseté, comme la blancheur à la noirceur. Or Dieu est non seulement vrai, il est la vérité elle-même. Il ne peut donc y avoir de fausseté en lui. L'intellect ne se trompe pas dans son appréhension de la quiddité, non plus que le sens par rapport a son objet propre. Or toute connaissance de l'intellect divin se présente à la manière d'un intellect dans sa connaissance des quiddités, ainsi qu'on l'a montré. Il est donc impossible qu'il y ait, dans la connaissance divine, erreur, tromperie ou fausseté. L'intellect ne se trompe pas quand il s'agit des principes premiers ; il se trompe parfois dans les conclusions auxquelles il parvient en raisonnant à partir des premiers principes. Or l'intellect divin ne raisonne pas, ou ne discourt pas, comme on l'a vu. Il ne peut donc y avoir en lui fausseté ou erreur. Plus un pouvoir de connaissance est élevé et plus son objet propre est universel, englobant plus de choses ; c'est ainsi que ce que la vue connaît par accident, le sens commun ou l'imagination l'appréhendent comme englobé par leur objet propre. Or la puissance de l'intellect divin est au sommet de la sublimité dans l'ordre de la connaissance. Tout ce qui est objet de connaissance se réfère donc à lui comme objet de connaissance en propre et par soi, non d'une manière accidentelle. Mais à l'égard de ces objets de connaissance, la puissance cognitive ne se trompe pas. Il est donc impossible que l'intellect divin se trompe par rapport à quelque objet de connaissance que ce soit. La vertu intellectuelle est une certaine perfection de l'intellect dans l'acte de la connaissance. Or, quand il exerce sa vertu intellectuelle, l'intellect ne peut dire le faux, mais seulement ce qui est vrai. En effet, dire le vrai est un acte bon de l'intellect, et c'est le fait de la vertu de rendre les actes bons. Or l'intellect divin est plus parfait par sa nature même que l'intellect humain par l'habitus de la vertu ; il est, en effet, au terme de la perfection. Il apparaît donc qu'il ne peut y avoir de fausseté dans l'intellect divin. La science de l'intellect humain est causée en quelque sorte par les choses. C'est pourquoi les objets de science sont la mesure de la science humaine : le vrai vient de ce que l'intellect juge que les choses sont de telle ou telle manière, et non l'inverse. Mais l'intellect divin est cause des choses par sa science. C'est donc sa science qui est la mesure des choses, de même que l'art est la mesure des _uvres d'art, lesquelles sont d'autant plus parfaites qu'elles concordent davantage avec l'art. Ainsi, le rapport de l'intellect divin aux choses est le même que celui des choses à l'intellect de l'homme. Or, l'erreur qui vient de l'inadéquation de l'intellect humain aux choses ne se trouve pas dans les choses mais bien dans l'intellect. Si donc il n'y avait pas adéquation absolue de l'intellect divin et des choses, l'erreur serait dans les choses et non dans l'intellect divin. Et pourtant, il n'y a pas d'erreur dans les choses, car autant chaque chose a d'être, autant a-t-elle de vérité. Il n'existe donc aucune inégalité entre l'intellect divin et les choses ; aucune erreur ne peut se trouver dans cet intellect. De même que le vrai est le bien de l'intellect, ainsi le faux est son mal : nous désirons naturellement le vrai et nous répugnons à être trompés par le faux. Or il ne saurait y avoir de mal en Dieu, - nous l'avons prouvé, - et, par suite, aucune erreur. C'est pour cela qu'on lit dans l'Épître aux Romains : Dieu est véridique ; dans les Nombres : Dieu n'est pas comme un homme, menteur ; et en saint Jean : Dieu est lumière et il n'y a point de ténèbres en lui.

62 : LA VÉRITÉ DIVINE EST LA VÉRITÉ PREMIÈRE ET SUPRÊME

Il résulte manifestement de ce que nous venons de dire que la vérité divine est la vérité première et suprême. La disposition des choses dans l'être est aussi la leur dans l'ordre de la vérité, comme le dit le philosophe au IIe Livre de sa Métaphysique ; et cela parce que l'être et la vérité sont convertibles : il y a en effet vérité quand on affirme être ce qui est, ou ne pas être ce qui effectivement n'est pas. Or l'être divin est premier et absolument parfait. Par conséquent, la vérité divine est aussi première et suprême. Ce qui convient par essence à quelqu'un lui convient à la perfection. Or la vérité est attribuée à Dieu essentiellement, on l'a montré. La vérité divine est donc la première et souveraine vérité. La vérité est en notre esprit en tant qu'il est adéquat à la réalité perçue. Or la cause de l'égalité est l'unité, comme on le voit au Ve Livre de la Métaphysique. Puisque, dans l'intellect divin, l'intellect et l'objet de l'intellection sont absolument identiques, la vérité divine est donc première et suprême. Ce qui est mesure en quelque genre est aussi ce qu'il y a de plus parfait dans ce genre : ainsi toutes les couleurs sont-elles mesurées par la couleur blanche. Or la vérité divine est la mesure de toute vérité. En effet, la vérité de notre intellect est mesurée par les choses extérieures à l'âme, puisque cet intellect est dit vrai en tant qu'il est en accord avec les choses. Quant à la vérité des choses, elle est mesurée par l'intellect divin, qui est la cause des choses, comme on le montrera. C'est ainsi que la vérité des _uvres de l'art est mesurée par l'art de l'artisan, le coffre est vrai quand il concorde avec l'art. Comme Dieu est aussi l'intelligence première et le premier intelligible, la vérité de tout intellect doit être mesurée par sa vérité, s'il est vrai que chacun est mesuré par le premier de son genre, comme le dit le Philosophe au Xe Livre de sa Métaphysique. La vérité divine est donc la vérité première, suprême, et absolument parfaite.

63 : RAISONS DE CEUX QUI VEULENT REFUSER À DIEU LA CONNAISSANCE DES SINGULIERS

Certains prétendent retirer à la perfection de la connaissance divine la connaissance des singuliers. Ils prennent dans ce but sept voies différentes. 1. La première se fonde sur la condition même de la singularité. Le principe de la singularité étant la matière déterminée, il ne semble pas que les singuliers puissent être connus par quelque puissance immatérielle, s'il est vrai que toute connaissance se fait par une certaine assimilation. Ainsi, en nous, seules les puissances qui usent d'organes matériels, imagination, etc., appréhendent les singuliers ; l'intellect, au contraire, puissance immatérielle, ne connaît pas les singuliers. Bien moins encore l'intellect divin connaîtra-t-il les singuliers, lui qui est totalement dégagé de la matière. Dieu, semble-t-il, ne peut donc absolument pas connaître les singuliers. 2. Les singuliers n'existent pas en tout temps. Ainsi donc : ou bien ils seront toujours connus de Dieu, ou bien ils seront connus à un moment, inconnus à un autre. La première hypothèse ne peut pas se vérifier, car de ce qui n'est pas il n'y a pas de science, laquelle n'a pour objet que le vrai ; - ce qui n'est pas ne saurait être vrai. La deuxième hypothèse ne peut non plus se soutenir, car la connaissance de l'intellect divin est tout à fait invariable, comme on l'a montré. 3. Les singuliers ne sont pas tous le fruit de la nécessité ; certains ont une origine contingente. On ne peut donc les connaître avec certitude que lorsqu'ils existent. Est connaissance certaine, en effet, celle qui ne peut se tromper. Or toute connaissance d'une réalité contingente, encore à venir, peut être entachée d'erreur, car l'opposé de ce qu'affirme la connaissance peut se produire. Si en effet, cette éventualité contraire ne pouvait se produire, la réalité en question serait nécessaire. Ainsi donc nous ne pouvons avoir la science des futurs contingents, mais simplement une estimation conjecturale. Or il faut tenir absolument que toute connaissance divine est très certaine et infaillible, comme on l'a montré. Il est impossible ainsi que Dieu commence à connaître de nouveau quelque chose, alors qu'il est immuable. Il semble donc résulter de tout cela que Dieu ne connaît pas les singuliers contingents. 4. La cause de certains singuliers est la volonté. Or un effet, avant qu'il n'existe, ne peut être connu que dans sa cause : il ne peut exister qu'en elle avant qu'il ne commence d'exister en lui-même. Mais les mouvements de la volonté ne peuvent être connus de personne avec certitude, Si ce n'est de celui qui veut, au pouvoir de qui se trouvent ces mouvements. Il semble donc impossible que Dieu ait une connaissance éternelle de cette sorte de singuliers qui ont leur cause dans la volonté. 5. Le nombre des singuliers est infini. L'infini, en tant que tel, est inconnu, car tout ce qui est connu est en quelque sorte mesuré par la compréhension du connaissant : la mensuration n'étant rien d'autre qu'un certain témoignage de la chose mesurée. C'est pourquoi tout art répugne à ce qui n'est pas défini. Or les singuliers sont en nombre infini, du moins en puissance. Il paraît donc impossible que Dieu connaisse les singuliers. 6. Les singuliers se présentent avec une certaine bassesse. Si la noblesse de la science se mesure à la noblesse de son objet, la bassesse de l'objet semble devoir entraîner celle de la science correspondante. Mais l'intellect divin est d'une noblesse absolue. Cette noblesse ne supporte donc pas que Dieu connaisse certains êtres très bas que comportent les singuliers. 7. Il y a du mal en certains singuliers. Or le sujet connu étant en quelque sorte présent dans le sujet connaissant, et le mal ne pouvant exister en Dieu, il semble en résulter que Dieu ne connaît absolument pas le mal et la privation. Seul en serait capable l'intellect qui est en puissance : la privation, en effet, ne peut être qu'en puissance. La conclusion serait que Dieu ne peut connaître les singuliers, puisque se trouvent en eux le mal et la privation.

64 : PLAN DES RÉPONSES À FAIRE TOUCHANT LA CONNAISSANCE DIVINE

Pour réfuter cette erreur au sujet de la connaissance divine, pour mettre aussi en évidence la perfection de la science divine, il nous faut chercher avec diligence la vérité sur chacun des points précédents et réfuter ainsi ce qui est contraire à la vérité. Nous montrerons donc : 1e que l'intellect divin connaît les singuliers ; 2e qu'il connaît ce qui n'est pas en acte ; 3e qu'il connaît les futurs contingents d'une connaissance infaillible ; 4e qu'il connaît les mouvements de la volonté ; 5e qu'il connaît l'infini ; 6e qu'il connaît les êtres les plus infimes et les plus petits ; 7e qu'il connaît les maux et n'importe quelle privation ou manque.

65 : DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS

Nous allons donc montrer d'abord que la connaissance des singuliers ne saurait manquer à Dieu. Nous avons déjà établi que Dieu connaît les autres choses en tant qu'il est leur cause. Or les effets de Dieu sont des réalités singulières. Car Dieu cause les choses en cette manière qui consiste à les faire exister en acte. Or les universels ne sont pas des réalités subsistantes ; ils n'ont d'être que dans les singuliers, comme on le montre an VIIe Livre de la Métaphysique. Ainsi donc Dieu connaît les autres choses que soi non seulement en général mais aussi dans leur singularité. Dès que l'on connaît les principes qui constituent l'essence d'une chose, cette chose est nécessairement connue : l'homme est connu quand on connaît l'âme raisonnable et tel corps. Or l'essence singulière est constituée par la matière déterminée et par la forme individuelle : l'essence de Socrate est constituée par ce corps et cette âme, comme l'essence de l'homme universel par l'âme et le corps, ainsi qu'on le voit au VIIe Livre de la Métaphysique. Et donc, de même que ces derniers éléments intègrent la définition de l'homme universel, ainsi les premiers composeraient la définition de Socrate si celui-ci pouvait être défini. Par suite, quiconque possède la connaissance de la matière, et celle de ce que détermine la matière, et celle de la forme individuée dans la matière, ne peut manquer de la connaissance singulière. Or la connaissance de Dieu s'étend jusqu'à la matière, les accidents individuels et les formes. Dès là en effet que son intellection est son essence, la connaissance ne peut lui faire défaut de tout ce qui est dans son essence de quelque manière que ce soit. En cette essence se trouve virtuellement, comme en son origine première, tout ce qui a l'être en quelque manière, puisqu'elle est le principe d'existence premier et universel. Or la matière et l'accident ne sont pas étrangers à l'être, car la matière est de l'être en puissance et l'accident est être en un autre. La connaissance des singuliers ne manque donc pas à Dieu. La nature d'un genre ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ses différences premières et ses propriétés : on ne connaît pas parfaitement la nature du nombre si on ignore le pair et l'impair. Or l'universel et le singulier sont les différences ou les propriétés essentielles de l'être. Si donc Dieu, en connaissant son essence, connaît parfaitement la nature commune de l'être, il ne peut manquer de connaître l'universel et le singulier. Or, de même qu'il ne connaîtrait pas parfaitement l'universel s'il connaissait l'intention d'universalité mais non la réalité universelle telle l'homme ou l'animal, ainsi ne connaîtrait-il pas parfaitement le singulier s'il connaissait seulement la raison de singularité et non tel ou tel singulier. Il faut donc que Dieu connaisse les réalités singulières. Dieu est son être même ; il est aussi son acte de connaître, nous l'avons montré. Mais dès là qu'il est son être, on doit trouver en lui, comme en la première origine de l'être, toutes les perfections de l'être, ainsi qu'on l'a vu. Il en résulte que dans sa connaissance toute perfection de connaissance doit être présente comme en la première source de connaissance. Or ceci ne serait pas, si lui manquait la connaissance des singuliers, puisque c'est en cela que consiste la perfection de certains connaissants. Il est donc impossible que Dieu n'ait pas la connaissance des singuliers. Dans tous les domaines où les énergies sont ordonnées entre elles, on remarque que l'énergie supérieure s'étend à plus de choses, bien qu'elle soit unique, tandis que l'énergie inférieure ne s'étend qu'à peu d'objets et se divise même par rapport à eux, comme on le voit pour l'imagination et le sens. En effet, la seule force de l'imagination s'étend à tout ce que connaissent les cinq pouvoirs sensoriels et à d'autres objets encore. Or la puissance de connaissance en Dieu est supérieure à celle de l'homme. Ainsi donc, tout ce que l'homme connaît par ses diverses puissances, par son intelligence, son imagination et ses sens, Dieu l'atteint par son unique et simple intellect. Dieu connaît donc les réalités singulières, que nous percevons par nos sens et par notre imagination. L'intellect divin ne tire pas des choses sa connaissance, comme le nôtre, mais bien plutôt est-il par sa connaissance cause des choses, ainsi qu'on le montrera ultérieurement. La connaissance qu'il a des choses est donc une connaissance de mode pratique. Or la connaissance pratique n'est parfaite que si elle atteint jusqu'aux singuliers. En effet, la fin de la connaissance pratique est l'opération, laquelle n'existe que par rapport aux singuliers. Par conséquent, la connaissance que Dieu a des autres choses s'étend jusqu'aux réalités singulières. Nous avons montré que le premier mobile est mû par un moteur qui meut par intelligence et par volonté. Or un moteur ne pourrait causer le mouvement par son intelligence s'il ne connaissait le mobile en tant que de nature à être mû selon le lieu, ce qui se vérifie selon qu'il est ici et maintenant, et, par suite, en tant qu'il est singulier. Ainsi donc l'intellect qui est le moteur du premier mobile connaît ce premier mobile en tant qu'il est singulier. Ce moteur, ou bien on le tient pour Dieu, et alors nous avons notre preuve, ou bien pour quelque chose d'inférieur à Dieu. Mais si cet être peut connaître le singulier par sa propre force, - ce que notre intellect ne peut faire, - l'intellect divin le pourra bien davantage. La cause agente l'emporte sur le patient et l'effet, comme l'acte sur la puissance. Par suite, la forme de degré inférieur ne peut, en agissant, porter sa ressemblance jusqu'à un degré supérieur, tandis que la forme supérieure peut par son action communiquer sa ressemblance à un degré inférieur ; ainsi, des formes corruptibles sont produites dans ce monde inférieur par les influences incorruptibles des étoiles, mais une puissance corruptible ne peut produire une forme incorruptible. D'autre part, toute connaissance se fait par assimilation du connaissant et de l'objet connu, avec cette différence que l'assimilation, dans le cas de la connaissance humaine, se produit par l'action des choses sensibles sur les forces humaines de connaissance, tandis que, dans la connaissance divine, c'est au contraire, par l'action de la forme de l'intellect divin sur les réalités connues. Ainsi donc la forme des réalités sensibles, dès là qu'elle est individuée par sa matérialité, ne peut pousser la ressemblance de sa singularité au point qu'elle soit tout à fait immatérielle, mais seulement jusqu'aux puissances qui se servent d'organes matériels. Cette ressemblance est élevée, par la vertu de l'intellect actif, jusqu'à l'intelligence, dans la mesure où elle est dépouillée totalement des conditions matérielles. Mais alors la ressemblance de la singularité de la forme sensible ne peut parvenir jusqu'à l'intellect humain. La ressemblance de la forme de l'intellect divin, au contraire, qui atteint jusqu'aux éléments inférieurs des choses auxquels s'étend sa causalité, parvient jusqu'à la singularité de la forme sensible et matérielle. L'intellect divin peut donc connaître les singuliers, mais l'intellect humain ne le peut pas. Si Dieu ne connaissait pas les singuliers, que les hommes eux-mêmes connaissent, il s'ensuivrait cette chose inadmissible que le philosophe oppose à Empédocle, à savoir que Dieu serait tout à fait sot. L'autorité de la Sainte Écriture confirme aussi cette vérité que nous venons d'établir. Il est écrit en effet dans l'Épître aux Hébreux : Nulle créature n'est invisible devant lui. Quant à l'erreur contraire, elle est aussi exclue par ces mots de l'Ecclésiastique : Ne dis pas : je me cacherai de Dieu, là-haut qui se souviendra de moi ? On voit aussi, d'après cela, que l'objection contraire ne conclut pas correctement. Car ce par quoi l'intellect divin comprend, bien qu'immatériel, est pourtant la ressemblance de la matière et de la forme, en tant que principe premier et efficient de ces deux éléments.

66 : DIEU CONNAIT CE QUI N'EXISTE PAS

Nous avons à montrer maintenant que la connaissance de ce qui n'existe pas ne manque pas non plus à Dieu. Nous l'avons vu : le rapport est le même de la science divine aux choses connues que celui des objets de connaissance à notre science Or le rapport de l'objet de connaissance à notre science est tel que cet objet peut exister sans que nous en ayons la science, selon l'exemple de la quadrature du cercle que donne le philosophe, dans les Prédicaments. Mais le contraire ne se vérifie pas. Ainsi donc tel sera le rapport de la science divine aux autres choses qu'elle puisse s'étendre aussi à ce qui n'existe pas. La connaissance de l'intellect divin est dans le même rapport avec les autres choses que la connaissance de l'artisan avec les _uvres de celui-ci ; c'est par sa science, en effet, qu'il est cause des choses. Or l'artisan, par la connaissance de son art, atteint aussi les _uvres qui n'existent pas encore. Car les formes artistiques procèdent de la science de l'artisan, pour informer la matière extérieure et constituer les _uvres de l'art. Rien n'empêche donc que, dans la science de l'artiste, existent des formes qui n'ont pas encore été extériorisées. Ainsi il n'y a pas de difficulté à admettre que Dieu ait la connaissance de ce qui n'existe pas. Dieu connaît les autres êtres que soi par son essence en tant qu'elle est la ressemblance de ce qui procède de lui, comme on l'a vu. Or, l'essence divine étant d'une perfection infinie, ainsi qu'on l'a montré, et toute autre chose ayant un être et une perfection limités, il est impossible que la totalité des autres choses soit égale à la perfection de l'essence divine. La puissance de la représentation divine s'étend donc à bien plus de choses qu'à celles qui existent. Par conséquent, si Dieu connaît pleinement la puissance et la perfection de son essence, sa connaissance s'étend non seulement à ce qui est mais aussi à ce qui n'est pas. Notre intellect peut avoir la connaissance même de ce qui n'existe pas en acte, par cette opération qui porte sur ce qu'est une chose : il peut comprendre l'essence du lion ou du cheval, même si tous les animaux de cette sorte venaient à disparaître. Or l'intellect divin connaît, à la manière de qui connaît ce que sont les choses, non seulement les définitions mais aussi les énonciations, comme on l'a vu plus haut, ne peut donc avoir connaissance même de ce qui n'existe pas.

67 : DIEU CONNAÎT LES SINGULIERS FUTURS CONTINGENTS

A partir de ce que nous venons de dire on peut déjà voir assez clairement que Dieu a eu de toute éternité la science infaillible des contingents singuliers sans que ceux-ci cessent d'être des contingents. Le contingent ne répugne à la certitude de la connaissance que pour autant qu'il est futur, et non en tant qu'il est présent. En effet le contingent, dès là qu'il est futur, peut ne pas être, et la connaissance de qui estime qu'il existera peut être trompée : on se trompe si ce qu'on a jugé devoir arriver n'arrive pas. Mais que le contingent soit présent, pour ce temps-là il ne peut pas ne pas être. Il peut ne pas être à l'avenir : ceci ne regarde plus le contingent en tant que présent, mais en tant que futur. Ainsi la certitude des sens n'est en rien infirmée lorsque quelqu'un voit courir un homme, bien que cette proposition soit contingente. Par conséquent toute connaissance qui porte sur le contingent en tant qu'il est présent, peut être certaine. Or le regard de l'intellect divin se porte de toute éternité sur chacune des choses qui se passent dans le temps, en tant que chacune lui est présente, comme on l'a montré. On voit ainsi que rien n'empêche que Dieu ait de toute éternité la science infaillible des contingents. Le contingent diffère du nécessaire selon la manière dont ils sont contenus dans leur Cause : le contingent est dans sa cause de telle sorte qu'il puisse, à partir d'elle, être ou ne pas être ; le nécessaire, lui, ne peut qu'être, à partir de sa cause. Mais si l'on considère ce que l'un et l'autre sont en eux-mêmes, il n'y a pas de différence au point de vue de l'être, sur lequel se fonde le vrai. En effet, le contingent, selon ce qu'il est en lui-même, ne comporte pas l'être et le non-être, mais seulement l'être, bien que le contingent puisse ne pas être dans le futur. Or l'intellect divin connaît de toute éternité les choses non seulement selon l'être qu'elles ont dans leurs causes, mais aussi selon l'être qu'elles ont en elles-mêmes. Rien donc n'empêche que Dieu ait une connaissance éternelle et infaillible des contingents. De même qu'un effet découle avec certitude d'une cause nécessaire, ainsi le fait-il d'une cause contingente complète Si elle n'est pas empêchée. Or Dieu, qui connaît toutes choses, comme on l'a vu, connaît non seulement les causes des faits contingents mais aussi ce qui peut les empêcher de les produire. Il sait donc avec certitude si les contingents sont ou ne sont pas. Qu'un effet dépasse la perfection de sa cause, voilà qui n'arrive pas ; mais ce qui peut arriver, c'est qu'il soit déficient par rapport à elle. C'est ainsi qu'il nous arrive, - à nous dont la connaissance part des choses, - de connaître les choses nécessaires non pas selon un mode de nécessité mais seulement selon un mode de probabilité. Or, de même que les choses sont pour nous cause de connaissance, ainsi la connaissance divine est-elle cause des choses connues. Rien n'empêche donc que soient contingentes en elles-mêmes des réalités dont Dieu a une science nécessaire. Un effet dont la cause est contingente ne peut être nécessaire ; car il arriverait que l'effet existe, malgré l'éloignement de sa cause. Or la cause d'un effet ultime est à la fois une cause prochaine et une cause éloignée. Si donc la cause prochaine est contingente, son effet devra être contingent, même Si la cause éloignée est une cause nécessaire : ainsi les plantes ne donnent pas nécessairement des fruits bien que le mouvement solaire soit nécessaire, et cela en raison des causes contingentes intermédiaires. Or la science de Dieu, bien qu'elle soit la cause des choses connues par elle, est pourtant une cause éloignée. La contingence des choses connues ne répugne donc pas à la nécessité de cette science divine, dès là qu'il arrive que les causes intermédiaires soient contingentes. La science de Dieu ne serait ni vraie ni parfaite si les choses n'arrivaient pas de la manière dont Dieu les voit arriver dans sa connaissance. Or Dieu, qui connaît l'universalité des êtres, dont il est le principe, connaît chaque effet non seulement en lui-même mais aussi par rapport à toutes ses causes. Mais le rapport des effets contingents à leurs causes prochaines est qu'ils procèdent d'elles d'une manière contingente. Ainsi donc la certitude de la science divine et la vérité des choses ne suppriment pas la contingence. On voit donc d'après cela comment réfuter l'objection que l'on fait contre la connaissance divine des réalités contingentes. Le changement dans les êtres qui suivent n'entraîne pas de changement dans les êtres qui précèdent, puisqu'on voit les effets ultimes se produire d'une manière contingente à partir de causes premières nécessaires. Or les choses qui sont connues de Dieu ne préviennent pas sa science, comme il en va pour nous, mais elles lui sont postérieures. Si donc ce qui est connu de Dieu peut varier, il ne s'ensuit pas que sa science puisse errer ou varier d'aucune manière. Et nous nous abusons selon ce qui s'ensuit si, pour cette raison que notre connaissance des choses variables est elle-même changeante, nous pensons que cela doive arriver nécessairement en toute espèce de connaissance. Quand on dit Dieu sait, ou sut, ce futur, on conçoit un certain intermédiaire entre la science divine et la chose sue, à savoir le moment où l'on parle et par rapport auquel ce qui est dit connu de Dieu se trouve être futur. Mais il n'est pas futur au regard de la science divine qui, existant dans le moment de l'éternité, se trouve présente à toutes choses. Par rapport à cette science, si on fait abstraction du temps où la parole est prononcée, on ne peut dire que le futur est connu comme un non-existant, de telle sorte que l'on puisse se demander s'il peut ne pas être, mais on le dira connu de Dieu comme vu déjà en son existence. Ceci étant admis, la question précédente n'a plus à se poser, car ce qui est déjà ne peut pas, par rapport à cet instant, ne pas être. L'erreur vient donc de ce que le temps dans lequel nous parlons coexiste avec l'éternité, comme aussi le temps passé (que l'on désigne en disant : Dieu sut) ; on attribue alors à l'éternité le rapport du temps passé au futur ce qui ne lui convient absolument pas. De là vient que l'on tombe par accident dans l'erreur. Si toute chose est connue de Dieu comme vue à la manière d'une réalité présente, on devra dire que l'existence de ce que Dieu connaît est nécessaire, comme il est nécessaire que Socrate soit assis du fait qu'on le voit dans cette position. Or ceci n'est pas nécessaire absolument, ou, comme le disent certains, d'une nécessité de conséquent, mais sous condition, ou d'une nécessité de conséquence. Cette proposition conditionnelle : si on le voit assis, il est assis, est nécessaire. Et donc, si on passe de cette conditionnelle à une proposition catégorique, et qu'on dise ce que l'on voit assis, est nécessairement assis, il est clair que si on l'entend de ce qui est dit et au sens d'une composition, cette proposition est vraie ; entendue de la réalité et par manière de division, elle est fausse. C'est ainsi que, en ce domaine, et en tout domaine semblable, qui regarde la science de Dieu par rapport aux réalités contingentes, les opposants font fausse route en ne distinguant pas le sens composé du sens divisé. Que Dieu connaisse les futurs contingents, on peut le montrer aussi par l'autorité de la Sainte Écriture. Il est écrit, en effet, dans la Sagesse, au sujet de la Sagesse divine. Elle sait à l'avance signes et prodiges, ainsi que la succession des époques et des temps. Et, dans l'Ecclésiastique : Je t'ai annoncé les choses à l'avance ; avant qu'elles n'adviennent, je te les ai proclamées.

68 : DIEU CONNAÎT LES MOUVEMENTS DE LA VOLONTÉ

Nous avons à montrer maintenant que Dieu connaît les pensées des esprits et les volontés des c_urs. Tout ce qui existe de quelque manière que ce soit est connu de Dieu, en tant qu'il connaît son essence : on l'a montré plus haut. Or certains êtres sont dans l'âme, d'autres dans les choses en dehors de l'âme. Dieu connaît donc toutes les différences de cet être et celles qui sont renfermées en elles. Or l'être qui est dans l'âme consiste en ce qui est dans la volonté ou dans la pensée. Il est donc manifeste que Dieu connaît ce qui existe dans la pensée et dans la volonté. Dieu en connaissant son essence connaît les autres choses, comme on connaît les effets par la connaissance de leur cause. Il connaît donc en son essence tout ce à quoi s'étend sa causalité. Or cette causalité s'étend aux opérations de l'intellect et de la volonté. En effet, comme toute chose opère par sa forme, d'où lui vient son être, il faut reconnaître que le principe fontal de tout l'être, et aussi de toute forme, est le principe de toute opération, puisque les effets des causes secondes relèvent principalement des causes premières. Dieu connaît donc les pensées et les affections du c_ur. De même que l'être divin est premier et, pour cette raison, cause de tout être, ainsi son intellection est première et, pour cela, la cause intellectuelle de tonte opération intellectuelle. De même donc que Dieu en connaissant son être connaît l'être de toute chose, ainsi, dans la connaissance de son intellection, et de son vouloir, il connaît toute pensée et toute volonté. Dieu connaît les choses non seulement selon qu'elles sont en elles-mêmes mais aussi en tant qu'elles sont dans leurs causes, comme on l'a vu plus haut : il connaît, en effet, l'ordre de la cause à son effet. Or les _uvres de l'art sont dans les artisans par l'intellect et la volonté de ceux-ci, comme les choses naturelles sont dans leurs causes par les propriétés des causes : les choses naturelles s'assimilent leurs effets par leurs propriétés actives, et, de même, l'artisan imprime par son intellect la forme de l'_uvre d'art par laquelle cette _uvre est assimilée à l'art dont elle procède. Et il en va de même pour tout ce qui vient d'un propos délibéré. Dieu connaît donc les pensées et les volontés. Dieu ne connaît pas moins les substances intelligibles que, lui et nous, connaissons les substances sensibles les substances intellectuelles, en effet, sont plus connaissables, étant plus en acte. Or les déterminations et les inclinations des substances sensibles sont connues et de Dieu et de nous. Et donc, puisque la pensée de l'âme se fait par une certaine détermination de forme en elle, et que l'affection est une certaine inclination de l'âme vers quelque chose, - l'inclination d'une chose naturelle est appelée elle-même appétit naturel, - il faut en conclure que Dieu connaît les pensées et les affections des c_urs. Ceci est confirmé par le témoignage de la Sainte Écriture. Il est écrit en effet dans les Psaumes : Scrutant les c_urs et les reins, ô Dieu ; dans les Proverbes : Enfer et perdition sont devant le Seigneur combien plus le c_ur des enfants des hommes ; et dans saint Jean : Lui savait ce qu'il y a dans l'homme. La maîtrise que la volonté possède sur ses actes, et par quoi il est en son pouvoir de vouloir ou de ne pas vouloir, exclut la détermination de la puissance à une seule chose et la violence d'une cause qui agit de l'extérieur, mais elle n'exclut pas l'influence de la cause supérieure d'où lui vient l'être et l'agir. Ainsi donc la causalité par rapport aux mouvements de la volonté est sauvegardée dans la cause première, qui est Dieu, de telle sorte qu'en se connaissant lui-même celui-ci puisse connaître ces mouvements.

69 : DIEU CONNAÎT L'INFINI

Il nous faut montrer maintenant que Dieu connaît l'infini des choses. Nous l'avons vu : en se connaissant comme cause de tout, il connaît les autres choses que lui. Or il est cause d'un infini de choses, si les êtres sont infinis : il est cause, en effet, de tout ce qui est. Il connaît donc ce qui est infini. Dieu connaît parfaitement sa puissance, comme on l'a vu. Or une puissance ne peut être parfaitement connue que si l'on connaît toutes ses possibilités, dès là que la quantité de sa force se mesure en quelque sorte à ces possibilités. Mais la puissance divine, étant infinie, comme on l'a montré, s'étend à l'infinité des choses. Dieu connaît donc cette infinitude. Si la connaissance de Dieu s'étend à tout ce qui existe de quelque manière que ce soit, comme on l'a montré, il en résulte qu'il ne connaît pas seulement l'être en acte mais aussi l'être en puissance. Or, dans le monde des choses naturelles, il y a un infini en puissance, non actualisé, comme le prouve le Philosophe au IIIe Livre des Physiques. Dieu connaît donc ce qui est infini, comme l'unité, qui est le principe du nombre, connaîtrait les espèces infinies des nombres si elle connaissait tout ce qui est en elle en puissance : l'unité, en effet, est tout nombre en puissance. Dieu connaît toutes choses par son essence comme par une sorte de moyen exemplaire. Mais, comme sa perfection est infinie, ainsi qu'on l'a vu, à partir de cet exemplaire peuvent exister une infinité de choses dotées de perfections finies, car aucune d'entre ces choses, pas plus que la multiplicité des représentations, ne peut égaler la perfection de l'exemplaire : il reste toujours une nouvelle manière de l'imiter. Rien donc n'empêche que Dieu par son essence puisse connaître l'infinité des choses. L'être de Dieu est son intellection. Et donc, de même que son être est infini, ainsi l'est son intellection. Or l'infini est à l'infini ce qu'est le fini au fini. Par conséquent, Si nous pouvons, selon notre intellection, qui est finie, saisir les choses finies, ainsi Dieu, selon sa propre intellection, peut comprendre l'infinité des choses. L'intellect qui connaît le plus grand intelligible n'en connaît pas moins les plus petits intelligibles, mais bien mieux, au contraire, comme on le voit chez le Philosophe au IIIe Livre du De Anima. Cela vient de ce que l'intellect n'est pas corrompu par une intelligibilité exceptionnelle, comme il en va pour les sens, mais bien plutôt perfectionné. Mais si nous considérons les êtres infinis qu'ils soient de même espèce, comme une infinité d'hommes, ou d'espèces infinies, même si certains de ces êtres, ou tous ces êtres étaient, par impossible, infinis au point de vue quantitatif, l'universalité de ces êtres serait d'une infinité moindre que celle de Dieu. En effet, chacun d'entre eux, et tous ensemble, auraient un acte d'être reçu et limité à quelque espèce ou genre, et seraient donc finis à un point de vue, s'éloignant ainsi de l'infinité de Dieu, qui est infini purement et simplement, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc, puisque Dieu se connaît parfaitement, qu'il connaisse aussi cette somme d'infinis. Plus un intellect est efficace et limpide dans son acte de connaissance, et plus il peut connaître de choses en une seule ainsi, toute énergie est d'autant plus unie qu'elle est plus forte. Or l'intellect divin est infini au point de vue de l'efficacité et de la perfection, comme on l'a vu. Il peut donc connaître l'infinité des êtres par une seule réalité, qui est son essence. L'intellect divin est parfait purement et simplement, comme son essence. Ainsi, nulle perfection intelligible ne lui manque. Or ce à quoi notre intellect est en puissance constitue sa perfection intelligible. Mais il est en puissance à toutes les espèces intelligibles espèces qui sont infinies, puisque le sont les espèces des nombres et des figures. Il est donc manifeste que Dieu connaît toutes ces sortes d'infinis. Notre intellect connaît les infinis en puissance, dès là qu'il peut multiplier à l'infini les espèces des nombres. Si donc l'intellect divin ne connaissait pas les infinis même en acte, il s'ensuivrait, ou que l'intellect humain connaîtrait plus de choses que l'intellect divin, ou que celui-ci ne connaîtrait pas en acte tous les êtres qu'il connaît en puissance. Ces deux conséquences sont, on l'a vu, inadmissibles. L'infini répugne à la connaissance pour autant qu'il répugne au dénombrement. En effet, dénombrer les parties de l'infini est impossible en soi étant contradictoire. Mais connaître quelque chose par le dénombrement de ses parties est l'_uvre de l'intellect qui connaît successivement partie après partie et non celle de l'intellect qui comprend en même temps les diverses parties. Ainsi donc l'intellect divin n'est pas plus empêché de connaître l'infini que le fini dès là qu'il connaît sans succession toutes choses en même temps. Toute quantité consiste en une certaine multiplication des parties et c'est pourquoi le nombre est la première des quantités. Ainsi donc, là où la pluralité ne fait aucune différence, rien de ce qui relève de la quantité n'en fait non plus. Or, dans la connaissance de Dieu, plusieurs choses sont connues à la manière d'une seule, puisqu'elles le sont, non par des espèces diverses, mais par une seule, qui est l'essence de Dieu. Beaucoup de choses sont donc connues en même temps par Dieu. De sorte que, dans la connaissance de Dieu, la pluralité ne cause aucune différence. L'infini, qui relève de la quantité, n'en cause donc pas davantage. Pour l'intellect divin, il n'y a donc pas de différence, que les objets soient finis ou qu'ils soient infinis. Et, puisqu'il connaît le fini, rien n'empêche qu'il connaisse aussi ce qui est infini. La parole du psaume : Sa sagesse est sans mesure, est en accord avec ce que nous venons de dire. On voit d'après ce qui précède pourquoi notre intellect ne connaît pas l'infini comme l'intellect divin. En effet, notre intellect diffère de l'intellect divin en quatre choses, qui fondent cette différence. La première est que notre intellect est fini purement et simplement, tandis que l'intellect divin est infini. La deuxième est que notre intellect connaît les choses diverses par des espèces diverses. De sorte qu'il ne peut embrasser l'infinité des choses dans une connaissance unique, comme le fait l'intellect divin. La troisième est une conséquence de cela : notre intellect, connaissant la diversité par des espèces diverses, ne peut connaître beaucoup de choses en même temps ; aussi ne pourrait-il connaître l'infinité des êtres qu'en les dénombrant successivement. Ceci ne se produit pas pour l'intellect divin ; qui considère la multiplicité des choses en même temps, atteinte comme par une seule espèce. La quatrième chose est que l'intellect divin regarde ce qui est et ce qui n'est pas, comme on l'a montré. On voit aussi comment le mot du Philosophe qui dit que l'infini, en tant qu'infini, n'est pas objet de connaissance, ne s'oppose pas à la doctrine précédente. En effet, la notion d'infini appartient à la quantité, comme il le dit lui-même ; l'infini, en tant qu'infini, serait connu s'il était atteint par la mensuration de ses parties, car telle est la connaissance propre de la quantité. Or Dieu ne connaît pas de cette manière. Et donc, pour ainsi dire, il ne connaît pas l'infini en tant qu'infini mais pour autant qu'il se rapporte à sa science comme s'il était fini, ainsi qu'on l'a montré. Il faut savoir cependant que Dieu ne connaît pas l'infinité des êtres d'une science de vision, pour user des expressions d'autrui, car les êtres infinis ni ne sont en acte, ni n'ont été ni ne seront, puisque la génération n'est infinie d'aucune part, comme l'enseigne la foi catholique. Dieu connaît pourtant l'infinité par sa science de simple intelligence. Car Dieu connaît les infinis qui ne sont, ne seront et ne furent, et qui néanmoins sont en puissance de la créature. Il connaît aussi les infinis qui sont en sa puissance et qui ne sont, ni ne seront ni n'ont été. Par conséquent, pour ce qui regarde la question de la connaissance des singuliers, on peut répondre par la distinction de la majeure ; car les singuliers ne sont pas en nombre infini. S'ils l'étaient cependant, Dieu ne les connaîtrait pas moins.

70 : DIEU CONNAÎT LES CHOSES LES PLUS INFIMES

Nous avons à mettre en lumière à présent que Dieu connaît les choses les plus humbles, et que cela ne répugne pas à la noblesse de sa science. Plus une force active est puissante et plus son action rayonne au loin, comme on le voit même dans le monde des actions sensibles. Or, la puissance de l'intellect divin dans l'acte de connaître les choses est comme une force active : l'intellect divin connaît non pas du fait qu'il aurait à recevoir des choses, mais bien plutôt du fait qu'il agit sur elles. Cette puissance intellective étant infinie, comme on l'a vu, il est clair qu'elle doit s'étendre jusqu'à ce qui est le plus éloigné. Or, le degré de noblesse et de bassesse se mesure dans tous les êtres par rapport à leur proximité ou à leur distance à l'égard de Dieu, qui lui se trouve au sommet de la noblesse. Ainsi donc les réalités les plus humbles du monde sont connues de Dieu en raison de la puissance suprême de son intelligence. Tout ce qui est, en tant qu'il existe et qu'il est tel ou tel, est en acte, et ressemble à l'acte premier : de là lui vient sa noblesse. Également, ce qui est en puissance, participe à la noblesse par son rapport à l'être : on dit qu'il existe, en raison de ce rapport. On voit donc que chaque chose, considérée en elle-même, est quelque chose de noble ; on ne parle de bassesse qu'en regard de ce qui est plus noble. Or, les plus nobles des choses ne sont pas moins éloignées de Dieu que les plus infimes d'entre elles ne le sont des plus hautes. Et donc, si cette dernière distance était un obstacle à la connaissance de Dieu, la première le serait bien plus. Il s'ensuivrait que Dieu ne connaîtrait rien d'autre que soi. Ce dont nous avons montré la fausseté. Si donc Dieu connaît autre chose que soi, si noble qu'il puisse être, de la même façon il connaît toute autre chose, si basse qu'on la dise. Le bien de l'ordre universel est plus noble que celui de quelque partie de l'univers, dès là que chacune des parties est ordonnée, comme à une fin, au bien de l'ordre réalisé dans le tout, ainsi qu'on le voit chez le Philosophe, au XIe Livre de la Métaphysique. Si donc Dieu connaît quelque nature élevée, il connaîtra à plus forte raison l'ordre de l'univers. Or, celui-ci ne peut être connu si l'on ignore les parties nobles et les parties infimes dont les éloignements et les rapports constituent l'ordre de l'univers. On doit donc conclure que Dieu connaît non seulement les êtres nobles mais aussi ceux qu'on juge plus vils. La bassesse des objets connus ne rejaillit pas par elle-même sur celui qui connaît, car il est de la notion même de connaissance que le connaissant contient les espèces des objets connus selon sa manière d'être. C'est par accident que la bassesse de ces objets peut rejaillir sur le sujet connaissant, ou bien parce que la considération de ces objets le retire de la pensée d'objets plus élevés, ou bien parce que la pensée de ces objets l'incline à quelque affection désordonnée. Ce qui ne saurait exister pour Dieu, on l'a montré. La connaissance des réalités infimes ne déroge donc pas à la noblesse divine mais bien plutôt relève de la perfection divine, à laquelle il appartient de précontenir en soi toutes choses, ainsi qu'on l'a vu. Une force n'est pas estimée petite du fait qu'elle peut réaliser de petites choses mais quand elle est déterminée à de petites choses, car une force qui peut de grandes choses peut aussi s'étendre à de petites choses. Ainsi donc, la connaissance qui peut atteindre à la fois des objets nobles et vils ne doit pas être jugée vile pour autant, mais seulement cette connaissance qui ne s'étend qu'aux choses de peu, comme il arrive pour nous. Car autre notre considération des choses divines, autre celle des choses humaines, et autres aussi les sciences qui portent sur ces deux sortes d'objets : ce qui permet d'appeler vile la connaissance inférieure par comparaison avec l'autre. Or, en Dieu, il n'en va pas ainsi. C'est par la même science et par la même connaissance qu'il se voit lui-même et qu'il voit les autres choses. Par suite, nulle bassesse ne s'attache à sa science du fait qu'il connaît les réalités les plus vulgaires. Le Livre de la Sagesse fait écho à cette doctrine lorsqu'il dit de la Sagesse divine : Elle atteint partout grâce à sa pureté et rien de souillé ne pénètre en elle. On voit d'après ce qui précède que l'objection rapportée plus haut ne s'oppose pas à la vérité qu'on vient de mettre en lumière. La noblesse d'une science se détermine par les objets auxquels cette science est principalement ordonnée et non par tout ce qui tombe dans le champ de cette science. En effet, aux sciences les plus nobles des hommes appartiennent non seulement les êtres les plus élevés mais aussi les plus humbles la philosophie première déploie sa pensée depuis l'être premier jusqu'à l'être en puissance, le dernier parmi les êtres. C'est ainsi que les êtres infimes sont compris dans la pensée divine comme connus en même temps que l'objet principal, à savoir l'essence divine en laquelle tout le reste est connu, comme on l'a montré. Il est évident aussi que cette vérité ne s'oppose pas à ce qu'écrit le philosophe au XIe Livre de sa Métaphysique. Car, à cet endroit, son propos est de montrer que l'intellect divin ne connaît pas autre chose que soi, qui serait sa perfection en tant qu'objet principalement connu. Et, à ce point de vue, il dit qu'il vaut mieux ignorer les choses viles que de les connaître à savoir quand la connaissance est diverse des objets quelconques et des objets élevés, et que la première empêche la seconde.

71 : DIEU CONNAÎT LE MAL

Il nous reste à montrer maintenant que Dieu connaît aussi le mal. Quand on connaît le bien, on connaît le mal qui lui est opposé. Or, Dieu connaît tous les biens particuliers, auxquels s'opposent des maux. Dieu connaît donc ces maux. Les notions des contraires ne sont pas contraires dans l'âme ; autrement, elles ne seraient pas ensemble dans l'âme, ni elles ne seraient connues en même temps. Ainsi donc, la notion qui fait connaître le mal ne répugne pas au bien mais plutôt appartient à la notion de bien. Si donc toutes les notions de bien se trouvent en Dieu, en raison de sa perfection absolue, on l'a vu plus haut, il est clair que la notion qui fait connaître le mal ne lui est pas étrangère. Dieu connaît donc aussi les maux. Le vrai est le bien de l'intellect : un intellect est dit bon, en effet, du fait qu'il connaît le vrai. Or, le vrai, c'est non seulement que le bien est le bien mais aussi que le mai est le mal. En effet, comme le vrai consiste à affirmer l'existence de ce qui est, ainsi le vrai consiste-t-il aussi à affirmer l'inexistence de ce qui n'est pas. Ainsi donc le bien de l'intellect consiste également dans la connaissance du mai. Or, l'intellect divin étant parfait dans le bien, aucune des perfections intellectuelles ne saurait lui manquer. La connaissance du mal lui est donc présente. Dieu connaît la distinction des choses, comme l'a montré. Or, la négation entre dans la notion de distinction les choses distinctes sont celles dont l'une n'est pas l'autre. C'est ainsi que les réalités premières distinctes par elles-mêmes, impliquent mutuellement leur propre négation. Ce qui fait que les propositions négatives qui s'y réfèrent sont immédiates comme : aucune quantité n'est une substance. Dieu connaît donc la négation. Or, la privation est une certaine négation dans un sujet déterminé, comme on le voit au IVe Livre de la Métaphysique. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, le mal qui n'est autre chose que la privation d'une perfection qu'on devrait avoir. Dieu ne connaît pas seulement la forme mais aussi la matière, comme on l'a montré. Or, étant de l'être en puissance, la matière ne peut être parfaitement connue si l'on ignore ce à quoi s'étend sa puissance, comme cela se vérifie pour toutes les autres puissances. Or, la puissance de la matière s'étend et à la forme et à la privation, car ce qui peut être peut aussi ne pas être. Dieu connaît donc la privation. Et, par suite, il connaît aussi le mal. Si Dieu connaît quelque chose d'autre que soi, il connaît surtout ce qui est excellent. Or, tel est l'ordre de l'univers, auquel tous les biens particuliers sont ordonnés comme à leur fin. Mais, dans l'ordre de l'univers, il est des choses destinées à empêcher les dommages qui pourraient provenir de certaines autres, comme on le voit pour ce qui est donné aux animaux en vue de leur défense. Dieu connaît donc ces sortes de dommages, et, par conséquent, les maux. La connaissance des maux n'est jamais blâmée chez nous en tant qu'appartenant de soi à la science, c'est-à-dire au point de vue du jugement porté sur les maux, mais seulement par accident pour autant que la considération du mal peut entraîner à le faire. Or, ceci ne peut exister en Dieu, parce qu'il est immuable, comme on l'a montré. Rien n'empêche donc que Dieu connaisse le mal. A ceci répond ce qui est dit au Livre de la Sagesse : Contre la Sagesse le mal ne saurait prévaloir ; dans les Proverbes : L'enfer et l'abîme sont présents au Seigneur ; dans le psaume : Mes péchés ne te sont pas cachés ; au Livre de Job : Car Lui connaît la vanité des hommes ; et voyant le crime, ne lui prête-t-il pas attention ? Or, il faut savoir qu'à l'égard de la connaissance du mal et de la privation, il en va autrement pour l'intellect divin et pour le nôtre. Notre intellect connaît chaque chose par autant d'espèces propres et diverses ; par suite, ce qui est en acte, il le connaît par une espèce intelligible, par quoi il est lui-même en acte. Et donc, il peut connaître la puissance, en tant qu'il est, à un moment, en puissance à une telle espèce intelligible ; de sorte que, de même qu'il connaît l'acte pur en acte, il connaît aussi la puissance par la puissance. Et, parce que la puissance est impliquée dans la notion de privation, - la privation étant une négation dont le sujet est un être en puissance, - il s'ensuit qu'il appartient en quelque manière à notre intellect de connaître la privation pour autant qu'il est de nature à être en puissance. Il est vrai qu'on pourrait dire aussi que la connaissance de la puissance et de la privation est impliquée dans la connaissance elle-même de l'acte. L'intellect divin, qui n'est d'aucune façon en puissance, ne connaît pas la privation de la manière que nous venons de dire. Car s'il connaissait quelque chose par une espèce qui ne serait pas lui-même, il s'ensuivrait nécessairement que son rapport à cette espèce serait celui d'une puissance à un acte. Il faut donc que Dieu comprenne uniquement par cette espèce qui est son essence. Et, par suite, qu'il se comprenne seulement comme le premier objet d'intellection. Mais en se comprenant soi-même, il connaît toute chose, comme on l'a montré ; non seulement les actes, mais aussi les puissances et les privations. Tel est le sens des paroles que le philosophe énonce au IIIe Livre du De Anima : Comment connaît-il le mal, ou le noir ? Car il connaît en quelque manière les contraires. Il faut donc qu'il soit en puissance de connaissance et en acte d'être en lui-même. Mais si quelqu'un ne renferme pas de contraire (à savoir en puissance), il se connaît lui-même et il est en acte, et il est séparable. Point n'est besoin de suivre l'explication d'Averroès, qui veut tirer de ce texte que l'intellect qui n'est qu'en acte ne connaît nullement la privation. Le sens du passage est que cet intellect ne connaît pas la privation pour la raison qu'il est en puissance à quelque chose d'autre, mais parce qu'il se connaît lui-même et est toujours en acte. Il faut savoir aussi que si Dieu se connaissait de telle manière que, en se connaissant, il ne connaîtrait pas les autres êtres, qui sont des biens particuliers, il ne connaîtrait nullement la privation ou le mal. Car au bien qu'il est lui-même ne s'oppose pas de privation, puisque la privation et son opposé se vérifient par rapport à la même chose et qu'ainsi nulle privation ne peut s'opposer à ce qui est acte pur. Ni, par suite, aucun mal. Ainsi donc, si on admet que Dieu ne connaît que soi, en connaissant le bien qu'il est lui-même, il ne connaîtra pas le mal. Mais parce qu'en se connaissant lui-même, il connaît les êtres qui sont par nature sujets à la privation, il faut qu'il connaisse les privations et les maux qui s'opposent aux biens particuliers. Il faut savoir encore que, de même que Dieu, sans raisonnement de l'intellect, connaît les autres choses en se connaissant lui-même, comme on l'a montré, ainsi n'est-il pas nécessaire que sa connaissance soit discursive si c'est par les biens qu'il connaît les maux. Le bien, en effet, est comme la raison de la connaissance du mal. Et donc, les maux sont connus par les biens comme le sont les choses par leurs définitions, et non comme des conclusions par les principes. Et ce n'est pas non plus imperfection de la connaissance divine si elle atteint les maux par la privation des biens. Car le mal ne dit existence qu'en tant qu'il est privation du bien. Et donc, c'est seulement de cette manière qu'il est connaissable, car chaque chose est connaissable dans la mesure où elle est.

VOLONTÉ

72 : DIEU EST DOUÉ DE VOLONTÉ

En ayant terminé avec ce qui concerne l'intelligence divine, il nous reste à étudier maintenant la volonté de Dieu. C'est en effet parce que Dieu est intelligent qu'il est doué de volonté. Le bien saisi par l'intelligence étant en effet l'objet propre de la volonté, le bien saisi par l'intelligence doit être, en tant que tel, voulu. Or l'objet saisi par l'intelligence dit rapport au sujet qui saisit. Il est donc nécessaire que le sujet qui dans son intelligence saisit le bien comme tel, soit capable de le vouloir. Or Dieu, dans son intelligence, saisit le bien ; parfaitement intelligent en effet, il saisit l'être du même coup sous sa raison de bien. Dieu est donc doué de volonté. Quiconque possède une certaine forme, est mis par cette forme en rapport avec diverses réalités de la nature : le bois blanc, par sa blancheur, ressemble ainsi à certaines choses, et diffère d'autres. Or dans le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation, existe la forme de la réalité perçue et sentie, puisque toute connaissance naît d'une certaine ressemblance. Il faut donc que le sujet qui fait acte d'intelligence ou de sensation soit en rapport avec les réalités qu'il perçoit et qu'il sent, telles qu'elles existent dans la nature. Or ce rapport ne vient pas du fait que l'on pense et que l'on sent ; car de ce fait s'établit plutôt un rapport des choses au sujet qui les perçoit par son intelligence et par ses sens, car percevoir par l'intelligence et par les sens fait que les choses existent dans l'intelligence et dans les sens selon le mode respectif de ces facultés. C'est la volonté et l'appétit qui établissent ce rapport entre le sujet qui perçoit par ses sens et son intelligence et la chose qui existe à l'intérieur de l'âme. Voilà pourquoi tous les êtres qui sont doués de sensation et d'intelligence, le sont de désir et de volonté, la volonté ressortissant en propre au domaine de l'intelligence. Puis donc que Dieu est intelligent, il doit être doué de volonté. Ce qui échoit à tout existant, s'accorde avec l'existant en tant qu'il est existant. Une telle convenance doit se réaliser au maximum dans celui qui est le premier existant. Or c'est le propre de chaque existant de tendre vers sa perfection et vers la conservation de son être. Chacun le fait à sa manière, l'être intelligent par la volonté, l'animal par l'appétit sensible, l'être privé de sens par l'appétit naturel. Les êtres qui possèdent leur perfection le font autrement que ceux qui ne la possèdent pas. Ceux qui ne la possèdent pas tendent à l'acquérir par la vertu appétitive, par le désir, de leur genre ; ceux qui la possèdent se reposent en elle. Cela ne peut manquer de se réaliser chez le premier être, qui est Dieu. Étant intelligent, Dieu possède en lui la volonté, grâce à laquelle il se complaît en son propre être et en sa propre bonté. Plus l'acte d'intelligence est parfait, plus il est agréable à celui qui en est le sujet. Mais Dieu fait acte d'intelligence, d'un acte absolument parfait, nous l'avons vu. Cet acte d'intelligence lui est donc souverainement agréable. Or le plaisir intellectuel est le fait de la volonté, comme le plaisir sensible est le fait de l'appétit concupiscible. Il y a donc volonté en Dieu. La forme examinée par l'intelligence ne meut ni ne cause quoi que ce soit, si ce n'est par l'intermédiaire de la volonté, dont l'objet, fin et bien, pousse à agir. L'intelligence spéculative ne meut donc pas, pas plus que l'imagination sans l'estimative. Mais la forme de l'intelligence divine est cause de mouvement et d'être chez les autres : Dieu produit les choses par son intelligence, on le montrera plus loin. Il faut donc qu'il soit doué de volonté. De toutes les facultés motrices chez les êtres doués d'intelligence, la première est la volonté. C'est la volonté en effet qui applique chaque puissance à son acte : nous faisons acte d'intelligence, parce que nous le voulons ; nous faisons acte d'imagination parce que nous le voulons, etc. Il en est ainsi parce que son objet est fin, compte tenu cependant du fait que l'intelligence, non point par mode de cause efficiente et motrice, mais par mode de cause finale, meut la volonté, en lui proposant son propre objet, la fin. Il convient donc souverainement au premier moteur d'être doué de volonté. Est libre ce qui est cause de soi. Aussi le libre inclut l'idée de ce qui est par soi. Or c'est en premier la volonté qui possède la liberté dans l'agir ; pour autant, en effet, que quelqu'un agit volontairement, on dit qu'il accomplit librement ses actions. Il convient donc au plus haut point que le premier agent agisse par volonté, lui à qui il convient au plus haut point d'agir par soi. La fin et l'agent qui tend à la fin sont toujours d'un même ordre, dans le monde des choses : la fin prochaine, proportionnée à l'agent, tombe ainsi sous la même espèce que l'agent, ceci aussi bien dans l'ordre de la nature que dans l'ordre de l'art ; la forme artistique qui fait agir l'artisan est en effet l'espèce de la forme qui est dans la matière, forme qui est la fin de l'artisan, et la forme du feu générateur grâce auquel celui-ci agit est de même espèce que la forme du feu engendré, qui est la fin de la génération. Or il n'y a rien qui soit du même ordre que Dieu, sinon Dieu lui-même : autrement il y aurait plusieurs premiers, ce dont on a prouvé le contraire plus haut. Dieu n'est donc pas seulement la fin digne d'être désirée, mais il est pour ainsi dire la fin qui se désire comme fin. Ceci d'un appétit intellectuel, puisqu'il est intelligent. Cet appétit, c'est la volonté. La volonté existe donc en Dieu. Cette volonté en Dieu est attestée par la Sainte Écriture. Il est dit dans le psaume : Tout ce qu'il a voulu, le Seigneur l'a fait ; et dans l'Épître aux Romains : Qui résiste à sa volonté ?

73 : LA VOLONTÉ DE DIEU EST SA PROPRE ESSENCE

Tout ceci montre bien que la volonté de Dieu n'est rien d'autre que son essence. Nous venons de voir en effet qu'il convient à Dieu d'être doué de volonté dans la mesure où il est doué d'intelligence. Or on a prouvé que Dieu est intelligent par son essence. Il est donc aussi doué de volonté. La volonté de Dieu est donc sa propre essence. De même que l'acte d'intelligence est la perfection du sujet intelligent, de même le vouloir pour le sujet doué de volonté : l'un et l'autre sont des actes immanents au sujet, ne passant pas dans quelque sujet passif, comme c'est le cas dans l'action de chauffer. Mais l'acte d'intelligence de Dieu est son acte d'être : la raison en est que l'acte d'être de Dieu étant en soi absolument parfait, il n'admet aucune perfection qui viendrait de surcroît. Le vouloir divin est donc l'être même de Dieu. Et donc la volonté de Dieu est l'essence même de Dieu. Étant donné que tout agent agit en tant qu'il est en acte, Dieu, qui est acte pur, doit agir par sa propre essence. Or vouloir est une certaine opération de Dieu. Il faut donc que Dieu exerce son vouloir par son essence. Sa volonté est donc son essence. Si la volonté était quelque chose de surajouté à la substance divine, alors que la substance divine est complète dans son être, il s'ensuivrait que la volonté lui arriverait comme un accident à un sujet ; il en découlerait que la substance divine se comparerait à elle-même comme la puissance par rapport à l'acte, et qu'il y aurait composition en Dieu. Autant de conclusions qui ont été rejetées plus haut. Il n'est donc pas possible que la volonté vienne s'ajouter à l'essence divine.

74 : L'ESSENCE DIVINE, PRINCIPAL OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU

Il ressort de là que l'objet principal de la volonté de Dieu est son essence. On l'a dit, le bien saisi par l'intelligence est l'objet de la volonté. Or ce que Dieu saisit au premier chef par son intelligence, c'est l'essence divine. L'essence divine est donc ce sur quoi porte au premier chef la volonté de Dieu. L'objet de l'appétit est à l'appétit ce qu'est le moteur à l'objet mû. Il en va de même de l'objet de la volonté par rapport à la volonté, puisque la volonté rentre dans le genre des puissances appétitives. Si donc la volonté de Dieu avait comme objet principal autre chose que l'essence même de Dieu, il faudrait en conclure que la volonté divine aurait au-dessus d'elle quelque chose de supérieur qui la mouvrait. Ce qui précède prouve le contraire. L'objet principal de la volonté est pour chaque sujet qui fait acte de volonté la cause de son vouloir. Quand nous disons : Je veux marcher pour guérir, nous croyons rendre compte de la cause ; mais si l'on demande Pourquoi veux-tu guérir ?, de cause en cause on arrivera jusqu'à la fin dernière, qui est l'objet principal de la volonté, lequel est par lui-même la cause du vouloir. Si donc Dieu voulait, à titre d'objet principal, autre chose que lui-même, il en résulterait que la cause de son vouloir serait différente de lui. Mais son vouloir est identique à son être. Quelque chose d'autre sera donc alors la cause de son être. Ce qui va contre la raison du premier être. Chaque sujet qui fait acte de volonté a pour objet principal de son vouloir sa propre fin dernière : la fin en effet est voulue pour elle-même et c'est à travers elle que tout le reste est voulu. Or, la fin dernière, c'est Dieu lui-même, car il est le souverain bien. Il est donc lui-même le principal objet de sa volonté. Chaque puissance a avec son objet principal une proportion d'égalité. Comme le montre en effet le Philosophe au 1er livre du Ciel et du Monde, la puissance d'une chose est mesurée selon ses objets. La volonté est donc en proportion d'égalité avec son objet principal ; de même l'intelligence, de même aussi les sens. Or la volonté divine n'est en proportion d'égalité avec rien d'autre que l'essence même de Dieu. L'objet principal de la volonté divine est donc l'essence de Dieu. Comme, par ailleurs, l'essence divine est l'intelligence en acte de Dieu et tout ce qu'on peut lui attribuer d'autre, il en découle clairement que de la même manière, et au premier chef, Dieu se veut intelligence en acte, volonté en acte, un, etc.

75 : DIEU, EN SE VOULANT, VEUT TOUT LE RESTE

A partir de là, il est possible de montrer que Dieu, en se voulant, veut tout le reste. A qui veut en effet une fin à titre principal, il revient de vouloir, en considération de la fin, tout ce qui s'y rapporte. Or Dieu est lui-même la fin dernière des choses, comme ce qui a été dit plus haut le manifeste en partie. Du fait donc qu'il se veut être, il veut aussi tout le reste, ordonné à lui comme à la fin. Chacun désire la perfection de ce qu'il veut et de ce qu'il aime pour soi : ce que nous aimons pour soi, nous le voulons très bon, et, autant qu'il est possible, toujours en amélioration et en augmentation. Or Dieu lui-même veut et aime son essence pour elle-même. Mais l'essence divine, en elle-même, n'est capable ni d'augmentation ni de multiplication ; elle est capable de multiplication seulement selon sa similitude, participée par un grand nombre. Dieu veut donc la multitude des choses, du fait qu'il veut et aime son essence et sa perfection. Quiconque aime quelque chose en soi et pour elle-même, aime en conséquence tous les êtres en qui il la découvre : celui qui aime la douceur pour elle-même aime nécessairement tout ce qui est doux. Mais Dieu veut et aime son être en soi et pour lui-même. Par ailleurs tout autre être est par similitude une certaine participation à l'être de Dieu. Il en résulte que Dieu, du même coup qu'il se veut et s'aime lui-même, veut et aime tout le reste. En se voulant, Dieu veut tout ce qui existe en lui. Or tous les êtres préexistent d'une certaine manière en lui par leurs propres idées. En se voulant, Dieu veut donc aussi tout le reste. Plus un être est puissant, plus sa causalité s'étend à des objets nombreux et toujours plus éloignés. Or la causalité de la fin consiste en ce que tout le reste est désiré à cause d'elle. Plus la fin est parfaite et davantage voulue, plus la volonté de celui qui veut cette fin s'étend à un grand nombre d'objets en raison de cette fin. Or l'essence divine est absolument parfaite sous le rapport de la bonté et de la fin. Elle étendra donc souverainement sa causalité sur une multitude d'êtres, de telle manière que ces êtres soient voulus à cause d'elle, et d'abord par Dieu qui, de toute sa puissance, la veut en perfection. La volonté suit l'intelligence. Mais Dieu, dans son intelligence, se saisit lui-même principalement, saisissant tout le reste en lui. De même se veut-il principalement, et, en se voulant, veut-il tout le reste. Tout ceci est confirmé par l'autorité de l'Écriture. Il est dit au Livre de la Sagesse : Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait.

76 : DIEU SE VEUT ET VEUT TOUT LE RESTE, D'UN SEUL ACTE DE VOLONTÉ

Ceci établi, il suit que Dieu se veut et veut tout le reste d'un seul acte de volonté. C'est en effet dans une opération unique, par un acte unique, que toute puissance se porte à son objet et à la raison formelle de son objet. C'est ainsi que nous voyons la lumière et la couleur, celle-ci rendue visible en acte par la lumière, dans un même acte de vision. Or quand nous voulons quelque chose en raison seulement de la fin, ce que nous désirons ainsi en vue de la fin reçoit de celle-ci sa raison d'objet voulu : la fin est ainsi à cette chose comme la raison formelle à l'objet, telle la lumière à la couleur. Étant donné que Dieu veut toutes les choses pour lui-même, comme à titre de fin, c'est donc d'un seul acte de volonté qu'il se veut et qu'il veut tout le reste. Ce que l'on connaît et désire parfaitement, on le connaît et on le désire selon toute sa virtualité. Or la virtualité de la fin ne consiste pas seulement en ce que la fin est désirée en elle-même, mais encore en ce que d'autres choses deviennent désirables à cause de la fin. Celui qui désire parfaitement la fin, la désire de l'une et de l'autre manière. Mais on ne peut poser en Dieu, chez qui rien n'est imparfait, un acte de volonté selon lequel il se voudrait et ne se voudrait pas parfaitement. En tout acte par lequel Dieu se veut, Dieu se veut de manière absolue, et il veut tout le reste à cause de lui. Tout ce qui est différent de lui, Dieu ne le veut qu'autant qu'il se veut lui-même, comme nous l'avons prouvé plus haut. Reste donc que ce n'est pas par un acte, puis par un autre acte de volonté que Dieu se veut lui-même et qu'il veut le reste, mais bien d'un seul et même acte. Ce que nous avons dit plus haut le montre clairement : dans l'acte de connaissance il y a discours en tant que nous connaissons à part les principes, et que des principes nous en venons aux conclusions ; si en effet nous avions l'intuition des conclusions dans les principes mêmes, au moment où nous connaissons ces principes, il n'y aurait pas discours, pas plus qu'il n'y en a quand nous voyons quelque objet dans un miroir. Or ce que sont les principes par rapport aux conclusions en matières spéculatives, les fins le sont par rapport aux moyens ordonnés à la fin dans le domaine des opérations et des appétits. De même que nous connaissons les conclusions par le moyen des principes, de même est-ce la fin qui commande l'appétit et la mise en _uvre des moyens ordonnés à la fin. Si donc quelqu'un veut séparément la fin et les moyens ordonnés à cette fin, il y a en quelque sorte discours dans sa volonté. Ce discours est impossible en Dieu : puisque Dieu est en dehors de tout mouvement. Il faut donc en conclure que Dieu se veut, lui-même et les autres êtres, simultanément et d'un même acte de volonté. Puisque Dieu se veut lui-même toujours, à supposer qu'il se veuille lui-même par un acte et qu'il veuille les autres êtres par un acte différent, il s'ensuivrait qu'il y aurait en lui, simultanément, deux actes de volonté. C'est impossible, car une puissance simple ne peut produire en même temps deux opérations. En tout acte de volonté, l'objet de volition est, par rapport au sujet qui veut, comparable au moteur par rapport à l'objet mû. Si donc il y a une action de la volonté divine par laquelle Dieu veut les autres êtres, distincte de la volonté par laquelle Dieu se veut lui-même, il y aura en Dieu quelque chose d'autre que lui-même qui mettra en mouvement sa volonté. C'est impossible. Nous avons prouvé déjà qu'en Dieu le vouloir est identique à l'être. Or en Dieu il n'y a qu'un être unique. Il n'y a donc en Dieu qu'un unique vouloir. Le vouloir appartient à Dieu en tant qu'il est intelligent. De même que c'est dans un même acte qu'il se connaît, lui et tout le reste en tant que son essence est l'exemplaire de tous les êtres, de même est-ce dans un seul acte qu'il se veut, lui et tous les autres êtres, en tant que sa bonté est la raison de toute bonté.

77 : LA MULTITUDE DES OBJETS DE VOLITION NE S'OPPOSE PAS À LA SIMPLICITÉ DE DIEU

La multitude des objets de volition n'est donc pas incompatible avec l'unité et la simplicité de la substance divine. Les actes en effet se distinguent suivant les objets. Si donc la pluralité des objets voulus par Dieu entraînait en lui une certaine multiplicité, il en résulterait qu'il ne pourrait y avoir en lui une seule opération de la volonté. Ce qui contredit ce que nous venons de montrer. Nous avons montré aussi que Dieu veut les autres êtres, en tant qu'il veut sa propre bonté. Il y a donc entre les êtres et la volonté de Dieu le même rapport qu'il y a entre eux et la manière dont ils sont embrassés par sa bonté. Or tous les êtres sont un dans la bonté de Dieu ; ils sont en Dieu en effet selon son mode à lui, les êtres matériels dans l'immatérialité, les êtres multiples dans l'unité. Il faut donc conclure que la multitude des objets de volition ne multiplie pas la substance divine. Intelligence et volonté divines ont une égale simplicité : l'une et l'autre sont la substance divine, comme on l'a prouvé. Or la multitude des objets saisis par l'intelligence n'engendre pas de multitude dans l'essence de Dieu, ni de composition dans son intelligence. La multitude des objets de volition n'engendre donc pas davantage de diversité dans l'essence de Dieu ni de composition dans sa volonté. Ajoutons qu'entre la connaissance et l'appétit il y a cette différence que la connaissance se fait pour autant que l'objet connu est présent d'une certaine manière dans le sujet connaissant, alors qu'au contraire il y a appétit par référence à la chose désirée, que le sujet de l'appétit recherche, ou en laquelle il se repose. C'est pourquoi le bien et le mal, qui concernent l'appétit, sont dans les choses ; alors que le vrai et le faux, qui concernent la connaissance, sont dans l'esprit, comme le note le Philosophe, au VIe livre de la Métaphysique. Or qu'une chose soit en rapport avec beaucoup d'autres n'est point contraire à sa simplicité, puisque l'unité est le principe de nombres très divers. La multitude des objets voulus par Dieu ne répugne donc pas à sa simplicité.

78 : LA VOLONTÉ DIVINE S'ÉTEND À CHACUN DES BIENS PARTICULIERS

Il apparaît donc que nous ne sommes pas obligés de dire, sous prétexte de sauvegarder la simplicité divine, que Dieu veut tous les autres biens d'une manière générale, en tant qu'il se veut, lui, comme principe des biens qui peuvent découler de lui, mais qu'il ne les veut pas en particulier. Le vouloir implique en effet référence du sujet qui veut à la chose voulue. Or rien n'empêche la simplicité divine d'être mise en rapport avec beaucoup d'êtres même singuliers : on dit bien de Dieu qu'il est très bon ou qu'il est premier par rapport à des êtres singuliers, sa simplicité ne l'empêche donc pas de vouloir, même distinctement, en particulier, des êtres différents de lui. Le rapport de la volonté divine avec les autres êtres réside en ceci que ces êtres puisent leur part de bonté dans la dépendance où ils sont de la bonté divine, laquelle est pour Dieu sa raison de vouloir. Mais ce n'est pas seulement l'universalité des biens, c'est aussi chacun d'entre eux qui prend part à la bonté, comme il prend part à l'être, en dépendance de la bonté de Dieu. La volonté de Dieu s'étend donc à chacun des biens. Au dire du Philosophe, au XIe livre de la Métaphysique, l'univers se révèle riche d'un double bien d'ordre : l'un selon lequel tout l'univers est ordonné à ce qui lui est extérieur, comme une armée est ordonnée à son chef ; l'autre selon lequel les parties de l'univers sont ordonnées entre elles, comme le sont les divers éléments d'une armée. Mais ce deuxième ordre est pour le premier. Or Dieu, du fait qu'il se veut comme fin qu'il est, veut comme ordonnés à la fin les êtres qui lui sont ordonnés. Il veut donc le bien d'ordre d'un univers tout entier ordonné à lui-même, comme le bien d'ordre des parties de l'univers organisées entre elles. Or le bien de l'ordre est la résultante de biens singuliers. Dieu veut donc aussi les biens singuliers. Si Dieu ne voulait pas les biens singuliers dont se compose l'univers, il en résulterait que le bien de l'ordre serait, dans l'univers, le fait du hasard. Il n'est pas possible en effet qu'une partie de l'univers organise tous les biens particuliers en un ordre universel ; seule le peut la cause universelle de tout l'univers, Dieu, qui agit par sa volonté, comme on le montrera plus bas. Que l'ordre de l'univers soit le fait du hasard, c'est chose impossible ; cela entraînerait comme conséquence qu'un nombre beaucoup plus grand de réalités inférieures seraient le fait du hasard. Reste donc que Dieu veut même les biens singuliers. Le bien appréhendé par l'intelligence, en tant que tel, est voulu. Mais l'intelligence de Dieu appréhende même les biens particuliers, comme on l'a prouvé plus haut. Dieu veut donc aussi les biens particuliers. Nous en trouvons confirmation dans le témoignage de l'Écriture. Le livre de la Genèse montre la complaisance de la volonté divine envers chacune de ses _uvres ; Dieu vit que la lumière était bonne ; et de même des autres _uvres. Pour conclure, de toutes ensemble il est écrit : Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et cela était très bon.

79 : DIEU VEUT MÊME CE QUI N'EXISTE PAS ENCORE

S'il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, d'aucuns pourront croire que Dieu ne veut que ce qui existe : les êtres en relation doivent en effet exister ensemble : l'un disparu, l'autre disparaît, comme l'enseigne le Philosophe. Si donc il y a vouloir par référence du sujet qui veut à l'objet voulu, nul ne peut vouloir que ce qui existe. II en va encore de la volonté, dite par référence aux objets voulus, comme de la cause et du créateur. On ne peut appeler Dieu créateur, ou Seigneur, ou Père, sinon de ce qui existe. On ne peut donc dire de Dieu qu'il veut, sinon qu'il veut ce qui existe. En poussant plus loin, on pourrait conclure, si le vouloir de Dieu est immuable comme l'est son être, et si Dieu ne veut que ce qui existe en acte, qu'il ne veut rien qui n'existât toujours. Certains répondent à cela que les êtres qui n'existent pas en soi existent en Dieu, et dans son intelligence. Rien n'empêche donc Dieu de vouloir, en tant qu'ils existent en lui-même, les êtres qui n'existent pas en soi. Cette réponse ne paraît pas suffisante. A s'en tenir là on dira en effet que tout sujet de volition veut quelque chose du fait que sa volonté est mise en rapport avec l'objet voulu. Si donc la volonté de Dieu ne se met en rapport avec un objet voulu qui n'existe pas, qu'autant que cet objet existe en Dieu et dans l'intelligence de Dieu, il en résultera que Dieu ne voudra pas autrement cette chose qu'en en voulant l'existence en lui et dans son intelligence. Or ce n'est pas ce que veulent dire les tenants de cette réponse ; mais bien que Dieu veut qu'existent même en soi de tels êtres qui n'existent pas encore. En revanche, si la volonté se réfère à la chose voulue par son objet qui est le bien saisi par l'intelligence, l'intelligence, elle, non seulement appréhende que le bien existe en soi, mais qu'il existe aussi dans une nature propre ; et la volonté se référera à la chose voulue non seulement en tant qu'elle existe dans le sujet connaissant, mais aussi en tant qu'elle existe en soi. Disons donc que, le bien saisi par l'intelligence mettant en branle la volonté, le vouloir lui-même devra suivre les conditions de l'appréhension ; ainsi les mouvements des autres mobiles suivent eux aussi les conditions du moteur qui est la cause du mouvement. Or la relation du sujet qui appréhende à la chose appréhendée est la conséquence de l'appréhension elle-même ; le sujet est mis en rapport avec l'objet par là même qu'il l'appréhende. Or le sujet n'appréhende pas seulement la chose comme existant en lui, mais comme existant dans sa nature propre ; car nous ne connaissons pas seulement que la chose est saisie par notre intelligence, - ce qui est pour elle exister dans notre intelligence, - mais nous connaissons aussi qu'elle existe, ou qu'elle a existé, ou qu'elle existera, dans sa nature propre. Quand bien même cette chose n'existe alors que dans le sujet connaissant, la relation qui découle de l'appréhension s'établit cependant avec la chose, non point en tant qu'elle existe dans le sujet qui connaît, mais en tant qu'elle existe selon sa nature propre, telle que l'appréhende le sujet qui connaît. La relation de la volonté de Dieu s'établit donc avec la chose qui n'existe pas en tant qu'elle existe dans une nature propre sous une certaine modalité de temps, et non pas seulement en tant qu'elle existe en Dieu qui la connaît. Dieu veut donc que la chose qui n'existe pas maintenant existe selon une certaine modalité de temps ; il ne veut pas simplement la connaître. Il n'en va pas de même d'ailleurs de la relation du sujet qui veut à l'objet voulu, de celle du créateur à l'objet créé, de celle du fabricant à l'objet fabriqué, ou du Seigneur à la créature qui lui est soumise. Le vouloir est en effet une action immanente au sujet qui veut : il n'oblige pas l'intelligence à appréhender quelque chose d'extérieur. Faire, créer, gouverner, au contraire, impliquent dans leur signification une action qui se termine à un effet extérieur, sans l'existence duquel une telle action est impensable.

80 : DIEU VEUT NÉCESSAIREMENT SON ÊTRE ET SA BONTÉ

De tout ce qui précède il résulte que Dieu veut nécessairement son être et sa bonté, et qu'il ne peut vouloir le contraire. Nous avons vu déjà que Dieu veut son être et sa bonté à titre d'objet principal, comme raison pour lui de vouloir les autres choses. En tout objet de volition, Dieu veut donc son être et sa bonté, de même qu'en toute couleur le regard voit la lumière. Or il est impossible que Dieu veuille quelque chose autrement qu'en acte ; en cas contraire il le ferait en puissance seulement, ce qui est impossible, puisque son vouloir est identique à son acte d'être. Il est donc nécessaire qu'il veuille son être et sa bonté. Tout sujet de volition veut nécessairement sa fin dernière : ainsi l'homme veut nécessairement son bonheur, et ne peut vouloir son malheur. Or Dieu se veut être à titre de fin dernière. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être, et il ne peut pas vouloir ne pas être. Dans le domaine des appétits et des opérations, la fin se comporte de la même manière que le principe indémontrable dans le domaine spéculatif. De même qu'en matière spéculative les conclusions découlent des principes, de même dans le domaine des actions et des appétits la raison de tout ce qui est à faire et à désirer se tire de la fin. Or, en matière spéculative, l'intelligence accorde nécessairement son adhésion aux premiers principes indémontrables, l'adhésion à des principes contraires étant absolument impossible. La volonté adhère donc nécessairement à la fin ultime, de telle manière qu'elle ne peut vouloir le contraire. Si donc la volonté divine n'a pas d'autre fin que Dieu lui-même, c'est nécessairement que Dieu se veut être. Toutes les choses, en tant qu'elles existent, ressemblent à Dieu, qui est l'étant premier et suprême. Or toutes les choses, en tant qu'elles existent, aiment naturellement leur être, chacune à sa manière. Bien plus encore Dieu aime donc naturellement son être. Or sa nature, nous l'avons montré plus haut, c'est d'être par soi, nécessairement. C'est donc nécessairement que Dieu se veut être. Toute la perfection, toute la bonté qui est dans les créatures, convient essentiellement à Dieu. Or aimer Dieu est la suprême perfection de la créature raisonnable : c'est par là qu'elle s'unit d'une certaine manière à Dieu. Cet amour existe donc essentiellement en Dieu. C'est donc nécessairement que Dieu s'aime. Et c'est ainsi qu'il se veut être.

81 : DIEU NE VEUT PAS NÉCESSAIREMENT CE QUI EST DIFFÉRENT DE LUI

Si la volonté de Dieu a pour objet nécessaire la bonté divine et l'être divin, d'aucuns pourraient croire qu'elle a aussi les autres êtres pour objet nécessaire, puisque Dieu veut les autres êtres en voulant sa propre bonté. Mais à y bien réfléchir on voit clairement qu'il ne veut pas les autres êtres par nécessité. La volonté de Dieu a en effet pour objet les autres êtres en tant qu'ils sont ordonnés à la fin qu'est sa propre bonté. Or la volonté ne se porte pas avec nécessité sur ce qui est moyen ordonné à la fin, si la fin peut exister sans lui. Un médecin, par exemple, n'est pas tenu par nécessité, supposé la volonté qu'il a de guérir un malade, d'appliquer à ce malade tels remèdes sans lesquels néanmoins il peut le guérir. Puisque la bonté de Dieu peut exister sans qu'il y ait d'autres êtres, et que ces êtres, qui plus est, ne lui ajoutent rien, il n'y a donc pour Dieu aucune nécessité à vouloir d'autres êtres du seul fait qu'il veut sa propre bonté. Le bien saisi par l'intelligence étant l'objet propre de la volonté, la volonté peut se porter sur n'importe quel objet conçu par l'intelligence, là où est sauvegardée la raison de bien. Aussi, bien que l'être de n'importe quel existant, en tant que tel, soit bon, et que le non-être soit mauvais, le non-être lui-même peut tomber sous la volonté, sans que ce soit par nécessité, en raison d'un bien annexe qui se trouve sauvegardé. Tel acte d'être est un bien, en effet, même si tel autre n'existe pas. La volonté, selon sa propre nature, ne peut donc pas vouloir que n'existe pas ce bien unique sans l'existence duquel la raison de bien est totalement supprimée. Or de tel bien il n'en existe pas hormis Dieu. La volonté, selon sa propre nature, peut donc vouloir qu'aucun être n'existe, hormis Dieu. Mais en Dieu la volonté existe dans toute sa puissance, puisque tout en lui est universellement parfait. Dieu peut donc vouloir que rien d'autre n'existe en dehors de lui. Ce n'est donc pas par nécessité qu'il veut l'existence d'êtres différents de lui. Dieu, en voulant sa bonté, veut qu'il existe des êtres différents de lui, mais ayant part à sa bonté. Étant infinie, la bonté de Dieu peut être participée sous des modes infinis, et différents de ceux sous lesquels les créatures existent maintenant. Si donc Dieu, du fait qu'il veut sa propre bonté, voulait nécessairement les êtres qui ont part à cette bonté, il s'ensuivrait qu'il voudrait l'existence d'une infinité de créatures, ayant part à sa bonté sous des modes infinis. Ce qui est évidemment faux : car, si Dieu les voulait, elles existeraient, la volonté de Dieu étant le principe d'existence des choses, comme on le montrera plus loin. Dieu n'est donc pas nécessité à vouloir les êtres, même ceux qui existent actuellement. La volonté du sage, portant sur la cause, porte du même coup sur l'effet qui découle nécessairement de la cause ; ce serait folie de vouloir l'existence du soleil au-dessus de la terre et qu'il n'y eût pas de clarté du jour. Mais, du fait que l'on veut une cause, il n'est pas nécessaire que l'on veuille un effet qui ne suit pas nécessairement cette cause. Or, nous le verrons, les choses ne procèdent pas de Dieu par nécessité. Il n'est donc pas nécessaire que Dieu, du fait qu'il se veut, veuille les autres choses. Les choses procèdent de Dieu, comme les produits manufacturés des mains de l'artisan. Or l'artisan, malgré la volonté qu'il a de posséder son métier, ne veut pas pour autant, de façon nécessaire, produire des objets de son art. Dieu non plus ne veut donc pas nécessairement l'existence d'êtres différents de lui. Voyons donc pourquoi Dieu, alors qu'il connaît nécessairement les êtres différents de lui, ne les veut pas nécessairement, bien que, pourtant, du fait qu'il se connaît et se veut, il les connaisse et les veuille. En voici la raison : qu'un sujet doué d'intelligence saisisse intellectuellement une chose, c'est le fait d'un certain comportement de ce sujet, la présence en lui de la ressemblance de la chose que l'intelligence saisit en acte. Mais que le sujet doué de volonté veuille une chose, c'est le fait d'un certain comportement de l'objet voulu : nous voulons une chose soit parce qu'elle est la fin, soit parce qu'elle est ordonnée à la fin. Or la perfection divine exige nécessairement que tous les êtres existent en Dieu pour qu'ils puissent avoir en lui leur intelligibilité ; par contre, la bonté divine n'exige pas nécessairement l'existence d'autres êtres qui lui soient ordonnés comme à leur fin. C'est ainsi qu'il est nécessaire que Dieu connaisse les autres êtres, non point qu'il les veuille. Aussi Dieu ne veut-il pas tous les êtres qui pourraient avoir rapport avec sa bonté ; il connaît par contre tous les êtres qui d'une manière ou d'une autre ont rapport avec son essence, grâce à laquelle il fait acte d'intelligence.

82 : QUE DIEU VEUILLE, D'UNE MANIÈRE QUI NE SOIT PAS NÉCESSAIRE, D'AUTRES ÊTRES QUE LUI, CELA N'ENTRAÎNE-T-IL PAS DES CONSÉQUENCES INADMISSIBLES ?

A supposer que Dieu ne veuille pas nécessairement ce qu'il veut, il semble qu'on en arrive à des conséquences inadmissibles. Si en effet la volonté de Dieu n'est pas déterminée par les objets de volition sur lesquels elle se porte, elle semble se porter indifféremment à l'un ou à l'autre de ces objets. Or toute faculté ouverte indifféremment à l'un ou à l'autre de ses objets est en quelque sorte en puissance ; le rapport à-l'un-ou-à-l'autre est en effet une espèce de possible contingent. La volonté de Dieu sera donc en puissance. Elle ne sera donc pas la substance même de Dieu, en laquelle, comme nous l'avons déjà montré, il n'y a aucune puissance. De plus, si l'étant en puissance, en tant que tel, est capable de changement, car ce qui peut être peut ne pas être, il en résulte que la volonté divine est capable de changement. S'il est naturel pour Dieu de vouloir quelque chose à l'égard des êtres dont il est la cause, ce vouloir est nécessaire. Or il ne peut rien y avoir en Dieu qui soit contre nature : il ne peut rien y avoir en lui par accident ou par violence. Si l'être qui se comporte indifféremment à l'égard de l'une ou de l'autre chose ne tend davantage vers l'une, de préférence à l'autre, que déterminé par un facteur étranger, il faut ou bien que Dieu ne veuille aucun des êtres à l'égard desquels, des uns ou des autres, il se comporte indifféremment, - nous avons montré le contraire plus haut, - ou bien qu'il soit déterminé à l'un par un facteur étranger. Ainsi il y aura un facteur, antérieur à lui, qui le déterminera à choisir tel être. Mais aucune de ces conclusions n'est nécessaire. Le rapport à l'une ou à l'autre chose peut convenir à une faculté de deux manières, soit qu'on le prenne du côté de la faculté, soit qu'on le prenne du côté de la chose à laquelle elle se réfère. Du côté de la faculté, quand elle n'a pas encore atteint la perfection qui la déterminera à l'une de ces choses. Cette indétermination rejaillit sur son imperfection et souligne la potentialité qui se trouve en elle. Ainsi en va-t-il pour l'intelligence d'un homme qui doute, tant qu'elle n'a pas atteint les principes qui la déterminent à une conclusion. - Du côté de la chose à laquelle elle se réfère, une faculté se trouve en rapport indifférent à l'une ou l'autre chose quand la perfection de l'opération de la faculté ne dépend lui de l'une ni de l'autre de ces choses, mais peut être en rapport avec les deux, de même que tel métier peut utiliser divers instruments pour accomplir de façon exactement semblable le même ouvrage. Ceci ne relève pas de l'imperfection de la faculté, mais souligne plutôt son excellence, en tant qu'elle domine l'une et l'autre des parties opposées et n'est ainsi déterminée par aucune d'elles, à l'égard desquelles elle se comporte indifféremment. Ainsi en va-t-il de la volonté de Dieu à l'égard des autres êtres : sa fin ne dépend d'aucun d'entre eux, puisqu'elle est elle-même unie à sa fin d'une manière absolument parfaite. Il n'est donc pas nécessaire de supposer une quelconque potentialité dans la volonté divine. Il n'est pas davantage nécessaire d'y supposer quelque mutabilité. Si en effet la volonté de Dieu ne comporte aucune potentialité, elle ne peut, en ce qui concerne les êtres dont elle est la cause, préférer sans aucune nécessité l'un des opposés, en ce sens qu'il faille la considérer en puissance à l'un et à l'autre, de telle manière qu'elle voudrait d'abord en puissance les deux, puisqu'elle voudrait en acte, alors qu'elle est toujours en acte de vouloir tout ce qu'elle veut, non seulement à l'égard d'elle-même, mais également à l'égard des êtres dont elle est la cause ; l'objet de la volition n'a pas en effet de référence nécessaire à la bonté divine, laquelle est l'objet propre de la volonté de Dieu ; ceci à la manière dont nous parlons de propositions non nécessaires, mais possibles, quand le lien du prédicat au sujet n'est pas nécessaire. Ainsi, lorsqu'on dit que Dieu veut cet être dont il est la cause, il est clair qu'il s'agit d'une proposition qui n'est pas nécessaire, mais possible, non pas de la manière dont on dit qu'une chose est possible selon une certaine puissance, mais de la manière, avancée par le Philosophe au Ve livre de la Métaphysique, dont on dit d'une chose qu'il n'est ni nécessaire ni impossible qu'elle soit. Qu'un triangle, par exemple, ait deux côtés égaux, voilà une proposition possible, et possible sans que ce soit suivant une certaine puissance, puisqu'il n'y a, en mathématiques, ni puissance ni mouvement. Le rejet de cette nécessité dont nous venons de parler ne supprime donc pas l'immutabilité de la volonté de Dieu, telle que la confesse la Sainte Écriture au 1er livre des Rois : Le triomphateur en Israël n'est pas fléchi par le repentir. Bien que la volonté divine ne soit pas déterminée par rapport aux êtres dont elle est la cause, on n'est pas obligé d'affirmer pour autant qu'elle ne veut aucun d'eux ou qu'elle est déterminée à le vouloir par un agent extérieur. Puisque c'est le bien saisi par l'intelligence qui, à titre d'objet propre, détermine la volonté ; puisque, d'autre part, l'intelligence de Dieu n'est pas étrangère à sa volonté, l'une et l'autre étant sa propre essence, si donc la volonté de Dieu est déterminée à vouloir quelque chose par la connaissance qu'en a son intelligence, cette détermination de la volonté divine ne sera pas le fait d'un agent étranger. L'intelligence divine saisit en effet non seulement l'être divin identique à sa bonté, elle saisit également les autres biens, nous l'avons déjà montré. Ces biens, elle les saisit d'ailleurs comme de certaines similitudes de la bonté et de l'essence de Dieu, non pas comme leurs principes. Ainsi la volonté divine tend vers eux comme des êtres en convenance avec sa bonté, non point comme des êtres nécessaires à sa bonté. Il en va d'ailleurs de même pour notre volonté ; quand elle incline vers quelque chose qui est purement et simplement nécessaire à la fin, elle y est poussée par une certaine nécessité ; quand au contraire elle tend vers quelque chose en raison d'une simple convenance, elle n'y tend pas par nécessité. Aussi bien la volonté divine ne tend-elle pas davantage par nécessité vers les êtres dont elle est la cause. Et qu'on ne pose pas en Dieu, en raison de ce qui précède, quelque chose qui soit contre-nature. La volonté de Dieu en effet veut d'un seul et même acte et Dieu et les autres êtres ; mais tandis que le rapport de la volonté de Dieu à Dieu lui-même est un rapport nécessaire et de nature, le rapport de la volonté de Dieu avec les autres êtres est un rapport de convenance, qui n'est ni nécessaire ni naturel, ni violent ou contre-nature : c'est un rapport volontaire, et il est nécessaire, à ce qui est volontaire, de n'être ni naturel, ni violent.

83 : C'EST PAR NÉCESSITÉ DE SUPPOSITION QUE DIEU VEUT QUELQUE CHOSE D'AUTRE QUE LUI

Bien que, en ce qui concerne les êtres dont il est la cause, Dieu ne veuille rien d'une nécessité absolue, on peut tenir, après ce qui vient d'être dit, qu'il les veut d'une nécessité de supposition. Nous avons montré en effet que la volonté de Dieu est immuable. Or si quelque chose se trouve une fois dans un sujet immuable, cette chose ne peut plus ne pas y être ; nous disons en effet qu'est sujet de mouvement ce qui se trouve maintenant être autre qu'auparavant. Si donc la volonté divine est immuable, étant posé qu'elle veuille quelque chose, il est nécessaire, de nécessité de supposition, que Dieu le veuille. Tout ce qui est éternel est nécessaire. Or le fait pour Dieu de vouloir l'existence d'un être dont il soit la cause, est quelque chose d'éternel ; comme son être, son vouloir a l'éternité pour mesure. Ce vouloir est donc nécessaire. Mais il ne l'est pas, à le considérer d'une manière absolue, car la volonté de Dieu n'a pas un rapport nécessaire avec cet objet de volition. Ce vouloir est donc nécessaire d'une nécessité de supposition. Tout ce que Dieu a pu, il le peut ; sa puissance n'est pas diminuée, pas plus que son essence. Mais il ne peut pas ne pas vouloir maintenant ce qu'il est posé avoir voulu, car sa volonté ne peut changer. Il n'a donc jamais pu ne pas vouloir tout ce qu'il a voulu. Il est donc nécessaire de nécessité de supposition qu'il ait voulu tout ce qu'il a voulu, de même qu'il le veut ; ni l'un ni l'autre n'est nécessaire absolument, mais possible de la manière susdite. Quiconque veut quelque chose, veut de manière nécessaire ce qui est nécessairement requis pour l'obtenir, à moins qu'il n'y ait de sa part défaillance, ou ignorance, à moins encore que la droite élection qu'il peut faire du moyen accordé à la fin visée ne soit troublée par quelque passion. Ce qu'on ne saurait affirmer de Dieu. Si donc Dieu, en se voulant, veut quelque chose d'autre que lui, il est nécessaire qu'il veuille tout ce que requiert nécessairement l'objet de son vouloir. Ainsi est-il nécessaire que Dieu veuille l'existence de l'âme raisonnable, dès là qu'il veut l'existence de l'homme.

84 : LA VOLONTÉ DE DIEU NE PORTE PAS SUR CE QUI EST IMPOSSIBLE DE SOI

Il ressort de là que la volonté de Dieu ne peut porter sur ce qui est impossible de soi. Est tel ce qui comporte contradiction interne, qu'un homme soit âne par exemple, ce qui inclut que le rationnel est irrationnel. Or ce qui est incompatible avec un être exclut quelque chose de ce que cet être requiert : le fait d'être un âne excluant la raison humaine. Si donc Dieu veut nécessairement ce qui est requis à ce qu'il est supposé vouloir, il lui est impossible de vouloir ce qui est incompatible avec l'objet de ce vouloir. Ainsi ne peut-il vouloir ce qui est purement et simplement impossible. Comme on l'a vu plus haut, Dieu en voulant son être, identique à sa bonté, veut tous les autres êtres, en tant qu'ils portent sa ressemblance. Or pour autant que quelque chose est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel, la ressemblance du premier être, de l'être divin qui est la source de l'existence, ne peut être sauvegardée en elle. Dieu ne peut donc vouloir quelque chose qui soit incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel. Or, de même que d'être irrationnel est incompatible avec la définition de l'homme en tant qu'homme, de même il est incompatible avec la définition de l'existant en tant que tel que quelque chose à la fois existe et n'existe pas. Dieu ne peut donc vouloir que l'affirmation et la négation soient vraies ensemble. Or il est inclus que toute chose impossible par soi comporte une incompatibilité avec elle-même, en tant qu'elle implique contradiction. La volonté de Dieu ne peut donc porter sur des choses impossibles par soi. La volonté ne porte que sur un bien saisi par l'intelligence. Ce qui ne tombe pas sous la prise de l'intelligence ne peut tomber sous la prise de la volonté. Mais les choses par soi impossibles ne peuvent tomber sous la prise de l'intelligence, puisqu'il y a incompatibilité entre elles, à moins que ce ne soit du fait de l'erreur de celui qui ne comprend pas la propriété des choses, ce qu'on ne peut affirmer de Dieu. Les choses de soi impossibles ne peuvent donc tomber sous la prise de la volonté de Dieu. Il y a identité entre le rapport que chaque chose a avec l'être et celui qu'elle a avec la bonté. Or les choses impossibles sont celles qui ne peuvent exister. Elles ne peuvent donc pas être bonnes. Pas davantage elles ne peuvent être voulues de Dieu, qui ne veut que ce qui est ou peut être bon.

85 : LA VOLONTÉ DIVINE NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES CHOSES ; NI NE LEUR IMPOSE DE NÉCESSITÉ ABSOLUE

De ce qui précède on peut déduire que la volonté divine ne supprime pas la contingence des choses ni ne leur impose de nécessité absolue. Dieu veut en effet, nous l'avons dit, tout ce qu'exige ce qu'il veut. Mais la nature de certains êtres veut qu'ils soient contingents, non pas nécessaires. Dieu veut donc qu'il existe des êtres contingents. Mais l'efficace de la volonté divine exige que non seulement existe ce dont Dieu veut l'existence, mais encore que cela existe de la manière que Dieu veut. Ainsi en va-t-il chez les agents naturels : lorsque la puissance qui agit est forte, elle imprime sa ressemblance sur l'effet, non seulement dans le domaine de l'espèce, mais aussi dans celui des accidents, qui sont comme des modes d'êtres de la chose elle-même. L'efficace de la volonté divine ne supprime donc pas la contingence. Dieu veut le bien de l'universalité de ses effets d'une manière plus fondamentale qu'un bien particulier, dans la mesure où ce bien présente plus parfaitement la ressemblance de sa bonté. Or la perfection de l'univers exige qu'il y ait des êtres contingents ; autrement l'univers ne contiendrait pas tous les degrés des êtres. Dieu veut donc qu'il y ait des êtres contingents. Comme on le voit au XIe livre de la Métaphysique, le bien de l'univers consiste dans un certain ordre. Or l'ordre de l'univers exige qu'il y ait des causes changeantes, puisque les corps qui ne meuvent qu'une fois mis eux-mêmes en mouvement entrent dans la perfection de l'univers. Or une cause changeante sort des effets contingents, l'effet ne pouvant avoir une consistance plus grande que sa cause. Nous le voyons bien toute nécessaire que soit la cause éloignée, si la cause prochaine est contingente, l'effet sera contingent. C'est ce qui arrive avec évidence pour les corps inférieurs ; ils sont contingents en raison de la contingence de leurs causes prochaines, bien que les causes éloignées, les mouvements célestes, soient nécessaires. Dieu veut donc que certains êtres arrivent à l'existence de manière contingente. De la nécessité de supposition dans la cause on ne peut conclure à la nécessité absolue dans l'effet. Or la volonté de Dieu ne porte pas sur la créature d'une manière absolue, mais, comme nous l'avons montré plus haut, d'une nécessité de supposition. On ne peut donc conclure de la volonté divine à une nécessité absolue dans les choses créées. Or seule la nécessité absolue évacue la contingence ; car même des alternatives contingentes deviennent nécessaires, de nécessité de supposition ; ainsi est-il nécessaire pour Socrate de se mouvoir, s'il court. La volonté divine n'exclut donc pas la contingence des êtres qu'elle veut. Si donc Dieu veut quelque chose, il ne suit pas qu'il la veuille par nécessité, mais simplement que cette proposition conditionnelle soit vraie et nécessaire : Si Dieu veut quelque chose, cette chose sera. Ce qui résultera ne sera pas pourtant nécessaire.

86 : ON PEUT ASSIGNER UNE RAISON À LA VOLONTÉ DIVINE

On peut conclure de ce qui vient d'être dit qu'il est possible d'assigner une raison à la volonté divine. La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui a rapport à la fin. Or Dieu veut sa propre bonté à titre de fin ; Dieu veut tout le reste comme ayant rapport à la fin. Sa bonté est donc la raison pour laquelle il veut tout ce qui est différent de lui. Le bien particulier est ordonné au bien du tout, sa fin, comme l'imparfait l'est au parfait. Or certains êtres tombent sous la prise de la volonté divine, en tant qu'ils ont place dans l'ordre du bien. Reste donc que le bien de l'univers est la raison pour laquelle Dieu veut chaque bien particulier au sein de l'univers. Comme on l'a montré plus haut, supposé que Dieu veuille quelque chose, il s'ensuit nécessairement qu'il veut ce que cette chose requiert. Mais ce qui impose la nécessité à un autre être est la raison pour laquelle il doit être cet être-là. La raison pour laquelle Dieu veut ce qui est requis pour telle chose, c'est que cette chose soit celle-là qui le requiert. Nous pouvons donc ainsi continuer à assigner une raison à la volonté divine. Dieu veut que l'homme ait une raison pour qu'il soit homme ; Dieu veut que l'homme existe pour l'achèvement de l'univers ; Dieu veut le bien de l'univers par convenance envers sa propre bonté. Les trois raisons que nous venons d'énumérer ne s'étagent pas pourtant selon un même rapport. La bonté divine en effet ne dépend pas de la perfection de l'univers, elle n'en reçoit aucun accroissement. La perfection de l'univers, tout en dépendant nécessairement de certains biens particuliers qui lui sont des parties essentielles, ne dépend pas nécessairement de certains autres, qui lui apportent pourtant un surcroît de bonté et de beauté, comme ceux qui contribuent seulement à la protection ou à la beauté des autres parties de l'univers. Le bien particulier, lui, dépend nécessairement des êtres qui lui sont absolument requis, encore que ce bien détienne certaines choses au titre de son mieux-être. La raison divine comprend donc parfois la seule convenance, parfois l'utilité, parfois la nécessité qui naît de la supposition ; elle ne comprend de nécessité absolue que du fait que Dieu se veuille lui-même.

87 : RIEN NE PEUT ÊTRE CAUSE DE LA VOLONTÉ DIVINE

Bien qu'on puisse assigner quelque raison à la volonté divine, il ne suit pas pourtant que quelque chose en puisse être la cause. Pour la volonté, en effet, c'est la fin qui est cause du vouloir. Or la fin de la volonté divine, c'est sa bonté. C'est donc cette bonté, identique d'ailleurs à son vouloir même, qui est pour Dieu la cause du vouloir. Aucun des êtres que Dieu veut différents de lui n'est pour Dieu la cause de son vouloir. Mais entre eux, l'un est cause à l'égard de l'autre, de telle manière qu'il ait référence à la bonté divine. Ainsi faut-il comprendre qu'à propos d'un de ces êtres Dieu en veuille un autre. Non pas, c'est évident, qu'il faille poser une quelconque démarche dans la volonté de Dieu. Car là où il y a un acte unique, on ne peut observer de démarche (ou discours) ; nous l'avons montré plus haut pour l'intelligence. Or c'est d'un seul acte que Dieu veut sa propre bonté et toutes les autres choses, puisque son action est sa propre essence. Est exclue ainsi l'erreur de ceux qui prétendent que tous les êtres procèdent de Dieu selon une volonté simple, de telle manière que d'aucun on ne puisse rendre raison, sinon parce que Dieu le veut. Ce serait d'ailleurs contredire la Sainte Écriture qui rend témoignage que Dieu a tout fait selon l'ordre de sa sagesse, comme l'affirme le psaume Dieu a tout lait avec sagesse ; comme l'affirme encore l'Ecclésiastique : Dieu a répandu sa sagesse sur toutes ses _uvres.

88 : DIEU JOUIT DE LIBRE-ARBITRE

Ce que nous avons dit nous permet de voir comment Dieu jouit de libre-arbitre. On parle en effet de libre-arbitre par référence aux choses que l'on veut sans y être nécessité, mais volontairement ; il y a en nous libre-arbitre par référence au fait de vouloir courir ou marcher. Or Dieu, nous l'avons vu, ne veut pas par nécessité tout ce qui est différent de lui. Dieu jouit donc de libre-arbitre. C'est l'intelligence qui, d'une certaine manière, comme nous l'avons vu plus haut, incline la volonté vers les êtres auxquels sa propre nature ne la détermine pas. Mais on affirme de l'homme qu'il jouit du libre-arbitre, à l'encontre des autres animaux, du fait qu'il est porté à vouloir par le jugement de sa raison, non par un instinct de nature comme les brutes. Dieu jouit donc de libre-arbitre. D'ailleurs, au témoignage du Philosophe, au IIIe livre de l'Éthique, la volonté porte sur la fin, l'élection sur les moyens qui conduisent à la fin. Puis donc que Dieu se veut comme fin, il s'ensuit qu'à l'égard de lui-même joue la volonté seule, et l'élection à l'égard de tout le reste. Or l'élection se fait toujours grâce au libre-arbitre. Dieu jouit donc du libre-arbitre. Parce que l'homme jouit du libre-arbitre, on le dit maître de ses actes. Mais c'est par excellence le propre du premier agent, dont l'acte ne dépend de rien d'autre. Dieu lui-même possède donc le libre-arbitre. On peut enfin le déduire de la définition même du mot : le libre est ce qui est sa propre cause, comme l'enseigne Aristote au début de la Métaphysique. Or ceci ne convient à nul autre davantage qu'à Dieu, la cause première.

PASSIONS

89 : DIEU N'EST PAS AFFECTÉ PAR LES PASSIONS

On peut connaître par là qu'il n'existe pas en Dieu de passions qui affectent. La vie intellectuelle n'est affectée par aucun état passionnel ; seule l'est la vie sensitive, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or Dieu ne peut connaître aucun état de ce genre, puisqu'il n'y a pas en lui de connaissance sensible, comme il ressort clairement de ce que nous avons dit plus haut. Reste donc qu'il n'y a pas en Dieu de passion qui l'affecte. Tout état passionnel comporte une certaine modification du corps : resserrement ou dilatation du c_ur, ou toute autre chose de ce genre. Rien de tel ne peut se produire en Dieu, puisque Dieu n'est pas un corps, ou une puissance dans un corps. Il n'y a donc pas en lui d'état passionnel. Tout état passionnel arrache en quelque manière le sujet qui en est affecté à sa disposition ordinaire, constante, naturelle ; la preuve en est que des états de cette sorte, portés à leur paroxysme, sont cause de mort pour les animaux. Mais il est impossible que Dieu soit arraché à sa condition naturelle, puisqu'il est absolument immuable. Il est donc clair qu'il ne peut y avoir en Dieu de telles passions. Toute opération qui est de l'ordre des passions tend à une fin unique, exclusive, selon le mode et la mesure de la passion ; l'élan de la passion tend en effet, comme celui de la nature, à quelque chose d'unique ; c'est la raison pour laquelle il faut la maîtriser et la régler. Or la volonté de Dieu, de soi, n'est pas, dans le domaine des créatures, déterminée à un objet unique, si ce n'est d'après l'ordonnance de sa sagesse. Il n'y a donc pas en Dieu de passion qui puisse l'affecter. Toute passion est le fait d'une chose qui existe en puissance. Or Dieu est totalement exempt de puissance, lui qui est acte pur. Il est donc exclusivement agent ; aucune passion, de quelque manière que ce soit, n'a place en lui. Ainsi donc toute passion, de par sa définition même, est à exclure de Dieu. Certaines passions, d'autre part, sont à écarter de Dieu, non seulement en raison de leur genre, mais aussi en raison de leur espèce. Toute passion en effet est spécifiée par son objet. Toute passion dont l'objet est absolument incompatible avec Dieu est donc exclue de Dieu en raison même de son espèce. Tel est le cas de la tristesse et de la douleur : leur objet est le mal déjà incrusté, comme l'objet de la joie est le bien présent et possédé. Tristesse et douleur ne peuvent donc exister en Dieu, en raison même de leur nature spécifique. La définition de l'objet d'une passion ne s'établit pas seulement à partir du bien et du mal, mais également à partir de la manière dont on se comporte à leur égard ; ainsi l'espérance et la joie sont-elles différentes l'une de l'autre. Si donc la manière même de se comporter à l'égard de l'objet qui rentre dans la définition de la passion ne peut convenir à Dieu, la passion elle-même, en raison même de son espèce, ne peut convenir à Dieu. Tout en ayant le bien pour objet, l'espérance n'a pas pour objet le bien déjà obtenu, mais le bien à obtenir. Ce qui ne saurait convenir à Dieu, en qui la perfection est telle qu'elle ne peut souffrir qu'on y ajoute. L'espérance ne peut donc pas exister en Dieu, en raison même de son espèce. Et pas davantage, pour la même raison, le désir de quelque chose qu'il ne posséderait pas. De même que la perfection divine s'oppose à la possibilité d'ajouter un bien quelconque qui serait acquis par Dieu, de même, à plus forte raison, exclut-elle la puissance au mal. Or la crainte envisage le mal qui peut survenir, comme l'espérance envisage le bien à acquérir. C'est donc pour une double raison inhérente à son espèce que la crainte est exclue de Dieu : elle ne porte que sur une chose existant en puissance ; elle a pour objet le mal capable de s'attacher au sujet. La pénitence, elle aussi, inclut un changement de disposition. L'idée même de pénitence répugne donc à Dieu, non seulement parce qu'elle est une espèce de la tristesse, mais aussi parce qu'elle inclut un changement dans la volonté. Sans une erreur de la faculté de connaissance, il est impossible que ce qui est bon soit connu comme mal. Ce n'est d'ailleurs que dans le domaine des biens particuliers que le mal de l'un peut être le bien de l'autre, la corruption de l'un étant la génération de l'autre. Le bien universel, lui, ne peut subir de dommage d'aucun bien particulier, représenté qu'il est au contraire par chacun d'eux. Or Dieu est le bien universel, et c'est en participant à sa ressemblance que tous les êtres sont qualifiés de bons. Le mal d'aucun être ne peut donc être un bien pour Dieu. Il est également impossible que ce qui est purement et simplement bon et qui ne peut être un mal pour Dieu, Dieu le saisisse comme mauvais, car sa science est infaillible. L'envie est donc impossible en Dieu, en raison même de son espèce, non seulement parce que l'envie est une espèce de la tristesse, mais encore parce qu'elle s'attriste du bien d'un autre, en considérant ainsi le bien de cet autre comme un mal pour soi. S'attrister du bien et désirer le mal, cela relève de la même raison. C'est pour la même raison que l'on s'attriste du bien et qu'on désire le mal ; on s'attriste du bien parce qu'on le considère comme mauvais ; on désire le mal parce qu'on le considère comme bon. Or la colère consiste à désirer le mal d'autrui pour en tirer vengeance. Sa définition spécifique en interdit donc l'existence en Dieu, non seulement parce qu'elle est un effet de la tristesse, mais encore parce qu'elle est un désir de vengeance, né de la blessure d'une injure. En définitive, toutes les autres passions, qu'elles soient des espèces de celles qu'on vient d'énumérer ou qu'elles en soient des effets, sont, pour des raisons semblables, exclues de Dieu.

90 : L'EXISTENCE EN DIEU DU PLAISIR ET DE LA JOIE N'EST PAS INCOMPATIBLE AVEC SA PERFECTION

Il y a certaines passions, qui ne convenant pas à Dieu en tant que passions, ne comportent pourtant dans leur nature spécifique rien de contraire à la perfection divine. Telles sont la joie et le plaisir. La joie porte sur le bien présent. Ni en raison de l'objet, qui est le bien, ni en raison de la manière dont elle se comporte à l'égard de cet objet, possédé en acte, la joie, de par sa nature spécifique, n'est contraire à la perfection divine. On voit clairement par là qu'il y a proprement joie et plaisir en Dieu. De même en effet que le bien et le mal saisis sont objets de l'appétit sensible, de même le sont-ils de l'appétit intellectif. Ces deux appétits en effet ont pour but de rechercher le bien et de fuir le mal, selon la vérité ou selon l'estimation, avec cette différence que l'objet de l'appétit intellectif est plus large que l'objet de l'appétit sensitif, car l'appétit intellectif regarde le bien et le mal purement et simplement, tandis que l'appétit sensitif le regarde selon le sens ; tout comme d'ailleurs l'objet de l'intelligence est plus large que l'objet du sens. Mais les opérations de l'appétit sont spécifiées par leurs objets. On trouve donc dans l'appétit intellectif, - la volonté, - des opérations spécifiquement semblables aux opérations de l'appétit sensitif, avec cette différence qu'il s'agit dans l'appétit sensitif de passions, en raison de la liaison de cet appétit avec des organes corporels, qu'il s'agit par contre dans l'appétit intellectif d'opérations simples. Ainsi, tandis que la passion de crainte, qui se situe dans l'appétit sensitif, fait que l'on fuit un mal futur, est-ce sans passion que l'appétit intellectif fait réaliser la même chose. Étant donné que joie et plaisir ne sont pas, selon leur espèce, incompatibles avec Dieu, mais qu'elles le sont seulement comme passions, étant donné par ailleurs qu'elles se situent dans la volonté selon leur espèce et non comme passions, il reste donc qu'elles ne sont pas absentes de la volonté divine. La joie et le plaisir, c'est une sorte de repos de la volonté dans son objet. Or Dieu se repose souverainement en lui-même, objet premier de sa volonté, comme ne manquant absolument de rien en lui-même. Dieu, dans sa volonté, trouve donc souverainement en lui-même sa joie et son plaisir. Le plaisir est une certaine perfection de l'action, comme l'enseigne clairement le Philosophe au Xe livre de l'Éthique : elle parfait l'action comme la beauté la jeunesse. Or Dieu, dans son acte d'intellection, possède la plénitude de l'action. Si donc notre propre activité intellectuelle est, en raison de sa perfection, une source de plaisir, l'acte d'intellection de Dieu le sera en plénitude. Chaque être trouve naturellement sa joie dans son semblable, comme en ce qui lui convient, sauf par accident, dans la mesure où ce semblable fait obstacle à notre propre profit, comme il en va des potiers qui se battent entre eux, l'un faisant obstacle au gain de l'autre. Or tout bien est une ressemblance de la bonté divine ; et aucun bien ne peut lui causer de dommage. Reste donc que Dieu se réjouit de tout bien. Il y a donc en Dieu, proprement, joie et plaisir. Mais joie et plaisir diffèrent d'une distinction de raison. Alors que le plaisir naît d'un bien réellement conjoint, la joie, elle, ne le requiert pas ; il suffit pour vérifier sa définition qu'il y ait simple repos de la volonté en son objet. Le plaisir, à le prendre en propre, porte donc seulement sur un bien conjoint ; la joie, sur un bien extérieur. Il en ressort que Dieu prend proprement son plaisir en lui-même ; sa joie, et en lui-même et dans les autres êtres.

91 : L'AMOUR EXISTE EN DIEU

Il est également requis que l'amour existe en Dieu conformément à l'acte de sa volonté. C'est proprement la définition de l'amour que l'amant veuille le bien de l'aimé. Or Dieu, nous l'avons dit, veut son bien et celui des autres. Ainsi donc Dieu s'aime-t-il et aime-t-il les autres. L'authenticité de l'amour exige que l'on veuille le bien de quelqu'un en tant que bien de celui-là ; c'est par accident que l'on aimerait le bien de quelqu'un pour autant que ce bien irait à en combler un autre. Celui qui, par exemple, voudrait conserver du vin pour le boire, ou qui voudrait la santé d'un homme pour que celui-ci lui soit utile ou agréable, aimerait par accident ce vin ou cet homme, s'aimant lui-même de manière absolue. Mais Dieu veut le bien de chaque être pour autant que cet être est bon en soi, bien qu'il en dispose aussi certains à l'utilité des autres. C'est donc en vérité que Dieu s'aime et qu'il aime les autres êtres. Comme il est naturel à chaque être de vouloir ou de désirer à sa manière son bien propre, et s'il est de la nature de l'amour que l'amant veuille ou désire le bien de l'aimé, il en résulte que l'amant devra se comporter à l'égard de l'aimé comme envers celui qui, d'une certaine manière, est un avec lui. On voit par là que la nature propre de l'amour consiste en ce qu'un être tende de tout son élan vers un autre comme pour ne faire en quelque sorte qu'un avec lui. Aussi Denys définit-il l'amour comme une puissance d'union. Plus la source de cette unité de l'amant avec l'aimé est profonde, plus l'amour est intense : nous aimons ceux qui nous sont unis par les liens de la naissance, par une fréquentation ordinaire ou par quelque chose de semblable, davantage que ceux avec qui nous unit seulement notre commune nature humaine. Ajoutons que plus la source de l'union est profonde au c_ur de l'amant, plus l'amour est fort. C'est ainsi qu'un amour d'origine passionnelle, devient plus intense qu'un amour d'origine naturelle ou né d'un habitus ; mais cet amour passe plus vite. Or l'origine de l'union de tous les êtres avec Dieu, - cette bonté que tous les êtres imitent, - est souverainement profonde et intime en Dieu, puisqu'il est lui-même sa propre bonté. En Dieu il n'y a donc pas seulement véritable amour, mais amour absolument parfait et fort. Du côté de l'objet, - qui est le bien, - l'amour ne comprend rien qui soit incompatible avec Dieu ; pas plus d'ailleurs que du côté de la manière que l'amour a de se comporter à l'égard de son objet : l'amour d'une chose n'est pas moindre quand cette chose est possédée, mais plus grand. Le bien entre avec nous en plus grande affinité quand il est possédé ; de là vient que l'élan vers la fin s'intensifie chez les êtres de ce monde à mesure que la fin se fait proche (à moins que parfois, par accident, le contraire ne se produise, quand, par exemple, nous faisons l'expérience dans l'aimé d'un élément contraire à l'amour : l'aimé est alors moins aimé quand il est possédé.) Il n'y a donc pas d'incompatibilité entre la perfection de Dieu et l'amour considéré dans sa nature spécifique. L'amour existe donc en Dieu. Au dire de Denys, le propre de l'amour est de tendre à l'union. Du moment que l'élan passionnel de l'amant, en raison de la ressemblance ou de la convenance de l'amant et de l'aimé, a d'une certaine manière abouti à l'union avec l'aimé, le désir tend à parfaire cette union, de telle manière que l'union inaugurée dans l'élan passionnel soit parachevée en acte : c'est le propre des amis de se réjouir de leur présence mutuelle, de leur vie menée en commun, de leurs entretiens. Or Dieu pousse tous les êtres à l'union : en leur donnant en effet l'être et leurs autres perfections, il les unit à lui autant qu'il est possible. Dieu donc s'aime et aime les autres êtres. Le principe de toute « affection », c'est l'amour. Il n'y a joie et désir que du bien que l'on aime ; crainte et tristesse que du mal qui s'oppose à ce bien. Toutes les autres « affections » naissent de là. Mais en Dieu, nous l'avons montré, il y a joie et plaisir. Il y a donc amour. D'aucuns pourraient croire que Dieu ne peut aimer davantage ceci que cela. Si en effet intensité et détente sont à proprement parler le fait d'une nature changeante, elles ne peuvent convenir à Dieu, d'où toute mutabilité est exclue. D'ailleurs rien de ce qu'on attribue à Dieu par mode d'opération ne lui est attribué par mode de plus et de moins ; Dieu ne connaît pas plus une chose qu'une autre ; il ne se réjouit pas davantage de ceci ou de cela. Aussi bien faut-il savoir qu'à la différence des autres opérations de l'âme qui ne portent que sur un seul objet, seul l'amour se porte sur deux objets. Du fait que nous connaissons ou que nous nous réjouissons, nous nous comportons nécessairement de telle manière à l'égard de tel objet ; l'amour, lui, veut quelque chose à quelqu'un : nous prétendons aimer ce à quoi nous voulons du bien, de la manière exposée plus haut. Voilà pourquoi des choses que nous convoitons, dit-on simplement et à proprement parler que nous les désirons, non que nous les aimons, mais bien plutôt nous aimons-nous nous-mêmes, nous pour qui nous convoitons ces choses ; c'est ainsi que par accident et à parler improprement nous pouvons dire que nous les aimons. Les autres opérations sont qualifiées de plus et de moins en proportion seulement de la vigueur de l'action. Ce qui ne peut être le cas pour Dieu. La vigueur de l'action se mesure en effet à la puissance qui est source de l'action. Or toutes les actions divines relèvent d'une même et unique puissance. - Mais l'amour peut être qualifié de plus et de moins d'une double manière. D'une manière, d'après le bien que nous voulons à quelqu'un : ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons un plus grand bien. De la seconde manière, d'après la vigueur de l'action : ainsi dit-on que nous aimons davantage celui à qui nous voulons, sinon un plus grand bien, du moins un bien égal avec plus de ferveur et plus d'efficacité. Suivant la première manière, rien n'empêche de dire que Dieu aime davantage ceci que cela, dans la mesure où il lui veut un plus grand bien. On ne peut le dire selon la deuxième manière, pour la raison déjà dite. Il ressort donc clairement d'après ce que nous venons de dire que de nos passions Dieu ne peut connaître à proprement parler que la joie et l'amour, avec cette différence qu'elles n'existent pas en lui, comme elles existent en nous, sous le mode de passions. Qu'il y ait en Dieu joie et plaisir, l'autorité de l'Écriture l'atteste. Il est dit au Psaume XVI : Il y a dans ta droite des délices éternelles ; au Livre des Proverbes : la Sagesse divine, qui est Dieu, comme nous l'avons montré, de dire : Je me réjouissais chaque jour, jouant en sa présence ; et en saint Luc : Il y a joie au ciel pour un pécheur qui fait pénitence. Le Philosophe lui-même enseigne au VIIe livre de l'Éthique que Dieu se réjouit sans cesse d'un unique et simple plaisir. Quant à l'amour de Dieu, l'Écriture en fait également mention : au Deutéronome : Il a aimé les peuples ; en Jérémie : Il t'a aimé d'un amour éternel ; en saint Jean : Le Père lui-même vous aime. Même des philosophes ont vu dans l'amour de Dieu le principe des choses. Ce qui concorde avec le mot de Denys, au chapitre VII des Noms divins, selon lequel l'amour divin ne s'est pas permis de demeurer sans fruit. Il faut savoir aussi que d'autres passions, spécifiquement incompatibles avec la perfection divine, sont pourtant attribuées à Dieu par l'Écriture, non point en propre mais par métaphore, en raison d'une ressemblance ou d'effets ou de quelque passion antécédente. Ressemblance des effets, car, parfois, la volonté, ordonnée par la sagesse tend à un effet auquel on pourrait être incliné par une passion fautive : un juge punit par justice, comme un homme irrité le fait par colère. On dira donc parfois de Dieu qu'il est irrité, pour autant que dans l'ordre de sa sagesse il veut punir quelqu'un, selon ce mot du psaume : Quand sa colère se sera bientôt allumée. - On dira qu'il est miséricordieux, pour autant que dans sa bienveillance il soulage les misères des hommes, tout comme nous qui agissons ainsi mus par la passion de la miséricorde. Ainsi le Psaume chante-t-il : Le Seigneur est compatissant et miséricordieux, patient et riche en miséricorde. - On dira même parfois que Dieu se repent, pour autant que dans l'ordre éternel et immuable de sa providence Dieu refait des choses qu'il avait d'abord détruites, ou détruit des choses qu'il avait faites ; comme il nous arrive de faire quand nous sommes mus par la pénitence. Aussi est-il dit dans la Genèse : Dieu se repentit d'avoir fait l'homme. Qu'on ne puisse interpréter ceci au sens propre, ce passage du 1er Livre des Rois le montre clairement : Le triomphateur d'Israël n'épargnera pas et ne sera pas fléchi par le repentir. Ressemblance aussi d'une passion antécédente. L'amour et la joie qui existent en Dieu au sens propre sont le principe de toutes les passions : l'amour par manière de principe moteur, la joie par manière de fin. Même ceux qui punissent en état de colère se réjouissent comme ayant atteint leur fin. On dira donc que Dieu s'attriste, pour autant qu'il se produit des choses contraires à ce qu'il aime et approuve, comme nous nous attristons de ce qui arrive contre notre gré. Ce passage d'Isaïe le manifeste clairement Dieu le vit, et le mal apparut à ses yeux, car il n'y a plus de justice. Et il vit qu'il n'y avait personne et il s'étonna que nul ne s'opposât. Ainsi se trouve éliminée l'erreur de certains Juifs qui attribuaient à Dieu la colère, la tristesse, la pénitence et d'autres passions de ce genre, au sens propre, incapables qu'ils étaient de distinguer ce qui est dit dans l'Écriture au propre et au figuré.

VERTUS

92 : COMMENT AFFIRMER EN DIEU L'EXISTENCE DE VERTUS

Ceci nous amène à montrer comment on doit affirmer l'existence de vertus en Dieu. De même en effet que l'être de Dieu est universellement parfait, enfermant en lui en quelque sorte les perfections de tous les existants, de même sa bonté doit-elle enfermer en elle en quelque sorte les bontés de tout ce qui existe. Or la vertu est une certaine bonté de l'être vertueux. C'est d'après elle en effet que le vertueux est qualifié de bon et que son _uvre est qualifiée de bonne. Il faut donc que la bonté divine contienne en elle, à sa manière, toutes les vertus. Aussi bien aucune de ces vertus ne peut-elle être attribuée à Dieu par mode d'habitus, comme il en va pour nous. Il ne convient pas en effet que Dieu soit bon grâce à quelque élément surajouté ; étant totalement simple, il l'est par essence. Ce n'est pas davantage par l'intermédiaire de quelque élément surajouté que Dieu agit, puisque son action est identique à son acte d'être. La vertu en Dieu n'est donc pas un certain habitus, mais son essence même. L'habitus est un acte imparfait, sorte d'intermédiaire entre la puissance et l'acte, ce pourquoi les sujets doués d'habitus sont comparés à des dormeurs. Or en Dieu l'acte est absolument parfait. L'acte en lui n'est donc pas à comparer à un habitus, tel qu'est la science, mais à la considération, qui en est l'acte ultime et parfait. L'habitus vient parfaire une certaine puissance. Or en Dieu il n'y a pas de place pour la puissance, mais seulement pour l'acte. Il ne peut donc y avoir en lui d'habitus. D'ailleurs l'habitus rentre dans le genre de l'accident, totalement absent de Dieu, comme nous l'avons déjà montré. On ne peut donc attribuer à Dieu aucune vertu par mode d'habitus, mais uniquement par mode d'essence. Ce sont les vertus humaines qui gouvernent la vie humaine. Or la vie humaine se joue au double plan de la contemplation et de l'action. Mais les vertus qui relèvent de la vie active, pour autant qu'elles la portent à sa perfection, ne peuvent convenir à Dieu. La vie active de l'homme consiste en effet dans l'usage des biens corporels aussi les vertus qui la gouvernent nous font user droitement de ces biens. Or de tels biens ne peuvent convenir à Dieu, et pas davantage de telles vertus, pour autant qu'elles gouvernent ce genre de vie. De telles vertus perfectionnent les m_urs des hommes dans leur comportement politique ; aussi ne sauraient-elles beaucoup convenir à qui n'a pas d'activité politique. Moins encore peuvent-elles convenir à Dieu dont le comportement et la vie sont très éloignés des modes que revêt la vie humaine. Parmi les vertus qui intéressent la vie active, certaines nous dirigent dans le domaine des passions. Nous ne pouvons les supposer en Dieu. Les vertus en effet qui intéressent le domaine des passions reçoivent leur espèce de ces passions, comme de leurs objets propres ; la tempérance diffère de la force en ce que celle-là porte sur les concupiscences, celle-ci sur les craintes et sur les audaces. Or en Dieu, nous l'avons vu, il n'y a pas de passions. De telles vertus ne peuvent donc pas davantage exister en Dieu. Ces vertus n'affectent pas la partie intellective de l'âme, mais la partie sensitive, la seule où puissent exister des passions, comme il est prouvé au VIIe livre des Physiques. Or en Dieu il n'existe pas de partie sensitive, mais la seule intelligence. Reste donc qu'en Dieu de telles vertus ne peuvent exister, même suivant leur définition propre. Parmi les passions qui forment le domaine des vertus, certaines se conforment à l'inclination de l'appétit pour ce bien corporel qui est délectable au sens, comme le manger, le boire, et les plaisirs de l'amour. Intéressent les concupiscences de ces passions la sobriété, la chasteté et d'une manière générale la tempérance et la continence. Aussi bien, ces plaisirs corporels étant totalement absents de Dieu, les vertus que nous venons de citer ne peuvent lui convenir ni en propre, puisqu'elles ont pour domaine des passions, ni même lui être attribuées métaphoriquement par l'Écriture, car on ne peut leur trouver en Dieu de correspondance avec quelque effet semblable. Mais certaines passions, par contre, se conforment à l'inclination de l'appétit pour un bien spirituel : honneur, pouvoir, victoire, vengeance, etc. Règlent les espérances, les audaces, tous les appétits de ces passions, la force, la magnanimité, la mansuétude, et les autres vertus semblables. Ces vertus ne peuvent exister en Dieu au sens propre, puisqu'elles ont des passions pour domaine. L'Écriture les attribue à Dieu au sens métaphorique, en raison de certains effets semblables. Tel ce passage du 1er Livre des Rois : Nul n'est plus fort que notre Dieu, et cet autre passage, en Michée : Cherchez celui qui est doux, cherchez celui qui est bon.

93 : QU'IL EXISTE EN DIEU DES VERTUS MORALES DONT LE DOMAINE EST L'ACTION

Certaines vertus qui dirigent la vie active de l'homme n'ont pas pour domaine des passions, mais bien des actions ; telles la vérité, la justice, la libéralité, la magnificence, la prudence et l'art. Étant donné que la vertu est spécifiée par son objet ou sa matière, les actions qui sont la matière ou l'objet de ces vertus ne sont pas incompatibles avec la perfection divine ; de telles vertus, selon leur espèce propre, n'ont pas de quoi être exclues de la perfection divine. Ces vertus sont pour la volonté et l'intelligence des perfections qui sont des principes d'opération dénués de passion. Or en Dieu la volonté et l'intelligence ne manquent d'aucune perfection. Ces vertus ne peuvent donc faire défaut à Dieu. Tout ce qui procède dans l'être à partir de Dieu, nous l'avons vu, a son idée propre dans l'intelligence divine. Or l'idée d'une chose à faire, dans l'esprit du fabricateur, c'est l'art ; d'où la définition du Philosophe au VIe livre de l'Ethique : l'art est la droite raison des objets à fabriquer. Il y a donc à proprement parler art en Dieu. Aussi bien la Sagesse dit-elle l'Artisan de toutes choses m'a enseigné la sagesse. La volonté divine, en tout ce qui n'est pas Dieu, est déterminée à l'un par sa connaissance. Or la connaissance qui ordonne la volonté à agir est la prudence ; comme l'enseigne le Philosophe au VIe livre de l'Éthique, la prudence est la droite raison des actes à accomplir. Il y a donc prudence en Dieu. C'est ce qui est dit au Livre de Job : En lui, il y a prudence et force. Du fait que Dieu veut quelque chose, il veut ce qui est requis pour cette chose. Or ce qui est requis à la perfection d'une chose est un dû pour cette chose. Cette justice à qui il revient de distribuer à chacun ce qui est sien existe donc en Dieu. Aussi le Psaume chante-t-il : Le Seigneur est juste et il a aimé la justice. La fin ultime pour laquelle Dieu veut toutes choses ne dépend d'aucune manière de tout ce qui est moyen par rapport à la fin, ni quant à son être, ni quant à sa perfection. Dieu ne veut pas communiquer sa bonté à un être pour en recevoir, lui, un certain accroissement, mais parce que se communiquer soi-même lui convient comme a la source de la bonté. Or donner, non point en raison du bénéfice que l'on peut attendre du don, mais en raison même de la bonté et de la convenance qu'il y a à donner, c'est un acte de libéralité, comme l'enseigne clairement le Philosophe au VIe livre de l'Éthique. Dieu est donc souverainement libéral, et, pour reprendre le mot d'Avicenne, lui seul peut être à proprement parler qualifié de libéral. Tout autre agent que Dieu, en effet, retire un certain bien de son action, et ce bien est la fin visée. L'Écriture manifeste cette libéralité en proclamant dans le psaume : En ouvrant ta main, tu rempliras toutes choses de bonté, et, avec saint Jacques : Il donne à tous avec abondance, sans récriminer. Tout ce qui reçoit l'être de Dieu doit porter sa ressemblance, en tant qu'existant et en tant que bon, en tant aussi que son idée propre réside dans l'intelligence divine. Or ceci relève de la vertu de vérité, comme l'enseigne le Philosophe au IVe livre de l'Éthique, vertu qui fait que dans ses _uvres et ses paroles un être se montre tel qu'il est. Il y a donc en Dieu la vertu de vérité. Voilà pourquoi il est écrit dans l'Épître aux Romains : Dieu est véridique, et dans le psaume : Toutes ses voies sont vérité. Quant aux vertus qui ordonneraient des actions impliquant subordination d'inférieurs à supérieurs, comme par exemple l'obéissance, la latrie, d'autres de ce genre, dues à un supérieur, de telles vertus ne peuvent convenir à Dieu. Si même quelques-unes des vertus dont nous avons parlé ci-dessus ont des actes imparfaits, ces vertus ne peuvent êtres attribuées à Dieu dans leurs actes imparfaits. Ainsi la prudence ne peut être le fait de Dieu pour autant qu'elle comporte l'acte de bien délibérer. La délibération, dit Aristote au VIe livre de l'Éthique, est une certaine question ; or, étant donné que la connaissance divine, nous l'avons vu, n'implique aucune recherche, il ne peut convenir à Dieu de délibérer avec lui-même. A qui as-tu donné ton conseil ? A celui peut-être qui n'a pas d'intelligence ? est-il dit au Livre de Job ; et en Isaïe : Qui est entré en conseil avec lui, pour l'instruire ? Par contre, en ce qui regarde l'acte de juger des choses conseillées et de choisir les choses approuvées, rien n'empêche d'attribuer la prudence à Dieu. - On attribue pourtant parfois le conseil à Dieu ; - soit en raison de sa ressemblance avec le secret : les conseils se font en secret ; aussi bien ce qui est caché au sein de la sagesse divine est-il appelé conseil par similitude, comme en témoigne Isaïe, selon cette version : Que ton conseil longtemps mûri devienne véridique ; - soit en tant que Dieu donne satisfaction à ceux qui le consultent : c'est en effet le propre de l'être intelligent d'instruire même sans discours ceux qui sont en recherche. La justice ne peut pas davantage appartenir à Dieu si l'on considère l'acte d'échange, puisque Dieu ne peut rien recevoir de personne : Qui lui a donné le premier, pour être payé de retour ? lit-on dans l'Épître aux Romains, et au Livre de Job ; Qui m'a donné auparavant, que j'aie à lui rendre ? Par comparaison cependant nous prétendons donner à Dieu, pour autant que Dieu accepte nos dons. Ainsi donc la justice commutative ne se trouve pas réalisée en Dieu, mais seulement la justice distributive. Voilà pourquoi, au VIIIe chapitre des Noms divins, Denys enseigne que Dieu est loué dans sa justice, comme distribuant à tous les êtres selon leur dignité, suivant ce passage de saint Matthieu : Il a donné à chacun selon sa propre capacité. Il faut savoir en outre que les actions sur lesquelles portent les vertus dont nous venons de parler ne dépendent pas par nature des réalités humaines : juger ce qu'il faut faire, donner ou distribuer quelque chose, n'est pas exclusivement le fait de l'homme, c'est le fait de tout être doué d'intelligence. Dans la mesure pourtant où l'on restreint leur application aux choses humaines, elles en tirent d'une certaine manière leur espèce ; ainsi la courbure d'un nez donne-t-elle l'espèce "camus ". Les vertus dont nous venons de parler, en tant qu'elles organisent la vie humaine active, sont donc ordonnées à ces actions, pour autant qu'on restreint leur application aux réalités humaines, et elles en tirent leur espèce. Sous ce mode-là, elles ne peuvent convenir à Dieu. Mais pour autant que ces actions sont prises dans leur généralité, elles peuvent aussi s'appliquer aux réalités divines. Tout comme un homme est dispensateur de biens humains, argent ou honneurs, ainsi Dieu l'est-il pour toutes les bontés de l'univers. Ces vertus revêtent donc en Dieu une extension plus universelle que chez l'homme ; alors que la justice humaine s'étend sur une cité ou sur une famille, la justice de Dieu s'étend à tout l'univers. Aussi bien dit-on que les vertus divines sont les exemplaires des nôtres ; ce qui est restreint, particularisé, est une certaine ressemblance d'existants absolus la lumière d'une bougie par exemple comparé à celle du soleil. Quant aux autres vertus qui ne conviennent pas en propre à Dieu, elles n'ont pas d'exemplaire dans la nature divine, mais seulement dans la sagesse divine qui embrasse les raisons propres de tout ce qui existe, comme il en va pour les autres réalités corporelles.

94 : LES VERTUS CONTEMPLATIVES EXISTENT EN DIEU

Il ne fait aucun doute que les vertus contemplatives conviennent souverainement à Dieu. Si la sagesse en effet consiste dans la connaissance des causes suprêmes, comme l'enseigne le Philosophe au début de la Métaphysique, si, d'autre part, Dieu se connaît lui-même au premier chef et ne connaît rien qu'en se connaissant lui-même, lui qui est la cause première de tout, il est évident que la sagesse doit lui être attribuée par-dessus tout. Aussi bien lit-on au Livre de Job que Dieu est sage de c_ur et dans l'Ecclésiastique que toute sagesse vient du Seigneur Dieu et qu'elle réside en lui depuis toujours. Quant au Philosophe, il enseigne lui aussi, au début de la Métaphysique, qu'elle est une propriété divine, non humaine. Si la science est la connaissance d'une chose par sa cause propre, si, d'autre part, Dieu connaît l'ordre de toutes les causes et de leurs effets, et par là même connaît les causes propres des singuliers, comme nous l'avons montré, il est évident que la science réside à proprement parler en lui, - une science d'ailleurs qui ne naît pas du raisonnement comme notre science à nous, qui, elle, naît de la démonstration. Aussi bien lit-on au 1er Livre des Rois que Dieu est le Seigneur des sciences. Si l'intelligence est la connaissance immatérielle et sans discours des choses ; si Dieu, d'autre part, comme nous l'avons montré plus haut, possède une telle connaissance, il y a donc intelligence en lui. Aussi bien lisons-nous au Livre de Job que Dieu possède conseil et intelligence. Ces vertus sont même en Dieu l'exemplaire des nôtres, comme le parfait l'est à l'imparfait.

95 : DIEU NE PEUT VOULOIR LE MAL

Tout ce qui a été dit jusqu'ici nous aide à voir que Dieu ne peut vouloir le mal. La vertu d'une chose, c'est ce par quoi l'on agit bien. Or toute _uvre de Dieu est une _uvre de vertu, puisque sa vertu, nous l'avons vu, est son essence même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. La volonté ne se porte jamais au mal sinon par une certaine erreur de la raison, au moins sur l'objet particulier du choix. L'objet de la volonté étant en effet le bien qui est saisi par l'intelligence, la volonté ne peut se porter au mal à moins que ce mal ne lui soit proposé d'une certaine manière comme un bien, ce qui ne peut se faire sans qu'il y ait erreur. Or il ne peut y avoir d'erreur dans la connaissance divine. La volonté de Dieu ne peut donc tendre au mal. Bien plus, Dieu est le souverain bien. Or le souverain bien ne peut souffrir aucun commerce avec le mal, pas plus qu'un objet suprêmement chaud ne peut souffrir le mélange du froid. La volonté de Dieu ne peut donc s'infléchir vers le mal. Comme le bien a raison de fin, le mal ne peut s'infiltrer dans la volonté qu'en la détournant de la fin. Or la volonté divine ne peut se détourner de la fin, puisque Dieu ne peut rien vouloir qu'en se voulant lui-même. Dieu ne peut donc vouloir le mal. On voit ainsi clairement qu'en Dieu le libre-arbitre est par nature inébranlablement fixé dans le bien. C'est ce qu'affirme le Deutéronome : Dieu est fidèle et sans iniquité, et encore Habacuc : Tes yeux sont purs, Seigneur, et tu ne peux regarder l'injustice. Se trouve ainsi confondue l'erreur des Juifs qui prétendent dans le Talmud que Dieu, parfois, pèche et se purifie du péché ; comme celle aussi des lucifériens qui prétendent que Dieu a péché en repoussant Lucifer.

96 : DIEU NE HAIT RIEN ; ET L'ON NE PEUT LUI ATTRIBUER AUCUNE HAINE

On voit par là qu'il est impossible d'attribuer à Dieu aucune haine. De même en effet que l'amour se porte au bien, de même la haine se porte au mal. Nous voulons du bien à ceux que nous aimons ; du mal à ceux que nous haïssons. Si donc la volonté de Dieu ne peut tendre au mal, il lui est impossible que Dieu puisse haïr quoi que ce soit. La volonté de Dieu se porte sur des êtres différents de lui, nous l'avons vu plus haut, en tant que, voulant et aimant son être et sa bonté, Dieu veut les répandre, autant qu'il est possible, en communiquant sa ressemblance. Ce que Dieu veut dans les êtres qui sont différents de lui, c'est qu'ils possèdent la ressemblance de sa bonté. Or le bien de tout être, c'est qu'il ait part à la ressemblance de Dieu toute bonté, quelle qu'elle soit, n'est rien d'autre en effet qu'une certaine ressemblance de la bonté première. Dieu veut donc le bien de chaque être. Dieu ne hait donc rien. Tous les existants tirent l'origine de leur être du premier existant. Si donc Dieu haïssait quelque chose de ce qui existe, il voudrait que cet être n'existât pas, puisque le fait d'exister est le bien de chaque être. Dieu voudrait donc que l'action par laquelle il produit cette chose dans l'être, avec ou sans intermédiaire, ne s'exerçât pas ; nous avons vu en effet que si Dieu veut quelque chose, il doit vouloir ce qu'elle requiert. Or ceci est impossible. C'est évident dans l'hypothèse où les choses procèdent dans l'être par la volonté de Dieu, car alors cette action productrice des choses doit être une action volontaire ; dans l'hypothèse également où Dieu est par nature cause des choses, car, de même que Dieu se complaît en sa propre nature, de même prend-il complaisance en tout ce que sa nature requiert. Dieu ne hait donc aucune chose. Ce que l'on trouve dans toutes les causes qui agissent naturellement, doit se trouver au premier chef dans le premier agent. Or toutes les causes agentes aiment à leur manière leurs effets ; ainsi les parents, leurs enfants, les poètes, leurs poésies, les artisans, leurs _uvres. C'est bien ce qu'affirme le Livre de la Sagesse : Tu aimes tout ce qui existe, et tu ne hais rien de ce que tu as fait. C'est par mode de comparaison qu'on attribue à Dieu la haine de certaines choses. Et ceci d'une double manière. D'abord, parce que Dieu en aimant les choses et en voulant leur bien, veut que n'existe pas le mal contraire. Aussi dit-on qu'il hait le mal, comme nous disons haïr ce dont nous refusons l'existence, selon cette parole de Zacharie : Que personne d'entre vous ne pense dans son c_ur de mal contre son ami, et n'aimez pas le serment trompeur : voilà tout ce que je hais, dit le Seigneur. - Mais ce ne sont pas là des effets qui soient comparables à des choses subsistantes, celles-là mêmes qui sont objets propres de haine ou d'amour. Une autre manière d'attribuer à Dieu la haine par mode de comparaison vient de ce que Dieu veut un plus grand bien qui ne peut exister sans la privation d'un bien de moindre importance. On parle ainsi de haïr, alors qu'il s'agit davantage d'aimer. Ainsi par exemple, pour autant que Dieu veut le bien de la justice ou de l'ordre de l'univers, ce qui ne peut aller sans quelque punition ou sans quelque corruption, dira-t-on que Dieu hait ce dont il veut la punition ou la corruption, selon cette parole de Malachie : J'ai haï Esaü, et cette autre du psaume : Tu as haï tous ceux qui commettent l'injustice : tu fais périr tous ceux qui prononcent le mensonge ; le Seigneur a en horreur l'homme de sang et de fraude.

VIE

97 : DIEU EST VIVANT

Tout ce que nous avons déjà exposé nous amène à conclure nécessairement que Dieu est vivant. Nous avons vu en effet que Dieu fait acte d'intelligence et de vouloir. Or faire acte d'intelligence et de vouloir n'appartient qu'au vivant. Dieu est donc vivant. La vie est attribuée à certains êtres dans la mesure où ils semblent se mouvoir par eux-mêmes, et n'être pas mus par d'autres. C'est la raison pour laquelle on attribue par comparaison la vie à des êtres qui paraissent se mouvoir d'eux-mêmes, et dont le commun des hommes ne perçoit pas le moteur qui les meut, telle l'eau vive d'une source, non point l'eau d'une citerne ou d'une mare stagnante, tel le vif-argent, qui semble doué d'un certain mouvement. A proprement parler seuls sont mus par soi les êtres qui se meuvent eux-mêmes, composés qu'ils sont d'un élément moteur et d'un élément mû, comme le sont les êtres animés. Voilà pourquoi de ceux-là seuls nous disons en propriété de termes qu'ils vivent. Quant aux autres, ils sont mus par quelque agent extérieur, ou qui les engendre, ou qui écarte les obstacles, ou qui les met en mouvement. Et comme les opérations des sens s'accompagnent de mouvement, on dira de tout ce qui s'active en ses opérations propres, même dépourvues de mouvement, qu'il vit. Faire acte d'intelligence, désirer, sentir, autant d'actions de vie. Mais Dieu est celui dont l'action, d'une manière souveraine, ne dépend pas d'autrui mais de lui-même, lui qui est la première cause agente. La vie lui appartient donc au premier chef. L'être divin embrasse toute la perfection de l'être. Or vivre est un certain être parfait ; les vivants dans l'échelle des existants sont à placer au-dessus des non-vivants. Être pour Dieu, c'est donc vivre. Dieu est donc vivant. L'autorité de la Sainte Écriture confirme tout ceci : ainsi l'oracle du Seigneur, au Deutéronome : Je dirai : je vis éternellement ; ainsi encore le psaume : Mon c_ur et ma chair ont exulté de joie vers le Dieu vivant.

98 : DIEU EST SA PROPRE VIE

La conclusion s'impose : Dieu est sa propre vie. La vie, chez un vivant, c'est l'acte même de vivre exprimé de manière abstraite, de même que la course, ce n'est pas autre chose en réalité que l'acte de courir. Or l'acte de vivre, chez les vivants, c'est leur acte d'être lui-même, comme l'enseigne clairement le Philosophe au IIe livre De l'âme. Puisque l'animal est appelé vivant du fait qu'il a une âme qui lui donne l'être correspondant à sa propre forme, vivre ne devra rien être d'autre que telle manière d'être venant de telle forme. Or Dieu est son propre acte d'être, nous l'avons montré plus haut. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. L'acte même d'intellection est un certain vivre, comme l'enseigne le Philosophe au IIe livre De l'âme, car faire acte d'intellection est le fait d'un vivant. Or Dieu, nous l'avons vu, est son acte d'intellection. Il est donc son propre vivre et sa propre vie. Si Dieu n'était pas sa vie, il s'ensuivrait, étant donné qu'il est vivant, qu'il le serait par participation de vie. Or tout ce qui existe par participation se ramène à ce qui existe par soi. Dieu serait donc ramené à un être antérieur, grâce auquel il vivrait. Ce qui est manifestement impossible. Si Dieu est vivant, la vie doit exister en lui. S'il n'est pas sa propre vie, il y aura en lui-même quelque chose qui ne sera pas lui-même. Ainsi il sera composé. Ce que nous avons réfuté plus haut. Dieu est donc sa propre vie. C'est bien ce qui est dit en saint Jean : Je suis la vie.

99 : LA VIE DE DIEU EST ÉTERNELLE

Il apparaît par là que la vie de Dieu est éternelle. On ne cesse de vivre que par séparation de la vie. Or on ne peut se séparer de soi-même : toute séparation se fait en effet par la division d'un élément d'un autre. Il est donc impossible que Dieu cesse de vivre, puisqu'il est lui-même sa propre vie. Tout ce qui tantôt existe, tantôt n'existe pas, existe par le fait d'une cause. Rien ne peut en effet se produire soi-même du non-être à l'être, car ce qui n'existe pas encore n'agit pas. Or la vie divine n'a pas de cause, et pas plus l'être divin. Dieu n'est donc pas tantôt vivant, tantôt non-vivant ; il vit toujours. Sa vie est donc éternelle. En toute opération l'agent demeure, bien que parfois l'opération passe par mode de succession ; aussi bien, dans le mouvement, le mobile demeure identique en son sujet tout au long du mouvement, même s'il ne le demeure pas suivant la raison. Là donc où l'action s'identifie à l'agent, rien ne doit passer par mode de succession, mais tout doit demeurer tout entier à la fois. Or l'acte d'intellection et l'acte de vivre de Dieu étant Dieu lui-même, la vie de Dieu ne peut comporter de succession : elle est tout entière à la fois. Elle est donc éternelle. Dieu est absolument immobile, nous l'avons montré plus haut. Or ce qui commence à vivre ou cesse de vivre, ou qui durant sa vie admet la succession, est muable : la vie d'un être commence par la génération, cesse par la corruption ; quant à la succession elle se fait par un certain mouvement. Dieu ne commence donc pas à vivre ; il ne cesse pas davantage de vivre ; sa vie ne comporte aucune succession. Sa vie est donc éternelle. C'est bien ce qu'affirme le Deutéronome, transmettant l'oracle du Seigneur : Je vis pour l'éternité, et saint Jean dans sa 1re Epître : Il est le vrai Dieu et la vie éternelle.

BÉATITUDE

100 : DIEU EST BIENHEUREUX

Reste à montrer, à partir de ces prémisses, que Dieu est bienheureux. La béatitude est le bien propre de toute nature intellectuelle. Puisque Dieu est intelligent, la béatitude sera son bien propre. Mais la relation de Dieu à l'égard de ce bien propre n'est pas telle que Dieu tendrait vers un bien qu'il ne posséderait pas encore, - ce qui est le fait d'une nature changeante et existant en puissance, - mais telle qu'il possède déjà ce bien propre. Dieu ne désire donc pas seulement la béatitude, comme nous, mais il en jouit. Dieu est donc bienheureux. Est souverainement désiré ou voulu de la nature intellectuelle ce qui est le plus parfait en elle ; c'est cela sa béatitude. Or ce qu'il y a de plus parfait en chaque être, c'est son opération la plus parfaite ; puissance et habitus sont en effet amenés à leur point de perfection par l'opération. Aussi le Philosophe enseigne-t-il que le bonheur, c'est l'opération parfaite. Or la perfection d'une opération dépend de quatre facteurs. Premièrement, de son genre : tel qu'elle soit immanente à l'agent lui-même. J'appelle opération immanente celle qui ne produit rien d'autre en dehors de l'opération elle-même, comme voir et entendre. De telles opérations sont les perfections de ceux qui en sont les sujets ; elles peuvent être un terme ultime, n'étant pas ordonnées à un quelconque objet fabriqué qui soit leur fin. Par contre l'opération, ou action, d'où résulte un certain acte extérieur à elle-même, est la perfection de l'_uvre accomplie, non celle de l'agent ; elle se comporte à l'égard de cet acte comme envers sa fin. Aussi une telle opération n'est-elle pas la béatitude ou le bonheur d'une nature intellectuelle. Deuxièmement, du principe de l'opération : c'est-à-dire qu'elle soit le fait de la puissance la plus élevée. Aussi bien la félicité ne nous vient-elle pas de l'opération du sens, mais de celle de l'intelligence, et d'une intelligence perfectionnée par l'habitus. Troisièmement, de l'objet de l'opération. C'est pourquoi l'ultime félicité consiste pour nous dans l'intelligence que nous avons du plus haut intelligible. Quatrièmement, de la forme de l'opération, telle qu'elle soit accomplie avec perfection, facilité, assurance et joie. Or telle est l'opération de Dieu. Dieu est en effet intelligent et son intelligence est la plus haute des puissances ; il n'a pas besoin d'un habitus qui le perfectionne, puisqu'il est parfait en soi ; il se connaît lui-même, souverainement intelligible qu'il est, sans aucune difficulté, et avec joie. Dieu est donc bienheureux. La béatitude apaise tout désir ; une fois qu'on la possède, il n'y a plus rien à désirer, puisqu'elle est la fin dernière. Celui qui est parfaitement comblé en tout ce qu'il peut désirer est donc nécessairement heureux. Ce qui fait dire à Boèce, au IIe livre de la Consolation, que la béatitude est l'état pleinement réalisé par la réunion de tous les biens. Mais la perfection de Dieu est telle qu'elle embrasse toute perfection dans sa simplicité. Dieu est donc véritablement bienheureux. Tant qu'il manque à quelqu'un quelque chose dont il a besoin, celui-là n'est pas encore heureux. Son désir en effet n'est pas encore apaisé. Quiconque se suffit à lui-même et n'a besoin de rien, celui-là est donc bienheureux. Or nous avons montré plus haut que Dieu n'a besoin de rien, sa perfection ne dépendant de rien d'extérieur, et qu'il ne veut pas les autres êtres pour lui-même, à titre de fin, comme s'il avait besoin d'eux, mais seulement parce que cela convient à sa bonté. Dieu est donc bienheureux. Nous avons vu encore que Dieu ne peut rien vouloir d'impossible. Or il est impossible que Dieu acquière ce qu'il ne posséderait pas encore, puisqu'il n'est en puissance d'aucune manière. Il ne peut donc vouloir ce qu'il ne posséderait pas. Tout ce qu'il veut, il le possède. D'autre part Dieu ne veut rien de mal. Il est donc bienheureux, suivant cette définition que certains donnent du bienheureux : celui qui possède tout ce qu'il veut a qui ne veut rien de mal. Cette béatitude de Dieu, la Sainte Écriture la proclame aussi, selon ce verset de la 1re Épître à Timothée : Celui que manifestera en son temps le bienheureux et tout-puissant.

101 : DIEU EST SA PROPRE BÉATITUDE

On voit ainsi comment Dieu est sa propre béatitude. La béatitude de Dieu, c'est son opération intellectuelle. Mais nous avons montré plus haut que l'acte même d'intelligence, en Dieu, est la propre substance de Dieu. Dieu est donc sa propre béatitude. Étant fin dernière, la béatitude est ce que veut au premier chef qui en est capable, ou qui la possède. Or nous avons montré plus haut que Dieu veut au premier chef son essence. Son essence est donc sa béatitude. Tout être ordonne à sa béatitude tout ce qu'il veut. La béatitude est en effet telle qu'elle n'est pas désirée pour autre chose et qu'à elle se termine le mouvement de désir de qui désire une chose pour une autre, si l'on admet que ce mouvement n'est pas indéfini. Étant donné que Dieu veut tout pour sa bonté, qui est sa propre essence, Dieu, qui est lui-même son essence et sa bonté, doit être ainsi sa propre béatitude. En outre, il est impossible qu'il y ait deux biens suprêmes. S'il manquait à l'un ce que l'autre aurait, aucun des deux ne serait bien suprême et parfait. Or nous avons montré que Dieu est le souverain bien. On montrera également que la béatitude est le souverain bien du fait qu'elle est la fin dernière. La béatitude et Dieu sont donc identiques. Dieu est donc sa propre béatitude.

102 : LA BÉATITUDE DE DIEU, PARFAITE ET UNIQUE, DÉPASSE TOUTE AUTRE BÉATITUDE

Il est possible, maintenant, pour terminer, de réfléchir sur l'excellence de la béatitude en Dieu. Plus on est proche de la béatitude, et plus parfaitement on est bienheureux. Ainsi, à supposer que l'on appelle quelqu'un bienheureux pour l'espérance où il est d'obtenir la béatitude, sa béatitude ne peut se comparer d'aucune manière avec la béatitude de celui qui la possède déjà en acte. Or est au plus près de la béatitude ce qui est la béatitude elle-même. C'est le cas de Dieu. Dieu est donc bienheureux d'une manière unique et parfaite. Étant donné que le plaisir est l'effet de l'amour, là où il y a un plus grand amour, là il y a, dans l'obtention de l'objet aimé, un plaisir plus grand. Or, toutes choses égales, tout être s'aime soi-même plus qu'aucun autre ; la preuve en est qu'on aime naturellement davantage ce qui est plus proche de soi. Dieu prend donc, dans sa béatitude qui est lui-même, plus de joie que les autres bienheureux dans une béatitude qui n'est pas ce qu'ils sont. Le désir s'en apaise donc d'autant, et la béatitude est plus parfaite. Ce qui est par essence est davantage que ce qui est dit par participation la nature du feu est plus parfaite dans le feu même que dans des matières en feu. Or Dieu est bienheureux par son essence. Cela, aucun autre être ne peut le revendiquer, car en dehors de Dieu, aucun autre ne peut être le souverain bien. Ainsi devra-t-on affirmer que tout autre être que Dieu, qui est bienheureux, est bienheureux par participation. La béatitude divine dépasse donc toute autre béatitude. La béatitude, nous l'avons vu, consiste dans la parfaite opération de l'intelligence. Or aucune autre opération intellectuelle ne peut s'égaler à celle de Dieu. C'est évident, non seulement parce qu'elle est une opération subsistante, mais parce que, dans une unique opération, Dieu se connaît parfaitement, lui, et tous les autres êtres, ceux qui existent et ceux qui n'existent pas, les bons et les mauvais. Chez les autres êtres doués d'intelligence, se connaître soi-même n'est pas un acte subsistant, mais un acte du subsistant. Personne non plus ne peut connaître parfaitement, tel qu'il est, Dieu lui-même, suprême intelligible, puisque personne ne possède un être parfait comme l'est l'être de Dieu, et que personne ne peut avoir d'opération plus parfaite que sa substance. Il n'existe pas non plus d'autre intelligence qui puisse connaître tout ce que Dieu est capable de faire : autrement, elle saisirait la puissance divine. Or ce qu'une autre intelligence connaît, elle ne le connaît pas en sa totalité dans une seule et même opération. C'est donc d'une manière incomparable que Dieu est bienheureux par-dessus tout. Plus un être est unifié, plus sa puissance et sa bonté sont parfaites. Or une opération qui connaît la succession se répartit suivant les diverses divisions du temps. Sa perfection ne peut se comparer d'aucune manière à celle d'une opération qui se fait sans succession, tout entière à la fois, surtout si cette opération ne passe pas en un instant, mais demeure pour l'éternité. Or l'acte d'intellection de Dieu est posé en dehors de toute succession, existant tout entier à la fois, et éternellement ; le nôtre, lui, comporte la succession, en tant que lui sont adjoints par accident continuité et temps. La béatitude de Dieu dépasse donc à l'infini la béatitude de l'homme, comme la durée de l'éternité dépasse à l'infini la durée fluente du temps. La fatigue, les occupations qui viennent nécessairement se mêler en cette vie à notre contemplation, - cette contemplation en laquelle consiste avant tout le bonheur de l'homme, si tant est qu'il y ait bonheur en cette vie présente -, les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise notre vie d'ici-bas, montrent à l'envi que la félicité humaine, surtout celle de cette vie, ne peut se comparer à la béatitude de Dieu. On peut juger de la perfection de la béatitude divine en pensant qu'elle embrasse sur un mode absolument parfait toutes les béatitudes. De la félicité de la vie contemplative, elle a la considération très parfaite, et éternelle, de soi et des autres. De la vie active, elle a le gouvernement, non pas de la vie d'un seul homme, ou d'une maison, ou d'une cité, ou d'un royaume, mais de l'univers tout entier. La fausse félicité de ce monde n'a qu'une ombre de cette félicité très parfaite. Selon Boëce, elle est faite de cinq facteurs : le plaisir, les richesses, le pouvoir, les honneurs, et la renommée. Or Dieu prend souverainement plaisir en lui-même, ayant une joie universelle de tous les biens, sans aucun mélange d'un élément contraire. - Quant aux richesses, il possède en lui-même une absolue suffisance de tous les biens. - En fait de pouvoir, il a une puissance infinie. - En fait d'honneurs, il a prééminence et régence sur tout. - Quant à la renommée, il a l'admiration de toute intelligence pour peu qu'elle le connaisse.

A LUI DONC QUI EST BIENHEUREUX DE MANIÈRE UNIQUE, L'HONNEUR ET LA GLOIRE DANS LES SIÈCLES DES SIÈCLES. AMEN.

 

LIVRE DEUXIEME : LA CREATION

 

PRÉAMBULE

1 : COMMENT CE LIVRE FAIT SUITE AU PRÉCÉDENT

«J'AI MÉDITÉ SUR TOUTES VOS ŒUVRES. JE MÉDITAIS SUR L'OUVRAGE DE VOS MAINS.»

Qui ignore l'activité d'un être ne peut connaître parfaitement cet être. En effet, ce sont l'espèce de l'action et ses modalités qui permettent d'évaluer la grandeur et la qualité de la puissance opérative. Cette puissance, à son tour, révèle la nature de la chose, car un être est équipé de telle ou telle manière pour l'action selon qu'il possède effectivement telle ou telle nature. Or, comme l'explique le Philosophe au IXe livre de la Métaphysique, il y a deux sortes d'opérations : les unes, comme l'action de sentir, de comprendre ou de vouloir, demeurent en celui qui agit et le perfectionnent lui-même ; les autres, comme l'action de chauffer, de couper, de bâtir, passent dans la chose extérieure et constituent la perfection de l’oeuvre réalisée par cette action.

Ces deux sortes d'opérations se vérifient en Dieu la première, puisqu'il comprend, veut, se réjouit, aime ; la seconde, dès là qu'il donne l'être aux choses, les conserve et les gouverne. La première opération est la perfection de l'agent ; la seconde, celle de l'_uvre. Or l'agent est cause de son _uvre et la précède d'une priorité de nature. Il faut donc admettre que la première de ces opérations est la raison de la seconde et la précède d'une priorité naturelle, comme il en va pour la cause et son effet. Ceci apparaît clairement dans l'ordre humain où l'idée et la volonté de l'artisan sont le principe et la raison de son ouvrage. La première des opérations considérées s'approprie, en tant que simple perfection de l'agent, le nom d'opération ou encore d'action ; la seconde, parce que perfection de l'_uvre, prend en latin le nom de factio, production : d'où le terme manufacta, produits de la main de l'homme, appliqué à ce qui procède de l'artisan selon ce genre d'action. Nous avons parlé dans le livre précédent de la première sorte d'activité en Dieu, en traitant de sa connaissance et de sa volonté. Pour achever l'étude des vérités divines, il nous reste donc à parler maintenant de la seconde activité, celle par laquelle Dieu produit les choses et les gouverne. Cet ordre de nos considérations, nous pouvons le retrouver dans notre texte. Par ces mots : J'ai médite sur toutes vos _uvres, est désignée la réflexion sur la première sorte d'opérations, les _uvres étant alors la pensée et le vouloir divins. La méditation sur la production divine est exprimée par la suite du verset : je méditais sur l'ouvrage de vos mains, où par ouvrage de vos mains, nous entendons le ciel et la terre et tout ce qui procède de Dieu à la manière dont l'ouvrage procède de l'artisan.

2 : LA CONSIDÉRATION DES CRÉATURES EST UTILE AU PROGRÈS DE LA FOI

La méditation des _uvres divines est nécessaire à l'homme pour l'édification de sa foi en Dieu. D'abord, en méditant sur ces _uvres, nous pouvons nous émerveiller quelque peu de la sagesse divine et la contempler. En effet, les _uvres dont l'art est le principe reflètent cet art lui-même, étant faites à sa ressemblance. Or c'est par sa sagesse que Dieu donne l'existence aux choses, selon ce mot du Psaume : Vous avez tout fait dans la sagesse. Et donc, par la considération de ses _uvres, nous pouvons nous faire une idée de la sagesse divine, qui est diffusée, pour ainsi dire, dans les créatures par une sorte de communication de sa ressemblance, comme l'enseigne l'Ecclésiastique, I, 10 : Il l'a répandue (la sagesse) sur toutes ses _uvres. Le Psalmiste avait dit : Votre science merveilleuse est au-dessus de moi, elle me dépasse et je ne saurais l'atteindre ; par ces paroles : La nuit devient ma lumière..., il notait ensuite le secours que lui avait apporté l'illumination divine ; enfin, il reconnaît qu'il a été aidé dans la connaissance de la sagesse divine par la considération de ses _uvres, et il proclame : Vos _uvres sont admirables, et mon âme en sera toute pénétrée. 2. Le spectacle de la création provoque l'émerveillement de l'homme devant la toute-puissance divine et, par suite, éveille en son c_ur la révérence à l'égard de Dieu. On doit, en effet, reconnaître que la puissance du créateur l'emporte sur celle de ses _uvres, ainsi qu'il est écrit dans la Sagesse, XIII, 4 : S'ils (les philosophes) ont admiré leur puissance et leurs _uvres (celles du ciel, des étoiles, et des éléments de ce monde), qu'ils comprennent que celui qui les a faits est plus puissant qu'eux. Dans l'Épître aux Romains, I, 20, il est dit aussi : Les perfections invisibles de Dieu, son éternelle puissance et sa divinité brillent aux yeux de l'esprit dans le miroir de ses _uvres. Or, de cet émerveillement naissent la crainte de Dieu et le respect, comme l'exprime Jérémie, X, 6, 7 : Ton nom est grand en puissance. Qui ne te craindrait, ô Roi des nations ? 3. La considération des créatures enflamme notre c_ur de l'amour de la bonté divine. Nous avons montré dans le Ier Livre que tout ce que les diverses créatures reçoivent de bonté et de perfection en partage, est universellement concentré en Dieu comme en la source de toute bonté. Si donc la bonté des créatures, leur beauté, leur suavité, séduisent tellement le c_ur de l'homme, combien plus la bonté de la source divine elle-même, comparée avec soin à ces ruisseaux que sont les bontés découvertes en chaque créature, embrasera-t-elle le c_ur humain et l'attirera-t-elle totalement à soi. C'est ce qui fait dire au Psalmiste : Vous m'avez réjoui, Seigneur, par votre ouvrage, et je tressaillirai de joie devant les _uvres de vos mains. Et ailleurs, au sujet des fils des hommes : Ils seront enivrés de l'abondance de votre maison (entendez, de la création tout entière) et vous les abreuverez au torrent de vos délices : car en vous est la source de la vie. Enfin le livre de la Sagesse, XIII, 1, condamne ceux qui par les biens visibles (les créatures, bonnes seulement par une sorte de participation), n'ont pas su voir celui qui est, à savoir, le vraiment bon, bien plus, la bonté même, comme nous l'avons montré au Ier Livre. La considération des créatures établit l'homme dans une certaine ressemblance de la perfection divine. Nous avons montré, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu, en se connaissant soi-même, voit dans son essence toutes les autres choses. Et donc, puisque la foi chrétienne instruit l'homme principalement sur Dieu, et lui donne aussi, par la lumière de la révélation divine, la connaissance des créatures, il en résulte pour lui une certaine ressemblance avec la sagesse divine. D'où ce mot de la IIe Épître aux Corinthiens, III, 18: Nous tous qui, le visage découvert, contemplons dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image. Il est donc évident que la considération des créatures contribue à l'édification de la foi chrétienne. Voilà pourquoi il est écrit dans l'Ecclésiastique XLII, 15 : Je me rappellerai les _uvres du Seigneur et je publierai ce que j'ai vu : c'est par la parole du Seigneur que ses _uvres ont été faites.

3 : LA CONNAISSANCE DES NATURES CRÉÉES PERMET DE RÉFUTER LES ERREURS AU SUJET DE DIEU

La considération des créatures est nécessaire non seulement à l'édification de la vérité mais aussi à la réfutation des erreurs sur Dieu. Il arrive, en effet, que les erreurs ayant pour objet les créatures éloignent de la vérité de la foi, parce qu'elles sont en contradiction avec la connaissance vraie de Dieu. Or ceci peut se produire de différentes manières. 1. Ceux qui ignorent la nature des choses en viennent parfois à ce degré d'aberration de considérer comme Dieu et cause première ce qui, cependant, ne peut exister que par un autre. Ils s'imaginent qu'il n'y a rien au delà de ce qu'ils voient ; ainsi ceux qui pensèrent que Dieu était un corps quelconque, et dont la Sagesse XIII, 2, parle en ces termes : Ils ont considéré comme des dieux, le feu, le vent, l'air subtil, le cercle des étoiles, l'abîme des eaux, le soleil et la lune. 2. On attribue à certaines créatures ce qui appartient exclusivement à Dieu. Et cela résulte aussi d'une erreur à leur sujet. En effet, si l'on attribue à un être ce qui est incompatible avec sa nature, c'est qu'on ignore la nature de cet être ; comme si l'on prétendait, par exemple, que l'homme a trois pieds. Or la nature créée répugne à ce qui appartient en propre à Dieu, tout comme un être différent de l'homme répugne à ce qui est spécifiquement humain. C'est donc bien l'ignorance de la nature des choses qui est la source de l'erreur signalée. Erreur que condamne ainsi la Sagesse XIV, 21: Le nom incommunicable, ils l'ont donné à la pierre ou au bois : erreur où tombent ceux qui attribuent à d'autres causes qu'à Dieu la création des êtres, la connaissance de l'avenir, la production des miracles. 3. On minimise la puissance divine à l'_uvre dans les créatures, parce qu'on ignore la nature de ces dernières. C'est le cas de ceux qui postulent deux principes des choses, et qui affirment que les êtres procèdent de Dieu non en vertu de sa volonté, mais par une nécessité de sa nature ; de ceux aussi qui veulent soustraire tous les êtres, ou seulement quelques-uns d'entre eux, à la divine providence, ou qui nient qu'elle puisse rien faire en dehors du cours ordinaire des choses. Toutes ces opinions, en effet, insultent à la puissance de Dieu. C'est contre elles qu'il est écrit dans Job XXII, 17. Ils regardaient le Tout-Puissant comme incapable de rien faire, et dans la Sagesse XII, 17 : Vous montrez votre force lorsqu'on ne vous croit pas souverainement puissant. 4. L'homme, que la foi oriente vers Dieu comme vers sa fin dernière, s'imagine, dans son ignorance de la nature des choses et, par suite, de la place qui est la sienne dans l'univers, qu'il est assujetti à certaines créatures, auxquelles il est pourtant supérieur. Ainsi pensent ceux qui soumettent aux astres la volonté humaine et que Jérémie X, 2, condamne en ces termes : Ne craignez pas les signes du ciel que craignent les nations. Et aussi ceux qui croient que l'âme humaine est créée par les anges, ou qu'elle est mortelle. Ces opinions, et toutes autres semblables, sont offensantes pour la dignité de l'homme. On voit donc clairement l'erreur de ceux dont parle saint Augustin dans son livre De l'origine de l'âme, et qui disaient que ce qu'on peut bien penser au sujet des créatures n'importe en rien à la vérité de la foi, pourvu qu'on ait sur Dieu des idées exactes. En effet, l'erreur relative aux créatures rejaillit sur l'idée qu'on se fait de Dieu lui-même et, soumettant l'esprit de l'homme à certaines causes autres que Dieu, elle le détourne de ce Dieu vers lequel la foi s'efforce de le conduire. C'est pour cela que l'Écriture menace de certaines peines, comme elle fait pour les infidèles, ceux qui se trompent au sujet des créatures : Parce qu'ils n'ont pas compris les _uvres du Seigneur, les _uvres de ses mains, est-il dit dans le Psaume, vous les détruirez et ne les bâtirez pas. Et dans la Sagesse II, 21 : Voilà ce qu'ils ont pensé, mais ils se sont égarés, et elle ajoute : Ils n'ont eu aucune estime pour l'honneur dû aux âmes saintes.

4 : LE PHILOSOPHE ET LE THÉOLOGIEN ENVISAGENT LES CRÉATURES À UN POINT DE VUE DIFFÉRENT

Il est évident, d'après ce qui précède, que la doctrine de la foi chrétienne comporte la connaissance des créatures en tant qu'elles reflètent une certaine ressemblance avec Dieu, et que l'erreur à leur sujet entraîne l'erreur à l'égard des choses divines. C'est donc à des titres différents que ces créatures intéressent la doctrine chrétienne et la philosophie humaine. Celle-ci les considère en tant qu'elles sont telles créatures ; d'où la diversité des parties de la philosophie répondant aux divers genres des choses. La foi chrétienne, elle, ne considère pas les créatures selon qu'elles sont telles ou telles : ainsi elle n'envisage pas le feu en tant que feu, mais selon qu'il symbolise l'élévation divine et, d'une certaine manière, se réfère à Dieu lui-même. Comme le dit l'Ecclésiastique XLII, 16, 17: L'_uvre du Seigneur est remplie de sa gloire. Le Seigneur n'a-t-il pas fait annoncer par ses saints toutes ses merveilles ? Il en résulte que ce ne sont pas les mêmes objets que le philosophe et le croyant envisagent dans les créatures. Le philosophe considère en elles ce qui leur appartient selon leur nature propre : par exemple, la propriété qu'a le feu de s'élever. Le théologien ne voit en elles que ce qui leur convient en tant précisément qu'elles se rapportent à Dieu, comme d'avoir été créées par lui, de lui êtres soumises, et autres choses semblables. On ne peut donc accuser d'imperfection la doctrine de foi sous prétexte qu'elle néglige de nombreuses propriétés des choses, comme la configuration du ciel ou la qualité du mouvement. Le physicien non plus ne s'occupe pas des propriétés de la ligne qui font l'objet de la considération du géomètre ; cela seul l'intéresse, dans cette ligne, qui lui appartient en tant que limite naturelle des corps. S'il arrive cependant que les mêmes aspects des choses tombent sous la considération du philosophe et du croyant, ce n'est pas par les mêmes principes qu'ils les éclairent. Le philosophe argumente à partir des causes propres des choses, le croyant à partir de la cause première : ainsi le dernier dira par manière de preuve : c'est révélé, ou cela glorifie Dieu, ou encore : la puissance divine est infinie. De s'élever ainsi jusqu'à la considération de la cause la plus haute vaut à la doctrine de foi d'être appelée la sagesse suprême, selon ces mots du Deutéronome, IV, 6 : C'est là votre sagesse et votre intelligence aux yeux des peuples. Cela lui vaut aussi que la philosophie humaine, reconnaissant son excellence, se fasse sa suivante. Ainsi s'explique que la sagesse divine argumente parfois à partir des principes de la philosophie humaine. D'ailleurs, il en va de même auprès des philosophes, puisque la Philosophie Première utilise les données de toutes les sciences pour éclairer son objet. Cette différence de point de vue explique aussi que les deux doctrines ne procèdent pas suivant le même ordre. En philosophie, où l'on étudie les créatures en elles-mêmes pour s'élever ensuite jusqu'à la connaissance de Dieu, la considération des créatures est première ; celle de Dieu ne vient qu'après. Dans la doctrine de foi, au contraire, où les créatures ne sont envisagées que par rapport à Dieu, c'est l'étude de Dieu qui précède celle des créatures. Cette dernière doctrine est donc plus parfaite que la philosophie, de par sa ressemblance plus grande avec la science divine, puisque Dieu se connaît d'abord lui-même et voit en lui-même tout le reste. Conformément à cet ordre, après avoir traité de Dieu considéré en lui-même, dans le Ier Livre, il nous reste à parler de ce qui procède de lui.

ANNONCE DU PLAN

5 : ORDRE DES MATIÈRES

Voici quelle sera la suite de nos considérations. Nous traiterons d'abord de la création des choses, puis de leur distinction, enfin de la nature de ces êtres créés et distincts, pour autant que cela regarde la vérité de la foi.

PRODUCTION DES CRÉATURES

6 : IL APPARTIENT À DIEU D'ÊTRE PRINCIPE D'EXISTENCE POUR LES AUTRES ÊTRES

Supposant donc acquis ce que nous avons établi plus haut, nous allons montrer qu'il appartient à Dieu d'être principe d'existence et cause pour les autres êtres. 1. Nous avons démontré précédemment avec Aristote, qu'il existe une première cause efficiente. Cette cause, nous l'appelons Dieu. Or la cause efficiente amène ses effets à l'existence. Dieu est donc cause d'existence pour les autres êtres. 2. Nous avons vu dans le Ier Livre, avec le même philosophe, qu'il existe un premier moteur immobile, que nous nommons Dieu. Or en tout ordre de mouvement, le premier moteur est cause de tous les mouvements qui appartiennent à cet ordre. Puisque beaucoup de choses viennent à l'être sous l'influence des mouvements du ciel, et que - nous l'avons montré - Dieu est le premier moteur des mouvements de cet ordre, il faut en conclure qu'il est aussi cause d'existence pour beaucoup de choses. 3. Ce qui convient de soi à une chose, évidemment lui appartient toujours, comme à l'homme d'être raisonnable, et, au feu, la tendance à s'élever. Or produire un effet convient de soi à l'être qui est en acte, car tout agent agit selon qu'il est en acte. Tout être en acte est donc naturellement en mesure de produire quelque chose qui existe en acte. Mais Dieu est être en acte, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Il lui appartient donc de produire quelque être en acte, pour lequel il soit cause d'existence. 4. C'est un signe de perfection chez les êtres inférieurs qu'ils puissent produire des êtres semblables à eux, comme l'enseigne le Philosophe au IVe Livre des Météores. Or, Dieu est l'être absolument parfait, nous l'avons vu dans le Ier Livre. Il lui appartient donc de produire quelque être en acte semblable soi, et d'être ainsi cause d'existence. 5. Nous avons montré dans le Ier Livre que Dieu veut communiquer son être aux autres par manière de ressemblance. Or la perfection de la volonté implique qu'elle soit principe d'action et de mouvement, comme on le voit au IIIe Livre du Traité de l'Ame. Donc la volonté divine, qui est parfaite, ne saurait être privée de la faculté de communiquer son être à quelque autre par mode de ressemblance. Pour cet autre, Dieu sera ainsi cause d'existence. 6. Plus le principe d'une action est parfait, et plus nombreux, plus éloignés aussi sont les êtres qu'elle peut atteindre : ainsi le feu, s'il est sans force, n'échauffe que ce qui est proche, mais s'il est ardent sa chaleur rayonne au loin. Or l'acte pur qu'est Dieu est plus parfait que l'acte mêlé de puissance que nous sommes. D'autre part, l'acte est principe d'action. Donc, puisque nous pouvons exercer, par l'acte qui est en nous, non seulement des actions immanentes, comme comprendre et vouloir, mais aussi des actions qui tendent vers l'extérieur et par lesquelles nous produisons certains effets, a fortiori Dieu peut-il, pour cette raison même qu'il est en acte, non seulement connaître et vouloir, mais encore produire des effets et, par suite, être pour d'autres que lui cause d'existence. Cette vérité est exprimée ainsi dans Job, V, 9 : Qui fait des choses grandes et merveilleuses, des choses qu'on ne peut ni sonder ni compter.

7 : IL Y A EN DIEU UNE PUISSANCE ACTIVE

Ce que nous venons de dire montre clairement que Dieu est puissant et que c'est avec raison qu'on lui attribue la puissance active. 1. En effet la puissance active est le principe de l'action qui s'exerce sur un autre, en tant qu'il est autre. Or il appartient à Dieu d'être, pour les autres, principe d'existence. Donc il lui appartient aussi d'être puissant. 2. La puissance passive est consécutive à l'être en puissance ; la puissance active, à l'être en acte : tout être, en effet, agit pour autant qu'il est en acte et pâtit dans la mesure où il est en puissance. Or, il appartient à Dieu d'être en acte ; et donc, il faut lui attribuer la puissance active. 3. La perfection divine renferme en soi les perfections de toutes choses, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Or la puissance active est un élément de perfection, car un être a d'autant plus de puissance qu'il est plus parfait. La puissance active ne saurait donc manquer à Dieu. 4. Tout ce qui agit a la puissance d'agir, car il est impossible que ce qui ne peut agir agisse ; et l'impossibilité d'agir, c'est la nécessité de ne pas agir. Or Dieu est agent et moteur, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc capable d'agir, et c'est à juste titre qu'on lui attribue la puissance active, mais non la puissance passive. C'est ce qui fait dire au Psalmiste : Vous êtes puissant, Seigneur ; et ailleurs : Votre puissance, ô Dieu, et votre justice s'étendent jusqu'aux merveilles les plus élevées qui sont sorties de vos mains.

8 : LA PUISSANCE DE DIEU EST SA SUBSTANCE

Nous pouvons conclure encore de ce qui précède que la puissance divine est la substance même de Dieu.

1. En effet tout être possède la puissance active dans la mesure ou il est en acte. Or Dieu est l'acte même, et non un être qui serait en acte par un acte autre que lui-même, puisqu'il n'y a en lui aucune potentialité. Donc, nous l'avons vu au Ier Livre, il est lui-même sa puissance. 2. Tout être qui, étant puissant, n'est pas sa puissance n'a de pouvoir qu'en participation de la puissance d'un autre. Or on ne peut rien dire de Dieu par participation, puisqu'il est son être même, comme nous l'avons montré an Ier Livre. Il est donc lui-même sa puissance. 3. Nous venons de voir que la puissance active est un élément de perfection dans une chose. Or toute perfection divine est contenue dans l'être même de Dieu, nous l'avons montré au Ier Livre. La puissance divine n'est donc pas autre chose que l'être divin. Mais, comme nous l'avons prouvé au Ier Livre, Dieu est son être. Il est donc sa puissance. 4. Dans les êtres dont les puissances ne se confondent pas avec la substance, ces puissances sont des accidents. C'est ainsi que la puissance naturelle est classée dans la seconde espèce de qualité. Or, en Dieu, il ne saurait y avoir d'accident, comme nous l'avons vu au Ier Livre. Dieu est donc sa puissance.

5. Tout ce qui existe par un autre se réfère à ce qui est par soi comme à un premier. Or tous les agents se réfèrent à Dieu comme au premier agent. Il est donc agent par soi-même. Mais ce qui agit par soi agit par son essence, et, d'autre part, ce par quoi un être agit est sa puissance active. Donc l'essence même de Dieu est sa puissance active.

9 : LA PUISSANCE DE DIEU EST SON ACTION

On peut inférer de ce que nous venons de dire que la puissance de Dieu n'est autre que son action. 1. En effet, toutes choses identiques à une seule et même chose sont identiques entre elles. Or, la puissance de Dieu est sa substance, nous venons de le voir ; son action est aussi sa substance : nous l'avons montré au Ier Livre, à propos de son opération intellectuelle ; et il en va de même pour toutes les autres opérations. Donc, en Dieu, puissance et action ne sont pas des réalités distinctes. 2. L'action d'un être est une sorte de complément de sa puissance : il y a, entre elle et la puissance, rapport d'acte second à acte premier. Or la puissance divine ne s'achève en rien d'autre qu'elle-même, puisqu'elle est l'essence même de Dieu. Donc, en Dieu, puissance et action sont identiques. 3. De même qu'une réalité agit par sa puissance active, ainsi est-elle être par son essence. Or la puissance et l'essence divines se confondent, comme nous l'avons vu. Donc l'agir divin se confond avec l'être divin, et, comme cet être divin est la substance de Dieu, il en résulte que l'action divine est la même substance divine. Ce qui nous amène à la conclusion précédente. 4. L'action qui n'est pas la substance de l'agent est en lui comme l'accident dans le sujet ; aussi bien l'action est-elle considérée comme l'un des neuf prédicaments de l'accident. Or, en Dieu, rien ne peut exister à la manière d'un accident. Donc l'action de Dieu n'est pas autre chose que sa substance et sa puissance.

10 : EN QUEL SENS ON ATTRIBUE À DIEU LA PUISSANCE

Puisque rien n'est principe de soi-même et que l'action de Dieu n'est autre que sa puissance, il est évident, d'après ce qui précède, que ce n'est pas comme principe de son action que la puissance est attribuée à Dieu mais comme principe de ses effets. Or, à titre de principe, la puissance implique un rapport à autre chose, comme on le voit au Ve Livre de la Métaphysique d'Aristote : La puissance active est le principe de l'action sur un autre. C'est donc selon la vérité des choses que, par rapport à ses effets, la puissance est attribuée à Dieu. Par rapport à son action, au contraire, on ne parle de puissance divine que selon notre mode de connaître, qui comporte des notions diverses pour la puissance de Dieu et pour son action. C'est pourquoi, s'il est en Dieu des actions qui ne passent pas dans quelque effet mais demeurent dans l'agent, on ne parlera de puissance par rapport à ces actions que selon notre manière de comprendre et non selon la vérité des choses. Ces actions sont le vouloir et le connaître. Donc, en rigueur de termes, la puissance divine ne regarde pas ces actions mais ses seuls effets. Et, par conséquent, l'intelligence et la volonté de Dieu ne sont pas en lui comme puissances mais seulement comme actions. Il est clair aussi, d'après ce qui précède, que la multitude des actions que nous attribuons à Dieu, comme le connaître, le vouloir, la création des êtres et autres actions semblables, ne sont pas choses diverses, puisque chacune de ces actions s'identifie réellement avec l'être même de Dieu, qui est une seule et même chose. Ce que nous avons montré au Ier Livre permet de comprendre comment les différentes manières de signifier une même chose n'altèrent en rien la vérité.

11 : ON PEUT ATTRIBUER À DIEU DES TERMES RELATIFS AUX CRÉATURES

La puissance convient à Dieu par rapport à ses effets. 1. Or la puissance, nous l'avons vu, a raison de principe ; et le principe ne s'entend que relativement à son terme. Il est donc évident que l'on peut parler de Dieu relativement à ses effets. 2. On ne saurait comprendre qu'une chose pût être qualifiée par rapport à une autre si, inversement, cette autre ne pouvait l'être relativement à la première. Or, on parle des créatures relativement à Dieu : par leur être même, qu'elles tiennent de lui, comme nous l'avons vu, elles dépendent de Dieu. Donc, inversement, on pourra nommer Dieu relativement aux créatures. 3. La similitude est une sorte de relation. Or Dieu, comme les autres agents, produit des effets semblables à soi. Donc on peut parler de lui en termes de relation. 4. La science est désignée par rapport à son objet. Or Dieu possède non seulement la science de soi-même mais aussi celle des autres êtres. Donc on peut désigner Dieu relativement à d'autres êtres. 5. Le moteur se définit par rapport à ce qui est mû et l'agent par rapport à ce qu'il fait. Mais Dieu est agent et moteur non mû, comme nous l'avons montré. On peut donc lui attribuer des relations. 6. Le mot premier implique une certaine relation, et de même, le mot suprême. Or, nous l'avons montré dans le Ier Livre, Dieu est l'Être premier et le Bien suprême. Il est donc évident que l'on peut dire beaucoup de choses au sujet de Dieu par manière de relation.

12 : LES RELATIONS ATTRIBUÉES À DIEU PAR RAPPORT AUX CREATURES N'EXISTENT PAS RÉELLEMENT EN LUI

Les relations de Dieu à ses effets ne peuvent exister réellement en lui. Elles ne pourraient, en effet, être en lui comme des accidents dans leur sujet, puisque, nous l'avons vu au Ier Livre, il n'y a en lui aucun accident. - Pas davantage ne sauraient-elles être la substance même de Dieu. Les êtres relatifs étant ceux qui par leur être même sont orientés en quelque sorte vers autre chose, comme l'enseigne le Philosophe dans les Prédicaments, il faudrait que la substance divine, en cela même qui la constitue, fût qualifiée par rapport à autre chose. Or ce qui se définit par rapport à un autre en cela même qu'il est, dépend en quelque manière de cet autre, puisqu'il ne peut ni exister ni être conçu sans lui. La substance divine serait donc dépendante de quelque réalité extrinsèque à elle. Et ainsi elle ne serait pas l'être qui nécessairement existe par soi, ainsi que nous l'avons montré au Ier Livre. Les relations dont nous parlons ne sont donc pas réellement en Dieu. 2. Nous avons vu au Ier Livre que Dieu est la mesure première de tous les êtres. Entre Dieu et les autres êtres, il y a donc le même rapport qu'entre l'objet de notre science et cette science elle-même, dont il est la mesure ; car, ainsi que l'enseigne le Philosophe dans les Prédicaments : L'opinion et le discours sont vrais ou faux selon que la chose est ou n'est pas. Or, bien que l'objet de science ne soit signifié que par rapport à la science, il n'y a pas de relation réelle en lui, niais seulement dans la science. Ce qui fait dire au Philosophe, dans le Ve Livre de la Métaphysique, que l'objet de science est nommé en termes de relation non pas que lui-même se réfère à autre chose, mais parce qu'autre chose se réfère à lui. Les relations susdites ne sont donc pas réellement en Dieu. 3. Les relations dont il s'agit sont attribuées à Dieu non seulement par rapport à ce qui existe en acte mais aussi par rapport aux êtres qui ne sont qu'en puissance. Dieu, en effet, connaît ces derniers et, c'est aussi relativement à eux qu'on l'appelle Etre premier et Bien suprême. Or il n'y a pas de relation réelle entre ce qui est en acte et ce qui n'est qu'en puissance ; autrement, il y aurait, dans le même sujet, une infinité de relations en acte : dans le nombre deux, par exemple, avec la série, infinie en puissance, des nombres dont il est le premier. Mais Dieu, ne se rapporte pas différemment aux êtres actuels et à ceux qui ne sont que possibles, car il ne change pas quand il produit quelque chose. Ce n'est donc pas par une relation existant réellement en lui qu'il est en rapport avec les autres êtres. 4. Tout être à qui survient quelque chose de nouveau éprouve nécessairement un changement, essentiel ou accidentel. Or, on attribue à Dieu certaines relations nouvelles, comme d'être le Seigneur ou le Gouverneur de telle chose qui commence d'exister. Poser en Dieu une relation existant réellement serait donc admettre en lui un fait nouveau et, par suite, un changement, essentiel ou accidentel. Or nous avons prouvé, dans le Ier Livre, que c'est le contraire qui est vrai.

13 ET 14 : EN QUEL SENS CES RELATIONS SONT ATTRIBUÉES À DIEU

Il ne serait pas exact de dire que les relations dont nous venons de parler existent extérieurement comme de certaines choses hors de Dieu. 1. En effet Dieu étant le premier des êtres et le plus élevé des biens, il faudrait, à l'égard de ces relations, si elles étaient elles-mêmes comme de certaines choses, considérer en lui d'autres relations. Et si ces dernières relations sont aussi de certaines choses, il faudra encore introduire une troisième série de relations. Et ainsi de suite, indéfiniment. Les relations de Dieu aux autres êtres ne sont donc pas des choses qui existeraient en dehors de lui. 2. Il y a deux manières de désigner une chose. Premièrement, en fonction d'une réalité extrinsèque : on dit de quelqu'un qu'il est situé, en raison du lieu ; qu'il est daté en raison du temps. Deuxièmement, par rapport à une réalité intrinsèque : on est appelé blanc à raison de la blancheur. Or une dénomination exprimée relativement ne se prend pas d'une réalité extrinsèque mais d'une réalité inhérente : un père est appelé de ce nom en raison de la paternité qui est en lui. Il n'est donc pas possible que les relations par lesquelles Dieu se rapporte aux créatures soient quelque chose en dehors de lui. Et donc, puisque nous avons montré que ces relations ne sont pas réellement en Dieu et qu'on peut cependant les lui attribuer, il reste qu'on le fait seulement, selon notre mode de connaître, pour cette raison que les choses se réfèrent à lui. Car notre intelligence, voyant qu'une chose se rapporte à une autre, voit en même temps la relation de cette autre à la première, bien que parfois ce ne soit pas une relation réelle. Et ainsi il apparaît encore que ce n'est pas de la même manière que l'on attribue à Dieu les relations susdites et ses autres perfections. En effet, tous les autres attributs de Dieu, comme la sagesse, la volonté désignent son essence ; les relations dont nous parlons ne le font pas du tout, mais seulement selon notre mode de concevoir. Et pourtant notre conception n'est pas erronée. Car, voyant que les relations des effets divins ont Dieu lui-même pour terme, notre esprit applique à celui-ci certains prédicats relatifs, tout de même que nous concevons et signifions en termes de relation l'objet de science, à cause du rapport que la science soutient avec lui. CHAP. XIV. - Il résulte enfin de ce que nous venons de dire qu'on n'offense en rien la simplicité de Dieu en lui attribuant de nombreuses relations, bien qu'elles ne désignent pas son essence : c'est une conséquence de notre mode de connaître. Rien n'empêche, en effet, que notre intelligence ne saisisse beaucoup de choses et ne se réfère de différentes manières à ce qui est simple en soi, considérant ainsi ce qui est simple comme le sujet de relations multiples. Or plus un être est simple, plus sa puissance est grande et plus nombreux sont les êtres dont il est le principe ; par suite, on le conçoit en relation avec d'autant plus de choses : ainsi le point est principe de plus de choses que la ligne, et la ligne de plus de choses que la surface. Le fait même que l'on puisse dire beaucoup de choses de Dieu par manière de relation est donc un témoignage de sa souveraine simplicité.

15 : DIEU EST CAUSE D'EXISTENCE POUR TOUS LES ÊTRES

Nous avons montré que Dieu est pour certains êtres principe d'existence ; il nous faut aller plus loin et prouver qu'il n'y a rien en dehors de lui qui ne vienne de lui. 1. En effet tout ce qui ne convient pas à un être en raison de ce qu'il est, lui convient de par une cause quelconque : ainsi, à l'homme, d'être blanc. Car ce qui n'a pas de cause est premier et immédiat, et doit donc être par soi et en raison de soi-même. Or il est impossible qu'une même chose convienne à deux êtres en raison de ce qu'est chacun d'eux. En effet, ce qu'on attribue à un être en raison de ce qu'il est, ne déborde pas cet être : avoir trois angles égaux à deux droits ne déborde pas le triangle. Si alors une même chose convient à deux êtres, ce ne sera pas en raison de ce qui constitue chacun d'eux. Il est donc impossible qu'une même chose soit attribuée à deux êtres et qu'elle ne le soit pour aucun d'eux à raison d'une cause. Mais il faut, ou bien que l'un soit la cause de l'autre, comme le feu est cause de la chaleur dans un corps mixte, ce qui n'empêche pas qu'on les dise chauds l'un et l'autre ; ou bien qu'un troisième soit cause à l'égard des deux premiers, comme le feu est cause de l'éclairage que donnent deux bougies. Or l'être se dit de tout ce qui est. Il ne se peut donc qu'il existe deux êtres qui n'aient ni l'un ni l'autre une cause de leur existence ; mais il faut, ou que ces deux êtres soient par une cause, ou que l'un soit cause d'existence pour l'autre. Il est donc nécessaire que tout ce qui est, et de quelque manière qu'il soit, vienne de Celui qui n'a aucune cause de son existence. Or nous avons montré plus haut que l'être qui n'a aucune cause de son existence est Dieu. C'est donc de lui que vient tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, existe. Cette conclusion n'en vaut pas moins si l'on objecte que l'être n'est pas un prédicat univoque. Car ce n'est pas d'une manière équivoque qu'on l'applique à plusieurs, mais par analogie : de sorte que tout doit se ramener à l'unité. 2. Ce qui convient à un être par la nature même de cet être et non en vertu d'une autre cause ne peut pas être en lui dans un état diminué et déficient. En effet, si on retranche ou ajoute à une nature quelque chose d'essentiel, on n'a plus la même nature. Ainsi, dans les nombres, l'espèce change pour une unité ajoutée ou soustraite. Mais si, la nature ou quiddité restant la même, on trouve dans l'être quelque chose de diminué, il est évident que cette chose ne dépend pas uniquement de la nature, mais de quelque autre cause dont l'éloignement explique cette diminution. Donc, ce qui convient moins à une chose qu'à d'autres ne lui convient pas seulement en raison de sa nature, mais en raison d'une autre cause. Et donc cet être sera la cause de tous les autres, dans un genre donné, à qui convient, au suprême degré, l'attribution de ce genre : nous voyons, par exemple, que ce qui est chaud au maximum est cause de la chaleur dans tous les autres corps chauds, et que ce qui est le plus lumineux est cause de toutes les autres sources de lumière. Or Dieu est l'être au suprême degré, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Il est donc la cause de tout ce qui reçoit le nom d'être. 3. L'ordre des causes doit répondre à celui des effets puisque les effets sont proportionnés à leurs causes. Et donc, de même que les effets propres se ramènent à leurs causes propres, ainsi ce qui est commun dans les effets propres se ramène nécessairement à quelque cause commune. Par exemple, le soleil est cause universelle de la génération, par delà les causes particulières de telle ou telle génération ; le roi, dominant les gouverneurs du royaume et même de chacune des villes, est la cause universelle du gouvernement dans son royaume. Or l'être est commun à toute réalité. Il doit donc y avoir au-dessus de toutes les causes une certaine cause à qui il appartient de donner l'être. Mais la cause première est Dieu, comme nous l'avons montré plus haut. Donc tout ce qui existe vient nécessairement de Dieu. 4. Ce que l'on affirme d'un être en raison de son essence est cause de tout ce qui est signifié par participation : le feu est cause de tous les corps en ignition en tant que tels. Or Dieu est être par essence, car il est l'être même. Et tout autre que lui est être par participation ; l'être qui se confond avec son existence ne pouvant être qu'unique, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Dieu est donc cause d'existence pour tous les autres êtres. 5. Tout ce qui peut être ou ne pas être doit avoir une cause. En effet, considéré en lui-même, il est indifférent à ces deux états. Il faut donc qu'un autre le détermine à l'un des deux. Et, comme on ne peut remonter à l'infini, il faut s'arrêter à un être nécessaire qui soit la cause de tout ce qui peut être ou ne pas être. Or il est des êtres nécessaires qui ont une cause de leur nécessité. Mais, en cette voie non plus, on ne peut aller indéfiniment. Il faut donc en venir à un être qui soit nécessaire par soi. Cet être ne peut être qu'unique, nous l'avons montré au Ier Livre. Et cet être est Dieu. Donc tous les autres êtres doivent se ramener à lui comme à la cause de leur existence. 6. Dieu est créateur des choses en tant qu'il est en acte : nous l'avons montré plus haut. Or, dans son actualité et sa perfection, il contient toutes les perfections des choses, comme nous l'avons prouvé au Ier Livre. Ainsi il est virtuellement toutes choses. C'est donc lui qui fait tout. Or cela ne serait pas si quelque autre chose était de nature à n'être que par soi. Car il n'y a rien qui puisse exister à la fois par un autre et non par un autre : si un être est de nature à ne pas être par un autre, il faut qu'il soit par soi, ce qui exclut la possibilité d'être par un autre. Rien ne peut donc être que par Dieu. 7. Ce qui est imparfait tire son origine du parfait : ainsi la semence vient de l'animal. Or Dieu est l'être absolument parfait et le bien suprême, comme nous l'avons montré au Ier Livre. Il est donc, pour tous les êtres, cause d'existence étant donné surtout qu'un tel être ne peut être qu'unique, comme nous l'avons montré. Cette vérité est confirmée par l'autorité divine. Car il est écrit dans le Psaume : Qui a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu'ils renferment. Et dans Saint Jean I, 3 : Tout a été fait par lui, et rien n'a été lait sans lui. Enfin, dans l'Épître aux Romains, XI, 36 : Tout vient de lui, tout est par lui, tout subsiste en lui ; à lui gloire dans tous les siècles. Par là se trouve écartée l'erreur des anciens philosophes de la nature qui prétendaient que certains corps n'avaient pas de cause de leur être. Et aussi l'erreur de ceux qui disent que Dieu n'est pas la cause de la substance du ciel mais seulement de son mouvement.

16 : DIEU A FAIT LES CHOSES DE RIEN

Ce que nous venons de dire montre à l'évidence que Dieu a produit les choses dans l'être sans rien qui leur préexiste à titre de matière. 1. A un être causé par Dieu, quelque chose préexiste ou non. Dans le second cas, notre thèse est vérifiée : à savoir que Dieu produit certains effets sans rien qui les précède dans l'être. Si, au contraire, quelque chose existe avant l'effet, ou bien il faut remonter indéfiniment, ce qui n'est pas possible dans les causes naturelles, comme le prouve le Philosophe au IIe Livre de la Métaphysique ; ou bien il faut s'arrêter à un premier qui ne présuppose rien d'autre. Ce premier ne peut être que Dieu lui-même. Nous avons montré, en effet, dans le Ier Livre, que Dieu n'est matière d'aucune chose ; de plus, rien d'autre que lui n'existe pour quoi il ne soit cause d'existence ; nous l'avons aussi montré. Il reste donc que Dieu, pour produire ses effets, n'a pas besoin de matière préexistante sur laquelle exercer son action. 2. Toute matière est contractée par la forme qu'elle reçoit à une espèce déterminée. C'est donc à l'agent qui opère en vue d'une espèce particulière, qu'il appartient d'agir sur une matière préexistante, en lui imprimant, de quelque manière que ce soit, une forme. Or, un tel agent est un agent particulier, puisque les causes sont proportionnées à leurs effets. Ainsi, l'agent qui requiert nécessairement une matière préexistante pour exercer son action est un agent particulier. Or Dieu est agent en tant que cause universelle de l'être : nous l'avons montré plus haut. Et donc, pour agir, il n'a, lui, aucun besoin d'une matière préexistante. 3. Plus un effet est universel et plus sa cause propre est élevée, car plus la cause est élevée, plus nombreux sont les êtres auxquels s'étend sa vertu. Or l'être est plus universel que le devenir ; il existe, en effet, comme l'enseignent aussi les philosophes, certains êtres immobiles : les pierres et autres choses semblables. Il faut donc qu'au-dessus de la cause qui n'agit qu'en mouvant et transformant, il y ait cette cause qui est le principe premier de l'existence. Nous avons montré que ce principe est Dieu. Ainsi Dieu n'agit pas seulement en mouvant et en transformant. Or tout ce qui ne peut amener les choses à l'être qu'avec le concours d'une matière préexistante, agit seulement en mouvant et en transformant : faire quelque chose d'une matière implique mouvement ou changement quelconque. Il n'est donc pas impossible de produire les choses dans l'être sans matière préexistante. Donc Dieu produit les choses dans l'être sans matière préexistante. 4. Agir seulement par mouvement et changement ne saurait convenir à la cause universelle de l'être : ce n'est pas par mouvement et changement que du non-être absolu on passe à l'être, mais seulement de tel non-être à tel être. Or Dieu, nous l'avons montré, est le principe universel de l'être. Il ne lui appartient donc pas d'agir seulement par mouvement et changement, non plus que d'avoir besoin d'une matière préexistante pour faire quelque chose. 5. Tout être qui agit produit un effet semblable à soi en quelque manière. Or tout être agit en tant même qu'il est en acte. C'est donc à l'agent, qui est en acte par une forme inhérente en lui, et non par toute sa substance, qu'il appartiendra de produire son effet, en causant d'une certaine manière une forme inhérente à la matière. C'est ainsi que le Philosophe, au VIIe Livre de la Métaphysique, prouve que les choses matérielles, ayant leurs formes dans la matière, sont engendrées par des agents matériels, qui ont leurs formes dans la matière, et non par des formes existant sans matière. Or Dieu est un être en acte non par quelque réalité inhérente en lui, mais, comme nous l'avons prouvé plus haut, par toute sa substance. Par conséquent, sa manière propre d'agir est de produire non seulement une réalité inhérente - à savoir une forme dans la matière - mais une chose qui subsiste toute. Or c'est ainsi qu'agit tout agent qui n'a pas besoin de matière pour agir. Dieu n'a donc pas besoin de matière préexistante pour exercer son action. 6. La matière se réfère à l'agent comme ce qui reçoit l'action venant de lui en effet, l'acte, qui appartient à l'agent comme au principe originel, appartient au patient comme au principe récepteur. L'agent requiert donc une matière qui reçoive son action : l'action même de l'agent, reçue dans le patient, est l'acte du patient et sa forme, ou un certain commencement de forme en lui. Mais Dieu n'agit pas par une action qui devrait être reçue en quelque patient, car son action est sa substance, comme nous l'avons prouvé plus haut. Donc, il n'a besoin, pour produire ses effets, d'aucune matière préexistante. 7. Tout agent qui a besoin pour agir d'une matière préexistante a une matière proportionnée à son action, de telle sorte que tout ce qui est en son pouvoir est aussi en la puissance de cette matière : sinon, cet agent ne pourrait promouvoir à l'acte tout ce qui est en sa puissance active, et c'est en vain qu'il posséderait ces virtualités. Or la matière n'a pas une telle proportion à Dieu : elle n'est pas en puissance à l'égard de n'importe quelle quantité, comme le montre le Philosophe, au IIIe Livre de la Physique ; tandis que la puissance divine est absolument infinie, ainsi que nous l'avons prouvé au Ier Livre. Dieu ne requiert donc pas de matière préexistante qui soit indispensable à son action. 8. A réalités diverses, matières diverses : la matière des esprits n'est pas celle des corps, et la matière des corps célestes celle des corps corruptibles. La preuve en est que cette propriété qu'a la matière de recevoir, ne se vérifie pas de la même façon dans les cas susdits : la réception est de nature intelligible dans l'ordre spirituel, ainsi l'intelligence ne reçoit pas les espèces intelligibles selon leur être matériel ; les corps célestes reçoivent une nouvelle position, non un nouvel être comme les corps inférieurs. Il n'existe donc pas une matière commune qui serait en puissance à l'être universel. Or Dieu est la cause universelle de tout l'être ; par suite il n'est aucune matière proportionnée qui lui corresponde. Donc la matière ne lui est nullement nécessaire. 9. Quand il existe dans la nature une proportion quelconque et un ordre entre deux êtres, il est nécessaire que l'un vienne de l'autre ou que tous deux viennent d'un troisième : il faut, en effet, que l'ordre soit établi en l'un par correspondance avec l'autre, sans cela ordre et proportion seraient l'effet du hasard. Or on ne peut admettre le hasard au principe même des choses, car il s'ensuivrait que tout le reste serait plus fortuit encore. Si donc il existe une matière proportionnée à l'action divine, l'une des deux vient de l'autre, ou toutes deux d'un troisième. Or Dieu, Etre premier et première Cause, ne peut être effet de la matière ou d'une troisième cause. Il reste donc, s'il se trouve une matière proportionnée à l'action divine, que Dieu en soit la cause. 10. Ce qui est premier parmi les êtres doit être la cause de tout ce qui est, car, s'ils n'étaient causés par lui, les êtres ne seraient pas organisés par lui, comme nous l'avons déjà vu. Or entre l'acte et la puissance existe un ordre tel que, à parler absolument, c'est l'acte qui a la priorité sur la puissance. Ce qui n'empêche pas que la puissance soit première au point de vue du temps, dans un seul et même être, successivement en acte et en puissance, l'acte gardant encore une priorité de nature. La priorité absolue de l'acte sur la puissance éclate du fait que la puissance ne vient à l'acte que par un être lui-même en acte. Or la matière est être en puissance ; Dieu, acte pur, la précède donc, absolument parlant, et est cause par rapport à elle. La matière n'est donc pas indispensablement présupposée à l'action divine. 11. La matière première est, d'une certaine manière, puisqu'elle est être en puissance. Or Dieu est cause de tout ce qui est, comme nous l'avons vu plus haut. Il est donc cause de la matière première, matière que ne précède aucune autre. L'action divine ne requiert donc pas une nature préexistante. La Sainte Écriture confirme cette vérité par ces mots de la Genèse I, I : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. En effet, créer, n'est rien d'autre que produire quelque chose dans l'être sans matière préexistante. Ainsi est réfutée l'erreur des anciens philosophes qui n'admettaient absolument aucune cause de la matière, pour cette raison qu'ils trouvaient toujours quelque présupposé à l'action des agents particuliers. De là cette idée, commune à tous, que rien ne se fait de rien ; ce qui est vrai d'ailleurs pour les agents particuliers. Ils n'étaient pas encore parvenus à la connaissance de l'agent universel, cause efficiente de tout l'être, et qu'il n'est besoin de faire précéder par rien dans son action.

17 : LA CRÉATION N'EST NI UN MOUVEMENT NI UN CHANGEMENT

Ceci démontré, il est évident que l'action de Dieu qui s'exerce sans matière préexistante et qu'on appelle création, n'est, à proprement parler, ni un mouvement ni un changement. 1. En effet, tout mouvement ou changement est l'acte d'un être en puissance, en tant même qu'il est en puissance. Or, dans cette action, rien de potentiel ne préexiste qui puisse la recevoir, comme nous l'avons déjà montré. Elle n'est donc ni un mouvement ni un changement. 2. Les termes extrêmes du mouvement ou du changement appartiennent au même ordre, ou bien parce qu'ils sont dans le même genre, comme les contraires, ainsi qu'il apparaît dans les mouvements de croissance, d'altération, de déplacement local, ou bien parce qu'ils communiquent dans la même puissance de la matière, comme la privation et la forme, dans la génération et la corruption. Or rien de tout cela ne se vérifie dans la création : aucune potentialité n'entre en jeu, ni rien qui soit présupposé à la création et de même genre qu'elle, comme nous l'avons prouvé. Il n'y a donc là ni mouvement ni changement. 3. Dans tout changement ou mouvement il doit y avoir quelque chose qui soit différent maintenant et avant, comme l'indique le nom même de changement. Or, quand c'est toute la substance de la chose qui arrive à l'être, on ne peut parler d'un même sujet passant par des états différents : ce sujet ne serait pas produit, mais devrait être présupposé à la production. Donc la création n'est pas un changement. 4. Le mouvement ou le changement précèdent nécessairement, dans la durée, ce qui résulte de ce mouvement ou de ce changement, parce que « être fait » est le commencement du repos et le terme du mouvement. Et donc tout changement doit être ou un mouvement ou le terme d'un mouvement dans lequel il y a succession. C'est pourquoi ce qui se fait n'est pas : tant que dure le mouvement quelque chose se fait, qui n'est pas ; au terme même du mouvement, quand commence le repos, rien ne se fait plus, mais tout est fait. Or, dans la création, cela ne peut se vérifier, car si cette création précédait comme mouvement ou changement, il faudrait lui trouver un sujet : ce qui s'oppose à l'idée même de création. La création n'est donc ni un mouvement ni un changement.

18 : COMMENT RÉPONDRE AUX OBJECTIONS CONTRE LA CRÉATION

Il est facile de voir, d'après ce qui précède, combien vaine est la prétention de ceux qui attaquent la création par des raisons tirées de la nature du mouvement ou du changement, disant que la création, comme les autres mouvements ou changements, doit se produire en quelque sujet, et que le non-être doit être changé en être, de même que le feu se transforme en air. La création, en effet, n'est pas un changement, mais la dépendance même de l'être créé par rapport au principe qui l'établit dans l'être. Elle appartient donc au genre relation. Rien n'empêche, par conséquent, qu'elle ne soit dans l'être créé comme dans un sujet. Il semble cependant que la création soit une sorte de changement mais seulement selon notre mode de comprendre : c'est notre esprit qui considère une seule et même chose comme n'existant pas d'abord et existant ensuite. Si la création est une certaine relation, il est clair qu'elle est aussi une certaine réalité et qu'elle n'est ni incréée, ni créée par une autre relation. Car puisque l'effet créé dépend réellement du créateur, il faut que la relation dont nous parlons soit une certaine réalité. Or toute chose reçoit l'être de Dieu. Donc cette relation est produite dans l'existence par Dieu. Cependant elle n'est pas créée par une création autre que celle de la première créature elle-même, qu'on dit créée par elle. Car les accidents et les formes ne sont pas créés en eux-mêmes, pas plus qu'ils n'existent en eux-mêmes, tandis que la création est la production de l'être ; mais, de même qu'ils existent dans un autre, ainsi sont-ils créés dans les autres créatures. De plus, la relation n'est pas référée par une autre relation : il faudrait, sans cela, remonter à l'infini ; mais elle se réfère par elle-même, étant essentiellement relation. Il n'est donc nul besoin d'une autre création, créant la création elle-même : ce qui nous conduirait à l'infini.

19 : IL N'Y A POINT DE SUCCESSION DANS LA CRÉATION

De ce qui précède il résulte aussi que toute création exclut l'idée de succession. 1. La succession est une propriété du mouvement. Or la création n'est ni un mouvement, ni le terme d'un mouvement, comme le changement. Il n'y a donc en elle aucune succession. 2. Dans tout mouvement successif existe un moyen terme entre les extrêmes : Le moyen terme est ce à quoi, sans s'arrêter, parvient le mouvement avant d'atteindre son but. Or, entre l'être et le non-être, qui sont comme les extrêmes de la création, il ne peut y avoir de moyen terme. Donc il n'y a là aucune succession. 3. Dans toute production qui comporte succession, le devenir précède le fait accompli, comme il est prouvé au VIe Livre de la Physique. Or, cela ne saurait avoir lieu dans la création : le devenir qui précéderait l'achèvement de la créature aurait besoin d'un sujet, et ce sujet ne pourrait être ni la créature elle-même dont nous considérons la création, - car elle n'est pas avant d'être faite, - ni le créateur, puisque être mû n'est pas le fait du moteur mais du mobile. Il resterait alors que le devenir eût pour sujet quelque matière préexistante à l'effet : ce qui est contraire à l'idée de création. Il est donc impossible qu'il y ait quelque succession dans la création. 4. Rien ne se fait successivement en dehors du temps : c'est en termes de durée que l'on exprime et mesure la priorité et la postériorité dans le mouvement. Or la division se fait corrélativement pour le temps, pour le mouvement et pour ce que le mouvement traverse. On peut le vérifier à l'évidence dans le mouvement local : un mobile qui se déplace régulièrement parcourt la moitié de l'espace pendant la moitié du temps. Quant à la division dans le domaine des formes, corrélative à la division du temps, on la considère au point de vue de la tension et du relâchement : ainsi un corps qui s'échauffe de tant pour une durée quelconque s'échauffe moins pour une durée plus courte. Si donc la succession est possible dans le mouvement ou dans quelque production, c'est à raison de la divisibilité de la réalité selon laquelle se fait le mouvement : que ce soit la quantité, comme dans le mouvement local et dans le mouvement de croissance, ou la tension et le relâchement, comme dans l'altération. Ce second cas peut se vérifier de deux manières : premièrement lorsque la forme qui termine le mouvement est divisible selon la tension et le relâchement : par exemple, dans le mouvement vers la blancheur ; deuxièmement, lorsque la division se produit dans les dispositions à la forme terminale : ainsi le devenir du feu est successif à cause de l'altération antécédente des dispositions à la forme. Or l'être substantiel lui-même de la créature n'est pas divisible de la première manière que nous avons dite, car la substance n'est pas susceptible de plus et de moins. On ne peut parler non plus de dispositions antécédentes, puisque de telles dispositions relèvent de la matière et que, dans la création, nulle matière ne préexiste. Il est donc prouvé que toute succession est incompatible avec la création. 8. La succession dans la production des choses a pour cause les déficiences de la matière, qui n'est pas suffisamment disposée, dès le principe, à recevoir la forme. Si bien que la matière reçoit la forme en un instant lorsqu'elle y est parfaitement préparée. Ainsi un corps diaphane, parce qu'il est toujours en disposition ultime à la lumière, s'éclaire instantanément en présence d'une source lumineuse ; aucun mouvement ne précède de sa part ; il suffit du déplacement local qui rend la source présente. Or dans la création, rien n'est requis au préalable du côté de la matière ; ni l'agent n'est privé, pour agir, de rien qui devrait lui advenir ensuite par quelque mouvement, puisqu'il est immuable, comme nous l'avons vu au Ier Livre de cet ouvrage. Il reste donc que la création soit instantanée : au moment où une chose se crée, elle est créée, comme un corps s'illumine et est illuminé au même instant. C'est pour cela que la Sainte Écriture déclare que la création s'est accomplie en un instant, lorsqu'elle dit : Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Ce commencement, explique saint Basile, est le commencement du temps : commencement nécessairement indivisible, ainsi qu'il est prouvé au VIe Livre de la Physique.

20 : AUCUN CORPS N'EST CAPABLE DE CRÉER

Il résulte clairement de ce qui précède qu'aucun corps ne peut rien produire par manière de création. 1. Les corps n'agissent que s'ils sont mis en mouvement. En effet, l'agent et le sujet de l'action, ou ce qui fait et ce qui est fait, doivent être ensemble. Et ceux-là sont ensemble qui se trouvent dans le même lieu, ainsi qu'il est dit au Ve Livre de la Physique. Or un corps ne peut atteindre un lieu que par mouvement. Mais les corps ne se déplacent que dans le temps ; par suite tout ce qui se fait par l'action d'un corps se fait successivement. La création excluant la succession, comme nous l'avons montré, aucun corps ne peut donc rien produire par manière de création. 2. Tout agent qui n'opère qu'en tant qu'il est mû imprime nécessairement un mouvement à l'être sur lequel il exerce son action. Car ce qui est fait et reçoit l'action reproduit les dispositions de ce qui fait et agit, puisque tout agent agit à sa ressemblance. Donc, si l'agent, changeant de disposition, agit en tant qu'il est lui-même modifié par le mouvement, il faut que, dans le patient aussi et dans l'effet, se réalise un certain changement des dispositions : ce qui est impossible sans mouvement. Or un corps quel qu'il soit ne meut que s'il est mû lui-même, comme nous l'avons prouvé ; donc rien ne se fait par l'action d'un corps qu'il n'en résulte un mouvement ou un changement dans l'effet. La création n'étant ni un changement ni un mouvement, ainsi que nous l'avons montré, il est manifeste qu'aucun corps ne peut rien produire par création. 3. L'agent et son effet devant être semblables, l'être qui n'agit pas selon toute sa substance ne peut pas produire toute la substance de ce qu'il fait. La réciproque n'est pas moins vraie, comme le prouve Aristote au VIIe Livre de la Métaphysique : une forme qui n'est pas unie à la matière, agissant par tout elle-même, ne peut être cause prochaine de la génération, qui n'amène à l'acte que la forme seule. Or aucun corps n'agit par toute sa substance, bien qu'il agisse tout entier ; car tout agent agissant par la forme qui le fait être en acte, celui-là seul peut agir par toute sa substance dont toute la substance s'identifie à la forme. Ce qu'on ne peut dire d'aucun corps puisque tout corps étant muable comporte une matière. Donc aucun corps ne peut rien produire selon toute sa substance, ce qui entre dans la notion même de création. 4. Seule une puissance infinie est capable de créer. En effet, la puissance d'un agent est d'autant plus grande qu'est plus éloignée de l'acte la puissance passive qu'il peut amener à cet acte : ainsi il faut plus de puissance pour transmuer de l'eau en feu que de l'air. C'est pourquoi, s'il n'y a absolument aucune puissance préexistante, toute proportion basée sur des distances déterminées se trouve dépassée, et par conséquent la puissance de l'agent qui produit quelque chose sans aucune potentialité préexistante excède nécessairement toute proportion imaginable avec la puissance de l'agent qui fait quelque chose à partir d'une matière. Or aucune puissance corporelle n'est infinie, comme le prouve Aristote au VIIIe Livre de la Physique. Donc aucun corps ne peut rien créer : créer consistant précisément à faire de rien quelque chose. 5. Le moteur et le mobile, la cause agente et son effet doivent être ensemble, ainsi que le démontre Aristote au VIIe Livre de la Physique. Or le corps qui agit ne peut être présent à son effet que par le contact, qui fait être ensemble les extrémités de ceux qui se touchent. D'où il suit qu'un corps ne peut agir que par contact. Or il n'y a contact qu'avec un autre, et par conséquent, là où rien ne préexiste en dehors de l'agent, comme cela a lieu dans la création, il ne peut y avoir de contact. Aucun corps ne peut donc agir par création. On voit ainsi combien est fausse l'opinion de ceux qui affirment que la substance des corps célestes est la cause productrice de la matière des éléments, puisque la matière ne peut avoir d'autre cause que celle qui agit par création, dès là qu'elle est elle-même le sujet premier du mouvement et du changement.

21 : DIEU SEUL PEUT CRÉER

On peut encore montrer, d'après ce que nous venons de dire, que la création est une _uvre proprement divine et qu'il n'appartient qu'à Dieu de créer. 1. L'ordre des actions étant corrélatif à l'ordre des agents, - à un agent plus noble répond une action plus élevée, - l'action première devra appartenir en propre au premier agent. Or la création est l'action première : elle n'en présuppose aucune autre et toutes les autres la présupposent elle-même. Donc la création n'appartient en propre qu'à Dieu, qui est le Premier Agent. 2. Nous avons démontré que Dieu est le créateur de toutes choses par cette raison que rien ne peut exister en dehors de lui dont il ne soit la cause. Or ceci ne saurait convenir à d'autres que lui puisqu'aucun autre n'est la cause universelle de l'être. Donc la création appartient à Dieu seul, comme son action propre. 3. Les effets correspondent proportionnellement à leurs causes : les effets en acte doivent être attribués à des causes en acte, les effets en puissance à des causes en puissance, et, pareillement, les effets particuliers doivent être attribués à des causes particulières, les effets universels à des causes universelles, ainsi que l'enseigne le Philosophe au IIe Livre de sa Physique. Or l'être est le premier effet produit, comme le prouve la propriété qu'il a d'être commun à tout. Donc la cause propre de l'être est l'agent premier et universel, qui est Dieu. Quant aux autres agents, ils ne sont pas cause de l'être, pris absolument, mais seulement cause qu'on soit tel ou tel homme, par exemple, ou de couleur blanche. Or l'être pris absolument est causé par une action créatrice qui ne présuppose rien ; rien ne pouvant préexister qui soit en dehors de l'être pur et simple. Les autres productions ont pour terme un être de telle espèce ou de telle qualité, car c'est à cela qu'on aboutît à partir d'une réalité préexistante. La création est donc l'action propre de Dieu. 4. Tout ce qui est causé dans les limites d'une nature déterminée ne peut être la cause première de cette nature, mais seulement une cause seconde et instrumentale : Socrate, parce que l'humanité en lui est causée, ne peut être la cause première de l'humanité ; car son humanité étant causée par quelqu'un, il s'ensuivrait qu'il serait cause de lui-même, puisqu'il est ce qu'il est par son humanité. Et donc le générateur univoque doit être comme un agent instrumental par rapport à celui qui est la cause première de toute l'espèce. De même toutes les causes agentes inférieures doivent être ramenées aux causes supérieures, ainsi que des instruments aux causes premières. Or toute substance distincte de Dieu a son être causé par un autre, comme nous l'avons prouvé plus haut. Il est donc impossible qu'elle soit cause de l'être, sinon à titre de cause instrumentale et agissant par la vertu d'un autre. Or on n'emploie d'instrument que dans la causalité qui s'exerce par manière de mouvement : l'instrument ne meut, par définition, que s'il est mû lui-même. La création n'étant pas un mouvement, comme nous l'avons montré, aucune substance autre que Dieu ne peut donc créer quelque chose. 5. On se sert d'un instrument en raison de sa convenance avec l'effet, de telle sorte qu'il soit intermédiaire entre la cause première et l'effet, les joignant l'un et l'autre, et faisant ainsi que l'influence de la cause parvienne à travers lui jusqu'à l'effet. Il faut donc qu'il y ait quelque chose qui reçoive l'influence de la cause première, en cela même qui est causé par l'instrument. Or ceci est contraire à l'idée de création, qui exclut tout présupposé. Il reste donc que rien d'autre que Dieu ne peut créer, ni comme agent principal ni comme instrument. 6. Tout agent instrumental sert l'action de l'agent principal par une certaine opération qui lui est propre et connaturelle : ainsi la chaleur naturelle engendre la chair en dissolvant et digérant les aliments ; la scie concourt à la fabrication du banc en coupant le bois. Si donc il existe une créature qui concoure à la création comme instrument du créateur premier, il faudra qu'elle le fasse par une action adaptée et propre à sa nature. Or l'effet correspondant à l'action propre de l'instrument est antérieur, dans l'ordre de la génération, à l'effet qui répond à l'agent principal, d'où vient que la fin dernière est corrélative au premier agent ; en effet, la section du bois précède la forme du banc, et la digestion de la nourriture précède la génération de la chair. Il faudra donc qu'il y ait une réalité produite par l'opération propre de l'instrument créateur, précédant, dans l'ordre de la génération, l'être, qui est l'effet correspondant à l'action du créateur premier. Or cela est impossible ; car plus une chose est commune et plus elle est première dans l'ordre de la génération : ainsi, dans la génération de l'homme, l'animal précède l'homme, comme l'observe le Philosophe dans le livre De la génération des animaux. Il est donc impossible qu'aucune créature crée soit à titre d'agent principal soit à titre d'instrument. 7. Ce qui est causé selon une certaine nature ne peut être purement et simplement cause de cette nature, car il serait cause de lui-même. Mais il peut être cause que cette nature soit dans un être déterminé ; ainsi Platon est cause de la nature humaine dans Socrate, non pas absolument toutefois, puisqu'il est lui-même causé dans la nature humaine. Or ce qui est cause de quelque chose dans tel être ne fait que conférer une nature commune à cet être, qui le spécifie ou l'individualise. Cela ne peut se faire par la création, qui ne présuppose rien à quoi conférer quelque chose par l'action. Il est donc impossible qu'un être créé soit la cause d'un autre par voie de création. 8. Tout agent agissant selon qu'il est en acte, le mode de son action doit répondre au mode de son acte : le corps chaud qui est plus en acte de chaleur chauffe davantage. Par conséquent, l'agent dont l'acte est déterminé par genre, espèce et accident, doit avoir une puissance déterminée elle-même à des effets semblables à l'agent en tant qu'il est tel, puisque tout agent produit semblable à soi. Or rien de ce qui a un être déterminé ne peut ressembler à un autre du même genre ou de la même espèce que par le genre ou l'espèce, car tout être est distinct des autres en tant même qu'il est tel être. Donc rien de ce dont l'être est limité ne peut par son action être cause d'un autre que par rapport au genre ou à l'espèce, et non quant au fait qu'il subsiste distinct des autres. Ainsi tout agent limité présuppose, pour agir, cela même qui fait subsister individuellement son effet. Il ne crée donc pas. Créer n'appartient qu'à l'agent dont l'être est infini, et qui contient en soi la ressemblance de tout être, comme nous l'avons montré plus haut. 9. Comme tout ce qui est en train de se faire se fait en vue de l'existence, si l'on dit d'une chose qu'elle se fait et que cette chose existe déjà, on doit l'entendre d'un devenir non pas par soi, mais par accident ; si, au contraire, la chose n'existait pas auparavant, on dit qu'elle est faite par soi. Par exemple, si, de blanc qu'il était, un objet devient noir, il devient assurément noir et coloré, mais noir par soi - car il n'était pas noir auparavant - et coloré par accident, car il était déjà coloré. Ainsi donc lorsqu'un être quelconque, homme ou pierre, devient, l'homme devient par soi - puisqu'il n'existait pas déjà - mais l'être même de cet homme devient par accident, car ce n'est pas le non-être absolu qui a précédé, mais tel non-être, comme le Philosophe l'explique au 1er Livre de sa Physique. Donc lorsqu'une chose est faite absolument de rien, l'être, est fait par soi. Il faut alors que ce soit par celui qui est, par soi, cause de l'être car les effets se ramènent proportionnellement à leurs causes. Or cet être est le premier être seul, qui est cause de l'être en tant que tel ; les autres ne sont cause de l'être que par accident, mais bien cause par soi de cet être. Donc, puisque c'est créer que de produire un être sans rien qui préexiste, la création appartient exclusivement à Dieu. L'autorité de la Sainte Écriture témoigne de cette vérité quand elle affirme que Dieu a créé toutes choses : Au commencement, Dieu a créé le ciel et la terre. Saint Jean Damascène dit aussi, dans le deuxième livre de son ouvrage : Ceux qui prétendent que ce sont les anges qui ont créé les substances, sont tous du diable, leur père : les créatures, qui ont reçu l'être, ne sont pas créatrices. Ainsi est écartée l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu avait créé la première substance séparée, celle-ci la seconde, et ainsi de suite jusqu'à la dernière.

22 : DIEU EST TOUT PUISSANT

Nous voyons encore, par ce qui vient d'être dit, que la puissance divine n'est pas déterminée à un effet unique. 1. En effet, si la création est l'apanage exclusif de Dieu, tout ce qui ne peut émaner de sa cause que par voie de création, doit être produit immédiatement par lui. Or de cette sorte sont toutes les substances séparées, qui ne sont pas composées de matière et de forme - nous supposons pour le moment qu'elles existent - et aussi toute matière corporelle. Ces êtres divers sont donc des effets immédiats de la puissance divine. Or il n'est pas de puissance, produisant immédiatement plusieurs effets sans matière préexistante, qui soit déterminée à un seul effet. Je dis bien : immédiatement, car si elle agissait par causes interposées, la diversité des effets pourrait provenir de ces dernières. Je dis aussi : sans matière préexistante, car le même agent, et par la même action, produit des effets divers selon que la matière est telle ou telle la chaleur du feu durcit l'argile et liquéfie la cire. La puissance de Dieu n'est donc pas déterminée à un seul effet. 2. Toute puissance parfaite s'étend à tout ce que son effet propre et essentiel comporte : ainsi l'art de construire, s'il est parfait, s'étend à tout ce qu'on peut appeler maison. Or la puissance divine est cause par soi de l'être, et l'être est son effet propre, comme nous l'avons vu. Donc elle s'étend à tout ce qui ne répugne pas à la notion d'être ; car, si elle ne pouvait atteindre qu'un effet déterminé, elle ne serait pas par soi cause de l'être en tant qu'être, mais seulement de tel être particulier. Or, ce qui répugne à la notion d'être, c'est le non-être, son opposé. Dieu peut donc faire tout ce qui n'a pas en soi signification de non-être, c'est-à-dire n'implique pas contradiction. Concluons donc que tout ce qui n'implique pas contradiction, Dieu peut le faire. 3. Tout agent agit en tant qu'il est en acte. Par conséquent, à la manière dont l'agent est en acte doit répondre le mode d'agir de sa puissance : ainsi l'homme engendre l'homme, le feu produit le feu. Or Dieu est l'acte parfait qui possède en soi la perfection de toutes choses, comme nous l'avons montré plus haut. Sa puissance active est donc parfaite et s'étend à tout ce qui ne répugne pas à la notion d'être en acte, c'est-à-dire à tout ce qui n'implique pas contradiction. Dieu peut donc tout faire hors ce qui est contradictoire en soi. 4. A toute puissance passive correspond une puissance active. La puissance en effet est pour l'acte, comme la matière est pour la forme. Or un être en puissance ne peut passer à l'acte que par la vertu d'un autre être déjà en acte. La puissance passive serait donc inutile si quelque agent n'existait pas dont la puissance active pût l'amener à l'acte. Or il n'y a rien d'inutile dans la nature. Et c'est ainsi, nous le voyons, que tout ce qui est en puissance dans la matière, sujet de la génération et de la corruption, peut être amené à l'acte par la vertu active du corps céleste, premier principe actif de la nature. Or, de même que le corps céleste est premier agent par rapport aux corps inférieurs, ainsi Dieu est premier agent par rapport à tous les êtres créés. Et donc, tout ce qui est en puissance dans l'être créé, Dieu peut le réaliser par sa puissance active. Or, en puissance dans l'être créé se trouve tout ce qui ne répugne pas à l'être créé, comme en puissance dans la nature humaine existe tout ce qui ne détruirait pas cette nature. Dieu peut donc tout. 5. Qu'un effet quelconque ne relève pas de la puissance d'un agent, cela peut arriver pour trois raisons. Premièrement, parce qu'il n'a avec l'agent aucune affinité ou ressemblance : tout agent, en effet, produit semblable à soi en quelque manière. Ainsi la vertu de la semence humaine ne peut produire une bête ou une plante. Mais elle peut produire un homme, qui est pourtant au-dessus de ces derniers êtres. Deuxièmement, à cause de l'excellence de l'effet, qui est hors de proportion avec la puissance active : la vertu active d'un corps ne peut produire une substance séparée. Enfin, en raison d'une matière déterminée à tel effet et sur laquelle l'agent ne peut agir : ainsi le charpentier ne saurait faire une scie, parce que son art ne s'applique pas au fer, qui est la matière de la scie. Or, un effet ne peut être soustrait à la puissance divine d'aucune de ces manières. Rien ne saurait être impossible à Dieu : ni parce que tel effet lui serait dissemblable, puisque tout être lui ressemble en tant qu'il possède l'existence, comme nous l'avons vu plus haut ; ni, non plus, à cause de l'excellence de l'effet, puisque nous avons montré que Dieu dépasse tous les êtres en bonté et en perfection ; ni enfin, parce que la matière serait déficiente, puisqu'il est lui-même cause de la matière, qui ne peut être produite que par création. D'ailleurs, Dieu n'a pas besoin de matière pour agir, dès là qu'il produit l'être des choses sans rien qui préexiste. Ainsi son action ne peut être empêchée de produire ses effets par les déficiences de la matière. Il faut donc conclure que la puissance divine n'est pas déterminée à quelque effet mais qu'elle peut absolument tout. Ce qui signifie que Dieu est tout-puissant. Cette vérité, l'Écriture aussi nous l'enseigne et nous devons l'admettre par la foi. En effet, Dieu dit dans la Genèse, XV, 1 : Je suis le Dieu Tout-puissant : marche en ma présence et sois parfait. On lit également, au sujet de Dieu, dans le livre de Job, XLII, 2 : Je sais que vous pouvez tout. Et l'ange assure, en St Luc, I, 37 : Rien ne sera impossible à Dieu. C'est la réfutation de l'erreur de certains philosophes, selon laquelle Dieu n'aurait produit qu'un seul effet, comme si sa puissance avait été déterminée à cette unique production ; la réfutation aussi de cette autre erreur que Dieu ne peut agir que selon le cours naturel des choses. C'est à ces philosophes que s'applique la parole de Job, XXII, 17 : Ils regardaient le Tout-Puissant comme incapable de rien faire.

23 : DIEU N'AGIT PAS PAR NÉCESSITÉ DE NATURE

Nous pouvons montrer maintenant que Dieu n'agit pas dans la création par nécessité de nature mais selon le conseil de sa volonté. 1. Tout agent qui agit par nécessité de nature a sa puissance déterminée à un seul effet. De là vient que tout ce qui est naturel se produit toujours de la même manière, à moins d'empêchement ; pour les faits volontaires, il en va tout autrement. Or la puissance divine n'est pas ordonnée à un seul effet, comme nous l'avons vu plus haut. Dieu n'agit donc pas par nécessité de nature mais par volonté. 2. Tout ce qui n'implique pas contradiction relève de la puissance divine, comme nous l'avons montré. Or il y a beaucoup de choses qui n'existent pas dans le monde et dont l'existence n'impliquerait aucune contradiction. On le voit en particulier pour le nombre, la grandeur, la distance des étoiles et des autres corps : il n'y aurait pas contradiction à ce que tout cela fût disposé autrement. Ainsi beaucoup de choses sont au pouvoir de Dieu qui pourtant n'existent pas dans la nature. Or quiconque, parmi toutes les _uvres qui sont en son pouvoir, en accomplit certaines et laisse les autres, agit par choix volontaire et non par nécessité de nature. Dieu n'agit donc pas par nécessité de nature mais par volonté. 3. Le mode d'action d'un agent est déterminé par la manière dont la similitude de l'effet est en lui, car tout agent produit semblable à soi. Or tout ce qui est dans un autre y est selon le mode d'être de cet autre. Puisque Dieu est intelligent par son essence, ainsi que nous l'avons prouvé plus haut, il faut donc que la similitude de ses effets soit en lui selon un mode intelligible. Il agit donc par intelligence. Mais l'intelligence ne produit rien que par l'intermédiaire de la volonté, qui a pour objet le bien connu, moteur de l'agent par manière de fin. Dieu agit donc par volonté non par nécessité de nature. 4. Selon le Philosophe, au IXe Livre de la Métaphysique, il y a deux sortes d'actions : l'une, comme l'action de voir, qui demeure dans l'agent et le perfectionne en lui-même ; l'autre qui passe à l'extérieur et constitue la perfection de l'effet : ainsi, pour le feu, l'action de brûler. Or l'action divine ne saurait être de celles qui ne demeurent pas dans l'agent, puisque son action est sa substance, comme nous l'avons montré plus haut. Elle doit donc être du genre de celles qui demeurent dans l'agent pour le perfectionner en quelque sorte. Or ces actions sont propres aux êtres qui connaissent et qui désirent. Donc Dieu opère en connaissant et en voulant : non par nécessité de nature, mais par le choix de sa volonté. 5. Que Dieu agisse en vue d'une fin, nous pouvons le reconnaître clairement à ce fait que l'univers n'est pas un produit du hasard mais qu'il est ordonné à un certain bien, comme le montre le Philosophe au XIe Livre de la Métaphysique. Or le premier agent agissant en vue d'une fin doit être agent par intelligence et volonté. En effet les êtres privés d'intelligence agissent bien pour une fin mais ils sont orientés vers elle par un autre. Ceci apparaît très nettement dans le domaine de l'art : ainsi la flèche tend vers un but déterminé sous la direction de l'archer. Il en va nécessairement de même dans l'ordre naturel. Car pour qu'une chose soit ordonnée directement à sa vraie fin, il faut que cette fin soit connue, comme aussi les moyens appropriés et leur proportion exacte avec elle. Or seul un être intelligent peut avoir cette connaissance. Donc puisque Dieu est le premier agent, il n'agit pas par nécessité de nature mais par intelligence et volonté 6. Ce qui agit par soi précède ce qui agit par un autre, car à moins de remonter à l'infini, il faut que tout ce qui est par un autre se ramène à ce qui est par soi. Or ce qui n'est pas maître de son action n'agit pas par soi : il agit, en effet, comme mû par un autre et non comme se mouvant soi-même. Il faut donc que la manière d'agir du premier agent soit telle qu'il soit maître de son acte. Or on n'est maître de son acte que par la volonté. Par conséquent, Dieu, premier agent, doit agir par volonté et non par nécessité de nature. 7. Au premier agent revient la première action comme au premier mobile le premier mouvement. Or l'action volontaire est naturellement première par rapport à l'action naturelle. Car c'est le plus parfait qui est naturellement premier, bien que, dans l'un ou l'autre cas, il soit postérieur dans le temps. Or l'action d'un agent volontaire est plus parfaite ; la preuve en est que, autour de nous, les êtres qui agissent par volonté sont plus parfaits que ceux qui agissent par nécessité de nature. L'action de Dieu, premier agent, doit donc être une action volontaire. 8. La même conclusion découle de ce fait que là où les deux sortes d'activité sont conjointes, la puissance qui agit par volonté est supérieure à celle qui agit par nature et se sert d'elle comme d'un instrument. Ainsi dans l'homme, l'esprit, qui agit par volonté, est supérieur à l'âme végétative, qui agit par nécessité de nature. Or la puissance divine est première par rapport à tous les êtres. Elle agit donc dans le monde par volonté et non par nécessité naturelle. 9. La volonté a pour objet le bien, au titre même de bien, tandis que la nature n'atteint pas à cette raison générale de bien, mais seulement à tel bien, qui est sa perfection. Donc, puisque tout agent agit selon qu'il tend au bien - c'est la fin qui meut l'agent, - l'agent volontaire devra être, avec l'agent qui l'est par nécessité de nature, dans le même rapport qu'un agent universel avec un agent particulier. Or l'agent particulier est postérieur à l'agent universel, et comme son instrument. Par conséquent, le premier agent sera un agent volontaire et non un agent qui l'est par nécessité de nature. La Sainte Écriture aussi nous enseigne cette vérité, lorsqu'elle dit dans le Psaume : Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait ; et dans l'Epître aux Éphésiens, I, 11 : Il fait tout selon le conseil de sa volonté. Saint Hilaire, dans son livre des Synodes, écrit de même : C'est la volonté de Dieu qui a donné à toutes les créatures une substance. Et plus loin. Toutes choses ont été créées telles que Dieu a voulu qu'elles fussent. Ainsi se trouve réfutée l'erreur de certains philosophes qui disaient que Dieu agit par nécessité de nature.

24 : DIEU AGIT PAR SAGESSE

Il apparaît ainsi que les _uvres de Dieu sont le fruit de sa sagesse. 1. La volonté est mue à l'action sous le coup de quelque appréhension, car son objet est le bien connu. Or Dieu agit par volonté, comme nous avons montré. Donc, puisque, en Dieu, il n'y a d'appréhension qu'intellectuelle et qu'il ne connaît rien si ce n'est en se connaissant soi-même - avoir cette connaissance c'est précisément être sage - Il reste que Dieu fait toute chose conformément à sa sagesse. 2. Tout agent produit semblable à soi. C'est donc en tant qu'il porte en soi la similitude de son effet que l'agent agit : ainsi le feu chauffe selon les dispositions de sa chaleur à lui. Or dans tout agent volontaire, en tant précisément qu'il est volontaire, la similitude de ses effets existe selon une appréhension de l'esprit, car si cette similitude n'était en l'agent volontaire que par manière de disposition naturelle, celui-ci ne produirait qu'un seul effet, la forme naturelle d'un être étant unique. Donc tout agent volontaire produit ses effets selon les idées de son intelligence. Or Dieu agit par volonté, comme nous l'avons montré. Par suite, il donne l'existence aux choses selon la sagesse de son intelligence. 3. D'après le Philosophe au 1er Livre de la Métaphysique : Faire de l'ordre est le rôle du sage. On ne peut, en effet, faire de l'ordre si l'on ignore le comportement et la proportion des êtres à harmoniser, d'abord les uns par rapport aux autres, puis par rapport à quelque chose qui les dépasse et qui est leur fin. Car la coordination de plusieurs êtres entre eux se fait en fonction de la fin à laquelle ils sont tous ordonnés. Or connaître le comportement et les proportions de certains êtres entre eux appartient exclusivement à l'être intelligent, et porter un jugement sur des êtres en fonction de leur cause la plus élevée est le propre de la sagesse. Ainsi donc toute harmonisation relève nécessairement de la sagesse de quelque être intelligent. C'est pourquoi ceux qui, dans le domaine technique, coordonnent les différentes parties d'un édifice sont appelés des sages par rapport à l'_uvre réalisée. Or les êtres que Dieu a produits composent un ordre qui n'est pas fortuit, car cet ordre se vérifie toujours ou, du moins, le plus souvent. Il est donc évident que Dieu a produit les choses dans l'être selon un ordre défini et, par suite, que sa sagesse a présidé à l'_uvre de la création. 4. Tout ce dont la volonté est le principe se classe, ou bien dans la catégorie de l'agir, comme les actes des vertus, qui perfectionnent celui qui opère, ou bien dans celle du faire, et passe alors dans une matière extérieure. Les êtres créés par Dieu relèvent donc de la seconde catégorie en tant que choses faites. Or la conception des choses qui se font, c'est l'art, comme dit Aristote. Par conséquent tout le créé soutient avec Dieu le même rapport que l'_uvre d'art avec l'artiste. Mais l'artiste donne l'existence à ses _uvres par l'ordre de sa sagesse et de son intelligence. Dieu a donc fait toutes les créatures par l'ordre de son intelligence. Cette conclusion est confirmée par l'autorité divine, qui s'exprime ainsi dans le Psaume : Vous avez tout fait dans votre sagesse ; et dans les Proverbes, III, 19 : Le Seigneur a fondé la terre dans sa sagesse. Ainsi est réfutée l'erreur de ceux qui disaient que tout dépend de la simple volonté divine sans motif d'aucune sorte.

25 : EN QUEL SENS ON DIT QUE LE TOUT-PUISSANT NE PEUT CERTAINES CHOSES

Ces considérations font comprendre qu'on puisse dénier à Dieu, malgré sa toute-puissance, la faculté de faire certaines choses. En effet, nous avons démontré plus haut l'existence en Dieu d'une puissance active. Dans le Ier Livre nous avions déjà prouvé qu'il n'y a en lui aucune puissance passive. Or le pouvoir s'entend aussi bien de l'une que de l'autre puissance. Dieu ne peut donc ce qui relève du pouvoir de la puissance passive. Mais qu'est-ce qui est précisément du ressort de la puissance passive ? C'est ce que nous allons chercher. 1. Et d'abord, notons que la puissance active est ordonnée à l'action ; la puissance passive à l'être. C'est ainsi que la puissance ordonnée à l'être ne se rencontre que là où il y a une matière sujette à la contrariété. Donc, puisqu'il n'y a en Dieu aucune puissance passive, il n'a non plus aucun pouvoir par rapport à ce qui appartient à son être. Ainsi Dieu ne peut être un corps ou quelque chose semblable. 2. L'acte de cette puissance passive est un mouvement. Par conséquent, puisque la puissance passive ne convient pas à Dieu, il ne peut changer. On pourrait même démontrer qu'il ne peut changer d'aucune espèce de changement : augmentation ou diminution, altération, génération ou corruption. 3. Toute défaillance étant une sorte de corruption, il s'ensuit que Dieu, ne peut défaillir en rien. 4. Tout défaut implique une certaine privation. Or le sujet de la privation, c'est la puissance de la matière, Dieu ne peut donc défaillir en aucune manière. 5. La fatigue vient du manque de force, l'oubli, du manque de science. Il est donc évident que Dieu ne peut ni se fatiguer ni oublier. 6. Il ne peut davantage être vaincu ou souffrir violence. Car ceci n'est possible que pour l'être sujet par nature au mouvement. 7. De même Dieu ne peut-il se repentir ou se mettre en colère ou s'attrister : tout cela implique passion et manque. 8. L'objet et l'effet de la puissance active, c'est l'être fait. Or aucune puissance n'agit lorsque la raison de son objet vient à manquer. Ainsi l'_il ne peut voir à défaut d'objet visible en acte. Par conséquent Il faut dire que Dieu ne peut rien de ce qui est contraire à la notion d'être, en tant qu'être, ou à la notion d'être fait, en tant que fait. Nous allons chercher ce qui en est là. 1. Et d'abord, à la notion d'être est contraire ce qui détruit cette notion. Or la notion d'être est détruite par ce qui lui est opposé, comme la notion d'homme par ce qui s'oppose à elle, en tout ou en partie. L'opposé de l'être, c'est le non-être. Par suite, Dieu ne peut faire qu'une seule et même chose soit et ne soit pas en même temps : ce serait identifier deux contradictoires. 2. La contradiction est impliquée dans la contrariété et dans l'opposition privative. En effet, si un objet est blanc et noir, de toute évidence il est blanc et non blanc ; si une personne voit et est aveugle, il est clair qu'elle voit et ne voit pas. Et donc la même impossibilité existe pour Dieu de faire coexister des éléments opposés dans une même chose, en tant qu'elle est la même. 3. La disparition de l'un quelconque de ses éléments essentiels entraîne nécessairement la disparition de la chose elle-même. Si donc Dieu ne peut faire qu'une chose soit et ne soit pas en même temps, pas davantage ne peut-il faire que, la chose continuant d'exister, il lui manque quelqu'un de ses principes essentiels : par exemple, que l'homme n'ait point d'âme. 4. Les principes de certaines sciences, comme la logique, la géométrie, l'arithmétique étant tirés uniquement des principes formels des choses, dont dépend l'essence de ces choses, Dieu ne peut rien faire qui soit contraire à ces principes : par exemple, que le genre ne soit pas attribuable à l'espèce, que les lignes qui vont du centre à la circonférence ne soient pas égales, ou qu'un triangle rectiligne n'ait pas la somme de ses angles égale à deux droits. 5. On voit aussi par là que Dieu ne peut faire que le passé n'ait pas existé. Il y aurait en cela contradiction : car il est aussi nécessaire qu'une chose ait été quand elle a existé, qu'il est nécessaire qu'elle soit quand elle est. 6. Il est aussi certaines choses qui répugnent à l'idée d'être fait, considéré comme tel. Et ces choses, Dieu ne peut les faire, car tout ce que Dieu fait, il faut bien qu'il soit fait. 7. Ainsi, il est évident que Dieu ne peut faire un Dieu. En effet, il est essentiel à un être fait que son existence dépende d'une cause autre que lui. Or cette dépendance répugne à la nature de Celui que nous appelons Dieu, comme nous l'avons prouvé. 8. Pour la même raison, Dieu ne peut produire un être qui lui soit égal. Car celui dont l'être est absolument indépendant l'emporte, quant à l'être et aux autres valeurs, sur celui qui dépend d'un autre : ce qui est essentiel à tout être produit. 9. De même, Dieu ne peut faire qu'un être persévère dans l'existence sans lui. En effet, la conservation de chaque être dépend de sa cause et, par conséquent, si cette cause vient à disparaître, l'effet disparaît lui aussi. Si donc une chose pouvait exister qui ne fût pas conservée par Dieu, cette chose ne serait pas un effet de Dieu. 10. Dieu agit par volonté et ne peut donc faire ce qu'il ne peut vouloir. Ce qu'il ne peut vouloir, nous le saurons en considérant comment il peut y avoir nécessité pour la volonté divine, car ce qui est nécessairement, il est impossible qu'il ne soit pas, et qui ne peut être, il est nécessaire qu'il ne soit pas. 11. Il est donc évident que Dieu ne peut faire qu'il ne soit pas ou qu'il ne soit pas bon, ou bienheureux ; car, de toute nécessité, il veut qu'il soit, et qu'il soit bon et bienheureux, comme nous l'avons vu dans le premier Livre. 12. Nous avons montré plus haut que Dieu ne peut vouloir aucun mal par suite Dieu ne peut pécher. 13. De même, nous avons prouvé plus haut que la volonté de Dieu ne peut être changeante. Ainsi donc, il ne peut faire que ce qui est voulu de lui ne s'accomplisse pas. Il faut savoir pourtant que ce n'est pas de la même manière qu'on le dit ne pouvoir pas cette dernière chose et les autres dont nous avons parlé. Car, celles-ci, Dieu ne peut ni les vouloir ni les faire, purement et simplement. Mais les choses de ce dernier genre, Dieu peut en vérité les faire ou les vouloir, à considérer absolument sa volonté ou sa puissance ; non pas, toutefois, si on présuppose sa volonté du contraire. En effet, la volonté divine n'est nécessitée par rapport aux créatures que conditionnellement, comme nous l'avons vu dans le 1er Livre. Et donc, toutes les assertions telles que celle-ci : Dieu ne peut faire le contraire de ce qu'il a décidé de faire, doivent s'entendre au sens composé, qui implique que la volonté divine est déjà déterminée au contraire. Si on les prend au sens divisé, elles sont fausses, car, entendues ainsi, elles regardent la puissance et la volonté divines considérées absolument. De même que Dieu agit par volonté, ainsi agit-il par intelligence et science, comme nous l'avons montré. Donc il ne peut faire ce qu'il n'a pas prévu qu'il ferait, ni renoncer à ce qu'il a prévu devoir faire, pour cette raison même qu'il ne peut faire ce qu'il ne veut pas faire, ou renoncer à ce qu'il veut. En faisant la même distinction que plus haut, on peut accepter ou nier ces deux dernières assertions, de telle sorte que l'impossibilité de faire ce que nous venons de dire ne s'entende pas d'une manière absolue, mais conditionnellement ou par supposition.

26 : L'INTELLIGENCE DIVINE N'EST PAS BORNÉE A DES EFFETS DÉTERMINÉS

Nous avons montré que la puissance divine n'est pas limitée à des effets déterminés et ainsi que Dieu n'agit pas par nécessité de nature, mais par intelligence et par volonté. Mais on pourrait croire encore que son intelligence ou sa science ne peuvent s'étendre qu'à des effets déterminés, de telle sorte qu'il agisse, non sans doute par nécessité de nature, mais par nécessité de science. Il reste donc à montrer que sa science ou son intelligence ne sont circonscrites par aucune limite de leurs effets. 1. Nous avons montré déjà que Dieu connaît tous les êtres qui peuvent procéder de lui, par la compréhension qu'il a de son essence. En cette essence tous les êtres créés doivent exister selon une certaine similitude, comme les effets existent virtuellement dans leur cause. Si donc la puissance divine n'est pas limitée à des effets déterminés, ainsi que nous l'avons montré plus haut, il faut dire la même chose de son intelligence. 2. Nous avons montré plus haut que l'essence divine est infinie. Or l'infini ne peut être égalé par telle somme qu'on voudra d'êtres finis lors même qu'ils seraient en nombre infini, l'infini les surpasserait. Or il est certain qu'en dehors de Dieu il n'y a rien qui soit infini par essence, puisque tous les êtres distincts de lui sont enfermés, en raison même de leur essence, dans un genre et une espèce déterminés. Donc, quel que soit le nombre que l'on imagine et la grandeur des effets divins, toujours l'essence de Dieu les surpasse et peut être, par suite, la raison d'effets encore plus nombreux. Ainsi l'intelligence divine, qui connaît parfaitement l'essence de Dieu, comme nous l'avons montré plus haut, transcende toute finitude de ses effets. Elle n'est donc pas nécessairement bornée à tels ou tels d'entre eux. 3. Nous avons montré plus haut que l'intelligence divine connaît l'infinité des êtres. Or c'est par la science de son intelligence que Dieu donne l'existence aux choses. Par conséquent, la causalité de l'intelligence divine n'est pas limitée à des effets finis. 4. Si la causalité de l'intelligence divine, s'exerçant par une sorte de nécessité, était limitée à certains effets, elle le serait par rapport aux êtres que cette intelligence amène à l'existence. Or ceci est impossible. En effet, nous avons montré plus haut que Dieu connaît aussi les êtres qui ne sont pas, ceux qui n'ont pas été et ne seront jamais. Dieu n'agit donc pas par nécessité de son intelligence ou de sa science. 5. La science de Dieu est, par rapport aux choses qu'il fait, ce qu'est la science de l'artisan par rapport à ses _uvres. Or un art, quel qu'il soit, s'étend à tout ce qui peut être contenu dans le genre d'_uvres, objet de cet art ainsi l'art de construire s'étend à toutes les maisons. Mais le genre des choses qui relèvent de l'art divin est l'être, puisque nous l'avons montré, c'est Dieu qui, par son intelligence, est le principe universel de l'être. Donc l'intelligence divine étend sa causalité à tout ce qui ne répugne pas à la notion d'être : en effet tout cela, de soi, est de nature à être compris dans l'être. Par conséquent, l'intelligence divine n'est pas limitée à certains effets déterminés. C'est ce qui fait dire au Psalmiste : Le Seigneur est grand : sa puissance est immense et sa sagesse n'a pas de limites. Ainsi se trouve écartée l'opinion de certains philosophes qui prétendent que, du fait que Dieu se connaît soi-même, une certaine disposition des choses découle nécessairement de lui ; comme si ce n'était pas par son jugement qu'il donne à chaque être ses limites et ordonne toutes choses, ainsi que l'enseigne la foi catholique. Sachons cependant que, si l'intelligence divine n'est pas limitée à certains effets, elle-même s'est fixée les effets déterminés qu'elle produirait harmonieusement, dans sa sagesse, selon cette parole de la Sagesse, XI, 21 : Vous avez tout disposé Seigneur, avec nombre, poids et mesure.

27 : LA VOLONTÉ DIVINE N'EST PAS LIMITÉE A DE CERTAINS EFFETS

Il ressort aussi de ce qui précède que la volonté par laquelle Dieu agit, n'est pas non plus nécessitée à des effets déterminés. 1. La volonté, en effet, doit être proportionnée à son objet. Or l'objet de la volonté est le bien appréhendé par l'intelligence, comme nous l'avons vu plus haut. La volonté est donc capable par nature de s'étendre à tout ce que l'intelligence peut lui proposer sous la raison de bien. Si donc l'intelligence divine n'est pas limitée à certains effets, comme nous l'avons montré, il s'ensuit que la volonté divine ne produit pas non plus nécessairement des effets déterminés. 2. Aucun être, agissant par volonté, ne produit quelque chose sans le vouloir. Or nous avons montré plus haut que Dieu ne veut rien, en dehors de soi, de nécessité absolue. Par suite, ce n'est pas par une nécessité de la volonté divine que certains effets procèdent d'elle, mais par sa libre disposition.

28 ET 29 : EN QUEL SENS PARLE-T-ON D'OBLIGATION DE JUSTICE DANS LA PRODUCTION DES CHOSES

Il nous faut montrer aussi, d'après ce qui précède, que Dieu, dans la création, n'a pas agi par la nécessité de satisfaire à une obligation de justice en donnant l'être aux choses. 1. La justice, en effet, selon le Philosophe, au Ve Livre de l'Ethique, implique un rapport à autrui, à qui elle fait rendre son dû. Or, à la production universelle des êtres, rien ne préexiste à quoi serait dû quelque chose. Par conséquent, cette production universelle des choses n'a pu avoir elle-même pour raison une obligation de justice. 2. L'acte de justice consiste à rendre à chacun ce qui lui appartient. Cet acte est donc précédé d'un autre, en vertu duquel une chose devient la propriété de quelqu'un. On le voit clairement dans les choses humaines : en travaillant nous méritons que devienne nôtre ce que notre débiteur nous remet par un acte de justice. Donc cet acte, par lequel une chose devient nôtre pour la première fois, ne peut pas être un acte de justice. Or c'est par la création que la créature commence absolument à avoir quelque chose à soi. Par conséquent la création n'est pas l'effet d'une obligation de justice. 3. Personne ne doit rien à autrui à moins de dépendre de lui en quelque manière, ou d'avoir reçu quelque chose, soit de lui, soit d'un troisième qui le rende débiteur du second. Ainsi le fils est redevable à son père parce qu'il a reçu de lui l'existence ; le maître doit à son serviteur parce qu'il reçoit de lui les services dont il a besoin ; tout homme a des devoirs envers son prochain à cause de Dieu, de qui nous avons tout reçu. Mais Dieu ne dépend de personne, et n'a besoin de rien recevoir de quiconque, comme le montre clairement ce que nous avons dit plus haut. Ce n'est donc pas parce qu'il y aurait été tenu en justice que Dieu a donné l'être aux choses. 4. En tout ordre de choses, ce qui est en raison de soi précède ce qui est en raison d'un autre. Donc ce qui est absolument premier parmi toutes les causes, est cause en raison de soi seulement. Or celui qui agit par devoir de justice n'agit pas à cause de soi uniquement : il agit, en effet, à cause de celui à qui il doit. Par conséquent, Dieu, qui est la cause première et le premier agent, n'a pas donné l'être aux choses par obligation de justice. De là ces mots de l'Epître aux Romains, XI, 35-36 : Qui lui a donné le premier pour qu'il ait à recevoir en retour ? De lui, par lui et en lui sont toutes choses. Et de Job, XLI, 2 : Qui m'a donné d'abord pour que j'aie à lui rendre ? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. Ainsi se réfute l'erreur de certains qui s'efforcent de prouver que Dieu ne peut faire que ce qu'il fait, pour cette raison qu'il ne peut faire que ce qu'il doit. Car il ne crée pas les choses, nous l'avons montré, par obligation de justice. Bien que rien de créé, à quoi puisse être dû quelque chose, ne précède la production universelle des êtres, il existe cependant avant elle quelque chose d'incréé, qui est le principe de la création. Ce principe, on peut l'envisager sous un double aspect. En effet, la bonté divine elle-même précède comme fin et mobile premier de la création, selon ces paroles de saint Augustin : C'est parce que Dieu est bon que nous sommes. Quant à la science de Dieu et sa volonté, elles précèdent comme ce par quoi les choses arrivent à l'être. 1. Si donc nous considérons cette bonté divine d'une manière absolue, nous ne trouvons en elle aucune obligation à la création des choses. En effet, on dit qu'une chose est due à quelqu'un, premièrement à raison de la relation qui existe entre ce quelqu'un et un autre, lequel doit lui rapporter ce qu'il en a reçu. Par exemple, c'est chose due au bienfaiteur que de lui rendre grâces pour ses bienfaits, en ce sens que celui qui a reçu de lui un bienfait lui doit cela. Mais cette sorte de dette ne se vérifie pas dans la création des êtres : rien ne préexiste qui puisse devoir quelque chose à Dieu et aucun bienfait divin n'a été encore accordé. Deuxièmement, on dit qu'une chose est due à un être, selon qu'on le considère en lui-même. En effet, cela est nécessairement dû à un être qui est requis à sa perfection ; ainsi il est dû à l'homme qu'il ait des mains ou la vertu, car sans cela il ne peut être parfait. Or la divine bonté n'a besoin de rien d'extérieur pour sa perfection. Et donc la production des créatures ne lui est pas due nécessairement. 2. Dieu donne l'être aux choses par sa volonté, comme nous l'avons vu plus haut. Or il n'est nullement requis, si Dieu veut que sa bonté soit, qu'il veuille aussi que d'autres êtres soient produits par lui. Car l'antécédent de cette proposition conditionnelle est nécessaire, mais non pas le conséquent. Nous avons montré, en effet, au 1er Livre, que Dieu veut nécessairement que sa bonté soit mais non pas que les autres soient. Donc la production des créatures ne s'impose pas nécessairement à la bonté divine. 3. Nous avons montré que Dieu ne donne pas l'être aux choses par nécessité de nature ou de science, de volonté ou de justice. Aucune espèce de nécessité n'impose donc à la bonté divine de produire les choses dans l'être. On peut dire cependant qu'il se le doit par une sorte de convenance. Quant à la justice proprement dite, elle requiert un dû nécessaire : car ce qui est rendu à quelqu'un en justice, lui est dû par nécessité de droit. Si donc on ne peut dire que la production des choses était due en justice, d'une obligation qui ferait Dieu débiteur de la créature, pas davantage ne peut-on dire qu'elle l'était d'une obligation que Dieu aurait eu par rapport à sa bonté, du moins si l'on parle de justice au sens strict. Au contraire à prendre la justice au sens large, on peut parler de justice dans la création des choses, en tant que cette création convient à la bonté divine. Mais si nous considérons la disposition divine selon laquelle Dieu a résolu dans son intelligence et dans sa volonté de promouvoir les choses à l'existence, alors la production des choses procède nécessairement de cette disposition divine. Car il n'est pas possible que Dieu ayant résolu de faire quelque chose, il ne l'accomplit pas ensuite : autrement sa résolution serait ou changeante ou impuissante. Il est donc rigoureusement dû à sa résolution qu'elle soit accomplie. Mais cette obligation n'atteint pas à la raison de justice proprement dite dans la création des choses, où seul l'acte créateur de Dieu doit être envisagé. Car de soi à soi, il n'y a pas de justice stricte comme le montre le Philosophe au Ve Livre de l'Ethique. On ne peut donc dire, en rigueur de termes, que Dieu ait produit les choses dans l'être par obligation de justice pour cette raison prétendue que, dans sa science et dans sa volonté, il s'était déterminé à créer. CHAP. 29 - Mais si l'on considère la production de telle créature en particulier, on peut y trouver une obligation de justice tirée du rapport de cette créature à une autre qui est première : j'entends d'une priorité non seulement de temps mais de nature. Mais si l'on considère la production de telle créature en particulier, on peut y trouver une obligation de justice tirée du rapport de cette créature à une autre qui est primitive : j'entends d'une priorité non seulement de temps mais de nature. Ainsi donc aucune raison de dette ne se vérifie dans la production des premiers effets de Dieu. Dans celle des suivants, on trouve une raison d'obligation, mais selon un ordre inverse. Car si les êtres qui sont premiers à raison de leur nature le sont aussi quant à l'existence, ce sont les derniers qui tirent leur nécessité des premiers : il y a obligation en effet à ce que les causes étant posées, les actions suivent par quoi elles produisent leurs effets. Mais si les êtres qui sont premiers d'une priorité de nature sont postérieurs dans l'ordre de l'existence, ce sont au contraire les premiers qui deviennent nécessaires en raison des seconds ; ainsi le remède doit exister d'abord, pour que la santé s'ensuive. Cependant il y a ceci de commun dans les deux cas, que l'obligation ou la nécessité se prend de l'être qui est premier selon la nature, et en résulte pour celui qui vient après selon le même ordre naturel. La nécessité dérivant de l'être qui vient après dans l'existence, quoiqu'il soit premier selon la nature, n'est pas une nécessité absolue mais seulement conditionnelle ; elle se formulerait ainsi : si cette chose doit se faire, il faut que telle autre précède. Selon cette sorte de nécessité, la raison d'obligation se vérifie donc de trois manières dans la production des créatures : 1e L'obligation conditionnelle s'étend de l'ensemble de l'univers à chacune des parties requises pour sa perfection. En effet, si Dieu a voulu que notre monde fût, il a été nécessaire qu'il fit le soleil, la lune et toutes les autres choses sans lesquelles le monde ne serait pas. 2e L'obligation conditionnelle se vérifie pour une créature à partir d'une autre créature. Si, par exemple, Dieu a voulu qu'il y eût des animaux et des plantes, il a dû faire les corps célestes qui les conservent. Et s'il a voulu que l'homme existât, il a dû faire les plantes, les animaux et tout ce dont l'homme a besoin pour réaliser sa perfection. Il n'en reste pas moins que ceci et cela Dieu l'a fait parce qu'il l'a bien voulu. 3e La même obligation conditionnelle se prend pour chaque créature par rapport aux parties, propriétés et accidents qui conditionnent son être même ou quelqu'une de ses perfections. Ainsi, à supposer que Dieu voulût créer l'homme, ce fut chose due, dans cette supposition, qu'il unit en lui un corps et une âme et qu'il le dotât de sens et tous autres moyens intérieurs ou extérieurs. Dans tous ces cas, si l'on y regarde de près, on ne dit pas que Dieu doive quelque chose à sa créature, mais précisément qu'il se doit à lui-même d'accomplir ce qu'il a résolu. Il existe dans la nature une autre sorte de nécessité, selon laquelle une chose est dite absolument nécessaire. Cette nécessité dépend de causes qui sont premières dans l'ordre de l'existence, comme les principes essentiels d'une chose et les causes efficientes ou motrices. Mais cette sorte de nécessité ne joue pas dans la première création des choses pour ce qui regarde les causes efficientes. Car alors Dieu seul est cause efficiente, puisqu'il n'appartient qu'à lui de créer, comme nous l'avons vu. Or, dans la création, Dieu n'agit pas par nécessité de nature mais par volonté, nous l'avons montré plus haut ; et ce qui se fait par volonté ne peut avoir d'autre nécessité que celle qui vient de la présupposition de la fin : de cette sorte de nécessité, il est dû à la fin que cela existe par quoi on parvient à la fin. Mais pour ce qui regarde les causes formelles et les causes matérielles, rien n'empêche que se vérifie une nécessité absolue, même dans la première création des choses. Ainsi le fait que certains corps étaient composés d'éléments entraîna nécessairement qu'ils fussent chauds ou froids. De même, qu'une surface fût créée de figure triangulaire impliqua nécessairement que la somme de ses angles égalât deux droits. Cette nécessité est considérée selon l'ordre d'un effet à sa cause créée, matérielle ou formelle. Par suite, on ne peut dire que Dieu doive nécessairement quelque chose, de cette sorte de nécessité, qui tombe bien plutôt sur la créature elle-même. Dans l'ordre de la propagation des choses, où la créature est cause efficiente, il peut exister une nécessité absolue venant de la cause efficiente créée : ainsi du mouvement solaire résulte nécessairement un certain changement dans les corps inférieurs. Conformément aux différentes définitions de l'obligation que nous avons exposées, on peut donc parler de justice naturelle dans les choses, quant à leur création et quant à leur propagation. C'est pourquoi l'on dit que Dieu a tout créé et gouverne tout avec justice et raison. Une double erreur est ainsi réfutée : celle d'abord qui, posant des limites à la puissance divine, affirmait que Dieu ne peut faire que ce qu'il fait, parce qu'il doit agir comme il le fait ; puis, celle qui assure que tout dépend uniquement du simple vouloir de Dieu, sans qu'il y ait à chercher ou à déterminer quelque autre raison dans les choses elles-mêmes.

30 : COMMENT IL PEUT Y AVOIR UNE NÉCESSITÉ ABSOLUE DANS LES CRÉATURES

Bien que toutes choses dépendent de Dieu comme de leur cause première, laquelle n'est obligée d'agir que dans l'hypothèse d'un dessein antérieur, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait dans les choses aucune nécessité absolue et que nous devions reconnaître que tout est contingent. Ce qui aurait pu donner lieu à ce dernier sentiment, c'est que les choses ne sont pas sorties de leur cause par une nécessité absolue, et qu'on appelle contingent, dans le monde, un effet qui procède de sa cause sans nécessité. Mais nous allons voir que, parmi les choses créées, il y en a dont l'existence est simplement et absolument nécessaire. 1. En effet, l'existence de ces choses en lesquelles il n'y a pas de possibilité an non-être est purement et simplement nécessaire. Or, certaines choses sont produites dans l'être par Dieu de telle sorte que, dans leur nature, il y a puissance au non-être. Ceci arrive du fait que la matière en elles est en puissance à une autre forme. Donc les choses en lesquelles il n'y a pas de matière, ou bien, s'il y en a, dans lesquelles elle n'est pas en puissance à une autre forme, ces choses ne sont pas en puissance au non-être. Leur existence est donc purement et simplement nécessaire. Si l'on objecte que ce qui sort du néant, de soi tend au néant et que, par suite, dans toute créature il y a possibilité de n'exister pas, il est facile de répondre. En effet, les choses créées sont dites tendre au néant de la même manière qu'on les dit sorties du néant, à savoir par la puissance de la seule cause agente. Il n'y a donc pas dans les choses créées elles-mêmes de puissance au non-être, mais c'est dans le Créateur qu'existe la puissance de leur donner l'être ou de cesser de le leur donner, puisqu'il n'agit pas par nécessité de nature dans la production des choses mais par volonté, comme nous l'avons vu. 2. Dès là que les choses créées procèdent dans l'être de par la volonté divine, elles doivent être telles que Dieu a voulu qu'elles fussent. Or, dire que Dieu a produit les choses dans l'être par volonté et non par nécessité, n'empêche pas qu'il ait voulu que certaines choses fussent nécessairement et d'autres d'une manière contingente, et cela pour qu'il y eût dans le monde une diversité ordonnée. Rien ne s'oppose donc à ce que certaines choses produites par la volonté divine soient nécessaires. 3. Il convient à la perfection divine d'avoir imprimé sa ressemblance dans les choses créées, sauf en ce qui répugne à la notion d'être créé. En effet, il est d'un agent parfait de produire semblable à soi dans la mesure du possible. Or la nécessité de l'existence ne s'oppose pas, absolument parlant, à la notion d'être créé : rien n'empêche, en effet, qu'une chose soit nécessaire qui a cependant une cause de sa nécessité, comme, par exemple, les conclusions démontrées. Rien donc n'empêche que certaines choses aient été produites par Dieu de telle sorte que leur existence fût nécessaire purement et simplement. Bien plus, c'est là un témoignage de la perfection divine. 4. Plus une chose est éloignée de celui qui est l'être par soi, c'est-à-dire de Dieu, et plus elle est proche du non-être. Et donc plus un être est proche de Dieu et plus il s'éloigne du non-être. Or, les êtres déjà existants sont proches du non-être quand ils ont en eux une possibilité de n'exister pas. Donc ceux qui sont le plus proches de Dieu et, de ce fait, le plus éloignés du non-être, doivent être tels, pour la perfection de l'ordre des choses, qu'il n'y ait pas en eux de puissance au non-être. De tels êtres sont nécessaires, absolument parlant. Donc certaines créatures possèdent l'être d'une manière nécessaire. Il faut donc savoir que si l'on envisage l'universalité des choses créées, en tant qu'elles émanent du premier principe, on reconnaît qu'elles dépendent de la volonté et non d'une nécessité de ce principe, autre qu'une nécessité de supposition, comme on l'a vu. Si, au contraire, on les compare à leurs principes prochains, on trouve qu'elles sont soumises à une nécessité absolue. Rien n'empêche en effet que certains principes ne soient produits sans nécessité aucune, et que, leur existence étant donnée, tel effet nécessaire ne s'ensuive ; ainsi la mort de cet animal est absolument nécessaire, pour cette raison qu'il a été formé d'éléments contraires, bien qu'il n'y eût pas nécessité absolue à ce qu'il fût ainsi composé de contraires. De même, que telles natures de choses fussent produites par Dieu, cela fut volontaire, mais que, étant donné ce qu'elles sont, telle chose en provienne ou existe, voilà qui est absolument nécessaire. C'est de multiple manière, à partir de causes diverses, que la nécessité se vérifie dans les choses créées. En effet, une chose ne pouvant être sans ses principes essentiels, qui sont la matière et la forme, tout ce qui appartient à cette chose en raison de ses principes essentiels doit être soumis à une absolue nécessité. Or, en raison de ces principes, selon qu'ils sont principes d'être, la nécessité absolue se vérifie dans les choses de trois manières. 1. Par rapport à l'être auquel les principes appartiennent. La matière, selon ce qu'elle est, est de l'être en puissance ; d'autre part ce qui peut être, peut aussi ne pas être ; il en résulte qu'il existe nécessairement certaines choses corruptibles de par leur rapport à la matière : ainsi l'animal, parce qu'il est composé de contraires ; le feu, de même, parce que sa matière peut recevoir des contraires. Quant à la forme, elle est acte, selon ce qu'elle est, et par elle les choses existent en acte. Pour cette raison, c'est d'elle que résulte en certaines choses la nécessité de leur être. Cela arrive : 1e parce que ces choses sont des formes existant hors de la matière, et qui, pour cette raison, ne sont pas en puissance au non-être, mais sont toujours par leur forme en exercice d'existence : c'est le cas des substances séparées ; 2e parce que les formes de ces choses comblent par leur perfection toute la puissance de la matière, de telle sorte qu'il ne reste pas de puissance à une autre forme, ni par conséquent au non-être : ainsi en va-t-il pour les corps célestes. Dans les êtres, au contraire, où la forme ne remplit pas toute la puissance de la matière, il reste encore en celle-ci puissance à une autre forme. Et par suite, il n'y a pas en ces êtres nécessité d'existence, mais la force d'exister résulte en eux de la victoire de la forme sur la matière, comme on le voit dans les éléments et dans les êtres qui en sont composés. La forme de l'élément, en effet, ne joint pas la matière selon toute l'ampleur du pouvoir de celle-ci, car la matière ne peut recevoir la forme d'un élément que parce qu'elle est soumise à l'autre terme de la contrariété. Quant à la forme du mixte, elle atteint la matière en tant que celle-ci est disposée selon un mode déterminé de mélange. Or ce doit être le même sujet qui reçoit les contraires et tous les intermédiaires résultant du mélange des extrêmes. Il est donc manifeste que tout ce qui a un contraire ou se compose de contraires est corruptible. Ce qui n'est pas de cette sorte est sempiternel, à moins qu'il ne se corrompe par accident, comme les formes non subsistantes, qui ont l'être par le fait qu'elles existent dans la matière. 2. Des principes essentiels résulte dans les choses une nécessité absolue par relation aux parties de la matière ou de la forme, s'il arrive que ces principes, dans certains êtres, ne soient pas simples. En effet, la matière propre de l'homme étant un corps mixte, d'une certaine complexion et organisation, il est absolument nécessaire que l'homme ait en soi chacun des éléments, des humeurs et des principaux organes de ce corps. De même, si l'homme est un animal raisonnable et mortel, et que telle soit la nature ou la forme de l'homme, il est nécessaire qu'il soit et animal et raisonnable. 3. Il y a, dans les choses, nécessité absolue si l'on considère le rapport des principes essentiels aux propriétés qui découlent de la matière ou de la forme. Ainsi, il est nécessaire que la scie soit dure parce qu'elle est en fer, et que l'homme soit capable d'être enseigné. Quant à la nécessité qui vient de l'agent, elle se prend ou par rapport à l'agir lui-même, ou par rapport à l'effet qui en résulte. 1. Au premier point de vue, elle est semblable à celle que l'accident reçoit des principes essentiels. De même, en effet, que d'autres accidents découlent de la nécessité des principes essentiels, ainsi l'action procède de la nécessité de la forme par laquelle l'agent est en acte : il agit en effet dans la mesure où il est en acte. Cependant cela se produit différemment pour l'action qui demeure dans l'agent - comme l'intellection et le vouloir - et pour l'action qui passe dans un autre, comme la caléfaction. Dans le premier genre d'action, c'est de la forme seule par laquelle l'agent est en acte que découle la nécessité de son action : pour être, l'action n'a besoin de rien d'extrinsèque qui soit son terme. Ainsi lorsque le sens est mis en acte par l'espèce sensible, il est nécessaire qu'il sente ; de même quand l'intelligence est en acte par l'espèce intelligible. Dans le second cas, la nécessité de l'action résulte de la forme quant à la puissance d'agir : si le feu est chaud, il est nécessaire qu'il ait la puissance de chauffer, mais il n'est pas nécessaire qu'il échauffe, car il peut en être empêché de l'extérieur. Il importe peu dans cette question que l'agent soit unique et suffise à l'action par sa forme, ou qu'il faille réunir plusieurs agents en vue d'une action unique, comme plusieurs hommes tirant un bateau. En effet tous ne forment qu'un seul agent, actualisé par leur concours à une même action. 2. La nécessité qui découle de la cause agente ou motrice dans l'effet ou dans le mobile, ne dépend pas seulement de la cause agente, mais aussi de la condition du mobile lui-même ou de l'être qui reçoit l'action de l'agent. Cet être, ou bien il n'est d'aucune manière en puissance à recevoir l'effet d'une telle action comme la laine, dont on ne saurait faire une scie ; ou bien sa puissance est empêchée par des agents contraires, ou par des dispositions contraires inhérentes au mobile, ou par des formes constituant un obstacle qui l'emporte sur la puissance active de l'agent : ainsi le fer ne se liquéfie pas sous l'action d'un feu débile. Il faut donc, pour que l'effet se produise, qu'il y ait, dans le patient, puissance à recevoir et, dans l'agent, victoire sur le patient, qui fasse passer celui-ci à une disposition contraire. Si l'effet résultant dans le patient de la victoire de l'agent sur lui est contraire à la disposition naturelle du patient, il y aura nécessité de coaction, comme lorsqu'on lance une pierre en l'air. Si au contraire nulle opposition n'existe dans la disposition naturelle du sujet, il n'y aura pas nécessité de coaction, mais seulement nécessité d'ordre naturel : ainsi, le mouvement du ciel, qui a pour principe un agent extrinsèque, mais ne va pas cependant contre la disposition naturelle du mobile, n'est pas un mouvement violent mais naturel. Il en est de même pour l'altération des corps inférieurs par les corps célestes, car il y a dans ces corps inférieurs une inclination naturelle à recevoir l'impression des corps supérieurs. Ainsi encore dans la génération des éléments : la forme à introduire par la génération n'est pas contraire à la matière première, qui est le sujet de la génération, bien qu'elle soit contraire à la forme qui doit être expulsée : en effet, ce n'est pas en tant qu'elle existe sous une forme contraire que la matière est le sujet de la génération. De tout ceci il résulte que la nécessité provenant de la cause agente dépend en certains cas de la disposition de l'agent seulement ; en certains autres de la disposition de l'agent et du patient. Si donc telle disposition qui entraîne nécessairement l'effet est absolument nécessaire et dans l'agent et dans le patient, il y aura nécessité absolue dans la cause agente, comme en ce qui agit nécessairement et toujours. Si cette disposition n'est pas absolument nécessaire mais sujette à disparaître, il n'y aura pas de nécessité venant de la cause agente, sauf si la disposition requise pour l'action existe des deux côtés. Ainsi en va-t-il pour les êtres empêchés quelquefois dans leur activité ou par manque de force ou à cause de la violence de quelque contraire ; ce qui fait qu'ils n'agissent pas toujours et nécessairement, mais seulement dans la majorité des cas. De la cause finale résulte la nécessité dans les choses de deux manières : 1. En tant que cette cause est première dans l'intention de l'agent. A ce point de vue, la nécessité qui vient de la fin est la même que celle qui vient de l'agent : l'agent, en effet, agit pour autant qu'il vise la fin, aussi bien dans l'ordre de la nature que dans celui de la volonté. Car dans l'ordre naturel, l'intention de la fin relève de l'agent en raison de sa forme, par laquelle la fin lui convient : c'est donc selon la vigueur de la forme que la chose naturelle doit tendre à sa fin, comme c'est dans la mesure de son poids que le corps lourd tend vers le centre. Dans l'ordre volontaire, la volonté incline à agir pour la fin dans la mesure où elle vise la fin, bien qu'elle ne soit pas toujours inclinée à faire ceci ou cela - qui est moyen par rapport à la fin - autant qu'elle désire la fin, lorsque cette fin peut être obtenue non seulement par ces moyens mais par d'autres. 2. La nécessité résulte de la fin en tant que dernière dans l'être. Cette nécessité n'est pas absolue mais conditionnelle, comme lorsque nous disons que la scie doit être en fer si on veut qu'elle fasse _uvre de scie.

31 : IL N'EST PAS NÉCESSAIRE QUE LES CRÉATURES AIENT TOUJOURS EXISTÉ

Il nous reste à montrer, en partant de ce qui vient d'être dit, qu'il n'est pas nécessaire que les choses aient été créées de toute éternité. 1. En effet, si l'ensemble des créatures, ou seulement quelqu'une d'entre elles doit nécessairement exister, il faut que cette nécessité, on l'ait par soi ou par un autre. Or on ne peut l'avoir par soi. Nous avons montré, en effet, que tout être doit venir du premier être. Mais ce qui n'a pas l'être par soi, il est impossible qu'il tienne de soi la nécessité de son être, car ce qui existe nécessairement ne peut pas ne pas être. Et ainsi ce qui tient de soi la nécessité de son être a aussi de soi qu'il ne puisse être non existant, et, par suite, a de soi, qu'il ne soit pas non-être, et donc qu'il soit être. Mais si cette nécessité de la créature vient d'un autre, il faut qu'elle vienne de quelque cause qui soit extrinsèque, car tout ce que l'on envisage d'intrinsèque à la créature tient son être d'un autre. Or la cause extrinsèque est efficiente ou finale. De la cause efficiente découle la nécessité de l'effet lorsqu'il est nécessaire que l'agent agisse : c'est en effet par l'action de l'agent que l'effet dépend de la cause efficiente. Si donc il n'est pas nécessaire que l'agent produise tel effet, celui-ci ne sera pas absolument nécessaire. Or Dieu n'agit pas par quelque nécessité lorsqu'il produit les créatures, comme nous l'avons montré plus haut. Il n'est donc pas absolument nécessaire que la créature soit, de cette nécessité du moins qui vient de la cause efficiente. Pas davantage cette nécessité ne saurait venir de la cause finale. En effet, ce qui est ordonné à la fin ne reçoit de nécessité de la fin que si cette fin, ou bien ne peut être sans lui, comme la conservation de la vie sans la nourriture, ou bien ne peut être aussi heureusement, comme le voyage sans le cheval. Or la fin de la volonté divine pour laquelle les choses vinrent à l'existence ne saurait être que sa propre bonté, comme nous l'avons montré au Livre 1er. Cette bonté ne dépend pas des créatures, ni quant à son être, puisqu'elle est nécessaire par soi, ni quant à son mieux-être, dès là qu'elle est par soi absolument parfaite : toutes choses que nous avons vues plus haut. Il n'est donc pas absolument nécessaire que la créature existe. Et par suite il n'est pas nécessaire de dire que la créature a toujours existé. 2. Ce qui procède de la volonté n'est pas absolument nécessaire, sauf dans le cas où il est nécessaire que la volonté le veuille. Or, nous avons prouvé que, ce n'est pas par nécessité de nature, mais par volonté que Dieu produit les créatures dans l'être ; et ce n'est pas nécessairement qu'il veut qu'elles soient (Livre I). Il n'est donc pas absolument nécessaire que la créature soit, ni, par conséquent, qu'elle ait toujours existé. 3. Nous avons montré que Dieu n'agit pas par quelque action qui soit hors de lui, qui sortirait comme de lui pour aboutir à la créature, comme la caléfaction qui émane du feu et passe dans le bois. Mais son vouloir est son agir, et les choses sont comme Dieu veut qu'elles soient. Or, il n'est pas nécessaire que Dieu veuille que la créature soit depuis toujours, puisqu'il n'est même pas nécessaire que Dieu veuille que la créature existe seulement (Livre I). Il n'est donc pas nécessaire que la créature ait toujours été. 4. Rien ne procède nécessairement d'un agent volontaire qu'en raison de quelque devoir. Or, nous l'avons montré déjà, Dieu n'a aucun devoir à l'égard de sa créature, si l'on envisage absolument la production de l'univers. Ce n'est donc pas par nécessité que Dieu crée. Par suite, il n'est pas nécessaire, si Dieu est éternel, qu'il ait produit le monde de toute éternité. 5. Nous avons montré que la nécessité absolue dans les choses créées ne se définit pas par rapport au premier principe qui existe nécessairement par soi, à savoir Dieu, mais par rapport à d'autres causes dont l'existence n'est pas nécessaire par soi. Or, la nécessité d'un rapport à ce qui n'existe pas nécessairement par soi n'oblige pas une chose à être depuis toujours. En effet, si quelqu'un court, il s'ensuit qu'il est mû, mais il n'est pas pour autant nécessaire qu'il soit mû de toute éternité, dès là que le fait de courir lui-même n'est pas nécessaire par soi. Rien n'oblige donc les créatures à exister depuis toujours.

32 : RAISONS, VUES DU COTÉ DE DIEU, DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ÉTERNITÉ DU MONDE

Mais parce que beaucoup ont pensé que le monde existe nécessairement et depuis toujours, et parce qu'ils se sont efforcés de le démontrer, il nous reste à présenter leurs raisons pour montrer qu'elles ne concluent pas nécessairement à l'éternité du monde. Nous dirons d'abord les raisons que l'on prend du côté de Dieu, puis celles qui se tirent du côté de la créature ; enfin, celles qui se prennent du mode de production des choses, selon lequel nous disons qu'elles ont commencé d'exister. Voici les raisons tirées du côté de Dieu pour montrer l'éternité du monde. 1. Tout agent qui n'agit pas toujours est mû par soi ou par accident. Par soi, comme le feu qui ne brûlait pas toujours, commence de brûler, ou bien parce qu'on vient de l'allumer, ou bien parce qu'on vient de le déplacer pour le mettre au contact du combustible. Par accident, comme le principe moteur de l'animal commence de mouvoir celui-ci en raison d'un nouveau changement qui s'est produit en lui. Changement venant de l'intérieur comme lorsque l'animal commence de se mouvoir parce que, sa digestion terminée, il s'est réveillé ; changement venant de l'extérieur, comme lorsque surviennent des actions qui incitent à entreprendre quelque nouvelle opération. Or Dieu ne se meut ni par soi ni par accident, comme nous l'avons prouvé au Livre 1. Il agit donc toujours de la même manière. Or c'est par son action que les choses créées sont établies dans l'être : elles existent donc depuis toujours. 2. L'effet procède de sa cause agente par l'action de cette cause. Or l'action de Dieu est éternelle : sans cela il passerait de la puissance d'agir à l'exercice de l'action, et il faudrait alors qu'il soit mis en acte par quelque agent antérieur : ce qui est impossible. Donc les choses créées par Dieu le sont de toute éternité. 3. La cause suffisante étant posée, l'effet suit nécessairement. En effet, Si la cause étant posée, il n'est pas nécessaire que l'effet s'ensuive, il sera donc possible que, la cause existant, l'effet soit ou ne soit pas ; la consécution de l'effet à la cause ne sera que possible. Or ce qui n'est que possible a besoin d'un autre qui le fasse passer à l'acte. Il faudra alors requérir quelque cause dont l'action amène l'effet à l'acte ; c'est donc que la première cause n'était pas suffisante. Mais Dieu est cause suffisante de la production des créatures ; autrement il ne serait pas cause, mais plutôt en puissance par rapport à une cause : il ne deviendrait cause en fait que par quelque appoint, ce qui est manifestement impossible. Il semble donc nécessaire que Dieu étant éternel la création aussi soit depuis toujours. 4. Celui qui agit par volonté ne diffère d'exécuter ses projets que parce que certaines choses réservées par l'avenir ne sont pas encore présentes. Ce que l'on attend ainsi regarde quelquefois l'agent lui-même, comme lorsqu'on attend qu'il soit accompli en force pour agir ; ou bien que disparaisse quelque obstacle à sa puissance. Dans d'autres cas l'attente porte sur quelque chose d'extérieur, comme la présence de celui qui doit assister à l'action. Enfin parfois on attend seulement la présence du temps opportun, qui n'est pas encore là. Car si la volonté est parfaite, la puissance exécute immédiatement, quand il n'y a en elle aucun défaut : ainsi le commandement de la volonté est suivi sans retard du mouvement des membres à moins que la puissance motrice qui doit exécuter le mouvement ne soit déficiente. De tout ceci il résulte que, lorsque quelqu'un veut faire une chose, et que celle-ci ne se réalise pas sur le champ, c'est qu'il y a dans la puissance un défaut auquel il faut remédier, ou bien c'est que la volonté n'est pas achevée par rapport à cette chose qu'elle veut faire. Je dis que la volonté est achevée lorsqu'elle veut, de toute manière et absolument, faire une chose déterminée ; la volonté est imparfaite ou inachevée quand on ne veut pas de manière absolue faire telle chose, mais seulement lorsque telle condition, encore absente, sera donnée, ou bien lorsque tel obstacle actuel aura disparu. Or il est clair que tout ce que Dieu veut maintenant qu'il soit, il a voulu de toute éternité qu'il fût, car aucun mouvement nouveau de volonté ne peut lui advenir. De plus, il ne peut y avoir aucun défaut ou obstacle à sa puissance ; ni rien d'autre ne pouvait être attendu pour la production de l'être universel, puisqu'il n'y a rien d'incréé en dehors de lui seul, comme nous l'avons montré plus haut. Il semble donc nécessaire que la créature ait été produite de toute éternité. 5. Un être qui agit par intelligence ne préfère une chose à une autre que parce que la première l'emporte en valeur. Mais, où il n'y a pas de différence, il n'y a pas de prééminence, ni, par conséquent, de préférence d'une chose à une antre. C'est pourquoi, d'un agent également disposé à l'égard de l'une ou l'autre chose, aucune action ne sortira ; pas plus que de la matière : un tel pouvoir, en effet, est semblable à la puissance de la matière. Or, il ne saurait y avoir de différence entre non-être et non-être ; par suite, tel non-être ne peut être préféré à tel autre. - D'autre part, en dehors de l'universalité des créatures, il n'y a que l'éternité de Dieu. Et dans le néant, on ne peut assigner telle ou telle différence entre les moments qui exigerait que la création ait lieu à un moment plutôt qu'à un autre. On ne le peut davantage dans l'éternité, qui est toute uniforme et simple, comme nous l'avons montré au Livre I. Il reste alors que la volonté de Dieu soit indifférente à l'égard de l'acte créateur durant toute l'éternité. Sa volonté est donc que la créature ne soit jamais constituée sous son éternité ou qu'elle le soit depuis toujours. Or il est manifeste que sa volonté n'est pas que la créature ne soit jamais constitué sous son être éternel, puisque les créatures ont été établies dans l'être par la volonté divine. Il faut donc en conclure, semble-t-il, que la création a toujours existé. 6. Ce qui est moyen par rapport à la fin, tire sa nécessité de la fin : principalement dans l'ordre des choses volontaires. Il faut donc que, si la fin ne change pas, les moyens ne varient pas non plus, ou soient produits de la même façon tant que ne survient pas un changement dans leur rapport à la fin. Or la fin des créatures qui procèdent de la volonté de Dieu est la bonté divine, seule fin possible de la divine volonté. Donc, comme la bonté divine est toujours la même pendant l'éternité, et en elle-même et par rapport à la volonté divine, il semble que les créatures soient produites dans l'être par la volonté divine de la même manière pendant toute l'éternité, car on ne peut dire qu'une nouvelle relation à la fin leur soit advenue, si l'on soutient qu'elles n'étaient absolument pas avant un temps déterminé où elles auraient commencé d'être. 7. Dès là que la bonté divine est absolument parfaite, lorsqu'on dit que toutes choses sont sorties de Dieu à cause de sa bonté, on n'entend pas qu'il lui en soit revenu quelque chose, mais on veut signifier qu'il est de sa bonté de se communiquer autant qu'il est possible : ce qui est une preuve de cette même bonté. Comme toutes choses participent de la bonté de Dieu en tant qu'elles possèdent l'être, plus elles ont de durée et plus elles participent de la bonté de Dieu : ce qui fait dire que l'être perpétuel de l'espèce est divin. Or la bonté divine est infinie. Il lui appartient donc de se communiquer infiniment et non pas seulement pour un temps déterminé. Il semble donc qu'il soit de la bonté divine que certaines créatures aient toujours existé. Voilà donc les raisons, prises du côté de Dieu, qui semblent prouver que les créatures ont toujours été.

33 : RAISONS DE CEUX QUI VEULENT PROUVER L'ÉTERNITÉ DU MONDE À PARTIR DES CRÉATURES

Il y a d'autres arguments qui, du point de vue des créatures, paraissent démontrer la même chose. 1. En effet, les êtres qui ne sont pas en puissance au non-être, il est impossible qu'ils ne soient pas. Or il existe certaines créatures en lesquelles il n'y a pas de puissance au non-être. Car il n'y a de puissance au non-être que dans les êtres qui ont une matière sujette à la contrariété. En effet la puissance à l'être et au non-être est puissance à la privation et à la forme, qui ont toutes deux pour sujet la matière : la privation est toujours jointe à la forme contraire, dès là qu'il est impossible que la matière soit sans aucune forme. Or il existe certaines créatures dans lesquelles il n'y a pas de matière sujette à la contrariété, ou bien parce qu'elles n'ont aucune espèce de matière, comme les substances intellectuelles - nous le montrerons plus loin - ou bien parce qu'elles n'ont pas de contraire, comme les corps célestes ainsi que le prouve leur mouvement, qui n'a pas de contraire. Il est donc certaines créatures dont la non-existence est impossible : aussi faut-il qu'elles soient depuis toujours. 2. Toute chose persiste dans l'être à proportion de sa puissance à exister, à moins d'une intervention accidentelle, comme dans le cas des corruptions par violence. Or il est certaines créatures en lesquelles se trouve une puissance à exister non pas pour un temps déterminé, mais pour toujours, comme les corps célestes et les substances intellectuelles : ces êtres sont en effet, incorruptibles n'ayant pas de contraires en eux. Il reste donc qu'il leur appartient d'être toujours. Or ce qui commence d'être n'est pas toujours. Par conséquent il n'appartient pas à ces êtres de commencer d'exister. 3. Chaque fois qu'une chose commence d'être mue, il faut que le moteur, ou le mobile, ou les deux, soient, lorsque le mouvement se fait, autrement qu'ils n'étaient avant qu'il se fît : il y a en effet une proportion ou une sorte de relation du moteur au mobile, en tant que le moteur exerce son action, et nous savons qu'une relation ne surgit pas sans le changement des deux extrêmes, ou du moins de l'un d'entre eux. Or ce qui est autrement maintenant et avant est mû. Il faut donc qu'avant le mouvement qui vient de commencer, un autre mouvement ait précédé dans le mobile ou dans le moteur. Tout mouvement, par suite, ou bien sera éternel, ou bien sera précédé d'un autre mouvement. Le mouvement a donc toujours été, et donc aussi les mobiles. Ainsi les créatures ont toujours existé, car Dieu est absolument immobile. 4. Tout agent qui engendre semblable à soi vise à perpétuer dans l'espèce l'être qui ne peut se conserver éternellement dans l'individu. Or il est impossible qu'une tendance naturelle soit vaine. Il faut donc que les espèces des êtres produits par génération soient perpétuelles. 5. Si le temps est perpétuel, le mouvement doit l'être aussi, car le temps est le nombre du mouvement. Par suite, les mobiles sont perpétuels, puisque le mouvement est l'acte d'un mobile. Or le temps doit être perpétuel. On ne peut en effet concevoir le temps sans un maintenant, pas plus qu'on ne peut concevoir la ligne sans le point. Or le maintenant est toujours la fin d'un passé et le commencement d'un futur c'est là la définition du maintenant. Ainsi tout maintenant donné a le temps avant et après soi, et donc ne peut être premier ou dernier. Ainsi faut-il que ces mobiles que sont les substances créées soient depuis toujours. 6. Il n'y a pas de milieu entre l'affirmation et la négation. Si donc la négation d'une chose entraîne sa position, cette chose devra être toujours. Or le temps est de cette sorte. Car, si le temps n'a pas toujours été, il faut concevoir son non-être avant son être ; de même, s'il ne doit pas toujours durer, il faut que son non-être succède à son être. Or l'avant et l'après dans la durée ne peuvent pas être sans le temps, car le temps est le nombre de l'avant et de l'après. Ainsi faudra-t-il que le temps ait été avant qu'il ne commençât, et qu'il soit après qu'il aura cessé d'exister. Le temps est donc éternel. Or le temps n'est qu'un accident ; il ne peut exister sans sujet. Son sujet ne pouvant être Dieu, qui est au-dessus du temps puisqu'il est absolument immobile, il faut que quelque substance créée soit éternelle. 7. Il y a beaucoup de propositions telles que celui qui les nie les pose par le fait même : ainsi qui nie que la vérité soit, pose que la vérité est, car il affirme que la négation qu'il profère est vraie. Il en va de même pour celui qui nie le principe : les contradictoires ne peuvent être ensemble ; car en niant ce principe il dit que sa négation est vraie et l'affirmation opposée fausse, et par suite que les deux propositions ne se vérifient pas au sujet du même. Si donc ce dont la négation entraîne la position doit exister toujours, il s'ensuit que les propositions susdites, et toutes celles qui en découlent sont éternelles. Or ces propositions ne sont pas Dieu. Il faut donc qu'en dehors de Dieu il y ait de l'éternel. Ces raisons et d'autres semblables, envisagées au point de vue des créatures, établiraient que celles-ci sont éternelles.

34 : RAISONS PRISES DU COTÉ DE LA PRODUCTION DU MONDE POUR PROUVER SON ÉTERNITÉ

On peut trouver encore de nouvelles raisons, prises cette fois du côté de la production des choses, en vue de fonder la même conclusion. En effet, ce que tout le monde dit ne saurait être totalement faux. Car l'opinion fausse est comme une faiblesse de l'esprit, de même qu'un jugement faux, au sujet d'un sensible propre, provient de la faiblesse du sens. Or les défauts sont accidentels, étant en dehors de l'intention de la nature. Mais ce qui est accidentel ne peut se réaliser toujours et en toutes choses : le jugement du goût universel au sujet des saveurs ne peut être faux. De même le jugement général en matière de vérité ne peut être faux. Or la pensée commune de tous les philosophes est que rien ne vient du néant. Ce jugement est donc vrai. Par conséquent, s'il y a quelque chose de produit, il faut qu'il l'ait été d'une autre chose. Et si celle-ci est également produite, il faut encore que ce soit à partir d'une troisième. Mais on ne peut rétrograder ainsi à l'infini, car aucune génération ne pourrait alors s'accomplir, puisqu'il n'est pas possible de traverser un infini d'intermédiaires. Il faut donc en venir à un premier qui n'ait pas été produit. Or tout être qui n'a pas toujours existé doit avoir été produit. Il est par suite nécessaire que ce premier d'où viennent toutes choses soit éternel. Mais ce premier n'est pas Dieu, qui ne peut être la matière de rien, comme nous l'avons prouvé au Livre I. Il reste alors qu'en dehors de Dieu il existe quelque chose d'éternel, à savoir la matière première. 2. Si une chose n'est pas maintenant la même qu'auparavant, c'est qu'elle a été mue de quelque manière, car être mû, c'est ne pas se trouver de la même manière maintenant et avant. Or tout ce qui commence d'exister n'existe pas maintenant et avant de la même manière. Ce commencement vient donc de quelque mouvement ou changement. Or tout mouvement ou changement existe dans un sujet : c'est l'acte d'un mobile. Mais le mouvement est antérieur à ce qui se fait par le mouvement, puisque c'est à cela qu'il aboutit ; il faut donc qu'avant toute chose produite existe un sujet mobile. Et comme on ne peut remonter à l'infini, il faut s'arrêter à quelque premier sujet qui ne commence pas d'exister mais est depuis toujours. 3. Tout ce qui commence d'exister, avant qu'il soit, il était possible qu'il fût. Sinon, il était impossible qu'il fût et nécessaire qu'il ne fût pas. Et ainsi il aurait été toujours non existant et jamais n'aurait commencé d'être. Mais ce qui peut être est un sujet, être en puissance. Il faut donc qu'avant tout commencement d'être existe un sujet qui soit être en puissance. Et comme on ne peut aller ainsi à l'infini, il est nécessaire de requérir un premier sujet qui n'ait pas commencé d'exister. 4. Aucune substance n'est stable pendant qu'elle se fait : elle se fait pour être, et ne se ferait donc pas si déjà elle était. Mais tandis qu'elle se fait, il faut qu'existe un sujet de la réalisation : cette réalisation, en effet, est un accident, qui ne peut exister sans sujet. Donc tout ce qui se fait présuppose quelque sujet. On ne peut dans cet ordre remonter à l'infini : il s'ensuit que le premier sujet n'est pas fait, mais éternel. D'où il résulte qu'il y a autre chose d'éternel que Dieu, dès lors que Dieu ne saurait être sujet de production ou de mouvement. Telles sont les raisons de ceux qui prétendent avoir démontré qu'il est nécessaire que les choses créées aient toujours existé. En quoi ils contredisent à la foi catholique, qui professe que rien n'est éternel en dehors de Dieu, mais que tout a eu un commencement sauf Dieu, le seul éternel.

35 : RÉPONSES AUX OBJECTIONS, ET D'ABORD À CELLES QUI SONT PRISES DU COTÉ DE DIEU

Il faut donc montrer que les raisons susdites ne sont pas décisives. Et d'abord celles qui sont prises du côté de l'agent. 1. Il n'est pas en effet nécessaire de conclure que Dieu est mû par soi ou par accident si ses effets commencent absolument d'exister, comme le premier argument le prétendait. En effet, la nouveauté de l'effet peut indiquer une modification de l'agent dans la mesure où elle démontre la nouveauté de l'action, car il ne peut y avoir dans l'agent de nouvelle action sans qu'il soit mû de quelque manière, et, pour le moins, du repos à l'acte. Mais la nouveauté de l'effet divin ne prouve pas qu'il y ait nouveauté d'action en Dieu, dès là que son action est son essence, comme nous l'avons montré plus haut. Par conséquent la nouveauté de l'effet ne saurait prouver le fait d'un changement dans l'agent divin. 2. Et pourtant il n'est pas nécessaire, si l'action du premier agent est éternelle, que son effet soit éternel, comme le voulait le deuxième argument. Nous avons montré en effet que Dieu agit par volonté dans la production des choses, mais sans qu'intervienne une autre action divine, contrairement à ce qui se passe en nous, où l'action de la force motrice est intermédiaire entre l'acte de la volonté et son effet, comme nous l'avons vu plus haut : l'intellection et le vouloir divins doivent être identifiés avec son action productrice. Or, l'effet de l'intelligence et de la volonté procède selon la détermination de l'intelligence et le commandement de la volonté. Mais, de même que l'intelligence détermine toute autre condition de la chose faite, ainsi le temps de sa production doit-il être prescrit par elle. L'art en effet ne détermine pas seulement qu'une chose sera telle, mais qu'elle sera à tel moment, comme le médecin fixe l'heure de la potion. Et donc, si le vouloir de ce médecin était par lui-même capable de produire l'effet, celui-ci apparaîtrait, fruit d'une volonté antécédente, sans qu'intervienne de nouvelle action. Rien n'empêche donc d'affirmer que l'action de Dieu est éternelle, contrairement à son effet, qui n'existe qu'au moment fixé par Dieu de toute éternité. 3. Nous voyons aussi par là que bien que Dieu soit la cause suffisante de la production des choses dans l'être, il n'est pas nécessaire que ses effets soient éternels sous prétexte que lui-même est éternel, comme le concluait le troisième argument. En effet dès que la cause suffisante est posée son effet suit, mais non pas un effet étranger à la cause : cela proviendrait de l'insuffisance de la cause, comme si, une source de chaleur ne chauffait pas. Or l'effet propre de la volonté est que soit cela même que la volonté veut ; par exemple, s'il se produisait autre chose que ce que la volonté veut, on ne le dirait pas un effet propre de celle-ci mais quelque chose d'étranger à elle. Or la volonté, avons-nous dit, ne veut pas seulement qu'une chose soit telle, mais aussi qu'elle se produise à tel moment. Et donc, pour que la volonté soit cause suffisante, il n'est pas nécessaire que l'effet existe en même temps qu'elle mais au moment qui lui a été fixé par elle. Il en va autrement pour les effets qui procèdent d'une cause agissant par nature, car l'action naturelle se produit par le fait même qu'existe la nature dont elle procède, de sorte que l'être de la cause entraîne celui de son effet. Or la volonté n'agit pas selon le mode de son être, mais selon le mode de son intention. Et par suite, de même que l'effet d'un agent naturel découle de l'être de l'agent si celui-ci est assez puissant, ainsi l'effet de l'agent volontaire dépend de la détermination de son dessein. 4. Il résulte de ces considérations qu'on ne peut dire, comme le voulait le quatrième argument, que l'effet de la volonté divine subit un retard, parce qu'il n'existe pas depuis toujours comme la volonté dont il procéda. Car ce n'est pas seulement l'existence de l'effet qui dépend de la volonté divine, mais le moment de son apparition. Donc, le fait que la créature n'existe qu'à tel moment, n'implique pas un retard dans l'accomplissement de la volonté divine, car la créature a commencé d'exister au moment fixé par Dieu de toute éternité. 5. Avant le commencement du monde créé, il n'y a nulle diversité à envisager dans les parties d'une certaine durée, comme le supposait le cinquième argument. Le néant n'a ni mesure ni durée. Et la durée de Dieu, qui est l'éternité, n'est pas faite de parties, mais est absolument simple, n'ayant ni avant ni après, puisque Dieu est immuable, ainsi que nous l'avons montré au Livre I. Il ne faut donc pas référer le commencement du monde créé à divers éléments de quelque mesure préexistante auxquels le commencement des choses pourrait convenir ou non, si bien qu'il faudrait, dans l'agent, une raison qui l'eût fait créer à tel moment précis de la durée, plutôt qu'à tel autre, avant ou après. Cette raison serait exigible s'il existait quelque durée, divisible en parties, en dehors de toute l'_uvre créée, comme il arrive pour les agents particuliers qui produisent leurs effets dans le temps, mais ne produisent pas le temps lui-même. Or Dieu produit ensemble la créature et le temps. Il n'y a donc pas à se demander, au sujet de la création, pourquoi maintenant et non avant, mais seulement pourquoi pas toujours, comme le montre un exemple tiré du lieu. En effet les corps particuliers sont produits dans un lieu déterminé comme ils le sont dans un temps donné, et, parce que le temps et le lieu qui les contiennent leur sont extérieurs, il doit y avoir une raison pour laquelle ils sont produits dans ce lieu et en ce temps plutôt qu'ailleurs et à un autre moment. Mais si l'on considère la sphère céleste tout entière, en dehors de laquelle il n'y a pas de lieu, et avec laquelle est produit le lieu universel de toutes choses, il n'y a pas à se demander pourquoi elle a été constituée ici et non là. Et c'est parce qu'ils croyaient devoir chercher cette raison, que certains versèrent dans l'erreur de l'infini corporel. Ainsi donc, dans la production de tout le monde créé, en dehors duquel il n'y a pas de temps et avec lequel le temps est produit, il n'y a pas à se demander pourquoi maintenant et non avant, car cela nous amènerait à concéder que le temps est infini ; il faut seulement se demander pourquoi pas toujours, ou pourquoi après le non-être, ou pourquoi avec un commencement donné. 6. Pour répondre à cette question, un sixième argument se présentait tiré du côté de la fin, qui seule peut entraîner la nécessité dans ce qui procède de la volonté. Or la fin de la volonté divine ne peut être que sa bonté. Mais cette volonté n'agit pas pour donner l'existence à cette fin comme l'artisan agit pour réaliser son _uvre : la bonté de Dieu, en effet, est éternelle et immuable, de sorte que rien ne peut lui être ajouté. Pas davantage ne peut-on dire que Dieu agit en vue de son mieux-être. Ni enfin pour se donner cette fin, comme un roi qui combat pour gagner une ville. Dieu, en effet, est lui-même sa bonté. Il reste alors que Dieu agisse pour une fin en tant qu'il produit un effet en vue de le faire participer à cette fin. Par conséquent, dans une telle manière de produire les choses pour une fin, le rapport invariable de la fin à l'agent ne doit pas être considéré comme une raison d'éternité pour l'_uvre ; il faut plutôt envisager le rapport de la fin à l'effet qui est produit en vue de la fin, de telle sorte que l'effet soit produit selon qu'il est ordonné pour le mieux à la fin. Donc, de ce que la fin se comporte invariablement par rapport à l'agent, on ne peut conclure que l'effet soit éternel. 7. Il n'est pas non plus nécessaire que l'effet divin ait toujours existé sous prétexte qu'ainsi il serait mieux ordonné à la fin, comme voulait l'établir le septième argument ; car la convenance du rapport à la fin est plus grande si l'effet n'a pas toujours existé. En effet tout agent produisant son effet pour que celui-ci participe à sa forme, vise à imprimer en lui sa ressemblance. Il convenait donc à la volonté divine de créer en vue d'une participation à sa bonté, de telle sorte que la créature représentât par sa ressemblance la divine bonté. Or cette représentation ne peut se faire sur un plan d'égalité comme il en va dans la causalité univoque, au point qu'il aurait fallu que de l'infinie bonté sortissent des effets éternels. Mais l'excès de la bonté divine sur la créature éclate souverainement du fait que les créatures n'ont pas toujours été. Il résulte en effet clairement de là que toutes choses en dehors de Dieu l'ont pour auteur de leur être, que sa puissance n'est pas liée à la production de tels ou tels effets, comme la nature est liée par rapport aux siens, et donc qu'il agit par volonté et intelligence : toutes positions contraires à celles admises par ceux qui croyaient à l'éternité de la création. Ainsi donc il n'y a rien du côté de l'agent qui nous oblige à admettre l'éternité des créatures.

36 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS TIRÉES DES CRÉATURES

Il n'y a rien non plus du côté des créatures qui nous oblige à admettre leur éternité. 1. En effet la nécessité d'être que l'on observe dans le monde créé, et qui fonde le premier argument en faveur de l'éternité du monde, est une nécessité d'ordre. Or cette espèce de nécessité ne requiert pas que celui à qui elle s'applique ait toujours existé. En effet, bien que la substance du ciel, par cela même qu'elle n'est pas en puissance au non-être, possède une nécessité d'existence, cette nécessité cependant est consécutive à sa substance. Et donc, cette substance existant déjà, une telle nécessité implique l'impossibilité pour elle de n'être pas, mais elle ne fait pas qu'il soit impossible que le ciel ne fût pas, lorsqu'on se place au point de vue de la production de la substance du ciel. 2. De même, la puissance à être toujours, d'où procédait le deuxième argument, présuppose la production de la substance. Par suite, dès là qu'il s'agit de la production de la substance du ciel, une telle puissance à durer toujours ne peut fournir un argument décisif. 3. Le troisième argument ne nous oblige pas non plus à reconnaître l'éternité du mouvement. Nous avons vu en effet que, sans changer lui-même, il est possible que l'agent divin fasse du nouveau qui ne soit pas éternel. Mais si une chose peut être produite par lui en sa nouveauté, il est clair qu'il en est de même du mouvement : la nouveauté du mouvement découlant alors de la disposition d'une volonté éternelle qui décrète la non-éternité de ce mouvement. 4. L'intention des agents naturels visant à la perpétuité des espèces, sur laquelle s'appuyait le quatrième argument, présuppose aussi l'existence même de ces agents naturels. Et, par suite, cette raison ne vaut que pour les choses de la nature existant déjà, et non pas pour la production même des choses. Nous verrons plus tard s'il est nécessaire d'admettre que la génération des choses durera toujours. 5. Le cinquième argument tiré de la nature du temps présuppose l'éternité du mouvement plus qu'elle ne le prouve. Comme, en effet, selon la doctrine d'Aristote, l'avant et l'après, et la continuité du temps sont consécutifs à l'avant et l'après du mouvement et à sa continuité, il est évident que le même instant est à la fois principe du futur et fin du passé, parce qu'une position déterminée dans le mouvement est principe et fin des diverses parties du mouvement. Il ne sera donc nécessaire que tout instant en soit là, que si toute position déterminée dans le mouvement est médiane entre un avant et un après : ce qui serait supposer le mouvement éternel. Mais si l'on admet que le mouvement n'est pas éternel, on peut dire que le premier instant du temps est principe du futur mais non la fin d'aucun passé. Et qu'on ne dise pas que de placer dans la succession du temps un maintenant qui soit principe et non fin répugne à cette succession, sous prétexte que la ligne, dans laquelle on peut situer un point qui soit principe et non fin, est stable et non fluente. Car même dans un mouvement particulier, qui n'est pas stable non plus, mais fluent, on peut fixer quelque position qui soit principe du mouvement seulement et non fin ; sans cela tout mouvement serait perpétuel, ce qui est impossible. 6. Que la non-existence du temps soit posée avant son existence, si le temps commence, ne nous oblige pas à dire que l'existence du temps est posée par cela même qu'on le dit non-existant comme le concluait le sixième argument. Car l'antériorité que nous envisageons avant que le temps ne fût, ne pose pas quelque partie du temps dans la réalité mais seulement en imagination. En effet, lorsque nous disons que le temps a l'être après le non-être, nous entendons qu'il n'y eut aucune partie du temps avant cet instant déterminé : comme lorsque nous disons qu'au-dessus du ciel il n'y a rien nous n'entendons pas qu'il existe quelque lieu en dehors du ciel qui puisse être dit au-dessus du ciel, mais seulement qu'il n'y a pas de lieu au-dessus de lui. Des deux manières l'imagination peut appliquer à une chose existante une mesure qui ne prouve pas plus l'éternité du temps qu'elle ne prouve l'infinité de la quantité corporelle, comme on le voit au IIIe Livre de la Physique. 7. La vérité des propositions que doit reconnaître celui-là même qui les nie, comme l'affirmait le septième argument, implique la nécessité du rapport qui existe entre le prédicat et le sujet. Par conséquent, elle ne prouve pas que quelque chose doive être toujours, sauf peut-être l'intelligence divine, qui est la source de toute vérité, ainsi que nous l'avons montré au Livre I. Il est donc manifeste que les raisons tirées des créatures n'obligent pas à reconnaître l'éternité du monde.

37 : RÉPONSES AUX OBJECTIONS TIRÉES DE LA PRODUCTION MÊME DES CHOSES

Il nous reste à montrer que, du côté de la production des choses, il n'y a pas non plus de raison qui oblige à admettre l'éternité du monde. 1. La position commune des philosophes reconnaissant que du néant rien ne se fait, et sur laquelle s'appuyait le premier argument, est vraie au point de vue de ce devenir auquel ils pensaient. En effet, toute notre connaissance commençant par le sens, qui a pour objet le singulier, la pensée humaine est allée des considérations particulières aux universelles. C'est ainsi qu'en cherchant le principe des choses, les premiers penseurs ne considérèrent que la production particulière des êtres, se demandant comment ce feu ou cette pierre se produisait. Et alors, considérant plus superficiellement qu'il n'aurait fallu le devenir des choses, ils conclurent que celles-ci ne se produisaient que selon certaines dispositions accidentelles, comme le rare, le dense et autres dispositions semblables, affirmant par suite que le devenir n'était rien d'autre qu'une altération, pour cette raison qu'ils voyaient toutes choses se produire à partir d'un être en acte. Les penseurs qui suivirent, considérant plus profondément la production des choses, parvinrent au devenir substantiel, et conclurent qu'il n'est pas nécessaire qu'une chose soit produite à partir d'un être en acte - si ce n'est accidentellement - mais seulement, et par soi, à partir d'un être en puissance. Ce devenir qui s'entend d'un être à partir de n'importe quel autre, est la production d'un être particulier ; celui-ci est produit en tant que tel être, homme ou feu, mais non en tant qu'être universellement : un être, en effet, existait d'abord qui a été changé en ce dernier. Enfin, pénétrant plus profondément dans la genèse des êtres, ils considérèrent la sortie de tout l'être créé d'une première cause : sortie dont nous avons montré plus haut les raisons. Or, dans cette sorte d'émanation de tout l'être à partir de Dieu, il n'est pas possible qu'une chose devienne à partir de quelque autre préexistante, car il ne s'agirait pas alors de la production de tout l'être créé. Cette sorte de production, les premiers philosophes de la nature ne purent la concevoir, car ils pensaient communément que du néant rien ne se fait. Ou, si certains y parvinrent, ils surent que le nom de faction ne lui convenait pas au sens propre, pour cette raison que ce mot implique mouvement ou changement et que, dans cette sortie de tout l'être à partir d'un être premier, on ne peut voir la transmutation d'un être en un autre, comme nous l'avons montré. C'est pour cela qu'il n'appartient pas au philosophe de la nature de considérer cette origine des choses, mais au métaphysicien, qui considère l'être commun et ce qui abstrait du mouvement. Cependant nous appliquons aussi ce mot de faction à cette origine première par une sorte de métaphore, et nous disons faite toute essence ou nature qui tire son origine d'un autre. 2. D'après cela, il est clair que le deuxième argument, tiré de la notion de mouvement, ne conclut pas nécessairement. Car la création ne peut être appelée changement que par métaphore, selon qu'on imagine que la créature a l'être après le non-être. En cette manière de parler, une chose est dite venir d'une autre même quand il n'y a aucune transmutation d'une chose en une autre, mais par le seul fait qu'une chose vient après une autre : on dit ainsi que le jour vient de la nuit. L'analyse du mouvement, sur laquelle se fonde l'argument, ne fait rien à la chose, car ce qui n'est d'aucune manière n'existe pas de telle ou telle manière, et l'on ne peut donc conclure que, lorsqu'il commence d'être, il est maintenant autrement qu'avant. 3. Ceci montre également qu'il n'est pas nécessaire qu'une puissance passive préexiste à tout l'être créé, comme le voulait le troisième argument. Cette condition est en effet nécessaire pour les êtres qui arrivent par mouvement à l'existence : le mouvement étant l'acte de ce qui est en puissance. Or il fut possible que l'être créé existât, avant qu'il ne fût, par la puissance d'un agent qui lui a donné d'exister ; ou encore en raison du rapport de termes auxquels on ne voit aucune répugnance à être unis : cette dernière possibilité étant appelée selon nulle puissance, comme on le voit dans le Philosophe au Ve Livre de la Métaphysique. En effet, l'attribut qu'est l'être ne répugne pas à ce sujet qu'est le monde ou l'homme, comme le commensurable répugne au diamètre. Il en résulte qu'il n'y a pas, pour l'être créé, impossibilité à être, et, par suite, que cet être était possible avant qu'il ne fût, sans aucune puissance antécédente. Au contraire, dans les êtres qui se font par mouvement, il faut d'abord que cela fût possible par le fait de quelque puissance passive, comme l'enseigne le Philosophe à leur sujet au VIIe Livre de la Métaphysique. 4. On voit par là que le quatrième argument ne conclut pas non plus. Car le devenir d'une chose ne coexiste pas à l'être de cette chose, dans ce qui se fait par mouvement et dont le devenir implique succession, tandis que, dans ce qui se fait sans mouvement, le devenir ne précède pas l'être. Il apparaît donc clairement que rien n'empêche d'affirmer que le monde n'a pas toujours existé. C'est l'enseignement de la foi catholique : Gen. I, 1 : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. Et : Prov. VIII, 12, il est dit de Dieu : Avant qu'il n'eût rien fait au commencement...

38 : RAISONS QUE CERTAINS FONT VALOIR POUR PROUVER LA NON-ÉTERNITÉ DU MONDE

Il est certains arguments que d'aucuns font valoir en faveur de la non-éternité du monde. Ils se ramènent à ceci : 1. On a démontré que Dieu est la cause première de tout. Or la cause doit précéder dans la durée les êtres qui sont le résultat de son action. 2. Dès là que tout l'être est créé par Dieu, on ne peut dire qu'il est fait de quelque autre être, et par suite il est fait de rien. Il a donc l'être après le non-être. 3. L'infini ne se traverse pas. Or si le monde avait toujours existé, il aurait maintenant traversé un nombre infini de positions, car ce qui est passé a été traversé, et le nombre est infini des jours ou des révolutions solaires passés, si le monde est éternel. 4. Il s'ensuivrait qu'à l'infini on pourrait ajouter quelque chose, puisque chaque jour on ajoute aux jours passés ou aux révolutions solaires. 5. On pourrait procéder à l'infini dans l'ordre des causes efficientes, si la génération des êtres a toujours existé : ce qu'il faut bien admettre si le monde existe depuis toujours, car la cause du fils est le père, et la cause de celui-ci, un autre, et ainsi à l'infini. 6. Il y aurait un nombre infini d'êtres, à savoir les âmes immortelles des hommes, en nombre infini, qui sont morts. Ces raisons parce qu'elles ne concluent pas avec une absolue nécessité, bien qu'elles aient quelque probabilité, il suffit de les mentionner, afin que la foi catholique ne paraisse pas fondée sur de vaines raisons plutôt que sur la très sûre doctrine divine. Pour prévenir cela il semble opportun de montrer comment répondent à ces raisons ceux qui croient à l'éternité du monde. 1. Que l'agent doive nécessairement précéder l'effet qui est causé par son opération, comme on le dit d'abord, cela se vérifie lorsque l'agent produit une chose par mouvement, car l'effet ne se réalise qu'au terme du mouvement, et il faut bien que l'agent soit dès le début du mouvement. Mais lorsque l'agent opère en un instant, cette nécessité ne joue pas : ainsi à l'instant même où le soleil paraît à l'horizon, il illumine notre hémisphère. 2. La deuxième raison n'est pas non plus efficace. À la proposition : une chose se fait d'une autre, ce qu'il faut opposer contradictoirement, si on ne l'accorde pas, c'est : une chose ne se fait pas d'une autre et non pas : une chose se fait de rien, à moins qu'on ne l'entende au sens de la première contradictoire. On ne peut donc conclure qu'une chose est produite après son non-être. 3. La troisième raison n'est pas non plus décisive. En effet l'infini, bien qu'il ne soit pas tout entier en acte, peut bien exister successivement, car tout infini ainsi considéré est fini. Donc tout cycle précédent a pu être traversé, car il fut fini. Quant à tous les cycles ensemble, si le monde avait toujours existé, ils n'auraient pas de premier. Et ainsi il n'y aurait pas de passage, puisqu'il faut toujours deux extrêmes pour cela. 4. La quatrième raison est faible. Car rien n'empêche qu'on ajoute à l'infini, de ce côté où il est fini. Or de ce que le temps est considéré comme éternel, il s'ensuit qu'il est infini du côté de l'avant, mais fini du côté de l'après : le présent est, en effet, le terme du passé. 5. La cinquième raison ne prouve pas. Procéder à l'infini dans l'ordre des causes agentes est considéré comme impossible par les philosophes quand il s'agit de causes qui agissent en même temps, car il faudrait que l'effet dépende d'un nombre infini d'actions existant simultanément. Les causes de ces actions seraient infinies par soi, car leur infinité serait requise pour expliquer l'effet. Mais, dans les causes qui n'agissent pas ensemble, la régression à l'infini n'est pas impossible pour ceux qui supposent les générations perpétuelles. Cette infinité est accidentelle aux causes : il est, en effet, accidentel au père de Socrate qu'il soit ou non le fils d'un autre. Mais il n'est pas accidentel au bâton, en tant qu'il meut la pierre, d'être mû par la main. Car il meut en tant que mu. 6. Ce que l'on objecte à propos des âmes est plus sérieux. Cependant l'argument n'est pas très efficace, car il préjuge de beaucoup de choses. En effet, certains protagonistes de l'éternité du monde pensaient que les âmes humaines ne survivaient pas au corps. D'autres croyaient que de toutes les âmes il ne reste qu'un intellect séparé : « agent », selon les uns, ou même « possible », selon d'autres. Quelques-uns admettaient un cycle parmi les âmes, pensant qu'après un certain nombre de siècles les mêmes âmes reprenaient un corps. Enfin d'autres ne trouvent pas inadmissible que l'infini existe en acte dans les êtres qui ne constituent pas un certain ordre. Mais on peut montrer plus efficacement la non-éternité du monde en considérant la fin de la volonté divine, dont nous avons déjà parlé plus haut. En effet la fin de la volonté divine dans la production des choses est sa bonté, en tant qu'elle est manifestée par ses effets. Or la puissance de Dieu et sa bonté se manifestent excellemment par le fait que les êtres autres que Dieu n'ont pas toujours été. Cela montre en effet avec évidence que les autres choses que Dieu tiennent leur être de lui, dès là qu'elles n'ont pas toujours existé. On voit aussi que Dieu n'agit pas par nécessité de nature et que sa puissance est infinie dans son action. Il convenait donc souverainement à la bonté divine de donner un commencement dans la durée aux choses créées. D'après ce qui vient d'être dit, nous pouvons éviter diverses erreurs de philosophes païens. Certains d'entre eux ont admis l'éternité du monde ; d'autres l'éternité de la matière du monde, à partir de laquelle, à un moment donné, le monde commença d'être engendré, soit par le fait du hasard, soit par l'intervention de quelque intelligence, ou encore par amour ou dispute. Toutes ces positions supposent quelque chose d'éternel en dehors de Dieu : ce qui est incompatible avec la foi catholique.

DISTINCTION DES CRÉATURES

39 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DU HASARD

Après en avoir terminé avec ce qui regarde la production des choses, il nous reste à étudier leur distinction. Et d'abord il faut montrer que la distinction des choses ne vient pas du hasard. 1. En effet, le hasard n'existe que dans le domaine des choses qui peuvent être autrement : ce qui arrive nécessairement et toujours, nous ne disons pas qu'il vient du hasard. Or nous avons montré qu'il est certaines choses créées dont la nature ne comporte pas de possibilité au non-être : ainsi les substances immatérielles et celles qui ne sont pas formées de contraires. Il est donc impossible que leurs substances proviennent du hasard. Or c'est par leurs substances qu'elles sont distinctes les unes des autres. Cette distinction ne procède donc pas du hasard. 2. Le hasard ne se rencontrant que dans l'ordre du contingent, et le principe de cette contingence étant la matière non la forme, qui, au contraire, détermine à une seule chose la puissance de la matière, on en conclut que les êtres dont la distinction vient de la forme ne se distinguent pas par hasard, mais, seulement et peut-être, ceux dont la distinction a la matière pour principe. Or la distinction des espèces vient de la forme ; celle des individus d'une même espèce vient de la matière. Donc la distinction des choses selon leur espèce ne peut venir du hasard ; cependant il est possible que celle de certains individus ait le hasard pour principe. 3. Comme la matière est principe et cause des choses fortuites, le hasard peut exister dans la production de ce qui est engendré de la matière. Or nous avons vu que la première promotion des choses dans l'existence ne suppose pas de matière antécédente. Elle ne laisse donc aucune place au hasard. Mais la première production des choses implique nécessairement distinction, puisqu'il est beaucoup de choses créées qui ne s'engendrent ni les unes des autres, ni de quelque élément commun, dès là qu'elles n'ont pas même matière. Il n'est donc pas possible que la distinction des choses vienne du hasard. 4. La cause par soi précède la cause accidentelle. Si donc ce qui est postérieur vient d'une cause par soi et déterminée, on ne peut dire raisonnablement que ce qui est premier procède d'une cause accidentelle et indéterminée. Or la distinction des choses précède naturellement le mouvement et les opérations des choses : mouvements et opérations déterminés appartenant à des choses déterminées et distinctes. Mais les mouvements et les opérations des choses viennent de causes par soi et déterminées puisque, toujours ou le plus souvent, elles procèdent de leurs causes de la même manière. Donc la distinction des choses vient d'une cause par soi et déterminée, non du hasard, qui est une cause par accident et indéterminée. 5. La forme de toute réalité qui procède d'un agent intelligent et volontaire est visée par cet agent. Or l'universalité des créatures a Dieu pour auteur, qui agit par volonté et par intelligence, comme il est évident d'après ce qui précède, et d'ailleurs, il ne peut y avoir dans sa puissance quelque défaut qui l'empêcherait de réaliser son intention, puisque cette puissance est infinie. Il faut donc que la forme de l'univers ait été visée et voulue par Dieu. Par suite, elle ne vient pas du hasard, car nous appelons hasard ce qui arrive en dehors de l'intention de l'agent. Mais cette forme de l'univers consiste dans la distinction et l'ordre de ses parties. La distinction des choses ne vient donc pas du hasard. 6. Ce qui est bon et excellent dans un effet est la fin de sa production. Or la bonté et l'excellence de l'univers consistent dans l'ordre mutuel de ses parties : ce qui implique distinction. C'est, en effet, par cet ordre que l'univers est constitué en son tout, qui est ce qu'il y a de meilleur en lui. C'est donc cet ordre des parties de l'univers, et leur distinction, qui est la fin de la production de l'univers. La distinction des choses ne vient donc pas du hasard. L'Écriture Sainte professe cette vérité : la Genèse, I, après cette affirmation : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, ajoute : Dieu sépara la lumière des ténèbres, et de même pour les autres choses, afin de montrer que non seulement la création des choses mais aussi leur distinction est l'_uvre de Dieu, non celle du hasard, et comme le bien et l'excellence de l'univers. D'où la suite : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites et elles étaient très bonnes. Ainsi est réfutée l'opinion des anciens philosophes de la nature qui ne reconnaissaient que la seule et unique cause matérielle, d'où procédaient toutes choses par rareté et densité. Ceux-ci, en effet, étaient contraints de dire que la distinction des choses que nous voyons dans l'univers ne venait pas de l'intention ordonnatrice de quelqu'un mais du mouvement fortuit de la matière. L'opinion de Démocrite et de Leucippe est aussi écartée. Ces philosophes admettaient un nombre infini de principes matériels, à savoir des corps indivisibles de même nature, mais différents par leur figure, leur ordre, leur position, et dont la rencontre - qui devait être fortuite, puisqu'ils niaient la cause agente - causait la diversité des choses, en raison de ces trois différences des atomes : la figure, l'ordre, la position. Il s'ensuivait que la distinction des choses était fortuite. Ce qui est manifestement faux d'après ce que nous venons de dire.

40 : LA MATIÈRE N'EST PAS LA CAUSE PREMIÈRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES

Ce que nous avons vu met aussi en évidence que la distinction des choses ne relève pas de la diversité de la matière comme de sa cause première. 1. En effet, de la matière rien de déterminé ne peut venir si ce n'est fortuitement, pour cette raison que la matière est en puissance à beaucoup de choses. Que si, de toutes ces choses, une seule arrive, ce ne peut être que rarement. Or c'est là le caractère de ce qui se produit par hasard, surtout si on écarte de l'agent toute intention. Mais nous avons montré que la distinction des choses ne vient pas du hasard. Il reste donc qu'elle ne vient pas de la diversité de la matière comme de sa cause première. 2. Ce qui vient de l'intention d'un agent ne relève pas de la matière comme de sa cause première. En effet, la cause agente précède la matière dans l'exercice de la causalité, car la matière ne devient cause en acte qu'en tant qu'elle est mue par l'agent. Par conséquent, si quelque effet résulte de la disposition de la matière et de l'intention de l'agent, il ne dépend pas de la matière comme d'une cause première. C'est pourquoi nous voyons que ce qui se ramène à la matière comme à sa cause première est en dehors de l'intention de l'agent : ainsi les monstres et les autres désordres de la nature. Quant à la forme, elle procède de l'intention de l'agent. On le reconnaît au fait que l'agent produit semblable à soi selon la forme, et si cela n'arrive pas toujours, la cause en est au hasard, en raison de la matière. Les formes ne résultent donc pas de la disposition de la matière comme d'une cause première, mais, au contraire, les matières sont disposées de telle sorte que puissent exister telles et telles formes. Or la distinction des choses selon leur espèce se fait par la forme. Par suite, la distinction des choses ne vient pas de la diversité de la matière comme de sa cause première. 3. La distinction des choses ne peut venir de la matière que pour les êtres qui supposent une matière antécédente. Or il est beaucoup de choses distinctes entre elles qui ne peuvent se faire à partir d'une matière préexistante. Ainsi les corps célestes, qui n'ont pas de contraire, comme le prouve leur mouvement. Donc la première cause de la distinction des choses ne peut être la diversité de la matière. 4. Tous les êtres qui, ayant une cause de leur existence, se distinguent entre eux, ont une cause de leur distinction : toute chose, en effet, parvient à l'être dans la mesure même où elle devient une, indivisée en elle-même et divisée des autres. Mais si la matière est cause de la distinction des choses par sa diversité, il faut supposer que les matières sont distinctes en elles-mêmes. Or il est certain que toute matière reçoit son être d'un autre, dès là que tout ce qui existe de quelque manière que ce soit, vient de Dieu, comme nous l'avons montré. Donc il y a autre chose qui est cause de distinction dans les matières. Par suite la première cause de la distinction des choses ne peut être la diversité de la matière. 5. Tout être intelligent agit pour le bien : il n'accomplit donc pas le meilleur en vue de ce qui vaut moins, mais l'inverse. Pour la nature, il en va de même. Or toutes choses procèdent de Dieu, agent intelligent, comme nous l'avons vu. Les choses viles sont donc, de par Dieu, pour les meilleures, et non l'inverse. Or la forme est plus noble que la matière, étant sa perfection et son acte. Donc Dieu ne produit pas telles formes des choses à cause de telles matières, mais plutôt telles matières pour que telles formes existent. La distinction des espèces dans les choses, distinction dont la forme est le principe, n'existe donc pas à cause de la matière ; ce sont les matières qui ont été créées diverses pour qu'elles conviennent à des formes diverses. Ainsi est écartée l'opinion d'Anaxagore, qui croyait à une infinité de principes matériels, mêlés dans une confusion initiale, et que l'intelligence aurait ensuite séparés pour constituer la distinction des choses. Sont de même réfutés les autres philosophes qui admettaient divers principes matériels comme cause de la distinction des choses.

41 : LA CONTRARIÉTÉ DES AGENTS N'EXPLIQUE PAS LA DISTINCTION DES CHOSES

Ce que nous venons de dire permet de montrer encore que la cause de la distinction des choses n'est ni la diversité ni la contrariété des agents. 1. En effet, si les agents divers d'où provient la diversité des choses sont ordonnés entre eux, il faut qu'il existe une cause unique de cet ordre, car plusieurs êtres ne sont unis que par quelque chose d'un. Et ainsi, ce principe ordonnateur sera la cause première et une de la distinction des choses. Si les agents divers ne sont pas ordonnés entre eux, leur concours à la production de la diversité des choses sera accidentel. La distinction des choses sera donc fortuite. Or nous avons montré le contraire précédemment. 2. De causes diverses non ordonnées entre elles ne procèdent pas des effets ordonnés, si ce n'est accidentellement : en effet, des êtres divers, en tant que tels, ne font pas une unité. Or il est des choses diverses qui présentent un ordre entre elles ne venant pas du hasard puisque, le plus souvent, l'une est aidée par l'autre. Il est donc impossible que la distinction de choses ainsi ordonnées ait pour cause la diversité d'agents non ordonnés entre eux. 3. Les êtres qui ont une cause de leur distinction ne peuvent être la cause première de la distinction des choses. Mais si l'on envisage plusieurs agents, également causes, il faut qu'ils aient une cause de leur distinction : ils ont en effet, une cause de leur être, dès là que tous les êtres viennent d'un premier et unique être - nous l'avons montré plus haut. Or, nous avons vu que c'est le même principe qui est cause d'existence pour une chose et cause de sa distinction des autres. Il ne se peut donc que la première cause de la distinction des choses soit la diversité des agents. 4. Si la diversité des choses procède de la diversité ou de la contrariété d'agents divers, ce doit être surtout, comme beaucoup l'admettent, de la contrariété du bien et du mal, de telle sorte que tous les biens procèdent d'un principe bon, et les maux d'un mauvais : le bien et le mal, en effet, se trouvent dans tous les genres. Or il ne peut y avoir de principe premier et unique de tous les maux. Car, ce qui est par un autre se ramenant à ce qui est par soi, il faudra que le premier principe actif des maux soit un mal par soi. Nous appelons tel par soi ce qui est tel par son essence. L'essence de ce principe ne sera donc pas bonne. Or cela est impossible. Tout ce qui est, en effet, en tant qu'être, est nécessairement bon, car toute chose aime son être et désire le conserver ; le signe en est que tout être lutte contre sa corruption ; et le bien, c'est ce que toute chose désire. La distinction des choses ne peut donc procéder de deux principes contraires dont l'un serait bon et l'autre mauvais. 5. Tout agent agit en tant qu'il est en acte. Or en tant qu'il est en acte, tout être est parfait. Et le parfait, en tant que tel, nous l'appelons bien. Donc tout agent, en tant que tel, est bon. Si donc il existe quelque chose qui soit mauvais par soi, cette chose ne pourra être cause agente. Or, s'il y a un premier principe des maux, il faut qu'il soit mauvais par soi, comme nous l'avons vu : il est donc impossible que la distinction des choses procède de deux principes, dont l'un serait bon et l'autre mauvais. 6. Si tout être, en tant que tel, est bon, il s'ensuit que le mal, en tant que mal, est non-être. Or du non-être en tant que tel, il n'existe pas de cause agente, puisque tout agent agit en tant qu'il est être en acte, et produit semblable à soi. Il n'y a donc pas de cause agente par soi à l'égard du mal en tant que tel. Par conséquent, on ne peut ramener tous les maux à une cause première et unique qui serait, par soi cause de tout ce qui est mal. 7. Ce qui se produit en dehors de l'intention de l'agent n'a pas de cause par soi, mais arrive par accident : ainsi la découverte d'un trésor par quelqu'un qui creuse en vue de planter. Or le mal dans un effet quelconque ne peut venir qu'en dehors de l'intention de l'agent, tout agent se portant au bien : car le bien, c'est ce que toute chose désire. Le mal n'a donc pas de cause par soi, mais arrive par accident dans les effets des causes. Il n'y a donc pas à poser de principe premier et unique de tous les maux. 8. À agents contraires, actions contraires. Et donc, de tout ce qui est produit par une seule action, il ne faut pas admettre de principes contraires. Or le bien et le mal sont produits par la même action : c'est par la même action que l'eau est corrompue et l'air engendré. Il n'y a donc pas à postuler de principes contraires des choses, pour cette raison qu'il existe du bien et du mal. 9. Ce qui n'est d'aucune manière, n'est ni bon ni mauvais. Mais ce qui est, en tant qu'il est, est bon, comme nous l'avons vu. Il en résulte que le mal est quelque chose en tant qu'il est non-être. Or c'est là l'être privatif. Donc le mal, en tant que tel, est de l'être privatif ; et le mal lui-même est la privation même. Or la privation n'a pas de cause agente par soi, car tout agent agit en tant qu'il a une forme, et ainsi il faut que l'effet par soi d'un agent ait une forme, puisque l'agent produit semblable à soi, sauf par accident. Il reste alors que le mal n'a pas de cause qui agisse par soi, mais arrive par accident dans les effets des causes agentes par soi. Il n'existe donc pas d'être premier et unique qui soit principe par soi de tous les maux, mais le premier principe de toutes choses est le seul premier bien, dont les effets s'accompagnent de mal par accident. C'est ainsi qu'il est dit dans Isaïe XLV, 6, 7 : C'est moi le Seigneur, et il n'y a pas d'autre Dieu : je forme la lumière et je crée les ténèbres, je fais la paix et je crée le mal. Je suis le Seigneur qui fait tout cela. Et dans l'Ecclésiastique, XI, 14 : Les biens et les maux, la vie et la mort, la pauvreté et la noblesse viennent de Dieu. Et dans le même livre, XXXIII, 15 : Face au mal, il y a le bien. Et aussi contre l'homme juste, le pécheur. Et ainsi, dans toutes les _uvres du Seigneur, remarque qu'il y a deux contre deux, et un contre un. Or on dit que Dieu fait le mal, ou le crée, en tant qu'il crée des choses bonnes en soi mais nocives pour les autres : par exemple le loup, bien qu'il soit un certain bien de nature dans son espèce, est mauvais pour la brebis, et de même le feu est mauvais pour l'eau, en tant qu'il la détruit. C'est de la même manière que Dieu est cause de ces maux humains que l'on appelle peines. D'où la parole d'Amos III, 6 : Est-il un mal dans la cité dont le Seigneur ne soit pas l'auteur ? C'est aussi ce qu'explique saint Grégoire : Même les maux qui ne subissent dans aucune nature sont créés par le Seigneur ; mais on dit qu'il crée les maux lorsqu'il change en fléau, quand nous avons mal agi, les choses créées bonnes en soi. Ainsi se réfute l'erreur de ceux qui postulaient des principes premiers contraires. Cette erreur doit sa naissance à Empédocle, qui admettait deux premiers principes agents, l'amitié et la discorde, disant que l'amitié était la cause de la génération ; et la discorde celle de la corruption : ce qui donne à entendre, comme le dit Aristote au 1er Livre de la Métaphysique, que c'est lui, le premier, qui a posé ces deux principes, le bien et le mal, comme principes contraires. Pythagore aussi admit pour principes premiers le bien et le mal, non par manière de principes agents mais de principes formels. Il disait, comme le montre le Philosophe au 1er Livre de la Métaphysique que ces deux principes étaient les genres dans lesquels toutes les autres choses étaient comprises. Ces erreurs des philosophes les plus anciens, qui d'ailleurs furent assez bien réfutées par ceux qui vinrent après eux, certains hommes de sens pervers eurent l'audace de les intégrer à la doctrine chrétienne. Le premier d'entre eux fut Marcion, dont le nom passa aux Marcionites. Sous le couvert du nom chrétien, il lança une hérésie : celle de ces deux principes contraires. Il fut suivi par les Cerdoniens, plus tard par les Marcionites, et enfin par les Manichéens, qui propagèrent au loin cette erreur.

42 : LA CAUSE PREMIÈRE DE LA DISTINCTION DES CHOSES N'EST PAS L'ORDRE DES CAUSES SECONDES

De tout ce que nous venons de voir il résulte encore que la distinction des choses n'a pas pour cause l'ordre des agents seconds, comme certains l'affirmèrent, disant que Dieu, à cause de son unité et de sa simplicité, produit seulement un effet, qui est la substance créée la première, laquelle, ne pouvant égaler la simplicité de la cause première, dès là qu'elle n'est pas l'acte pur mais est mélangée de puissance, renferme de ce fait une sorte de multiplicité rendant possible la sortie, à partir d'elle, d'une espèce de pluralité. Et ainsi, les effets étant toujours moins simples que leurs causes, par la multiplication des effets se réalise la diversité des choses qui constituent l'univers. 1. Cette position n'assigne donc pas une seule et unique cause à toute la diversité des choses, mais des causes particulières à chacun des effets : quant à l'universelle diversité des choses, elle la considère comme procédant du concours de toutes les causes. Or nous disons qu'arrive par hasard ce qui résulte du concours de diverses causes, et non de quelque cause déterminée. La distinction des choses et l'ordre de l'univers viendraient donc du hasard. 2. Ce qu'il y a de meilleur dans les choses causées se ramène comme à sa cause première à ce qu'il y a de meilleur dans les causes : les effets devant être proportionnés à leurs causes. Or ce qu'il y a de meilleur dans tous les êtres créés, c'est l'ordre de l'univers, en quoi consiste le bien de cet univers : ainsi, dans l'ordre humain, le bien de la nation est plus divin que le bien d'un seul. Il faut donc ramener à Dieu - que nous avons montré plus haut être le souverain bien - comme à sa cause propre, l'ordre de l'univers. La distinction des choses, en quoi consiste l'ordre de l'univers, n'est donc pas causée par les causes secondes mais procède de l'intention de la cause première. 3. Il est absurde de vouloir ramener ce qu'il y a de meilleur dans les choses à un manque dans les êtres, comme à sa cause. Or ce qu'il y a de meilleur dans les choses causées, c'est leur distinction et leur ordre, comme nous l'avons vu. Il est donc inadmissible de dire que cette distinction vient de ce que les causes secondes s'éloignent de la simplicité de la cause première. 4. Dans toutes les causes agentes ordonnées, dès là que l'action est pour la fin, il faut que les fins des causes secondes soient pour la fin de la cause première : ainsi la fin militaire, ou équestre, ou celle de la fabrication des freins, dépend de la fin civile. Or l'émanation des êtres à partir du premier être se fait par une action ordonnée à une fin, puisqu'elle se fait par intelligence, comme nous l'avons vu, et que toute intelligence agit pour une fin. Si donc il existe des causes secondes dans la production des choses, il est nécessaire que leurs fins et leurs actions soient pour la fin de la cause première, qui est la fin ultime immanente aux choses créées. Or cette fin, c'est la distinction et l'ordre des parties de l'univers, et comme sa forme ultime. La distinction dans les choses, et leur ordre, n'ont donc pas pour cause les actions des causes secondes c'est plutôt les actions des causes secondes qui ont pour raison d'être l'ordre et la distinction à établir dans les choses. 5. Si la distinction et l'ordre des parties de l'univers est l'effet propre de la cause première, et comme la forme ultime et la meilleure de l'univers, il faut que cette distinction et cet ordre préexistent dans l'intelligence de la cause première, car dans les choses qui ont l'intelligence pour principe, la forme produite dans les effets vient d'une forme semblable existant dans l'intelligence ainsi la maison qui se réalise dans la matière vient de la maison qui est conçue par l'esprit. Or la forme de la distinction et de l'ordre ne peut exister dans l'esprit qui agit, sans la présence, en ce même esprit, des formes des éléments distincts et ordonnés. Les formes des diverses parties distinctes et ordonnées existent donc dans l'intelligence divine, et sans que sa simplicité en souffre, comme nous l'avons vu. Si donc les choses extérieures proviennent de formes qui sont dans l'intelligence, quand il s'agit de causalité intelligible, il sera possible que des choses nombreuses et diverses soient causées immédiatement par la cause première, sans préjudice de la simplicité divine, que voulaient défendre ceux qui ont adopté la position que nous combattons. 6. L'action de l'agent par intelligence se termine à la forme qu'il conçoit et non à une autre, sauf par accident et par hasard. Or Dieu agit par intelligence, comme nous l'avons montré, et son action ne peut être fortuite dès là qu'il ne peut défaillir dans son action. Il faut donc qu'il produise son effet pour cette raison qu'il conçoit cet effet et veut sa réalisation. Mais l'idée dans laquelle il conçoit un effet lui permet de concevoir beaucoup d'autres effets. Il peut donc produire d'un seul coup beaucoup d'êtres sans intermédiaire. 7. Nous avons montré que la puissance divine n'est pas limitée à un seul effet. Cela convient d'ailleurs à sa simplicité, parce que plus une forme est concentrée dans son unité, et plus elle est illimitée et capable de s'étendre à beaucoup d'effets. Mais, que d'un être unique ne provienne qu'un seul effet, cela n'est pas nécessaire, à moins que l'agent ne soit déterminé à un seul effet. Nous ne sommes donc pas contraints de dire que Dieu, parce qu'il est un et absolument simple, ne peut être principe de multitude que par la médiation de certains êtres moins simples que lui. 8. Nous avons vu que Dieu seul peut créer. Or il est beaucoup de choses qui ne peuvent être produites que par création, comme toutes celles qui ne sont pas composées d'une forme et d'une matière soumise à la contrariété : ces choses, en effet, sont nécessairement ingénérables, toute génération se faisant à partir d'un contraire et de la matière. Sont ainsi ingénérables toutes les substances intellectuelles, tous les corps célestes et enfin la matière première elle-même. Il faut donc reconnaître que tous ces êtres ont Dieu pour principe immédiat de leur être. Voilà pourquoi il est écrit dans la Genèse, I, 1 : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; et dans Job, XXXVII, 18 : C'est toi, peut-être, qui as fait les cieux, établis comme l'airain avec tant de solidité ? Ainsi se réfute l'opinion d'Avicenne, affirmant que Dieu, par la compréhension de lui-même, a produit une première intelligence en laquelle se trouvent déjà puissance et acte. Cette intelligence produit, en tant qu'elle appréhende Dieu, une seconde intelligence ; en tant qu'elle se voit elle-même selon qu'elle est en acte, elle produit l'âme de l'univers ; en tant qu'elle se voit selon qu'elle est en puissance, elle produit la substance du premier ciel. Et, par un processus semblable, il établit que la diversité des choses est causée par les causes secondes. Enfin l'opinion de certains philosophes hérétiques est aussi écartée, qui disaient que ce n'était pas Dieu qui avait créé le monde mais les anges. On dit que le premier auteur de cette erreur fut Simon le Magicien.

43 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE QUELQU'UN DES AGENTS SECONDS QUI INTRODUIRAIT DES FORMES DIVERSES DANS LA MATIÈRE

Certains hérétiques modernes disent que Dieu a créé la matière de toutes les choses visibles, mais que c'est par l'action d'un ange qu'elle s'est distinguée en diverses formes. On voit clairement la fausseté de cette opinion. 1. En effet, les corps célestes, en lesquels ne se trouve aucune contrariété, ne peuvent avoir été formés de quelque matière, car tout ce qui se fait d'une matière préexistante doit se faire à partir d'un contraire. Il est donc impossible que, de quelque matière créée d'abord par Dieu, un ange quelconque ait formé les corps célestes. 2. Les corps célestes, ou ne se rencontrent avec les corps inférieurs en aucune matière, ou ne le font que dans la matière première ; en effet, le ciel n'est ni composé d'éléments, ni d'une nature élémentaire : son mouvement le prouve qui se distingue des mouvements de tous les éléments. Or la matière première n'a pu préexister par elle-même à la formation de tous les corps, n'étant que puissance pure, et tout être en acte l'étant par quelque forme. Il est donc impossible que, d'une matière créée d'abord par Dieu, quelque ange ait formé tous les corps visibles. 3. Tout ce qui devient, devient en vue d'exister : le devenir étant un acheminement à l'être. Le devenir convient donc à tout être causé de la même manière que lui convient l'être. Or l'être ne convient pas à la forme seulement, ou à la matière, mais au composé : la matière, en effet, est pure puissance, et la forme, étant un acte, est ce par quoi une chose est. Il reste alors que ce soit le composé qui existe, à proprement parler. C'est donc à lui seul qu'il appartient de devenir, non à la matière sans la forme. Il n'y a donc pas un agent qui créerait la matière seulement, et un autre qui y introduirait la forme. 4. La première introduction des formes dans la matière ne peut venir de quelque auteur n'agissant que par mouvement. En effet, tout mouvement vers une forme se fait à partir d'une forme déterminée vers une forme déterminée, car la matière ne peut exister sans aucune forme, et ainsi une première forme doit exister dans la matière. Or, tout agent visant une seule forme matérielle ne peut agir que par mouvement. En effet, les formes matérielles ne sont pas subsistantes par elles-mêmes, mais leur être consiste à être dans la matière ; dès lors, elles ne peuvent être produites dans l'existence que par la création du composé entier, ou par la transmutation de la matière à telle ou telle forme. Il est donc impossible que la première introduction des formes dans la matière vienne de quelque créateur de la seule forme, mais seulement de celui qui crée le composé tout entier. 5. Le mouvement vers la forme est postérieur, selon la nature, au mouvement local, étant l'acte de ce qui est plus imparfait, comme le montre le Philosophe. Or, ce qui est postérieur dans les êtres selon l'ordre naturel, est causé par ce qui est premier. Le mouvement vers la forme est donc causé par le mouvement local. Or le premier mouvement local est le mouvement céleste. Tout mouvement vers la forme se fait donc par l'intermédiaire du mouvement céleste. Et par suite, ce qui ne peut se faire par la médiation du corps céleste, ne peut se faire par un agent ne pouvant agir que par mouvement, comme doit l'être celui qui ne peut agir qu'en introduisant une forme dans une matière, ainsi que nous l'avons vu. Or, beaucoup de formes sensibles ne peuvent être produites par le mouvement céleste que si l'on suppose certains principes intermédiaires : ainsi certains animaux ne se font qu'à partir d'une semence. Par conséquent, le premier établissement de ces formes, que le mouvement céleste ne suffit pas à produire sans la préexistence de formes spécifiques semblables, il faut qu'il vienne du seul Créateur. 6. De même que le mouvement local de la partie est identique à celui du tout - le mouvement de la terre identique à celui d'une seule motte ainsi le changement de la génération est le même pour le tout et pour la partie. Or les parties de ces corps soumis à la génération et à la corruption sont engendrées par l'acquisition de formes en acte, à partir de formes qui sont dans la matière et non de formes séparées de la matière, dès là que le générateur doit être semblable à l'engendré, comme le prouve le Philosophe au VIIe Livre de la Métaphysique. Par suite, la totale acquisition des formes par la matière ne peut se faire par un mouvement venant de quelque substance séparée comme l'ange, mais seulement par l'intermédiaire d'un agent corporel, ou par le Créateur, qui agit sans mouvement. 7. De même que l'être est ce qu'il y a de premier dans l'effet, ainsi relève-t-i1 de la cause première comme son effet propre. Or l'être est donné par la forme et non par la matière. Donc surtout la causalité première des formes doit être attribuée à la cause première. 8. Tout agent produisant semblable à soi, c'est de l'agent auquel il ressemble par la forme acquise que l'effet reçoit cette forme : ainsi la maison matérielle la reçoit de l'art, qui est la forme de la maison dans l'âme. Or toutes choses ressemblent à Dieu, acte pur, en tant qu'elles possèdent ces formes par lesquelles elles sont en acte ; et en tant qu'elles désirent ces formes, elles désirent la ressemblance divine. Donc il est absurde de dire que la « formation » des choses appartient à un autre que le créateur de toutes choses, Dieu. C'est pourquoi, voulant rejeter cette erreur, Moïse, dans la Genèse, I, après avoir dit que Dieu avait créé au commencement le ciel et la terre, précise comment il avait distingué toutes choses en les formant selon leurs propres espèces. Et l'Apôtre dit aussi, Colossiens, I, 16, que dans le Christ toutes choses ont été créées celles qui sont dans le ciel comme celles qui sont sur la terre, les visibles comme les invisibles.

44 : LA DISTINCTION DES CHOSES NE VIENT PAS DE LA DIVERSITÉ DES MÉRITES OU DES DÉMÉRITES

Il reste à montrer maintenant que la distinction des choses ne tire pas son origine des mouvements divers du libre arbitre des créatures rationnelles comme l'a enseigné Origène dans un livre du Peri archon. Celui-ci voulait réfuter les objections et les erreurs des hérétiques anciens qui s'efforçaient de montrer que la nature diverse du bien et du mal provenait, dans les choses, d'agents contraires, à cause des grandes différences reconnues dans les choses naturelles aussi bien que dans les choses humaines, sans qu'on les puisse attribuer à quelque mérite préexistant : à savoir que certains corps sont lumineux et d'autres obscurs, que certains hommes naissent de barbares et d'autres de chrétiens. Pour cela il fut amené à affirmer que toute diversité constatée dans les choses venait de la diversité des mérites, selon la justice de Dieu. Il dit, en effet, que Dieu, par sa seule bonté, produisit d'abord toutes les créatures dans l'égalité, et toutes, spirituelles et rationnelles. Elles s'orientèrent diversement selon leur libre arbitre, les unes adhérant à Dieu plus ou moins, les autres s'éloignant plus ou moins de lui, et, à cause de cela, de par la justice divine, divers degrés résultèrent dans les substances spirituelles, certaines devenant des anges de divers ordres, d'autres des âmes humaines dans des états divers, d'autres enfin des démons de conditions différentes. Il ajoutait que Dieu avait institué la diversité des créatures corporelles en vue de la diversité des créatures rationnelles, de telle sorte que les substances spirituelles les plus nobles fussent jointes aux corps les plus nobles et que la créature corporelle servît diversement et de multiple manière à la diversité des substances spirituelles. 1. Or la fausseté de cette opinion éclate avec évidence. Plus, en effet, une chose est bonne dans les effets et plus elle est première dans l'intention de l'agent. Mais ce qu'il y a de meilleur dans les choses créées, c'est la perfection de l'univers, qui consiste dans l'ordre de choses distinctes : toujours, en effet, la perfection du tout l'emporte sur la perfection des parties singulières. La diversité des choses vient donc de l'intention principale de l'agent premier et non de la diversité des mérites. 2. Si toutes les créatures rationnelles furent créées égales au commencement, il faut dire que chacune d'entre elles ne dépendait pas des autres dans son opération. Or ce qui provient du concours de causes diverses dont l'une ne dépend pas de l'autre est un fait de hasard. Donc, selon la position d'Origène, cette distinction et cet ordre des choses viennent du hasard : ce que nous avons montré impossible. 3. Ce qui est naturel à quelqu'un, il ne l'acquiert pas par volonté : en effet le mouvement de la volonté, ou du libre arbitre, présuppose l'existence de celui qui veut, laquelle implique sa nature. Si c'est donc par le mouvement de leur libre arbitre que les créatures rationnelles ont acquis des conditions diverses, à aucune de ces créatures sa condition ne sera naturelle, mais accidentelle. Or ceci est impossible. En effet, la différence spécifique étant naturelle à chacun, il s'ensuivrait que toutes les substances rationnelles créées sont de la même espèce, à savoir les anges, les démons et les âmes humaines, et les âmes des corps célestes (qu'Origène croyait animés). Que cela soit faux, la diversité des actions naturelles le montre assez. En effet, le mode n'est pas le même selon lequel l'intelligence humaine comprend naturellement, avec le secours nécessaire des sens et de l'imagination, que celui de l'intelligence angélique ou de l'âme du soleil ; à moins peut-être que nous n'imaginions que les anges et les corps célestes possèdent chair, os et autres choses semblables nécessaires aux organes des sens : ce qui est absurde. Il reste alors que la diversité des substances intellectuelles ne procède pas de la diversité des mérites, lesquels dépendent des mouvements du libre arbitre. 4. Si ce qui est naturel n'est pas dû au mouvement du libre arbitre, et que, d'autre part, il advient à l'âme rationnelle d'être unie à tel ou tel corps en raison de précédents mérites, ou démérites, selon le mouvement de son libre arbitre, il s'ensuit que la conjonction de cette âme et de ce corps n'est pas naturelle. Par suite, le composé lui-même n'est pas naturel. Or l'homme et le soleil, selon Origène, et les astres, sont composés de substances rationnelles et de corps déterminés. Ainsi tous ces êtres, qui sont les plus nobles parmi les substances corporelles, ne seraient pas naturels. 5. S'il ne convient pas à telle substance rationnelle d'être unie à ce corps, en tant qu'elle est telle substance, mais plutôt en tant qu'elle l'a mérité, cette union ne lui est pas essentielle mais accidentelle. Or de ce qui est uni accidentellement ne résulte pas une espèce, car de cette union ne résulte pas quelque chose d'un par soi : ce n'est pas une espèce que l'homme blanc ou l'homme vêtu. Il reste donc que l'homme n'est pas une espèce, ni le soleil, ni la lune, ni rien de cette sorte. 6. Ce qui découle des mérites peut être changé en mieux ou en pis, car les mérites et les démérites peuvent augmenter ou diminuer : Origène en est spécialement d'accord, lui qui disait que le libre arbitre de toute créature est toujours flexible dans l'un ou l'autre sens. Si donc à l'âme rationnelle est échu ce corps à cause d'un mérite ou d'un démérite antécédent, il s'ensuit qu'elle peut être de nouveau unie à un autre corps, et non seulement que l'âme humaine peut s'unir à un autre corps humain, mais qu'elle peut prendre quelquefois un corps sidéral : ce qui signifie, selon les fables pythagoriciennes, que toute âme peut entrer dans n'importe quel corps. Or ceci apparaît faux au point de vue de la philosophie, selon laquelle à formes et moteurs déterminés sont assignés des matières et des mobiles déterminés. C'est de plus une hérésie, au point de vue de la foi, qui enseigne que l'âme reprend à la résurrection le même corps qu'elle avait déposé. 7. Comme la multitude ne peut être sans diversité, si les créatures rationnelles ont été établies au commencement dans une certaine multitude, il est nécessaire qu'une certaine diversité se soit manifestée en elles. Et donc l'une d'entre elles avait ce que l'autre n'avait pas. Si cela ne pouvait venir de la diversité des mérites, pour la même raison il ne fut pas nécessaire que la diversité des degrés vînt de la diversité des mérites. 8. Toute distinction procède, ou par division de la quantité, qui n'existe que dans les corps, - et c'est pourquoi, selon Origène, elle ne peut exister dans les premières substances créées - ou bien elle procède par division formelle. Cette dernière division ne peut exister sans diversité de degrés, car elle se ramène à la privation et à la forme, et ainsi il faut que l'une des deux formes opposées soit meilleure et l'autre moins noble. Ce qui fait, selon le Philosophe, que les espèces des choses sont comme les nombres, dont l'un ajoute ou retranche à l'autre. Si donc à l'origine existèrent plusieurs substances rationnelles créées, il faut qu'en elles il y ait eu diversité de degrés. 9. Si les créatures rationnelles peuvent subsister sans corps, il ne fut pas nécessaire que la diversité dans la nature corporelle fût instituée à cause des mérites divers des créatures rationnelles, car la diversité des degrés dans les substances rationnelles pouvait se vérifier sans la diversité des corps. Mais si les créatures rationnelles ne peuvent subsister sans les corps, c'est donc qu'au commencement la créature corporelle a été instituée en même temps que la créature rationnelle. Or la distance est plus grande d'une créature corporelle à une créature spirituelle que celle des créatures spirituelles entre elles. Si donc au commencement Dieu a institué une si grande distance entre ses créatures sans mérites antécédents, il n'est pas nécessaire que des mérites aient précédé pour que les créatures rationnelles fussent établies dans des degrés divers. 10. Si la diversité des créatures corporelles répond à la diversité des créatures rationnelles, pour la même raison, à l'uniformité des créatures rationnelles devrait répondre l'uniformité de la nature corporelle. La nature corporelle aurait donc été créée, même si les mérites divers de la créature rationnelle n'avaient pas précédé : elle aurait été alors uniforme. La matière première, qui est commune à tous les corps, aurait été créée, mais sous une seule forme. Or il y a en elle plusieurs formes en puissance. Elle serait donc restée imparfaite, l'une seulement de ses formes ayant été amenée à l'acte. Or ceci ne convient pas à la bonté de Dieu. 11. Si la diversité des créatures corporelles résultait des mouvements divers du libre arbitre dans les créatures rationnelles, il faudrait dire que la cause pour laquelle il n'y a qu'un soleil dans le monde est qu'il n'y eut qu'une seule créature rationnelle qui méritât par le mouvement de son libre arbitre d'être unie à un tel corps. Or ce fut par hasard qu'une seule pécha ainsi. C'est donc un fait de hasard qu'il n'y ait qu'un soleil dans le monde, et non pas une nécessité de la nature corporelle. 12. La créature spirituelle ne mérite de descendre que par le péché ; or elle déchoit de sa sublimité, où elle est cachée aux yeux, par le fait d'être unie à des corps visibles : il semble donc que les corps visibles lui aient été adjoints à cause du péché. Ce qui paraît bien proche de l'erreur des Manichéens, qui disaient que les corps visibles de ce monde venaient d'un principe mauvais. L'autorité de l'Écriture Sainte contredit aussi, manifestement, à cette opinion. Car, au sujet de chacune des _uvres créées visibles, Moïse parle ainsi : Dieu voyant que c'était bon, etc. ; et plus loin, à propos de l'ensemble, il ajoute : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites et elles étaient très bonnes. Ceci donne clairement à entendre que les créatures corporelles et visibles ont été faites parce qu'il est bon qu'elles soient - ce qui est bien en accord avec la bonté de Dieu - et non à cause de certains mérites ou péchés des créatures rationnelles. Il semble qu'Origène n'ait pas bien vu que lorsque nous donnons quelque chose, non en justice, mais par pure libéralité, il n'y a pas injustice si nous donnons des choses inégales sans aucun égard pour la diversité des mérites, tandis qu'au contraire la rétribution est due à ceux qui méritent. Or Dieu, nous l'avons vu, a produit les choses dans l'existence, sans aucune obligation, mais par pure libéralité. Par conséquent, la diversité des créatures ne présuppose pas la diversité des mérites. Le bien du tout l'emporte sur le bien des parties ; un bon artisan ne doit donc pas compromettre le bien du tout pour accroître la bonté de certaines parties l'architecte ne donnera pas aux fondations la bonté qu'il réserve au toit, sous peine d'entraîner la ruine de la maison. Et donc l'auteur de toute chose, Dieu, n'aurait pas fait tout l'univers parfait dans son genre, s'il avait fait égales toutes ses parties, car de nombreux degrés de bonté manqueraient dans l'univers, qui ainsi serait imparfait.

45 : QUELLE EST EN VÉRITÉ LA PREMIÈRE CAUSE DE LA DIVERSITÉ DES CHOSES

On peut montrer, à partir de ce que nous venons de dire, quelle est vraiment la première cause de la distinction des choses. 1. Tout agent vise à introduire sa ressemblance dans son effet selon que celui-ci en est capable, et il le fait d'autant plus parfaitement qu'il est lui-même plus parfait. On voit, en effet, que plus un corps est chaud, plus il échauffe, et plus un artisan a de valeur, mieux il imprime la forme de son art dans la matière. Or Dieu est l'agent absolument parfait. Il lui appartenait donc d'imprimer sa ressemblance dans les choses créées d'une manière parfaite, pour autant que le supportait la nature créée. Mais les choses créées ne peuvent réaliser une ressemblance parfaite avec Dieu s'il n'y a qu'une seule espèce de choses, parce que, la cause excédant son effet, ce qui est en elle simplement et dans l'unité, se retrouve dans l'effet d'une manière composée et multiple, à moins que l'effet n'atteigne à l'espèce de la cause : ce qu'on ne peut dire dans le cas, puisque la créature ne peut être égale à Dieu. Il a donc fallu qu'il y eût multiplicité et variété dans les choses créées pour que la ressemblance de Dieu se réalisât en elles d'une manière parfaite en son genre. 2. De même que ce qui se fait à partir de la matière se trouve dans la puissance passive de la matière, ainsi ce qui est fait par l'agent doit être dans la puissance active de l'agent. Or la puissance passive de la matière ne serait pas parfaitement actualisée si, de la matière, se faisait l'une seulement des choses auxquelles elle est en puissance. De même, si quelque agent dont la puissance s'étend à plusieurs effets produisait seulement l'un d'entre eux, sa puissance ne serait pas aussi complètement actualisée que s'il en produisait plusieurs. Or, c'est du fait que la puissance active est actualisée que l'effet reçoit la ressemblance de l'agent. Par suite, il n'y aurait pas dans l'univers ressemblance parfaite avec Dieu s'il n'existait qu'un seul degré dans tous les êtres. La raison d'être de la diversité des choses créées est donc la perfection plus grande de la ressemblance divine réaliser en elles, ce qui se fait mieux par plusieurs choses que par une seule. 3. Plus une chose présente de points de ressemblance avec Dieu et mieux elle réalise cette ressemblance. Or en Dieu il y a la bonté et la diffusion de cette bonté dans les autres. Donc la réalité créée ressemble plus parfaitement à Dieu si, non seulement bonne, elle peut de plus agir pour le bien des autres, que si elle était uniquement bonne en elle-même : de même que ce qui luit et illumine ressemble plus au soleil que ce qui se contente de luire. Or la créature ne pourrait agir pour le bien d'une autre créature s'il n'y avait dans les choses créées pluralité et inégalité : l'agent étant autre que le patient et plus honorable que lui. Il fallait donc, pour qu'il y eût dans les créatures imitation parfaite de Dieu, que divers degrés fussent réalisés dans les créatures. 4. Plusieurs biens l'emportent sur un seul bien fini, car ils sont ce bien et autre chose encore. Or la bonté de toute créature est finie : elle est déficiente par rapport à la bonté infinie de Dieu. L'univers des créatures est donc plus parfait s'il y a plusieurs degrés d'êtres et non un seul. Or, c'est le propre du souverain bien de faire ce qui est le meilleur. Il était donc opportun qu'il établît plusieurs degrés dans les créatures. 5. La bonté de l'espèce l'emporte sur la bonté de l'individu, comme ce qui est formel l'emporte sur ce qui est matériel. Par conséquent, la multiplicité des espèces ajoute plus à la bonté de l'univers que la multiplicité des individus dans une même espèce. Il appartient donc à la perfection de l'univers non seulement qu'il y ait beaucoup d'individus mais qu'il y ait aussi diverses espèces de choses, et, par suite, divers degrés dans les choses. 6. Tout ce qui agit par intelligence imprime la détermination de son intellect dans la chose faite : c'est ainsi que, par son art, l'agent réalise semblable à soi. Or Dieu a fait la créature en agissant par intelligence et non par nécessité de nature, comme nous l'avons montré. Les idées de l'intellect divin sont donc représentées dans les créatures qui viennent de lui. Or une intelligence qui voit beaucoup de choses n'est pas suffisamment représentée par une seule. Puisque donc l'intelligence divine appréhende beaucoup d'objets, comme nous l'avons prouvé, elle se reflète plus parfaitement dans la production de nombreuses créatures de divers degrés que dans celle d'une seule. 7. La perfection suprême ne devait pas manquer à l'_uvre de l'artiste souverainement bon. Or le bien de l'ordre de choses diverses l'emporte sur l'une quelconque des choses ordonnées, prise en elle-même : ce bien est, en effet, forme par rapport au bien particulier, comme la perfection du tout par rapport aux parties. Il ne fallait donc pas que manquât le bien de l'ordre à l'_uvre divine. Or ce bien n'aurait pu exister sans la diversité et l'inégalité des créatures. La diversité et l'inégalité dans les choses créées ne viennent donc ni du hasard, ni de la diversité de la matière, ni de l'intervention de certaines causes ou mérites, mais de l'intention propre de Dieu voulant donner à la créature la perfection qu'elle pouvait recevoir. C'est ce qui fait dire à la Genèse, I, 31 : Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient excellentes, alors que de chacune d'elles il avait dit qu'elles étaient bonnes. En effet, chacune est bonne dans sa nature ; toutes ensemble sont excellentes, à cause de l'ordre de l'univers, qui est la dernière et la plus noble perfection dans les choses.

NATURE DES ÊTRES CRÉÉS

46 : LA PERFECTION DE L'UNIVERS REQUÉRAIT L'EXISTENCE DE CERTAINES NATURES INTELLECTUELLES

La cause de la diversité dans les choses ayant donc été établie, il nous reste maintenant à traiter des choses distinctes, pour autant que cela regarde la vérité de la foi : c'est le troisième objet que nous nous étions proposé. Nous montrerons d'abord que, Dieu ayant disposé de conférer aux réalités créées la perfection la plus haute qui leur convienne, il devait en résulter l'existence de certaines créatures intellectuelles, établies au sommet le plus élevé des choses. 1. En effet, c'est lorsqu'il fait retour à son principe qu'un effet est souverainement parfait. Ainsi le cercle, parmi toutes les figures, et le mouvement circulaire, parmi tous les mouvements, sont souverainement parfaits parce qu'en eux se vérifie le retour au principe. Et donc, pour que l'univers créé obtienne son ultime perfection, il faut que les créatures reviennent à leur principe. Or les créatures reviennent toutes et chacune à leur principe en tant qu'elles en portent la ressemblance dans leur être et dans leur nature, qui constituent pour elles une certaine perfection. Il en va de même pour tous les effets, qui sont absolument parfaits quand ils ressemblent au mieux à leur cause agente : ainsi de la maison, quand elle reflète parfaitement l'art, et du feu, quand il est absolument semblable au feu qui l'engendre. Par conséquent, puisque l'intellect divin est le principe de la production des créatures, ainsi que nous l'avons montré plus haut, il fut nécessaire, pour la perfection du monde, que certaines créatures fussent intelligentes. 2. La perfection seconde dans les choses ajoute à la première. Or, tandis que l'être et la nature d'une chose sont considérés comme perfections premières, l'opération l'est comme perfection seconde. Il fallait donc, pour la perfection accomplie de l'univers, qu'il existât certaines créatures faisant retour à Dieu non seulement par la similitude de leur nature mais aussi par leur opération. Cette opération ne peut être qu'un acte d'intelligence et de volonté, car Dieu lui-même n'a d'autre opération que celle-là à l'égard de soi. Il fallait donc, pour la perfection la plus haute de l'univers, qu'il y eût certaines créatures intellectuelles. 3. Pour qu'une représentation parfaite de la divine bonté fût réalisée dans les créatures, il fallait, comme nous l'avons montré plus haut, que non seulement il y eût des choses bonnes, mais encore qu'elles fissent du bien aux autres. Or, un être est parfaitement à la ressemblance d'un autre, dans l'ordre de l'action, quand non seulement l'espèce de l'action est la même, mais aussi le mode d'agir. Il fut donc nécessaire, pour la perfection suprême des choses, qu'il existât certaines créatures capables d'agir comme Dieu lui-même. Mais nous avons montré plus haut que Dieu agit par intelligence et par volonté. D'où la nécessité qu'il y eût certaines créatures douées d'intelligence et de volonté. 4. La ressemblance de l'effet et de la cause agente se prend de la forme de l'effet préexistant dans l'agent, car l'agent réalise semblable à soi quant à la forme par laquelle il agit. Or la forme de l'agent est reçue quelquefois dans l'effet selon le même mode d'existence qu'il a dans l'agent : ainsi la forme du feu engendré a le même mode d'être que la forme du feu générateur. Quelquefois le mode d'existence de l'effet est différent : la forme de la maison, qui existe selon un mode intelligible dans l'esprit de l'architecte, est reçue matériellement dans la maison hors de l'âme. Or il est évident que la première ressemblance est plus parfaite que la seconde. Mais la perfection de l'universalité des créatures consiste dans sa ressemblance avec Dieu, comme la perfection de tout effet dans la ressemblance avec sa cause agente. La perfection suprême de l'univers requiert donc non seulement la seconde assimilation de la créature à Dieu, mais la première, pour autant qu'elle est possible. Or la forme par laquelle Dieu cause la créature est une forme intelligible en lui : il agit, en effet, par intelligence, comme nous l'avons montré plus haut. Il faut donc, pour la perfection souveraine de l'univers, qu'il y ait certaines créatures en lesquelles la forme de l'intellect divin s'exprime selon l'être intelligible. Et cela, c'est l'exigence de créatures qui soient intellectuelles par nature. 5. Rien d'autre ne meut Dieu à produire les créatures que sa bonté, qu'il a voulu communiquer aux autres êtres selon un mode d'assimilation à lui-même, comme il est clair d'après ce que nous avons dit. Or la ressemblance de l'un se trouve en l'autre de deux manières : 1° quant à l'être de nature, comme la ressemblance de la chaleur du feu dans la chose échauffée par le feu ; 2° quant à la connaissance, comme la ressemblance du feu dans la vision ou le toucher. Et donc, afin que la ressemblance de Dieu existât parfaitement dans les choses, selon les modes possibles, il fallut que la bonté divine se communiquât aux choses par ressemblance, non seulement dans le mode d'être mais dans le mode de connaissance. Or seul l'intellect peut connaître la bonté divine. Il fallait donc qu'il existât des créatures intellectuelles. 6. En tout ordre bien réglé, le rapport des seconds aux derniers imite celui du premier à tous les autres, seconds et derniers, bien que ce soit imparfaitement quelquefois. Or nous avons montré que Dieu contient en soi toutes les créatures. Et ceci se retrouve dans les créatures corporelles, quoique sous un autre mode : on voit, en effet, que le corps supérieur comprend et contient l'inférieur, mais quant à la quantité extensive, tandis que Dieu contient toutes les créatures selon un mode de simplicité, et non par extension quantitative. Et donc, pour que la ressemblance avec Dieu, selon cette manière même de contenir, ne fit pas défaut aux créatures, des créatures intellectuelles furent produites qui contiendraient les créatures corporelles, non par extension de quantité mais dans la simplicité, selon un mode intelligible. En effet l'objet de l'intellection est dans l'être intelligent et se trouve comme enveloppé par son opération intellectuelle.

47 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT DOUÉES DE VOLONTÉ

Les substances intellectuelles dont nous avons parlé sont nécessairement douées de volonté. 1. En effet, l'appétit du bien se trouve en tout être, puisque le bien est ce que toutes choses désirent, comme nous l'assurent les philosophes. Or cet appétit est appelé appétit naturel dans les êtres dépourvus de connaissance : c'est de ce désir que la pierre désire être en bas. En ceux qui possèdent la connaissance sensible on parle d'appétit animal, se divisant en concupiscible et irascible. Dans les êtres enfin qui sont doués d'intelligence, l'appétit est appelé intellectuel ou rationnel, et c'est la volonté. Ainsi les substances intellectuelles créées possèdent la volonté. 2. Ce qui est par un autre se ramène à ce qui est par soi comme à un premier. Ainsi, selon le Philosophe au VIIIe Livre de la Physique, les êtres qui sont mus par un autre se ramènent aux premiers moteurs d'eux-mêmes ; et, dans les syllogismes, les conclusions, qui sont connues par autre chose, se ramènent aux premiers principes qui, eux, sont connus par eux-mêmes. Or, parmi les substances créées il s'en trouve qui ne se meuvent pas elles-mêmes à l'action mais y sont poussées par une force naturelle, comme les êtres inorganiques, les plantes et les animaux : il n'est pas, en effet, en leur pouvoir d'agir ou de ne pas agir. Il faut donc tout ramener à quelques êtres premiers qui se meuvent à agir. Or ce qui est premier dans le monde créé ce sont les substances intellectuelles, comme nous l'avons montré plus haut. Ces substances se meuvent donc à leurs opérations. Or c'est là le propre de la volonté, qui rend une substance maîtresse de ses actes, en tant qu'il est en elle d'agir ou de ne pas agir. Les substances intellectuelles créées possèdent donc la volonté. 3. Le principe de toute opération est la forme par laquelle un être est en acte, puisque tout agent agit en tant qu'il est en acte. Il faut donc que le mode de l'opération découlant de la forme soit selon le mode de cette forme. Et donc, la forme qui ne vient pas de l'agent lui-même agissant par cette forme cause une opération dont l'agent n'est pas maître. Au contraire, s'il est une forme qui vienne de celui qui agit par elle, l'agent aura aussi la maîtrise de l'action qui en découle. Or les formes naturelles, d'où proviennent les mouvements et opérations naturelles, n'ont pas leur source dans les êtres dont elles sont les formes, mais, et totalement, dans des agents extérieurs, dès là que c'est par sa forme naturelle que tout possède son être de nature et que rien ne peut être pour soi cause d'existence. Par conséquent, les êtres qui sont mus naturellement ne se meuvent pas par eux-mêmes : le corps lourd ne se meut pas vers la terre, mais il est mû par le principe générateur dont il tient sa forme. De même, chez les animaux sans raison les formes motrices sensorielles ou imaginatives n'ont pas été inventées par ces animaux eux-mêmes, mais elles sont imprimées en eux par les sensibles extérieurs, qui agissent sur le sens et elles sont jugées par un principe d'estimation naturel. Et donc, bien que l'on puisse dire, d'une certaine manière, qu'ils se meuvent, en tant que l'une de leurs parties est motrice et l'autre mue, cependant le mouvoir lui-même n'est pas en eux de par eux-mêmes, mais vient, pour une part, des sensibles extérieurs et pour une part, de la nature. En effet, on dit qu'ils se meuvent en tant que l'appétit meut leurs membres, et cela ils l'ont de plus que les minéraux et les plantes ; mais, en tant que l'exercice lui-même de l'appétit résulte nécessairement en eux des formes reçues par le sens et dans le jugement de l'estimation naturelle, ils ne sont pas, pour eux-mêmes, la cause de leur mouvement. Et par suite, ils n'ont pas la maîtrise de leur acte. Quant à la forme intelligible par laquelle agit la substance intellectuelle, elle vient de l'intellect lui-même, car c'est lui qui l'a conçue et d'une certaine façon élaborée, comme on le voit pour la forme artistique que l'artiste conçoit et met au point, et par laquelle il opère. Les substances intellectuelles se meuvent donc à leurs opérations comme ayant la maîtrise de leurs actes. Par conséquent, elles sont douées de volonté. 4. Le principe actif doit être proportionné au principe passif, et le moteur au mobile. Or, dans les êtres connaissants, la puissance d'appréhension se trouve avec la faculté appétitive dans le rapport du moteur à son mobile : c'est l'objet appréhendé par le sens, l'imagination ou l'intellect qui meut l'appétit intellectuel ou l'appétit animal. D'autre part, l'appréhension intellective n'est pas restreinte à certains objets, mais s'étend à tout : ce qui fait dire au Philosophe, au VIe Livre du de Anima, que l'intellect possible est ce par quoi on devient toutes choses. Et donc l'appétit de la substance intellectuelle a rapport à tout. Or c'est là la caractéristique de la volonté d'avoir rapport à toute chose : le Philosophe dit bien, au IIIe Livre de l'Ethique qu'elle regarde le possible et l'impossible. Les substances intellectuelles sont donc douées de volonté.

48 : LES SUBSTANGES INTELLECTUELLES SONT LIBRES DANS LEUR AGIR

De ce qui précède il résulte que les substances intellectuelles sont douées de libre arbitre dans leurs opérations. 1. Qu'elles agissent en jugeant, c'est manifeste, car par la connaissance intellective elles portent un jugement sur ce qu'elles ont à faire. Or, si elles ont la maîtrise de leur acte, il en résulte nécessairement qu'elles possèdent la liberté, comme nous l'avons montré. Les substances dont nous parlons sont donc douées de libre arbitre dans leur action. 2. Est libre ce qui est cause de soi. Ce qui n'est donc pas pour soi cause d'action n'est pas libre dans son agir. Or les êtres qui ne se meuvent ou n'agissent que par le mouvement d'un autre, ne sont pas pour eux-mêmes cause d'activité. Et donc les seuls êtres qui se meuvent eux-mêmes sont libres dans leur action. Eux seuls agissent par jugement, car ce qui se meut soi-même se distingue en moteur et mobile, le moteur étant l'appétit mû par l'intellect, l'imagination ou le sens, auxquels il appartient de juger. Parmi tous ces êtres, ceux-là seuls jugent donc librement qui se meuvent dans l'acte du jugement. Or nulle puissance de jugement ne se meut dans le jugement s'il ne fait réflexion sur son acte : il est nécessaire, en effet, s'il se meut à juger, qu'il connaisse son jugement. Ce qui est le propre de l'intellect. Et donc, les animaux dénués de raison sont, d'une certaine manière, de mouvement ou, d'action libre, mais non de jugement libre ; les êtres inanimés qui ne sont mus que par d'autres, ne sont même pas libres d'action ou de mouvement ; quant aux êtres doués d'intelligence, ils sont libres non seulement d'action mais de jugement ce qui signifie qu'ils possèdent le libre arbitre. 3. La forme appréhendée est principe moteur en tant qu'elle est appréhendée sous la raison de bien ou de convenance : en effet, l'action extérieure dans les êtres qui se meuvent eux-mêmes procède d'un jugement, par lequel on juge selon la forme susdite qu'une chose est bonne ou adaptée. Si donc celui qui juge se meut lui-même à juger, il faut que ce soit par quelque forme supérieure qu'il appréhende. Celle-ci ne peut être que la raison même de bien ou de convenance, par laquelle on juge de toute valeur bonne ou convenante déterminée. Ceux-là donc sont les seuls à se mouvoir au jugement qui appréhendent la raison commune de bien ou de convenance. Ces êtres sont exclusivement les êtres intellectuels. Donc les seuls êtres intellectuels se meuvent non seulement à agir mais aussi à juger. Par conséquent, seuls ils sont libres dans le jugement : ce qui est posséder le libre arbitre. 4. Le mouvement et l'action ne procèdent d'une conception universelle que par la médiation d'une appréhension particulière, pour cette raison que mouvement et action n'ont pour objet que le particulier. Or l'intellect est par nature la faculté de l'universel. Et donc, pour que de l'appréhension de l'intellect découle un mouvement ou quelque action, il faut que la conception universelle de l'intellect soit appliquée au particulier. Mais l'universel contient en puissance maints particuliers. L'application de la conception intellectuelle peut donc se faire en des sens nombreux et divers. Le jugement de l'intellect dans le domaine de l'action n'est donc pas déterminé à un seul parti. Et par suite tous les êtres intellectuels ont le libre arbitre. 5. Certains êtres manquent de la liberté du jugement, ou bien parce qu'ils n'ont aucun jugement, comme ceux qui sont dénués de connaissance : les pierres, les plantes ; ou bien parce que leur jugement est déterminé à un seul objet, comme les animaux sans raison : c'est par une estimation de nature que la brebis juge que le loup lui est ennemi, et ce jugement la décide à fuir ; et de même pour les autres choses. Donc, tout être qui possède un jugement pratique non déterminé à un seul parti par la nature est nécessairement doué de libre arbitre. Or tels sont tous les êtres intellectuels. Car l'intellect n'appréhende pas seulement tel ou tel bien, mais le bien commun lui-même. Et donc, puisque l'intellect meut la volonté par la forme qu'il appréhende et que, en tout ordre de choses, le moteur et le mobile doivent être proportionnés, il en résulte que la volonté de la substance intellectuelle ne sera déterminée naturellement que par rapport au bien commun. Tout ce qui sera donc présenté à la volonté sous la raison de bien pourra être l'objet de son inclination, sans qu'aucune détermination contraire de la nature s'y oppose. Par conséquent, tous les êtres intellectuels jouissent d'une volonté libre, procédant du jugement de l'intellect. C'est là posséder le libre arbitre, qui se définit : un libre jugement venant de la raison.

49 : LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UN CORPS

On peut voir, d'après ce qui précède, que nulle substance intellectuelle n'est un corps. 1. En effet, il n'est aucun corps qui contienne une chose autrement que par commensuration quantitative : voilà pourquoi si quelque chose se contient tout entière par tout elle-même, c'est par une partie de soi qu'elle en contient telle partie, grandeur et petitesse se correspondant terme à terme. Or l'intellect ne comprend pas la chose qu'il saisit par quelque commensuration de quantité, puisque c'est par tout lui-même qu'il saisit et comprend le tout et la partie, les choses grandes ou petites selon la quantité. Nulle substance intelligente n'est donc un corps. 2. Aucun corps ne peut recevoir la forme substantielle d'un autre corps sans perdre sa propre forme par corruption. Or l'intellect ne se corrompt pas mais est perfectionné au contraire du fait qu'il reçoit les formes de tous les corps : comprendre, en effet, est un perfectionnement, et l'intellect comprend selon qu'il a en soi les formes des objets de sa compréhension. Nulle substance intellectuelle n'est donc un corps. 3. Le principe de la diversité des individus d'une même espèce est la division quantitative de la matière : en effet, la forme de ce feu ne diffère de celle de tel autre feu que parce qu'elles sont dans les parties diverses en lesquelles la matière se divise ; et ce ne peut être que par la division de la quantité, sans laquelle la substance est indivisible. Or ce qui est reçu dans le corps l'est selon la division de la quantité. Et donc, la forme n'est reçue dans le corps qu'en tant qu'elle est individuée. Par suite, si l'intellect était un corps, les formes intelligibles des choses ne seraient reçues en lui qu'à titre individuel. Or l'intellect se saisit des choses par leurs formes, qu'il a par devers soi. Il ne comprendrait donc pas les universels, mais seulement le particulier : ce qui est faux manifestement. Aucun intellect n'est donc un corps. 4. Rien n'agit que selon son espèce, puisque la forme est en toute chose le principe de l'action. Si donc l'intellect était un corps, son action ne dépasserait pas l'ordre corporel. Il ne comprendrait par suite que les corps. Or ceci est manifestement faux : nous comprenons, en effet, beaucoup de choses qui ne sont pas des corps. L'intellect n'est donc pas un corps. 5. Si la substance intelligente est un corps, ce corps est ou fini ou infini. Or un corps ne peut être infini en acte, comme il est prouvé dans la Physique. Cette substance est donc un corps fini, si on dit qu'elle est un corps. Or ceci est impossible. Car en aucun corps fini ne peut se trouver une puissance infinie, comme nous l'avons prouvé déjà. Mais l'intellect possède une puissance d'une certaine manière infinie dans l'ordre de l'intellection : il comprend, en effet, à l'infini les espèces croissantes des nombres comme aussi les espèces des figures et des proportions ; enfin, il connaît l'universel, virtuellement infini par son ampleur, puisqu'il contient les individus, qui sont infinis en puissance. L'intellect n'est donc pas un corps. 6. Il est impossible que deux corps se contiennent mutuellement, puisque le contenant excède le contenu. Or, deux intellects se contiennent l'un l'autre et se comprennent, par mode d'intellection. L'intellect n'est donc pas un corps. 7. L'action d'aucun corps ne se réfléchit sur l'agent. Nous avons montré, en effet, dans la Physique, que nul corps ne se meut lui-même sauf quant à telle partie, de sorte que l'une de ses parties soit motrice et l'autre mue. Or l'intellect revient sur soi par action réflexive, car il se comprend non seulement quant l'une de ses parties, mais selon tout lui-même. Il n'est donc pas un corps. 8. L'acte d'un corps n'a pas l'action pour terme, non plus que son mouvement n'a pour terme le mouvement, comme on le prouve dans la Physique. Or, l'action d'une substance intelligente a l'action pour terme. L'intellect, en effet, de même qu'il comprend une chose, comprend qu'il comprend, et ainsi à l'infini. La substance intelligente n'est donc pas un corps. C'est pour cela que la Sainte Écriture appelle esprits les substances intellectuelles ; elle a coutume de nommer ainsi le Dieu incorporel, selon le texte de saint Jean, IV, 24 : Dieu est esprit. Il est dit, par ailleurs, dans la Sagesse, VII, 22-23 : Il y a en elle - la Sagesse divine - un esprit d'intelligence capable de comprendre tous les esprits intelligibles. Ainsi se trouve réfutée l'erreur des anciens philosophes de la nature qui n'admettaient d'autre substance que corporelle. De l'âme ils disaient que c'est un corps, du feu, de l'air ou de l'eau, ou quelque autre chose semblable. Certains tentèrent d'intégrer cette opinion à la foi chrétienne, affirmant que l'âme était un corps façonné comme un corps doué d'une figure extérieure.

50 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT IMMATÉRIELLES

Nous déduirons de tout cela que les substances intellectuelles sont immatérielles. 1. En effet, tout composé de matière et de forme est un corps. Car la matière ne peut recevoir des formes diverses que selon des parties diverses. Cette diversité de parties ne peut se trouver dans la matière qu'en tant qu'une matière commune est divisée en plusieurs, en raison de dimensions existant en elle : en effet, si l'on retranche la quantité, la substance reste indivisible. Mais nous avons montré que nulle substance intelligente n'est un corps. Il en résulte donc qu'elle n'est pas composée de matière et de forme. 2. De même que l'homme n'est pas sans cet homme, la matière n'est pas sans cette matière. Et donc tout ce qui dans les choses subsiste par composition de matière et de forme, est composé d'une matière et d'une forme individuelles. Or l'intellect ne peut être composé d'une matière et d'une forme individuelles. Car les espèces des choses qu'il saisit deviennent intelligibles en acte parce qu'elles ont été abstraites de la matière individuelle. Or, en tant qu'elles sont intelligibles en acte, elles ne font qu'un avec l'intellect. Il faut donc que l'intellect soit sans matière individuelle. On voit ainsi que la substance intelligente n'est pas composée de matière et de forme. 3. L'action de tout être composé de matière et de forme n'est pas de la forme seule, ni de la matière seule, mais du composé : il appartient d'agir à qui il appartient d'être. Or l'être est l'être du composé et il lui vient par la forme : c'est donc le composé qui agit, par la forme. Par conséquent, si la substance intelligente était composée de matière et de forme, l'intellection serait l'acte du composé. Or l'acte se termine à ce qui ressemble à l'agent : ainsi le composé générateur n'engendre pas une forme, mais un composé. Si donc le « comprendre » était l'acte du composé, ce n'est ni la forme ni la matière qui seraient atteintes, mais seulement le composé. Or ceci est certainement faux. La substance intelligente n'est donc pas composée de matière et de forme. 4. Les formes des choses sensibles ont un être plus parfait dans l'intelligence que dans la réalité sensible : elles sont, en effet, plus simples et s'étendent à plus d'objets ; ainsi par l'unique forme intelligible d'homme, l'intellect connaît tous les hommes. Or la forme qui existe dans la matière selon un mode parfait, la fait telle ou telle en acte, comme d'être du feu, ou d'être colorée. Mais si la forme ne fait pas qu'une chose soit telle, c'est qu'elle existe imparfaitement en cette chose, comme la forme de la chaleur dans l'air qui la transmet, où comme la vertu du premier agent dans son instrument. Si donc l'intellect est composé d'une matière et d'une forme, les formes des objets de compréhension feront que l'intellect soit, en acte, de la nature même de ce qui est compris. Et alors il s'ensuivra l'erreur qui fut celle d'Empédocle, lequel disait que c'est par le feu que l'âme connaît le feu, et par la terre la terre. Ce qu'on ne saurait admettre. La substance intelligible n'est donc pas composée de matière et de forme. 5. Tout ce qui existe dans un autre, qui le reçoit, se trouve en lui selon le mode de cet autre. Si donc l'intellect est composé de matière et de forme, les formes des choses seront en lui matériellement, comme elles le sont en dehors de l'âme. Par suite, pas plus qu'elles ne sont intelligibles en acte, hors de l'âme, ne le seront-elles quand elles seront dans l'intellect. 6. Les formes des contraires sont contraires quant à l'être qu'elles ont dans la matière : ce qui fait qu'elles se chassent l'une l'autre. En tant qu'elles se trouvent dans l'intellect, elles ne sont pas contraires, mais l'un des contraires est la raison intelligible de l'autre, puisqu'ils se font connaître mutuellement. Leur être dans l'intelligence n'est donc pas matériel. Et par conséquent, l'intelligence n'est pas composée de matière et de forme. 7. La matière ne reçoit en elle de nouvelle forme que par mouvement ou par changement. Or l'intellect n'est pas mû du fait qu'il reçoit les formes ; il est plutôt accompli, et c'est dans le repos qu'il comprend, tandis qu'il en est empêché par le mouvement. Les formes ne sont donc pas reçues dans l'intellect comme dans la matière ou dans une chose matérielle. Ce qui montre à l'évidence que les substances intelligentes sont immatérielles, même qu'elles sont incorporelles. D'où la parole de Denys au IVe chapitre des Noms divins  : A cause des rayons de la divine bonté subsistent toutes les substances intellectuelles, dont on voit qu'elles sont incorporelles et immatérielles.

51 : LA SUBSTANCE INTELLECTUELLE N'EST PAS UNE FORME MATERIELLE

Ce qui procède fait voir aussi que les natures intellectuelles sont des formes subsistantes et non des formes existant dans la matière, comme si leur être dépendait d'elle. 1. En effet, les formes qui dépendent de la matière dans leur être, à proprement parler ne détiennent pas elles-mêmes cet être qui par elles le détiennent. Si donc les natures intellectuelles étaient des formes de cette sorte, il s'ensuivrait qu'elles auraient un être matériel, comme si elles étaient composées de matière et de forme. 2. Les formes qui ne subsistent pas par soi, ne peuvent agir par soi : ce sont les composés qui agissent par elles. Si donc les natures intellectuelles étaient des formes de ce genre, il en résulterait que ce ne serait pas elles qui feraient acte d'intellection, mais les composés de ces formes et de la matière. Et ainsi l'être intelligent serait composé de matière et de forme : ce qui est impossible, comme nous l'avons montré. 3. Si l'intellect était une forme existant dans la matière et non subsistant par soi, il s'ensuivrait que ce qui est reçu dans l'intellect le serait dans la matière. En effet, ces formes dont l'être est lié à la matière ne reçoivent rien qui ne soit reçu dans la matière. Et donc, puisque la réception des formes dans l'intellect n'est pas celle des formes dans la matière, il est impossible que l'intellect soit une forme matérielle. 4. Dire que l'intellect est une forme non subsistante mais immergée dans la matière, c'est dire équivalemment que l'intellect est composé de matière et de forme : la différence n'est que dans les mots. En effet, dans la première expression, l'intellect est la forme même du composé ; dans la seconde, il est le composé lui-même. Si donc il est faux que l'intellect soit composé de matière et de forme, il sera faux aussi qu'il soit une forme non subsistante mais matérielle.

52 : DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRÉÉES, L'ACTE D'ÊTRE DIFFÈRE DE CE QUI EST

Il ne faudrait pas croire, parce que les substances intellectuelles ne sont ni corporelles ni composées de matière et de forme, et n'existent pas dans la matière comme des formes matérielles, qu'elles sont, pour autant, au niveau de la simplicité divine. Car il y a en elles une certaine composition, du fait que l'acte d'être et ce qui est n'y sont pas identiques. 1. En effet, si l'acte d'être est subsistant, rien en dehors de lui ne peut s'y adjoindre. Car, même en ceux dont l'acte d'être n'est pas subsistant, ce qui appartient à l'existant en plus de son acte d'être lui est assurément uni, mais n'est pas un avec son acte d'être, sinon par accident, en tant que le sujet est un qui a l'acte d'être et ce qui est en plus de celui-ci. Ainsi voit-on qu'en Socrate, en plus de son acte d'être substantiel, il y a le blanc, qui est certes divers de cet acte d'être substantiel, car ce n'est pas la même chose d'être Socrate et d'être blanc, autrement que par accident, si donc l'acte d'être n'est pas dans quelque sujet, il ne restera plus d'autre manière dont puisse lui être uni ce qui est en plus de l'acte d'être. Or l'acte d'être, en tant qu'acte d'être, ne peut être divers, mais il peut être diversifié par quelque chose qui est en dehors de lui. Ainsi l'acte d'être de la pierre est autre que celui de l'homme. Par conséquent, cela qui est l'acte d'être subsistant ne peut être qu'un seulement. Or, nous avons montré que Dieu est son acte d'être subsistant. Rien d'autre que lui ne peut donc être son acte d'être. Et par suite, il faut qu'en toute substance qui n'est pas lui, la substance elle-même soit autre chose que son acte d'être. 2. La nature commune, si on la considère comme séparée, ne peut être qu'une, bien qu'il puisse s'en trouver plusieurs qui possèdent cette nature. En effet, si la nature d'animal subsistait par soi à l'état séparé, elle n'aurait pas ce qui appartient à l'homme ou au b_uf : sinon elle ne serait pas animal seulement, mais homme ou b_uf. Or, si l'on écarte les différences constitutives des espèces, la nature du genre demeure indivise, parce que les mêmes différences qui constituent les espèces divisent le genre. Et donc, si cela même qui est l'acte d'être était commun, tel un genre, l'acte d'être séparé et subsistant par soi ne pourrait être qu'un. Et, s'il n'est pas divisé à la manière d'un genre par des différences, mais, comme il est vrai, du fait qu'il est l'acte d'être de ceci ou de cela, n'est plus manifeste encore que l'être existant par soi ne peut être qu'un. Il reste alors que Dieu étant l'acte d'être subsistant, rien autre que lui n'est son acte d'être. 3. Il est impossible qu'il y ait deux actes d'être absolument infinis, l'acte d'être absolument infini englobant toute perfection d'existence, de sorte que si une telle infinité était réalisée en deux existants, on ne verrait pas par quoi l'un serait différent de l'autre. Or, l'acte d'être subsistant doit être infini, car il n'est limité par rien qui le reçoive. Il est donc impossible qu'il y ait quelque acte d'être subsistant en dehors d'un premier. 4. S'il existe quelque acte d'être subsistant par soi, rien ne lui convient qui n'appartienne à l'existant en tant qu'existant, car ce que l'on attribue à une chose autrement qu'en tant que telle, ne lui convient que par accident, en raison du sujet ; de sorte que si on la considère comme séparée du sujet, cet attribut ne lui convient absolument plus. Or, d'être causé par un autre n'appartient pas à l'existant en tant que tel, sinon tout existant serait causé par un autre, et il faudrait aller à l'infini dans l'ordre des causes : ce qui est impossible, comme on l'a montré plus haut. Cet acte d'être qui est subsistant, il faut donc qu'il ne soit pas causé. D'où cette conclusion : aucun existant causé n'est son acte d'être. 5. La substance d'une chose lui appartient par soi et non par un autre. Ainsi donc, d'être lumineux en acte n'appartient pas à la substance de l'air, car cela lui appartient par un autre. Or, à toute chose créée son acte d'être lui appartient par un autre, sans cela il ne serait pas causé. Et donc, en nulle substance créée l'acte d'être n'est la substance. 6. Tout agent agissant en tant qu'il est en acte, il appartient au premier agent, qui est absolument parfait, d'être en acte de la manière la plus parfaite. Or, une chose est d'autant plus parfaitement en acte que cet acte est postérieur dans l'ordre de génération : l'acte, en effet, est chronologiquement postérieur à la puissance dans un seul et même être qui passe de la puissance à l'acte. Ce qui est l'acte même est aussi plus parfaitement en acte que ce qui a l'acte, car celui-ci n'est en acte qu'en raison de celui-là. Ceci posé, il est certain d'après ce qu'on a montré plus haut, que Dieu seul est le premier agent. À lui seul il appartient donc d'être en acte de la manière la plus parfaite, c'est-à-dire en étant l'acte le plus parfait lui-même. Or c'est là l'acte d'être à quoi aboutit la génération ainsi que tout mouvement, car toute forme et tout acte ne sont qu'en puissance avant d'acquérir l'acte d'être. À Dieu seul, par conséquent, il appartient d'être l'acte d'être lui-même, comme il n'appartient qu'à lui d'être le premier agent. 7. L'acte d'être lui-même appartient à l'agent premier selon sa propre nature, car l'acte d'être de Dieu est sa substance, comme on l'a montré plus haut. Or ce qui convient à une chose selon sa propre nature ne convient aux autres que par manière de participation, comme la chaleur aux autres corps que le feu. Par suite, l'acte d'être lui-même convient à tout autre qu'à l'agent premier par une sorte de participation. Or, ce qui convient à une chose par participation n'est pas sa substance. Il est donc impossible que la substance d'un autre existant que l'agent premier soit l'acte d'être lui-même. De là vient que dans l'Exode, III, 14, le nom propre de Dieu est Celui qui est, car il n'appartient qu'à Dieu que sa substance ne soit pas autre chose que son acte d'être.

53 : ON TROUVE ACTE ET PUISSANCE DANS LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES CRÉÉES

Tout cela montre à l'évidence que dans les substances intellectuelles créées, il faut admettre une composition d'acte et de puissance. 1. Partout, en effet, où se trouvent deux réalités dont l'une est le complément de l'autre, la proportion de l'une à l'autre est une proportion de puissance à acte : car rien n'est achevé sinon par son acte propre. Or dans les substances intellectuelles créées, il y a une double donnée : à savoir la substance elle-même, et puis son être, qui n'est pas la substance même, comme on l'a vu. Mais cet être est le complément de la substance existante : car chaque chose est un acte par le fait qu'elle a l'être. Il faut donc admettre dans chacune des substances susdites une composition d'acte et de puissance. 2. Ce qui dans une réalité donnée provient d'un agent doit nécessairement être de l'acte : puisque c'est le propre de l'agent de faire quelque chose d'actuel. Or on a montré plus haut que toutes les autres substances tiennent leur être du Premier Agent : et les substances causées existent par le fait qu'elles tiennent leur être d'un autre. L'être lui-même affecte donc les substances créées comme un certain acte qu'elles possèdent. Mais ce qui est revêtu d'un acte, c'est de la puissance : car l'acte, en tant que tel, se rapporte à la puissance. En toute substance créée, il y a donc puissance et acte. 3. Tout participant est à l'égard du participé dans le rapport de puissance à acte le fait de la participation constitue le participant actuellement tel. Or on a vu que Dieu seul est essentiellement être, tout le reste ne fait que participer l'être. Toute substance créée se rapporte donc à son être comme la puissance à l'acte. 4. L'assimilation d'un être à la cause agente se fait par l'acte : puisque l'agent agit d'une manière semblable à soi, pour autant qu'il est en acte. Mais l'assimilation de chaque substance créée à Dieu se fait par l'être lui-même, comme on l'a vu plus haut. L'être lui-même se rapporte donc à toutes les substances créées comme leur acte. Par conséquent, dans chaque substance créée, il y a composition d'acte et de puissance.

54 : LA COMPOSITION DE SUBSTANCE ET D'ÊTRE NE S'IDENTIFIE PAS AVEC CELLE DE MATIÈRE ET DE FORME

La composition de matière et de forme n'est pas du même ordre que celle de substance et d'être : bien que l'une et l'autre relèvent de la puissance et de l'acte. Voici pourquoi : 1. En premier lieu, la matière ne s'identifie pas rigoureusement avec la substance même de la réalité ; car alors toutes les formes seraient des accidents, suivant l'opinion des anciens naturalistes : mais la matière est une partie de la substance. 2. De plus, l'être lui-même n'est pas l'acte propre de la matière, mais de la substance totale. En effet, l'être est l'acte de ce dont nous pouvons dire qu'il est. Or l'être ne se dit pas de la matière, mais bien du tout. Donc on ne saurait dire de la matière qu'elle est, mais c'est la substance qui est ce qui est. 3. D'ailleurs, la forme n'est pas l'être lui-même, mais être et forme s'attribuent selon un certain ordre : ainsi la forme se compare à l'être lui-même comme la lumière au fait de luire, ou comme la blancheur au fait d'être blanc. 4. Aussi bien, par rapport à la forme elle-même, l'être joue le rôle d'acte. Si, en effet, dans les êtres composés de matière et de forme, cette dernière est appelée principe d'être, c'est parce qu'elle représente l'achèvement de la substance, dont l'acte est l'être même : ainsi le diaphane est pour l'air principe de lumière parce qu'il le constitue sujet propre de la lumière. Par conséquent, dans les composés de matière et de forme, ni la matière ni la forme ne peut être dite cela même qui est, ni non plus l'être lui-même. Toutefois la forme peut être appelée ce par quoi la chose est, pour autant qu'elle constitue le principe d'être : c'est la substance totale qui est la chose même qui est ; et l'être lui-même est ce par quoi la substance est appelée un être. Mais dans les substances intellectuelles, non composées de matière et de forme, chez qui la forme elle-même est la substance subsistante, la forme est ce qui est, l'être est l'acte et ce par quoi la forme est. Aussi pour ces créatures n'y a-t-il qu'une seule composition d'acte et de puissance : la composition de substance et d'être, de ce qui est et de l'être, comme disent certains ; ou de ce qui est et de ce par quoi cela est. Mais dans les substances composées de matière et de forme, il y a double composition d'acte et de puissance : d'abord celle de la substance elle-même, composée de matière et de forme ; ensuite celle de la substance déjà composée et de l'être : composition, si l'on veut, de ce qui est, et de l'être, ou bien encore de ce qui est et ce par quoi cela est. Il apparaît donc clairement que la composition d'acte et de puissance déborde celle de forme et de matière. Aussi la matière et la forme divisent la substance naturelle ; la puissance et l'acte divisent l'être en général. Et c'est pourquoi toutes les conséquences de la puissance et de l'acte envisagés comme tels, sont communes aux substances créées matérielles et immatérielles : comme le fait de recevoir et celui d'être reçu, le fait de parfaire et celui d'être parfait. Mais toutes les propriétés de la matière et de la forme en tant que telles, comme la génération, la corruption, etc., n'appartiennent qu'aux substances matérielles, et ne conviennent d'aucune manière aux substances immatérielles créées.

55 : LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES SONT INCORRUPTIBLES

Ces considérations mettent clairement en lumière l'incorruptibilité de toute substance intellectuelle. 1. Toute corruption s'explique par la séparation de la forme et de la matière : corruption pure et simple par séparation de la forme substantielle ; corruption relative par séparation d'une forme accidentelle. La forme demeurant, la chose garde nécessairement son être ; par la forme, en effet, la substance devient proprement réceptrice de ce qui constitue l'être. Mais là où il n'y a pas composition de forme et de matière, il ne saurait y avoir séparation de ces deux principes. Donc pas de corruption. Or nous avons vu qu'aucune substance intellectuelle n'est composée de matière et de forme. Donc aucune substance intellectuelle n'est corruptible. 2. Une attribution qui par soi convient à un être, affecte cet être nécessairement, et toujours et inséparablement : ainsi la rotondité appartient de soi au cercle, mais accidentellement à l'airain ; il est donc possible que l'airain cesse d'être rond, mais que le cercle ne soit pas rond, cela est impossible. Or l'être accompagne de soi la forme : par soi, en effet, cela veut dire selon qu'être est cela même ; mais chaque chose a l'être dans la mesure où elle a la forme. Par conséquent, les substances qui ne sont pas les formes mêmes peuvent perdre l'être dans la mesure où elles perdent leur forme : ainsi l'airain perd sa rotondité en cessant d'être circulaire. Mais les substances qui sont elles-mêmes des formes ne sauraient perdre l'être : une substance qui serait cercle ne pourrait cesser d'être ronde. Or on a déjà vu que les substances intellectuelles sont les formes mêmes subsistantes. Il est donc impossible qu'elles cessent d'être. Elles sont incorruptibles. 3. Dans toute corruption, l'acte disparaît, mais la puissance demeure : le pur néant ne saurait être le point d'arrivée d'une corruption, ni le point de départ d'une génération. Or dans les substances intellectuelles, nous l'avons démontré, l'acte c'est l'être même, et, quant à la substance, elle joue le rôle de puissance. Si donc une substance intellectuelle se corrompt, elle demeurera après sa propre corruption. Hypothèse invraisemblable ! Donc toute substance intellectuelle est incorruptible. 4. En tout objet qui se corrompt, il doit y avoir puissance au non-être. Une réalité qui ne contient pas cette puissance, ne saurait être corruptible. Or dans une substance intellectuelle, il n'y a pas de puissance au non-être. Nous avons, en effet, démontré qu'une substance complète est proprement réceptrice de l'être même. Mais le récepteur propre d'un certain acte est de telle sorte en puissance vis-à-vis de cet acte qu'il ne l'est d'aucune manière à l'égard de l'acte opposé : ainsi le feu est si bien en puissance par rapport à la chaleur qu'il ne l'est pas du tout vis-à-vis du froid. Par conséquent, les substances corruptibles elles-mêmes ne renferment de puissance au non-être, dans leur structure complète, qu'en raison de la matière. Mais dans les substances intellectuelles, il n'y a point de matière : elles sont des substances complètes simples. Donc point en elles de puissance au non-être ! Elles sont incorruptibles. 5. Là où il y a composition de puissance et d'acte, le principe qui joue le rôle de première puissance ou de premier sujet, est incorruptible : aussi, même dans les substances périssables, la matière première est incorruptible. Mais chez les substances intellectuelles, ce qui joue le rôle de première puissance et de premier sujet, c'est leur substance même complète. Donc leur substance même est incorruptible. Or une réalité n'est corruptible que dans la mesure où sa substance se corrompt. Par conséquent, toutes les natures intellectuelles sont incorruptibles. 6. Tout être qui se corrompt, se corrompt par soi ou bien par accident. Mais les substances intellectuelles ne peuvent se corrompre par soi. Car toute corruption se fait par contrariété. L'agent, en effet, agissant selon qu'il est être en acte, conduit toujours en agissant à quelque être en acte. Donc si par l'intervention d'un être en acte, une réalité se trouve corrompue et cesse d'être en acte, ce fait doit s'attribuer à une contrariété mutuelle : car sont contraires les réalités qui se chassent mutuellement. Il faut ainsi logiquement admettre que tout être qui se corrompt par soi, ou bien a un contraire, ou bien est composé de contraires. Mais ni l'un ni l'autre ne convient aux substances intellectuelles. A telle enseigne que même les choses qui selon leur nature sont contraires, cessent de l'être dans l'intellect : le blanc et le noir dans l'intelligence ne se contrarient point ; non seulement ils ne se chassent pas l'un l'autre, mais bien plutôt ils s'appellent mutuellement, car ils s'expliquent l'un par l'autre. Donc les substances intellectuelles ne sont pas corruptibles par soi. Elles ne le sont pas davantage par accident. Ainsi se corrompent, en effet, les accidents et les formes non subsistantes. Mais nous avons vu que les substances intellectuelles possèdent leur subsistance propre. Elles sont donc tout à fait incorruptibles. 7. La corruption est une certaine mutation. Cette dernière doit être le terme d'un mouvement, comme il est prouvé dans les Physiques. Ainsi, nécessairement, tout être qui se corrompt est sujet de mouvements. Mais les Physiques montrent aussi que tout être qui se meut est un corps. S'il s'agit d'une corruption par soi, ce qui se corrompt doit donc être un corps ; et si la corruption a lieu accidentellement, ce ne peut être qu'une forme, ou une vertu du corps, dépendante de lui. Or les substances intellectuelles ne sont ni des corps ni des formes ou vertus dépendantes du corps. Donc elles ne se corrompent ni par soi ni par accident. Elles sont donc tout à fait incorruptibles. 8. Toute corruption a lieu du fait qu'un être subit une certaine passion la corruption elle-même est une passion. Or nulle substance intellectuelle ne peut subir une passion telle qu'elle entraîne la corruption. Car subir une passion, c'est recevoir. Or toute impression reçue dans une substance intellectuelle, doit l'être selon son mode, je veux dire de manière intelligible. Mais l'impression ainsi reçue dans la substance intellectuelle la parfait et ne la corrompt pas : car l'intelligible est la perfection de l'être intelligent. D'où incorruptibilité de la substance intelligible. 9. Comme le sensible est l'objet du sens, ainsi l'intelligible est objet de l'intellect. Mais le sens de lui-même ne se corrompt pas, sinon en raison de l'excellence de son objet : ainsi la vue sous une lumière trop éblouissante, l'oreille à l'audition de sons excessifs, etc. Et je dis : de lui-même ; car le sens peut être corrompu aussi accidentellement, à cause de la corruption du sujet. Un tel mode de corruption ne peut menacer l'intellect ; nous avons vu qu'il n'était l'acte dépendant d'aucun corps. D'autre part, il ne saurait être corrompu par l'excellence de son objet : celui qui comprend les vérités les plus profondes, n'en comprend pas moins les plus humbles, et même il les comprend mieux. Donc l'intellect n'est corruptible d'aucune manière. 10. L'intelligible est la perfection propre de l'intellect : aussi l'intellect en acte et l'intelligible en acte ne font qu'un. Par conséquent, ce qui convient à l'intelligible en tant qu'intelligible, cela doit convenir à l'intellect en tant que tel : car une perfection et l'objet propre de cette perfection sont du même genre. Or l'intelligible, pour autant qu'il est intelligible, est nécessaire et incorruptible : le nécessaire est parfaitement connaissable intellectuellement ; le contingent, comme tel, ne l'est qu'imparfaitement ; ce n'est pas un objet de science mais d'opinion. L'intellect n'a de science des réalités corruptibles que dans la mesure où elles recèlent une certaine incorruptibilité, je veux dire dans la mesure où elles sont universalisables. L'intellect est donc nécessairement incorruptible. 11. La perfection d'un être est conforme au mode propre de sa substance. La manière dont une réalité atteint sa perfection révèle donc le mode de sa substance. Or l'intellect ne trouve point sa perfection dans le mouvement, mais bien plutôt dans l'indépendance à l'égard du mouvement : notre activité d'êtres pensants reçoit sa perfection de la science et de la prudence, qui supposent l'apaisement des troubles physiques et des passions de l'âme, comme le Philosophe le démontre au Ve Livre de la Physique. Le mode propre à la substance intelligible se situe donc au-dessus du mouvement et par conséquent au-dessus du temps. Mais l'être de toute réalité corruptible est soumis au mouvement et au temps. Il est donc impossible qu'une substance douée d'intelligence soit corruptible. 12. Un désir de nature ne saurait être vain : car la nature ne fait rien en vain. Mais toute intelligence désire l'être perpétuel : non seulement celui de l'espèce, mais celui de l'individu. En voici la preuve. Chez certains êtres, l'appétit naturel résulte de la connaissance : ainsi le loup désire naturellement l'occision des animaux dont il se nourrit, et l'homme désire naturellement la félicité. Chez d'autres d'êtres, la connaissance n'est point requise, mais la seule inclination des principes naturels, qui parfois est appelée appétit naturel : ainsi le corps lourd tend vers le bas. Mais, dans les deux cas, l'on constate dans les choses un désir naturel d'être : nous en trouvons le signe dans la résistance qu'opposent, par leurs propriétés naturelles, les êtres dépourvus de connaissance aux objets qui tendent à les corrompre : et quant aux connaissants, ils résistent selon le mode de leur connaissance. Ainsi donc, les non-connaissants qui possèdent dans leurs constitutifs ontologiques le pouvoir de conserver l'être sans fin, toujours identique numériquement, ont aussi l'appétit naturel de cet être perpétuel, toujours numériquement identique à lui-même. Là où les principes naturels n'impliquent pas une telle virtualité, mais où la perpétuité ne saurait concerner que l'espèce, là aussi nous trouvons un appétit naturel de perpétuité spécifique. Cette différence ne peut manquer de se retrouver chez les êtres dont le désir naturel s'unit à la connaissance : ceux qui ne connaissent l'être que dans l'instant présent, le désirent dans l'instant présent ; mais non pour toujours, car ils n'ont pas la notion du toujours. Sans doute, ils désirent la perpétuité de l'espèce : mais ils ne s'en rendent pas compte ; car la vertu génératrice, qui assure cette perpétuité, est présupposée à la connaissance et ne dépend pas d'elle. Quant à ceux qui connaissent et perçoivent l'être perpétuel, ils le désirent d'un désir naturel. Or cela convient à toutes les substances intelligibles. Toutes les substances intelligentes désirent donc d'un désir naturel être toujours. Il est donc impossible que l'être vienne à leur manquer. 13. Toutes les réalités qui reçoivent et puis qui perdent l'existence, la reçoivent et la perdent par l'effet d'une même puissance : car la même puissance donne l'être et le soustrait. Mais les substances intelligentes n'ont pu commencer d'être que par la puissance du Premier Agent : elles ne viennent pas, on l'a vu, d'une matière préexistante. Pour leur enlever l'être, il n'y a donc qu'un pouvoir : celui du Premier Agent, dans la mesure où il peut ne pas leur communiquer l'être. Mais en vertu de cette puissance-là, rien ne saurait être déclaré corruptible. En effet, les choses sont dites nécessaires et contingentes d'après la puissance qui est en elles, et non d'après la puissance de Dieu. De plus, Dieu, Auteur de la nature, n'enlève pas aux êtres, ce qui est propre à leur nature ; et nous avons vu que la perpétuité appartient en propre aux natures intellectuelles ; Dieu ne leur enlèvera donc pas ce privilège. Par conséquent, les substances intellectuelles sont de toute manière incorruptibles. C'est pourquoi dans le Psaume : Louez le Seigneur du haut des cieux ! après la mention des anges et des corps célestes, on lit ceci : Il les a établis pour toujours, et pour les siècles des siècles, expression qui manifeste leur durée perpétuelle. Denys dit aussi au IVe chapitre des Noms divins : Par le rayonnement de la divine bonté sont établies les substances intelligibles et intellectuelles. Elles sont, elles vivent, elles ont une vie qui ne peut défaillir ni diminuer. Elles sont pures de toute corruption, génération et mort ; elles sont élevées au-dessus de l'instabilité et du flux du changement.

56 : DE QUELLE MANIERE UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE UNIE A UN CORPS ?

Nous avons vu plus haut que la substance intellectuelle n'est point un corps ni une vertu quelconque dépendante du corps. Reste à examiner à présent la possibilité de l'union d'une substance intellectuelle à un corps. En premier lieu constatons que cette union ne saurait se faire par mélange. 1. Le mélange en effet suppose altération mutuelle. Cette altération implique nécessairement identité de matière, pour qu'il y ait échange d'activité et de passivité. Mais les substances intellectuelles n'ont point la matérialité des corporelles : nous avons prouvé leur immatérialité. Elles ne sauraient donc être mélangées avec un corps. 2. Lorsqu'un mélange a eu lieu, les éléments mélangés n'ont plus d'existence actuelle, mais virtuelle seulement : car s'ils demeuraient en acte, il n'y aurait pas mélange, mais simplement confusion ; ainsi un corps mixte formé d'éléments divers, n'est lui-même aucun de ces éléments. Hypothèse impossible en ce qui concerne les substances intellectuelles : nous avons démontré leur incorruptibilité. Il faut donc exclure l'union d'une substance intellectuelle avec un corps par mode de mélange. A exclure aussi l'union par manière de contact proprement dit. En effet, ce contact n'appartient qu'aux corps : il y a contact là où les extrêmes sont ensemble, comme les points, les lignes, les surfaces, qui limitent les corps. Ce n'est donc pas par mode de contact que la substance intellectuelle peut s'unir à un corps. En conséquence, on ne doit recourir ni à une continuité ni à un arrangement, ni à une jointure pour expliquer l'union de la substance intellectuelle et du corps. Rien de tout cela ne saurait avoir lieu sans contact. Il existe pourtant un mode de contact grâce auquel une substance intellectuelle peut s'unir à un corps. Les corps naturels s'altèrent mutuellement lorsqu'ils se touchent : et de la sorte, ils s'unissent l'un à l'autre non seulement quant à leurs limites quantitatives, mais encore selon une similitude de qualité ou de forme, en ce sens que l'agent imprime sa forme dans le patient. Sans doute, en ce qui concerne les limites quantitatives, le contact doit toujours être mutuel ; et cependant, si l'on se place au point de vue de l'action et de la passion, on peut trouver des êtres qui ne font que toucher (activement) et des êtres qui sont seulement touchés (au passif) : ainsi les corps célestes touchent de cette manière les corps élémentaires, dans la mesure où ils y produisent des altérations ; mais ils ne sont pas touchés par eux, ne subissent de leur chef aucune modification. S'il se trouve donc des agents dont le contact ne s'applique pas aux limites quantitatives des corps, on dira néanmoins qu'ils touchent, pour autant qu'ils agissent : ainsi, dit-on que ce qui nous afflige, nous touche. En ce sens, il est possible qu'une substance intellectuelle s'unisse à un corps par contact. Car les substances intellectuelles agissent sur les corps et les meuvent, puisqu'elles sont immatérielles et plus en acte. Ce contact n'est pas quantitatif, mais virtuel. Il diffère en trois points du toucher corporel : a) Grâce à lui, ce qui est indivisible, peut toucher le divisible. Chose impossible au contact corporel : un point ne peut toucher qu'un certain indivisible. Mais la substance intellectuelle, bien qu'indivisible, peut atteindre une quantité divisible, dans la mesure où elle agit sur elle. Autre, en effet, est l'indivisibilité du point, autre celle de la substance intellectuelle. Le point est indivisible au titre de terme de la quantité : ce qui lui assure une situation déterminée dans le continu, en dehors de laquelle il ne saurait s'étendre. Mais la substance intellectuelle est indivisible, comme étrangère à la catégorie de quantité. Aussi son contact n'est-il pas limité à un indivisible selon la quantité. b) Le contact quantitatif n'atteint que les limites extrêmes ; le contact virtuel atteint tout l'être qu'il affecte. On subit ce contact, en effet, dans la mesure où l'on reçoit une influence, dans la mesure où l'on est mû. Ce qui a lieu pour autant qu'on est en puissance. Mais cette puissance convient à l'être entier, pas seulement à ses extrémités. C'est donc le tout qui est ainsi touché. c) Par conséquent, dans le contact quantitatif qui atteint les limites d'un corps, l'objet qui touche est nécessairement extérieur au sujet touché ; il ne peut passer à travers, il en est empêché. Au contraire, le contact virtuel, qui appartient aux substances intellectuelles, vise l'intime de l'être, et il donne à la substance qui touche, de pénétrer à l'intérieur du sujet touché, et d'avancer à travers lui sans obstacle. Ainsi donc la substance intellectuelle peut s'unir à un corps par contact virtuel. Mais les réalités ainsi unies ne constituent pas une unité pure et simple. Elles réalisent l'unité d'une action exercée et reçue : ce qui n'est pas l'unité pure et simple. L'unité, en effet, se dit de la même manière que l'être. Or être agent ne signifie pas être purement et simplement. L'unité dans l'action n'est donc pas l'unité d'être absolue. Or l'unité pure et simple se réalise de trois manières : par indivisibilité, par continuité, par unité de raison. Mais la substance intellectuelle et le corps ne sauraient constituer une unité indivisible : en effet, nous sommes là en présence d'une unité constituée par deux principes. Ne parlons pas non plus de continuité : le continu implique la quantité. Il reste donc à chercher si la substance intellectuelle et le corps peuvent constituer une unité capable d'être envisagée comme unifiée par la raison. Deux réalités permanentes ne constituent une telle unité que comme forme substantielle et matière : car la substance et l'accident ne font pas une unité de raison : autre est la raison d'homme, autre celle de blanc. Reste à chercher, par conséquent, si une substance intellectuelle peut être la forme substantielle d'un corps. Or cela parait irrationnel et impossible. 1. Deux substances existant en acte ne peuvent constituer quelque chose d'un : l'acte de chaque être est, en effet, ce par quoi il se distingue de l'autre. Mais la substance intellectuelle est pourvue d'existence actuelle, comme on l'a vu. Et de même le corps. Impossible donc, semble-t-il, de former une réalité une avec la substance intellectuelle et le corps. 2. Forme et matière se trouvent dans le même genre : car tout genre se divise par acte et puissance. La substance intellectuelle et le corps sont des genres différents. On ne voit pas comment l'une serait forme de l'autre. 3. Toute réalité dont l'être se trouve dans la matière, est nécessairement matérielle. Mais si la substance intellectuelle est forme du corps, son être doit donc se trouver dans la matière corporelle : car l'être de la forme n'est pas séparé de celui de la matière. Il s'ensuivra que la substance intellectuelle n'est point immatérielle, contrairement à ce que nous avons précédemment établi. 4. Une réalité dont l'être est dans le corps, ne saurait être séparée du corps. Or les philosophes montrent que l'intellect est séparé du corps, et qu'il n'est ni un corps, ni une forme corporelle. La substance intellectuelle n'est donc pas forme du corps : autrement son être serait dans le corps. 5. Là où le corps participe à l'être, il doit aussi participer à l'opération : car chaque chose agit pour autant qu'elle est ; et l'activité ne peut surpasser l'essence, puisque la faculté d'agir découle des principes de l'essence. Mais si la substance intellectuelle est forme du corps, il faut que son être appartienne au corps en même temps qu'à elle : de la forme et de la matière résulte un être qui est un purement et simplement, ce qui constitue l'unité ontologique. L'opération de la substance intellectuelle appartiendra donc aussi au corps, et sa vertu sera une vertu corporelle. Nous avons déjà vu l'absurdité de ces conséquences.

57 : THÈSE PLATONICIENNE SUR L'UNION DE L'AME INTELLECTUELLE ET DU CORPS

Impressionnés par ces arguments et par d'autres semblables, certains ont prétendu qu'aucune substance intellectuelle ne peut être forme du corps. Mais la nature même de l'homme semble contredire cette opinion, car cette nature paraît bien impliquer l'union de l'âme intellectuelle et du corps. Aussi les philosophes susdits ont-ils imaginé des théories pour sauver la nature de l'homme. Ainsi d'après Platon et son école, l'âme intellectuelle n'est pas unie au corps comme une forme à sa matière, mais seulement comme un moteur à son mobile : l'âme serait dans le corps comme un marin sur un navire. De la sorte, l'union de l'âme et du corps se ramènerait à ce contact virtuel mentionné plus haut. Position difficile à tenir! Le contact en question ne saurait, en effet, nous l'avons vu, procurer l'unité pure et simple. Mais l'union de l'âme et du corps constitue l'homme. Il faudrait donc admettre que l'homme n'est pas un, purement et simplement : c'est-à-dire qu'il n'est pas un être pur et simple, mais un composé accidentel. Pour éviter cette conséquence, Platon admit que l'homme n'est pas un composé d'âme et de corps, mais simplement une âme se servant d'un corps ; ainsi Pierre n'est pas un certain composé de corps et de vêtement, mais un homme recouvert d'un vêtement. Montrons la fausseté de cette position : 1. Animal et homme sont des réalités sensibles et naturelles. Fait invraisemblable si le corps et ses parties n'entraient pas dans l'essence de l'homme et de l'animal ; mais si toute l'essence de l'un et de l'autre se réduisait à l'âme, comme le prétend l'opinion susdite : car l'âme n'est point une réalité sensible ni matérielle. Impossible que l'homme ou l'animal soit une âme se servant d'un corps, et non un composé formé d'une âme et d'un corps! 2. Des réalités ontologiquement diverses ne sauraient exercer d'activité une. Et quand je parle d'activité une, je n'envisage pas le terme que vise cette activité, mais bien plutôt son origine, son point de départ dans l'agent : quand plusieurs individus tirent un seul navire, l'action est unique du côté de l'objet qui est un, mais du côté des travailleurs, elle est multiple, car il y a plusieurs efforts de traction : puisque l'action suit la forme et la vertu, il faut bien que là où il y a diverses formes et vertus, il y ait des actions diverses. Sans doute l'âme possède une opération propre, à laquelle ne participe pas le corps : l'intellection - cependant il existe des opérations communes à l'âme et au corps, à savoir la crainte, la colère, la sensation, etc... Ces phénomènes comportent une certaine modification d'une partie déterminée du corps : ce sont à la fois des opérations de l'âme et du corps. L'âme et le corps constituent donc un seul être, ce ne sont pas des réalités ontologiquement diverses. Platon prétend bien résoudre cette difficulté. En effet, dit-il, la diversité du moteur et du mobile n'empêche pas l'unité de l'acte : le même mouvement appartient au moteur à titre d'origine, et au mobile à titre d'aboutissement. Ainsi donc d'après Platon les opérations susdites appartiennent en même temps à l'âme et au corps : à l'âme en tant que moteur, au corps en tant que mobile. Nouvelle impossibilité ! Au second livre de l'Ame, le Philosophe prouve que le sentir se ramène à une motion venue des objets sensibles extérieurs. Par conséquent, l'homme ne saurait avoir de sensation sans un objet extérieur sensible : point de motion sans moteur. Donc l'organe sensoriel est mis en mouvement, est passif dans la sensation, et cela par le fait d'un objet extérieur sensible. Or ce par quoi l'organe est ainsi passif, c'est le sens : en effet, la privation d'un sens entraîne celle des impressions correspondantes. Le sens est donc une vertu passive de l'organe qu'il affecte. Par conséquent l'âme sensitive ne joue pas dans la sensation le rôle d'une cause motrice ou active, mais elle est principe de passivité. Ce principe ne saurait se diversifier ontologiquement de l'être passif. Donc entre l'âme sensible et le corps animé il n'y a pas diversité ontologique. 3. Bien que le mouvement soit l'acte commun du moteur et du mobile, cependant effectuer un mouvement et le recevoir sont deux opérations diverses : action et passion sont deux prédicaments distincts. Si donc dans la sensation l'âme sensitive joue le rôle d'agent et le corps celui de patient, autre sera l'opération de l'âme, autre celle du corps. Ainsi l'âme sensitive possédera une opération propre ; donc aussi une subsistance propre. Par conséquent, la destruction du corps n'entraînera pas sa propre destruction. Conclusion : les âmes sensitives, même celles des animaux sans raison, seront immortelles. Cette conséquence paraît peu probable. Elle est cependant conforme à la thèse platonicienne. Mais ce point sera examiné plus loin. 4. Le moteur ne donne pas au mobile son espèce. Si donc l'union de l'âme au corps n'est qu'une union de moteur à mobile, le corps avec ses parties n'est pas spécifié par l'âme. Le départ de l'âme n'enlèvera donc pas son espèce à l'organisme. Ce qui est évidemment faux : après la mort, il n'est plus question de chair, d'os, de mains, etc..., que dans un sens équivoque. Aucune de ces parties ne possède plus d'opération propre, de caractère spécifique. L'union de l'âme au corps n'est donc pas seulement l'union du moteur et du mobile, de l'homme avec son vêtement. 5. Du moteur, le mobile ne reçoit pas l'être, mais seulement le mouvement. Si l'âme n'est unie au corps que comme à un moteur, le corps sera sans doute mû par l'âme, mais elle ne lui donnera pas l'être. Mais la vie est pour ainsi dire t'être du vivant. Le corps ne vivra donc pas par l'âme. 6. Le mobile n'est point engendré par l'intervention du moteur, ni détruit du fait de son absence : puisqu'il n'y a pas là de dépendance dans l'être, mais seulement dans le mouvement. Si donc l'âme n'est unie au corps que comme un moteur à son mobile, il s'ensuivra que l'union de l'âme et du corps n'impliquera point génération, ni leur divorce corruption. Et ainsi la mort, qui consiste dans la séparation de l'âme et du corps, ne sera pas la corruption de l'animal. Conséquence évidemment fausse. 7. Tout être qui se meut lui-même possède le pouvoir de se mouvoir et de ne pas se mouvoir, de mouvoir et de ne pas mouvoir. Or l'âme, dans la thèse platonicienne, meut le corps comme se mouvant soi-même. Il est donc au pouvoir de l'âme de mouvoir le corps et de ne le pas mouvoir. Et si elle lui est simplement unie comme le moteur à un mobile, l'âme pourra se séparer du corps et s'unir à lui, à volonté. Conclusion irrecevable ! Voici maintenant la preuve de l'union de l'âme au corps, à titre de forme propre : 1. Ce qui détermine pour un être donné le passage de la puissance à l'acte, est la forme et l'acte de cet être. Or l'âme fait passer le corps de la puissance à l'acte : car la vie est l'être même dit vivant. Mais la semence avant l'animation n'est vivante qu'en puissance ; c'est l'âme qui la rend actuellement vivante. L'âme est donc la forme du corps animé. 2. L'être et l'agir n'appartiennent pas à la forme seule ni à la seule matière, mais au composé : donc être et agir sont attribués à toutes les deux, dont l'une joue le rôle de forme, l'autre celui de matière. Ainsi, dirons-nous que l'homme est sain par le corps et par la santé, et que le savant connaît par la science et par l'âme - la science étant la forme de l'âme connaissante et la santé celle du corps sain. Or vivre et sentir sont attribués à l'âme et au corps : on dit en effet que nous vivons et que nous sentons et par l'âme et par le corps. Mais l'âme est le principe de la vie et de la sensation. L'âme est donc la forme du corps. 3. Toute l'âme sensitive joue à l'égard de l'ensemble du corps le même rôle que chaque partie de l'âme à l'égard de chaque partie correspondante du corps. Or chaque partie de l'âme est forme et acte de l'organe qui lui correspond : ainsi la vue est forme et acte de l'_il. Donc l'âme est forme et acte du corps.

58 : L'HOMME N'A PAS TROIS AMES (VÉGÉTATIVE, SENSITIVE ET INTELLECTUELLE)

Mais les tenants du platonisme ne sont pas au bout de leurs objections. Car Platon admet en nous plusieurs âmes : l'intellectuelle, la végétative, la sensitive. On peut donc voir dans l'âme sensitive la forme du corps sans reconnaître pour autant qu'une certaine substance intellectuelle est forme du corps. Voici les arguments qui excluent cette position platonicienne. 1. Quand certaines données conviennent à une réalité selon des formes différentes, on ne peut les attribuer les unes aux autres que de manière accidentelle ce qui est blanc est dit accidentellement musicien, dans la mesure où Socrate possède à la fois la blancheur et la musique. S'il existe donc en nous trois formes différentes ; à savoir les âmes intellectuelle, sensitive et nutritive (ou végétative), les caractéristiques qui nous viennent de ces formes ne sauraient avoir entre elles d'autre lien que celui d'une attribution accidentelle. En raison de l'âme intellectuelle nous sommes appelés des hommes, selon l'âme sensitive des animaux, d'après l'âme végétative, des vivants. Ainsi les propositions suivantes n'auront qu'une valeur accidentelle : L'homme est un animal, ou bien L'animal est un vivant. Mais de telles propositions tiennent manifestement par soi : l'homme, pour autant qu'il est un homme, est animal ; et l'animal, en tant qu'animal, est vivant. C'est donc le même principe qui pose à la fois l'homme, l'animal et le vivant. On objectera peut-être que la diversité des âmes n'entraîne pas forcément le caractère accidentel des attributions susdites : car il existe un ordre entre ces différentes âmes ! Mais l'objection ne vaut pas. En effet, l'ordre de la sensation par rapport à la pensée et celui de la vie végétative par rapport à la vie des sens, se présente comme un ordre de puissance à l'acte : car du point de vue de la génération, la vie de l'intelligence vient après la vie des sens, et la vie des sens après la vie végétative ; l'animal est engendré avant l'homme. Par conséquent, si l'ordre sur lequel s'appuie l'objection peut servir de fondement à des attributions nécessaires, cette nécessité ne devra pas être cherchée du côté de la forme, mais du côté de la matière ou du sujet, comme à propos d'une surface colorée. Mais il ne saurait en être ainsi. Car dans ce dernier mode d'attribution nécessaire, ce qui est formel est dit par soi du sujet : La surface est blanche ; le nombre est pair. Et dans ce mode d'attribution, le sujet fait partie de la définition du prédicat, comme le nombre de la définition du pair. Or dans le cas de l'homme, c'est le contraire. Homme ne s'attribue pas de soi à l'animal ; et de même le sujet n'entre pas dans la définition du prédicat, mais « vice versa ». L'ordre allégué ne saurait donc fonder le mode de nécessité des attributions dont on parle. 2. L'être a la même source que l'unité. L'un suit l'être. Puisque toute chose tient l'être de la forme, de la forme aussi elle tiendra l'unité. Si donc on attribue à l'homme plusieurs âmes comme des formes diverses, l'être humain ne sera pas un, mais multiple. - Et pour donner à l'homme son unité, l'ordre des formes ne saurait suffire. L'unité d'ordre n'est pas l'unité pure et simple : elle est la moindre des unités. 3. La présence de trois âmes dans l'homme se heurte à la difficulté signalée au chapitre précédent : à savoir que l'être formé par l'union de l'âme intellectuelle et du corps ne serait pas un, purement et simplement, mais que son unité serait toute accidentelle. En effet, tout ce qui s'ajoute à un être après la formation complète de cet être, lui survient accidentellement : c'est une donnée étrangère à son essence. Or toute forme substantielle constitue l'être comme quelque chose d'achevé dans la catégorie de la substance : elle lui donne d'être en acte et d'être déterminément tel. Donc tout ce qui vient s'ajouter à la première forme substantielle, appartient au domaine de l'accidentel. Mais l'âme végétative est forme substantielle, puisque la vie représente un attribut substantiel chez l'homme et chez l'animal. Conséquence : l'âme sensitive serait une adjonction accidentelle, et de même l'âme intellectuelle. Et ainsi les mots animal et homme ne désigneraient pas un être purement et simplement un, non plus qu'un genre ou une espèce appartenant à la catégorie de la substance. 4. Si l'homme, conformément à la théorie platonicienne, n'est pas un composé d'âme et de corps, mais une âme se servant d'un corps, ou bien il faut entendre cela de l'âme intellectuelle seulement, ou des trois âmes (s'il y en a trois), ou bien de deux âmes. S'il s'agit de deux ou trois âmes, il s'ensuit que l'homme n'est pas un, mais qu'il est deux ou trois : il est, en effet, trois âmes, ou au moins deux. Et si on l'entend de la seule âme intellectuelle, en ce sens que l'âme sensitive serait la forme du corps et que l'âme intellectuelle utilisant le corps animé et doué de sensation serait l'homme, alors nous nous trouverons toujours en présence des mêmes difficultés : à savoir que l'homme ne serait pas un animal, mais qu'il se servirait d'un animal - car c'est l'âme sensitive qui fait l'animal ; et que l'homme ne sentirait pas, mais qu'il utiliserait un être doué de sensation. Cela ne tient pas : impossible d'admettre qu'en nous, les principes de la pensée, de la sensation et de la vie végétative constituent trois âmes substantiellement différentes. 5. Pour constituer un seul être, deux ou plusieurs réalités différentes ont besoin d'un facteur d'unité - à moins toutefois que de ces réalités l'une joue le rôle de l'acte et l'autre celui de la puissance : ainsi matière et forme font un seul être, sans qu'aucun lien extrinsèque les unisse. Mais si dans l'homme il y a plusieurs âmes, elles ne sont pas entre elles dans le rapport d'acte et de puissance, toutes sont des actes et des principes d'activité. Si pourtant elles s'unissent pour constituer un seul être, comme l'homme ou l'animal, il faut bien admettre la présence d'un facteur d'unité. Ce dernier ne saurait être le corps car c'est plutôt l'âme qui sert de lien au corps, puisque lorsqu'elle s'en va, le corps se dissout. Le facteur d'unité en question devra donc être quelque chose de plus formel (de plus actuel). Et ce quelque chose méritera plus le nom d'âme que ces éléments ou parties qu'elle maintient dans l'unité. Mais si ce principe d'unité possède lui aussi des parties diverses, et n'est pas essentiellement un, alors il faut chercher un autre principe d'unité. Et comme Il n'est pas possible d'aller à l'infini, force est bien d'en venir à quelque réalité une par soi. Telle est l'âme, au premier chef. Il faut donc admettre dans l'homme ou l'animal l'existence d'une âme unique. 6. Si notre réalité psychique est le résultat d'un assemblage de principes divers, de même que cet ensemble se rapporte à tout le corps, de même aussi chaque partie de cette âme multiple devra se rapporter à chacune des parties du corps. Et cette conclusion ne nous éloigne pas de la pensée de Platon : il situait, en effet, l'âme rationnelle dans le cerveau, l'âme végétative dans le foie, l'âme affective dans le c_ur. D'un double point de vue cette théorie apparaît fausse : a) Il existe une certaine partie de l'âme qu'on ne peut attribuer à aucune partie du corps : à savoir l'intellect, dont il a été prouvé qu'il n'est l'acte d'aucun organe ; b) De toute évidence, dans la même partie du corps on constate des activités de diverses sortes, toutes attribuables à l'âme. C'est le cas des animaux qui continuent de vivre après avoir été sectionnés, parce que le même organe possède le mouvement, avec le sens et l'appétit qui déterminent le mouvement. De même aussi la même partie d'une plante sectionnée présente les phénomènes de nutrition, de croissance et de germination. Tout cela montre bien que les diverses parties de l'âme ont pour sujet une seule et même partie du corps. Il n'y a donc pas en nous diverses âmes, attribuées aux différentes parties du corps. 7. Des forces diverses qui ne prennent pas racine dans un principe unique, ne se neutralisent nullement dans leur activité, à moins que leurs opérations ne soient réciproquement contraires : ce qui n'est pas le cas ici. Or nous constatons que les diverses activités psychiques tendent à se neutraliser mutuellement : si l'une s'intensifie, l'autre se ralentit. Il faut donc admettre que ces activités, et les forces d'où elles procèdent, relèvent d'un principe unique. Ce principe ne saurait être le corps : d'abord parce qu'il existe une activité psychique incorporelle, à savoir la pensée ; ensuite parce que si le principe de ces forces et de ces activités était le corps en tant que tel, on trouverait ces forces et ces activités dans tous les corps, ce qui est évidemment faux. Le principe en question doit donc être une certaine forme unique, grâce à laquelle ce corps est tel corps. Et c'est l'âme. Par conséquent, toutes les activités psychiques que nous constatons en nous procèdent d'une âme unique. Il n'existe pas en nous plusieurs âmes. Ainsi nous rejoignons ce texte du Livre des Dogmes de l'Eglise : Nous ne croyons pas qu'il y ait deux âmes en un seul homme, comme Jacques et certains Syriens l'ont écrit : l'une animale, animatrice du corps et mélangée au sang, l'autre spirituelle, consacrée à la pensée : mais nous affirmons en l'homme, la présence d'une seule et même âme, qui vivifie le corps par son union avec lui, et qui se dirige elle-même par sa raison.

59 : L'INTELLECT POSSIBLE DE L'HOMME N'EST PAS UNE SUBSTANCE SÉPARÉE

On a inventé une autre théorie pour soutenir qu'une substance intellectuelle ne saurait être unie au corps comme une forme. D'après cette thèse, l'intellect, même celui qu'Aristote appelle possible, est une certaine substance séparée qui ne nous est point unie à titre de forme. Et voici sur quels arguments s'appuie cette théorie : 1. Il y a d'abord les expressions d'Aristote qualifiant cette intellect de séparé, de non mélangé au corps, de simple, d'impassible : expressions qui ne sauraient convenir à la forme d'un corps. 2. La démonstration du même Aristote, par laquelle il prouve que, puisque l'intellect possible reçoit toutes les espèces des choses sensibles, à l'égard desquelles il se trouve en puissance, de ce chef il est nécessairement affranchi de toute détermination corporelle ; comme la pupille de l'_il, réceptive de toutes les espèces de couleurs, n'en possède elle-même aucune : si, en effet, elle avait actuellement telle ou telle couleur, cette couleur-là empêcherait la vision des autres couleurs, bien plus elle ferait tout voir sous une teinte uniforme. Il en irait de même pour l'intellect possible s'il possédait par lui-même une forme ou une nature appartenant au monde physique sensible : ce qui serait le cas, s'il entrait en composition avec un corps, ou bien s'il était forme d'un corps. Matière et forme constituant un seul être, la forme participe donc en quelque manière de la nature de l'être qu'elle détermine. D'où impossibilité pour l'intellect possible d'entrer en composition avec un corps, ou bien d'être l'acte ou la forme d'un corps. 3. Si l'intellect possible était la forme d'un corps matériel, sa réceptivité serait du même genre que la réceptivité de la matière première ; en effet, ce qui est forme d'un corps, ne reçoit rien sans sa matière, mais la matière première reçoit les formes individuelles, bien plus ! elles sont individuées par le fait qu'elles sont dans la matière. Par conséquent, l'intellect possible recevrait les formes en tant qu'individuelles ; il ne connaîtrait donc pas l'universel : ce qui est évidemment faux. 4. La matière première ne connaît pas les formes qu'elle reçoit. Si donc la réceptivité de l'intellect possible était identique à celle de la matière première, l'intellect possible ne connaîtrait pas non plus les formes qu'il reçoit : ce qui est faux. 5. Il est impossible de mettre dans un corps un pouvoir infini, comme le prouve Aristote, au VIIIe livre de la Physique. Mais l'intellect possible jouit en quelque sorte d'un pouvoir infini ; par lui nous portons notre jugement sur un nombre infini d'objets, car dans les concepts universels de notre pensée sont contenues potentiellement des séries infinies de choses particulières. L'intellect possible n'est donc pas un pouvoir qui réside dans un corps. Telles sont les raisons qui ont poussé Averroès et certains anciens auxquels il fait allusion, à soutenir que l'intellect possible, faculté par laquelle l'âme pense, est réellement séparé du corps et n'en est point la forme. Mais cet intellect ne nous appartiendrait en aucune manière et ne nous serait d'aucune utilité pour penser, s'il ne nous était uni par un certain lien. Et voici où notre auteur va chercher ce lien : l'espèce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme l'objet visible en acte est forme de la faculté visuelle ; donc l'intellect possible et la forme comprise en acte ne font qu'un. L'être à qui cette forme intellectuelle est unie, sera donc uni, lui aussi, à l'intellect possible. Mais cette même forme intellectuelle nous est précisément unie par l'image qui est pour ainsi dire son sujet. Tel est le lien qui nous rattache à l'intellect possible. Théorie frivole et ruineuse : il est facile de le voir. 1. En effet, c'est l'être pourvu d'intellect qui est intelligent (qui comprend) est compris (au passif) ce dont l'espèce intelligible est unie à l'intellect. Du fait que l'espèce intellectuelle est dans l'homme unie à l'intellect d'une certaine manière, l'homme ne sera pas pour autant intelligent (ou comprenant), mais seulement il sera compris (intelligé) par l'intellect possible séparé dont on suppose l'existence. 2. Si l'espèce comprise en acte est forme de l'intellect possible, comme l'espèce visible en acte est forme de la puissance visuelle ou de l'_il lui-même, il existe une analogie entre l'espèce intellectuelle par rapport aux images d'une part, et d'autre part l'espèce visible en acte par rapport à l'objet coloré situé en dehors de l'âme. Aristote lui-même fait cette comparaison dans le De Anima. Dans ces conditions, le lien qui unit l'intellect possible par la forme intelligible à l'image qui est en nous, ressemble à celui qui unit la faculté de voir à la couleur qui est dans la pierre. Mais ce lien ne fait pas que la pierre voie, mais seulement qu'elle soit vue. Par conséquent, cette union de l'intellect possible avec nous ne nous donne pas de comprendre, mais seulement d'être compris. Il est pourtant évident qu'à l'homme on doit attribuer proprement et véritablement le fait de comprendre ; nous ne chercherions pas la nature de l'intellect si nous ne possédions pas l'intelligence. L'explication proposée ne suffit donc pas. 3. Tout sujet connaissant est, par sa faculté de connaître, uni à son objet, et non inversement ; de même que tout travailleur est, par son activité opérative, uni à son _uvre. Or l'homme tient son activité pensante de l'intellect, faculté de connaissance. Il ne faut donc pas dire : l'homme est uni à l'intellect par la forme intelligible, mais bien plutôt : l'homme est uni par l'intellect à l'objet intelligible. 4. Ce par quoi un être agit, est la forme de cet être. Rien n'agit en effet que pour autant qu'il est en acte. Mais aucun être n'est en acte que par ce qui constitue sa forme. Ainsi Aristote prouve que l'âme est une forme, du fait que l'animal vit et sent par l'âme. Or l'homme comprend ; et il ne le fait que par l'intellect. Et Aristote, étudiant en nous le principe de la pensée, définit la nature de l'intellect possible. Ce dernier nous est donc uni formellement et pas seulement par son objet. 5. Intellect en acte et intelligible en acte sont un ; de même que le sens en acte et le sensible en acte ; mais non toutefois l'intellect en puissance et l'intelligible en puissance, ni non plus le sens en puissance et le sensible en puissance. Donc l'espèce de la chose, selon qu'elle est dans les images, n'est pas intelligible en acte (car alors elle ne fait pas un avec l'intellect en acte) ; elle ne le deviendra qu'une fois abstraite des images. De même que l'espèce de la couleur n'est pas sentie en acte selon qu'elle est dans la pierre, mais seulement selon qu'elle est dans la pupille de l'_il. Or si l'on adopte la position d'Averroès, l'espèce intelligible ne nous est unie que pour autant qu'elle est dans les images. Elle ne nous est donc pas unie selon qu'elle s'identifie à l'intellect possible, comme détermination de celui-ci. Par conséquent, elle ne saurait jouer le rôle d'intermédiaire entre l'intellect possible et nous, puisque, selon qu'elle s'unit à l'intellect possible elle ne s'unit pas à nous, ni inversement. A la base de l'opinion que nous combattons, il y a une équivoque. En effet, les couleurs existant hors de l'âme, en présence de la lumière sont visibles en acte, en tant que pouvant impressionner la vue ; mais non pas en tant qu'actuellement senties, comme s'identifiant avec la vision en acte. Et de même les images, par la lumière de l'intellect agent, deviennent actuellement intelligibles et peuvent impressionner l'intellect possible ; mais elles ne sont pas comprises en acte et ne s'identifient pas encore avec l'intellect possible uni actuellement à son objet. 6. Où se trouve une plus haute opération vitale, se trouve aussi une plus haute espèce de vie, correspondant à cette activité. Ainsi dans les plantes existe une activité purement végétative ; dans les animaux, il y a une activité plus élevée, sensitive et motrice : elle vaut à l'animal un genre de vie d'un degré supérieur. Mais dans l'homme on trouve une opération vitale plus élevée que chez l'animal : c'est la pensée. Donc l'homme se situe à un degré supérieur dans l'échelle des vivants. Mais le principe de vie, c'est l'âme. Le principe de la vie de l'homme sera donc plus élevé que l'âme sensitive. Or aucune âme n'est plus haute que l'âme intelligente. L'intelligence est donc l'âme de l'homme, et par conséquent sa forme. 7. Le résultat de l'opération d'un être ne donne pas à cet être son espèce car l'opération est acte second, tandis que la forme par laquelle l'être se trouve spécifié, est acte premier. Mais dans la thèse averroïste l'union de l'intellect possible avec l'homme, est une conséquence de l'activité humaine ; elle s'opère en effet par le moyen de l'imagination, qui selon le Philosophe, est un mouvement fait par le sens en raison de son activité. Une telle union ne saurait suffire à spécifier l'homme : on ne pourrait donc pas dire que l'homme se distingue spécifiquement des autres animaux par son intelligence. 8. Si l'espèce humaine se définit par la raison et l'intelligence, tout être humain possède nécessairement des facultés intellectuelles. Mais l'enfant, avant même sa naissance, appartient à l'espèce humaine ; il n'a pourtant point d'image qui puissent servir de matière aux opérations intellectuelles. Il ne faut donc pas dire que ce qui donne à l'homme l'intelligence, c'est le fait de son union avec un intellect séparé, union produite par l'espèce intelligible dont le sujet est l'image.

60 : L'HOMME N'EST PAS SPÉCIFIÉ PAR L'INTELLECT PASSIF, MAIS PAR L'INTELLECT POSSIBLE

Mais la thèse averroïste nous oppose encore une difficulté. D'après Averroès, en effet, l'homme se distingue des bêtes par cette faculté qu'Aristote appelle intellect passif, qui n'est pas autre chose que la fonction cogitative, propre à l'homme et qui correspond à l'estimative naturelle des animaux. Le rôle de cette faculté cogitative consiste à distinguer les intentions individuelles et à les comparer entre elles, de même que l'intellect spirituel, qui est séparé de la matière, fait des comparaisons et des distinctions parmi les intentions universelles ; et comme par cette faculté, unie à l'imagination et à la mémoire, les images sont préparées à recevoir l'influence de l'intellect agent qui actualise les intelligibles, ainsi que certaines techniques préparent la matière à l'action de l'ouvrier principal, pour cette raison, ladite faculté est appelée intellect et raison. Les médecins la localisent au centre du cerveau. C'est d'après la disposition de cette faculté que diffèrent les aptitudes intellectuelles des hommes. Par l'usage et l'exercice de cet intellect passif, nous acquérons l'habitude de la science : les habitudes des sciences sont dans cet intellect passif comme dans leur sujet. Dès le début de la vie l'enfant possède cette faculté, et d'après la thèse averroïste, c'est l'intellect passif qui le spécifie en tant qu'homme, avant même qu'il ne forme acte d'intelligence. La fausseté, le caractère abusif de cette position apparaissent avec évidence. 1. En effet, les opérations vitales sont comparées à l'âme comme les actes seconds à l'acte premier, comme le montre Aristote au IIe livre du De Anima. Or l'acte premier dans un même sujet précède dans le temps l'acte second, par exemple la science précède l'exercice de la science. Partout où se trouve une opération vitale, il faut donc admettre l'existence d'une certaine partie de l'âme qui se rapporte à cette opération comme l'acte premier à l'acte second. Mais l'homme a une opération propre, qui surpasse toute fonction animale, à savoir l'acte de l'intellection et du raisonnement : acte de l'homme en tant qu'il est homme, comme le dit Aristote au 1er livre de l'Ethique. Il faut donc admettre dans l'homme un certain principe, principe qui sert à définir l'espèce humaine et qui se rapporte à l'opération intellectuelle comme l'acte premier à l'acte second. Ce principe ne saurait être l'intellect passif dont il a été question : en effet, le principe de l'opération intellectuelle doit être impassible et incorporel, comme le prouve le Philosophe ; or l'intellect passif ne réalise manifestement pas ces conditions. Il n'est donc pas possible que par la faculté connaissance qu'on appelle l'intellect passif, l'homme soit classé dans une espèce qui le distingue des autres animaux. 2. Les affections de la partie sensitive ne peuvent placer l'être dans un genre de vie plus élevée que la vie sensitive, de même que les affections de l'âme végétative ne peuvent faire accéder l'être à un degré de vie supérieure à la vie végétative. Or il est évident que l'imagination et les facultés qui s'y rattachent, comme la mémoire entre autres, sont des affections de la partie sensitive, comme le Philosophe le prouve dans le livre de Memoria. Ces puissances ne sauraient donc faire accéder l'animal à un genre de vie plus élevé que la vie sensitive. Et pourtant l'homme se situe à un niveau supérieur : le Philosophe, au livre II du De Anima, dans sa classification des genres de vie, place la vie intellectuelle qu'il attribue à l'homme, au-dessus de la vie sensitive, qu'il attribue d'une manière générale à tout animal. Il ne faut donc pas voir dans cette activité sensitive la caractéristique propre de la vie humaine. 3. Tout être qui se meut lui-même, selon la démonstration du Philosophe, se compose d'une partie motrice et d'une partie mue. Or l'homme, ainsi que les autres animaux, se meut lui-même. Donc il se compose d'une partie motrice et d'une partie mue. Mais le premier moteur dans l'homme est l'intelligence ; car l'intelligence par l'objet qu'elle saisit meut la volonté. Et l'on ne peut attribuer au seul intellect passif le rôle de moteur, car l'intellect passif n'atteint que des données particulières, et le mouvement dont il s'agit comporte l'intervention d'une opinion universelle qui appartient à l'intellect possible, et d'une particulière qui appartient à l'intellect passif, comme le montre Aristote au IIIe livre du De Anima et au VIIe livre de l'Ethique. Donc l'intellect possible est une certaine partie de l'homme, la plus digne, la plus formelle. C'est donc bien elle qui sert à le définir, et non pas l'intellect passif. 4. Il est prouvé que l'intellect possible n'est pas l'acte d'un corps, pour cette raison que par la connaissance il atteint les formes sensibles, d'une manière universelle. Aucune faculté dont l'opération peut s'étendre à toutes les formes sensibles dans leur universalité, ne saurait être l'acte d'un corps. Or telle est la volonté ; tous les objets que nous comprenons, nous pouvons les vouloir, du moins vouloir les connaître. L'acte de volonté peut d'ailleurs avoir une portée universelle : nous haïssons, en effet, universellement toute l'espèce des brigands, comme le dit Aristote dans sa Rhétorique ; mais notre colère ne se porte que sur des objets particuliers. La volonté ne peut être l'acte d'une quelconque partie du corps ni résulter d'une puissance qui serait l'acte du corps. Mais toute partie de l'âme est l'acte d'un organe corporel, excepté la partie intellectuelle proprement dite. Donc la volonté est dans la partie intellectuelle ; aussi, d'après Aristote, au IIIe livre du De Anima, la volonté est dans la raison, l'irascible et le concupiscible dans la partie sensitive ; c'est pourquoi les actes du concupiscible et de l'irascible sont des mouvements passionnels, ceux de la volonté des actes électifs. Mais la volonté de l'homme n'est pas extrinsèque à l'homme, comme enracinée dans je ne sais quelle substance séparée, non, elle réside dans l'homme lui-même, autrement l'homme ne serait pas maître de ses actions : il serait poussé par la volonté d'une certaine substance séparée, et il ne posséderait en propre que les puissances appétitives sujettes aux mouvements passionnels, c'est-à-dire l'irascible et le concupiscible, qui résident dans la partie sensitive, comme chez les autres animaux, qui sont agis plutôt qu'ils n'agissent. Conclusion inadmissible qui ruinerait par la base toutes les sciences morales et sociales. D'où la nécessité d'admettre en nous un intellect possible, par lequel nous différons des brutes, et pas seulement par l'intellect passif. 5. Aucun être ne peut agir sinon part une puissance active existant en lui. Inversement, aucun être ne peut pâtir sinon par une puissance passive existant en lui. Le combustible peut être brûlé, non pas seulement parce qu'il existe une réalité capable de le brûler, mais aussi parce qu'il est lui-même susceptible de combustion. Mais entendre (ou comprendre) est un certain pâtir, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Donc comme l'enfant est intelligent en puissance, bien qu'il n'exerce pas encore l'acte de l'entendement, il faut bien qu'il y ait en lui une certaine puissance susceptible d'opérations intellectuelles. Cette puissance est l'intellect possible. Il faut donc qu'à l'enfant soit déjà uni l'intellect possible, avant même qu'il n'exerce l'acte d'intellection. Le principe d'union de l'intellect possible avec l'homme n'est donc pas une forme comprise en acte ; mais la faculté même de l'intellect possible est unie à l'homme dès le début, comme faisant partie de son être. Averroès prétend répondre à cet argument. Pour lui l'enfant est dit posséder la puissance intellectuelle à un double titre : a) du fait que les images qui sont en lui sont intelligibles en puissance ; b) parce que l'intellect possible peut s'unir à lui, et non parce qu'il lui serait déjà uni. Montrons l'insuffisance de cette explication : a) Il faut distinguer nettement le pouvoir agi du pouvoir pâtir, ces deux opposés. Du fait qu'un être possède le pouvoir d'agir, il ne possède pas nécessairement celui du pâtir. Or, pouvoir comprendre est pouvoir pâtir, dès là que comprendre est un certain pâtir comme le dit le Philosophe. Par conséquent, lorsqu'on dit que l'enfant a la puissance de comprendre, on n'attribue pas cette puissance au fait que les images qui sont en lui pourront être actuellement comprises car cela relève du pouvoir d'agir, puisque les images impressionnent l'intellect possible. Une puissance qui découle de l'espèce d'un être ne lui appartient pas selon ce qui ne produit pas l'espèce en question. Mais pouvoir comprendre découle de l'espèce humaine : car l'intellection est un acte de l'homme en tant que tel. Or les images ne donnent pas l'espèce humaine, mais elles sont plutôt le résultat de notre activité psychique. Ce n'est donc pas en raison des images que l'enfant peut être dit intelligent en puissance. b) De même, on ne peut dire que la puissance intellectuelle de l'enfant consiste dans le fait que l'intellect possible peut s'unir à lui. On est capable d'agir ou de pâtir par une puissance active ou passive comme on est blanc par la blancheur. Or aucun objet n'est blanc avant que la blancheur ne lui soit unie. Ainsi nul n'est dit capable d'agir ou de pâtir avant de posséder la puissance active ou passive en question ; on ne saurait donc parler de puissance intellectuelle chez l'enfant avant que l'intellect possible, qui est la faculté de comprendre, ne se trouve en lui. c) De plus, c'est dans un sens tout différent que quelqu'un est dit en puissance d'agir avant qu'il n'aie la nature qui lui permette d'agir, ou après qu'il possède cette nature mais se trouve accidentellement empêché d'en exercer l'acte. Ainsi un corps peut être en puissance de s'élever, ou bien avant même d'avoir acquis la légèreté voulue, ou bien après l'avoir acquise mais encore arrêté accidentellement dans sa tendance ascensionnelle par certains obstacles. Or l'enfant est en puissance à l'égard de l'acte intellectuel, non parce qu'il ne possède pas la faculté de comprendre, mais parce qu'il en est empêché par de multiples mouvements qui s'opèrent en lui, comme il est dit au VIIe livre de la Physique. Dire qu'il a la faculté de comprendre, ce n'est donc pas dire que l'intellect possible, qui est la puissance intellectuelle, peut lui être uni ; mais qu'il lui est déjà uni et que son exercice est provisoirement entravé ; cet empêchement une fois enlevé, l'enfant tout de suite exercera son intelligence. 6. L'habitus est ce dont on use quand on veut. Par conséquent un habitus et l'opération qui en résulte ont toujours le même sujet. Mais considérer intellectuellement, acte de cet habitus qu'on appelle science, ne peut être le fait de l'intellect passif, mais bien de l'intellect possible lui-même ; en effet, pour qu'une puissance fasse un acte d'intellection, il faut qu'elle ne soit l'acte d'aucun organe corporel. Donc l'habitus de science ne réside pas dans l'intellect passif, mais dans l'intellect possible. Mais la science est en nous : c'est par elle que nous sommes appelés savants. Donc l'intellect possible réside en nous, et ne constitue pas une réalité séparée de notre être. 7. La science est une assimilation du connaissant à la chose connue. A la chose connue, pour autant qu'elle est connue, le connaissant n'est assimilé que selon les espèces universelles ; car elles constituent précisément l'objet même de la science. Mais les espèces universelles ne peuvent se trouver dans l'intellect passif, puisqu'il est une puissance usant d'un organe, mais seulement dans l'intellect possible. Il ne faut donc pas chercher la science dans l'intellect passif, mais dans l'intellect possible. 8. L'intelligence à l'état habituel, comme l'avance notre adversaire, est l'effet de l'intellect agent. De l'intellect agent les effets sont les intelligibles en acte, dont le sujet récepteur est proprement l'intellect possible, vis-à-vis duquel l'intellect agent joue le rôle de l'art par rapport à la matière, suivant la comparaison d'Aristote au IIIe livre du De Anima. L'intelligence habituelle qui est l'habitude de science, doit donc résider dans l'intellect possible, non dans l'intellect passif. 9. Il est impossible que la perfection d'une substance supérieure dépende d'une inférieure. Or la perfection de l'intellect possible dépend de l'activité humaine ; elle dépend en effet des images qui impressionnent l'intellect possible. L'intellect possible n'est donc pas une certaine substance supérieure à l'homme. Donc, il faut bien qu'il soit quelque chose de l'homme, comme son acte et sa forme. 10. Toutes les réalités séparées quant à l'essence ont aussi des opérations séparées ; car les choses sont pour leurs opérations (c'est-à-dire qu'elles atteignent leur perfection dans leur agir) : l'acte premier est pour l'acte second. Aussi Aristote dit-il, au 1er livre du De Anima, que si quelque opération de l'acte s'effectue indépendamment du corps, il est possible que l'âme soit séparée. Mais l'opération de l'intellect possible a besoin du corps (du moins dans l'état présent d'union au corps). Le Philosophe écrit en effet au IIIe livre du De Anima que l'âme peut agir par elle-même, c'est-à-dire comprend, quand l'intellect est actualisé par une espèce abstraite des images, lesquelles ne sauraient exister sans corps. Donc l'intellect possible n'est pas tout à fait séparé du corps. 11. Quand la nature assigne à un être une opération, elle lui donne ce qui est nécessaire à cette opération : ainsi d'après Aristote, au IIe livre du de Caelo, si les étoiles se mouvaient d'un mouvement progressif à la manière des animaux, la nature leur aurait donné les organes du mouvement progressif. Mais l'opération de l'intellect possible s'accomplit à l'aide d'organes corporels, organes nécessaire à la production des images. Donc la nature a uni l'intellect possible à nos organes ; il n'est donc pas naturellement séparé de notre organisme. 12. Si l'intellect possible était naturellement séparé du corps, il comprendrait mieux les substances immatérielles que les formes sensibles : de soi les substances immatérielles sont en effet plus intelligibles et plus conformes à l'intelligence. Or en fait l'intellect possible ne peut comprendre les substances tout à fait séparées de la matière, et cela parce que nulle image ne les signale ; cet intellect ne comprend rien sans image, comme le dit Aristote au IIIe livre du de Anima. Les images jouent à son égard le rôle des objets sensibles par rapport aux sens, objets sans lesquels la sensation est impossible. L'intellect possible n'est donc pas une substance actuellement séparée du corps. 13. Tout le domaine de la puissance passive est coextensif à celui de la puissance active. Il n'est pas de puissance passive dans la nature à laquelle ne corresponde une puissance active naturelle. Mais l'intellect agent ne produit des intelligibles qu'à l'aide d'images. Donc l'intellect possible n'est impressionné par les autres intelligibles que grâce aux images. Et de la sorte il ne peut comprendre les substances séparées. 14. Dans les substances séparées se trouvent les espèces des choses sensibles sous un mode intelligible, et c'est ainsi que ces êtres purement spirituels connaissent les réalités matérielles. Si donc l'intellect possible comprenait les substances séparées, en elles il saisirait la connaissance des choses sensibles. Il ne les connaîtrait donc pas par les images, puisque la nature ne fait rien en vain. - Et si l'on dénie aux substances séparées la connaissance des choses sensibles, nul ne leur contestera une connaissance supérieure, connaissance qu'acquerra aussi l'intellect possible s'il comprend lesdites substances séparées. Il aura donc une double connaissance : l'une selon le mode des substances séparées, l'autre tirée des sens : dualité superflue. 15. L'intellect possible est ce par quoi l'âme comprend, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Si l'intellect possible comprend les substances séparées, nous les comprenons donc : ce qui est évidemment faux. A l'égard des purs intelligibles, nous ressemblons à des hiboux devant le soleil. A ces arguments on oppose la réponse suivante : l'intellect possible, selon qu'il subsiste en soi, comprend les substances séparées et se trouve en puissance à leur égard comme le diaphane par rapport à la lumière ; mais selon qu'il nous est uni dès le début de notre existence, il est en puissance par rapport aux formes abstraites des images : ainsi s'explique notre ignorance à l'égard des substances séparées. Cette réponse ne porte pas. a) D'après la thèse averroïste, l'intellect possible est dit s'unir à nous, selon qu'il est perfectionné par des espèces intelligibles abstraites des images. Mais la considération de l'intellect par rapport à ces espèces précède évidemment celle de l'union de l'intellect avec nous. Ce n'est donc pas le fait de son union avec nous qui le rend susceptible de recevoir ces espèces ; b) Dans la position d'Averroès, la réceptivité de l'intellect possible à l'égard de ces espèces intelligibles ne viendrait pas de sa nature propre, mais d'ailleurs. Or on ne définit pas une réalité par ce qui ne lui appartient pas en propre. Il ne faut donc pas chercher la définition de l'intellect possible dans le fait qu'il est en puissance à de telles espèces, comme le montre Aristote au IIIe livre de De Anima ; c) L'intellect possible ne saurait entendre à la fois plusieurs objets, à moins qu'il ne les entende l'un par l'autre ; car une puissance ne peut être perfectionnée par plusieurs actes que selon un certain ordre. Si donc l'intellect possible entend, et les substances séparées, et les espèces abstraites des images, il faut bien, ou qu'il entende les substances séparées par ces espèces abstraites ou vice versa. Dans un cas comme dans l'autre, nous entendons les substances séparées. Mais cela est manifestement faux. Donc l'intellect possible n'entend pas les substances séparées ; dont il n'est pas lui-même une substance séparée.

61 : LA POSITION D'AVERROËS SUR L'INTELLECT POSSIBLE EST CONTRAIRE A LA DOCTRINE D'ARISTOTE

Mais Averroès prétend appuyer son opinion sur l'autorité d'Aristote. Aussi devons-nous montrer en toute clarté que cette opinion est en réalité contraire à la doctrine d'Aristote. 1. Aristote définit l'âme au IIe livre du De Anima : acte premier d'un corps physique, organique, en puissance de vie. Et le Philosophe ajoute : Cette définition s'applique universellement à toute âme. Et cette formule n'est point simplement hypothétique, comme Averroès le prétend. A l'appui de notre dire, nous avons les exemplaires grecs et la traduction de Boèce. Par la suite, au cours du même chapitre, Aristote mentionne l'existence de certaines parties de l'âme séparables du corps, qui constituent l'âme intellectuelle. Cette dernière est donc aussi acte du corps. Et qu'on ne nous oppose pas le texte suivant : Au sujet de l'intellect et de la faculté spéculative, rien n'a encore été mis en lumière, mais il semble que c'est un autre genre d'âmes. Aristote ne prétend pas en effet par là exclure l'intellect de la commune définition de l'âme, mais la distingue des natures propres des autres parties de l'âme ; de même que distinguer le genre volatile du genre marcheur, ce n'est pas exclure le volatile de la commune définition de l'animal. Aussi, pour bien marquer le sens de sa distinction, le Philosophe ajoute : et ce genre d'âme (intellectuelle) seulement, peut être séparée du corps, comme l'immortel du corruptible. Aristote n'entend pas dire, comme le prétend le Commentateur, qu'il n'a pas encore élucidé la question de savoir si l'intellect appartenait ou non à l'âme, comme pour les autres principes. En effet, le texte ancien ne porte pas : Rien n'a été déclaré, ou rien n'a été dit, mais : Rien n'a été mis en lumière, expression qui désigne ce qui est typiquement propre à l'âme intellectuelle, et non ce qui constitue la définition générale de l'âme. Et si cette expression l'âme avait été employée d'une manière équivoque pour désigner l'intellect et les autres âmes, alors Aristote aurait en tout premier lieu marqué puis défini les termes équivoques. Telle est son habitude. Cette méthode est nécessaire pour éviter une ambiguïté inadmissible dans les sciences démonstratives. 2. Au second livre de l'Ame, le Philosophe compte l'intellect parmi les puissances de l'âme, et dans le texte cité plus haut, il nomme la faculté spéculative. L'intellect n'est donc pas en dehors de l'âme humaine, mais il prend place parmi ses puissances. 3. De même, au troisième livre de l'Ame, abordant l'étude de l'intellect possible, il l'appelle une partie de l'âme, dans les termes suivants : Au sujet de cette partie de l'âme, par laquelle l'âme connaît et juge. Par où il montre clairement que l'intellect possible est quelque chose de l'âme. 4. Et voici un texte encore plus explicite. Par la suite il définit ainsi l'intellect possible, j'appelle intellect ce par quoi l'âme opine et comprend : formule qui montre clairement que l'intellect est quelque chose de l'âme humaine, par quoi cette âme comprend. La thèse averroïste s'oppose donc à la doctrine aristotélicienne et à la vérité. Aussi doit-on la rejeter comme fallacieuse.

62 : CONTRE LA THÈSE D'ALEXANDRE SUR L'INTELLECT POSSIBLE

La thèse d'Aristote que nous venons de citer a déterminé Alexandre d'Aphrodise à reconnaître que l'intellect possible est une certaine puissance résidant en nous, en sorte que la définition générale de l'âme donnée par le Philosophe au IIe livre du De Anima pût lui convenir. Mais ne pouvant comprendre qu'une substance intellectuelle fût la forme du corps, il suppose que la puissance en question ne s'enracine pas dans une substance de nature intellectuelle, mais qu'elle résulte d'une certaine synthèse des éléments dans le corps humain. Le mode déterminé de la complexion humaine nous prépare à recevoir l'influence de l'intellect agent, qui est toujours en acte et qui, selon lui, est une certaine substance séparée ; cette influence rend l'homme actuellement intelligent. Le principe intérieur à l'homme qui le rend intelligent en puissance, c'est l'intellect possible ; ainsi donc, l'intellect possible résulterait d'une synthèse organique déterminée. De prime abord, cette thèse semble contraire au texte et à la démonstration d'Aristote. Ce dernier montre en effet, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect possible n'est point mêlé au corps. Or il est bien impossible de qualifier ainsi une puissance qui résulte d'une synthèse d'ordre physique ; car tout ce qui appartient à cet ordre est l'effet de telle synthèse, comme on peut le constater en ce qui concerne les saveurs, les odeurs et autres qualités sensibles. - A première vue, l'opposition semble donc manifeste entre la thèse d'Alexandre et les propos et démonstrations d'Aristote. A cette difficulté, Alexandre répond que l'intellect possible n'est pas autre chose que la préparation même de l'homme à recevoir l'influence de l'intellect agent. Cette préparation elle-même n'est pas une nature sensible déterminée, et n'est pas mélangée au corps : elle est simplement relation et ordre d'une chose à une autre. Mais cette explication est en désaccord manifeste avec la pensée d'Aristote. 1. Celui-ci prouve, en effet, que si l'intellect possible n'a pas une nature sensible déterminée et par conséquent n'est pas mêlé au corps, c'est parce qu'il peut recevoir toutes les formes sensibles et les connaître : ce qu'on ne saurait entendre d'une préparation, dont le rôle n'est pas de recevoir mais d'être effectuée. Par conséquent, la démonstration d'Aristote ne vise pas une préparation, mais un sujet récepteur préparé. 2. Si les qualités qu'Aristote attribue à l'intellect possible lui conviennent pour autant qu'il est préparation, et non en raison de la nature du sujet préparé, elles devront donc convenir à toute préparation. Or dans les sens il y a une certaine préparation à recevoir actuellement les données sensibles. Il faudrait donc qualifier de la même manière le sens et l'intellect possible : ce qui est évidemment contraire à la pensée d'Aristote, lequel montre ensuite la différence entre la réception du sens et celle de l'intellect ; dans ce fait que le sens est corrompu par l'excellence des objets, mais non pas l'intellect. 3. Aristote dit que l'intellect possible est impressionné par l'intelligible, qu'il reçoit les espèces intelligibles, qu'il est en puissance à leur égard ; il le compare même à une tablette sur laquelle rien n'est écrit. Aucune de ces formules ne convient à une préparation, mais seulement au sujet préparé. C'est donc aller contre la pensée d'Aristote que de regarder l'intellect possible comme la préparation elle-même. 4. L'agent l'emporte en noblesse sur le patient et l'ouvrier sur son _uvre, de même que l'acte sur la puissance. Or plus une réalité est immatérielle, plus elle est noble. L'effet ne peut donc être plus immatériel que sa cause. Mais toute faculté connaissante, en tant que telle, est immatérielle : ceci est vrai même du sens qui occupe le dernier degré dans l'échelle de la connaissance. Aristote dit au IIe livre du De Anima, qu'il reçoit les espèces sensibles sans la matière. On ne saurait donc chercher la cause d'une faculté connaissante quelconque dans une synthèse d'ordre physique. Or l'intellect possible occupe en nous le sommet de l'activité connaissante : il est ce par quoi l'âme connaît et comprend, comme le dit Aristote au IIIe livre de De Anima. Par conséquent, l'intellect possible n'est pas le résultat d'une combinaison ou d'une synthèse d'éléments physiques. 5. Si le principe d'une opération dérive de certaines causes, ladite opération ne dépasse certainement pas les causes en question, car la cause seconde n'agit que sous la motion de la cause première. Or l'opération de l'âme végétative elle-même excède la vertu des qualités élémentaires (ou propriétés physico-chimiques). Aristote prouve en effet au IIe livre du De Anima que le feu n'est pas la cause suffisante de l'accroissement des vivants, mais pour ainsi dire la cause adjacente ; la cause principale, c'est l'âme, vis-à-vis de laquelle la chaleur joue le rôle de l'instrument par rapport à l'ouvrier. On ne saurait donc attribuer la production de l'âme végétative à une synthèse ou à une combinaison ou à un mélange d'éléments ; beaucoup moins encore quand il s'agit du sens et de l'intellect possible ! 6. Faire acte d'intellection est une opération à laquelle il est impossible que participe un organe corporel. Or cette opération est attribuée à l'âme ou encore à l'homme ; on dit en effet que l'âme entend (ou comprend) ou que l'homme entend (ou comprend) par l'âme. Il faut donc qu'il y ait dans l'homme un certain principe, non dépendant du corps, qui soit la source d'une telle opération. Mais la préparation résultant d'une synthèse d'éléments dépend évidemment du corps. Ce n'est donc pas une préparation qui puisse être ce principe. Mais c'est bien l'intellect possible : Aristote dit en effet, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect possible est ce par quoi l'âme opère et comprend. L'intellect possible n'est donc pas une préparation. Et si l'on prétend que le principe en nous de ladite opération est une espèce intelligible actualisée par l'intellect agent, cette explication n'est pas suffisante : en effet, de la puissance de comprendre l'homme passe à l'acte de comprendre ; et ce passage de puissance à l'acte ne saurait s'expliquer seulement par une espèce intelligible, mais aussi par une certaine puissance intellectuelle, principe de l'opération en question, comme d'ailleurs cela se produit dans le sens. Cette puissance d'après Aristote, c'est l'intellect possible. Donc l'intellect possible est indépendant du corps. De plus, l'espèce n'est intelligible en acte que dans la mesure où elle est purifiée de l'être matériel. Et cette purification ne peut avoir lieu tant que l'espèce se trouve dans une puissance matérielle, je veux dire causée par des principes matériels, ou acte d'un organe matériel. Il faut donc admettre en nous une certaine faculté intellectuelle et immatérielle, qui est l'intellect possible. 7. L'intellect possible est appelé par Aristote partie de l'âme. Or l'âme n'est pas une préparation, mais un acte ; car la préparation est un ordre de la puissance à l'acte ; l'acte est d'ailleurs suivi d'une certaine préparation à un acte ultérieur, ainsi la transparence est un acte qui en prépare un autre : l'acte de lumière. Donc l'intellect possible n'est pas une préparation, mais un certain acte. 8. L'homme trouve sa spécificité dans la partie de l'âme qui lui est propre, et qui est l'intellect possible. Mais aucun être n'est spécifié par de la puissance comme telle, mais bien par une donnée actuelle. Et comme la préparation n'est pas autre chose qu'un ordre de la puissance à l'acte, il est inadmissible de ne voir dans l'intellect possible qu'une certaine préparation affectant la nature de l'âme.

63 : L'AME N'EST PAS UNE COMPLEXION COMME L'A PRÉTENDU GALIEN

L'opinion d'Alexandre sur l'intellect possible est voisine de celle du médecin Galien au sujet de l'âme. D'après ce dernier l'âme serait la complexion même de l'individu. Cette opinion provient du fait que les diverses complexions sont les causes des différentes passions que nous attribuons à l'âme : les bilieux sont prompts à la colère, les mélancoliques enclins à la tristesse. On le voit, la thèse de Galien tombe sous les mêmes critiques que celle d'Alexandre. Elle en mérite aussi quelques autres. 1. Nous avons montré que l'activité de l'âme végétative et la connaissance sensible excèdent la vertu des qualités actives et passives d'ordre physique ; à fortiori, l'opération de l'intellect dépasse-t-elle ces qualités ? Mais la complexion résulte précisément de ces données d'ordre matériel. La complexion ne peut donc pas être le principe des opérations de l'âme. On ne saurait voir en elle une âme quelconque. 2. La complexion est constituée de qualités contraires ; entre celles-ci, elle réalise une sorte de moyenne. Il est donc impossible qu'elle soit forme substantielle ; car la substance n'a pas de contraire, et elle ne comporte pas le plus et le moins. Or l'âme est forme substantielle, et non pas accidentelle. Autrement elle ne saurait spécifier un être. L'âme ne s'identifie donc pas à la complexion. 3. La complexion n'imprime pas au corps de l'animal le mouvement local. Autrement le corps de l'animal suivrait toujours l'impulsion de la force dominante, et ainsi toujours il serait porté vers le bas. Cependant l'âme meut l'animal dans toute direction. L'âme n'est donc pas la complexion. 4. L'âme régit le corps et combat les passions qui viennent de la complexion. En raison de cette dernière, certains sont en effet plus que d'autres portés à la luxure ou à la colère, et cependant ils s'en abstiennent : il y a en eux une force de résistance, comme on le voit chez ceux qui pratiquent la vertu de continence. Or la complexion ne saurait expliquer ce fait. Par conséquent, elle ne constitue pas l'âme. L'erreur de Galien semble venir d'une confusion. Il n'a pas su distinguer entre les différentes manières dont les passions doivent s'attribuer à la complexion d'une part, et à l'âme de l'autre. La complexion joue ici un rôle dispositif et matériel : c'est le cas, par exemple, de la chaleur du sang. Mais la cause principale, c'est l'âme, qui donne aux passions ce qu'elles ont de formel, c'est-à-dire ce qui les détermine, les définit : comme dans la colère l'appétit de vengeance.

64 : L'AME N'EST PAS UNE HARMONIE

Une autre thèse voisine de celle de Galien enseigne que l'âme est une harmonie. On ne veut pas dire par là qu'elle est une harmonie de sons, mais de ces qualités contraires dont nous voyons composés les corps animés. Au 1er livre du De Anima, cette opinion semble attribuée à Empédocle. Grégoire de Nysse l'attribue à Dinarque. Elle peut être réfutée de la même manière que les précédentes, et elle est en outre justiciable de critiques particulières. 1. Tout corps mixte possède son harmonie comme sa complexion. Pas plus que la complexion, l'harmonie ne peut mouvoir le corps ou le régir, ou résister aux passions ; elle s'intensifie et s'affaiblit comme la complexion. Tous ces faits montrent que l'âme n'est ni une complexion, ni une harmonie. 2. La raison d'harmonie convient davantage aux qualités du corps qu'à celles de l'âme : la santé est une certaine harmonie des humeurs, la force une harmonie des nerfs et des os, la beauté une harmonie des parties du corps et des couleurs. Mais on ne peut découvrir de quels éléments les sens ou l'intellect ou les autres facultés de l'âme constitueraient l'harmonie. L'âme n'est donc pas une harmonie. 3. Harmonie se prend en deux sens : a) La composition elle-même ; b) la raison de la composition. Or l'âme n'est pas une composition, car il faudrait que chaque partie de l'âme soit la composition de certaines parties du corps, ce qui n'est pas possible. De même elle n'est pas la raison de la composition : autrement la diversité des raisons ou des proportions de composition dans les différentes parties du corps multiplierait les âmes selon les parties de l'organisme : os, chair et nerfs auraient chacun une âme, puisqu'ils sont composés selon des proportions diverses : ce qui est évidemment faux. L'âme n'est donc pas une harmonie.

65 : L'AME N'EST PAS UN CORPS

Une erreur encore plus grave prétend que l'âme est un corps. Cette erreur s'est exprimée de bien des manières ; qu'il suffise de la réfuter en bloc. 1. Les vivants, en tant qu'ils sont des réalités de nature, sont composés de matière et de forme. Mais effectivement ils sont composés d'un corps et d'une âme qui les rendent vivants en acte. Il faut donc que l'un de ces deux soit la forme et l'autre la matière. Mais le corps ne saurait être forme, puisque le corps n'est pas reçu dans autre chose comme dans une matière et un sujet. C'est donc l'âme qui est forme : elle n'est donc pas corps, puisque nul corps n'est forme. 2. Il est impossible que deux corps soient ensemble. Mais l'âme n'est pas en dehors du corps tant qu'il est vivant. L'âme n'est donc pas un corps. 3. Tout corps est divisible. Or tout être divisible a besoin de quelque chose qui le contienne et qui unisse ses parties. Si donc l'âme est un corps, elle aura quelque chose pour la contenir, et ce quelque chose méritera plus encore le nom d'âme. Nous constatons en effet que lorsque l'âme s'en va, le corps se dissout. Et si ce contenant de l'âme est lui aussi divisible, il faudra ou bien en venir à un contenant indivisible et incorporel, qui sera véritablement l'âme, ou bien aller à l'infini : ce qui est impossible. L'âme n'est donc pas un corps. 4. Ainsi qu'il a déjà été prouvé plus haut et ainsi qu'on l'établit au VIIIe livre de la Physique, tout être qui se meut lui-même est composé de deux parties : l'une motrice et non mue, et l'autre mue. Mais l'animal se meut lui-même ; or en lui ce qui meut, c'est l'âme, ce qui est mû, c'est le corps. L'âme est donc un moteur non mû. Mais aucun corps ne meut s'il n'est mû, comme il a été prouvé. L'âme n'est donc pas un corps. 5. Il a déjà été montré que comprendre ne peut être l'action d'un corps. Et pourtant c'est l'acte de l'âme. L'âme donc, du moins l'âme intellectuelle, n'est pas un corps. Par ailleurs les arguments invoqués en faveur de la matérialité de l'âme peuvent être facilement réfutés. On prétend que l'âme est un corps : a) parce que le fils ressemble à son père, même en ce qui concerne les particularités psychologiques, alors que le fils sort du père par une génération de caractère physique ; b) parce que l'âme souffre avec le corps ; c) parce qu'elle se sépare du corps, et que la séparation suppose deux corps qui se touchaient. A toutes ces difficultés nous avons déjà répondu : a) la complexion physique est d'une certaine manière cause des passions de l'âme à titre dispositif ; b) si l'âme souffre avec le corps, c'est accidentellement, car étant forme du corps, elle est mue accidentellement, si le corps est mû ; c) quand l'âme se sépare du corps, il ne s'agit pas d'une séparation de deux êtres qui se touchent, mais d'une forme qui abandonne une matière, encore que d'un certain point de vue on puisse parler de contact entre une réalité incorporelle et un corps. L'opinion que nous venons de réfuter doit son succès auprès d'un grand nombre à cette idée qu'il n'existe de réalité que corporelle : préjugé de gens incapables de s'élever au-dessus de leur imagination, laquelle n'a en effet pour objet que les corps. Aussi l'Écriture Sainte attribue-t-elle cette opinion aux insensés, qui parlent ainsi de l'âme, Sagesse, II, 2 : C'est une fumée et un souffle dans nos narines, et le nom d'une étincelle qui met en branle le c_ur.

66 : CONTRE CEUX QUI IDENTIFIENT L'INTELLECT AVEC LE SENS

D'anciens philosophes ont professé une thèse voisine de celle-là, en prétendant que l'intellect ne se distingue pas du sens. Identification impossible. 1. Le sens en effet existe chez tous les animaux. Mais les animaux autres que l'homme n'ont point d'intellect ; ce qui apparaît du fait qu'ils n'agissent pas dans des sens divers et opposés, comme s'ils avaient l'intelligence, mais qu'ils sont comme poussés par la nature vers certaines opérations déterminées et uniformes à l'intérieur de la même espèce : ainsi toutes les hirondelles font leur nid de la même manière. L'intellect n'est donc pas la même chose que le sens. 2. Le sens ne peut connaître que les singuliers. En effet toute faculté sensorielle (ou : toute puissance sensitive) connaît par des espèces individuelles, puisqu'elle reçoit les espèces des choses dans des organes corporels. Mais l'intellect connaît les données universelles, comme l'expérience le montre bien. Donc l'intellect diffère du sens. 3. La connaissance sensible ne s'étend qu'aux réalités corporelles. En effet les qualités sensibles, objets propres des sens, ne se trouvent que dans ces réalités physiques ; or sans elles, le sens ne connaît rien. Mais l'intellect perçoit des objets incorporels, comme la sagesse, la vérité, les rapports des choses. Intellect et sens ne s'identifient donc pas. 4. Aucun sens ne se connaît soi-même, ni sa propre opération. La vue en effet ne se voit pas elle-même et ne se voit pas voir, mais ce regard réflexe appartient à une puissance supérieure, comme il est prouvé au livre du De Anima. L'intellect en revanche se connaît soi-même et se connaît connaissant. Intellect et sens ne sont donc pas une seule et même chose. 5. L'excellence de l'objet corrompt le sens. Mais l'intellect n'est pas corrompu par l'excellence de l'intelligible. Au contraire, l'esprit qui comprend des vérités supérieures comprendra mieux ensuite les vérités moindres. Autre est donc la faculté sensible, autre l'intellectuelle.

67 : CONTRE L'IDENTIFICATION DE L'INTELLECT POSSIBLE AVEC L'IMAGINATION

Une autre opinion, de la famille des précédentes, identifie l'intellect possible avec l'imagination : ce qui est évidemment faux. 1. L'imagination existe également chez les autres animaux. En effet, même lorsque certains objets sensibles sont absents, ils les fuient ou en d'autres cas les poursuivent : ce qui présuppose une perception imaginative de ces réalités absentes. Et pourtant l'intellect n'existe pas chez ces animaux : aucun signe d'activité intellectuelle n'apparaît en eux. Il ne faut donc pas confondre intellect et imagination. 2. Les seuls objets de l'imagination sont les réalités corporelles et singulières, puisque l'imagination est un mouvement déclenché par l'activité sensorielle, comme il est dit au livre De l'Ame. Mais l'objet de l'intellect est l'universel et l'incorporel. L'intellect possible n'est donc pas l'imagination. 3. Le même être ne saurait à la fois mouvoir et subir la motion. Or les images meuvent l'intellect possible, comme les objets sensibles, les sens, ainsi que le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. L'intellect possible ne saurait donc s'identifier avec l'imagination. 4. On a prouvé, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect n'est pas l'acte d'une partie du corps. Mais l'imagination possède un organe corporel déterminé. Imagination et intellect possible ne sont donc pas une même chose. D'où les paroles de l'Écriture, Job, XXXV, 11 : Il nous enseigne mieux que les bêtes de somme, et mieux que les oiseaux du ciel, Il nous instruit. Ce texte donne à entendre qu'en l'homme existe une certaine faculté connaissante, supérieure aux sens et à l'imagination qui se trouvent dans les autres animaux.

68 : COMMENT UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE PEUT-ELLE ETRE FORME DU CORPS ?

De tous les raisonnements précédents, il nous est permis de conclure qu'une substance intellectuelle peut s'unir au corps à titre de forme. Si en effet cette substance intellectuelle n'est pas unie au corps seulement comme le principe moteur qu'imaginait Platon ; si elle ne lui est pas liée seulement par les images, comme le prétend Averroès, mais comme une forme ; si la faculté intellectuelle, par laquelle l'homme comprend, n'est pas une préparation de la nature humaine, comme le voulait Alexandre ; ni une complexion, suivant l'opinion de Galien ; ni une harmonie, selon celle d'Empédocle ; ni un corps, ni une faculté sensible ni l'imagination comme l'ont prétendu des anciens, l'élimination de ces thèses ne laisse plus subsister que la proposition suivante : l'âme humaine est une substance intellectuelle, unie au corps à titre de forme. Ce qu'on peut démontrer ainsi : Pour qu'une chose soit la forme substantielle d'une autre, deux conditions sont requises : a) que cette forme soit le principe substantiel d'existence de ce dont elle est la forme, et il ne s'agit pas ici d'une cause efficiente, mais d'un principe véritablement formel, d'où la chose tient la réalité et la dénomination d'être ; b) qu'ainsi donc matière et forme s'unissent en un seul être : ce qui n'est pas le cas de la cause efficiente à l'égard de son effet. En cet être subsiste la substance composée, ontologiquement une, faite de matière et de forme. Du fait que la substance intellectuelle est subsistante (c'est-à-dire possède un être qui lui est propre, indépendant de la matière), elle n'est pas empêchée pour autant de jouer le rôle de principe formel ontologique à l'égard de la matière, ni de communiquer son être à la matière : il n'y a point d'inconvénient à ce que identique soit l'acte d'exister par lequel subsiste le composé et celui par lequel subsiste la forme elle-même, car le composé n'a d'être que par la forme, et forme et composé ne subsistent pas à part l'un de l'autre. On peut pourtant soulever une difficulté : comment une substance intellectuelle communiquera-t-elle son être à une matière corporelle, jusqu'à constituer avec elle un seul être ? La diversité des genres entraîne la diversité des modes d'être, et à la plus noble substance appartient l'être le plus noble. L'objection vaudrait si l'on prétendait attribuer l'être de la même manière à la matière et à la substance intellectuelle. Mais il n'en va point ainsi : la matière corporelle reçoit l'être à titre de sujet qui se trouve élevé à une destinée plus haute ; mais la substance intellectuelle possède cet être à titre de principe et selon la convenance de sa propre nature. Rien n'empêche donc qu'une substance intellectuelle soit forme d'un corps humain ; et cette forme, c'est l'âme humaine. Ceci nous ouvre une admirable perspective sur l'enchaînement des choses. Toujours ce qu'il y a de plus humble dans un genre touche ce qu'il y a de plus élevé dans le genre immédiatement inférieur. Ainsi certains organismes animaux rudimentaires dépassent de peu la vie des plantes : telles les huîtres, immobiles, pourvues du seul toucher, fixées à la terre comme des végétaux. Aussi S. Denys a-t-il écrit : au Chapitre VII des Noms divins : La divine Sagesse unit les fins des réalités supérieures aux principes des inférieures. Parmi les organismes animaux, il en existe donc un, le corps humain, doué d'une complexion parfaitement équilibrée, qui touche ce qu'il y a de plus humble dans le genre supérieur, à savoir l'âme humaine, laquelle occupe le dernier degré dans le genre des substances intellectuelles, comme en témoigne son mode d'intellection. On voit par là que l'âme pensante peut être considérée comme une sorte d'horizon et de ligne frontière entre l'univers corporel et l'univers incorporel : substance incorporelle, elle est pourtant forme d'un corps. Et le composé formé par l'âme intellectuelle et le corps qu'elle anime est au moins aussi un, voire même davantage, que celui du feu et de sa matière : plus la forme triomphe de la matière, plus forte est l'unité du composé. Bien que forme et matière constituent un seul être, il n'est cependant pas nécessaire que toujours la matière épuise l'être de la forme. Au contraire, plus la forme est noble, plus elle dépasse ontologiquement la matière : ce que manifeste l'étude de l'activité des formes, révélatrices de leurs natures. En effet, chaque être agit selon ce qu'il est : si donc l'activité d'une forme excède la condition de la matière, cette forme elle-même, selon sa valeur ontologique propre, surpasse la matière. Au dernier degré de l'échelle des formes, nous en trouvons dont l'activité ne dépasse pas les qualités qui sont des dispositions de la matière, comme le chaud, le froid, l'humide, le sec, le rare, le dense, le lourd, le léger, etc... : telles sont les formes des éléments ; elles sont tout à fait matérielles, entièrement plongées dans la matière. Un peu au-dessus d'elles, il existe des formes de corps mixtes dont l'activité ne s'étend pas au delà des qualités corporelles susdites, mais qui agissent parfois en raison d'une vertu corporelle plus élevée, sous l'influence des corps célestes - et cela de par les exigences de leur espèce - : c'est le cas de l'aimant attirant le fer. A un degré supérieur, se trouvent des formes dont les opérations s'étendent à des effets qui excèdent le pouvoir des qualités physiques élémentaires, bien qu'elles utilisent ces qualités à titre instrumental : telles sont les âmes des plantes, semblables aux vertus des corps célestes puisqu'elles dépassent les qualités physiques actives et passives, et même comparables aux moteurs des corps célestes, puisqu'elles sont des principes de mouvement pour des êtres vivants qui se meuvent eux-mêmes. Plus haut encore, d'autres ressemblent aux substances supérieures non seulement quant au mouvement, mais encore, jusqu'à un certain point, quant à la connaissance. Le pouvoir de ces formes s'étend à des opérations vis-à-vis desquelles les qualités physiques ne peuvent suffire à jouer le rôle d'instrument, bien que ces opérations ne puissent s'accomplir que par le moyen d'un organe corporel. Telles sont les âmes des animaux irrationnels. Sentir et imaginer en effet ne s'accomplissent pas grâce à la chaleur ou au poids, bien que ces qualités soient nécessaires à la bonne disposition de l'organe. Par dessus toutes ces formes, en voici une qui est semblable aux substances supérieures, même quant au genre de connaissance : l'intellection. Son activité s'étend jusqu'à ce genre d'opération qui s'accomplit indépendamment de tout organe corporel. C'est l'âme intellectuelle. En effet, l'on ne comprend pas par un organe. Par conséquent le principe de l'entendement chez l'homme, qui est l'âme intellectuelle et qui dépasse la condition de la matière corporelle, doit nécessairement échapper à cette sorte d'enveloppement ou d'immersion dans la matière qui est le lot des autres formes matérielles. Son opération propre le montre bien : la matière corporelle n'y a point de part. Et cependant l'acte d'intelligence chez l'homme a besoin de puissances qui utilisent certains organes corporels. Ces puissances sont l'imagination et les sens. Ainsi s'explique le fait de l'union naturelle de l'âme et du corps en vue de réaliser l'espèce humaine.

69 : SOLUTION DES ARGUMENTS PAR LESQUELS ON A PRÉTENDU PROUVER QU'UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE NE PEUT S'UNIR AU CORPS A TITRE DE FORME

Tout cela bien considéré, il n'est pas difficile de résoudre les difficultés qui ont été soulevées plus haut contre cette union de l'âme et du corps. 1. La première de ces difficultés est basée sur un faux présupposé. Le corps et l'âme ne sont pas, en effet, deux substances existant en acte, mais de ces deux principes est constituée une substance unique actuellement existante : le corps de l'homme n'est pas le même lorsque l'âme est présente et lorsqu'elle est absente, mais l'âme le fait être en acte. 2. On argue ensuite du fait que la forme et la matière appartiennent au même genre. Mais il faut comprendre cette formule : elle ne signifie pas que forme et matière sont des espèces d'un même genre, mais qu'elles sont les principes d'une seule espèce. Ainsi donc la substance intellectuelle et le corps qui, pris séparément seraient des espèces de genres différents, du moment qu'ils sont unis, appartiennent à un même genre en tant que principes. 3. Et cette union n'entraîne nullement pour la substance intellectuelle la nécessité d'être une forme matérielle. Car elle ne réside pas dans la matière comme totalement plongée ou enveloppée en elle, mais selon un autre mode. 4. Cependant le fait pour la substance intellectuelle d'être unie à un corps à titre de forme ne porte point atteinte à cette propriété qu'a l'intellect d'être séparé du corps. Il faut en effet distinguer l'essence de l'âme et sa puissance. Selon son essence, elle donne l'être à tel corps ; selon sa puissance, elle accomplit des opérations qui lui sont propres. Si donc l'opération de l'âme s'accomplit par un organe corporel, il faut que la puissance de l'âme qui est principe de cette opération soit l'acte de cette partie du corps par laquelle l'opération s'effectue ; ainsi la vue est l'acte de l'_il. Mais si l'opération ne s'accomplit point par un organe corporel, la faculté qui l'effectue ne sera pas l'acte d'un corps. Et c'est ainsi qu'on qualifie l'intellect de séparé, qualification qui n'empêche nullement la substance de l'âme, de l'âme pensante, dont l'intellect est une puissance, d'être l'acte du corps en donnant, à titre de forme, d'exister à tel organisme déterminé. 5. Et cette union substantielle avec le corps ne contraint nullement l'âme à n'agir que par lui, de telle sorte que tout son pouvoir se résume à être l'acte du corps. Nous avons déjà vu que l'âme humaine n'appartient pas à la catégorie des formes totalement immergées dans la matière : au contraire parmi toutes les autres formes, elle se caractérise par une élévation au-dessus de la matière. En conséquence, elle peut produire une opération sans le corps, c'est-à-dire qu'elle est, d'une certaine façon, indépendante du corps en son activité, puisque dans son acte d'être elle n'en dépend pas. Ceci montre également que les arguments par lesquels Averroès s'efforce d'étayer son opinion, ne prouvent point que la substance intellectuelle ne saurait s'unir au corps à titre de forme. 1. Le texte d'Aristote affirmant que l'intellect possible est impassible, non mélangé, et séparé, ne nous oblige nullement à reconnaître que la substance intellectuelle ne s'unit point au corps comme une forme qui lui donne l'être. Ce texte trouve, en effet, sa justification si nous disons que la puissance intellectuelle, qu'Aristote appelle « puissance spéculative », n'est pas l'acte d'un organe corporel, exerçant son opération par cet organe. Sa démonstration met précisément ce point en lumière. A partir de l'opération intellectuelle, par laquelle il conçoit toutes choses, Aristote montre que l'intellect n'est point mélangé à la matière, qu'il en est séparé ; mais l'opération appartient à la puissance comme à son principe. 2. On voit donc que la démonstration d'Aristote ne conclut nullement contre l'union de l'âme intellectuelle au corps en tant que forme. Si, en effet, nous admettons l'union dans l'exister de la substance de l'âme avec le corps, si par ailleurs nous reconnaissons que l'intellect n'est l'acte d'aucun organe, il ne s'ensuit nullement que l'intellect possède certaine nature déterminée (j'entends une nature d'ordre physique, sensible), puisque nous ne le considérons pas comme l'harmonie (Cf. chap. 64) ou la raison d'un certain organe. Ce dernier cas est, d'après Aristote au IIe livre du De Anima, celui du sens, qui est une certaine raison d'organe. L'intellect n'a pas en effet d'opération commune avec le corps. 3. Un texte de la fin du 1er Livre du De Anima montre bien que pour Aristote, la pureté et l'immatérialité de l'intellect ne l'empêchent pas d'être une partie ou une puissance de l'âme, laquelle est forme de tout le corps. Voici ce texte, dirigé contre ceux qui prétendaient que les diverses parties de l'âme sont logées dans les différentes parties du corps : Si toute l'âme contient tout le corps, il lui convient que chacune de ses parties contienne quelque chose du corps. Mais cela semble impossible : en effet, quelle partie contiendra l'intellect ? ou de quelle manière la contiendra-t-il ? Il est difficile de se le figurer. 4. Autre remarque évidente : du fait que l'intellect n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne suit nullement que sa réceptivité soit celle de la matière première ; en effet sa réceptivité et son activité sont indépendantes de tout organe corporel. 5. Et l'infinie vertu de l'intelligence n'est pas non plus niée par là ; puisqu'on ne place point cette vertu dans la grandeur, mais qu'elle a son fondement dans la substance intellectuelle.

70 : D'APRÈS ARISTOTE, IL FAUT ADMETTRE QUE L'INTELLECT S'UNIT AU CORPS A TITRE DE FORME

Puisque Averroès apporte le plus grand soin à étayer son opinion sur les dires et sur la démonstration d'Aristote, il reste à montrer que précisément la doctrine d'Aristote postule l'union substantielle de l'intellect avec un corps dont il constitue la forme. Aristote prouve, en effet, au VIIIe livre des Physiques, que dans la série des moteurs et des êtres mus, il est impossible de reculer à l'infini ; en conséquence, il faut nécessairement en venir à un premier être mû, qui ou bien est mis en branle par un moteur immobile, ou bien se meut lui-même. Il choisit le second terme de cette alternative, à savoir que le premier mobile se meut lui-même, pour cette raison que ce qui est par soi précède toujours ce qui est par autrui. Ensuite le Philosophe montre que l'être qui se meut lui-même se divise nécessairement en deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue. Il faut donc que le premier moteur qui se meut soit composé de deux parties, dont l'une est motrice et l'autre mue. Or tout être de cette sorte est animé. Donc le premier mobile, à savoir le ciel, est animé, suivant l'opinion d'Aristote ; aussi, au second livre du De Coelo il dit expressément que le ciel est animé, et à cause de cela, il faut admettre en lui des différences de position, non seulement quant à nous, mais aussi quant à lui-même. Cherchons donc, selon l'opinion d'Aristote, quelle âme anime le ciel. Au douzième livre de la Métaphysique, il prouve que dans le mouvement du ciel, il faut envisager quelque chose qui meut en restant tout à fait immobile, et quelque chose qui meut et est mû. Le moteur non-mû meut en tant qu'objet désirable et il n'est pas douteux qu'il ne le soit (désirable) à l'être qui est mû. Mais il ne s'agit pas ici d'un désir de concupiscence, qui est le désir du sens, mais d'un désir d'ordre intellectuel ; aussi d'après lui le premier moteur, non mû, est à la fois désirable et de nature intellectuelle. Donc ce qui est mû par lui, à savoir le ciel, est désirant et intelligent de plus noble manière que nous, comme il le prouve par la suite. Le ciel est donc composé, selon l'opinion d'Aristote, d'une âme intellectuelle et d'un corps. Il le signifie au deuxième livre du De Anima en ces termes : Certains êtres possèdent la faculté dianoétique et l'intellect, comme l'homme, et tout autre vivant, s'il en existe, qui soit de nature semblable ou supérieure, c'est-à-dire le ciel. Il est évident d'autre part que le ciel n'a pas une âme sensitive, d'après Aristote. Dans ce cas, il aurait, en effet, divers organes, ce qui ne saurait s'accorder avec sa simplicité ; et pour le bien montrer Aristote ajoute que les êtres corruptibles qui possèdent l'intellect, possèdent aussi toutes les autres puissances : ce qui donne à penser que certaines réalités incorruptibles ont l'intellect sans avoir les autres puissances de l'âme : ces réalités sont les corps célestes. On ne saurait donc prétendre que l'intellect est relié aux corps célestes par les images, mais il faut dire que l'intellect selon sa substance est uni au corps céleste à titre de forme. Ainsi donc au corps humain, qui parmi tous les corps terrestres est le plus noble et qui, par l'équilibre de sa complexion est le plus semblable au ciel affranchi de toute contrariété, au corps humain, selon la pensée d'Aristote, une substance intellectuelle est unie, non par certaines images, mais en tant que forme. Ce que nous avons dit sur la vie et l'âme du ciel, nous n'avons point entendu l'avancer selon la doctrine de la foi, à laquelle ce débat est étranger. Aussi Augustin dit-il à ce sujet : Le soleil, la lune et tous les astres appartiennent-ils à la société des anges ? Je n'ai point de certitude là-dessus ; encore qu'à certains, ils semblent des corps lumineux, dépourvus de sens et d'intelligence. (St. Augustin, dans l'Enchiridion).

71 : L'UNION DE L'AME AVEC LE CORPS EST IMMÉDIATE

De ces prémisses, on peut conclure à l'union immédiate de l'âme et du corps. Et il n'y a pas lieu d'imaginer un intermédiaire ayant pour rôle d'opérer cette union : soit les images, suivant l'opinion d'Averroès ; soit les puissances, comme certains le disent ; soit encore un esprit corporel, d'après l'avis de quelques autres. Il a été montré en effet que l'âme est unie au corps comme sa forme. Or la forme s'unit à la matière sans aucun intermédiaire. Par soi, en effet, il appartient à la forme d'être l'acte du corps, et non pas quelque chose d'autre. Donc le seul facteur d'unité entre matière et forme est l'agent qui réduit la puissance à l'acte, suivant la démonstration d'Aristote, au VIIIe livre de la Métaphysique ; en effet, matière et forme se comportent comme puissance et acte. On peut pourtant parler d'un intermédiaire entre l'âme et le corps, non toutefois dans l'être, mais dans le mouvement et dans le cours de la génération. Dans le mouvement : car l'activité par laquelle l'âme meut le corps implique un certain ordre de mobiles et de moteurs. L'âme exerce toutes ses opérations par ses puissances. Par la puissance, elle meut le corps, et encore les membres grâce à l'esprit corporel, et enfin un organe au moyen d'un autre organe. Dans le cours de la génération, les dispositions à une forme précèdent la forme dans la matière, bien qu'elles lui soient postérieures dans l'être. Donc les dispositions du corps, grâce auxquelles il atteint l'ultime degré de préparation à telle forme déterminée, peuvent être en ce sens appelées intermédiaire entre l'âme et le corps.

72 : L'AME EST TOUT ENTIÈRE DANS LE TOUT ET TOUT ENTIÈRE DANS CHAQUE PARTIE

Par la même voie on peut montrer que l'âme est tout entière dans tout le corps et tout entière dans chacune de ses parties. En effet, un acte déterminé doit nécessairement se trouver dans l'objet qu'il est destiné à parfaire. Or l'âme est l'acte du corps organisé, et non pas d'un seul organe seulement. Elle réside dans tout le corps et non dans une partie seulement, puisqu'elle est essentiellement forme du corps. Et l'âme est forme de tout le corps de telle manière qu'elle est forme aussi de chacune de ses parties. Car si elle était forme du tout et non des parties, elle ne serait pas la forme substantielle de tel corps ; ainsi la forme de la maison, qui est forme du tout et non de chaque partie, est une forme accidentelle. L'âme est forme substantielle du tout et des parties : cela est évident du fait que le tout et les parties tiennent d'elle leur spécification. Quand elle s'en va, ni le tout ni les parties ne gardent leur propre nature spécifique ; ainsi l'_il d'un cadavre (n'est point un _il au sens propre et) n'est appelé un _il que par équivoque. Si donc l'âme est acte de chacune des parties - et l'acte réside dans l'objet qu'il active, il reste qu'elle est selon son essence en chaque partie du corps. Qu'elle y soit toute entière, c'est évident en effet, le tout se dit par rapport aux parties. La considération du tout sera donc fonction de la considération des parties. Or le mot partie s'attribue de deux manières : ou bien il s'agit de la division quantitative, comme celle d'une figure géométrique, ou bien il s'agit d'une division essentielle, comme la forme et la matière sont appelées partie du composé. Il y a donc le tout quantitatif et le tout essentiel. Le tout quantitatif et les parties quantitatives ne conviennent aux formes qu'accidentellement, je veux dire dans la mesure où elles sont divisées par la division même du sujet affecté par la quantité : le tout essentiel et la partie essentielle appartiennent de soi aux formes. Pour ce qui regarde cette totalité qui de soi appartient aux formes, en chacune d'entre elles on voit bien qu'elle est toute entière dans le tout et toute entière dans chacune de ses parties ; en effet la blancheur, selon toute la raison de blancheur, affecte à la fois tout le corps et chacune de ses parties. Il en va tout autrement s'il agit de la totalité attribuée accidentellement aux formes ; en ce cas, nous ne pouvons dire que toute la blancheur se trouve dans chaque partie. Si donc il existe une forme qui n'est pas divisée par la division du sujet, et c'est le cas des âmes des animaux parfaits, il ne sera pas nécessaire de distinguer, puisqu'à ces âmes ne convient qu'une seule totalité ; mais il faudra dire absolument que cette âme est toute entière dans chaque partie du corps. Et cela ne fait plus que cette âme est toute entière dans chaque partie du corps. Et cela ne fait point difficulté pour qui comprend que l'âme est indivisible à la manière d'un point, et que l'incorporel ne se joint pas au corporel comme les corps se joignent les uns aux autres, ainsi qu'on l'a exposé plus haut. Bien que forme simple, l'âme peut fort bien être l'acte de parties aussi diverses. En effet, à chaque forme est adaptée une matière selon sa convenance ; et plus une forme est noble et simple, plus efficace est sa vertu. Ainsi l'âme qui occupe le degré le plus élevé dans la hiérarchie des formes inférieures, bien qu'elle reste simple dans sa substance, est cependant multiple en ses pouvoirs et peut accomplir de multiples opérations. Aussi a-t-elle besoin de divers organes pour exercer ses activités. De ces organes, les différentes puissances ou facultés de l'âme sont appelées les actes propres ainsi la vue est l'acte propre de l'_il, l'ouïe de l'oreille, etc... C'est pourquoi les animaux parfaits possèdent une grande variété d'organes, mais les plantes une beaucoup moindre. En partant de ce fait, certains philosophes ont pu loger l'âme dans une certaine partie du corps. Ainsi Aristote lui-même au livre De la cause du mouvement des animaux, la place-t-il dans le c_ur, en raison de la puissance attribuée à cette partie du corps. En effet, la force motrice, dont le Philosophe traite dans le livre en question, réside principalement dans le c_ur, par lequel l'âme propage dans tout le corps le mouvement et les autres opérations semblables.

73 : L'INTELLECT POSSIBLE N'EST PAS UNIQUE POUR TOUS LES HOMMES

Toutes ces considérations excluent manifestement la théorie d'Averroès, dans son commentaire du IIIe Livre du De Anima, imaginant un intellect possible unique pour tous les hommes passés, présents et futurs : 1. On a prouvé, en effet, que la substance de l'intellect s'unit au corps humain comme forme. Or il est impossible que la matière d'une seule forme ne soit pas unique, car un acte propre détermine la puissance qui lui est appropriée : ils sont corrélatifs l'un à l'autre. Il n'existe donc pas un intellect unique pour tous les hommes. 2. A chaque être exerçant une activité motrice sont dus les instruments propres à cette activité autres sont les instruments du joueur de flûte, autres ceux de l'architecte. Or l'intellect joue à l'égard du corps le rôle de moteur propre d'après les affirmations et explications d'Aristote, au IIIe Livre du De Anima. De même donc qu'il est impossible que l'architecte se serve des instruments du joueur de flûte, ainsi est-il impossible que l'intellect d'un homme soit l'intellect d'un autre homme. 3. Aristote, au Ier livre du De Anima, reproche aux anciens, dans leurs dissertations sur l'âme, de n'avoir pas fait mention du suppôt approprié, comme s'il était indifférent, selon les fables pythagoriciennes, que n'importe quelle âme revêtit n'importe quel corps. Il n'est pas possible que l'âme d'un chien entre dans le corps d'un loup, ni l'âme d'un homme dans un corps qui ne serait pas humain. Mais la proportion de l'âme humaine au corps humain est aussi la proportion de l'âme de cet homme au corps de cet homme. Il n'est donc pas possible que l'âme d'un homme déterminé entre dans un autre corps que dans celui de ce même individu. Mais l'âme de cet homme est ce par quoi cet homme comprend ; car l'homme comprend par l'âme, selon la doctrine d'Aristote, au Ier livre du De Anima. Il n'y a donc pas un seul intellect pour cet homme et cet autre. 4. Le même principe donne l'être et l'unité ; car l'être et l'un coïncident. Mais chaque réalité a l'être par sa forme. Donc l'unité de la chose suit l'unité de la forme. Impossible, par conséquent, pour divers individus humains d'avoir une forme unique. Or la forme de tel homme, c'est son âme intellectuelle. Il n'est donc pas possible qu'il n'y ait pour tous les hommes qu'une seule intelligence. On alléguera peut-être que l'âme sensitive d'un tel n'est pas celle de tel autre, et que par conséquent, il peut y avoir plusieurs humains et un seul intellect. Mais l'argument ne tient pas. En effet l'opération propre de chaque chose suit et manifeste son espèce. Or de même que l'opération propre de l'animal est la sensation, ainsi l'opération propre de l'homme est l'intellection, d'après Aristote, au Ier livre de l'Ethique. Par conséquent, l'homme individuel est animal à cause de ses sens, d'après Aristote, au IIe livre du De Anima, et il est homme à cause de ce par quoi il comprend. Mais ce par quoi l'âme - ou l'homme par l'âme - comprend, c'est l'intellect possible, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Cet individu est donc «homme» par l'intellect possible. Si donc cet homme possède une âme sensitive différente de son voisin, et s'il a pourtant le même intellect possible que lui, il s'ensuit que nous avons là deux animaux distincts, mais non deux hommes hypothèse évidemment impossible. Il n'y a donc pas un seul intellect possible pour tous les hommes. A ces arguments le Commentateur répond, dans son commentaire du IIIe livre du De Anima, que l'intellect possible nous est relié par sa forme, c'est-à-dire par l'espèce intelligible, dont le seul sujet est l'image existante en nous et qui se diversifie suivant les individus. Et ainsi l'intellect possible jouit d'une diversité numérique non en raison de sa substance, mais de sa forme. La réfutation de cette théorie a déjà été faite plus haut. Nous avons montré que l'intellection humaine ne saurait avoir lieu si l'intellect possible se reliait à nous de la manière envisagée par Averroès. Et même si cette sorte de liaison suffisait, la réponse du Commentateur que nous venons de citer, n'infirme pas les arguments que nous avons formulés plus haut. 1. En effet, selon la position d'Averroès, rien de ce qui appartient à l'intelligence ne sera multiplié dans l'humanité, que la seule image ; et cette image elle-même ne sera pas multipliée selon qu'elle est intellectuellement perçue en acte parce qu'alors elle est dans l'intellect possible, abstraite des conditions matérielles par l'intellect agent. Mais l'image, tant qu'elle n'est intellectuellement perçue qu'en puissance, ne dépasse pas le degré de l'âme sensitive. Ainsi donc cet homme ne sera différencié de cet autre que par l'âme sensitive. Et ce sera toujours la même difficulté : cet homme et cet autre ne seraient pas deux hommes ! 2. Aucun être n'est spécifié par la puissance, mais par l'acte. Mais l'image, en tant que numériquement individuelle est seulement en puissance à l'être intelligible. Donc par l'image envisagée dans son individualité numérique, tel individu ne reçoit pas la spécificité d'animal intelligent, qui est la définition même de l'homme. Et ainsi le principe spécificateur de l'homme n'est pas susceptible de multiplication individuelle. 3. D'après Aristote, au IIe livre du De Anima, ce par quoi chaque vivant se définit spécifiquement, est perfection première et non perfection seconde. Mais l'image n'est pas perfection première, mais perfection seconde. L'imagination est en effet un mouvement déterminé par l'activité sensorielle, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Ce n'est donc pas l'image individuelle qui définira spécifiquement l'homme. 4. Les images qui ne sont intellectuellement perçues qu'en puissance, sont diverses. Mais un principe spécificateur doit être un ; car une espèce unique appartient à un être unique. Ce ne sont donc pas les images, dans leur diversité numérique et douées d'une intellectualité seulement potentielle, qui donnent à l'homme son espèce. 5. Ce qui spécifie l'homme doit toujours demeurer dans le même individu, tant que celui-ci existe. Autrement cet individu n'appartiendrait pas toujours à la même espèce, mais il serait tantôt de celle-ci, tantôt de celle-là. Mais les mêmes images ne demeurent pas toujours dans le même homme il en apparaît de nouvelles, et d'anciennes s'effacent. L'homme individuel n'est donc pas spécifié par les images, et ce n'est pas par elles qu'il se rattache au principe de son espèce, qui est l'intellect possible. On dira peut-être que tel homme n'est pas spécifiquement déterminé par les images, mais par les facultés où résident les images, je veux dire l'imagination, la mémoire et la cogitative qui est propre à l'homme et qu'Aristote appelle l'intellect passif, au IIIe livre du De Anima. Mais les mêmes difficultés demeurent. a) En effet, l'opération de la cogitative n'a pour objet que les données particulières, dont elle divise et compose les intentions. Elle possède un organe corporel qui sert à son action. Elle ne dépasse donc pas la sphère de l'âme sensitive. Or l'âme sensitive ne donne pas à l'homme d'être un homme, mais d'être un animal. Il resterait donc encore qu'en nous serait individualisé seulement ce qui appartient à l'homme en tant qu'il est animal. b) La vertu cogitative agit par un organe. Elle n'est donc pas ce par quoi nous comprenons, puisque l'intellection n'est pas l'_uvre d'un organe. Ce par quoi nous comprenons est ce par quoi l'homme est homme, puisque comprendre est l'opération propre de l'homme et découle de sa définition. Tel individu n'est donc pas homme par la puissance cogitative, et cette puissance n'est pas ce par quoi l'homme diffère substantiellement des bêtes, comme Averroès l'imagine. c) La puissance cogitative n'a de rapport à l'intellect possible - par lequel l'homme fait acte d'intellect - que par un acte qui prépare les images à devenir actuellement intelligibles, grâce à l'intellect agent, et susceptibles de parfaire l'intellect possible. Mais cette opération ne demeure pas toujours la même en nous. Il est donc impossible que l'homme par elle ou bien soit relié au principe de son espèce, ou bien reçoive sa spécificité. La réponse alléguée plus haut doit donc être absolument écartée. 6. De plus, ce par quoi une réalité agit est le principe qui déclenche l'opération, non seulement quant à son exister, mais aussi quant à la multiplicité ou à l'unité. La même chaleur, en effet, ne produit qu'un seul «chauffer», ou si l'on veut une seule caléfaction active, bien qu'il puisse y avoir plusieurs êtres chauffés, autrement dit plusieurs caléfactions passives suivant la diversité des objets chauffés ensemble par une seule chaleur. Or l'intellect possible est ce par quoi l'âme comprend, comme le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Si donc l'intellect possible de cet homme et de cet autre est numériquement le même, il faudra nécessairement que le fait de comprendre chez ces deux individus ne fasse rigoureusement qu'un : ce qui est évidemment impossible, puisque des individus divers ne sauraient exercer une activité unique. Le même intellect possible ne peut donc appartenir en même temps à deux sujets distincts. Et si l'on dit que le fait de comprendre est multiplié selon la diversité des images, cet argument ne peut tenir. a) On l'a fait remarquer, chaque agent a son action, qui se multiplie seulement selon divers sujets en lesquels elle passe. Comprendre, vouloir et autres opérations de ce genre ne sont pas des actions qui passent sur une matière extérieure, mais elles demeurent dans l'agent lui-même comme des perfections de ce même agent, comme le montre Aristote au IXe livre de la Métaphysique. Un seul acte d'intellection de l'intellect possible ne saurait donc être multiplié par la diversité des images. b) Le rôle des images à l'égard de l'intellect possible peut se ramener à celui d'une puissance active s'exerçant sur un sujet passif : faire acte d'intellection est un certain pâtir, comme le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Mais le pâtir du patient lui-même se diversifie selon les différentes formes ou espèces de puissances actives, non d'après la diversité numérique. Ainsi, dans un seul sujet récepteur, l'activité de deux agents, l'un échauffant, l'autre desséchant, produira simultanément l'échauffement et le dessèchement ; mais deux corps thermogéniques ne produisent pas dans le corps qu'ils chauffent une double chaleur, mais une chaleur unique, à moins qu'il ne s'agisse de diverses espaces de chaleurs. Autrement dit, en un seul sujet on ne peut trouver deux éléments thermiques de même espèce : le mouvement est dénombré par le terme qu'il vise, et s'il y a unité de temps et unité de sujet, il ne saurait y avoir double élévation thermique dans le même sujet. Je réserve, il est vrai, le cas d'une autre espèce de chaleur ; ainsi dans la semence, il y a la chaleur du feu, du ciel et de l'âme. Par conséquent, la diversité des images n'introduit aucune multiplicité dans l'acte de l'intellect possible, sinon celle qui découle des différentes idées que l'on pense ainsi autre est l'intellection selon qu'elle vise un homme ou bien un cheval. Mais tous les hommes ont du même objet intelligible la même idée spécifique. La conclusion serait donc encore que le même acte de comprendre (ou d'entendre) appartient en même temps à cet homme et à cet autre. c) L'intellect possible appréhende l'homme, non pour autant qu'il est cet homme, mais pour autant qu'il est l'homme, purement et simplement selon sa raison spécifique. Mais cette dernière est unique, quelle que soit la multiplication des images d'homme en un seul homme ou en plusieurs selon les différentes réalisations individuelles d'humanité, réalisations individuelles proprement appréhendées par les images. La multiplication des images ne saurait donc avoir ce résultat d'entraîner la multiplication de l'acte de l'intellect possible à l'égard d'une seule et même espèce ; et ainsi il reste encore que les différents hommes n'exercent qu'une action unique. d) Le sujet propre de l'habitus de science est l'intellect possible, puisque l'acte de celui-ci est la considération scientifique ; mais un accident, s'il est spécifiquement un, ne saurait être multiplié que par les sujets qu'il affecte. Par conséquent, si l'intellect possible est unique pour tous les hommes, il s'ensuit nécessairement que l'habitus d'une science - mettons, de la grammaire, - si elle possède l'identité spécifique, sera numériquement la même chez tous les hommes ce qui est invraisemblable. Il n'existe donc pas un seul intellect possible pour tous. A quoi nos adversaires répondront que le sujet de l'habitus de science n'est pas l'intellect possible, mais l'intellect passif et la vertu cogitative. Mais cela ne peut être. a) Aristote prouve, en effet, au IIe livre de l'Ethique, que des actes semblables produisent des habitus semblables, qui à leur tour, rendent notre activité semblable à eux. Or c'est par les actes de l'intellect possible que l'habitus de science naît en nous, et cet habitus d'autre part nous rend aptes aux mêmes actes. L'habitus de science réside donc dans l'intellect possible, non dans l'intellect passif. b) La science porte sur les conclusions des démonstrations car la démonstration est un syllogisme qui fait savoir, comme le dit Aristote, au 1er livre des Seconds Analytiques. Mais les conclusions des démonstrations sont universelles, comme leurs principes. La science réside donc dans cette faculté qui connaît l'universel. Or l'intellect passif ne connaît pas l'universel, mais les intentions particulières. Il n'est donc pas le sujet de l'habitus de science. c) Contre la thèse que nous combattons actuellement valent plusieurs arguments allégués plus haut, à propos de l'union de l'intellect possible et de l'homme. Il faut chercher, semble-t-il, la source de l'erreur qui place dans l'intellect passif l'habitus de science, en ce fait que les hommes sont plus ou moins aptes aux travaux de l'esprit selon les dispositions diverses de leur faculté cogitative et de leur imagination. Mais ces facultés conditionnent l'activité intellectuelle à titre de dispositions éloignées, comme la délicatesse du toucher, et la complexion du corps conditionne aussi cette même activité. Aristote dit en effet au IIe livre du De Anima, que les hommes doués d'un bon toucher et d'une complexion délicate sont bien outillés pour la pensée. Mais l'habitus de science facilite l'exercice de la pensée en tant que principe prochain de l'acte. Il faut, en effet, que cet habitus perfectionne la puissance par laquelle nous comprenons, pour qu'elle agisse quand elle le voudra et facilement, propriétés que les autres habitus apportent aussi aux puissances où elles résident. De plus, les dispositions desdites facultés (sensibles) se tiennent du côté de l'objet, je veux dire de l'image qui, en raison de la valeur de ces facultés, se trouve préparée à devenir intelligible en acte sous l'influence de l'intellect agent. Or les dispositions situées du côté des objets ne sont pas des habitus, mais bien celles qui affectent les puissances. Ainsi l'on n'appellera point habitus de force les dispositions qui rendent les objets terrifiants plus tolérables, mais on réservera ce nom pour la disposition par laquelle une partie de l'âme - l'irascible - est préparée à soutenir ces objets terrifiants. Donc manifestement l'habitus de science n'est pas dans l'intellect passif, comme le commentateur (Averroès) le prétend, mais bien dans l'intellect possible. Enfin, si l'intellect possible est unique pour tous les hommes, il faut admettre qu'il a toujours existé s'il y a toujours eu des hommes, comme d'ailleurs le pense l'école en question, - et a fortiori l'intellect agent, puisque l'agent est plus noble que le patient, comme le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Mais si l'être qui agit est éternel, et aussi éternel l'être qui reçoit, il faut que les objets reçus soient éternels. Donc les espèces intelligibles ont existé depuis toujours dans l'intellect possible ; et la réception d'espèces intelligibles n'est point pour lui une nouveauté. Or dans l'_uvre de l'intellection les sens et l'imagination ne servent à rien d'autre qu'à fournir les espèces intelligibles. Les sens ne seront donc plus nécessaires pour comprendre, - ni l'imagination ; - et il faudra revenir à l'opinion de Platon d'après qui nous n'acquérons pas la science par les sens, mais nous sommes simplement éveillés par eux au ressouvenir de connaissances antérieures. A cet argument, le Commentateur (Averroès) répond que les espèces intelligibles ont un double sujet : l'un d'eux leur confère l'éternité, c'est l'intellect possible ; l'autre la nouveauté, c'est l'image. Ainsi l'espèce visible a un double sujet la chose en dehors de l'âme et la puissance de vision. Mais cette réponse ne peut tenir : a) Car il est impossible que l'action et la perfection de ce qui est éternel dépendent d'un donné temporel. Or les images sont temporelles ; chaque jour de nouvelles images sont produites par les sens. On ne peut donc admettre que les espèces intelligibles, par lesquelles l'intellect possible est mis en acte et opère, dépendent des images comme les espèces visibles dépendent des objets extérieurs ; b) Aucun être ne reçoit ce qu'il a déjà, car ce qui reçoit doit être privé de la réalité reçue, comme l'enseigne Aristote. Mais (dans la thèse d'Averroès) les espèces intelligibles étaient dans l'intellect possible avant que vous et moi n'éprouvions de sensation ; en effet nos prédécesseurs n'auraient pu faire acte d'intelligence si l'intellect possible n'avait pas été mis en acte par les espèces intelligibles. Et l'on ne peut dire que ces espèces, d'abord reçues dans l'intellect possible, aient cessé d'exister. En effet, l'intellect possible, non seulement reçoit mais encore conserve ce qu'il reçoit ; aussi, au IIIe livre du De Anima, est-il appelé le lieu des espèces. Et donc les espèces de l'intellect possible n'ont pas leur origine dans les images. Inutile est par conséquent l'intervention de l'intellect agent venant intellectualiser nos images. c) Ce qui est reçu se trouve dans l'être qui reçoit selon le mode de cet être. Mais l'intellect en soi est au-dessus du mouvement. Donc ce qui est reçu en lui est reçu d'une manière fixe et immobile. d) Puisque l'intellect est une faculté supérieure aux sens, l'unité doit y régner davantage. Aussi bien voyons-nous le seul intellect exercer son jugement sur divers genres d'objets sensibles qui relèvent de diverses puissances sensitives d'où nous pouvons induire que les opérations appartenant aux différentes puissances sensitives se trouvent réunies dans le seul intellect. De ces puissances sensitives, certaines sont purement réceptrices, comme les sens ; d'autres conservent leurs objets, comme l'imagination et la mémoire, qui à cause de cela sont appelées trésors. L'intellect possible doit donc jouer ce double rôle récepteur et conservateur. e) Dans les choses naturelles on ne saurait soutenir que le terme auquel parvient le mouvement ne demeure pas mais qu'il s'évanouit aussitôt ; aussi doit-on écarter la thèse du mouvement universel : car il faut bien que le mouvement aboutisse à un terme stable. Et beaucoup moins peut-on prétendre que l'objet reçu dans l'intellect possible ne se conserve pas. f) Si les images qui sont en nous ne fournissent pas à l'intellect possible d'espèces intelligibles, parce qu'il en a déjà reçu provenant des images qu'avaient nos prédécesseurs, pour la même raison ce même intellect n'a pu recevoir d'images venant d'individus qui ont eu des devanciers. Mais dans l'hypothèse d'un monde éternel - qui est celle de nos adversaires - il y a toujours eu des devanciers ! Par conséquent, l'intellect possible ne reçoit aucune espèce venant des images. A quoi bon admettre, dans ces conditions, avec Aristote, l'existence d'un intellect qui rend les images intelligibles en acte ? g) De tout cela il suit, semble-t-il, que l'intellect possible n'a pas besoin d'images pour comprendre. Or nous comprenons par l'intellect possible. Nous n'aurons donc pas besoin de sens et d'images pour comprendre ; ce qui est manifestement faux et contraire à la doctrine d'Aristote. On dira peut-être que pour un semblable motif, nous n'aurons pas besoin d'images pour considérer les objets dont les espèces intelligibles sont conservées dans l'intellect, même en admettant la multiplication des intellects possibles selon les différents individus et qu'ainsi nous sommes en désaccord avec Aristote qui dit que l'âme ne comprend jamais sans image. Mais cette réplique ne porte pas. Car l'intellect possible, comme toute substance, agit suivant le mode de sa nature. Or selon sa nature, il est forme d'un corps ; aussi atteint-il des objets immatériels, mais il les découvre à travers un donné matériel. On le voit bien du fait que dans un enseignement d'ordre universel sont introduits les exemples particuliers, qui aident à percevoir la doctrine. Le rapport de l'intellect possible l'image dont il a besoin, n'est pas le même avant la réception et après la réception de l'espèce intelligible. Avant cette réception, il en a besoin pour recevoir d'elle l'espèce intelligible ; alors l'image joue vis-à-vis de cet intellect le rôle d'un objet moteur. Mais après la réception de l'espèce, l'intellect a besoin de l'image comme d'un instrument ou d'un fondement de son espèce : aussi joue-t-il à l'égard des images le rôle d'une cause efficiente. Au commandement de l'intelligence, se forme dans l'imagination la représentation qui convient à telle espèce intelligible. Cette dernière resplendit dans l'image comme l'exemplaire dans l'imitation ou la copie. Si donc l'intellect possible avait toujours possédé les espèces, il n'aurait jamais joué vis-à-vis des images le rôle d'un sujet récepteur à l'égard d'un objet moteur. De plus, l'intellect possible est ce par quoi l'âme comprend, l'homme comprend, selon Aristote. Mais si l'intellect possible est éternel et le même pour tous, il faut qu'en lui se trouvent déjà reçues toutes les espèces intelligibles des choses qui par tous les hommes sont ou ont jamais été connues. Quand l'un de nous fait acte d'intelligence, cet acte est l'acte même de l'intellect possible, et son auteur comprend tout ce qui est, tout ce qui a jamais été compris par tous les hommes : conclusion évidemment fausse. A cet argument, le Commentateur répond que nous ne comprenons par l'intellect possible que dans la mesure où il y a continuité entre lui et nous par nos images. Celles-ci ne sont pas les mêmes chez tous, ni disposées partout de la même manière ; et ainsi ce que l'on comprend, l'autre peut ne pas le comprendre. Cette réponse semble logique, car même en admettant que l'intellect possible n'est pas unique, il faut toujours reconnaître que nous ne comprenons les objets dont les espèces résident dans l'intellect possible, qu'à condition d'avoir des images adaptées à cette intellection. Et pourtant la réponse d'Averroès ne saurait échapper à toute critique. En effet, quand l'intellect possible a été mis en acte par l'espèce intelligible qu'il a reçue, il peut agir par lui-même, comme le dit Aristote au IIIe livre du De Anima. Nous le constatons, ce dont nous avons acquis la science une fois pour toutes, nous avons la possibilité de le considérer de nouveau quand nous le voulons et nous n'en sommes point empêchés à cause des images. Car nous avons le pouvoir de former des images adaptées à la réflexion que nous voulons faire, à moins d'un obstacle provenant de l'organe même de l'imagination, comme chez ceux qui sont dans l'état de démence ou de léthargie et qui n'ont pas le libre usage de l'imagination et de la mémoire. Pour cette raison Aristote déclare, au VIIIe livre de la Physique, que celui qui possède déjà l'habitude de la science, bien qu'il ne l'exerce qu'en puissance, n'a pas besoin de moteur pour la faire passer à l'acte, sinon simplement d'un moteur qui écarte les éventuels empêchements. Il peut passer lui-même à l'acte de la considération (ou réflexion) quand il le veut. Mais si dans l'intellect possible se trouvent les espèces intelligibles de toutes les sciences, ce qu'il faut bien admettre dans l'hypothèse d'un intellect unique et éternel, la nécessité des images sera la même que dans le cas de celui qui possède un habitus de science et qui, lui aussi, ne saurait utiliser cet habitus sans recourir aux images. Comme donc chaque homme comprend par l'intellect possible dans la mesure où il est porté à l'acte par les espèces intelligibles, chaque homme pourra considérer, quand il le voudra, le contenu de toutes les sciences. Ce qui est évidemment faux : dans ce cas nul n'aurait besoin de maître pour acquérir la science. Il n'y a donc pas d'intellect possible unique et éternel.

74 : DE L'OPINION D'AVICENNE, POUR QUI LES FORMES INTELLIGIBLES NE SE CONSERVENT PAS DANS L'INTELLECT POSSIBLE

Tous ces arguments semblent mis en échec par la doctrine d'Avicenne. Pour celui-ci les espèces intelligibles ne demeurent dans l'intellect possible que tant qu'elles font l'objet d'un acte d'intelligence, comme il le dit dans son livre De Anima. Et voici son argumentation. Tant que les formes saisies par la connaissance demeurent dans la puissance qui les saisit, elles sont saisies en acte. C'est ainsi que le sens en acte devient l'objet senti en acte, et de même l'intellect en acte est l'objet compris en acte. En conséquence, toutes les fois que le sens ou l'intellect s'identifie ainsi avec un objet, senti ou compris, dans la mesure où il a sa forme, il y a prise de possession actuelle par le sens ou par l'intellect. Mais les facultés de l'âme qui conservent les formes non actuellement perçues ne sont pas, selon Avicenne, des facultés perceptives, mais des trésors des facultés perceptives, comme l'imagination, réceptacle des formes perçues par les sens, et la mémoire qui est selon lui le trésor des intentions qui sont perçues sans l'acte d'un sens, comme lorsque la brebis perçoit l'inimitié du loup. Et il se trouve que ces puissances conservent les formes non actuellement perçues, parce qu'elles ont certains organes corporels où sont reçues les formes qui sont ainsi proches de la puissance appréhensive ; et de la sorte, la puissance appréhensive, en se tournant vers ces réceptacles, fait acte d'appréhension. Or il est évident que l'intellect possible est une faculté appréhensive, et qu'il n'a pas d'organe corporel ; d'où Avicenne conclut à son incapacité de conserver les espèces intelligibles en dehors de l'acte d'intellection. Dans ces conditions trois hypothèses peuvent être envisagées : a) les espèces intelligibles elles-mêmes sont conservées dans un organe corporel ou dans une faculté possédant un organe corporel ; b) les formes intelligibles subsistent par elles-mêmes, et notre intellect possible joue à leur égard le rôle d'un miroir par rapport aux objets contemplés dans le miroir ; c) les espèces intelligibles découlent dans l'intellect possible d'un certain principe d'activité séparé, et cela toutes les fois que nous comprenons actuellement. La première de ces hypothèses est impossible, car les formes qui se trouvent dans les puissances douées d'organes corporels ne sont intelligibles qu'en puissance. La seconde hypothèse est l'opinion de Platon, réfutée par Aristote dans sa Métaphysique. Et notre auteur conclut en adoptant la troisième hypothèse : toutes les fois que nous faisons acte d'intelligence, découlent dans notre intellect possible des espèces intelligibles provenant de l'intellect agent, qu'Avicenne considère comme une sorte de substance séparée. Une objection se présente : dans la thèse énoncée ci-dessus, on ne voit pas de différence entre un homme qui vient d'apprendre quelque chose, et ce même homme quand par la suite il veut réfléchir sur la connaissance précédemment acquise. Voici la réponse d'Avicenne : apprendre n'est pas autre chose qu'acquérir une parfaite habitude de se joindre à l'intellect agent, pour recevoir de lui une forme intelligible. Avant l'acquisition de la science, il n'y a dans l'homme qu'une puissance nue par rapport à cette réception des formes ; l'acquisition du savoir est comme une puissance adaptée. Avec cette opinion semble s'accorder ce qu'Aristote dit dans son livre De la Mémoire, au sujet de la mémoire, laquelle ne réside pas dans la partie intellectuelle mais dans la partie sensitive de l'âme ; d'où il semble résulter que la conservation des espèces intelligibles n'appartient pas à la partie intellectuelle. 1. Mais si l'on considère attentivement le point de départ de cette thèse, on voit qu'elle ne diffère que peu - ou même point du tout - de celle de Platon. Ce dernier envisageait les formes intelligibles comme des sortes de substances séparées, d'où la science découlait dans nos âmes. Avicenne, lui, suppose qu'à partir d'une substance séparée - l'intellect agent considéré en lui-même - la science découle dans nos âmes. Il importe peu vraiment quant au mode d'acquisition de la science que celle-ci soit causée en nous par une ou plusieurs substances séparées : dans les deux cas, en effet, notre science ne vient pas des objets sensibles, affirmation contredite par le fait que celui qui est privé d'un sens, est aussi privé de la connaissance des aspects du réel qui sont atteints par ce sens. 2. Surprenante est l'assertion d'après laquelle en considérant les données singulières qui résident dans l'imagination, l'intellect possible est éclairé par la lumière de l'intellect agent pour connaître l'universel, tandis que les actions des facultés inférieures, imagination, mémoire, cogitative, disposent l'âme à recevoir l'émanation de l'intelligence active. Nous constatons, en effet, que notre âme est d'autant mieux préparée à subir l'influence des substances séparées, qu'elle est plus détachée des choses corporelles et sensibles : en s'éloignant de ce qui est inférieur, on s'approche des réalités supérieures. Il n'est donc pas vraisemblable que l'attention aux images corporelles dispose l'âme à recevoir la lumière d'une intelligence séparée. Platon s'est montré plus logique dans ses conclusions. Pour lui, en effet, les objets sensibles ne disposent pas l'âme à subir l'influence des formes séparées, mais elles se bornent à éveiller l'intellect pour lui faire considérer les objets dont il avait déjà eu la science par une cause extérieure. Il suffisait qu'à l'origine les formes séparées aient produit dans notre âme la science de tout le connaissable, en sorte qu'apprendre était pour lui se souvenir. Conclusion nécessaire de sa thèse : puisque les substances séparées sont immobiles et se tiennent toujours de la même manière, toujours elles font resplendir la science des choses dans notre âme qui est capable de la recevoir. 3. Ce qui est reçu se trouve dans l'être qui le reçoit selon le mode de celui-ci. Or l'exister de l'intellect possible a plus de consistance que l'exister de la matière corporelle. Puisque les formes découlant de l'intellect agent dans la matière corporelle, selon Avicenne, sont conservées dans cette dernière, à plus forte raison seront-elles conservées dans l'intellect possible. 4. La connaissance intellectuelle est plus parfaite que la connaissance sensible. Si donc cette dernière possède la faculté de conserver ce qu'elle perçoit, à plus forte raison la connaissance intellectuelle. 5. Nous constatons que des fonctions diverses qui à un plan inférieur relèvent de plusieurs puissances, au plan supérieur n'appartiennent qu'à une seule : le sens commun perçoit les objets de tous les sens propres. Par conséquent, percevoir et conserver, qui dans la partie sensitive de l'âme appartiennent à des puissances diverses, doivent, dans la puissance supérieure qui est l'intellect, se trouver unis. 6. L'intellect agent, selon Avicenne, infuse en nous toutes les sciences. Si donc apprendre ne consiste qu'à se préparer à l'union avec l'intellect agent, celui qui apprend une science n'apprend pas plus celle-là qu'une autre ; ce qui est évidemment faux. 7. Cette opinion est d'ailleurs contraire à l'enseignement d'Aristote, qui dit, au IIIe livre du De Anima, que l'intellect possible est le lieu des espèces. Ce qui revient à faire de l'intellect le trésor des espèces intelligibles, pour employer l'expression d'Avicenne. 8. Il ajoute que lorsque l'intellect possible acquiert la science, il est capable d'opérer par lui-même bien qu'il n'entende pas en acte. Il n'a donc pas besoin de l'influence de quelque agent supérieur. 9. Toujours d'après le même auteur, au VIIIe livre de la Physique, avant d'apprendre, l'homme est en puissance essentielle à la science, et c'est pour cela qu'il a besoin d'un moteur qui le fasse passer à l'acte. Mais après avoir appris, il n'a pas essentiellement besoin d'un moteur. Donc il n'a pas besoin de subir l'influence de l'intellect agent. 10. Il dit aussi, au IIIe livre du De Anima, que les images ont avec l'intellect possible le même rapport que les objets sensibles avec le sens ; ce qui montre bien que les espèces intelligibles dans l'intellect possible viennent des images, et non pas d'une substance séparée. Quant aux arguments qu'on nous oppose, il n'est pas difficile de les résoudre. En effet l'intellect possible est en acte parfait selon les espèces intelligibles lorsqu'il considère actuellement une idée ; quand il n'exerce pas cet acte, il n'est pas en acte parfait selon ces espèces, mais il occupe une position moyenne entre puissance et acte. Et c'est la pensée d'Aristote dans le texte suivant du IIIe livre du De Anima  : Quand cette partie (l'intellect possible) devient chaque chose, elle est dite connaissante en acte ; et cela se produit quand il peut agir par lui-même. Semblablement il est alors en puissance d'une certaine façon ; mais pas de la même manière qu'avant d'apprendre ou d'inventer. Quant à la mémoire, elle est située dans la partie sensitive parce qu'elle atteint les choses en tant que celles-ci sont mesurées par le temps. Elle ne regarde que le passé ; et ainsi, ne faisant pas abstraction des conditions singulières, elle n'appartient pas à la partie intellectuelle de l'âme qui a pour objet l'universel. Mais cela n'empêche nullement l'intellect possible de conserver les données intelligibles qui font abstraction de toutes conditions particulières.

75 : REFUTATION DES ARGUMENTS QUI SEMBLENT PROUVER L'UNITÉ DE L'INTELLECT POSSIBLE

Pour prouver l'unité de l'intellect possible, on allègue certaines raisons dont il faut montrer l'inefficacité ; les voici : 1. Il semble que toute forme qui est une selon l'espèce et qui se multiplie numériquement, tient son individualité de la matière ; car les êtres qui ne font spécifiquement qu'un et qui numériquement sont plusieurs, s'identifient dans la forme et se distinguent selon la matière. Si donc l'intellect possible dans les différents hommes est multiplié numériquement, comme il est spécifiquement unique, il faut qu'il soit individué en celui-ci et en celui-là par la matière ; mais non par une matière qui fasse partie de lui, parce qu'alors sa réceptivité appartiendrait au genre de réceptivité de la matière première et il recevrait des formes individuelles, ce qui contredit la nature de l'intellect. Reste donc qu'il soit individué par la matière qui est le corps de l'homme dont cet intellect est supposé la forme. Or toute forme individuée par la matière dont elle est l'acte, est une forme matérielle ; car l'être de chaque réalité doit nécessairement dépendre de ce dont dépend l'individuation de cette réalité ; en effet, de même que les principes communs appartiennent à l'essence de l'espèce, ainsi les principes individuants appartiennent à l'essence de tel individu. Il s'ensuit donc que l'intellect possible est une forme matérielle, et par conséquent qu'il ne reçoit ni ne fait rien sans organe corporel ; ce qui contredit la nature de l'intellect possible. Donc ce dernier n'est pas multiplié parmi les humains, mais il est unique pour tous. 2. Si l'intellect possible était autre en cet homme-ci et en celui-là, il faudrait que l'espèce comprise fût numériquement distincte en celui-ci et en celui-là, bien que spécifiquement unique. Puisqu'en effet le propre sujet des espèces compensés en acte est l'intellect possible, si on le multiplie, on multipliera nécessairement aussi les espèces intelligibles. Mais les espèces ou les formes qui sont spécifiquement identiques et numériquement diverses, sont les formes individuelles, qui ne peuvent être des formes intelligibles ; parce que les intelligibles sont universels, non particuliers. L'intellect possible ne saurait donc être multiplié dans les diverses individualités humaines ; il faut donc qu'il soit un en toutes. 3. Le maître verse la science qu'il possède en son disciple. De deux choses l'une : ou c'est numériquement la même science, ou c'est une science numériquement diverse, bien que spécifiquement identique. La seconde hypothèse paraît impossible, parce qu'ainsi le maître causerait sa science dans le disciple, comme il cause ailleurs sa propre forme lorsqu'il engendre un être de même espèce que lui ; ce qui semble appartenir aux agents matériels. Il faut donc qu'il cause la même science numériquement parlant dans son disciple. Ce qui ne pourrait se faire s'ils ne possédaient tous deux un seul et même intellect possible. Il semble donc nécessaire que celui-ci soit le même en tous. Nous avons déjà montré la fausseté de cette thèse. Dans ces conditions, les arguments qu'on apporte à son appui peuvent être facilement réfutés : 1. Nous professons l'unité spécifique de l'intellect possible chez les différents hommes et sa multiplicité numérique ; sans insister toutefois sur le fait que les parties de l'homme ne sont pas situées par elles-mêmes dans un genre et dans une espèce, mais seulement en tant qu'elles sont principes du tout. Il n'en faut point conclure que l'intelligence est une forme matérielle essentiellement dépendante du corps. De même, en effet qu'au point de vue de l'espèce, il convient à l'âme humaine de s'unir à tel corps spécifiquement déterminé, de même aussi telle âme est distincte de telle autre numériquement du fait qu'elle se rapporte à un corps numériquement distinct. Ainsi sont individuées les âmes humaines, et par conséquent aussi l'intellect possible qui est une puissance de l'âme humaine, individuation qui a lieu par rapport aux corps, mais non causée par les corps. 2. Le tort du deuxième argument, c'est de ne pas distinguer entre ce par quoi l'on comprend et ce qui est compris. Car l'espèce reçue dans l'intellect possible ne s'y trouve pas comme ce qui est compris. En effet, les choses qui sont comprises sont objets des arts et des sciences. Il faudrait donc que toutes les sciences aient pour objet les espèces qui se trouvent dans l'intellect possible ; ce qui est évidemment faux : cet objet n'appartient qu'à la philosophie rationnelle et à la métaphysique ; et cependant par ces espèces sont connus tous les objets dont traitent toutes les différentes sciences. L'espèce intelligible reçue dans l'intellect possible au cours de l'opération intellectuelle, joue le rôle de ce par quoi l'on comprend et non de ce qui est compris : de même que l'espèce de la couleur dans l'_il n'est pas ce qui est vu, mais ce par quoi nous voyons. Ce qui est compris c'est la raison même des choses existantes en dehors de l'âme ; de même qu'aussi ce sont les choses existantes en dehors de l'âme qui sont perçues par la vue corporelle ; le but des arts et des sciences, c'est en effet la connaissance des choses dans leurs natures. Et le caractère universel de l'objet des sciences n'entraîne pas l'existence d'objets universels subsistant en soi, en dehors de l'esprit, comme Platon le supposait. En effet, bien que la vérité de la connaissance exige que celle-ci réponde à la chose, il ne faut cependant pas que le mode de la connaissance soit le même que celui de la chose. Ce que le réel unit, est parfois connu séparément ; ainsi une même chose est à la fois blanche et douce, mais la vue ne connaît que la blancheur, le goût que la douceur. De même aussi l'intellect perçoit en dehors de la matière sensible une ligne qui existe dans la matière sensible, avec laquelle d'ailleurs il pourrait se la représenter. La cause de cette diversité est la variété des espèces intelligibles reçues dans l'entendement ; ces espèces représentent tantôt la quantité pure et simple, tantôt la substance sensible quantifiée ; de même, bien que la nature du genre et de l'espèce ne soit jamais réalisée ailleurs que dans tels individus déterminés, cependant l'intellect entend la nature de l'espèce et du genre sans entendre les principes individuants ; en cela consiste l'intellection de l'universel. Ainsi donc il n'y a point contradiction entre ces deux faits : d'une part les universaux ne subsistent pas en dehors de l'âme, et d'autre part l'intellect, entendant les universaux, entend les réalités extérieures à l'âme. Le fait que l'intellect entend la nature du genre et de l'espèce dépouillée des principes individuants, provient de la condition de l'espèce intelligible reçue en lui : cette dernière est rendue immatérielle par l'intellect agent, en tant qu'abstraite de la matière et des conditions matérielles qui produisent l'individuation. C'est pourquoi les puissances sensitives ne peuvent connaître l'universel : elles ne peuvent recevoir de forme immatérielle, parce qu'elles reçoivent toujours leur objet dans un organe corporel. Il ne faut donc pas qu'il y ait une seule espèce intelligible pour cet homme qui pense et cet autre : la conséquence de cette unité d'espèce, ce serait l'identité numérique de l'acte intellectuel de celui-ci et de celui-là, puisque l'opération suit la forme, qui est le principe de l'espèce. Mais il faut, pour qu'il y ait un seul objet d'intellection, que soit donnée la similitude d'une seule et même chose. Et cela est possible alors même que les espèces intelligibles sont numériquement diverses. Rien n'empêche en effet qu'une même réalité ait plusieurs images différentes ; ainsi s'explique qu'un seul homme soit vu par plusieurs. L'universalité de la connaissance intellectuelle n'est donc pas compromise par la diversité des espèces intelligibles dans les différents individus. La pluralité numérique et l'unité spécifique des espèces intelligibles ne réduisent pas celles-ci à n'avoir point d'intelligibilité en acte mais seulement en puissance, comme chez les autres individus. Le fait d'être un individu ne répugne pas au fait d'être intelligible en acte : dans l'hypothèse d'un intellect possible et d'un intellect agent non unis au corps, substances séparées subsistantes par elle-même, encore faudrait-il reconnaître en ces substances des êtres individuels ; et cependant elles sont intelligibles. Mais ce qui répugne à l'intelligibilité, c'est la matérialité. On le voit bien au fait que les formes des choses matérielles ne sont intelligibles en acte qu'une fois abstraites de la matière ; ainsi dans les êtres chez qui l'individuation s'opère par cette matière individuelle quantitativement marquée, les êtres individués ne sont pas intelligibles en acte. Mais si l'individuation s'opère en dehors de la matière, rien n'empêche alors les individus d'être actuellement intelligibles ; et les espèces intelligibles, comme toutes les autres formes, sont individuées par leur sujet qui est l'intellect possible. Et, comme l'intellect possible n'est pas matériel, on en peut déduire que les espèces individuées par lui ne sont pas dépourvues d'intelligibilité en acte. 3. De plus, si dans la réalité sensible, nous constatons que les individus multiples dans une même espèce, comme les chevaux et les hommes, ne sont pas intelligibles en acte, nous voyons qu'il en est de même pour les êtres qui sont uniques en leur espèce, comme ce soleil et cette lune. Les espèces intelligibles sont individuées de la même manière par l'intellect possible, qu'il y ait plusieurs intellects possibles ou qu'il n'y en ait qu'un seul ; mais elles ne sont pas multipliées de la même manière à l'intérieur de la même espèce. En ce qui concerne l'intelligibilité actuelle des espèces reçues dans l'intellect possible, peu importe que ce dernier soit unique pour tous ou qu'il soit multiplié. D'ailleurs, l'intellect possible, selon le Commentateur susdit, vient à la dernière place dans l'ordre des substances intelligibles ; lesquelles, il le reconnaît, sont multiples. Et qu'on ne vienne pas dire que certaines substances supérieures ne possèdent pas la connaissance des choses que connaît l'intellect possible. Car dans les moteurs des orbes, selon le Commentateur lui-même, se trouvent les formes des réalités causées par le mouvement de l'orbe. Restera donc toujours, même si l'intellect possible est unique, que les formes intelligibles seront multipliées dans les divers intellects. En affirmant que les espèces intelligibles reçues dans l'intellect possible ne sont pas ce qui est compris, mais ce par quoi l'on comprend, nous ne prétendons nullement contester le fait de la connaissance réflexe par laquelle l'intellect se perçoit lui-même, ainsi que son propre acte de penser et l'espèce par laquelle il comprend. Il saisit d'une double manière son acte d'intellection : 1° en particulier : il comprend qu'il comprend à tel moment déterminé ; 2° en général : lorsqu'il raisonne sur la nature de l'acte intellectuel lui-même. Par conséquent, il saisit aussi d'une double manière et l'intellect et l'espèce intelligible : 1° en percevant sa propre existence et la présence de l'espèce intelligible, ce qui est connaître en particulier ; 2° en considérant sa nature et celle de l'espèce intelligible, ce qui est une connaissance universelle ; et ainsi l'on étudie scientifiquement intellect et intelligible. 3. Ces considérations apportent une réponse au troisième argument. Quand on déclare identique la science du maître et celle du disciple, on a en partie raison et tort en partie : cette science est unique quant à ce qui est connu, non toutefois quant aux espèces intelligibles par lesquelles cela est connu, ni quant à l'habitus de science lui-même. D'ailleurs le maître ne cause pas la science dans l'âme du disciple de la même manière que le feu cause le feu. Les lois de la production naturelle ne sont pas celles de l'art humain. Le feu engendre le feu d'une manière naturelle, en faisant passer la matière de la puissance à l'acte de sa forme ; le maître cause la science dans le disciple par un procédé d'art : Pour cela est donné l'art de la démonstration, enseigné par Aristote dans les Seconds Analytiques ; la démonstration est en effet un syllogisme qui fait savoir. Rappelons-nous d'ailleurs que d'après Aristote, au VIIe livre de la Métaphysique, la matière sur laquelle travaillent certains arts ne comporte aucun principe d'activité susceptible de collaborer à la réalisation de l'_uvre. C'est le cas de l'architecture. Dans le bois et la pierre on ne saurait trouver une force active quelconque tendant à la construction de la maison : il n'y a qu'aptitude passive. Mais il est une autre sorte d'art dans la matière duquel réside un certain principe actif tendant à la réalisation du dessein envisagé. Ainsi la médecine. Dans un corps malade existe une certaine tendance vers la santé. En ce qui concerne les arts de la première catégorie, jamais la nature ne produit leurs effets mais ceux-ci ne peuvent résulter que de l'art : c'est, par exemple, le cas de toute maison. Mais s'il s'agit de la seconde catégorie, ici les effets peuvent résulter, soit de la nature sans l'art, soit de l'art ; bien des malades, en effet, sont guéris par l'opération de la nature, sans intervention de la médecine. Or dans les _uvres qui peuvent être produites, soit par l'art, soit par la nature, l'art imite la nature. Par exemple, si le froid rend malade, la nature guérit le sujet en le réchauffant ; De même le médecin dans un cas semblable utilisera la chaleur. A cette sorte d'arts se rattache celui d'enseigner. Dans le disciple, en effet, se trouvent, un principe actif tendant à la science, à savoir l'intellect, et des données naturellement connues, à savoir les axiomes. Aussi la science s'acquiert-elle de deux manières : sans enseignement, par l'invention ; et par l'enseignement. Celui qui enseigne commence son enseignement comme celui qui découvre commence sa découverte : il offre à la considération du disciple les principes par lui connus, car toute discipline et toute science résultent d'une connaissance antérieure. Puis il tire de ces principes les conclusions qu'ils comportent ; il propose des exemples sensibles grâce auxquels dans l'âme du disciple sont formées les images nécessaires au travail de l'entendement. Et parce que le labeur extérieur du maître serait inefficace s'il n'y avait pas un principe intérieur de science, d'origine divine, les théologiens disent que l'homme enseigne en offrant son ministère, et Dieu en agissant intérieurement ; de même que le médecin lorsqu'il guérit est appelé serviteur de la nature. Voilà comment par le maître est causée la science dans l'esprit du disciple, non par mode d'action naturelle, mais par mode d'art, comme nous l'avons expliqué. 4. Une dernière remarque. Notre Commentateur suppose que les habitudes des sciences se trouvent dans l'intellect passif comme dans leur sujet. L'unité de l'intellect possible ne saurait, dans ces conditions, rendre unique la science du disciple et du maître ; car l'intellect passif n'est évidemment pas le même dans les divers sujets, puisqu'il est une puissance matérielle (sensible). On voit que cet argument ne cadre guère avec sa propre thèse.

76 : L'INTELLECT AGENT N'EST PAS UNE SUBSTANCE SÉPARÉE, MAIS IL FAIT PARTIE DE L'AME

De ces considérations l'on peut également conclure que l'intellect agent n'est pas lui, non plus, unique pour tous, comme l'ont supposé Alexandre et Avicenne, qui n'admettent pas cependant l'unicité de l'intellect possible : 1. L'être qui agit et celui qui reçoit l'action doivent être proportionnés l'un à l'autre : à chaque passivité répond nécessairement une activité propre. Mais l'intellect possible joue à l'égard de l'intellect agent le rôle de passivité propre et de sujet qui reçoit son action : rôle de la matière par rapport à l'art, comme il est dit au IIIe livre du De Anima. Si donc l'intellect possible fait partie de l'âme humaine, s'il est multiplié selon la multitude des individus, comme on l'a montré, l'intellect agent réalisera les mêmes conditions et ne sera pas unique en tous. 2. L'intellect agent ne met pas les espèces intelligibles en acte pour comprendre lui-même par elles, surtout s'il agit comme une substance séparée ; car il n'est pas en puissance. Mais le but de cette actualisation est d'amener l'intellect possible à comprendre. Par conséquent, l'intellect agent n'actualise ces espèces que de la manière qui convient à l'intellection de l'intellect possible. Et d'autre part, il les actualise en fonction de ce qu'il est lui-même ; car tout agent agit d'une manière semblable à soi. Donc l'intellect agent est proportionné à l'intellect possible. Et ainsi, puisque l'intellect possible est une partie de l'âme, l'intellect agent ne sera pas une substance séparée. 3. De même que la matière première est parfaite par les formes naturelles qui sont en dehors de l'âme, ainsi l'intellect possible est parfait par les formes comprises en acte. Mais les formes naturelles sont reçues dans la matière première, non par l'action de quelque substance séparée seulement, mais par l'action d'une forme du même genre, c'est-à-dire engagée dans la matière ; comme cette chair est engendrée par la forme qui est dans ces chairs et dans ces os, ainsi que le prouve Aristote au VIIe livre de la Métaphysique. Si donc l'intellect possible est une partie de l'âme et s'il n'est pas une substance séparée, comme on l'a prouvé, l'intellect agent, par l'action duquel se font en lui les espèces intelligibles, ne sera pas une substance séparée mais une vertu active de l'âme. 4. Platon a supposé que la science était causée en nous par les « Idées » qui pour lui étaient certaines substances séparées. Aristote a réfuté cette thèse au 1er livre de la Métaphysique. Or il est certain que notre science dépend de l'intellect agent comme d'un principe premier. Si donc l'intellect agent est une certaine substance séparée, la différence sera nulle ou minime entre cette opinion et celle de Platon, réfutée par le Philosophe. 5. Si l'intellect agent est une certaine substance séparée, son action doit être continuelle et ininterrompue, ou du moins il faut dire qu'elle n'est pas continuée ou interrompue à notre gré. Or son action consiste à mettre les images en acte d'intelligibilité. Ou bien donc il fait cela toujours, ou il ne le fait pas toujours. S'il ne le fait pas toujours, il ne le fera cependant pas à notre gré ; mais alors seulement nous comprendrons en acte quand les images seront mises par lui en acte d'intelligibilité. Il faudra donc, ou que nous fassions toujours acte d'intelligence, ou qu'il ne soit pas en notre pouvoir de passer à l'acte en ce domaine. 6. Le rapport d'une substance séparée à toutes les images qui se trouvent dans tous les hommes, est unique ; comme le rapport du soleil à toutes les couleurs. Or les réalités sensibles impressionnent semblablement les sens des savants et des ignorants et par conséquent ils possèdent tous les mêmes images. Ces dernières seront donc intellectualisées de la même manière par l'intellect agent. Les uns et les autres entendent donc de la même manière. A cela on peut faire la réponse suivante : l'intellect agent exerce toujours son activité autant qu'il est en lui, mais les images ne sont pas toujours intellectualisées : elles ne le sont que lorsqu'elles s'y trouvent préparées. Cette préparation revient à l'acte de la puissance cogitative, dont l'usage est en notre pouvoir ; et c'est la raison pour laquelle les hommes ne comprennent pas les objets que représentent les images : tous n'exercent pas comme il convient la vertu cogitative, mais seulement ceux qui ont l'instruction et la formation voulues. Pourtant cette réponse ne semble pas pleinement satisfaisante. En effet, cette disposition produite par la cogitative en vue de l'intellection doit s'expliquer, ou bien par une préparation de l'intellect possible en vue de recevoir les espèces intelligibles, venant de l'intellect agent (hypothèse d'Avicenne), ou bien par le fait que les images sont disposées à devenir actuellement intelligibles (théorie d'Averroès et d'Alexandre). Or la première hypothèse ne tient pas : car l'intellect possible, en raison même de sa nature, est en puissance aux espèces intelligibles en acte : par rapport à elles, il est comme le diaphane (ou milieu transparent) l'égard de la lumière ou de la forme des couleurs. Mais un être qui, de par sa nature même reçoit une certaine forme, n'a pas besoin d'ultérieure disposition en vue de cette forme, à moins qu'il n'y ait en lui des dispositions contraires, comme la matière de l'eau est disposée à la forme de l'air par l'élimination de la froideur et de la densité. Or, il n'existe dans l'intellect possible point de contraire susceptible d'empêcher la réception d'aucune espèce intelligible ; car les espèces intelligibles, même celles des contraires, dans l'intellection ne se contrarient point, comme le prouve Aristote, au VIIe livre de la Métaphysique, puisque les contraires se font mutuellement connaître. Et quant à la fausseté qui peut se trouver dans le jugement de l'intellect composant ou divisant (c'est-à-dire dans les affirmations ou les négations de l'intellect), elle ne vient pas de ce qu'il y a dans l'intellect possible, mais bien plutôt de ce qui lui manque. De par les exigences de sa vie propre, l'intellect possible n'a donc pas besoin d'être préparé à recevoir les espèces intelligibles découlant de l'intellect agent. 7. De plus, les couleurs rendues visibles par la lumière, impriment assurément leur similitude dans le diaphane (ou milieu transparent), et par conséquent dans la vue. Si donc les images elles-mêmes éclairées par l'intellect agent, n'impriment pas leur similitude dans l'intellect possible, mais le disposent seulement à l'acte de réception des idées, le rapport des images à l'intellect possible ne sera pas comme celui des couleurs à la vue, ce qui est contraire à la pensée d'Aristote. 8. Dans l'hypothèse d'Avicenne, les images ne seraient pas de soi nécessaires à l'intellection, et par conséquent les sens non plus. Leur rôle ne serait qu'accidentel : il s'agirait simplement pour eux d'éveiller l'intellect possible et de le préparer à recevoir les idées. C'est l'opinion de Platon, qui s'oppose à l'explication d'Aristote au sujet de la genèse de l'art et de la science au 1er livre de la Métaphysique, et au dernier des Seconds Analytiques et selon laquelle l'impression sensible cause le souvenir ; de multiples souvenirs causent une expérience, et de multiples expériences la connaissance universelle, qui appartient à la science et à l'art. D'ailleurs, cette opinion d'Avicenne s'harmonise avec sa théorie de la génération des êtres naturels. D'après lui, tous les agents inférieurs par leurs activités ne font que préparer la matière à recevoir les formes qui émanent d'une intelligence agente séparée ; pour la même raison il admet que les images préparent l'intellect possible et que les formes intelligibles découlent d'une substance séparée. De la même manière, dans cette hypothèse d'un intellect agent qui serait une substance séparée, on ne voit pas non plus pourquoi la cogitative disposerait les images pour les intellectualiser en acte et leur permettre de mouvoir l'intellect possible. Mais cela concorde encore avec cette thèse selon laquelle les agents inférieurs se bornent à préparer le sujet en vue de l'ultime perfection, laquelle est produite par un agent séparé. Cette conception est opposée à la pensée d'Aristote, au VIIe livre de la Métaphysique. L'âme humaine ne semble pas en effet plus mal adaptée à l'acte intellectuel que les natures inférieures aux opérations qui leur sont propres. 9. Les effets les plus nobles dans ce monde terrestre ne proviennent pas seulement de l'activité de réalités supérieures mais requièrent aussi des causes de leur propre genre : l'homme est engendré par le soleil et par l'homme. C'est le cas des autres animaux parfaits, et nous constatons que certains animaux inférieurs sont engendrés sans avoir de principe actif du même genre qu'eux-mêmes : tel est le cas des animaux qui naissent de la putréfaction. Mais comprendre est le plus noble effet qui soit ici-bas. Il ne suffit donc pas de lui attribuer une cause éloignée, il faut aussi lui attribuer une cause prochaine. Cet argument, il est vrai ne porte pas contre Avicenne, car celui-ci admet que tout animal peut être engendré sans semence. 10. L'intention d'où procède l'effet révèle l'agent. Aussi les animaux engendrés par putréfaction ne procèdent pas d'une intention de la nature inférieure, mais seulement de la matière supérieure, parce qu'ils sont produits par la nature supérieure uniquement : aussi Aristote les attribue-t-il au hasard dans le VIIe livre de la Métaphysique ; mais les animaux qui naissent d'une semence, procèdent d'une intention de la nature supérieure et de la nature inférieure. Or cet effet qui consiste dans l'abstraction de formes universelles des images, est bien dans notre intention et pas seulement dans l'intention de l'agent éloigné. Aussi faut-il admettre en nous quelque principe prochain d'un tel effet. Ce principe, c'est l'intellect agent. Il n'est donc pas une substance séparée, mais une certaine vertu de notre âme. 11. Dans la nature de tout être qui agit, se trouve un principe suffisant pour l'opération naturelle de cet être. Si cette opération consiste dans une action à exercer, ce principe est actif, comme c'est le cas pour les puissances de l'âme végétative dans les plantes ; si cette opération consiste à recevoir, nous avons alors un principe passif, comme les puissances sensitives des animaux. Mais l'homme est le plus parfait de tous les êtres qui agissent ici-bas. Son opération propre et naturelle est de comprendre, opération qui ne s'accomplit pas sans une certaine passion (ou un certain pâtir), pour autant que l'intellect reçoit une impression de l'intelligible, ni non plus sans une action, dans la mesure où l'intellect rend les intelligibles en puissance, intelligibles en acte. Dans la nature humaine se trouveront donc nécessairement un principe propre de cette action et un principe propre de cette passion : l'intellect agent et l'intellect possible, et ni l'un ni l'autre ne devront être réellement séparés de l'âme humaine. 12. Si l'intellect agent est une certaine substance séparée, il est évidemment au-dessus de la nature humaine. Mais une opération que l'homme exerce par la seule vertu d'une certaine substance surnaturelle, est une opération surnaturelle, comme de faire des miracles, de prophétiser, et toutes autres _uvres merveilleuses qu'une faveur divine donne à l'homme d'accomplir. Puisque l'homme ne peut comprendre que par la vertu de l'intellect agent, si l'intellect agent est une certaine substance séparée, il s'ensuit que comprendre n'est pas une opération propre et naturelle à l'homme, et ainsi l'homme ne peut être défini par l'intellectualité ou la rationalité. 13. Aucun être n'agit que par une certaine vertu qui réside formellement en lui : aussi pour Aristote, au IIe livre du De Anima, ce par quoi nous vivons et sentons est forme et acte. Mais la double action de l'intellect possible et de l'intellect agent convient à l'homme ; l'homme en effet abstrait les espèces des images, et reçoit dans l'esprit les intelligibles en acte ; nous ne parviendrions jamais à la connaissance de ces actions, si nous ne les expérimentions pas en nous. Il faut donc que les principes auxquels nous attribuons ces actions, je veux dire l'intellect possible et l'intellect agent, soient certaines vertus qui existent formellement en nous. Et si l'on répond que ces actions sont attribuées à l'homme parce qu'il existe une continuité entre lui et les deux intellects - ce qui est le thème d'Averroès, - nous avons déjà montré qu'une telle continuité - quant à l'intellect possible - si c'est à titre de substance séparée qu'il produit son acte, - ne suffit pas à expliquer que ce soit nous qui comprenions pas lui. Il en va de même pour l'intellect agent. Celui-ci joue par rapport aux espèces intelligibles reçues dans l'intellect possible, le rôle de l'art à l'égard des formes artificielles qu'il introduit dans la matière (cf. l'exemple donné par Aristote au IIIe livre du De Anima). Mais les formes produites par l'art ne reçoivent pas de ce dernier la force d'activité qu'il possède, mais seulement la similitude formelle. Le sujet qu'elles affectent ne saurait par elles faire _uvre artistique. De même aussi l'homme, du fait qu'en lui sont reçues les espèces rendues actuellement intelligibles par l'intellect agent, ne saurait pour autant exercer l'opération de l'intellect agent. 14. Tout être qui ne peut se livrer à son opération propre qu'en raison de la motion reçue d'un principe extérieur, est bien plutôt sujet passif du mouvement que l'auteur de son propre mouvement. Ainsi les êtres sans raison sont plutôt poussés à leur opération qu'ils n'agissent par eux-mêmes, puisque toute leur activité dépend de la motion d'un principe extrinsèque ; or le sens mû par l'objet sensible extérieur imprime sa marque dans l'imagination ; et ainsi de proche en proche il agit sur toutes les puissances jusqu'aux puissances motrices. Or l'opération propre à l'homme est l'intellection, opération dont le premier principe est l'intellect agent, lequel rend intelligibles ces espèces qui affectent en quelque manière l'intellect possible. Ce dernier, mis en acte, meut la volonté. Si donc l'intellect agent est une certaine substance extérieure à l'homme, toute l'opération de l'homme dépend d'un principe extrinsèque. Et ainsi l'homme ne se mouvra pas lui-même, mais sera mû par autrui. Dès lors, il ne sera pas maître de ses actions, et ne méritera ni louange ni blâme. C'est la ruine de toute science morale et de toute vie sociale : conséquences inadmissibles. L'intellect agent n'est donc pas une substance séparée de l'homme.

77 : LA PRÉSENCE SIMULTANÉE DES DEUX INTELLECTS AGENT ET POSSIBLE DANS LA MÊME SUBSTANCE DE L'AME N'EST POINT IMPOSSIBLE

Peut-être semblera-t-il inadmissible à certains, qu'une seule et même substance, à savoir : la substance de notre âme, soit en puissance par rapport à tous les intelligibles, ce qui est le cas de l'intellect possible, et les fasse passer à l'acte, ce qui est le rôle de l'intellect agent : en effet, aucun être n'agit dans la mesure où il est en puissance, mais dans celle où il est en acte. Ce qui paraît exclure la possibilité d'une coexistence des intellects agent et possible à l'intérieur d'une même âme. Un examen plus approfondi fait évanouir cette difficulté. Rien n'empêche en effet qu'une réalité soit d'un certain point de vue en puissance par rapport à une autre, et en acte d'un autre point de vue. Nous en avons des exemples dans la nature. L'air est humide en acte et sec en puissance ; c'est le contraire pour la terre. Cette comparaison s'applique à l'âme intellective et aux images. L'âme intellective possède, en effet, une actualité à l'égard de laquelle l'image est en puissance ; et d'autre part elle est en puissance par rapport à une actualité qui se trouve dans les images. La substance de l'âme humaine possède l'immatérialité, et, comme on l'a déjà montré, de ce chef elle a une nature intellectuelle : c'est le cas de toute substance immatérielle. Mais de ce fait ne s'ensuit pas encore l'assimilation à telle ou telle réalité déterminée, assimilation nécessaire à la connaissance par notre âme de tel ou tel objet déterminé, puisque toute connaissance implique similitude du connu dans le connaissant. Par conséquent l'âme intellective demeure en puissance à l'égard des similitudes déterminées des objets que nous pouvons connaître, qui sont les natures des réalités sensibles. Mais ces natures déterminées des réalités sensibles nous sont présentées par les images. Toutefois nous n'avons pas encore ici de données intelligibles : les images sont des similitudes de la réalité physique en des conditions matérielles qui sont les propriétés individuelles, et de plus elles se trouvent dans des organes corporels. Elles ne sont donc pas intelligibles en acte. Et cependant, puisque l'homme qui en est pourvu possède la faculté de saisir la nature universelle dépouillée de toutes les conditions individuantes, elles sont intelligibles en puissance. Ainsi donc elles ont l'intelligibilité en puissance, et la détermination de la similitude des choses en acte. Mais c'est le contraire dans l'âme intellective. Donc il existe dans l'âme intellective un pouvoir actif s'exerçant sur les images, et dont le rôle est de les rendre intelligibles en acte : cette puissance de l'âme est appelée l'intellect agent. Il existe aussi en nous une faculté qui est en puissance par rapport aux similitudes déterminées des choses sensibles : cette puissance est l'intellect possible. Le cas de l'âme diffère d'ailleurs de celui des agents physiques. Dans la nature matérielle un être est en puissance à une détermination selon le même mode que revêt en acte cette détermination dans un autre être : ainsi la matière de l'air est en puissance à la forme de l'eau selon le mode qui affecte cette forme dans l'eau. Aussi les actions et passions réciproques des corps physiques, qui communient dans la matière, ont lieu sur le même plan. Mais l'âme intellective n'est pas en puissance aux similitudes des choses qui sont dans les images suivant le mode qu'elles y revêtent, mais selon un degré supérieur auquel doivent être élevées ces similitudes : cette élévation requiert l'abstraction des conditions de la matière individuelle, et par cette abstraction, elles deviennent actuellement intelligibles. C'est pourquoi l'action de l'intellect agent sur l'image précède la réception de l'intellect possible. De la sorte la primauté de l'action n'est pas attribuée aux images, mais à l'intellect agent. Aussi Aristote assimile-t-il le rôle de l'intellect agent à l'égard de l'intellect possible à celui de l'art vis-à-vis de la matière. De ce fait on pourrait trouver un exemple tout à fait approprié dans l'_il s'il n'était pas seulement transparent et susceptible de recevoir les couleurs, mais s'il était lumineux au point de rendre les couleurs actuellement visibles. Ainsi, dit-on, chez certains animaux, la lumière de leurs yeux suffit pour leur faire voir les objets ; aussi voient-ils mieux la nuit que le jour : c'est qu'ils ont des yeux faibles, impressionnés par peu de lumière, troublés par une grande clarté. Il y a quelque chose de semblable en notre intellect. En présence des réalités les plus manifestes, il est comme l'_il de la chouette devant le soleil. Et c'est pourquoi le peu de lumière intelligible qui nous est connaturel suffit à notre intellection. Que cette lumière intelligible connaturelle à notre âme suffise à l'exercice de l'intellect agent, cela est évident pour peu que nous songions à la nécessité de ce même intellect agent. Notre âme était en puissance à l'égard des données intelligibles comme nos sens à l'égard des objets sensibles : de même que nous ne sommes pas en état permanent de sensation, ainsi ne sommes-nous pas toujours en exercice d'intellection. Ces données intelligibles qu'atteint la pensée humaine, Platon les considéra comme intelligibles par elles-mêmes. C'étaient les Idées, qui rendaient inutile l'hypothèse d'un intellect agent. Mais dans ces conditions plus les objets seraient intelligibles en eux-mêmes, mieux nous les comprendrions. Ce qui est évidemment faux : les réalités pour nous les plus intelligibles sont celles qui touchent de plus près les sens : or de soi elles sont les moins intelligibles. Ce qui conduisit Aristote à admettre que les données qui nous sont intelligibles ne sont pas des êtres intelligibles existant par eux-mêmes, mais qu'elles trouvent leur origine dans les objets sensibles. D'où la nécessité d'admettre une faculté de l'âme pour opérer cette intellectualisation. Cette faculté, c'est l'intellect agent. Son rôle est donc de faire des données intelligibles à notre mesure. Ce qui n'excède pas le mode de lumière intelligible qui nous est connaturel. Par conséquent rien n'empêche d'attribuer à la lumière elle-même de notre âme le rôle de l'intellect agent d'autant plus qu'Aristote compare celui-ci à la lumière.

78 : DANS LA PENSÉE D'ARISTOTE, L'INTELLECT AGENT N'EST POINT UNE SUBSTANCE SÉPARÉE, MAIS PLUTOT UNE PARTIE DE L'AME

Plusieurs admettent l'opinion exposée au chapitre 76, se figurant qu'elle fut celle d'Aristote. Aussi faut-il montrer, par les propres paroles de ce philosophe, qu'il n'a point considéré l'intellect agent comme une substance séparée. 1. Il dit en effet, au IIIe livre du De Anima : De même qu'en toute nature il y a quelque chose qui joue le rôle de matière en chaque genre, et se trouve en puissance par rapport à tout ce qui appartient à ce genre ; et qu'il existe une autre cause qui celle-là fait l'office de cause efficiente et effectue tout ce qui relève de ce genre, comme l'art à l'endroit de la matière : ainsi retrouve-t-on nécessairement ces différences dans l'âme. Et c'est de cette sorte (c'est-à-dire jouant le rôle de matière dans l'âme) qu'est l'intellect (possible) dans lequel se font tous les intelligibles. Mais celui qui dans l'âme joue le rôle de cause efficiente, c'est l'intellect qui a le pouvoir de tout faire (c'est-à-dire de mettre en acte les intelligibles) : à savoir l'intellect agent, qui est comme un habitus et non comme une puissance. En quel sens il appelle l'intellect agent un habitus, il l'explique en ajoutant qu'il est comme la lumière : d'une certaine manière en effet la lumière fait passer les couleurs de la puissance à l'acte, c'est-à-dire en les rendant visibles en acte : or dans le domaine des intelligibles ce rôle est attribué à l'intellect agent. De tout ceci ressort clairement que l'intellect agent n'est point une substance séparée, mais plutôt une partie de l'âme : l'auteur dit en effet expressément que l'intellect possible et l'intellect agent sont des différences de l'âme, qu'ils sont dans l'âme. Ni l'un ni l'autre n'est donc une substance séparée. 2. La raison qu'Aristote fait valoir témoigne dans le même sens. En toute nature où il y a puissance et acte, on distingue une sorte d'élément matériel, en puissance par rapport aux réalités qui appartiennent à ce genre, et une sorte de principe actif, qui met la puissance en acte : en toute industrie, il y a l'art et la matière. Mais l'âme intellective est une certaine nature, où se trouvent puissance et acte : elle est parfois en acte d'intellection, et parfois en puissance. Par conséquent, dans la nature de l'âme intellective, il y a quelque chose qui joue le rôle d'une sorte de matière, en puissance par rapport à tous les intelligibles, et qu'on appelle l'intellect possible ; et il y a une sorte de cause efficiente, qui met tout en acte et qu'on appelle l'intellect agent. L'un et l'autre intellect, d'après la démonstration d'Aristote, est dans la nature de l'âme, et ne constitue pas une réalité séparée du corps dont l'âme est l'acte. 3. Aristote dit que l'intellect agent est comme une habitude qui est lumière. Mais l'habitude n'est point considérée comme une réalité existant par soi, mais, comme une réalité dépendante d'une autre. L'intellect agent n'est donc pas une certaine substance douée d'une existence autonome et séparée, mais il appartient à l'âme humaine. Et il ne faut pas entendre le texte d'Aristote dans un sens qui ferait de l'habitude un effet de l'intellect agent, comme si le Philosophe disait : L'intellect agent fait que l'homme comprenne tout, ce qui est comme une habitude. Telle est en effet la définition de l'habitude, suivant les paroles du Commentateur Averroès à cet endroit, que celui qui possède l'habitude comprend par lui-même ce qui lui est propre, de soi, et quand il veut, sans avoir besoin en cela d'un secours extérieur. En termes exprès Aristote assimile à l'habitude, non ce qui est fait, mais l'intellect qui peut tout faire. Cependant il ne convient pas non plus d'envisager l'intellect agent comme une habitude à la manière de la deuxième espèce de la qualité, comme l'ont fait certains qui ont appelé l'intellect agent : l'habitude des principes. Car cette habitude des principes est tirée des données sensibles, ainsi que le prouve Aristote, au IIe livre des Seconds Analytiques. Il est donc un effet de l'intellect agent, dont le rôle est de faire passer à l'acte d'intelligibilité les images qui sont intelligibles en puissance. Mais le terme d'habitude est pris ici par opposition à la privation et à la puissance : ainsi peut-on appeler habitude toute forme et tout acte. Ce qui apparaît nettement du fait que l'intellect agent est appelé habitude comme une lumière est habitude. 4. Puis il ajoute : cet intellect -à savoir : l'intellect agent - est séparé, non mélangé, impassible et substantiellement être en acte. De ces quatre qualités de l'intellect agent, il en avait attribué plus haut deux expressément à l'intellect possible, à savoir de n'être pas mélangé et d'être séparé. En ce qui concerne la troisième, l'impassibilité, il avait fait une distinction. En premier lieu, il montre en effet que l'intellect possible n'est pas passible au même titre que le sens ; puis il montre qu'à prendre le mot pâtir dans son acception la plus générale, on peut le dire passible, c'est-à-dire en puissance à l'égard des intelligibles. Mais la quatrième qualité, il l'avait catégoriquement refusée à l'intellect possible, disant qu'il était en puissance aux intelligibles, et qu'il n'était rien d'eux en acte avant l'intellection. Ainsi donc sur les deux premiers points, l'intellect possible concorde avec l'intellect agent ; sur la troisième, ils concordent en un certain sens et diffèrent en un autre ; sur le quatrième, ils diffèrent totalement l'un de l'autre. Ces quatre conditions de l'intellect agent, il les prouve ensuite par une seule raison : toujours plus honorable est l'agent que le patient et le principe - à savoir : le principe actif - que la matière. Il avait dit en effet plus haut que l'intellect agent est comme une cause efficiente, et l'intellect possible comme une matière. Par ce moyen sont ainsi démontrées les deux premières conditions de la manière suivante : « L'agent est plus honorable que le patient et que la matière. Mais l'intellect possible, qui est comme le patient et la matière, est séparé et non mélangé, ainsi qu'il a été prouvé plus haut. Donc à bien plus forte raison l'intellect agent. » Et les autres conditions sont ainsi prouvées par ce moyen : « L'agent est plus honorable que le patient et que la matière, parce qu'il leur est comparé comme l'agent et l'être en acte au patient et à l'être en puissance. Or l'intellect possible est patient d'une certaine manière, et être en puissance. Donc l'intellect agent est agent et non patient, et être en acte. » De toute évidence, on ne peut tirer de ce texte d'Aristote que l'intellect agent soit une certaine substance séparée : mais qu'il est séparé au sens où on l'a dit plus haut de l'intellect possible, à savoir qu'il n'a pas d'organe. L'affirmation qu'il est substantiellement un être en acte ne contredit pas le fait que la substance de l'âme est en puissance, ainsi qu'on l'a montré plus haut. 5. Il dit ensuite : Or il est identique, selon l'acte, à la science de la chose. Là-dessus le Commentateur prétend que l'intellect agent diffère de l'intellect possible en ce que dans le premier celui qui comprend et ce qui est compris ne font qu'un ; ce qui n'a pas lieu dans l'intellect possible. Mais cette affirmation va nettement contre la pensée d'Aristote. Car plus haut, il avait employé les mêmes expressions à propos de l'intellect possible, dont il dit que l'intelligible lui-même est comme les objets intelligibles : là en effet où il n'y a pas de matière, l'entendement et ce qui est entendu s'identifient ; en effet, la science qui examine, et l'objet examiné, c'est tout un. Manifestement, du fait que l'intellect possible, dans la mesure où il comprend en acte, s'identifie à la chose comprise, Aristote veut montrer que l'intellect possible est compris comme les autres intelligibles. Un peu plus haut, il avait déclaré que l'intellect possible est en puissance, d'une certaine manière, les intelligibles, mais qu'il n'est rien en acte avant qu'il comprenne : par là il donne certainement à entendre que du moment que l'intellect possible comprend en acte, il devient lui-même les objets compris. Rien d'étonnant à ce qu'il parle ainsi de l'intellect possible : il s'était exprimé plus haut de la même manière au sujet du sens, du sensible, en acte. Le sens, en effet, s'actualise par l'espèce sentie en acte ; et ainsi l'intellect possible est actualisé par l'espèce intelligible en acte ; et pour cette raison l'intellect actualisé est appelé l'intelligible lui-même en acte. Il faut donc conclure ainsi : après qu'Aristote a défini ce qui concerne l'intellect possible et l'intellect agent, il commence à déterminer le cas de l'intellect en acte, disant que la science en acte est identique à la chose connue en acte. 6. Aristote ajoute : ce qui joue le rôle de puissance est premier dans le temps pour le même sujet : mais absolument parlant, il n'est pas même premier dans le temps. Il utilise cette distinction de puissance et d'acte en maint passage. L'acte a une priorité de nature sur la puissance ; mais dans le temps, pour un seul et même sujet qui possède la puissance et l'acte, la puissance précède l'acte ; absolument parlant, la puissance n'est pas même chronologiquement antérieure à l'acte, car la puissance ne passe à l'acte que sous l'impulsion d'un acte. Voilà pourquoi il dit que l'intellect qui joue le rôle de puissance, à savoir l'intellect possible, dans la mesure où il est en puissance, précède chronologiquement l'intellect en acte : et cela dans un seul et même sujet. Mais pas absolument, c'est-à-dire à considérer tout l'ensemble des sujets : car l'intellect possible est actualisé par l'intellect agent qui est en acte, comme il l'a dit, et aussi par un autre intellect possible actualisé ; c'est pourquoi dans le troisième livre de la Physique, il dit qu'avant d'apprendre on a besoin d'un maître, pour être amené de la puissance à l'acte. Ce texte montre donc l'ordre de l'intellect possible, pour autant qu'il est en puissance, par rapport à l'intellect en acte. 7. Il poursuit : mais il n'est pas tantôt en acte d'intellection et tantôt non. Ici nous voyons la différence de l'intellect en acte et de l'intellect possible. Il a dit plus haut de l'intellect possible qu'il n'est pas toujours en acte d'intellection, mais que parfois il ne s'y trouve pas, lorsqu'il est en puissance aux intelligibles, et que parfois il s'y trouve, lorsqu'il est actuellement ces intelligibles. Or l'intellect est actualisé par le fait qu'il devient les intelligibles eux-mêmes, comme on l'a déjà dit. Par conséquent, il ne lui convient en tant qu'il est intellect en acte, d'être tantôt en acte d'intellection et tantôt non. 8. Il est séparé (cet intellect) qui seul est vraiment (intellect). Il ne peut être question ici de l'intellect agent. En effet, il n'est pas le seul séparé : on l'a déjà dit de l'intellect possible. Il ne s'agit pas non plus de l'intellect possible. Car on a dit la même chose de l'intellect agent. Reste donc que cette formule s'applique à ce qui les enveloppe tous les deux, c'est-à-dire cet intellect en acte dont il est question ; car dans notre âme est séparé, n'utilisant pas d'organe, cela seul qui appartient à l'intellect en acte ; à savoir cette partie de l'âme par laquelle nous comprenons d'une manière actuelle, partie qui comprend et l'intellect possible et l'intellect agent. Aussi Aristote ajoute-t-il que cette seule partie de l'âme est immortelle et perpétuelle ; en effet, elle ne dépend pas du corps puisqu'elle est séparée.

79 : L'AME HUMAINE NE SE CORROMPT PAS AVEC LE CORPS

A partir des données précédemment acquises, on peut montrer à l'évidence que l'âme humaine ne se corrompt pas, lors de la corruption du corps. 1. On a montré plus haut que toute substance intellectuelle est incorruptible. Or l'âme de l'homme est une certaine substance intellectuelle, comme on l'a vu. L'âme humaine doit donc être incorruptible. 2. Aucune chose n'est corrompue par ce en quoi consiste sa perfection : ce sont, en effet, des mouvements contraires, que ceux qui vont à la perfection d'une part, à la corruption de l'autre. Or la perfection de l'âme humaine consiste en une certaine abstraction par rapport au corps. L'âme est perfectionnée en effet par la science et la vertu : selon la science, elle est d'autant plus parfaite qu'elle considère les objets plus immatériels ; et la perfection de la vertu consiste en ce que l'homme ne suive pas les passions du corps, mais qu'il les tempère et les refrène selon la raison. La corruption de l'âme ne consiste donc pas en ce qu'elle soit séparée d'avec le corps. On répondra peut-être que la perfection de l'âme consiste pour elle à être séparée du corps quant à ses opérations, et sa corruption à en être séparée selon l'être. Cette réponse n'est pas satisfaisante. Car l'opération d'une chose démontre la substance et l'être de cette chose : puisque tout être opère d'après ce qu'il est, et que l'opération propre d'une chose suit la nature propre de cette chose. La perfection de l'opération chez un être ne peut être réalisée qu'en rapport avec la perfection de sa substance. Si donc l'âme est perfectionnée dans son opération par le détachement du corps, sa substance incorporelle ne sera point détruite par sa séparation d'avec lui. 3. Ce qui proprement perfectionne l'homme dans son âme est quelque chose d'incorruptible. L'opération propre de l'homme en tant que tel est l'intellection ; c'est par là qu'il diffère des brutes, des plantes et des êtres sans vie. Or l'intellection appartient à ce qui est universel et incorruptible en tant que tel. Mais les perfections doivent être proportionnées aux réalités qu'elles enrichissent. Donc l'âme humaine est incorruptible. 4. Il est impossible qu'un désir de nature soit vain. Mais l'homme désire naturellement subsister toujours. Ceci ressort du fait que l'exister est ce qui est désiré par tous : or l'homme, par l'intelligence, perçoit l'exister non seulement dans l'instant présent, comme les animaux, mais absolument. L'homme possède donc une durée perpétuelle selon l'âme, par laquelle il perçoit l'exister dans l'absolu et sans limitation temporelle. 5. Ce qui est reçu dans un être, y est reçu selon le mode propre à cet être. Or les formes des choses sont reçues dans l'intellect possible en tant qu'elles sont intelligibles en acte. Or elles le sont en tant qu'elles sont immatérielles, et par conséquent incorruptibles. Donc l'intellect possible est incorruptible. Mais, comme on l'a prouvé, l'intellect possible fait partie de l'âme humaine. Donc l'âme humaine est incorruptible. 6. L'être intelligible est plus durable que l'être sensible. Mais ce qui dans les choses sensibles tient le rôle de premier réceptacle, est substantiellement incorruptible, c'est la matière première. A bien plus forte raison le sera l'intellect possible, qui est le réceptacle des formes intelligibles. Par conséquent l'âme humaine, dont l'intellect possible fait partie, est incorruptible. 7. L'ouvrier vaut mieux que son _uvre, dit Aristote. Mais l'intellect agent met en acte les intelligibles, comme on l'a vu. Puis donc que les intelligibles en acte, en tant que tels, sont incorruptibles, à bien plus forte raison l'intellect agent sera-t-il incorruptible. Donc le sera aussi l'âme humaine, dont la lumière est l'intellect agent, ainsi qu'il a été démontré. 8. Une forme ne peut se corrompre que de trois manières : ou par l'action d'un contraire, ou par la corruption de son sujet, ou par la disparition de sa cause. Par l'action d'un contraire, comme la chaleur est détruite par l'action du froid ; par la corruption du sujet, comme la perte de l'_il entraîne la perte du sens de la vue ; par la disparition de la cause, ainsi la lumière de l'air disparaît quand disparaît la présence du soleil qui était sa cause. Mais l'âme humaine ne peut être corrompue par l'action d'un contraire ; car elle n'en a point ; en effet par l'intellect possible elle est susceptible de connaître et de recevoir tous les contraires. De même elle n'a pas à craindre la corruption de son sujet : on a vu plus haut que l'âme humaine est une forme indépendante du corps dans son être. Enfin, elle ne saurait être corrompue par suite de la déficience de sa cause ; car elle ne peut avoir de cause qu'éternelle, comme on le montrera plus loin. Par conséquent d'aucune manière l'âme humaine ne peut se corrompre. 9. Si l'âme est corrompue par la corruption du corps, il faut que son être soit affaibli par la faiblesse du corps. Mais si quelque vertu de l'âme est affaiblie lorsque le corps s'affaiblit, cela n'est qu'un résultat accidentel, provenant du besoin qu'a la vertu de l'âme d'un organe corporel : comme la vue s'affaiblit lorsque son organe est affaibli, accidentellement toutefois. En voici la preuve. Si la vertu en question était atteinte essentiellement, jamais elle ne serait restaurée quand l'organe est réparé : et pourtant nous constatons, si atténuée que puisse être la force visuelle, que si l'organe est réparé, cette force est restaurée ; aussi Aristote déclare-t-il, au premier livre De Anima, que si un vieillard recevait un _il de jeune homme, il verrait certes comme un jeune homme. Puis donc que l'intellect est une vertu de l'âme qui n'a pas besoin d'organe, comme on l'a démontré, lui-même ne saurait être affaibli, ni essentiellement ni accidentellement, par la vieillesse ou par quelque autre infirmité corporelle. Que si dans l'activité intellectuelle on remarque de la fatigue ou une difficulté résultant d'une infirmité physique, cela ne doit pas être attribué à l'affaiblissement de l'intellect lui-même, mais à la débilité des forces dont l'intellect a besoin, à savoir des vertus de l'imagination, de la mémoire et de la cogitative. Il est donc évident que l'intellect est incorruptible. Donc aussi l'âme humaine qui est une certaine substance intellectuelle. Cette affirmation repose aussi sur l'autorité d'Aristote. Il dit, en effet, au 1er livre du De Anima, que l'intellect semble être une certaine substance, et ne pas se corrompre. Qu'il ne s'agisse pas là de quelque substance séparée qui serait l'intellect possible ou l'intellect agent, la chose résulte des considérations précédentes. 10. La même conclusion ressort du texte d'Aristote au XIe livre de la Métaphysique. Argumentant contre Platon, il y dit que les causes efficientes préexistent ; quant aux causes formelles, elles existent en même temps que les réalités qu'elles déterminent : en effet quand l'homme est guéri, alors la santé existe, et non auparavant. Il réfute ainsi Platon pour qui les formes existaient avant les choses. Ceci dit, il ajoute : Que si quelque chose demeure ensuite, il faut l'examiner. Car en certains êtres rien ne l'empêche : - dans la mesure où l'âme est telle - pas n'importe quelle âme, mais l'intelligence. Par où l'on voit son intention, puisqu'il parle ici des formes, d'admettre que l'intelligence, qui est la forme de l'homme, demeure après la matière, c'est-à-dire après le corps. Des paroles précédemment citées d'Aristote, il résulte que, tout en admettant que l'âme est une forme, il ne la considère pas comme non subsistante et donc corruptible, ainsi que Grégoire de Nysse le lui impute. En effet, le Philosophe excepte notre âme du cas général des formes, en disant qu'elle demeure après le corps et qu'elle est une certaine substance. Cette doctrine s'accorde avec la foi catholique. Nous lisons, en effet, dans le livre Des Dogmes ecclésiastiques  : Nous croyons que l'homme seul possède une âme substantielle, qui vit lorsqu'elle a quitté le corps, et qui vivifie ses sens et son génie ; elle ne meurt pas avec le corps, ainsi que le pense l'Arabe (Averroès) ni après un bref intervalle, comme le dit Zénon ; car elle vit substantiellement. Par là est exclue l'erreur des impies, dont Salomon nous rapporte les pensées, Sagesse, II, 2 : Du néant nous sommes nés, et ensuite nous serons comme si nous n'avions pas été. Et encore, Eccle, III, 19 : Identique est la mort des hommes et des bêtes de somme, égale est leur condition. Comme meurt l'homme, ainsi meurent les animaux. Il n'y a qu'un même souffle pour tous, et l'homme n'a rien de plus que le bétail. Qu'il dise cela non en son nom propre, mais à la place des impies, la chose est évidente si l'on note la conclusion qui termine l'ouvrage : Jusqu'à ce que la poussière retourne à la terre d'où elle était sortie, et que l'esprit revienne à Celui qui l'a donné. Outre ce texte, une infinité d'autres dans la Sainte-Écriture attestent l'immortalité de l'âme.

80 ET 81 : EXAMEN DES ARGUMENTS QUI PRÉTENDENT PROUVER QUE L'AME SE CORROMPT AVEC LE CORPS

Certains arguments tendraient cependant à prouver, semble-t-il, que les âmes humaines ne sauraient demeurer après la dissolution du corps : 1. Si, en effet, comme on l'a vu, la multiplication des âmes suit la multiplication des corps, après la destruction de ces derniers, le nombre des âmes ne peut demeurer. Alors de deux choses l'une : ou bien l'âme humaine cesse tout à fait d'exister ; ou bien il ne reste plus qu'une seule âme. Cela semble conforme à l'opinion de ceux qui n'admettent comme incorruptible que ce qui est un dans tous les hommes : soit l'intellect agent seulement, d'après Alexandre ; soit aussi l'intellect possible, d'après Averroès. 2. De plus, la raison formelle est cause de la diversité spécifique. Mais s'il reste plusieurs âmes après la corruption des corps, il faut bien qu'elles soient diverses : comme est identique, en effet, ce qui est un dans la substance, ainsi sont divers les êtres qui sont multiples substantiellement. Or après la dissolution des corps, la diversité chez les âmes ne peut être que formelle : car elles ne sont pas composées de matière et de forme, comme on l'a prouvé au sujet de toute substance intellectuelle. Il reste donc qu'elles sont spécifiquement diverses. Mais par la corruption du corps, les âmes ne sont pas transformées en une autre espèce : car tout ce qui change ainsi d'espèce est corrompu. Reste donc qu'avant même d'être séparées des corps, elles étaient diverses spécifiquement. Mais les êtres composés tiennent leur espèce de la forme. Donc les individualités humaines étaient d'espèces différentes. Conclusion inadmissible. Par conséquent, il semble impossible que la multiplicité des âmes humaines demeure après la mort. 3. Il semble tout à fait impossible, dans l'hypothèse de l'éternité du monde, d'admettre que le nombre des âmes humaines subsiste après la mort du corps. Si, en effet, le monde a toujours existé, le mouvement aussi. Donc la génération est elle aussi éternelle. Si la génération est éternelle, une infinité d'hommes sont morts avant nous. Si donc les âmes des défunts gardent leur nombre après la mort, il faut dire qu'il y a présentement en acte une infinité d'âmes, appartenant à ceux qui sont déjà morts. Mais c'est impossible : car l'infini en acte ne peut être réalisé dans la nature. Reste donc, si le monde est éternel, que les âmes ne gardent pas leur multiplicité après la mort. 4. Ce qui arrive à un être et se sépare de lui sans qu'il soit corrompu, cela lui arrive accidentellement. Telle est la définition même de l'accident. Si donc l'âme n'est pas corrompue quand le corps se dissout, il s'ensuit que l'âme est unie accidentellement au corps. Donc l'homme est un être accidentel, puisqu'il est composé d'âme et de corps. Autre conséquence : il n'y a pas d'espèce humaine ; car des éléments accidentellement réunis ne sauraient constituer une espèce une : par exemple l'homme blanc n'est pas une espèce. 5. Une substance ne saurait exister sans opération. Mais toute opération de l'âme finit avec le corps. En voici la preuve par induction. Les vertus de l'âme nutritive agissent par les qualités corporelles, et par un instrument corporel, et sur le corps lui-même qui est parfait par l'âme : ce corps est ainsi nourri, il grandit, il devient apte à la génération. Toutes les opérations des puissances qui appartiennent à l'âme sensitive s'accomplissent par des organes corporels : et certaines d'entre elles impliquent une modification corporelle, telles les passions de l'âme, comme l'amour, la joie, etc. Quant à l'intellection, bien qu'elle ne soit pas une opération exercée par quelque organe corporel, néanmoins elle a pour objet les images, qui jouent à son égard le rôle des couleurs pour la vue ; par conséquent, de même que la vue ne peut pas voir sans les couleurs ainsi l'âme intellective ne peut comprendre sans image. De plus, pour comprendre, l'âme a besoin de facultés préparant les images à l'intelligibilité en acte, facultés qui sont la cogitative et la mémoire : actes de certains organes corporels qui leur permettent d'agir, ces puissances ne sauraient évidemment demeurer après la mort. Ainsi Aristote déclare-t-il : Sans image l'âme ne peut pas comprendre et encore : Elle ne comprend rien sans l'intellect passif, qu'il appelle la cogitative et qui est corruptible. C'est pourquoi il dit, au 1er livre De l'Ame, que l'acte d'intellection de l'homme se corrompt par une certaine corruption intime, corruption des images ou de l'intellect passif. Et au IIIe livre De l'Ame, il dit que nous ne nous rappelons pas après la mort les choses que nous avons sues étant vivants. Ainsi donc de toute évidence aucune opération de l'âme ne peut demeurer après la mort. Et par le fait sa substance ne demeure pas non plus : car aucune substance ne peut exister sans opération. Puisque ces arguments aboutissent à une conclusion erronée, - ces exposés l'ont bien montré - il faut essayer de les résoudre. 1. Quant au premier argument, rappelons-nous que les réalités qui sont mutuellement adaptées et proportionnées, reçoivent ensemble la multiplicité ou l'unité, chacune à partir de sa cause. Si donc l'être de l'une dépend de l'autre, son unité ou sa multiplication en dépend aussi : sinon, elle dépend d'une autre cause extrinsèque. Forme et matière doivent donc être toujours mutuellement proportionnées et comme naturellement adaptées : puisque l'acte propre s'accomplit dans la matière qui lui est propre. Par conséquent matière et forme s'accompagnent toujours dans la multiplicité et dans l'unité. Si donc l'être de la forme dépend de la matière, sa multiplication dépend de la matière et de même son unité. Dans le cas contraire, il sera certes nécessaire de multiplier la forme en fonction de la multiplication de la matière, à savoir en même temps que la matière et proportionnellement à elle ; mais non toutefois de telle sorte que l'unité ou la multiplicité de la forme dépende de la matière. Or on a démontré que l'âme humaine est une forme dont l'être ne dépend pas de la matière. Par conséquent, la multiplication des âmes suit la multiplication des corps, mais la multiplication des corps n'est pas cause de celle des âmes. Ainsi donc il n'est pas nécessaire que la destruction des corps compromette la pluralité des âmes, comme le prétendait le premier argument. 2. Désormais la réponse au deuxième est facile. N'importe quelle diversité de formes, en effet, n'entraîne pas la diversité spécifique, mais seulement la diversité qui suit les principes formels, ou une raison diverse de forme : il est évident, par exemple, qu'autre est l'essence formelle de ce feu et de cet autre, et pourtant il n'existe pas entre eux de distinction spécifique. Donc la multitude des âmes séparées de leurs corps suit, sans doute, la diversité substantielle des formes, car autre est la substance de cette âme et celle de cette autre : mais cette diversité ne procède pas de la diversité des principes essentiels de l'âme elle-même, et elle ne suit pas une raison d'âme différente ; elle vient de la différente adaptation des âmes aux corps : telle âme est adaptée à tel corps et non à tel autre, celle-là à celui-ci, et ainsi de suite. Ces sortes d'adaptations demeurent dans les âmes même après la mort corporelle : leur substance demeure aussi, puisque leur être ne dépend pas du corps. En effet, les âmes sont formes substantielles des corps : autrement leur union avec le corps serait accidentelle, et ainsi l'âme et le corps ne formeraient pas un être un essentiellement, mais seulement accidentellement. Mais puisqu'elles sont formes, il faut que les âmes soient adaptées aux corps. Ces adaptations diverses demeurent dans les âmes séparées : donc aussi la pluralité. 3. A propos du troisième argument, certains partisans de l'éternité du monde sont tombés en diverses opinions étranges. Quelques-uns, en effet, acceptèrent purement et simplement la conclusion, admettant la destruction de l'âme avec celle du corps. - D'autres disent que de toutes les âmes il reste quelque chose de séparé, qui leur est commun à toutes : l'intellect agent pour les uns ; pour d'autres aussi l'intellect possible. - Il en est qui admirent la permanence de fait d'une multitude d'âmes après la mort : mais pour éviter leur infinité, ils enseignèrent que les mêmes âmes s'unissent à différents corps après un certain laps de temps. Telle fut l'opinion des Platoniciens, dont il sera question plus bas. Certains enfin, pour échapper à toutes ces hypothèses, ne virent point d'inconvénient à reconnaître l'existence actuelle d'une multitude infinie d'âmes séparées. Un infini en acte dans les réalités qui ne sont pas ordonnées entre elles est un infini par accident : ce à quoi ils ne voient point d'inconvénient. C'est la position d'Avicenne et d'Algazel. - Quelle fut sur ce point la pensée d'Aristote ? Nous n'avons pas à ce sujet de document précis, bien qu'il admette expressément l'éternité du monde. Cependant la dernière des opinions précitées n'est point inconciliable avec ses principes. Au IIIe livre de la Physique et au premier Du Ciel et du Monde, il prouve qu'il n'existe pas d'infini en acte dans l'univers physique, mais non pas dans les substances immatérielles. - Au reste pour les Catholiques tout cela ne fait aucune difficulté, puisque notre foi n'admet point l'éternité du monde. 4. Et la permanence de l'âme après la mort du corps ne présuppose pas nécessairement le caractère accidentel de leur union (ainsi que le prétend le quatrième argument). Voici, en effet, la définition de l'accident : Ce dont la présence ou l'absence n'entraîne pas la corruption du sujet composé de matière et de forme. Or si l'on se reporte aux principes du sujet composé, cette définition ne se vérifie pas. On sait, en effet, par Aristote, au 1er livre de la Physique, que la matière est inengendrée et incorruptible. Par conséquent, la forme s'en allant, elle demeure dans son essence. Cependant la forme ne lui était pas unie accidentellement mais essentiellement : elle lui était unie dans l'unité d'être. Or semblablement l'âme est unie au corps en unité d'être, comme on l'a montré. Par conséquent, bien qu'elle survive au corps, son union avec lui est substantielle, non accidentelle. Maintenant que la matière première abandonnée par la forme ne reste pas en acte sinon grâce à la détermination d'une autre forme, et que d'autre part l'âme humaine garde toujours la même actualité, cela vient de ce que l'âme humaine est forme et acte et la matière première être en puissance. 5. Aucune opération ne peut demeurer dans l'âme, dit-on, si elle est séparée du corps. Cette assertion est fausse : demeurent en effet les opérations qui ne s'exercent point par le moyen d'organes, comme la pensée et le vouloir. Quant à celles qui s'exercent par les organes corporels, comme les opérations des puissances végétatives et sensitives, elles ne survivent pas. Notons pourtant la diversité qui existe entre le mode d'intellection de l'âme séparée du corps et celui de l'âme unie au corps ; la manière d'exister n'est pas la même : et chacun agit d'après sa manière d'être. Dans l'état d'union, l'exister de l'âme humaine est absolument indépendant du corps, et pourtant ce dernier joue en quelque manière le rôle de support et de sujet récepteur de l'âme. Par conséquent son opération propre, l'intellection, bien qu'elle ne dépende pas du corps comme si elle était exercée par un organe corporel, a cependant un objet dans le corps, qui est l'image. Donc tant que l'âme est dans le corps, elle ne peut comprendre sans image : ni non plus se souvenir sinon par les facultés de la cogitative et de la mémoire, grâce auxquelles sont préparées les images, comme il a déjà été dit. Ainsi donc la ruine de l'intellection et du souvenir selon leur mode présent suit la ruine du corps. L'exister de l'âme séparée lui appartient à elle seule sans le corps. C'est pourquoi son opération qui est l'intellection, ne s'accomplira plus en rapport avec ces objets situés dans les organes corporels qu'on appelle les images ; mais l'âme comprendra par elle-même, à la manière des substances qui sont totalement dans leur être même séparées des corps, substances dont il sera question plus loin. De ces dernières, puisqu'elles lui sont supérieures. Elle pourra abondamment recevoir l'influence, afin de mieux comprendre. - L'expérience pédagogique confirme ces vues. En effet, lorsque l'âme n'a pas à s'occuper de son propre corps, elle est rendue plus apte à comprendre les réalités supérieures : et la vertu de tempérance qui la soustrait aux délectations charnelles, favorise chez l'homme l'activité intellectuelle. - Les dormeurs, qui n'usent plus de leurs sens corporels et sont exempts du trouble des humeurs ou des vapeurs, acquièrent une certaine connaissance de l'avenir, connaissance provenant d'êtres supérieurs et qui excède les possibilités de la raison humaine. La chose se vérifie bien plus encore chez ceux qui s'évanouissent et chez les extatiques : et cela d'autant plus que l'âme est plus affranchie des sens corporels. A cela nulle difficulté. Nous avons déjà montré, en effet, que l'âme humaine est située à la frontière des substances corporelles et incorporelles, comme à l'horizon du temps et de l'éternité, s'éloignant de ce qui est en bas, s'approchant de ce qui est en haut. Par conséquent, lorsqu'elle sera totalement séparée du corps, elle ressemblera parfaitement aux substances séparées quant au mode de comprendre, et elle subira grandement leur influence. Ainsi donc, si notre mode actuel d'intellection doit disparaître avec le corps, il sera remplacé par un autre mode d'intellection plus élevé. Mais le souvenir est un acte exercé par un organe corporel, comme Aristote le prouve au livre De la Mémoire et de la Réminiscence. Aussi ne pourra-t-il survivre au corps. A moins que l'on n'entende cette expression, le souvenir, de manière équivoque, pour signifier l'intelligence des choses que l'on a précédemment connues. Cette intelligence, l'âme séparée la possède encore certainement, même s'il s'agit de ce qu'elle apprit ici-bas, puisque l'impression des espèces intelligibles dans l'intellect possible est indélébile, comme on l'a déjà vu. En ce qui concerne les autres opérations de l'âme, comme l'amour, la joie, etc., il faut éviter l'équivoque. En effet, quelquefois on les prend pour des passions de l'âme. Et ainsi elles sont des actes de l'appétit sensitif, concupiscible ou irascible, avec une certaine modification organique. Ainsi entendues, elles ne peuvent demeurer dans l'âme après la mort : comme Aristote le prouve au livre De l'Ame. - Parfois encore on les prend pour l'acte simple de la volonté, qui est sans passion. - Ainsi Aristote dit-il : au VIIIe livre de l'Ethique : Dieu se réjouit d'une simple opération et, au Xe livre : dans la contemplation de la sagesse il y a une délectation admirable ; et il distingue l'amour d'amitié de l'amour-passion. Comme la volonté est une puissance qui n'use pas d'organe, ainsi que l'intelligence, il est évident que ces opérations, en tant qu'actes de la volonté, demeurent dans l'âme séparée. Ainsi donc les arguments allégués ne permettent pas de conclure à la mortalité de l'âme humaine.

82 : LES AMES DES BÊTES NE SONT PAS IMMORTELLES

Ce qui a été dit montre à l'évidence que les âmes des brutes ne sont pas immortelles. 1. On a déjà montré qu'aucune opération de la partie sensitive ne peut avoir lieu sans le corps. Or dans les âmes des bêtes on ne saurait trouver aucune opération supérieure aux opérations de la partie sensitive : elles ne comprennent ni ne raisonnent. On le voit bien du fait que tous les animaux de la même espèce agissent de la même manière, comme mus par la nature et non pas comme exerçant un art : toutes les hirondelles construisent leur nid pareillement, toutes les araignées tissent pareillement leur toile. Aucune activité de l'âme des bêtes ne peut donc avoir lieu sans le corps. Mais comme toute substance exerce quelque opération, l'âme de la bête ne pourra pas être sans le corps. Donc lorsque le corps meurt, elle périt aussi. 2. Toute forme séparée de la matière est intellectuellement en acte : ainsi l'intellect agent met en acte les espèces intelligibles, en tant qu'il les abstrait, comme on l'a vu. Mais si l'âme de la bête demeure après la mort du corps, elle sera une forme séparée de la matière. Donc elle sera une forme intellectuellement connue en acte. Mais dans les formes séparées de la matière le sujet qui comprend et l'objet compris ne font qu'un, dit Aristote, au IIIe livre du De Anima. Donc si l'âme de la brute survit au corps, elle sera intellectuelle. Conséquence impossible. 3. En toute réalité susceptible de parvenir à une certaine perfection, existe un appétit naturel de cette perfection : le bien en effet est ce que tous les êtres désirent, et chaque être désire son bien propre. Or chez les bêtes, il n'existe aucun appétit d'être perpétuel, sinon le désir de la permanence de l'espèce, désir qui se manifeste par l'instinct génésique, grâce auquel l'espèce se perpétue. Ce désir de perpétuité spécifique se retrouve dans les plantes et les êtres inanimés : mais ne relève pas de l'appétit animal en tant que tel. Appétit qui suit la connaissance. Car l'âme sensitive ne perçoit que le lieu et l'instant immédiats, il est impossible qu'elle saisisse l'être perpétuel. Elle ne le désire donc pas d'un appétit animal. L'âme de la bête n'est donc pas capable d'un être perpétuel. 4.Le plaisir parfait l'opération, comme le prouva Aristote au Xe livre de l'Ethique. Par conséquent, l'opération de chaque être est finalisée par ce en quoi il trouve son plaisir. Or les plaisirs des bêtes se rapportent à la conservation du corps : elles ne trouvent de plaisir dans les sons, les odeurs et les objets de la vue, que dans la mesure où peut s'y trouver quelque indication d'ordre alimentaire ou sexuel, unique objet de la délectation animale. Donc toute l'activité des bêtes est finalisée par la conservation de leur être corporel. Elles n'ont donc aucun être en dehors du corps. Cette doctrine est conforme à la foi catholique. Dans la Genèse, il est dit de l'âme de la brute : Cette âme est dans le sang, comme si l'on disait : De la permanence du sang dépend son existence. Et au livre des Dogmes ecclésiastiques : Nous disons que seul l'homme possède une âme substantielle, c'est-à-dire ayant la vie par soi : les âmes des bêtes périssent avec leur corps. Aristote dit aussi au IIe livre du De Anima : La partie intellectuelle de l'âme est séparée des autres comme l'incorruptible du corruptible. Ainsi est rejetée la thèse de Platon qui admettait l'immortalité de l'âme des brutes. Arguments en faveur de cette immortalité : Quand un être possède par soi une opération séparée, cet être subsiste aussi par soi. Mais l'âme sensitive des bêtes possède par soi une certaine opération à laquelle ne participe pas le corps, à savoir le mouvement : en effet l'être qui se meut est composé de deux éléments, dont l'un est moteur et l'autre mû. Puisque le corps est mû, il s'ensuit que l'âme seule est motrice. Donc elle subsiste par soi. Elle ne saurait donc être corrompue accidentellement par la corruption du corps : seuls, en effet, se corrompent accidentellement les réalités qui n'ont pas l'être par soi. Par elle-même l'âme sensitive ne peut pas non plus se corrompre : elle n'a pas de contraire, et n'est pas formée de contraires. Reste donc qu'elle soit tout à fait incorruptible. A ce point de vue semble se rattacher l'argument de Platon tendant à prouver que toute âme est immortelle : toute âme se meut elle-même ; or tout être qui se meut soi-même doit être immortel. Le corps, en effet, ne périt qu'à cause du départ du principe qui le mouvait ; et le même être ne peut pas se quitter soi-même ; d'où il suit d'après lui qu'un être qui se meut lui-même ne saurait périr. Conséquence logique : toute âme motrice est immortelle, même celle des brutes. Nous avons rattaché cet argument au précédent parce que d'après Platon aucun être ne meut s'il n'est mû ; ainsi l'être qui se meut lui-même est par lui-même moteur ; de la sorte il possède une certaine opération par soi. Ce n'est pas seulement dans le mouvement mais aussi dans la sensation que Platon attribuait à l'âme sensitive une opération propre. D'après lui, le sentir est un certain mouvement de l'âme sentante. Et de la sorte ainsi mue, elle mouvait le corps à sentir. En conséquence voici sa définition du sens : un mouvement de l'âme par le corps. Mais tout cela est manifestement faux. En effet, sentir n'est pas mouvoir mais plutôt être mû : l'animal passe de la puissance à l'acte de la sensation, grâce aux qualités sensibles qui impressionnent les sens. Et l'on n'a pas le droit d'assimiler la passivité du sens à l'égard de l'objet sensible à la passivité de l'intellect à l'égard de l'intelligible, comme si le sentir pouvait être une opération de l'âme sans instrument corporel, à la manière de l'intellection : l'intellect saisit les choses en faisant abstraction de la matière et des conditions matérielles, qui sont principes d'individuation ; ce n'est pas le cas du sens. Ceci ressort du fait que le sens atteint le particulier, l'intellect l'universel. Ainsi donc les sens subissent l'influence des choses selon qu'elles sont dans la matière ; mais non pas l'intellect, qui reçoit cette influence dans la mesure où les objets sont abstraits de la matière. La passivité de l'intellect exclut donc la matière corporelle ; la passivité du sens, non. D'ailleurs les divers sens sont réceptifs à l'égard de différentes qualités sensibles : ainsi la vue à l'égard des couleurs, l'ouïe à l'égard des sons. Or cette diversité provient manifestement de la variété des dispositions organiques : car l'organe de la vue doit être en puissance à l'égard de toutes les couleurs, l'organe de l'ouïe à l'égard de tous les sons. Mais si cette réception s'effectuait sans organe corporel, la même puissance pourrait accueillir tous les objets sensibles : car une vertu immatérielle se présente de la même manière, autant qu'il est en elle, à toutes ces sortes de qualités : c'est pourquoi l'intellect, qui n'utilise pas d'organe corporel, connaît tous les sensibles. Par conséquent, l'on ne sent pas sans organe corporel. De plus le sens est corrompu par l'excellence de son objet. Ce n'est pas le cas de l'intellect : Celui qui comprend les vérités les plus élevées, n'en comprendra pas moins les autres : il les comprendra davantage. Ainsi la passivité du sens à l'égard du sensible est d'un autre genre que celle de l'intellect par rapport à l'intelligible. La passivité de l'intellect exclut l'organe corporel : la passivité du sens implique l'organe corporel, dont l'harmonie est dissoute par l'excellence des objets sensibles. Quant à l'affirmation de Platon sur l'âme qui se meut elle-même, elle semble certaine d'après les apparences corporelles. Car aucun corps ne semble mouvoir, s'il n'est mû. D'où Platon concluait que tout être qui meut est lui-même mû. Et parce qu'on ne peut aller à l'infini dans la voie des moteurs mus, il admettait que dans chaque ordre le premier moteur se meut lui-même. Il s'ensuivrait que l'âme, premier moteur dans les mouvements des animaux, est un être qui se meut lui-même. Mais la fausseté de cette position est mise en lumière par deux arguments : 1. On a déjà démontré que tout ce qui est mû par soi est un corps. Puisque l'âme n'est pas un corps, elle ne saurait être mue qu'accidentellement. 2. L'être qui meut, en tant que tel, est en acte ; l'être mû, comme tel, est en puissance. Rien ne peut sous le même point de vue être en acte et en puissance, mais il faut, si un être se meut lui-même, qu'une de ses parties soit motrice et une autre mue. Ainsi dit-on que l'animal se meut lui-même : l'âme meut, le corps est mû. Cependant Platon n'admettait pas que l'âme fût un corps. Sans doute, il employait ce terme mouvement, qui appartient en propre aux corps, mais il ne l'entendait pas du mouvement proprement dit ; il prenait le mouvement d'une manière plus générale pour toute opération : en ce sens Aristote dit au IIIe livre du De Anima : Sentir et comprendre sont de certains mouvements, mais ainsi le mouvement n'est pas l'acte d'un être en puissance, c'est l'acte d'un être parfait. Donc, lorsque Platon disait que l'âme se meut elle-même, il voulait dire par là qu'elle agit sans l'aide du corps, contrairement à ce qui se passe dans les autres formes qui n'agissent pas sans la matière : ce n'est pas, en effet, la chaleur qui chauffe séparément, c'est le corps chaud. D'où il prétendait conclure à l'immortalité de toute âme motrice : puisque tout ce qui a par soi l'opération, peut aussi avoir par soi l'existence. Mais on a déjà montré que l'opération de l'âme animale qui est sentir, ne peut avoir lieu sans le corps. Et la chose est encore plus évidente en ce qui concerne cette activité qui consiste à désirer. Or toutes les activités qui relèvent de l'appétit sensitif s'accompagnent manifestement d'une certaine modification corporelle : c'est pourquoi on les nomme passions de l'âme. D'où il suit que le mouvoir lui-même n'est pas une opération de l'âme sensitive sans organe. Car l'âme animale ne meut que par le sens et l'appétit. La vertu qui est appelée exécutrice du mouvement, rend les membres obéissants au commandement de l'appétit : il s'agit donc de vertus qui parfont le corps en vue de la motion, plutôt que de vertus réellement motrices. Il est donc évident qu'aucune opération de l'âme animale ne peut avoir lieu sans le corps. D'où l'on peut conclure d'une manière certaine que l'âme des bêtes périt avec le corps.

83 : L'AME HUMAINE COMMENCE AVEC LE CORPS

Du fait que les mêmes choses commencent d'exister et se trouvent avoir un terme de leur acte d'être on pensera peut-être que l'âme humaine du fait qu'elle n'a pas de fin dans l'acte d'être n'a pas en non plus de commencement dans l'exister, mais qu'elle a toujours été. On peut, semble-t-il, prouver cette thèse par les arguments suivants : 1. Ce qui ne cessera jamais d'exister, possède la vertu d'exister toujours. De ce qui a la vertu d'exister toujours, il n'est jamais vrai de dire : Cela n'est pas : autant se prolonge la vertu d'exister, autant la chose demeure dans l'être. Mais de tout ce qui commence d'être, il est vrai de dire à un certain moment : Cela n'est pas. Par conséquent, ce qui ne doit jamais cesser d'être, cela non plus n'a jamais commencé d'être. 2. La vérité des objets intelligibles, de même qu'elle est incorruptible, de même autant qu'il est en elle, est éternelle : en effet, elle est nécessaire, et tout ce qui est nécessaire est éternel, car ce qui est nécessairement, cela ne peut pas ne pas être. Or l'incorruptibilité de la vérité intelligible sert à montrer l'incorruptibilité ontologique de l'âme. Par un argument semblable, l'éternité de cette même vérité peut prouver l'éternité de l'âme. 3. On doit appeler imparfaite une réalité à qui un grand nombre de ses parties principales fait défaut. Or les principales parties de l'univers sont certainement les substances intellectuelles, dans le genre desquelles, on l'a montré, se trouvent les âmes humaines. Si donc chaque jour autant d'âmes humaines commencent à exister que d'hommes à naître, il est évident que chaque jour à l'univers de nombreuses parties sont ajoutées, et que beaucoup d'autres lui font défaut. Il s'ensuit donc que l'univers est imparfait. Ce qui est impossible. 4. D'aucuns apportent ici l'autorité de l'Écriture Sainte et invoquent le texte de la Genèse, I : Dieu le septième jour acheva l'_uvre qu'il avait faite, et se reposa de tout le travail qu'il avait accompli. Or ce repos est incompatible avec la création quotidienne de nouvelles âmes. Les âmes humaines ne viennent donc pas présentement à l'existence, mais leur origine remonte à la création du monde. Pour toutes ces raisons et d'autres semblables, certains partisans de l'éternité du monde ont attribué à l'âme humaine non seulement l'incorruptibilité, mais l'éternité. Les Platoniciens qui admettaient l'immortalité individuelle des âmes, pensaient qu'elles avaient toujours existé et que par intervalles elles s'unissaient aux corps ou en étaient séparées, cette alternance étant réglée par un cycle d'années. Les philosophes qui n'attribuaient l'immortalité qu'à une certaine réalité commune à tous les hommes, et qui demeure après leur mort, ont admis que cette réalité n'eut pas de commencement : qu'il s'agisse du seul intellect agent, selon la pensée d'Alexandre ; ou bien encore aussi de l'intellect possible, d'après Averroès. Le langage d'Aristote semble favoriser cette manière de voir : en effet, parlant de l'intellect au IIIe livre du De Anima, Il ne le dit pas seulement incorruptible, mais encore perpétuel. Certains catholiques, imbus de platonisme, ont trouvé une voie moyenne. Puisque, selon la foi chrétienne, rien n'est éternel que Dieu seul, ils n'admirent pas l'éternité des âmes humaines, mais ils situèrent leur création à l'origine des temps ou mieux avant la création du monde visible et cependant elles ne sont liées au corps que dans le temps. Parmi les Chrétiens, c'est Origène qui le premier enseigna cette thèse, et plusieurs le suivirent par la suite. On trouve même encore aujourd'hui cette opinion chez les hérétiques : les Manichéens admettent même, avec Platon, l'éternité des âmes, et ils croient qu'elles passent d'un corps dans un autre. Mais on peut montrer facilement le mal fondé de ces positions. L'unicité de l'intellect (possible et agent) a déjà été réfutée. Nous n'avons donc à discuter ici que les opinions qui admettent la pluralité des âmes humaines mais leur attribuent une existence antérieure aux corps, soit de toute éternité, soit à partir de la création du monde. Voici une série d'arguments qui manifestent la fausseté de semblable thèse : 1. On l'a déjà vu, l'âme s'unit au corps comme sa forme et son acte. L'acte précède naturellement la puissance, et pourtant, dans un seul et même sujet, il lui est postérieur dans le temps : car un être se meut de la puissance à l'acte. La semence, qui est vivante en puissance, précède donc l'âme qui est l'acte de la vie. 2. Pour chaque forme l'union à sa propre matière est naturelle : autrement le composé de matière et de forme serait étranger à la nature. Or une réalité possède des attributs qui lui conviennent selon sa nature avant de posséder ceux qui sont extrinsèques à cette nature : en effet, ce qui convient ainsi d'une manière extrinsèque est de l'accidentel ; mais ce qui convient d'après la nature convient par soi ; mais ce qui est accidentel, vient toujours après ce qui est par soi. Pour l'âme donc la convenance de l'union au corps passe avant celle de la séparation. L'âme n'a donc pas été créée avant le corps qui lui est uni. 3. Toute partie séparée de son tout est imparfaite. Mais l'âme, on l'a montré, est la forme, donc une partie de l'espèce humaine. Par conséquent, c'est une imperfection pour elle d'exister par soi en dehors du corps. Or le parfait précède l'imparfait dans l'ordre naturel. Il ne convient donc pas à l'ordre de la nature que l'âme eût été créée en dehors du corps avant de lui être unie. 4. Si les âmes ont été créées sans les corps, il faut chercher comment elles leur ont été unies. Ou ce fut par violence, ou ce fut naturellement. Si c'est par violence : tout ce qui est violent est contre nature : l'union de l'âme au corps est donc contre nature. Donc l'homme, qui en résulte, est un composé contre nature. Ce qui est évidemment faux. De plus, les substances intellectuelles sont d'un ordre plus élevé que les corps célestes. Dans les corps célestes ne se trouvent ni violence ni contrariété. Beaucoup moins, par conséquent, dans les substances intellectuelles. Que si l'union des âmes au corps est naturelle, c'est donc naturellement qu'au moment de leur création les âmes ont désiré d'être unies aux corps. Or l'appétit naturel se porte immédiatement à son acte, à moins d'en être empêché, comme on le voit dans le mouvement des corps lourds et légers : car la nature agit toujours de même manière. Dès le principe de leur création, les âmes eussent donc été unies aux corps, à moins d'un empêchement. Mais tout ce qui empêche l'exécution d'un mouvement naturel, est agent de violence. C'est donc la violence qui eût pendant un certain temps séparé les âmes des corps. Conclusion inacceptable. D'une part, dans ces substances la violence ne peut trouver place, on l'a vu. D'autre part, le fait de violence - comme le fait contre nature - étant d'ordre accidentel ne peut précéder ce qui est conforme à la nature, et ne peut ainsi affecter toute l'espèce. 5. Puisque chaque être désire naturellement sa perfection, c'est à la matière qu'il convient de désirer la forme, et non inversement. Mais l'âme se rapporte au corps comme la forme à la matière ainsi qu'on l'a montré plus haut. L'union de l'âme au corps ne se fait donc pas par l'appétit de l'âme, mais plutôt par l'appétit du corps. On dira peut-être que les deux états sont naturels à l'âme, à savoir l'état d'union avec le corps et celui de séparation, selon la diversité des temps. Mais c'est là une impossibilité. En effet, les caractéristiques qui varient naturellement autour d'un sujet sont des accidents : ainsi la jeunesse et la vieillesse. Si donc, il y a naturellement cette variation dans l'âme et le corps entre les états d'union et de séparation, c'est un accident pour l'âme d'être unie au corps. Et ainsi l'homme, résultat de cette union, ne sera pas un être par soi, mais par accident. 6. Toute réalité qu'affecte une modification quelconque en raison de la diversité des temps, est soumise au mouvement du ciel, que suit tout le cours du temps. Mais les substances intellectuelles et incorporelles, parmi lesquelles il faut compter les âmes séparées, dépassent tout l'ordre des corps. Donc elles ne sauraient être soumises aux mouvements célestes. Par conséquent, il est impossible que selon les différents temps, elles soient naturellement tantôt unies et tantôt séparées, ou bien que naturellement elles désirent tantôt ceci, tantôt cela. Et si l'on dit qu'elles ne sont unies au corps ni par violence ni par nature, mais par volonté spontanée : cette position ne peut tenir. Nul en effet ne souhaite un état inférieur au sien, sinon par déception. Or l'âme séparée se trouve dans un état plus élevé que celui de l'union au corps : surtout dans la doctrine platonicienne, d'après laquelle cette union fait oublier à l'âme son savoir antérieur et la détourne de la pure contemplation de la vérité. L'union volontaire de l'âme au corps ne peut donc être que le résultat d'une déception. Mais il ne saurait y avoir en elle aucune cause de déception : puisqu'ils admettent qu'elle possède toute science. Et l'on ne pourrait alléguer que le jugement issu de la science universelle s'est trouvé, dans le domaine des options particulières, perverti par les passions, ainsi qu'il arrive dans le péché d'incontinence : car ces sortes de passions impliquent une modification corporelle ; on ne saurait les trouver dans l'âme séparée. Par conséquent, si l'âme existait avant le corps, elle ne s'unirait pas à lui par sa propre volonté. 7. Tout effet provenant du concours de deux volontés non ordonnées entre elles, est un effet de hasard : c'est le cas de celui qui, voulant faire un achat, rencontre inopinément au marché un créancier. Mais la volonté propre du générateur, d'où dépend la génération du corps, n'est pas en rapport d'ordonnance avec la volonté de l'âme séparée désirant l'union à un corps. Puisque sans l'une et l'autre volonté cette union ne peut se faire, c'est donc qu'elle est due au hasard. Et ainsi la génération de l'homme ne vient pas de la nature, mais du hasard. Conséquence évidemment fausse : puisqu'il s'agit d'un fait qui arrive ordinairement. Mais on attribuera peut-être cette union de l'âme au corps, non à la nature, non à la volonté propre de l'âme, mais à une ordination divine : cette hypothèse ne semble pas recevable, si l'on admet que les âmes ont été créées avant les corps. En effet, Dieu a institué chaque chose selon le mode qui convient à sa nature. Aussi au premier chapitre de la Genèse est-il écrit de chaque créature : Dieu voyant que c'était bon, et de toutes ensemble : Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et c'était très bon. Si donc il a créé les âmes séparées des corps, il faut dire que cette manière d'être est celle qui convient le mieux à leur nature. Or, il n'appartient pas au plan de la Bonté divine de réduire les êtres à un état inférieur, mais plutôt de les promouvoir à un niveau supérieur. L'union de l'âme au corps n'eût donc pas été le fait d'une ordination divine. 8. Il n'appartient pas à l'ordre de la divine Sagesse d'ennoblir les êtres inférieurs au détriment des supérieurs. Au dernier degré des réalités sont les corps sujets à la génération et à la corruption. Il n'eût donc pas convenu à l'ordre de la divine Sagesse, pour enrichir les corps humains, de leur unir des âmes préexistantes : puisque cela n'aurait pu se faire qu'au détriment de celles-ci, comme les considérations précédentes le montrent bien. Origène a vu cette difficulté. Aussi après avoir admis la création des âmes humaines dès l'origine du monde, a-t-il attribué l'union de l'âme avec le corps à une ordination divine, mais de caractère pénal. Il pensait que les âmes avaient péché avant d'être dans les corps ; et d'après la gravité plus ou moins grande de ce péché, elles auraient été enfermées dans des corps plus ou moins nobles, qui leur tiendraient lieu de prisons. Position encore intenable. La peine s'oppose au bien de la nature, et c'est pourquoi on l'appelle un mal. Si donc l'union de l'âme et du corps a un caractère pénal, elle n'est pas un bien de nature. Ce qui est impossible : car elle est voulue par la nature ; elle est le terme même de la génération naturelle. Et de plus il s'ensuivrait que d'être homme ne serait pas bon selon la nature : alors qu'au premier chapitre de la Genèse, il est dit, après la création de l'homme : Dieu vit tout ce qu'Il avait fait, et c'était très bon. 9. Du mal ne sort pas le bien, sinon accidentellement. Si donc à cause du péché de l'âme séparée, il a été établi que celle-ci serait unie au corps, comme cette union est un bien, cela serait accidentel. La production de l'homme est due au hasard. Ce qui déroge à la divine Sagesse, dont il est écrit, Sagesse, XI, 21 : Elle a tout institué en nombre, poids et mesure. 10. Cette thèse s'oppose aussi manifestement à la doctrine de l'Apôtre. Nous lisons, en effet, dans l'Epître aux Romains, IX, 11, 12, à propos de Jacob et d'Esaü : Lorsqu'ils n'étaient pas encore nés, et qu'ils n'avaient encore rien fait de bon ni de mauvais, il a été dit que le plus grand servirait le plus petit. Avant que cette parole n'eût été prononcée, leurs âmes n'avaient donc commis aucun péché : et cependant cela fut dit après leur conception, comme il ressort du texte de la Genèse XXV, 23. Plusieurs des considérations faites plus haut, au sujet de la distinction des choses à l'encontre des théories d'Origène, pourraient trouver place ici. Sans nous y arrêter, continuons notre exposé. 11. Il faut choisir : ou bien l'âme humaine a besoin de sens, ou bien non. Toute notre expérience semble attester à l'évidence que nous avons besoin de sens : celui qui est privé d'un sens, est privé aussi de la science des objets sensibles qui sont connus par ce sens ; ainsi l'aveugle-né n'a aucune science ni aucune idée au sujet des couleurs. Aussi bien si les sens n'étaient pas nécessaires à l'âme humaine pour qu'elle puisse comprendre, la connaissance sensible ne serait pas dans l'homme ordonnée à la connaissance intellectuelle. L'expérience nous enseigne le contraire : les impressions sensorielles causent en nous les souvenirs ; par ces souvenirs nous acquérons l'expérience des choses, qui nous permet de nous élever à la compréhension des principes universels des sciences et des arts. Si donc l'âme humaine a besoin des sens pour comprendre, comme la nature ne fait jamais défaut en ce qui est nécessaire pour l'accomplissement des opérations propres aux êtres, - ainsi aux animaux pourvus d'une âme sensible et motrice, elle donne les organes appropriés du sens et du mouvement, - cette âme humaine n'eût pas été instituée sans ces aides sensoriels dont elle a besoin. Mais les sens n'agissent pas sans organes corporels, nous l'avons vu. L'âme humaine n'a donc pas été instituée sans organes corporels. Que si l'âme humaine n'a pas besoin de sens pour comprendre, et si à cause de cela on dit qu'elle a été créée en dehors du corps, il faut admettre alors qu'avant son union à celui-ci, elle comprenait par elle-même les vérités de toutes les sciences. Les Platoniciens l'ont accordé. Pour eux les Idées, formes intelligibles des choses, séparées d'elles, d'après la théorie de Platon, sont la cause de la science : ainsi l'âme séparée, libre de tout empêchement, jouissait d'une connaissance plénière de toutes les sciences. Il faut donc dire que lorsque l'âme est unie au corps, son ignorance s'explique par l'oubli de la science antérieure. Les Platoniciens le reconnaissent aussi. De cet oubli, ils voient le signe dans le fait que tout homme, si ignorant soit-il, interrogé avec ordre au sujet des matières dont traitent les sciences, fait des réponses justes ; de même que si à une personne qui a oublié ce qu'elle savait auparavant, on propose méthodiquement l'une après l'autre ces choses oubliées, on les ressuscite dans sa mémoire. La conséquence en était qu'apprendre n'est pas autre chose que se souvenir. La conclusion qui découle nécessairement de cette thèse, c'est que l'union de l'âme et du corps fait obstacle à l'intelligence. Or, la nature n'ajoute à aucune réalité un élément susceptible d'empêcher son opération propre : elle fournit plutôt ce qui facilite cette opération. L'union de l'âme et du corps ne sera donc pas naturelle. Ainsi l'homme ne sera pas chose naturelle, et sa génération ne sera pas naturelle. Toutes conséquences évidemment fausses. 12. La fin dernière d'une chose est ce à quoi cette chose s'efforce de parvenir par ses opérations. Mais par toutes ses opérations ordonnées et droites l'homme s'efforce de parvenir à la contemplation de la vérité : car les opérations des vertus actives sont de certaines préparations et dispositions aux vertus contemplatives. Par conséquent, la fin de l'homme est de parvenir à la contemplation de la vérité. C'est donc pour cela que l'âme est unie au corps : ce qui constitue l'homme. Le fait de l'union au corps ne cause donc pas la perte de la science que l'âme possédait, mais plutôt cette union a pour but l'acquisition de la science. 13. Si l'on interroge un homme ignorant au sujet de matières scientifiques, il ne répondra juste qu'en ce qui regarde les principes universels, que nul n'ignore, mais qui sont par tous de même manière et naturellement connus. Par la suite, interrogé méthodiquement, il donnera des réponses exactes au sujet des vérités proches des principes, à la lumière de ces mêmes principes ; et ainsi de suite, jusqu'à ce qu'il soit en mesure d'appliquer la vertu des premiers principes aux points sur lesquels précisément on l'interroge. D'où il apparaît manifestement que par les principes premiers, en celui qui est interrogé, est causée une science nouvelle. Il ne s'agit donc pas de réminiscence d'une connaissance antérieure. 14. Si la connaissance des conclusions était naturelle à l'âme comme celle des principes, tous les hommes seraient du même avis au sujet des conclusions comme au sujet des principes : car ce qui est naturel, est identique chez tous. Or tous ne sont pas du même avis au sujet des conclusions, mais seulement au sujet des principes. Il est donc évident que la connaissance des principes nous est naturelle, non celle des conclusions. Mais ce qui ne nous est pas naturel, nous l'acquérons par ce qui est naturel : de même que dans les travaux extérieurs, nous fabriquons avec nos mains tous les outils artificiels. Ainsi donc nous n'avons en nous la science des conclusions que parce que nous l'avons puisée dans les principes. 15. La nature est toujours orientée dans une direction unique. Une seule puissance ne saurait avoir naturellement qu'un seul objet : ainsi la vue, la couleur et l'ouïe, le son. Donc puisque l'intellect est une puissance unique, son unique objet naturel sera ce dont par soi et naturellement il a connaissance. Or cet objet doit être ce qui implique toutes les choses comprises par l'intellect : ainsi la couleur englobe toutes les couleurs, qui sont visibles par soi. Cet objet de l'intellect, ce n'est pas autre chose que l'existant. Donc naturellement notre intellect connaît l'existant et ce qui appartient par soi à l'existant en tant que tel ; en cette connaissance est fondée la notion des premiers principes, comme le principe de non-contradiction et les autres du même genre. Voilà les seuls principes que notre intellect connaisse naturellement ; il connaît par eux les conclusions : de même que par la couleur la vue connaît tant les sensibles communs que les sensibles par accident. 16. L'objet que nous acquérons par les sens n'a pas été en notre âme avant son union au corps. Or la connaissance des principes eux-mêmes est causée en nous à partir des objets sensibles : si nous n'avions pas perçu sensiblement un tout quelconque, nous ne pourrions comprendre que le tout est plus grand que sa partie ; de même que l'aveugle-né ne perçoit rien des couleurs. Donc même la connaissance des principes ne se trouvait pas dans l'âme avant son union au corps. Beaucoup moins, par conséquent, la connaissance du reste. La raison que Platon donne n'est donc pas solide, d'après laquelle l'âme existait avant son union au corps. 17. Si toutes les âmes ont préexisté à leurs corps, il semble en résulter que la même âme selon la diversité des temps s'est trouvée unie à différents corps : claire conséquence de la thèse de l'éternité du monde. Si, en effet, la génération des hommes est éternelle, une infinité de corps humains ont dû passer par la génération et la corruption à travers tout le cours du temps. Il faudra donc dire qu'une infinité d'âmes ont préexisté, si chaque âme est unie à chaque corps ; ou bien il faudra dire, si le nombre des âmes est fini, que les mêmes s'unissent tantôt à tels corps, tantôt à tels autres. La même conséquence paraît s'ensuivre si l'on admet la préexistence des âmes sans la génération éternelle. Bien qu'on admette en effet que la génération humaine n'a pas toujours existé, cependant il n'est pas douteux que naturellement parlant elle ne puisse durer indéfiniment : chaque individu est constitué de telle sorte en effet que, à moins d'un empêchement accidentel, de même qu'il a été engendré, ainsi peut-il engendrer à son tour. Mais cela est impossible si, le nombre des âmes existantes étant fini, une seule âme ne peut s'unir à plusieurs corps. Aussi certains partisans de la préexistence des âmes supposent-ils qu'elles passent d'un corps dans un autre. Mais cela est impossible. On ne peut donc admettre la préexistence des âmes. Voici comme l'on démontre l'impossibilité de l'union d'une seule âme à différents corps. Les âmes humaines ne diffèrent pas entre elles spécifiquement, mais numériquement : autrement les hommes appartiendraient à différentes espèces. Mais le principe de la différence numérique est d'ordre matériel. Il faut donc chercher l'origine de la diversité des âmes humaines du côté de la matière. Non pas toutefois de telle sorte que la matière fasse partie de l'âme elle-même ; on a déjà montré que notre âme est une substance intellectuelle et qu'aucune substance semblable ne comporte de matière. Reste donc que l'ordre aux diverses portions de la matière auxquelles les âmes sont unies, détermine la diversité et la pluralité des âmes, ainsi que déjà nous l'avons exposé. Si donc il y a différents corps, il est nécessaire que différentes âmes leur soient unies, une seule âme ne saurait s'unir à plusieurs corps. 18. On a vu plus haut que l'âme s'unit au corps à titre de forme. Or les formes doivent être proportionnées à leurs matières propres : puisque leurs rapports mutuels sont des rapports de puissance et d'acte ; l'acte propre répond à sa propre puissance. Une même âme ne saurait donc s'unir à plusieurs corps. 19. La vertu du moteur doit être proportionnée à celle de son mobile ; en effet, n'importe quelle vertu ne meut pas n'importe quel mobile ; même si l'âme n'était pas la forme du corps, on ne pourrait tout de même pas dire qu'elle n'est pas son moteur : nous distinguons en effet l'animé de l'inanimé par le sens et le mouvement. La diversité des corps doit donc entraîner la diversité des âmes. 20. Là où il y a génération et corruption, il est impossible de reproduire par la génération quelque chose de numériquement identique : puisque génération et corruption sont des mouvements vers la substance, dans les êtres qui en sont les sujets la substance ne demeure pas la même, comme elle le fait dans le mouvement local. Mais si une seule âme s'unit successivement à différents corps engendrés, c'est le même homme, numériquement identique, que la génération reproduira. C'est une conséquence nécessaire de la théorie platonicienne, d'après laquelle l'homme est une âme revêtue d'un corps. Conséquence nécessaire aussi de tout le reste : puisque l'unité de la chose suit la forme, comme l'être, il faut que ces choses ne fassent numériquement qu'un, dont la forme est numériquement une. Il n'est donc pas possible qu'une seule âme s'unisse à différents corps. D'où il suit que les âmes n'ont pas préexisté aux corps. Cette vérité concorde avec l'enseignement de la foi catholique. Le Psalmiste dit en effet : Dieu qui a formé séparément leurs c_urs. Dieu a créé séparément pour chacun de nous son âme individuelle, Il ne les a pas créées toutes ensemble, et Il n'a pas introduit la même âme dans différents corps. C'est pourquoi nous lisons dans le livre Des Dogmes Ecclésiastiques : Nous disons que les âmes humaines n'ont pas été créées dès l'origine avec les autres natures intellectuelles, et qu'elles n'ont pas été créées toutes ensemble, comme Origène l'imagine.

84 : SOLUTION DES ARGUMENTS EN FAVEUR DE LA PRÉEXISTENCE DES AMES

Il est facile de résoudre les arguments par lesquels on prétend prouver l'éternité ou du moins la préexistence des âmes : 1. Au premier de ces arguments, il faut accorder que l'âme possède la vertu d'exister toujours : mais rappelons-nous que la vertu ou la puissance d'une chose ne s'étend pas à ce qui fut, mais à ce qui est ou sera ; en ce qui regarde le passé, la possibilité n'a plus cours. Du fait que l'âme possède la vertu d'être toujours, on ne saurait conclure qu'elle a toujours été, mais qu'elle sera toujours. De plus, une vertu ne produit son effet qu'à condition d'exister déjà. Bien que l'âme possède la vertu d'être toujours, on ne peut pourtant conclure à cette perpétuité d'existence qu'après que l'âme a reçu cette vertu. Et si l'on suppose qu'elle l'a eue de toute éternité, on commet une pétition de principe ; en admettant d'avance que l'âme a existé de toute éternité. 2. Pour ce qui est de l'éternité de la vérité comprise par l'âme, il faut considérer que l'éternité de la vérité comprise peut s'entendre d'une double façon : a) Quant à ce qui est compris ; b) Quant à ce par quoi l'on comprend. Si la vérité comprise est éternelle quant à ce qui est compris, il s'ensuivra l'éternité de l'objet ainsi compris, mais non celle du sujet qui comprend. Mais si la vérité comprise était éternelle quant à ce par quoi l'on comprend, il s'ensuivrait que l'âme qui comprend est éternelle. Or la vérité que nous comprenons n'est pas éternelle de cette seconde manière, mais de la première : nous avons déjà vu, en effet, que les espèces intelligibles, par lesquelles notre âme comprend la vérité, nous arrivent à un moment donné des images, grâce à l'intellect agent. On n'en peut conclure à l'éternité de l'âme, mais au fondement éternel des vérités que l'âme comprend : elles sont fondées en la vérité première, comme dans la cause universelle qui contient toute vérité. A cet objet éternel l'âme se rapporte, non comme un sujet à sa forme, mais comme une chose à sa fin propre : car le vrai est le bien de l'intellect et sa fin. Or de la fin nous pouvons tirer argument quant à la durée de la chose, de même que du commencement d'une chose, nous pouvons argumenter par la cause efficiente : car ce qui est ordonné à une fin éternelle, doit être capable d'une perpétuelle durée. On peut donc prouver par l'éternité de la vérité intelligible l'immortalité de l'âme, mais non pas son éternité. On ne saurait non plus prouver cette éternité par l'éternité de sa cause : nous l'avons vu pour la question de l'éternité des créatures. 3. La troisième objection, tirée de la perfection de l'univers, n'est pas plus concluante. En effet, la perfection de l'univers doit être envisagée du point de vue des espèces, non des individus : puisque l'univers bénéficie continuellement de l'addition d'une multitude d'individus appartenant aux espèces déjà existantes. Or la distinction entre les âmes humaines n'est pas spécifique mais seulement numérique, comme on l'a prouvé. A la perfection de l'univers ne répugne donc pas la création de nouvelles âmes. 4. Par où l'on voit la réponse à la quatrième objection. Il est dit en même temps, au premier chapitre de la Genèse, que Dieu acheva ses _uvres et que Dieu se reposa de toute l'_uvre qu'Il avait accomplie. Ainsi donc, de même que la consommation ou la perfection des créatures est envisagée en fonction des espèces et non des individus, ainsi le repos de Dieu consiste à cesser de créer des espèces nouvelles, et non à cesser de créer des individus nouveaux appartenant à des espèces préexistantes. Et puisque toutes les âmes humaines sont d'une seule espèce, comme tous les hommes, il ne répugne pas au repos en question que Dieu crée chaque jour de nouvelles âmes. Notons d'ailleurs qu'Aristote n'a jamais dit que l'intellect humain est éternel : épithète qu'il applique ordinairement aux êtres qui, d'après lui, ont toujours existé. Mais il dit que cet intellect est perpétuel : expression qui peut s'appliquer aux êtres qui seront toujours, même s'ils n'ont pas toujours été. Aussi, au XIe livre de la Métaphysique, lorsqu'il excepte l'âme intellective de la condition des autres formes, il ne dit pas que cette forme fut avant la matière, ce que Platon enseignait au sujet des Idées, et le sujet traité semblait amener pareille affirmation au sujet de l'âme : mais il dit qu'elle demeure après le corps.

85 : L'AME N'EST PAS DE LA SUBSTANCE DE DIEU

Tout cela manifeste également que l'âme n'est pas de la substance de Dieu. 1. On a prouvé plus haut, en effet, que la substance divine est éternelle, et qu'il n'est en elle aucun commencement : mais les âmes humaines n'ont pas existé avant les corps, ainsi qu'on l'a montré. L'âme ne peut donc pas être de la Substance divine. 2. On a montré que Dieu ne saurait être la forme d'aucune chose. Or l'âme humaine est forme du corps, nous l'avons vu. Elle n'est donc pas de la substance divine. 3. Tout ce dont quelque chose est fait, est en puissance par rapport à ce qui est ainsi fait. Mais la substance de Dieu n'est pas en puissance par rapport à quoi que ce soit : puisqu'elle est acte pur, comme on l'a montré. Il est donc impossible que de la substance de Dieu l'âme soit faite, non plus qu'aucune autre chose. 4. Ce dont quelque chose est fait, change en quelque manière. Mais Dieu est absolument immobile, ainsi qu'on l'a prouvé plus haut : Il est donc impossible que de Lui quelque chose puisse être fait. 5. Dans l'âme apparaît manifestement la variation selon la science, la vertu et leurs contraires. Mais Dieu échappe à toute variation, soit essentielle, soit accidentelle. L'âme ne peut donc pas être de la substance divine. 6. On a montré plus haut que Dieu est acte pur, exempt de toute potentialité. Mais dans l'âme humaine se trouvent et la puissance et l'acte : il y a en elle l'intellect possible qui est puissance par rapport à tous les intelligibles, et l'intellect agent, comme on l'a vu plus haut. L'âme humaine n'est donc pas de la nature divine. 7. Comme la substance divine ne comporte absolument aucune partie, l'âme humaine ne peut être quelque chose de cette substance, si elle n'est pas toute cette substance. Or il est impossible que la substance divine ne soit pas une, nous l'avons démontré. Conséquence logique : tous les hommes auraient une âme unique quant à l'intellect. Mais nous avons prouvé la fausseté de cette hypothèse. L'âme humaine n'est donc pas de nature divine. Or cette opinion (sur l'origine et la nature de l'âme) semble provenir d'une triple source : a) Certains ont supposé qu'aucune substance n'est incorporelle. En conséquence, ils appelaient Dieu le plus noble des corps ; pour eux Dieu c'était l'air, ou le feu, ou quelque autre corps qu'ils considéraient comme principe, et ils prétendaient que l'âme est de la nature de ce corps : en effet tous ils attribuaient à l'âme ce qu'ils admettaient comme principe, ainsi qu'Aristote le rapporte au 1er livre De l'Ame. Et par conséquent l'âme était d'une substance divine. Telle est la souche de la doctrine de Mani qui faisait de Dieu une sorte de lumière corporelle répandue à travers l'espace infini et dont l'âme humaine était une parcelle. Nous avons déjà réfuté cette thèse en démontrant d'une part que Dieu n'est point un corps, et d'autre part que l'âme humaine n'en est pas un, non plus qu'aucune substance intellectuelle. b) D'autres ont admis l'unité de l'intellect pour toute l'espèce humaine, soit du seul intellect agent, soit de l'intellect agent et de l'intellect possible à la fois. Nous avons déjà vu cette thèse. Et comme les Anciens appelaient Dieu toute substance séparée il s'ensuivait que l'âme humaine, autrement dit l'intellect par lequel nous comprenons, était d'une nature divine. Par suite certains chrétiens de notre temps, admettant un intellect agent séparé, ont dit expressément que l'intellect agent est Dieu. Mais cette doctrine de l'unité de l'intellect humain a déjà été réfutée plus haut. c) Cette opinion (sur la nature divine de l'âme) a pu naître aussi de la similitude même qui existe entre notre âme et Dieu. En effet, l'acte intellectuel, que l'on considère comme éminemment propre à Dieu, ne saurait convenir à aucune substance dans le monde inférieur, sinon à l'homme, en raison de son âme. Ainsi a-t-on pu être amené à penser que l'âme appartient à la nature divine. Et cela particulièrement chez des hommes convaincus de l'immortalité de l'âme. La Genèse, I, elle-même semble incliner l'esprit dans ce sens. Après les paroles : Faisons l'homme à notre image et ressemblance, nous lisons : Dieu forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face un souffle de vie. D'où certains ont prétendu conclure à la nature divine de l'âme. Car celui qui souffle sur la face d'un autre, communique à cet autre exactement ce qu'il avait en lui-même. Et ainsi l'Écriture semble insinuer que Dieu a mis dans l'homme quelque chose de divin pour le vivifier. Mais la similitude en question ne montre pas que l'homme soit quelque chose de la substance divine : en effet, l'intellection humaine est sujette à bien des déficiences, ce qui ne saurait se dire de Dieu. Par conséquent cette similitude vise à indiquer une certaine image imparfaite plutôt qu'une consubstantialité quelconque. Ce que l'Ecriture insinue par cette expression : l'homme fait à l'image de Dieu. Donc le souffle dont on a parlé plus haut marque un influx vital de Dieu dans l'homme selon une certaine similitude, non selon l'unité de substance. C'est pourquoi il est dit que le souffle de vie a été soufflé sur la face : puisque cette partie du corps est le siège de plusieurs organes des sens, c'est en la face que la vie apparaît avec la plus grande évidence. Ainsi donc on dit que Dieu a soufflé sur la face de l'homme le souffle de vie, parce qu'Il a donné l'esprit de vie à l'homme, sans le tirer de sa propre substance. Car celui qui souffle corporellement sur la face d'un autre - point de départ, semble-t-il, de la métaphore (biblique) - envoie de l'air sur cette face, et ne communique pas une partie quelconque de sa propre substance.

86 : L'AME HUMAINE N'EST PAS COMMUNIQUÉE AVEC LA SEMENCE

A partir des considérations précédentes, on peut montrer que l'âme humaine n'est pas communiquée avec la semence, par suite de l'union des sexes. 1. Quand les objets d'un principe d'action ne peuvent se produire sans le corps, ce principe d'action ne peut non plus commencer sans le corps : une chose en effet a l'être comme elle opère, puisque chaque chose opère en tant qu'être. Inversement, les êtres dont les opérations sont indépendantes du corps ne sauraient être le produit de la génération corporelle. Or l'opération des âmes végétatives et sensitives ne peut avoir lieu sans le corps, nous l'avons vu. Mais l'opération de l'âme intellective ne se fait pas par un organe corporel, on l'a démontré. Donc l'âme végétative et sensitive est le produit de la génération corporelle : mais non point l'âme intellective. Or la communication de la semence est ordonnée à la génération du corps. Par conséquent l'âme végétative et l'âme sensitive commencent leur existence par communication de la semence, mais non l'âme intellective. 2. Si l'âme humaine commençait son existence par communication de la semence, cela ne pourrait avoir lieu que de deux manières : a) ou bien elle se trouverait en acte dans la semence ; elle serait alors séparée comme accidentellement de l'âme du générateur, ainsi que la semence est séparée du corps : cas analogue à celui des animaux annelés qui survivent à leur propre division. En ces animaux l'âme est actuellement unique, et multiple en puissance ; et quand le corps d'un tel animal est divisé, dans chaque partie vivante l'âme commence d'exister en acte. b) ou bien encore, il faudrait admettre dans la semence une vertu productrice de l'âme intellective ; et de la sorte l'âme intellective se trouverait dans la semence virtuellement, mais non actuellement. La première de ces hypothèses est impossible pour une double raison : 1° L'âme intellective étant de toutes la plus parfaite et dotée de la plus grande vertu, le corps qu'elle a pour mission propre de parfaire est un organisme d'une grande complexité, susceptible d'accomplir des opérations multiples. Dans ces conditions, cette âme ne saurait se trouver en acte dans la semence séparée du générateur : même les âmes des animaux parfaits ne se multiplient pas ainsi par division, ainsi qu'il arrive chez les animaux annelés. 2° Comme l'intellect, qui est la puissance propre et principale de l'âme intellective, n'est l'acte d'aucune partie du corps, il ne saurait être divisé accidentellement d'après la division du corps. Et pas davantage l'âme intellective. La seconde hypothèse n'est pas plus recevable. Car la vertu active, qui réside dans la semence, travaille à la génération de l'animal en transformant le corps : une vertu qui est dans la matière ne saurait agir autrement. Mais toute forme qui commence à être par transmutation de la matière, possède un être dépendant de la matière : la transmutation de la matière la fait passer de la puissance à l'acte, et aboutit ainsi à poser la matière actuellement dans l'être, ce qu'elle doit à son union avec la forme. Donc si c'est ainsi que commence l'être d'une forme pure et simple, cette forme n'aura d'être qu'en tant qu'unie à la matière, son existence dépendra de la matière. Si donc l'âme humaine est produite par la vertu active de la semence, il s'ensuit qu'elle dépend ontologiquement de la matière, comme les autres formes matérielles. Mais nous avons plus haut démontré le contraire. Par conséquent d'aucune manière l'âme intellective n'est amenée à l'être par communication de la semence. 3. Toute forme qui est amenée à l'être par transmutation matérielle, est une forme tirée de la puissance de la matière : la transmutation matérielle consiste en effet dans ce passage de la puissance à l'acte. Mais l'âme intellective ne saurait être tirée de la puissance de la matière : on a déjà vu plus haut que cette même âme intellective excède tout le pouvoir de la matière, puisqu'elle exerce une activité immatérielle ainsi que nous l'avons montré. L'âme intellective n'est donc pas amenée à l'être par transmutation matérielle. Elle n'a donc pas pour cause l'activité de la vertu qui réside dans la semence. 4. Nulle vertu active n'agit au delà de son genre. Or l'âme intellective dépasse tout le genre des corps, puisqu'elle a une opération transcendante à tous les corps, à savoir l'intellection. Nulle vertu corporelle ne peut donc produire l'âme intellective. Or toute action de la vertu séminale se fait par quelque vertu corporelle. En effet, la vertu formative agit par l'intermédiaire d'une triple chaleur, celle du feu, celle du ciel et celle de l'âme. L'âme intellective ne peut donc recevoir l'existence par la vertu qui se trouve dans la semence. 5. Il est ridicule de prétendre qu'une substance intellectuelle est divisée par la division d'un corps, ou bien produite par quelque vertu corporelle. Mais l'âme humaine est une substance intellectuelle, nous l'avons vu. On ne peut donc dire qu'elle est divisée par division de la semence, ni amenée à l'être par la vertu active qui y réside. Et ainsi d'aucune manière l'âme humaine ne commence à être par communication de la semence. 6. Si la génération d'un être est cause de son existence, sa corruption sera cause qu'il cessera d'exister. Mais la corruption du corps ne cause pas l'anéantissement de l'âme, qui est immortelle, comme on l'a démontré. La génération du corps ne cause donc pas l'existence de l'âme. Or la communication de la semence est la cause propre de la génération corporelle. La communication de la semence ne cause donc pas la production de l'âme dans l'existence. Ainsi est réfutée l'erreur d'Apollinaire et de ses adeptes pour qui les âmes sont engendrées par les âmes, comme les corps par les corps.

87 : L'AME HUMAINE EST CRÉÉE DIRECTEMENT PAR DIEU

Toutes ces considérations nous permettent de conclure que Dieu seul produit dans l'être l'âme humaine. 1. Tout ce qui est produit dans l'être est l'effet direct ou indirect de la génération, ou bien encore l'effet d'une création. Or l'âme humaine n'est pas engendrée directement : nous avons montré qu'elle n'était pas composée de matière et de forme. Ni non plus indirectement : en tant que forme du corps, elle serait dans cette hypothèse engendrée par la génération du corps, c'est-à-dire grâce à la vertu active de la semence, ce que nous avons démontré inadmissible. Et pourtant l'âme humaine a commencé d'être ; elle n'est pas éternelle, elle n'existe pas avant le corps, nous l'avons démontré ; reste donc qu'elle soit amenée à l'être par une création. Or nous avons prouvé aussi que Dieu seul peut créer. Seul donc Il produit dans l'être l'âme humaine. 2. Tout ce dont la substance n'est pas son être, a un auteur de son être : autre vérité déjà démontrée. Or l'âme humaine n'est pas son être : nous avons vu que cela était le propre de Dieu. Elle a donc une cause active de son être. Mais ce qui est absolument est fait aussi absolument : ce qui n'a pas l'être absolument, mais seulement avec autre chose, n'est pas produit absolument, mais lors de la production de cette autre chose ; comme la forme du feu est produite avec le feu. Or l'âme humaine a ceci de particulier parmi les autres formes, qu'elle est subsistante en soi, et qu'elle communique au corps l'être qu'elle possède en propre. L'âme a donc absolument son origine propre, différente de celle des autres formes, qui sont produites accidentellement lors de la production des composés. Mais comme l'âme humaine n'a point de partie matérielle, elle ne saurait être faite d'un sujet qui serait sa matière. Reste donc qu'elle soit faite de rien. Autrement dit, elle est créée. Et puisque la création est _uvre propre de Dieu, comme on l'a déjà vu, il s'ensuit qu'elle est créée immédiatement par Dieu seul. 3. Les réalités qui sont du même genre viennent à l'être de la même manière, nous l'avons dit. Or l'âme est du genre des substances intellectuelles, dont il est impossible d'admettre l'origine autrement que par voie de création. Donc l'âme humaine vient à l'être par l'acte créateur de Dieu. 4. Tout ce qui est produit dans l'être par un agent, reçoit de lui ou bien quelque chose qui est principe d'être dans telle espèce, ou bien l'être absolument. Mais l'âme ne saurait être produite de telle sorte que lui soit octroyé quelque chose qui serait principe de son être, comme c'est le cas chez les composés de matière et de forme, qui sont engendrés par le fait qu'ils acquièrent la forme en acte : en effet l'âme ne possède pas en soi un élément qui serait pour elle principe d'être : c'est une substance simple, nous l'avons vu. Il faut donc admettre qu'elle n'est amenée à l'existence par une cause qu'à condition d'en recevoir l'être absolument. Or l'être lui-même est l'effet propre de l'Agent premier et universel : les agents seconds en effet n'agissent que dans la mesure où ils impriment les similitudes de leurs formes dans les choses faites, similitudes qui en sont les formes. L'âme ne peut donc être produite dans l'être que par le premier et universel Agent, qui est Dieu. 5. La fin d'une chose répond à son principe : une chose est parfaite lorsqu'elle atteint son principe propre, soit par similitude, soit de quelque autre manière. Or la fin de l'âme humaine, son ultime perfection, c'est de dépasser par la connaissance et l'amour tout l'ordre des créatures et de parvenir au Premier Principe, qui est Dieu. En Lui donc elle trouve le propre Principe de son origine. Le livre de la Genèse, I, semble insinuer cela. En relatant la production des autres animaux, il attribue l'origine de leurs âmes à d'autres causes, lorsqu'il dit par exemple : Que les eaux produisent des reptiles doués de vie, et ainsi de suite pour les autres espèces. Mais arrivé à l'homme, il montre ainsi la création divine de son âme : Dieu forma l'homme du limon de la terre, et Il souffla sur sa face un souffle de vie. Ainsi se trouve réfutée l'erreur de ceux qui ont admis la création des âmes par les anges.

88 : ARGUMENTS FAVORABLES A L'ORIGINE SÉMINALE DE L'AME HUMAINE

Mais contre cette doctrine on peut soulever certaines difficultés : 1. L'homme est un animal en tant qu'il possède une âme sensitive. Mais la raison d'animal s'applique uniquement à l'homme et aux autres animaux ; il semble donc que l'âme sensitive de l'homme appartient au même genre que les âmes des autres animaux. Or les réalités qui sont du même genre viennent à l'être de même manière. Par conséquent l'âme sensitive de l'homme, comme celle des autres animaux, vient à l'être par la vertu qui réside dans la semence. Mais l'âme intellective est chez l'homme substantiellement identique à l'âme sensitive, comme on l'a vu. Il semble donc que l'âme intellective est aussi l'effet de la vertu séminale. 2. Comme l'enseigne Aristote au livre De la Génération des Animaux le f_tus est animal avant d'être un homme. Mais comme il est un animal et non un homme, il possède une âme sensitive et non intellective ; sans doute possible cette âme sensitive est produite par la vertu active de la semence, ainsi qu'il arrive chez les autres animaux. Mais cette âme sensitive est en puissance à devenir intellective, de même que cet animal est en puissance à devenir animal raisonnable : à moins qu'on ne dise que l'âme intellective qui survient ensuite soit autre substantiellement, étrangère, ce qui a déjà été réfuté. Il semble donc que la substance de l'âme intellective vienne de la vertu qui est dans la semence. 3. L'âme, forme du corps, s'unit à lui selon l'être. Mais ce qui est un selon l'être, est le terme d'une seule action et d'un agent unique : s'il y a, en effet, diversité d'agents et donc diversité d'actions, il s'ensuivra une diversité d'effets. Il faut donc que l'action unique d'un seul agent aboutisse à l'être de l'âme et du corps. Or de toute évidence le corps est l'effet de la vertu qui réside dans la semence. L'âme, forme du corps, est donc l'effet de cette vertu et non pas d'un agent séparé. 4. L'homme engendre son semblable selon l'espèce par la vertu qui se trouve dans la semence éjectée. Or tout agent univoque engendre un être spécifiquement semblable par le fait qu'il cause la forme de cet être engendré, forme qui donne à celui-ci son espèce. Donc l'âme humaine, principe spécificateur de l'homme, est produite par la vertu qui réside dans la semence. 5. Voici l'argument d'Apollinaire : quiconque apporte un complément à une _uvre, coopère à cette _uvre. Mais si les âmes sont créées par Dieu, Lui-même complète l'_uvre de la génération des enfants qui parfois sont le fruit de l'adultère. Dieu donne sa coopération à l'adultère. Ce qui paraît inadmissible. 6. On trouve dans un ouvrage attribué à Grégoire de Nysse des arguments en faveur de la même thèse. Voici cette argumentation. L'âme et le corps constituent un composé unique, qui est un seul homme. Si donc l'âme est faite avant le corps, ou le corps avant l'âme, la même réalité sera antérieure et postérieure à soi-même : ce qui semble bien impossible. L'âme et le corps sont donc produits simultanément. Mais l'existence du corps commence avec l'émission de la semence. C'est donc par l'émission de la semence que l'âme est produite. 7. Imparfaite semble l'opération de l'agent qui ne produit pas un effet dans sa totalité, mais seulement une partie de cet effet. Si donc Dieu créait l'âme, le corps étant formé par la vertu de la semence, - deux parties d'un seul être, à savoir l'homme, - l'opération de chacun des agents, c'est-à-dire de Dieu et de la vertu séminale, semblerait imparfaite. On voit tout de suite l'inconvenance de cette conclusion. Une seule et même cause produit donc l'âme et le corps de l'homme. Or le corps de l'homme est évidemment produit par la vertu de la semence. Donc aussi son âme. 8. Chez tous les êtres dont la génération est séminale, toutes les parties de la chose engendrée se trouvent à la fois comprises dans la semence, bien qu'elles n'apparaissent pas actuellement : Comme nous voyons dans le froment, ou dans toute autre semence, que l'herbe, le chaume, les entre-noeuds, les grains, la barbe sont virtuellement compris dans la première semence, et ensuite la semence s'étend et se manifeste, par une sorte de logique naturelle, et atteint sa perfection, n'empruntant aucun élément extrinsèque. Or l'âme est évidemment une partie de l'homme. Donc dans la semence de l'homme est virtuellement contenue l'âme humaine ; son origine ne réside donc pas dans quelque cause extérieure. 9. Les réalités dont le développement et le terme sont identiques, doivent avoir le même principe originel. Mais dans la génération de l'homme on trouve pour l'âme et le corps même développement et même terme : suivant les progrès structuraux et quantitatifs des membres, les opérations de l'âme se manifestent de plus en plus : d'abord apparaît l'activité de l'âme végétative, puis celle de l'âme sensitive, et enfin le corps étant parvenu au terme de son évolution, l'opération de l'âme intellective. Par conséquent, l'âme et le corps ont le même principe. Mais le principe originel du corps s'obtient par émission de la semence. Donc là est aussi le principe originel de l'âme. 10. Un objet qui reçoit d'un autre sa configuration, est formé par l'action de cet autre objet : la cire modelée par le sceau reçoit sa configuration de l'empreinte du sceau. Or il est évident que le corps de l'homme, comme celui de tout animal, est modelé par son âme propre : la disposition des organes correspond aux exigences des opérations de l'âme qui doivent s'exercer par eux. Le corps est donc formé par l'action de l'âme : aussi d'après Aristote, au second livre De l'Ame, celle-ci est la cause efficiente du corps. Ce qui serait impossible si l'âme ne résidait pas dans la semence : car le corps est formé par une puissance qui est dans la semence. L'âme humaine réside donc dans la semence de l'homme. Et ainsi elle trouve son origine dans l'émission de la semence. 11. Rien ne vit sinon par l'âme. Or la semence est vivante. Ce qui apparaît à trois signes : a) elle sort d'un vivant ; b) dans la semence, il y a la chaleur vitale et l'activité de vie, indices d'une réalité vivante ; c) Si les semences des plantes, livrées à la terre, n'avaient pas la vie en elles, ce n'est pas la terre, dépourvue de vie, qui pourrait leur donner la chaleur en vue des opérations vitales. L'âme est donc dans la semence. Et c'est l'émission de cette semence qui lui donne le jour. 12. Si l'âme n'est pas avant le corps, comme on l'a montré ; si son origine n'a pas coïncidé avec l'émission de la semence ; alors il faut dire que le corps a d'abord été formé, et qu'ensuite lui a été infusée une âme nouvellement créée. Mais si cela est vrai, on doit conclure alors que l'âme est pour le corps : car ce qui est pour quelque chose, lui est postérieur ; ainsi les vêtements sont-ils faits pour l'homme. Mais cela est faux : car c'est plutôt le corps qui est pour l'âme ; la cause finale est toujours la plus noble. Il faut donc dire que l'âme apparaît lors de l'émission de la semence.

89 : SOLUTION DES ARGUMENTS PRÉCÉDENTS

Pour résoudre plus aisément les arguments précités, certaines remarques s'imposent concernant l'ordre et le développement de la génération humaine, et plus universellement encore de la génération animale. Notons d'abord la fausseté de l'opinion selon laquelle les activités vitales qui apparaissent dans l'embryon avant son ultime achèvement, ne viendraient pas d'une âme - ou d'une vertu de l'âme existant en lui, mais de l'âme de la mère. S'il en était ainsi, l'embryon ne serait point encore un animal : puisque tout animal est formé d'une âme et d'un corps. Et les activités vitales ne viennent pas d'un principe actif extrinsèque, mais d'une vertu intérieure, caractéristique principale qui semble distinguer des non-vivants les vivants, dont le propre est de se mouvoir eux-mêmes. L'être qui se nourrit, s'assimile la nourriture : il faut donc que dans l'être nourri réside la vertu active de la nutrition, puisque tout agent agit d'une manière semblable à soi. La chose apparaît avec beaucoup plus d'évidence encore dans les activités sensorielles : voir et entendre convient à un sujet déterminé en raison d'une certaine vertu qui existe en lui, et non dans un autre. Donc puisque l'embryon se nourrit avant son ultime achèvement, et puisqu'il a même une activité sensorielle, on ne saurait attribuer ce fait à l'âme de la mère. Et l'on ne peut pourtant pas dire que dans la semence dès le principe réside l'âme avec son essence complète, essence dont les activités ne se manifesteraient pas faute d'organes. En effet puisque l'âme s'unit au corps en tant que forme, elle s'unit au seul corps dont elle est proprement l'acte. Or l'âme est l'acte d'un corps organique. Avant l'organisation du corps, l'âme n'est donc pas en acte dans la semence ; elle n'y réside qu'en puissance ou virtuellement : aussi Aristote dit-il, au second livre De l'Ame : La semence et le fruit ont la vie en puissance de telle manière qu'ils excluent l'âme, c'est-à-dire qu'ils sont privés d'âme : bien que néanmoins ce dont l'âme est l'acte, possède la vie en puissance, sans pourtant exclure l'âme. Si dès le début l'âme était dans la semence, il s'ensuivrait que la génération de l'animal se ramènerait à l'émission de cette semence : ainsi chez les annelés, d'un seul animal la division en fait deux. Car si la semence avait une âme dès son émission, elle posséderait déjà une forme substantielle. Mais toute génération substantielle précède la forme substantielle, et ne la suit pas : que si certaines transmutations suivent la forme substantielle, leur fin n'est pas l'être de l'individu engendré, mais son mieux-être. Ainsi donc la génération de l'animal serait chose faite dès l'émission de la semence : toutes les transmutations subséquentes seraient étrangères à la génération. Thèse encore plus ridicule si on l'applique à l'âme raisonnable. D'abord celle-ci ne saurait être divisée d'après la division du corps, afin de pouvoir résider dans la semence ainsi émise. Autre conséquence : dans toutes les pollutions non suivies de conception, les âmes raisonnables se trouveraient néanmoins multipliées. Une autre opinion, formulée par certains, est irrecevable. D'après elle, au moment de l'émission de la semence, l'âme n'est pas présente actuellement, mais virtuellement, à cause de la déficience des organes ; cependant, la vertu même de la semence, qui est le corps organisable encore que non organisé, serait en fonction de la semence une âme en puissance, non pas en acte. Puisque la vie de la plante a moins d'exigences organiques que celle de l'animal, la nouvelle semence se trouvant suffisamment organisée en vue de cette vie, ladite vertu deviendrait âme végétative ; plus tard, à la suite du perfectionnement et de la multiplication des organes, cette même vertu séminale parviendrait à la condition d'âme sensitive ; et à la fin, lors de l'ultime perfectionnement organique, cette même âme deviendrait raisonnable, non point par l'action de la semence séminale, mais sous l'influence d'un agent extérieur : ainsi interprètent-ils le propos d'Aristote, au livre De la Génération des Animaux : l'intellect vient du dehors. Si l'on adoptait cette position, il faudrait admettre qu'une certaine vertu numériquement identique, après avoir été simplement âme végétative, serait devenue ensuite âme sensitive : et ainsi la forme substantielle irait se perfectionnant sans cesse. De plus, la forme substantielle ne passerait pas d'un seul coup, mais successivement, de la puissance à l'acte. Enfin la génération serait un mouvement continu, tout comme l'altération. Toutes conséquences physiquement impossibles. Un autre inconvénient encore plus grave s'ensuivrait : l'âme raisonnable serait mortelle. En effet, aucune formalité venant revêtir une chose corruptible, ne la rend incorruptible par nature ; autrement le corruptible serait changé en incorruptible, ce qui ne se peut, car ils diffèrent selon le genre, comme il est dit au Xe livre de la Métaphysique. Or comme on admet que la substance de l'âme sensible est accidentellement engendrée par le corps, à la production duquel aboutit le développement en question, sa corruption serait nécessairement celle du corps. Si donc cette même âme devient raisonnable par une certaine lumière introduite en elle, lumière qui joue à son égard le rôle d'une formalité, puisqu'on admet que le sensitif est intellectuel en puissance, alors il s'ensuit nécessairement que l'âme raisonnable, lors de la corruption du corps, se corrompt. C'est impossible, on l'a prouvé plus haut, et la foi catholique l'enseigne. Ce n'est donc pas la vertu séminale, nommée vertu formative, qui est l'âme, et ce n'est pas dans le déroulement de l'_uvre génératrice que l'âme se fait. Mais cette vertu est fondée, comme en son sujet propre, dans l'esprit contenu dans la semence ainsi qu'une sorte de ferment ; elle opère la formation du corps pour autant qu'elle agit par la force de l'âme du père, auquel est attribuée la génération comme à son agent principal, et non par la force de l'âme du sujet conçu, même lorsque cette âme est déjà présente ; car le sujet conçu ne s'engendre pas lui-même mais il est engendré par le père. Cette conclusion ressort de l'étude de toutes les facultés de l'âme. On ne saurait attribuer la génération à l'âme de l'embryon en raison de la fonction génératrice : d'abord parce que la force génératrice n'exerce son activité qu'une fois achevée l'_uvre des fonctions de nutrition et de croissance, qui lui sont subordonnées, puisqu'engendrer est le fait d'un être déjà parfait ; ensuite il ne faut pas oublier que le travail de la vertu génératrice n'a pas pour fin la perfection de l'individu, mais la conservation de l'espèce. Ne parlons pas non plus de la vertu nutritive, dont le rôle est d'assimiler la nourriture à l'être nourri, ce que l'on ne constate pas ici : car au cours de la formation embryonnaire, la nourriture n'est pas transformée en la similitude de l'organisme total déjà existant ; mais elle est amenée à une forme plus parfaite et plus semblable à celle du père. De même pour la vertu de croissance : à celle-ci n'appartient pas la mutation selon la forme, mais uniquement dans l'ordre quantitatif. Et quant aux facultés sensitives et intellectives, il est évident qu'elles n'exercent aucune activité appropriée à cette formation de l'organisme. Reste donc que la formation du corps, surtout quant à ses parties les plus importantes, ne vient pas de l'âme de l'individu engendré ; ni d'une vertu formatrice agissant par la force de cette âme, mais d'une vertu formatrice qui tient son efficacité de l'âme génératrice du père, dont le rôle est de produire un être spécifiquement semblable ; Cette vertu formatrice demeure donc la même dans l'esprit dont il a déjà été question, depuis le début de la formation jusqu'à la fin. Mais l'espèce de l'être formé ne reste pas identique : il revêt d'abord la forme de semence, puis de sang et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il arrive à l'ultime achèvement. Bien qu'en effet la génération des corps simples ne suive pas un ordre défini, puisque chacun d'eux a une forme toute proche de la matière première, néanmoins dans la génération des autres corps, il est nécessaire qu'il y ait un ordre des générations, en raison des multiples formes intermédiaires entre la première forme de l'élément et la forme ultime à laquelle la génération est ordonnée. D'où cette succession de générations et de corruptions. Et il n'y a nulle difficulté à ce qu'un des intermédiaires soit engendré et aussitôt après interrompu ; car les intermédiaires n'ont point une espèce complète, mais ils sont comme en route vers l'espèce ; aussi ne sont-ils point engendrés pour demeurer ; mais afin que par eux l'être atteigne le terme de la génération. Rien d'étonnant non plus si toute la transmutation du travail générateur n'est point continue, mais s'il y a plusieurs générations intermédiaires : la même chose arrive dans l'altération et l'accroissement ; toute l'altération n'est pas continue, ni tout l'accroissement ; seul le mouvement local est vraiment continu, comme on le voit au VIIIe livre des Physiques. Ainsi plus une forme est noble et éloignée de la forme de l'élément, plus s'impose la nécessité de formes intermédiaires, par lesquelles progressivement est atteinte la forme ultime ; et par conséquent plus il faut de générations intermédiaires. C'est pourquoi dans la génération de l'animal et de l'homme, en qui la forme est la plus parfaite, il y a de plus nombreuses formes et générations intermédiaires, et donc aussi plus de corruptions, car la génération de l'un est la corruption de l'autre. Donc l'âme végétative qui est d'abord présente, lorsque l'embryon vit de la vie d'une plante, se corrompt, et une âme plus parfaite à la fois végétative et sensitive lui succède : alors l'embryon vit de la vie d'un animal. Cette autre forme se corrompt et survient alors l'âme raisonnable, dont l'origine est extrinsèque, bien que les âmes précédentes soient dues à la vertu de la semence. Ceci dit, la réponse aux objections du chapitre précédent est facile : 1. D'après la première objection l'âme sensitive doit avoir la même origine chez l'homme et chez la bête, puisque le terme d'animal leur est appliqué d'une manière univoque. Réponse : Cela n'est pas nécessaire. Sans doute l'âme sensitive de chez l'homme et celle de chez la bête se classent dans le même genre, mais elles diffèrent spécifiquement, comme les êtres dont elles sont les formes : de même en effet que l'animal qui est un homme diffère spécifiquement des autres animaux par le fait qu'il est raisonnable, ainsi l'âme sensitive de l'homme diffère spécifiquement de l'âme de la brute par le fait qu'elle est en plus douée d'intelligence. Donc l'âme de la brute ne possède que ce qui appartient à la vie des sens ; ainsi ni son être ni son activité ne s'élève au-dessus du corps ; par conséquent, elle doit être engendrée avec le corps et se corrompre avec lui. Mais chez l'homme, l'âme sensitive possède au-dessus de sa nature sensitive une force intellectuelle. De ce chef, la substance même de l'âme est nécessairement élevée au-dessus du corps, et dans son être, et dans son activité, elle n'est point engendrée par la génération du corps ni corrompue par sa corruption. La diversité d'origine dans les âmes en question ne vient donc pas du côté de la vie sensitive, d'où se prend la raison de genre ; mais du côté de la vie intellective, d'où se prend la différence d'espèce. Ainsi on ne peut conclure à une diversité de genre, mais seulement à une diversité d'espèce. 2. La deuxième objection s'appuierait sur ce fait que l'animal est conçu avant l'homme. Mais cela ne prouve pas l'origine séminale de l'âme raisonnable. Car l'âme sensitive qui faisait, du fruit de la conception, un animal, ne demeure pas : une autre âme la remplace, à la fois sensitive et intellective, grâce à laquelle l'être nouveau est en même temps un animal et un homme. 3. On objectait ensuite que les activités de divers agents n'aboutissent pas à un résultat unique. Cette loi ne vaut que pour les agents divers qui ne sont pas ordonnés entre eux. S'ils sont ordonnés entre eux, leur effet doit être unique ; car la cause première en exercice agit sur l'effet de la cause seconde en action avec plus de force encore que la cause seconde elle-même ; nous le voyons, l'effet qui est produit à l'aide d'un instrument par un agent principal, est attribué plus proprement à l'agent principal qu'à l'instrument. Or il arrive parfois que l'activité de l'agent principal parvient à un résultat dans l'_uvre réalisée auquel ne saurait atteindre l'action de l'instrument. Ainsi la puissance végétative aboutit à la forme chair, à laquelle ne saurait conduire la chaleur du feu, son instrument, bien que ce dernier exerce dans ce sens un rôle dispositif par désagrégation et corruption. Puisque toute la vertu active de la nature se rapporte à Dieu comme un instrument à son premier et principal agent, rien n'empêche que dans un seul et même être engendré qui est l'homme, l'action de la nature aboutisse à une partie de l'homme, et non au tout qui est l'effet de l'action divine. Ainsi le corps de l'homme est formé à la fois par la vertu de Dieu, agent principal et premier, et par la vertu de la Semence, agent second ; mais c'est l'action de Dieu qui produit l'âme humaine. La vertu séminale n'y pourrait parvenir ; mais elle exerce en ce sens, une causalité dispositive. 4. On voit ce qu'il faut penser de la difficulté tirée de la ressemblance spécifique entre l'enfant et ses parents. L'homme engendre un être qui lui est spécifiquement semblable, dans la mesure où sa vertu séminale dispose la matière à la forme ultime qui constitue l'espèce humaine. 5. En ce qui regarde la coopération divine à l'adultère dans l'_uvre de la nature, il n'y a là rien de choquant. Ce n'est pas la nature qui est mauvaise chez ceux qui commettent l'adultère mais leur volonté. Or l'activité de leur vertu séminale est naturelle, et non volontaire. Nulle difficulté à ce que Dieu y collabore en donnant à l'être engendré son ultime perfection. 6. La sixième objection n'aboutit pas à une conclusion nécessaire. Du fait que le corps de l'homme est formé avant la création de son âme, ou inversement, il ne s'ensuit pas que le même homme est antérieur à lui-même, l'homme, en effet, ce n'est pas le corps humain, ou bien l'âme humaine. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'une partie de l'homme est antérieure à l'autre. A cela point d'inconvénient : la matière précède dans le temps la forme ; je dis la matière selon qu'elle est en puissance à la forme, non pour autant qu'elle est actuellement déterminée par la forme, car alors elle coexiste avec celle-ci. Donc le corps humain selon qu'il est en puissance par rapport à l'âme, tandis qu'il ne la possède pas encore, précède l'âme dans le temps : mais alors il n'est point un corps humain en acte, mais seulement en puissance. Et lorsqu'il est humain en acte, comme parfait par l'âme humaine, il ne la précède ni ne la suit : il coexiste avec elle. 7. Cette origine séminale du corps seul, et non de l'âme, ne dénote pas une opération imparfaite, ni du côté de Dieu, ni du côté de la nature. Par la vertu de Dieu, en effet, les deux sont produits ; le corps et l'âme. Mais pour la formation du corps, Dieu se sert de la vertu séminale naturelle ; quant à l'âme il la produit immédiatement. Et il ne s'ensuit pas que l'action de la vertu séminale soit imparfaite : elle accomplit l'_uvre qui est sa raison d'être. 8. Rappelons-nous aussi que dans la semence est virtuellement contenu tout ce qui n'excède pas la vertu corporelle, comme le foin, le chaume, les entre-noeuds, etc... D'où l'on n'a pas le droit de conclure, avec la huitième objection, que dans la semence est virtuellement contenu tout ce qui chez l'homme excède la vertu corporelle. 9. L'accord du progrès des opérations de l'âme avec celui de l'organisme, au cours de la génération humaine, ne prouve pas que l'âme et le corps aient un même principe ; mais elle montre que la disposition de l'organisme est nécessaire à l'activité de l'âme. 10. Autre objection : le corps est modelé sur l'âme ; et ainsi l'âme se prépare un corps qui lui ressemble. Ceci est vrai en partie et en partie faux. Si on l'entend de l'âme du générateur c'est exact ; mais c'est faux si on l'entend de l'âme de l'individu engendré. Ce n'est pas en effet par la vertu de cette dernière qu'est formé le corps quant à ses premières et principales parties, mais bien par la vertu de l'âme du générateur, ainsi qu'on l'a prouvé plus haut. De même aussi toute matière est modelée sur sa forme ; mais cette configuration ne s'opère point par l'action du sujet engendré, mais par l'action de la forme qui engendre. 11. La onzième objection s'appuyait sur la vie de la semence nouvellement émise. Les considérations précédentes ont montré qu'il n'y avait pas là de vie sinon en puissance : l'âme n'a donc pas encore la vie en acte, mais virtuellement. Au cours du travail générateur apparaîtront les âmes végétative et sensitive grâce à la vertu séminale : ces âmes ne demeurent pas, mais elles passent, l'âme raisonnable les remplace. 12. Et du fait que la formation du corps précède l'âme humaine, il ne faut pas conclure que l'âme est pour le corps. C'est qu'il y a deux manières d'être pour autrui : a) pour l'activité d'autrui ou pour sa conservation, ou pour quelque autre chose de consécutif à l'être ; et dans cette acception les choses qui sont pour autrui lui sont postérieures ; par exemple, les vêtements sont pour l'homme, les outils pour l'artisan. b) Quelque chose est pour autrui, c'est-à-dire pour l'être même de ce dernier : dans ce sens-là, ce qui est pour autrui le précède dans le temps et le suit par ordre de nature. C'est de cette manière que le corps est pour l'âme ; ainsi que toute matière pour sa forme. Ce serait le contraire si l'âme et le corps ne constituaient pas un être essentiellement un, comme le prétendent ceux qui admettent que l'âme n'est pas la forme du corps.

90 : SEUL LE CORPS HUMAIN A POUR FORME UNE SUBSTANCE INTELLECTUELLE

On a donc montré qu'une certaine substance intellectuelle, à savoir l'âme humaine, s'unit au corps à titre de forme. Reste à examiner si à quelque autre corps une substance intellectuelle s'unit comme forme. Quant à la question de savoir si les corps célestes sont animés par une âme intellectuelle, on a indiqué sur ce sujet la pensée d'Aristote et l'on a dit qu'Augustin a laissé le problème en suspens. Donc la présente étude doit s'appliquer aux corps élémentaires. 1. Or une substance intellectuelle ne saurait s'unir comme forme à aucun corps élémentaire en dehors de l'homme : la chose est évidente. En effet, si elle s'unit à un autre corps, il s'agit ou d'un corps mixte ou d'un corps simple. Or elle ne peut s'unir à un corps mixte. Car ce corps devrait posséder une complexion parfaitement équilibrée, dans son genre, parmi tous les autres corps mixtes : puisque nous constatons que les corps mixtes ont des formes d'autant plus nobles qu'ils parviennent à une combinaison d'éléments d'autant plus parfaite ; et de la sorte le corps qui possède la forme la plus noble, à savoir une substance intellectuelle, s'il est un corps mixte, devra réaliser une complexion parfaitement équilibrée. D'ailleurs nous constatons que la délicatesse de la chair et la bonté du tact, signes de l'équilibre de la complexion, indiquent une belle intelligence. Or la complexion la mieux équilibrée est la complexion du corps humain. Il faut donc, si une substance intellectuelle s'unit à un corps mixte, que ce corps ait la même nature que le corps humain. Et d'autre part sa forme aura même nature que l'âme humaine, si elle est une substance intellectuelle. Il n'existera aucune différence d'espèce entre un tel animal et l'homme. 2. Semblablement la substance intellectuelle ne peut s'unir à aucun corps simple, air ou eau, feu ou terre. En chacun de ces corps, le tout ou les parties sont semblables : on trouve même nature et même espèce dans une partie de l'air et dans tout l'air, car on y trouve le même mouvement ; et ceci vaut pour les autres éléments. Or à des moteurs semblables il faut des formes semblables. Si donc une partie quelconque des corps susdits est animée par une âme intellectuelle, - mettons par exemple que ce soit le cas de l'air, - tout l'air et toutes ses parties, pour la même raison, seront animés. Ce qui apparaît manifestement faux ; aucune activité vitale ne se manifeste dans les parties de l'air ou des autres corps simples. Donc à aucune partie de l'air, ni d'aucun corps semblable, la substance intellectuelle ne s'unit à titre de forme. 3. Si à l'un des corps simples une certaine substance intellectuelle est unie à titre de forme, de deux choses l'une : ou bien elle possédera seulement la faculté intellectuelle ; ou bien elle possédera encore d'autres puissances, à savoir les fonctions de la vie sensitive ou végétative, comme on le voit chez l'homme. Que si elle a seulement l'intelligence, son union au corps n'a aucune raison d'être. Car toute forme qui active un corps exerce une certaine opération propre par ce corps. Mais l'intellect n'exerce aucune opération appartenant au corps, sinon en tant qu'il le meut : car le fait même de l'intellection n'est pas une activité qui s'exerce par un organe du corps ; ni, pour la même raison, le vouloir. Quant aux mouvements des éléments, ils viennent des moteurs naturels, je veux dire des générateurs, ils ne se meuvent pas par eux-mêmes. Aucune nécessité d'admettre, à cause de leurs mouvements, qu'ils soient animés. - Que si la substance intellectuelle qu'on suppose unie à un élément ou à l'une de ses parties, possède d'autres puissances (que la faculté intellectuelle), comme ces puissances informent certains organes, il faudra bien trouver dans le corps élémentaire une diversité organique. Ce qui est incompatible avec sa simplicité. Une substance intellectuelle ne sautait donc s'unir comme forme à aucun élément ou à aucune partie d'élément. 4. Plus un corps est proche de la matière première, moins il a de noblesse ; c'est-à-dire plus il est en puissance et moins en acte complet. Or les éléments sont plus proches de la matière première que les corps mixtes, puisqu'eux-mêmes ils constituent la matière prochaine des corps mixtes. Par conséquent les corps élémentaires ont une valeur spécifique inférieure à celle des corps mixtes. Et comme la noblesse du corps répond à celle de la forme. Il est impossible que la plus noble forme, qui est l'âme intellectuelle, soit unie aux corps élémentaires. 5. Si les corps élémentaires, ou certaines de leurs parties, étaient animés par ces âmes très nobles que sont les âmes intellectuelles, il s'ensuivrait nécessairement que la vitalité des corps serait en raison directe de leur voisinage des éléments. Or c'est bien plutôt le contraire qui apparaît : la vie des plantes est inférieure à celle des animaux, bien qu'elles soient plus proches de la terre ; et quant aux minéraux qui en sont encore plus proches, ils n'ont point de vie du tout. Une substance intellectuelle ne s'unit donc pas à quelque élément, ou à l'une de ses parties, à titre de forme. 6. Chez tous les êtres doués de mouvement et sujets à la corruption, la vie est détruite par l'excès d'une contrariété : ainsi bêtes et plantes sont tuées par l'excès de chaud et de froid, d'humide ou de sec. Or dans les corps élémentaires résident principalement ces excès de contrariétés. Donc impossible d'y trouver la vie. Impossible qu'une activité intellectuelle leur soit unie en tant que forme. 7. Les éléments sont incorruptibles si l'on envisage la totalité de chacun d'entre eux, mais leurs parties sont corruptibles, en raison de la contrariété qui s'y trouve. Si donc certaines parties des éléments étaient unies à des substances connaissantes, il conviendrait, au premier chef, semble-t-il, de leur assigner la faculté de discerner les agents de corruption. Cette faculté, c'est le sens du toucher, qui discerne le froid, le chaud et les contrariétés semblables : c'est la raison pour laquelle, à titre de garantie indispensable contre la corruption, il appartient à tous les animaux. Mais il est impossible de trouver ce sens dans un corps simple : car l'organe du toucher ne doit pas avoir les contrariétés en acte, mais seulement en puissance ; ce qui ne se réalise que dans les corps mixtes et tempérés. Il n'est donc pas possible que certaines parties des éléments soient animées par une âme intellective. 8. Tout corps vivant se meut lui-même d'un mouvement local particulier, selon son âme. Les corps célestes (en admettant qu'ils soient animés) se meuvent en cercle ; les animaux parfaits se déplacent progressivement ; les huîtres ont un mouvement de dilatation et de constriction ; les plantes, de croissance et de décroissance, tous mouvements locaux, au moins d'une certaine manière. Mais dans les éléments n'apparaît aucun mouvement venu de l'âme : on n'y trouve que des mouvements naturels. Les éléments ne sont donc pas des corps vivants. On dira peut-être qu'une substance intellectuelle, sans s'unir à un corps élémentaire ou à une partie de ce corps à titre de forme, s'y unit cependant comme moteur. Voici ce qu'il faut penser de cette hypothèse : 1. Pour ce qui est de l'air, cela est impossible. Puisqu'en effet aucune partie de l'air n'est limitée par elle-même, aucune partie déterminée de l'air ne peut avoir de mouvement propre, en vue duquel une substance intellectuelle lui serait unie. 2. Si quelque substance intellectuelle est unie à un corps naturellement, comme un moteur à son propre mobile, la puissance motrice de cette substance doit être limitée au corps mobile à qui elle est unie naturellement : car la vertu de chaque moteur déterminé ne saurait dépasser en efficacité motrice les limites de son mobile propre. Or il semble ridicule de prétendre que la puissance d'une substance intellectuelle ne saurait dépasser en efficacité motrice une certaine partie déterminée d'un élément, ou un certain corps mixte. On ne saurait donc dire, semble-t-il, qu'une substance intellectuelle s'unit naturellement à un corps élémentaire à titre de moteur, à moins qu'elle ne s'unisse aussi à lui en tant que forme. 3. Le mouvement du corps élémentaire peut s'expliquer par d'autres principes que par une substance intellectuelle. L'union naturelle qui, en vue de cette sorte de mouvements, existerait entre substance intellectuelle et corps élémentaire, serait donc superflue. Ainsi est exclue l'opinion d'Apulée et de certains Platoniciens, pour qui les démons étaient des animaux formés d'un corps aérien, raisonnables quant à l'esprit, passifs quant à l'âme, éternels quant au temps. Ceci écarte aussi l'erreur de ces païens qui croyaient à la vie des éléments, auxquels en conséquence, ils rendaient un culte divin. Réfutée aussi l'opinion prétendant que les anges et les démons possédaient des corps qui leur étaient unis naturellement, appartenant à la nature des éléments supérieurs ou inférieurs.

91 : EXISTENCE DE SUBSTANCES INTELLECTUELLES NON UNIES AUX CORPS

A partir des considérations précédentes, nous pouvons établir l'existence de substances intellectuelles libres de toute union avec les corps. 1. On a montré plus haut qu'après la corruption du corps, la substance de l'intellect, puisqu'elle est perpétuelle, demeure. Et si cette substance intellectuelle permanente est unique pour tous les hommes, comme certains le disent, il s'ensuit nécessairement qu'elle se trouve dans son acte d'être séparée du corps. Et ainsi se réaliserait ce qu'on se proposait de démontrer : qu'une certaine substance intellectuelle subsiste sans corps. Mais si les âmes intellectuelles demeurent dans leur pluralité, après la destruction des corps, il conviendra donc à certaines substances intellectuelles de subsister sans corps : surtout étant donnée l'impossibilité déjà démontrée du passage de l'âme d'un corps dans un autre. Mais il ne convient qu'accidentellement aux âmes d'être ainsi séparées de leurs corps : puisque naturellement elles sont formes des corps. Or à ce qui est accidentellement doit être présupposé ce qui est par soi. Il existe donc certaines substances intellectuelles précédant les âmes par rang de nature, et possédant par soi la propriété de subsister sans corps. 2. Tout ce qui appartient à la définition du genre doit aussi appartenir à la raison de l'espèce : mais il y a des données qui appartiennent à la raison de l'espèce et non à la raison du genre : comme raisonnable appartient à la raison d'homme, non à celle d'animal. Quant aux caractéristiques de l'espèce qui n'appartiennent pas au genre, elles ne se retrouvent pas nécessairement dans toutes les espèces du genre : il existe bien des espèces d'animaux non raisonnables. Or à la substance intellectuelle, génériquement parlant, il convient qu'elle subsiste d'une manière autonome puisqu'elle possède une opération propre : on l'a montré plus haut. Mais il ne saurait appartenir à la raison d'une chose qui subsiste d'une manière autonome, qu'elle soit unie à autre chose. Il n'appartient donc pas à la raison de la substance intellectuelle, génériquement parlant, qu'elle soit unie à un corps : bien que peut-être cette union puisse être exigée par la définition de telle substance intellectuelle, qui est l'âme humaine. Il existe donc certaines substances intellectuelles qui ne sont point unies à un corps. 3. Une nature supérieure touche parce qu'il y a de plus bas en elle, ce qu'il y a de plus élevé dans la nature qui lui est inférieure. Mais la nature intellectuelle est supérieure à la corporelle. Or elle la touche par une certaine partie d'elle-même, qui est l'âme intellective. Le corps informé par l'âme pensante étant le sommet de l'ordre des corps, il faut donc admettre que l'âme intellective qui lui est unie, représente le dernier degré des substances intellectuelles. Il y a donc des substances intellectuelles non unies aux corps, supérieures à l'âme dans la hiérarchie de la nature. 4. S'il existe un être imparfait dans certain genre, il existe aussi avant lui, selon l'ordre de la nature, un autre être parfait dans ce même genre : car le parfait précède naturellement l'imparfait. Or les formes engagées dans la matière sont des actes imparfaits, puisqu'elles n'ont pas un être complet. Il y a donc des formes qui sont des actes complets subsistant par soi d'une manière autonome, possédant une espèce complète. Mais toute forme subsistant ainsi sans matière est une substance intellectuelle : car l'affranchissement de la matière donne à l'être l'intelligibilité, ainsi qu'il ressort des considérations précédentes. Donc il existe des substances intellectuelles non unies au corps : car tout corps est matériel. 5. La substance peut exister sans la quantité, bien que la quantité ne puisse exister sans substance : La substance précède tous les autres genres quant au temps, quant à la raison d'être et quant à la connaissance. Mais il n'est point de substance corporelle sans quantité. Il peut donc y avoir, dans le genre de la substance, des êtres tout à fait incorporels. Or toutes les natures possibles se trouvent réalisées dans l'ordre des choses : autrement l'univers serait imparfait. Et dans l'éternel, être et pouvoir ne diffèrent point. Il y a donc des substances qui subsistent sans corps ; en dessous de la Première Substance, qui est Dieu, lequel n'est pas dans un genre, comme on l'a vu ; et au-dessus de l'âme unie au corps. 6. Voici deux substances qui réunies font un être composé. L'une d'elles subsiste aussi à part et c'est la moins parfaite des deux : on doit supposer que l'autre plus parfaite et qui a moins besoin d'un secours étranger, peut subsister également d'une manière autonome. Mais il existe précisément une substance composée de substance intellectuelle et d'un corps, comme on l'a vu. Or le corps se trouve avoir une existence autonome : c'est évidemment le cas de tous les corps sans vie. A bien plus forte raison, par conséquent, on doit admettre l'existence de substances intellectuelles non unies au corps. 7. La substance d'une chose doit être proportionnée à son opération : car l'opération est l'acte et le bien de la substance agissante. Mais l'intellection est l'_uvre propre de la substance intellectuelle. Celle-ci doit donc être adaptée, par son être même, à une telle opération. Or l'acte de l'intellection ne s'exerce point par un organe corporel : la pensée n'a donc besoin d'un corps que dans la mesure où les intelligibles sont tirés du domaine des sens. Mais c'est là un mode imparfait de comprendre : le parfait mode d'intellection consiste à comprendre les objets intelligibles par leur nature même ; que soient perçues intellectuellement les seules réalités non intelligibles par elles-mêmes, mais rendues telles par l'intellect, c'est là un mode imparfait de comprendre. Si donc avant tout être imparfait il faut supposer un être parfait dans le genre en question, nous devons admettre qu'avant les âmes humaines, qui tirent des images l'objet de leur pensée, il y a des substances intellectuelles comprenant les objets qui sont de soi intelligibles, ne recevant pas leur connaissance du monde sensible, et par le fait absolument séparées des corps de par leur nature même. 8. Voici l'argumentation d'Aristote, au XIe livre de la Métaphysique. Un mouvement continu, régulier et, autant qu'il est en lui, sans défaillance, doit procéder d'un moteur qui n'est pas mû par soi ni non plus accidentellement, nous l'avons prouvé. D'autre part à plusieurs mouvements il faut plusieurs moteurs. Or le mouvement du ciel est continu, régulier et, autant qu'il est en lui, sans défaillance : et en plus du premier mouvement, il en est encore beaucoup d'autres dans le ciel, comme le montrent les astronomes. Il faut donc admettre plusieurs moteurs qui ne sont pas mus par soi, ni non plus accidentellement. Or aucun corps ne meut, s'il n'est mû, on l'a déjà vu. Quant au moteur incorporel uni à un corps, il est mû accidentellement selon le mouvement du corps : comme on le voit bien pour l'âme. Il faut donc l'existence de plusieurs moteurs qui ne sont pas des corps, ni unis aux corps. D'autre part les mouvements des cieux procèdent d'une intelligence, nous l'avons prouvé plus haut. Il y a donc plusieurs substances intellectuelles non unies aux corps. Tout ceci concorde avec la Doctrine de Denys, au chapitre IV du livre Des Noms Divins, où il dit des anges qu'ils sont compris comme immatériels et incorporels. Ainsi est éliminée l'erreur des Sadducéens qui prétendaient qu'il n'existe pas d'esprit. Exclue aussi la conception des anciens Naturalistes disant que toute substance est corporelle. Réfutée également la position d'Origène, qui prétendit qu'une substance, sauf la divine Trinité, ne pouvait subsister sans corps. Écartée enfin la pensée de tous les autres qui supposaient que tous les anges, bons et mauvais, possèdent des corps qui leur sont naturellement unis.

92 : DE LA MULTITUDE DES SUBSTANCES SÉPARÉES

Aristote non content de prouver l'existence de substances intellectuelles non pourvues d'organisme, s'efforce encore de démontrer qu'elles sont aussi nombreuses que les mouvements constatés dans le ciel, ni plus ni moins. Pour lui aucun mouvement céleste n'est inaccessible à notre science. En effet, tout mouvement qui est dans le ciel a pour raison d'être le mouvement d'une étoile, laquelle est perceptible au sens : les orbes en effet emportent les étoiles, or le mouvement du porteur est pour le mouvement du porté. - De même il prouve qu'il n'y a pas de substances séparées d'où ne proviendraient pas quelques mouvements célestes : en effet, puisque les mouvements célestes sont ordonnés aux substances séparées comme à des fins, s'il existait d'autres substances séparées que celles qu'il dénombre, il y aurait certains mouvements qui leur seraient ordonnés comme à des fins ; autrement ce seraient des mouvements imparfaits. - D'où il conclut qu'il n'existe pas plus de substances séparées que de mouvements perçus et perceptibles dans le ciel : surtout étant donné qu'il ne se trouve pas plusieurs corps célestes de même espèce, en sorte qu'il puisse y avoir plusieurs mouvements inconnus de nous. Mais cette conclusion n'est pas nécessaire. Dans les choses qui sont en vue d'une fin, la nécessité se prend du côté de la fin, comme il l'enseigne lui-même au IIe livre des Physiques, mais non inversement. D'où, si les mouvements célestes sont ordonnés aux substances séparées, comme il le dit lui-même, on ne saurait déduire nécessairement le nombre desdites substances du nombre des mouvements. On peut penser, en effet, qu'il existe des substances séparées d'une nature plus élevée que celles qui sont les fins prochaines des mouvements célestes : ainsi du fait que les instruments artificiels sont pour les hommes qui s'en servent, rien n'empêche d'admettre l'existence d'autres hommes qui n'utilisent pas immédiatement des instruments, mais qui commandent à ceux qui les utilisent. Aussi bien Aristote ne présente-t-il pas son argumentation comme nécessaire, mais comme probable. Il est raisonnable, dit-il, d'évaluer de la sorte le nombre des substances et des principes immobiles  : nous laissons à de plus experts le soin d'aboutir à une conclusion nécessaire. Reste donc à montrer que le nombre des substances intellectuelles séparées des corps dépasse de beaucoup celui des mouvements célestes. 1. Les substances intellectuelles selon leur genre transcendent toute nature corporelle. La hiérarchie de ces substances devra donc s'établir en fonction de leur élévation au-dessus de toute nature corporelle. Or il existe des substances intellectuelles qui ne surpassent la réalité physique qu'en raison de leur genre intellectuel simplement : par ailleurs elles sont unies aux corps à titre de forme, comme on l'a vu. Mais puisque l'être des substances intellectuelles, selon son genre, n'implique aucune dépendance à l'égard du corps, ainsi qu'on l'a prouvé, il existe un degré plus élevé desdites substances ; à ce degré, celles-ci ne sont pas unies comme formes à des corps ; mais elles sont tout de même les moteurs propres de certains corps déterminés. Semblablement, la nature de la substance intellectuelle ne dépend pas du mouvement, puisque le mouvement est consécutif à la principale opération de ces êtres, qui est l'intellection. Il y aura donc aussi un degré plus élevé de substances intellectuelles, où ces dernières ne seront pas les moteurs propres de certains corps, mais supérieures aux moteurs. 2. De même que l'agent naturel agit par sa forme naturelle, ainsi l'agent intellectuel agit par une forme intellectuelle : comme on le voit dans l'_uvre d'art. De même donc que l'agent naturel est proportionné au patient en raison de sa forme naturelle, ainsi l'agent intellectuel est proportionné au patient et à l'_uvre par forme d'intelligence : c'est-à-dire que la forme intellective est de telle sorte qu'elle peut être introduite par l'action de l'agent dans la matière réceptrice. Il faut donc que les moteurs propres des orbes, qui exercent leur motion par l'intellect (si nous voulons suivre sur ce point l'opinion d'Aristote), possèdent des idées qui soient exprimables par les mouvements des orbes et capables d'être produites dans la nature. Mais au-dessus de ces conceptions intellectuelles il en faut supposer de plus universelles : en effet, l'intellect saisit les formes des choses dans une universalité qui dépasse leur réalisation naturelle ; ainsi l'on constate que la forme de l'intellect spéculatif est plus universelle que celle de l'intellect pratique, et parmi les arts pratiques, la conception de l'art qui commande l'emporte en universalité sur celle de l'art qui exécute. Or la hiérarchie des substances intellectuelles doit s'établir en fonction des degrés des opérations intellectuelles qui leur sont propres. Il existe donc des substances intellectuelles supérieures à celles qui sont les moteurs propres et prochains des orbes déterminés. 3. L'ordre de l'univers semble exiger que les réalités les plus nobles excèdent en quantité ou en nombre les moins nobles : car les moins nobles sont pour les plus nobles. Il faut donc que ces dernières existent en quelque sorte pour elles-mêmes, soient multipliées autant que possible. C'est pourquoi nous constatons que les corps incorruptibles, je veux dire les corps célestes, excèdent tellement les corruptibles, c'est-à-dire les corps élémentaires, que le nombre de ceux-ci paraît peu de chose en comparaison de ceux-là. Or de même que les corps célestes et incorruptibles ont une valeur supérieure à celle des corps élémentaires qui sont corruptibles, ainsi les substances intellectuelles l'emportent sur tous les corps, comme l'immobile et l'immatériel l'emportent sur ce qui est mobile et matériel. Les substances intellectuelles séparées excèdent donc en nombre la multitude de toutes les choses matérielles. Elles ne sont donc pas limitées par le nombre des mouvements célestes. 4. Les espèces des choses matérielles ne sont pas multipliées par la matière, mais par la forme. Or les formes étrangères à la matière ont un être plus complet et plus universel que les formes engagées dans la matière : car celles-ci sont reçues selon la capacité de la matière. Il ne semble donc pas que les formes étrangères à la matière, que nous appelons substances séparées, constituent une multitude moindre que les espèces des choses matérielles. Et nous ne prétendons pas pour autant que les substances séparées soient les espèces des réalités de notre monde sensible, comme les Platoniciens l'ont pensé. En effet, ne pouvant parvenir à la connaissance des substances en question qu'à partir des objets sensibles, ils admirent que ces substances étaient de même espèce que ces objets, ou plutôt qu'elles étaient leurs espèces  : comme si quelqu'un ne voyant pas le soleil, la lune, les autres astres, et apprenant l'existence de corps incorruptibles, leur appliquait les noms des objets corruptibles, pensant qu'ils sont de même espèce. Ce qui serait inadmissible. - De même est-il impossible que les substances immatérielles soient de même espèce que les substances matérielles, ou qu'elles soient leurs espèces : en effet, la matière appartient à la raison spécifique des réalités sensibles, bien qu'il ne s'agisse pas de cette matière, qui est le principe propre de l'individu ; par exemple les os et la chair appartiennent à la définition de l'homme, mais non ces chairs et ces os, qui sont principe de Socrate et de Platon. - Ainsi nous ne disons pas que les substances séparées sont les espèces des réalités sensibles : mais nous disons que ce sont d'autres espèces plus nobles que ces dernières, d'autant que le pur est plus noble que ce qui est mélangé. Alors il faut que ces substances soient plus nombreuses que les espèces des choses matérielles. 5. La multiplication est plus féconde selon l'être intelligible que dans l'être matériel. Nous saisissons en effet par l'intelligence bien des choses qui ne sauraient être réalisées matériellement ; ainsi l'on peut prolonger mathématiquement une droite à l'infini, ce qui est physiquement impossible ; on peut aussi mentalement accroître à l'infini la subtilité des corps, la rapidité des mouvements, la diversité des figures, et pourtant cela est impossible dans la nature matérielle. Or les substances séparées appartiennent à l'être intelligible de par leur nature même. En elles une plus grande multiplicité est donc possible que dans les réalités matérielles, si l'on considère la raison propre de chacun des deux genres. Mais dans le domaine du perdurable, être et pouvoir ne différent pas. La multitude des substances séparées l'emporte donc sur la multitude des corps. La Sainte Écriture confirme cette thèse. Nous lisons en effet dans Daniel  : Des milliers de mille Le servaient et des dizaines de milliers de centaines de mille L'assistaient. Et Denys dit au Chapitre XIVe de la Hiérarchie Céleste que le nombre de ces substances dépasse toute multitude matérielle. Ainsi est exclue l'erreur de ceux qui prétendent limiter le nombre des substances séparées d'après celui des mouvements célestes ou d'après celui des sphères célestes. Réfuté aussi Rabbi Moyses qui prétendit que le nombre des anges mentionné dans l'Écriture n'est pas un nombre de substances séparées, mais celui de vertus qui se trouvent ici-bas : comme si l'on appelait l'appétit concupiscible esprit de concupiscence et ainsi de suite.

93 : IL N'Y A PAS PLUSIEURS SUBSTANCES SÉPARÉES DANS UNE SEULE ESPÈCE

Tout ce que nous avons dit de ces substances, nous permet de montrer qu'il n'y a pas plusieurs substances séparées dans une seule espèce. 1. On a déjà vu que les substances séparées sont de certaines quiddités subsistantes. Or l'espèce d'une chose est ce que signifie la définition, qui est le signe de la quiddité de la chose. Donc les quiddités subsistantes sont des espèces subsistantes. Il ne saurait donc pas y avoir plusieurs substances séparées, s'il n'y a pas plusieurs espèces. 2. Partout où l'on trouve identité spécifique et diversité numérique, la matière est présente : car la différence qui vient de la forme entraîne la diversité spécifique ; la différence qui vient de la matière entraîne la diversité numérique. Mais les substances séparées n'ont absolument aucune matière, ni comme partie d'elles-mêmes, ni comme sujet à informer. Il est donc impossible qu'il y en ait plusieurs dans une seule espèce. 3. La raison de la multiplication des individus en une seule espèce dans les réalités corruptibles est la conservation de la nature spécifique qui, ne pouvant se perpétuer en un seul individu, se perpétue en plusieurs ; c'est pourquoi d'ailleurs dans les corps incorruptibles, il n'y a qu'un individu par espèce. Or la nature de la substance séparée peut se conserver dans un seul individu : puisque ces substances sont incorruptibles, ainsi qu'on l'a déjà vu. Il n'y a donc pas lieu d'admettre dans ces substances l'existence de plusieurs individus en une même espèce. 4. En chaque individu, ce qui est spécifique est plus noble que ce qui constitue le principe de l'individuation, se trouvant en dehors de la raison d'espèce. Par conséquent la multiplication des espèces procure à l'univers plus de noblesse que la multiplication des individus, dans une espèce unique. Mais la perfection de l'univers réside surtout dans les substances séparées. A la perfection de l'univers importe donc davantage la diversité spécifique de ces substances que leur multiplication numérique à l'intérieur d'une même espèce. 5. Les substances séparées sont plus parfaites que les corps célestes. Mais chez les corps célestes, en raison même de leur perfection, chaque espèce n'a qu'un individu : soit parce que chacun d'eux emploie toute la matière de son espèce ; soit parce que dans un seul individu réside parfaitement la vertu de l'espèce pour accomplir dans l'univers ce à quoi cette espèce est ordonnée, comme la chose apparaît principalement pour le soleil et la lune. Donc à plus forte raison chez les substances séparées, n'y a-t-il qu'un seul individu pour une seule espèce.

94 : LA SUBSTANCE SÉPARÉE ET L'AME N'APPARTIENNENT PAS A UNE MÊME ESPÈCE

En partant de là on peut aussi montrer que l'âme n'appartient pas à la même espèce que les substances séparées. 1. Il existe une différence plus considérable entre l'âme humaine et une substance séparée, qu'entre deux substances séparées. Mais on a montré au chapitre précédent que les substances séparées diffèrent entre elles spécifiquement. A bien plus forte raison, par conséquent, la substance séparée diffère-t-elle spécifiquement de l'âme. 2. Chaque réalité possède un être propre selon la raison de son espèce : car là où il y a une raison d'être diverse, là il doit y avoir diversité d'espèce. Mais l'être de l'âme humaine et celui de la substance séparée n'ont pas une raison identique : à l'être de la substance séparée le corps ne saurait participer, comme il peut participer à l'être de l'âme humaine, qui ontologiquement est unie au corps comme la forme à la matière. Donc l'âme humaine diffère spécifiquement des substances séparées. 3. Une réalité qui de soi constitue une espèce, ne saurait être assimilée spécifiquement à une réalité qui de soi ne constitue pas une espèce, mais est une partie d'espèce. Or la substance séparée possède par elle-même son espèce : ce qui n'est pas le cas de l'âme, laquelle est une partie de l'espèce humaine. Il est donc impossible que l'âme soit de même espèce que les substances séparées, à moins que par hasard l'homme (tout entier) ne leur soit spécifiquement semblable, ce qui est évidemment impossible. 4. L'opération propre d'une chose fait connaître son espèce : car l'opération manifeste la vertu, qui indique l'essence. Mais l'opération propre de la substance séparée comme de l'âme intellective, c'est l'intellection. Or il existe une différence totale entre le mode d'intellection de la substance séparée et celui de l'âme : cette dernière prend son objet d'intellection dans les images ; ce que ne fait pas la substance séparée, puisqu'elle n'a pas d'organes corporels, supports nécessaires des images. Âme humaine et substance séparée n'appartiennent donc pas à une même espèce.

95 : OÙ CHERCHER LE GENRE ET L'ESPÈCE DANS LES SUBSTANCES SÉPARÉES ?

Il faut maintenant envisager de quelle manière se diversifie l'espèce chez les substances séparées. Dans les réalités matérielles qui malgré leur diversité spécifique appartiennent à un même genre, on va chercher cette raison générique dans le principe matériel, et la différence spécifique dans le principe formel : ainsi la nature sensitive d'où se prend la raison d'animal, est quelque chose de matériel dans l'homme par rapport à la nature intellective, source de la différence spécifique de l'homme, à savoir le raisonnable. Si donc les substances séparées ne sont pas composées de matière et de forme, comme on l'a déjà démontré, l'on ne voit pas d'où peuvent leur venir le genre et la différence spécifique. Pour répondre à cette difficulté, souvenons-nous que les diverses espèces de réalités possèdent la nature de l'être selon une gradation hiérarchique. La toute première division de l'être nous met en présence de l'être parfait - à savoir l'être qui est par soi et l'être en acte, et de l'être imparfait - l'être qui est dans un autre et l'être en puissance. Et si nous poursuivons cette enquête, nous constatons que chaque espèce ajoute un degré de perfection à une autre espèce : ainsi les animaux par rapport aux plantes, et les animaux doués de mouvement local par rapport aux animaux immobiles ; dans la gamme chromatique aussi, une couleur est plus parfaite qu'une autre si elle est plus proche de la blancheur. Cela explique le propos d'Aristote disant au VIIIe livre des Métaphysiques  : Les définitions des choses sont comme le nombre, qu'une soustraction ou une addition d'unité fait changer d'espèce. Ainsi dans les définitions une différence enlevée ou ajoutée fait varier l'espèce. Par conséquent la raison d'une espèce déterminée consiste en ce que la nature commune se situe à un degré déterminé de l'être. Or dans les choses composées de matière et de forme, la forme est comme le terme, et ce qui est terminé par elle est matière ou élément matériel ; dans ces conditions la raison de genre doit y être cherchée du côté de la matière, la différence spécifique du côté de la forme. Ainsi la différence et le genre constituent une unité, tout comme la matière et la forme. Et de même qu'une seule et même nature est faite de matière et de forme, ainsi la différence n'ajoute pas au genre une nature étrangère, mais elle est une certaine détermination de cette même nature générique. Soit, par exemple, le genre : animal ayant des pieds, sa différence sera : animal ayant deux pieds. Il est évident que cette différence n'ajoute rien au genre. On voit donc qu'il arrive au genre et à la différence que la détermination impliquée par cette dernière, soit causée par un autre principe que la nature du genre, du fait que la nature signifiée par la définition, est composée de matière et de forme comme de principes déterminant et déterminé. Si donc on suppose une nature simple, celle-ci sera terminée par elle-même ; elle n'aura pas besoin de deux parties, une terminante et une autre terminée. C'est donc dans la raison même de la nature qu'il faudra chercher la raison du genre : la détermination qu'il possède du fait qu'il se trouve situé à tel degré de l'échelle des êtres, lui donnera sa différence spécifique. Par où l'on voit également que si une certaine nature n'est point terminée, mais infinie en soi, comme on l'a démontré plus haut de la nature divine, il ne faut chercher en elle ni genre, ni espèce : ce qui concorde avec tout ce que nous avons déjà dit au sujet de Dieu. Une autre conclusion découle des mêmes prémisses. Les différentes espèces chez les substances séparées sont déterminées par différents degrés de perfection. Comme dans la même espèce, il n'y a pas plusieurs individus, l'égalité ne saurait exister entre deux substances séparées, mais l'une est naturellement supérieure à l'autre. Aussi lisons-nous au Livre de Job  : Connais-tu l'ordre du ciel ? Et Denys dit, au chapitre Xe de la Hiérarchie Céleste, que de même que dans toute la multitude des anges il existe une hiérarchie suprême, une moyenne et une inférieure, ainsi dans chaque hiérarchie, il y a trois ordres : le suprême, le moyen, l'inférieur, et dans chaque ordre, se trouvent les anges supérieurs, moyens et inférieurs. Ainsi est écartée la position d'Origène, pour qui dès le principe toutes les substances spirituelles, ont été créées égales, substances spirituelles au nombre desquelles il compte aussi les âmes ; la diversité qui règne dans ces substances, et en raison de laquelle l'âme est unie au corps, une autre non, l'une est située plus haut, l'autre plus bas, proviendrait d'une différence de mérites. On a montré que cette différence de degrés est naturelle, que l'âme n'est pas de même espèce que les substances séparées, que ces substances elles-mêmes diffèrent entre elles spécifiquement, et que même selon l'ordre de la nature, elles ne sont pas égales.

96 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES NE TIRENT PAS LEUR CONNAISSANCE DU MONDE SENSIBLE

Les considérations précédentes nous permettent de montrer que les substances séparées ne tirent pas des objets sensibles leur connaissance intellectuelle des choses : 1. En effet, les objets sensibles selon leur nature sont destinés à être saisis par le sens, comme les intelligibles par l'intellect. Donc toute substance connaissante qui reçoit des objets sensibles sa connaissance, possède la connaissance sensible : et par conséquent, elle possède un corps qui lui est naturellement uni, puisque la connaissance sensible ne peut exister sans organe corporel. Mais les substances séparées n'ont pas de corps qui leur soient naturellement unis, comme on l'a montré plus haut. Elles ne tirent donc pas des choses sensibles leur connaissance intellectuelle. 2. Une vertu plus haute doit avoir un objet plus élevé. Or la vertu intellective de la substance séparée est plus élevée que la force intellective de l'âme humaine : puisque l'intellect de l'âme humaine est le dernier dans l'ordre des intellects, comme il ressort de ce qui a été dit précédemment. Or l'objet de l'intellect de l'âme humaine est l'image, ainsi qu'on l'a déjà dit : supérieure dans l'ordre des objets à la chose sensible existant hors de l'âme, comme le fait voir la hiérarchie des facultés connaissantes. Donc l'objet de la substance séparée ne peut être la chose existant hors de l'âme, de telle sorte qu'elle en reçoive immédiatement la connaissance ; ce ne peut être non plus l'image. Reste donc que l'intellect de la substance séparée ait pour objet quelque chose de plus élevé que l'image. Mais il n'est rien de supérieur à l'image dans l'ordre des objets connaissables que ce qui est intelligible en acte. Les substances séparées ne reçoivent donc pas leur connaissance intellectuelle des choses sensibles, mais elles comprennent les objets qui par eux-mêmes sont intelligibles. 3. C'est selon l'ordre des intellects que se prend l'ordre des intelligibles. Mais les objets qui par soi sont intelligibles, sont supérieurs dans l'ordre des intelligibles à ceux qui ne sont intelligibles que parce que nous, nous les rendons intelligibles. Or tous les intelligibles reçus du sensible sont dans ce cas : car les objets sensibles ne sont pas par eux-mêmes intelligibles. Mais ce sont ces intelligibles que conçoit notre intellect. Par conséquent, l'intellect de la substance séparée, comme il est supérieur à notre intellect, ne conçoit pas les intelligibles tirés du sensible, mais ceux qui par eux-mêmes sont intelligibles en acte. 4. Le mode d'opération propre d'une chose répond proportionnellement au mode de sa substance et de sa nature. Or la substance séparée est un intellect par soi existant, ne résidant pas dans un corps. Donc son opération intellectuelle se portera sur les intelligibles qui n'ont point de fondement corporel. Mais tous les intelligibles reçus des sens ont un certain support corporel : ainsi nos intelligibles s'appuient sur les images qui résident dans les organes corporels. Donc les substances séparées ne reçoivent pas leur connaissance du sensible. 5. De même que la matière première occupe le dernier rang dans l'ordre des choses sensibles, et par là est seulement en puissance à l'égard de toutes les formes sensibles ; ainsi l'intellect possible, qui se trouve à la dernière place dans l'ordre des intelligibles, est en puissance par rapport à eux tous, comme il ressort des considérations précédentes. Mais les réalités qui dans l'ordre sensible dépassent la matière première, possèdent en acte leur forme, qui les établit dans l'être sensible. Donc les substances séparées, qui dans l'ordre des intelligibles sont au-dessus de l'intellect possible de l'homme, se trouvent en acte dans l'être intelligible : car l'intellect qui reçoit sa connaissance du sensible, n'est pas en acte dans l'être intelligible, mais en puissance. Donc la substance séparée ne reçoit pas sa connaissance du sensible. 6. La perfection d'une nature supérieure ne dépend pas d'une nature inférieure. Or la perfection d'une substance séparée, puisqu'elle est intellectuelle, réside dans l'intellection. Leur acte intellectuel ne dépend donc pas des choses sensibles, en sorte qu'il en reçoive sa connaissance. Ceci montre à l'évidence que dans les substances séparées, il n'y a pas d'intellect agent et d'intellect possible, sinon peut-être de manière équivoque. La présence de ce double intellect dans l'âme raisonnable s'explique par le fait qu'elle reçoit du sensible sa connaissance intellectuelle : car c'est l'intellect agent qui rend les espèces tirées du sensible intelligibles en acte ; et c'est l'intellect possible qui est en puissance à connaître toutes les formes des réalités sensibles. Puisque les puissances séparées ne reçoivent pas leur connaissance des choses sensibles, il n'y a pas en elles d'intellect agent ni possible. Aussi Aristote, au IIIe livre De l'Ame, où il traite des intellects agent et possible, dit-il qu'il faut les admettre dans l'âme (c'est-à-dire dans l'âme humaine). De même en cet ordre d'idées il est évident que la distance locale ne saurait empêcher la connaissance de l'âme séparée. Car la distance locale implique de soi rapport au sens : pas à l'intellect, sinon accidentellement, dans la mesure où il est tributaire du sens ; car les objets sensibles meuvent le sens en fonction d'une distance déterminée. Mais les intelligibles en acte, pour autant qu'ils meuvent l'intellect, ne sont pas dans le lieu : puisqu'ils sont séparés de la matière corporelle. Donc puisque les substances séparées ne reçoivent pas leur connaissance du sensible, pour leur opération intellectuelle la distance locale ne sert de rien. Autre évidence : dans l'opération des intelligences séparées le temps n'intervient pas. De même en effet que les intelligibles en acte échappent au lieu, de même ils échappent au temps : car le temps est une conséquence du mouvement local : donc il ne mesure que les réalités qui sont en quelque manière dans le lieu. C'est pourquoi l'intellection de la substance séparée est au-dessus du temps : notre opération intellectuelle, elle, est conditionnée par le temps, du fait que nous recevons notre connaissance des images, lesquelles regardent un temps déterminé. De là vient que dans la composition et la division toujours notre intellect ajoute un temps passé ou futur : mais non lorsqu'il comprend ce que l'existant est. Il comprend en effet ce que l'existant est (son essence) en abstrayant les intelligibles des conditions du monde sensible : par conséquent, en opérant de la sorte, il ne saisit l'intelligible ni sons l'aspect temporel ni en dépendance d'aucune condition d'ordre sensible. Mais il compose ou divise en appliquant aux choses les intelligibles préalablement abstraits : et dans cette application, il est nécessaire de comprendre aussi le temps.

97 : L'INTELLECT DE LA SUBSTANCE SÉPARÉE EST TOUJOURS EN ACTE D'INTELLECTION

Tout ceci montre bien que l'intellect de la substance séparée comprend toujours en acte. 1. Ce qui est tantôt en acte, et tantôt en puissance, est mesuré par le temps. Or l'intellect de la substance séparée est au-dessus du temps, comme on vient de le prouver. Il n'est donc pas tantôt en acte d'intellection et tantôt non. 2. Toute substance vivante possède une certaine opération de vie en acte, qu'elle tient de sa propre nature et qu'elle exerce continuellement, bien que les autres opérations soient parfois en puissance : ainsi chez les animaux la nutrition se poursuit toujours, bien que la sensation soit parfois interrompue. Mais les substances séparées sont des substances vivantes, ce qui précède le montre bien : et elles n'ont pas d'autre opération de vie que l'intellection. Elles doivent donc par nature être toujours en acte d'intellection. 3. Les substances séparées meuvent par l'intelligence les corps célestes, d'après la doctrine des philosophes. Or le mouvement des corps célestes n'admet aucun arrêt. Par conséquent, l'activité intellectuelle des substances séparées est absolument continuelle. On aboutit à une conclusion identique même si l'on n'admet pas que ces substances meuvent les corps célestes : car elles leur sont supérieures. Donc si l'opération propre du corps céleste qui est son propre mouvement est continuelle, à bien plus forte raison le sera l'opération propre des substances séparées, qui est l'intellection. 4. Tout être qui passe par des alternatives d'activité et d'inaction, est mû par soi ou accidentellement. Aussi le fait que notre intelligence tantôt s'exerce, et tantôt se repose, provient d'une altération d'ordre physique et sensible comme on le voit au VIIIe livre de la Physique. Mais les substances séparées ne sont pas mûes par soi, puisqu'elles ne sont pas des corps : elles ne sont pas non plus mues accidentellement, puisqu'elles ne sont pas unies à des corps. Donc leur opération propre, qui est l'intellection, est continuelle et ininterrompue.

98 : COMMENT UNE INTELLIGENCE SÉPARÉE EN CONNAÎT UNE AUTRE

On a montré que les substances séparées connaissent intellectuellement les objets qui sont par soi intelligibles ; et précisément ces mêmes substances séparées sont des objets intelligibles par soi, car l'exemption de matière rend un être intelligible par soi, ainsi qu'il ressort des développements précédents : par conséquent, les substances séparées connaissent intellectuellement, comme objets propres, les substances séparées. Donc chacune se connaîtra soi-même, et connaîtra les autres. Toutefois la conscience que chacune de ces substances a de soi-même est différente de celle que l'intellect possible a de lui-même. En effet, l'intellect possible se trouve en quelque sorte en puissance dans l'être intelligible ; et il est mis en acte par l'espèce intelligible, comme la matière première est mise en acte dans l'être sensible par la forme naturelle. Or rien n'est connu selon qu'il est seulement en puissance, mais selon qu'il est en acte : c'est pourquoi la forme est le principe de connaissance de la chose qui est actualisée par elle ; de même la faculté connaissante est mise en acte de connaissance par quelque espèce. Donc notre intellect possible ne se connaît soi-même que par une espèce intelligible, grâce à laquelle il est mis en acte dans l'être intelligible : c'est pourquoi Aristote dit au IIIe livre de l'Ame, qu'il est connaissable comme les autres choses, c'est-à-dire par des espèces tirées des images, comme par des formes propres. Mais les substances séparées se trouvent de par leur nature même comme existant en acte dans l'être intelligible. Par conséquent chacune d'elles se connaît soi-même par son essence, non par l'espèce d'une autre chose. Toute connaissance a lieu dans la mesure où à l'intérieur du connaissant se trouve la similitude du connu. D'autre part chacune des substances séparées est semblable à une autre selon la commune nature générique, mais elles diffèrent spécifiquement les unes des autres, comme il ressort des exposés précédents : la conséquence qui paraît s'ensuivre, c'est que chacune de ces substances ne connaît pas l'autre quant à sa raison propre d'espèce, mais seulement quant à la commune raison du genre. Certains disent donc que l'une des substances séparées est cause productive de l'autre. Or en toute cause productive on doit trouver une similitude de son effet, et de même en chaque effet doit exister la similitude de la cause : puisque tout être agit d'une manière semblable à lui. Ainsi donc dans la substance séparée supérieure, il y a la similitude de l'inférieure, comme dans la cause est la similitude de l'inférieure, comme dans la cause est la similitude de l'effet : et dans l'inférieure se trouve la similitude de la substance supérieure, comme dans l'effet il y a la similitude de la cause. Mais s'il n'y a pas univocité causale, la similitude de l'effet réside de manière plus éminente dans la cause, et la similitude de la cause se trouve dans l'effet selon un mode inférieur. Or tel doit être le cas des substances séparées supérieures à l'égard des inférieures : puisqu'il n'y a pas entre elles d'unité spécifique, mais qu'elles se situent à différents degrés. La substance séparée inférieure connaît donc la supérieure selon le mode d'une substance connaissante, non selon le mode d'une substance connue, mais selon un mode inférieur : la substance supérieure, elle, connaît l'inférieure d'une manière plus éminente. Telle est l'affirmation du livre Des Causes : Une intelligence connaît ce qui est au-dessous d'elle et ce qui est au-dessus par le mode de sa propre substance : parce que l'une est cause de l'autre. Mais on a montré plus haut que les substances intellectuelles séparées ne sont pas composées de matière et de forme. Elles ne peuvent donc être causées que par mode de création. Or Dieu seul a le pouvoir de créer, on l'a prouvé aussi. Une substance séparée ne saurait donc être la cause d'une autre. De plus, nous avons établi que les principales parties de l'univers ont toutes été créées immédiatement par Dieu. Donc l'une ne vient pas de l'autre. Or chacune des substances séparées constitue l'une des principales parties de l'univers, à bien plus juste titre que le soleil ou la lune : puisque chacune d'elles a sa propre espèce, et plus noble que n'importe quelle espèce de réalités corporelles. L'une n'est donc pas causée par l'autre, mais toutes sont créées immédiatement par Dieu. Ainsi donc, d'après toutes ces données, chacune des substances séparées connaît Dieu, d'une connaissance naturelle, selon le mode de sa substance, par où elles ressemblent à Dieu comme à leur cause. Et Dieu les connaît comme leur propre Cause, possédant en soi leur similitude. Mais de cette manière l'une des substances séparées ne saurait connaître l'autre : puisque l'une n'est pas cause de l'autre. Une considération s'impose : aucune de ces substances n'est selon sa nature un suffisant principe de connaissance de toutes les autres choses. Par conséquent à chacune d'elles il faut surajouter, indépendamment de sa nature propre, certaines similitudes intelligibles, qui lui permettront de connaître les autres dans sa propre essence. Voici comment l'on peut mettre cela en évidence. L'objet propre de l'intellect est l'être intelligible : lequel comprend toutes les différences et espèces possibles de l'être ; car tout ce qui peut être, peut être compris. Or comme toute connaissance se fait par mode de similitude, l'intellect ne saurait connaître totalement son objet s'il n'avait pas en lui la similitude de tout l'être et de toutes ses différences. Mais une telle similitude de tout l'être ne peut être qu'une nature infinie, non pas déterminée à une espèce ou à un genre d'être, mais universel principe et vertu active de tout l'être : ceci ne convient qu'à la seule Nature divine, ainsi qu'on l'a montré dans la Première Partie. Toute autre nature, puisqu'elle se limite à un genre et à une espèce de l'être, ne saurait être l'universelle similitude de tout l'être. Reste donc que seul Dieu par son essence connaisse toutes choses ; n'importe quelle substance séparée connaît par sa nature, d'une connaissance parfaite, sa propre espèce seulement ; l'intellect possible ne la connaît jamais (par sa nature) mais par l'intermédiaire d'une espèce intelligible, comme on l'a dit plus haut. Or par le fait qu'une substance est intellectuelle, elle est susceptible de comprendre tout l'être. Et comme la substance séparée ne possède pas de par sa nature la compréhension actuelle de tout l'être, elle-même se trouve, si l'on considère sa substance, à l'état de puissance par rapport aux similitudes intelligibles, grâce auxquelles tout l'être est connu, et ces similitudes seront son acte dans la mesure de son intellectualité. Mais de telles similitudes seront nécessairement multiples : puisque nous avons déjà montré que la parfaite similitude de tout l'être universel ne peut être qu'infinie ; or, de même que la nature de la substance séparée n'est pas infinie mais terminée, ainsi la similitude intelligible existant en elle ne peut être infinie, mais terminée à une certaine espèce ou à un genre d'être ; donc pour la compréhension de tout l'être plusieurs similitudes de cette sorte sont nécessaires. D'autre part, plus une substance séparée est élevée, plus sa nature ressemble à la Nature divine ; aussi est-elle moins resserrée, puisqu'elle s'approche davantage de l'être universel, infiniment parfait et bon ; elle participe donc d'une manière plus universelle au bien et à l'être. Voilà pourquoi aussi les similitudes intelligibles existant dans une substance supérieure sont moins nombreuses et plus universelles. C'est la doctrine de Denys, au chapitre XIIe de la Hiérarchie Céleste, d'après laquelle les anges supérieurs ont une science plus universelle ; et au livre des Causes, il est dit que les intelligences supérieures ont des formes plus universelles. Le sommet de cette universalité se trouve en Dieu, qui par une seule idée, laquelle est son Essence, connaît toutes choses : le point le plus bas se trouve dans notre intellect, qui pour chaque objet intelligible a besoin d'une espèce intelligible propre et adéquate. Cette plus grande universalité des formes dans les substances supérieures n'entraîne pas, comme chez nous, moins de perfection dans la connaissance. La similitude de l'animal, qui nous donne une connaissance simplement générique, nous procure en effet une notion plus imparfaite que la similitude de l'homme par laquelle nous connaissons l'espèce complète ; connaître quelque chose d'une manière simplement générique, c'est la connaître imparfaitement et comme en puissance ; connaître l'espèce, c'est connaître parfaitement et en acte. Notre intellect occupe la dernière place parmi des similitudes tellement détaillées, qu'à chaque objet proprement connaissable, il faut que réponde en lui une similitude appropriée ; ainsi par la similitude d'animal il ne connaît pas le raisonnable ni l'homme, sinon d'une manière toute relative. Mais la similitude intelligible qui se trouve dans la substance séparée, est d'une vertu plus universelle, qui suffit à représenter plusieurs objets. Elle ne produit donc pas une connaissance plus imparfaite, mais plus parfaite : car elle est universelle par sa vertu, à la manière d'une forme agissant dans une cause universelle : plus elle a d'universalité, plus aussi elle a d'extension et d'efficacité. Par une seule similitude, elle connaît l'animal et les différences de l'animal : elle connaît d'une manière plus universelle ou plus limitée selon sa place dans la hiérarchie des substances séparées. Nous pouvons, comme nous l'avons dit, trouver des exemples de cette vérité aux deux points extrêmes de l'échelle des intelligences : dans l'intellect divin et dans l'intellect humain. Dieu, par une idée qui est son Essence, connaît toutes choses : l'homme, pour connaître différents objets, réclame différentes similitudes. Mais, lui aussi, plus élevée sera son intelligence, plus il pourra connaître de choses avec moins d'idées : aussi les intelligences lentes ont-elles besoin de recourir à des exemples particuliers pour acquérir la connaissance des choses. Puisque la substance séparée, considérée dans sa nature, est en puissance à l'égard des similitudes par lesquelles tout l'être est connu, il ne faut pas penser qu'elle soit dépourvue de toutes les similitudes de cette sorte : telle est en effet la disposition de l'intellect possible avant qu'il comprenne, suivant l'expression du IIIe livre De l'Ame. - Et il ne faut pas penser non plus qu'elle possède certaines de ces similitudes en acte, et les autres en puissance seulement : comme la matière première dans les corps terrestres, qui n'a qu'une seule forme en acte et les autres en puissance ; et comme notre intellect possible, lorsque nous connaissons, qui est en acte selon certains intelligibles et selon les autres en puissance. Puisque ces substances séparées ne sont mues ni par soi ni accidentellement, ainsi qu'on l'a montré au chapitre précédent, toute la potentialité qu'elles ont doit se trouver actualisée ; autrement, il leur faudrait passer de la puissance à l'acte, et ainsi elles seraient mues par soi ou accidentellement. - Puissance et acte sont donc en elles quant à l'être intelligible, comme ils se trouvent dans les corps célestes quant à l'être naturel. En effet, la matière du corps céleste est parfaite de telle sorte par sa forme qu'elle ne reste pas en puissance à l'égard d'autres formes ; et pareillement l'intellect de la substance séparée est totalement parfait par les formes intelligibles, quant à la connaissance qui lui est naturelle. Mais notre intellect possible est proportionné aux organismes corruptibles, auxquels il s'unit comme forme ; il se trouve en effet actué par la possession de certaines formes intelligibles de telle sorte qu'il reste en puissance à d'autres. Aussi est-il dit au livre Des Causes que la pure intelligence est pleine de formes ; en ce sens que toute la potentialité de son intellect est remplie par les formes intelligibles. Et c'est par de telles espèces intelligibles qu'une substance séparée en peut connaître intellectuellement une autre. On supposera peut-être qu'étant donnée l'essentielle intelligibilité des substances séparées, il n'y a pas lieu d'admettre que l'une d'elles est connue par l'autre à l'aide de certaines espèces intelligibles, mais que l'essence de la substance elle-même produit immédiatement cette intellection. Le fait pour une substance d'avoir besoin d'une espèce intelligible pour être connue, semble résulter, en ce qui concerne les substances matérielles, de ce qu'elles ne sont pas intelligibles en acte par leur essence : d'où nécessité d'une intellection par intentions abstraites. Cela semble cadrer avec un texte du Philosophe, au XIe livre des Métaphysiques : Dans les substances séparées de la matière, il n'y a pas de différence entre l'intellect, l'intellection et l'objet de celle-ci. Cette thèse, ni on l'admet, ne soulève pas peu de difficultés : 1. Et tout d'abord, l'intellect en acte est l'objet compris en acte, d'après la doctrine d'Aristote. Or il paraît difficile de voir comment une substance séparée ne fait qu'un avec une autre tandis qu'elle la comprend. 2. Tout être qui agit ou opère le fait par sa propre forme, à laquelle l'opération répond, comme l'élévation thermique à la chaleur ; c'est pourquoi nous voyons l'objet par l'espèce duquel notre _il est informé. Mais il ne semble pas possible qu'une substance séparée soit la forme d'une autre : puisque chacune d'elles a un être séparé de l'autre. Il est donc impossible que l'une soit vue dans sa propre essence par une autre. 3. L'objet compris est la perfection de l'être qui comprend. Or une substance inférieure ne saurait être la perfection d'une supérieure. Il s'ensuivrait donc que la supérieure ne comprendrait pas l'inférieure, si chacune était comprise par sa propre essence, et non par une autre espèce (intelligible). 4. L'intelligible est présent au-dedans de l'intellect dans la mesure où il est compris. Or aucune substance ne pénètre dans l'âme sinon Dieu seul, qui est en toutes choses par son essence, sa présence et sa puissance. Il semble donc impossible qu'une substance séparée soit comprise par une autre en sa propre essence et non par le moyen d'une similitude reçue en cette autre. Et telle doit bien être la vérité selon la doctrine d'Aristote qui fait consister l'opération intellectuelle en ce que l'objet d'intellection en acte ne fait qu'un avec l'intellect en acte. Par conséquent la substance séparée, bien qu'intelligible en acte par elle-même, n'est pourtant de soi connue que par l'intellect avec lequel elle ne fait qu'un. Et ainsi la substance séparée se comprend elle-même par son essence. De la sorte il y a identité entre l'intellect, l'objet d'intellection et le fait de l'intellection. Mais d'après la thèse de Platon, l'intellection a lieu par contact de l'intellect avec la chose intelligible. Ainsi donc une substance séparée peut en connaître une autre par son essence, grâce à une sorte de toucher spirituel : la substance supérieure connaît l'inférieure, comme la renfermant et la contenant par sa vertu ; l'inférieure connaît la supérieure à titre de perfection enrichissante. Aussi Denys dit-il, au chapitre VIe des Noms Divins, que les substances intelligibles supérieures sont comme la nourriture des inférieures.

99 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES CONNAISSENT LES RÉALITÉS MATÉRIELLES

Par lesdites formes intelligibles la substance séparée ne connaît pas seulement les autres substances séparées, mais encore les espèces des choses corporelles. 1. Leur intellect est parfait de perfection naturelle, comme se trouvant tout entier en acte : il faut donc qu'il saisisse universellement son objet, à savoir l'être intelligible. Mais dans l'être intelligible sont comprises aussi les espèces des choses corporelles. Donc la substance séparée les connaît. 2. Nous avons vu plus haut que les espèces des choses se distinguent comme les espèces des nombres. L'espèce supérieure doit donc contenir à sa manière ce qui se trouve dans l'espèce inférieure, comme le plus grand nombre contient le plus petit. Et puisque les substances séparées sont au-dessus des corporelles, les perfections qui se présentent dans les substances corporelles sous un mode matériel, doivent se retrouver dans les substances séparées sous un mode intelligible : le contenu épouse en effet la manière d'être du contenant. 3. Si les substances séparées meuvent les corps célestes, d'après le dire des philosophes, tous les résultats du mouvement de ces corps est attribué à ces derniers comme à des instruments, puisqu'ils meuvent et sont mus ; les substances séparées qui donnent l'impulsion sont considérées comme des agents principaux. Or elles agissent et meuvent par l'intellect. Elles causent donc ce qui est produit par les corps célestes comme l'ouvrier opère à l'aide de ses instruments. Par conséquent, les formes des êtres sujets à la génération et à la corruption, se trouvent de manière intelligible dans les substances séparées. Aussi Boèce, dans son livre De la Trinité, dit-il que des formes qui sont sans matière, sont venues les formes qui sont dans la matière. Les substances séparées ne connaissent donc pas seulement les substances séparées, mais aussi les espèces des choses matérielles. Car si elles connaissent les espèces des corps soumis à la génération et à la corruption, comme espèces de leurs effets propres, à bien plus forte raison, connaissent-elles les espèces des corps célestes qui sont leurs propres instruments. Mais puisque l'intellect de la substance séparée est en acte, possédant toutes les similitudes correspondant à sa puissance et puisqu'il a la capacité de comprendre toutes les espèces et toutes les différences de l'être, il s'ensuit nécessairement que chaque substance séparée connaît toutes les choses de la nature et tout leur ordre. Pourtant comme l'intellection en acte parfait est l'objet compris en acte, certains pourront penser que la substance séparée ne connaît pas les choses matérielles : car il semble inadmissible qu'une chose matérielle soit la perfection d'une substance séparée. Mais si l'on envisage sainement la question, la chose comprise est la perfection de celui qui comprend selon sa similitude qu'il possède dans l'intellect : en effet, ce n'est pas la pierre située en dehors de l'âme qui est la perfection de notre intellect possible. Or la similitude de la chose matérielle dans l'intellect de la substance séparée a une existence immatérielle, selon le mode de la substance séparée, non selon le mode de la substance matérielle. Aucun inconvénient, par conséquent, à ce que cette similitude soit appelée perfection intellectuelle de la substance séparée, comme une forme qui lui appartient en propre.

100 : LES SUBSTANCES SÉPARÉES CONNAISSENT LES SINGULIERS

Les similitudes des choses dans l'intellect de la substance séparée sont plus universelles que dans le nôtre ; elles sont douées d'une plus grande efficacité pour la connaissance ; aussi, par les similitudes des réalités matérielles qu'elles possèdent, les substances séparées ne connaissent pas seulement les réalités matérielles selon les raisons de genre et d'espèce, comme notre intellect, mais elles les atteignent même dans leur individualité. 1. Les espèces des choses qui se trouvent dans l'intellect sont nécessairement immatérielles. Aussi, telles qu'elles sont en notre intellect, elles ne sauraient faire connaître les singuliers, individués par la matière. L'efficacité de nos espèces intellectuelles est si limitée que chacune d'elles conduit seulement à la connaissance d'un objet. La similitude d'une nature générique ne peut nous faire parvenir à la connaissance du genre et de la différence, qui ferait connaître l'espèce ; et pour le même motif la similitude d'une nature spécifique ne saurait procurer la connaissance des principes individuants, qui sont les principes matériels, connaissance grâce à laquelle l'individu serait perçu dans sa singularité même. Mais dans l'intellect de la substance séparée la similitude possède une efficacité universelle, qu'elle tient de son unité et de son immatérialité ; et ainsi elle peut conduire à la connaissance des principes spécifiques et individuants, si bien que par elle la substance séparée peut connaître intellectuellement non seulement la nature du genre et de l'espèce, mais celle même de l'individu. Et il ne s'ensuit pas que la forme qui sert à cette connaissance soit matérielle ; ni qu'elle soit indéfiniment multipliée d'après le nombre des individus. 2. Ce que peut une vertu inférieure, une vertu supérieure le peut aussi, mais de manière plus excellente. Aussi la vertu inférieure opère-t-elle par de multiples moyens, la vertu supérieure par un seul. Car plus une vertu est élevée, plus elle est synthétique et unie ; au contraire, la vertu inférieure est divisée et multipliée ; ainsi nous constatons qu'il faut cinq sens extérieurs pour percevoir les genres divers des objets sensibles, que l'unique force du sens commun suffit à saisir. Mais l'âme humaine est, par ordre de nature, inférieure à la substance séparée. Elle connaît l'universel et le singulier par deux principes : le sens et l'intellect. Donc la substance séparée, qui est plus haute, connaît ce double objet de manière plus relevée, par un seul principe qui est l'intellect. 3. Les espèces intelligibles des choses arrivent par deux voies contraires à notre intellect et à celui de la substance séparée. A notre intellect, en effet, elles parviennent de manière analytique, par abstraction des conditions matérielles et individuantes ; elles ne peuvent de la sorte nous faire connaître les singuliers. A l'intellect de la substance séparée les espèces arrivent pour ainsi dire de manière synthétique : cet intellect tient, en effet, ses espèces intelligibles d'une assimilation de lui-même à la première espèce intelligible de l'Intelligence divine, laquelle espèce n'est pas abstraite des choses, mais productive des choses. Et elle n'est pas seulement productive de la forme, mais aussi de la matière, qui est le principe de l'individuation. Par conséquent, les espèces intellectuelles de la substance séparée envisagent toute la chose, et pas seulement les principes spécifiques, mais encore les principes individuants. Il ne faut donc pas refuser la connaissance des singuliers aux substances séparées, bien que notre intellect ne puisse connaître les singuliers. 4. Si les corps célestes sont mus par les substances séparées, comme le disent les philosophes, puisque ces substances agissent, et meuvent par l'intellect, il faut bien qu'elles connaissent le mobile qu'elles meuvent : et c'est un objet particulier ; car l'universel est immobile. Les positions aussi, que le mouvement renouvelle, sont des données singulières, qui ne sauraient être ignorées d'une substance qui meut par l'intellect. Il faut donc dire que les substances séparées connaissent les données singulières de la réalité matérielle.

101 : LA CONNAISSANCE NATURELLE DE L'AME SÉPARÉE EST-ELLE SIMULTANÉE ?

L'intellect en acte est l'objet d'intellection en acte, comme le sens en acte est l'objet sensible en acte. Et la même chose ne saurait être en même temps multiple en acte. Ces affirmations semblent exclure la possibilité pour la substance séparée d'avoir des espèces diverses des objets intelligibles, ainsi qu'on l'a déjà noté. Mais rappelons-nous que n'est pas nécessairement compris en acte tout ce dont l'espèce intelligible en acte se trouve dans l'intellect. Puisque la substance douée d'intelligence l'est aussi de volonté, et qu'aussi elle est maîtresse de son acte, il est en son pouvoir, lorsqu'elle possède l'espèce intelligible, de s'en servir pour comprendre en acte ; ou bien, si elle en a plusieurs, d'utiliser l'une d'entre elles. Par conséquent tout ce dont nous avons la science, nous ne la considérons pas actuellement. Donc la substance intellectuelle, qui connaît par plusieurs espèces, use de celle qu'elle veut, et c'est en ce sens qu'elle connaît simultanément en acte tout ce qu'elle connaît par une seule espèce : toutes choses en effet ne font qu'un seul intelligible pour autant qu'elles sont connues par une forme unique ; ainsi notre intellect connaît en même temps comme un objet unique plusieurs données groupées ensemble ou rapportées l'une à l'autre. Mais les choses qu'il connaît par des espèces diverses, il ne les connaît pas simultanément. Et c'est pourquoi, de même qu'il n'y a qu'un intellect, ainsi l'objet actuellement compris est un. Il existe donc dans l'intellect de la substance séparée une certaine succession de pensées. Ce n'est pourtant pas un mouvement, à proprement parler, puisque l'acte n'y succède pas à la puissance, mais l'acte à l'acte. Mais l'intelligence divine, par une seule Idée qui est son Essence, connaît toutes choses. Son action s'identifie à son Essence, et ainsi elle comprend tout à la fois.

DONC SON ACTIVITÉ INTELLECTUELLE N'EST SUJETTE A AUCUNE SUCCESSION, MAIS SON ACTE D'INTELLECTION EST ABSOLUMENT SIMULTANÉ, PARFAIT, DEMEURANT A TRAVERS TOUS LES SIÈCLES DES SIÈCLES. AMEN.

LIVRE TROISIÈME : LA MORALE

PROLOGUE

« C'EST UN GRAND DIEU QUE YAWEH, UN GRAND ROI AU-DESSUS DE TOUS LES DIEUX. SEIGNEUR, IL N'A PAS DÉDAIGNÉ SON PEUPLE ; IL TIENT EN SES MAINSTOUTES LES FRONTIÈRES DE LA TERRE ET LES SOMMETS DES MONTS SONT A LUI. LA MER LUI APPARTIENT ; IL L'A FAITE, LA TERRE AUSSI, SES MAINS L'ONT FORMÉE.»

Nous avons montré jusqu'ici comment parmi les êtres il en est un premier, riche de la perfection plénière de tout l'être. Nous l'appelons Dieu. De l'abondance de sa perfection il départit l'être à tout ce qui existe au point que nous ne le reconnaissons pas simplement comme le premier des êtres, mais comme la source de tout être. Il donne l'être aux autres, non par nécessité de nature, mais selon sa libre disposition ; cela a été mis en évidence précédemment. La conséquence en est qu'il est le maître de ses réalisations ; ne sommes-nous pas maîtres de ce qui dépend de notre arbitre ? Et cet empire sur les choses qu'il a produites, il l'exerce en plénitude : dans cette production, il n'a besoin ni du secours de quelque agent extérieur, ni de quelque présupposé matériel puisqu'il est l'auteur universel de l'être. Toutefois ce qui est soumis à la volonté d'un agent est ordonné par lui vers quelque fin, car le bien et la fin sont l'objet propre de la volonté, dès lors l'effet de celle-ci est nécessairement orienté vers une fin. Or, tout être dans son action poursuit une fin dernière, et il y doit être dirigé par celui qui lui donne les principes de cette action.

Il est donc nécessaire que Dieu, puisqu'il est souverainement parfait en lui-même et donne de son propre pouvoir l'être à tout ce qui existe, gouverne tous les êtres, sans être lui-même soumis à personne. Nul ne se soustrait à son gouvernement, comme nul ne reçoit l'être d'un autre que de lui. Parfait dans son être et sa causalité, il l'est également dans son gouvernement. Néanmoins ce gouvernement s'exerce différemment sur les divers êtres selon la diversité de leur nature. Certains ont été créés par Dieu dans une condition telle que, par leur intelligence, ils portent en eux sa ressemblance et reproduisent son image ; c'est pourquoi non seulement ils sont dirigés mais, en même temps, ils se dirigent eux-mêmes suivant leur propre mode d'action vers la fin qui leur est assignée. Dans ce gouvernement personnel, s'ils se soumettent au gouvernement divin, ils sont admis par celui-ci à la possession de la fin dernière ; si, par contre, ils s'y soustraient, ils en sont rejetés.

D'autres êtres, non dotés d'intelligence, ne se dirigent pas eux-mêmes vers leur fin ; ils y sont conduits par un autre. Parmi ceux-ci : il en est, êtres incorruptibles, dont l'agir, tout comme leur être naturel, est sans aucune défaillance dans l'ordre vers la fin qui leur est assignée ; indéfectiblement, ils sont soumis au gouvernement du premier maître ; ce sont les corps célestes dont les mouvements se déroulent toujours dans l'uniformité.

Mais il est d'autres êtres, corruptibles, susceptibles dans leur nature de défaillance, au profit d'ailleurs de quelque autre : la corruption de l'un est en effet suivie de la génération de l'autre. Et de même leur agir propre a ses faiblesses dans son ordre, faiblesses que compense le bien qui en naît. Il apparaît ainsi que ces êtres qui semblent dévier de l'ordre du gouvernement premier, n'échappent pas eux-mêmes à l'empire du premier Souverain. Ces corps corruptibles, comme ils ont été créés par Dieu, sont pleinement soumis à son pouvoir. Lorsque, rempli de l'Esprit-Saint, le Psalmiste contemple ce monde, pour nous expliquer le gouvernement divin, il nous décrit tout d'abord la perfection du premier souverain : la perfection de sa nature, par ces mots « Dieu », de sa puissance « un grand Seigneur », tributaire de personne dans les _uvres de sa puissance, de son autorité, « Roi par sa grandeur au-dessus des autres dieux », si multipliés que soient ceux qui participent au gouvernement, tous sont soumis à sa régence.

Deuxièmement, il nous décrit les modalités de ce gouvernement. Il s'agit d'abord des êtres intellectuels qui, soumis à son gouvernement, sont conduits par lui à leur fin dernière qui est lui-même : aussi est-il dit : « Il n'a pas dédaigné son peuple. » Il s'agit encore des êtres corruptibles qui, s'ils dévient parfois dans leur agir propre, n'échappent pourtant pas au pouvoir du premier Souverain  :« Il tient dans sa main les fondements de la terre. » Enfin, à propos des corps célestes qui dépassent les sommets de la terre, c'est-à-dire des corps corruptibles, qui obéissent immuablement à l'ordre du gouvernement divin, il dit : « et les sommets des montagnes sont à lui ». Troisièmement, il donne la raison de l'universalité de ce gouvernement : Ce qui a été créé par Dieu doit nécessairement être régi par lui. C'est ce qu'il dit : « Parce que la mer est à lui, etc... » Comme au premier livre nous avons traité de la perfection de la nature divine, au second, de la perfection de sa puissance par laquelle il est cause et maître de tous les êtres, il nous reste dans ce troisième livre à étudier la perfection de son autorité ou de sa dignité, en tant qu'il est fin et loi de tous les êtres. Nous suivrons donc cet ordre : 1° Dieu, fin de tous les êtres ; 2° Son gouvernement universel, en tant qu'il régit toute créature ; 3° Son gouvernement particulier, réservé aux créatures intelligentes.

DIEU LA FIN DES CRÉATURES

2 : COMMENT TOUT AGENT AGIT POUR UNE FIN

Nous devons donc établir en premier comment tout agent poursuit quelque fin par son agir. Chez ceux qui en toute évidence agissent pour une fin, nous appelons « fin » ce vers quoi est orienté l'élan de l'agent. L'atteint-il ? Nous disons qu'il a atteint son but. Le manque-t-il ? Nous disons qu'il a manqué le but qu'il s'était proposé. Tel le médecin qui cherche à rétablir une santé, le coureur qui tend à un but déterminé. Aucune différence, que l'agent soit doué de connaissance ou non : la cible est le but de l'archer comme du mouvement de la flèche. Or, tout élan chez un agent tend à un but déterminé : toute action ne procède pas d'une virtualité quelconque : la chaleur réchauffe tandis que le froid refroidit ; ainsi les actions sont-elles qualifiées d'après la qualité même des forces qui les engendrent. Toutefois, le terme de l'action est une réalisation tantôt extérieure : la maçonnerie dans la maison, la médication dans la santé, tantôt non extérieure comme dans l'intellection et la sensation. Dans le premier cas, à travers l'action, le mouvement de l'agent tend à cette réalisation extérieure, dans le second à l'action elle-même. En conséquence, tout agent poursuit donc quelque fin par son agir, soit son action elle-même, soit le fruit de son action. Chez tous les agents à l'affût d'une fin, nous disons que celle-là est sa fin dernière au delà de laquelle il ne cherche plus rien : ainsi le médecin travaille au rétablissement de la santé ; ce but atteint, son effort n'a plus d'objet. Or, dans l'action de tout agent, on doit aboutir à un terme au delà duquel cet agent ne désire plus rien, autrement ses actions se poursuivraient à l'infini, ce qui est impossible. L'infini est, en effet, infranchissable (I Poster., XXII, 2 ; 82 b), l'agent n'engagerait jamais dès lors son effort, car nul ne tend à ce qu'il lui est impossible d'atteindre. Ainsi tout agent agit en vue d'une fin. Dans l'hypothèse où ces actions se succéderaient à l'infini, elles se termineraient ou non en quelque réalisation extérieure. Cette réalisation extérieure devrait-elle clore cette série, elle suivrait à un nombre infini d'actions. Mais ce qui présuppose l'infini, ne saurait jamais être, puisque l'infini est infranchissable. Et ce qui ne saurait être, ne peut devenir, et ce qui ne peut devenir, ne peut être fait. Il est donc impossible pour un agent quelconque d'entreprendre quelque réalisation, présupposant une série infinie. Dans l'autre hypothèse où nulle réalisation ne suivrait à cette infinité d'actions l'ordre de celles-ci serait commandé soit par les virtualités engagées : l'homme sent en vue de former des images, il forme des images pour comprendre et il comprend pour vouloir ; soit par les objets recherchés : je considère mon corps pour connaître mon âme, je connais celle-ci pour découvrir la substance séparée, et à travers celle-ci Dieu lui-même. Mais on ne peut remonter à l'infini du côté des virtualités, pas plus que du côté des formes des choses, comme il est démontré au IIe livre des Métaphysiques - la forme étant le principe de l'agir - ni du côté des objets pas plus que du côté des êtres, puisqu'il y a un premier être, nous l'avons prouvé. Il est donc impossible que les actions se multiplient à l'infini, et il est nécessaire que l'agent se propose un but dans la possession duquel il se repose. Tout agent agit ainsi pour une fin. Chez les êtres qui agissent en vue d'une fin, tous les intermédiaires entre le premier agent et la fin dernière sont entre eux comme des fins vis-à-vis de ceux qui les précèdent, des principes vis-à-vis de ceux qui les suivent. Mais si l'effort de l'agent ne se portait pas sur quelque point déterminé, et si les actions se multipliaient à l'infini, les principes d'action se devraient multiplier eux-mêmes à l'infini. Ceci est impossible, nous l'avons montré. Il est donc nécessaire que l'effort de l'agent se porte sur un but déterminé. Pour un agent, le principe de son agir est ou sa nature ou son intelligence. Or, sans aucun doute, les agents intellectuels agissent en vue d'une fin : ce qu'ils réalisent dans l'action, ils le conçoivent d'abord dans leur intelligence ; l'action suit à cette conception : tel est l'agir intellectuel. Mais de même que dans l'intelligence qui conçoit l'idéal à réaliser, on retrouve la similitude de l'effet, fruit de l'effort de l'être intelligent, ainsi, dans l'agent naturel, préexiste la similitude de l'effet naturel d'où l'action, engagée en vue de produire cet effet, tient sa détermination : le feu engendre le feu, et l'olive l'olive. En conséquence, celui qui agit par sa nature tend à une fin déterminée, comme celui qui agit par son intelligence. Tout agent agit donc pour une fin. Il n'est de défaillance que dans le cas de la recherche de quelque fin ; nul en effet n'en est accusé qui n'atteint pas ce pourquoi il n'était pas fait : on reproche au médecin de ne pas rendre la santé, mais non à l'architecte, ni au grammairien. Toutefois on parlera de faute en matière d'art, tel le grammairien qui ne s'exprime pas correctement, de même en domaine de nature, par exemple les enfantements monstrueux. Ils agissent donc en vue d'une fin tant l'agent naturel que celui qui se meut d'après son art et de manière délibérée. Si quelque agent ne recherchait pas un effet déterminé, il serait indifférent à tous. Or, qui est indifférent à tout ne fait pas plus ceci que cela, aussi de cette indifférence aucun effet ne suit, sans une détermination préalable, sans quoi l'action serait impossible. Tout agent tend par conséquent à un effet déterminé que l'on appelle sa fin. Toutefois, certaines actions semblent manquer de finalité : ainsi le jeu, la contemplation et ces actions qui ne retiennent pas l'attention, on se frotte la barbe, par exemple, et autres choses semblables. Cela permettrait de penser que certains agents agissent sans finalité. Il faut savoir que la contemplation n'est pas pour une autre fin, elle est à elle-même sa fin. Quant au jeu, il est parfois lui-même une fin, dans le cas de celui qui joue pour le seul plaisir de jouer ; parfois il a une autre finalité, ainsi jouons-nous pour mieux étudier après. Enfin, quant à ces actions qui ne retiennent pas l'attention, elles n'ont pas leur principe dans l'intelligence, mais dans une image subite ou quelque cause naturelle : par exemple un désordre dans les humeurs qui est une source de démangeaisons, et nous porte à nous frotter la barbe sans faire attention. Ces actions tendent donc elles aussi à quelque fin, mais hors du domaine de l'intelligence. Voici donc écartée l'erreur des anciens philosophes de la Nature qui affirmaient que tout relève de la nécessité de la matière, excluant totalement la finalité des choses.

3 : COMMENT TOUT AGENT AGIT EN VUE D'UN BIEN

A partir de ce point nous établirons comment tout agent agit en vue d'un bien. Il est en effet évident que tout agent agit pour une fin de ce fait qu'il tend à un but déterminé. Or ce vers quoi l'agent se porte d'une manière précise, lui convient ; il ne le rechercherait pas sans cette harmonie avec lui. Et ce qui convient à quelqu'un lui est bon. Tout agent agit ainsi en vue d'un bien.

La fin est ce en quoi se repose l'inclination de l'agent ou du moteur, et de son mobile. Or le propre du bien est d'être le terme de l'inclination : le bien est en effet ce que tous recherchent. Toute action et tout mouvement sont donc en vue d'un bien.

Toute action et tout mouvement sont ordonnés de quelque manière à l'être, qu'il s'agisse de le conserver dans son espèce ou son individualité, ou de le retrouver. Or le fait d'être, lui-même est un bien ; aussi tout aspire à l'être. Toute action et tout mouvement sont donc en vue d'un bien. Toute action ou tout mouvement est en vue de quelque perfectionnement. En effet, si l'action est elle-même une fin, elle est la perfection seconde de l'agent ; si elle tend à transformer quelque matière extérieure, l'agent entend imposer à cette matière une perfection à laquelle tend d'ailleurs cette matière s'il s'agit d'un mouvement connaturel. Or nous appelons bien ce qui est parfait. Toute action et tout mouvement sont donc pour un bien.

Tout agent agit dans la mesure ou il est en acte ; ce faisant, il tend à reproduire sa propre ressemblance, il tend donc à un acte. Or tout acte a raison de bien : le mal ne se rencontre en effet que dans une puissance qui n'aboutit pas à son acte. Toute action est donc pour un bien. L'agent intelligent agit en vue d'une fin qu'il se choisit à lui-même ; par contre l'agent naturel, bien qu'il agisse en vue d'une fin, ne se la choisit pas, puisqu'il ne saisit pas la raison de fin, il se meut vers une fin qui lui est imposée de l'extérieur. Or l'agent intellectuel ne se fixe une fin que sous la raison de bien : l'intelligible ne meut que sous l'aspect du bien, objet de la volonté. De même par conséquent l'agent naturel n'est mû et n'agit pour une fin que dans la mesure où elle est un bien puisque sa fin lui est intimée par quelque appétit. Tout agent agit donc en vue d'un bien.

La même raison explique la fuite du mal et la recherche du bien, comme la chute en bas et la projection en haut. Or tous les êtres fuient le mal : les agents intelligents fuient une chose parce qu'ils la considèrent comme un mal ; les agents naturels résistent dans la mesure de leur force à la corruption qui est le mal de tout être. Tous les êtres agissent donc en vue d'un bien. Ce qui suit à l'action d'un agent quelconque en dehors de son intention, provient, dit-on, du hasard ou de la fortune. Or nous constatons que les activités de la nature produisent toujours ou la plupart du temps, ce qu'il y a de mieux : par exemple, chez les plantes les feuilles sont ainsi disposées qu'elles protègent fruits ; chez les animaux leur physiologie est telle qu'ils puissent vivre en santé. Toutefois si de tels effets étaient hors de l'intention de la nature, ils seraient dûs au hasard ou à la fortune, ce qui est impossible. Cela ne s'explique pas par le hasard et n'est pas fortuit qui arrive toujours ou fréquemment, au contraire de ce qui se produit seulement en quelques cas. L'agent naturel poursuit donc ce qu'il y a de meilleur, chose plus évidente pour l'agent intelligent. Tout agent du fait qu'il agit, recherche donc le bien. Tout mobile est conduit au terme de son mouvement par un moteur et un agent ; moteur et mobile tendent dès lors au même but. Or le mobile, puisqu'il est en puissance, tend à l'acte, par là à la perfection et au bien : par le mouvement il passe de la puissance à l'acte. Ainsi et le moteur et l'agent dans leur mouvement et leur action tendent au bien. De là cette définition du bien par les philosophes : « Le bien est ce que tous les êtres désirent ». Et Denys affirme que «tous désirent le bien et le meilleur ».

4 : COMMENT LE MAL EST DANS LES CHOSES HORS DE TOUTE INTENTION

De là il ressort que le mal est dans les choses hors de toute intention. Ce qui en effet suit à une action autre que ce qu'en attendait l'agent arrive en dehors de l'intention de celui-ci. Or le mal est autre que le bien, recherché par tout agent. Il est donc un événement extra-intentionnel. Tout défaut dans un effet ou une action est consécutif à une défaillance dans les principes de l'action : par exemple d'une semence corrompue est enfanté un monstre et une malformation de jambe entraîne la claudication. Toutefois un agent agit dans la mesure de ses virtualités, non en raison de ses déficiences, et pour autant qu'il agit il est à la recherche d'une fin. Il se porte sur une fin proportionnée à ses forces, par conséquent ce qui arrive en raison de sa faiblesse est hors de son intention. Et cela même est le mal. Le mal arrive donc en dehors de toute intention.

Le mouvement d'un mobile et la motion de son moteur tendent au même terme. Or de soi le mobile tend au bien, il n'aboutit au mal qu'accidentellement, sans aucune intention de sa part : tel est le cas évident de la génération et de la corruption. En effet la matière, sous l'emprise d'une forme, est en puissance à une autre en même temps qu'à la privation de cette forme qu'elle possède : par exemple, tandis qu'elle est actuée par la forme de l'air, elle est en puissance à celle du feu et à la privation de celle-ci. Un changement dans cette matière aboutira ensemble à l'un et à l'autre, à la forme du feu alors qu'est engendré le feu et à la privation de l'air alors que celui-ci disparaît.

Néanmoins la tendance et l'inclination de la matière vont à la forme et non à la privation de forme. La matière ne tend pas en effet à l'impossible, et il n'est pas possible qu'elle soit sous la seule privation, mais bien sous une forme. Que la privation soit le terme du mouvement de la matière ne ressortit donc pas à sa tendance ; elle ne l'est que dans la mesure où la matière atteint la forme vers laquelle elle était inclinée, alors suit nécessairement la privation de la forme antérieure. Ce changement de la matière dans le cas de corruption et de génération, est donc de soi orienté vers une forme ; la privation qui suit est hors de toute intention. Il en va de même dans tout mouvement. Aussi en tout mouvement y a-t-il génération et corruption sous un certain rapport - qu'un être passe du blanc au noir, le blanc est corrompu et le noir apparaît. Or le bien consiste en ce que la matière est perfectionnée par sa forme et la puissance par son acte propre, le mal en ce qu'elle est privée de l'acte qui lui est dû. Tout mobile tend ainsi au bien par son mouvement, s'il aboutit à quelque mal, c'est en dehors de toute intention. Puis donc que tout agent et tout moteur recherchent le bien, le mal arrive en dehors de l'intention de l'agent.

L'intention suit à l'appréhension chez les agents intelligents et chez ceux doués d'une certaine connaissance : le terme de l'intention est en effet ce qui est saisi comme fin. Si donc on touche à quelque chose qui ne répond pas à une certaine représentation, ceci n'appartient pas à l'intention : ainsi quelqu'un veut manger du miel et il mange du fiel croyant que c'est du miel, ceci est hors de son intention.

Or tout agent intelligent ne recherche que ce qu'il saisit sous un aspect de bien, nous l'avons prouvé au chapitre précédent. Si donc ce qu'il atteint n'est pas bon, mais mauvais, cela est étranger à son intention. Le mal que fait un agent intelligent est ainsi en dehors de son intention. Et puisque la tendance au bien est commune à l'agent intelligent et à la nature, le mal ne suit à l'intention d'aucun agent si ce n'est comme étranger à cette intention. D'où ce dire de Denys : « le mal est étranger à l'intention et au vouloir».

5-6 : OBJECTIONS QUI TENDENT A PROUVER QUE LE MAL N'EST PAS HORS DE TOUTE INTENTION, ET RÉPONSE A CES OBJECTIONS

Certaines choses pourtant semblent opposées à cette doctrine.

1.      De ce qui ne relève pas de l'intention d'un agent on dit que c'est fortuit, que cela arrive par hasard et rarement. Or ce n'est pas ce que l'on dit du mal, qui au contraire arrive toujours ou fréquemment. Ainsi dans le domaine de la nature, il n'est jamais de génération sans corruption ; chez les agents volontaires, le péché est fréquent : il est aussi difficile, dit Aristote, d'agir conformément à la vertu que d'atteindre le centre d'un cercle. Le mal ne semble donc pas arriver hors de toute intention.

2.      Aristote dit expressément que la malice ressortit au volontaire, et il allègue la preuve de celui qui commet volontairement l'injustice ; or il est inexplicable que celui qui volontairement commet l'injustice ne veuille pas être injuste, et celui qui attente la pudeur ne veuille pas être incontinent : aussi les législateurs punissent-ils les méchants comme s'ils accomplissaient le mal volontairement. Il ne paraît donc pas que le mal soit étranger à la volonté et à l'intention.

3.      Tout mouvement naturel a une fin voulue par la nature. Or la corruption est un changement naturel, comme la génération. Sa fin qui est la privation, est donc voulue par la nature au même titre que la forme et le bien, qui sont la fin de la génération.

CHAP. VI. - Pour rendre plus évidente la solution de ces difficultés, nous considérerons comment le mal affecte soit une substance soit l'agir de cette substance. Le mal affecte une substance quand celle-ci manque de ce qu'elle pourrait et devrait posséder. Par exemple, ce n'est pas un mal pour l'homme de n'avoir pas d'ailes, il n'est pas construit pour cela ; ce ne lui est pas davantage un mal de n'avoir pas de cheveux blonds, bien qu'il puisse en avoir, ils ne sont pas un élément de son intégrité. Par contre ce lui serait un mal d'être privé de mains ; il peut et doit en avoir s'il est homme parfait ; cette privation n'est pourtant pas un mal pour l'oiseau.

Or toute privation, au sens propre et strict, porte sur une chose que son sujet pourrait et devrait posséder. Dans cette privation, ainsi comprise, se trouve donc la raison de mal. La matière, étant en puissance à toutes les formes, est apte à chacune d'elles, aucune toutefois ne lui est nécessaire, puisque sans l'une ou l'autre elle est susceptible d'être parfaitement en acte. Cependant chez les êtres composés de matière, l'une de ces formes est exigée : il n'y a pas d'eau sans la forme de l'eau, ni de feu sans celle du feu.

Par conséquent, la privation de telle forme pour la matière, n'est pas un mal, mais elle l'est pour le sujet propre de cette forme, ainsi la privation de la forme du feu est un mal pour le feu. En outre, il en est des privations comme des habitus et des formes, elles ne sont que par leur sujet, dès lors pour ce sujet qu'elle affecte, la privation est un mal purement et simplement, autrement elle n'est que le mal d'un sujet déterminé et non le mal purement et simplement. Pour un homme, la privation de mains est un mal purement et simplement, tandis que pour la matière la privation de la forme de l'air n'est pas un mal absolu, c'est seulement le mal de l'air. Dans le cas de l'action, la privation de son ordre et de sa perfection native est son mal, et comme aucune action ne peut être sans un certain ordre et une certaine proportion, une telle privation est pour l'action un mal absolu.

Après ces considérations, sachons que tout ce qui arrive en dehors de l'intention, ne se produit pas nécessairement fortuitement et par hasard, comme le soutenait la première objection. En effet si ce qui est hors de l'intention est toujours ou fréquemment consécutif à ce que l'on veut, cela n'est pas fortuit ni dû au hasard : tel le cas de celui qui veut goûter la douceur du vin et qui, quand il boit, s'enivre ; ceci n'est pas fortuit ni dû au hasard ; il en serait autrement si cela ne se produisait que rarement.

Ainsi ce mal qu'est la corruption naturelle, bien qu'il soit hors de l'intention du générateur, se produit pourtant toujours : toujours en effet l'acquisition d'une forme entraîne la privation d'une autre. Cette corruption ne se produit donc pas par hasard et rarement, bien que, on l'a dit, la privation ne soit pas toujours un mal absolu, mais seulement le mal d'un sujet. Si pourtant la privation est telle que l'engendré soit privé de ce qui est requis à son intégrité, elle est l'effet du hasard et elle est un mal absolu, c'est le cas des enfantements monstreux.

Ceci n'est pas une conséquence nécessaire de ce qui était voulu, ce lui est plutôt opposé, puisque l'agent cherche la perfection de l'engendré. Le mal qui touche l'agir d'un agent naturel, provient d'un défaut dans sa virtualité. C'est pourquoi si un agent souffre de quelque infirmité, le mal qui en découle est en dehors de son intention. Cependant il ne relève pas du hasard, car il est pour cet agent une conséquence nécessaire, dans le cas du moins d'une infirmité qui demeure ou d'accès fréquent ; il serait au contraire fortuit, si l'agent n'était que rarement affecté de cette déficience. Quant aux agents volontaires, leur intention se porte sur un bien particulier, l'universel en effet ne meut pas, mais seul le particulier qui est le terme de l'acte. Par conséquent quand le bien recherché connote toujours ou fréquemment la privation d'un bien conforme à la raison, le mal moral suit non par hasard, mais toujours ou fréquemment : tel le cas de celui qui pour son plaisir veut user d'une femme alors que ce plaisir ne va pas sans le désordre de l'adultère ; ce mal de l'adultère n'arrive pas par hasard. Le mal serait au contraire fortuit, si la défectuosité était exceptionnellement attachée à l'objet voulu ; par exemple on tire un oiseau, et l'on tue un homme. Chacun recherche souvent ces biens qu'affecte la privation du bien raisonnable parce que la plupart des hommes vivent d'après leurs sens : le sensible est à notre portée, et dans le particulier, domaine propre de l'action, il nous meut très efficacement ; et beaucoup de ces biens ne vont pas sans la privation du bien raisonnable. Il ressort de là que, si le mal est étranger à l'intention, il n'en est pas moins volontaire, comme le dit la deuxième objection, il ne l'est pourtant pas de soi, mais par accident. L'intention se porte en effet sur la fin dernière, voulue pour elle-même, mais le vouloir se porte encore sur un objet en raison d'un autre, même s'il ne le veut pas purement et simplement ; par exemple celui qui pour se sauver, jette ses marchandises à la mer, n'entend pas s'en débarrasser, mais se sauver ; il ne veut pas purement et simplement jeter les marchandises, il le veut en raison de son salut. C'est le cas de celui qui en vue de quelque bien sensible, accepte une action désordonnée ; il ne recherche pas le désordre,ni le veut purement et simplement, il le veut en raison de ce bien. Et de la sorte on dit de la malice et du péché qu'ils sont volontaires comme le serait le fait de jeter ses marchandises à la mer. Dans le même sens nous trouvons la réponse à la troisième objection. Il n'est jamais de mouvement de corruption sans celui de génération, ainsi la fin de la corruption ne va pas sans celle de la génération. La nature ne tend donc pas à cette fin qu'est la corruption séparément de celle qu'est la génération ; elle tend à l'une et à l'autre à la fois. En effet l'intention absolue de la nature n'est pas que l'eau ne soit plus, mais que l'air soit - et de ce fait l'eau n'est plus. De soi, la nature tend donc à ce quel air soit, mais que l'eau ne soit plus, elle ne le recherche que dans la mesure où cela suit à l'existence de l'air. Ainsi les privations ne sont pas voulues par la nature pour elles-mêmes, mais seulement par accident, tandis que les formes sont voulues pour elles-mêmes. De ces prémisses on conclura que dans les activités de la nature, le mal pur et simple est totalement en dehors de toute intention, tels les enfantements monstreux, tandis que le mal d'un sujet, qui n'est pas un mal pur et simple, n'est pas voulu pour lui-même par la nature, il l'est par accident.

7 : COMMENT LE MAL N'EST PAS UNE ESSENCE

Il ressort de ces considérations qu'aucune essence n'est mauvaise par elle-même. Le mal, nous l'avons dit, n'est rien autre que la privation de ce que quelqu'un est apte à posséder et qu'il doit avoir : tel est bien le sens universel de ce substantif, le mal. Or la privation n'est pas une essence, elle est au contraire une négation dans une substance. Le mal n'est donc pas une essence dans les choses.

Tout être a l'existence en raison de son essence, et dans la mesure où il possède l'existence, il a un bien. Si en effet le bien est ce que tous recherchent, l'existence est un bien puisque tous la recherchent. Tout être est donc bon en raison de son essence. Or le bien et le mal sont opposés, rien ne sera donc mauvais du fait de son essence. Aucune essence n'est donc mauvaise. Les choses sont ou cause ou effet. Le mal ne peut être cause puisqu'un être n'agit que dans la mesure où il est en acte et est parfait. Il ne peut davantage être effet, puisque le terme de toute génération est une forme et un bien. Aucune chose n'est donc mauvaise dans son essence. Rien ne tend à son contraire, chacun recherche en effet ce qui lui ressemble et lui convient. Or, nous l'avons montré, tout être dans son agir tend au bien. Par conséquent aucun être, comme tel, n'est mauvais. Une essence appartient à la nature d'un être. Est-elle du genre substance, elle est la nature même de cet être. Est-elle au contraire du genre accident, elle dépend des principes d'une substance, et pour celle-ci elle est naturelle, tout en ne l'étant peut-être pas pour une autre, par exemple : pour le feu la chaleur est naturelle qui ne l'est pas pour l'eau. Or ce qui de soi est un mal ne saurait être naturel à un être. N'est-il pas en effet de la nature du mal d'être la privation de ce à quoi un être est apte et qui lui est dû ? Puis donc que le mal est la privation de ce qui est naturel, il ne peut être naturel pour un être ? De là, tout ce qui par nature appartient à un être est son bien, dont l'absence est pour lui un mal. Aucune essence n'est donc de soi mauvaise. Tout ce qui a une essence est soi-même une forme ou en possède une : tout être en effet par sa forme se range dans un genre ou une espèce. Or la forme, comme telle, a raison de bien puisqu'elle est principe d'action, comme aussi la fin recherchée par tout agent et l'acte qui est la perfection de tout être, doté de forme. Tout être donc qui possède une essence, comme tel, est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. L'être se divise en acte et en puissance. Or l'acte, comme tel, est bon ; un être est en effet parfait dans la mesure où il est en acte. La puissance est aussi un certain bien : elle tend à l'acte, comme tout mouvement en est le signe ; elle est encore proportionnée à l'acte, nullement contraire à lui, elle est dans son genre, et la privation ne l'affecte qu'accidentellement. Par conséquent tout ce qui est, de quelque manière que ce soit, en tant qu'être est bon. Le mal n'a donc pas d'essence. Nous avons prouvé au Deuxième Livre que tout être, quel qu'il soit, vient de Dieu. Or Dieu est la bonté parfaite, nous l'avons montré au Premier Livre (ch. 28, 41). Puis donc que le mal ne peut être l'effet du bien, il est impossible qu'un être, comme tel, soit mauvais. Aussi est-il dit : « Dieu vit toutes ces choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes »; de même : « En son temps il fit toutes choses bonnes » ; et : « Toute créature de Dieu est bonne ». Voici donc écartée l'erreur des Manichéens d'après laquelle certains êtres seraient mauvais par nature.

8-9 : RAISONS QUI SEMBLERAIENT PROUVER QUE LE MAL EST UNE NATURE OU UNE RÉALITÉ, ET RÉPONSES A CES OBJECTIONS

Il semble pourtant que l'on pourrait opposer quelques objections à cette doctrine. 1. Tout être tient sa spécification de sa différence spécifique.- Or le mal est la différence spécifique de certains genres d'êtres, à savoir les habitus et les actes moraux. De même en effet que spécifiquement la vertu est un « habitus » bon, le vice au contraire est un « habitus » mauvais, et il en est de même pour les actes vertueux et vicieux. Le mal donne donc leur spécificité à certaines choses ; il est ainsi une essence et appartient à la nature de certains êtres. 2. Les contraires doivent l'un et l'autre être dotés de quelque nature ; si l'un des deux en effet n'était pas quelque chose de positif, il serait privation ou négation pure. Or nous disons du bien et du mal qu'ils sont contraires. Le mal est donc une nature. 3. Aristote dit que le bien et le mal sont les genres des contraires. Or tout genre possède une essence et une nature. Dans le non-être en effet il n'est ni espèces ni différences, aussi le non-être ne peut-il être un genre, le mal est donc une essence et une nature. 4. Tout ce qui agit est une chose. Or le mal, comme tel, agit : il s'oppose au bien et le corrompt. Le mal, comme tel, est donc quelque chose. 5. Là où se trouve du plus et du moins, il y a des réalités, hiérarchisées entre elles ; en effet les négations et les privations ne sont pas susceptibles de plus et de moins. Or parmi les maux, l'un est pire que l'autre. Il semble donc que le mal soit une réalité. 6. Chose et être sont identiques. Or le mal est dans le monde. Il est donc quelque chose, une nature.

CHAP. IX. - Il n'est pas difficile de résoudre ces objections. 1. Dans l'ordre moral le bien et le mal sont des différences spécifiques, comme le dit la première objection, car le moral dépend de la volonté, cela ressortit à la moralité qui est volontaire. Or la fin et le bien sont l'objet de la volonté. C'est par conséquent de la fin que les réalités morales tirent leur spécification, tout comme les actions naturelles tirent la leur de la forme de leur principe actif, ainsi l'action de chauffer de la chaleur.

Puis donc que le bien et le mal sont définis d'après l'ordre général à la fin ou la privation de cet ordre, les premières différences dans la moralité sont dans le bien et le mal. Mais dans un genre il n'est qu'une première mesure, et la raison est celle de la moralité. C'est donc en regard de la fin de la raison que dans l'ordre moral les choses sont qualifiées bonnes ou mauvaises. On dira qu'une chose est spécifiquement bonne si elle est spécifiée par une fin conforme à la raison, mais spécifiquement mauvaise si elle est spécifiée par une fin contraire à celle de la raison. Néanmoins cette fin, même opposée à celle de la raison, est un certain bien, ainsi ce qui plaît au sens et autres choses analogues. Ainsi est-il des biens pour certains animaux, qui le sont aussi pour l'homme mais soumis au contrôle de la raison, et il arrive que le mal pour l'un est un bien pour l'autre. Il ne s'ensuit donc pas que le mal, différence spécifique dans l'ordre moral, soit une réalité mauvaise dans son essence, au contraire bonne en soi ; cette réalité est mauvaise pour l'homme parce qu'elle le prive de l'ordre de la raison qui est le bien de l'homme. 2. Il ressort encore de là que le bien et le mal sont des contraires sur le plan moral mais non purement et simplement, comme l'affirmait la seconde objection ; le mal comme tel est la privation du bien. 3. Dans ce même sens, on peut accepter que le bien et le mal sont les genres des contraires, comme l'avançait la troisième objection. Dans l'ordre moral en effet ou les deux contraires sont mauvais, ainsi la prodigalité et le manque de libéralité, ou l'un est bon tandis que l'autre est mauvais, par exemple la libéralité et le manque de libéralité. Le mal moral est et genre et différence, non pas en tant qu'il est la privation du bien de la raison - ce d'où lui vient pourtant son nom de mal, mais en raison de l'action ou de l'habitus, ordonné à une fin qui répugne à la fin nominale de la raison : un aveugle par exemple est un individu non parce qu'il est aveugle, mais parce qu'il est cet homme ; de même l'irrationnel est la différence de l'animal, non pas à cause de la privation de la raison, mais en raison de cette nature elle-même qui demande l'absence de raison. On pourrait encore dire qu'en affirmant le bien et le mal comme genres Aristote n'exprime pas son opinion : il ne les compte pas en effet dans les dix premiers genres dont chacun a son contraire, mais il expose l'opinion de Pythagore pour qui le bien et le mal sont les premiers genres et les premiers principes, posant en chacun les dix premiers contraires : sous l'idée de bien, la limite, le Pair, l'un, la Droite, le Mâle, le Repos, le Rectiligne, la Lumière, le Carré et enfin le Bon ; sous l'idée de mal, l'illimité, l'Impair, le Multiple, le Gauche, le Féminin, le Mû, le Courbe, l'Obscurité, l'Oblong et enfin le Mauvais. En plusieurs endroits de ses traités logiques Aristote emprunte ainsi des exemples à la doctrine des autres philosophes, comme plus probants pour son temps. D'ailleurs cette affirmation recèle une certaine vérité. Il est en effet impossible que ce qui comporte une probabilité soit totalement faux. De tous les contraires l'un est une perfection, l'autre une dégradation de cette perfection, comme si celle-ci portait avec elle quelque privation. Le blanc par exemple et le chaud sont des perfections tandis que le noir et le froid sont des imperfections, ils connotent une certaine privation. Puisque toute dégradation et privation ressortissent au mal, la perfection et l'achèvement au bien, l'un des contraires se range toujours sous l'idée de bien, l'autre sous celle de mal, et ainsi le bien et le mal apparaissent comme les genres de tous les contraires. 4. Il apparaît ici encore comment le mal s'oppose au bien : c'est le fondement de la quatrième objection. Si en effet à une forme et à un fine qui ont raison de bien et sont de vrais principes d'agir, on adjoint la privation d'une forme et d'une fin contraires, l'action qui ressortit à cette forme et à cette fin, est attribuée à la privation et au mal, mais par accident, car la privation, comme telle, n'est pas principe d'action. C'est pourquoi Denys dit justement que le mal ne s'oppose au bien qu'en vertu du bien lui-même, mais de soi il est impuissant et débile, aucunement principe d'action. Cependant nous disons que le mal corrompt le bien non seulement en agissant par la virtualité du bien, comme nous l'avons exposé, mais formellement de par soi, comme nous disons que la cécité altère la vue, étant elle-même la corruption de la vue, comme nous disons que la blancheur colore les murs puisqu'elle est la couleur même de la muraille. 5. Nous disons que l'un est plus ou moins mauvais que l'autre par comparaison au bien dont il s'écarte. Ce qui en effet comporte quelque privation est susceptible de plus ou de moins dans son ordre, comme l'inégal et le dissemblable. Nous disons d'une chose qu'elle est plus inégale parce qu'elle s'écarte davantage de l'égalité, et pareillement qu'elle est moins ressemblante parce qu'elle s'écarte plus de la ressemblance. Ainsi disons-nous d'un être qu'il est plus mauvais parce qu'il est davantage privé de bien, comme s'il s'écartait davantage du bien. Cependant les privations ne s'intensifient pas, comme si elles possédaient quelque essence, à la manière des qualités et des formes, ce que prétendait la cinquième objection, mais par l'accroissement de leur cause : l'air par exemple est d'autant plus ténébreux que sont plus multipliés les obstacles interceptant la lumière, il est ainsi plus éloigné de la participation à la lumière. 6. Si nous disons encore que le mal est dans le monde, ce n'est pas parce qu'il a une essence quelconque, ce que soutenait la sixième objection, mais en ce sens où nous disons d'une chose qu'elle est mauvaise en raison même de son mal. Par exemple nous disons qu'existe la cécité ou toute autre privation parce que l'animal est aveugle par sa cécité. Il est en effet deux manières de parler de l'être, comme l'enseigne le Philosophe. Ou l'on désigne l'essence d'une chose, et l'être se divise en dix prédicaments ; de ce point de vue d'aucune privation on ne peut dire qu'elle est ; ou l'on désigne la vérité de la composition ; ainsi disons-nous du mal et de la privation qu'ils sont, en tant que par la privation une chose est privée.

10 : COMMENT LE BIEN EST CAUSE DU MAL

De ces prémisses il est permis de conclure que la cause du mal ne peut être que le bien. Si le mal est en effet la cause de quelque mal, il n'agit que par la vertu du bien comme nous l'avons démontré. Le bien est donc nécessairement la première cause du mal. Ce qui n'est pas ne peut rien causer. Toute cause par conséquent doit être un être. Or le mal, nous l'avons prouvé, n'est pas un être. Si donc le mal a quelque cause, celle-ci ne peut être que le bien. Tout ce qui est cause, au sens propre et par soi, de quelque effet, tend à produire cet effet qui lui est propre. Par conséquent si le mal était de soi cause de quelque effet, à savoir le mal, il tendrait à le produire. Ce qui est faux. Nous avons prouvé que tout agent recherche son bien. Le mal n'est donc pas de soi une cause, il ne l'est qu'accidentellement. Or une cause accidentelle se réduit à une cause par soi, seul le bien peut être causé par soi ; le mal ne le peut être. Le mal est donc causé par le bien. Une cause est matérielle ou formelle, ou efficiente ou finale. Or le mal ne peut être cause matérielle ou formelle, nous avons montré que l'être tant en puissance qu'en acte, est bon. Pareillement il ne peut être cause efficiente, puisqu'un être agit dans la mesure où il est en acte et possède une forme. Il ne peut davantage être cause finale : nous avons prouvé qu'il est étranger à toute intention. Il ne peut ainsi exercer aucune causalité. Ce qui est donc cause du mal ne peut être que le bien. Toutefois le mal et le bien sont contraires, et comme le disent les Physiques, l'un des contraires ne peut être cause de l'autre qu'accidentellement. Il s'ensuit que le bien ne peut être qu'accidentellement cause efficiente du mal. Dans l'ordre naturel, cet accident se rencontre soit du côté de l'agent soit du côté de l'effet : du côté de l'agent : quand par exemple ses activités sont quelque peu déficientes ; suivent alors une action et un effet défectueux. Ainsi l'activité de l'appareil digestif étant languissante, la digestion est imparfaite et l'estomac brouillé ; ce sont là maux de nature. Mais c'est un accident pour l'agent comme tel de pâtir dans ses virtualités de quelque faiblesse. Car l'agent n'agit pas en vertu de cette faiblesse, mais bien selon ce qui lui reste de force ; s'il manquait totalement de force, il n'agirait pas du tout. Ainsi donc du point de vue de l'agent le mal a une cause accidentelle, à savoir la débilité de l'agent. C'est pourquoi on dit que le mal n'a pas une cause efficiente mais déficiente, car il est consécutif uniquement à l'infirmité de l'agent qui n'est pas pour celui-ci la source de son efficience. - Et cela revient au même si la défectuosité de l'action ou de l'effet a son explication dans celle d'un instrument ou de quelque intermédiaire, requis à l'activité de l'agent, comme dans le cas de la force motrice qui est cause de claudication, en raison d'une malformation de la jambe : l'agent en effet agit par l'un et par l'autre, par sa vertu propre et par l'instrument. Du côté de l'effet : le mal est un effet accidentel du bien, soit en raison de la matière de l'effet soit en raison de sa forme. La matière est-elle inapte à recevoir l'impulsion de l'agent ? suit nécessairement quelque défaut dans l'effet : ainsi l'inassimilation de la matière produit-elle les enfantements monstrueux. Et l'on n'imputera pas à la faiblesse de l'agent cette résistance de la matière à la perfection de son acte : tout agent naturel possède en effet une vertu déterminée, proportionnée à sa nature ; de ne la point dépasser, n'est pas pour lui une faiblesse, ce qui serait s'il n'atteignait pas la mesure fixée par la nature. - Du point de vue de la forme, le mal est produit par accident quand, à une forme donnée, suit nécessairement la privation de quelque autre ; ainsi la génération d'un être comporte-t-elle la corruption d'un autre. Mais ce mal n'est pas celui de l'effet recherché par l'agent, nous l'avons vu, c'est le mal d'un autre être. Il apparaît donc avec évidence comment, dans l'ordre naturel, le bien n'est cause du mal qu'accidentellement. Et il en va de même dans le domaine de l'art. L'art en effet imite la nature dans son mouvement, et les défectuosités s'y rencontrent pareillement de part et d'autre. Dans l'ordre moral, il semble qu'il en soit autrement. Le mal moral en effet ne parait pas être la résultante d'une défaillance, puisque la faiblesse efface totalement ou, à tout le moins, diminue le mal moral ; la faiblesse ne mérite pas la peine due au péché, mais plutôt la miséricorde et l'oubli. Le vice dans l'ordre moral est quelque chose de volontaire et non de nécessaire. Cependant, à considérer le cas avec attention, on lui trouve avec celui de l'ordre naturel quelque ressemblance et quelque différence. Il diffère en ce que le vice moral réside dans l'action et non dans un effet produit. C'est qu'il n'appartient pas aux vertus morales de réaliser une _uvre, mais de donner l'agir ; les arts, eux, produisent une _uvre, aussi avons-nous dit que nous trouvons en eux des défaillances semblables à celles de la nature. Nous ne chercherons donc pas le mal moral du côté de la matière ou de la forme de l'effet, mais seulement du côté de la causalité de l'agent. Dans les actions morales nous rencontrons quatre principes actifs hiérarchisés. L'un est la vertu d'exécution, cette force motrice qui meut les membres dans l'exécution du commandement de la volonté. Cette force est mue par la volonté, autre principe. Quant à la volonté, elle est mue à son tour par le jugement de la faculté appréhensive qui se prononce sur la bonté ou la malice des objets de la volonté, les premiers étant à rechercher, les autres à fuir. La faculté appréhensive est elle-même mue par l'objet saisi. Ainsi donc, dans les actions morales, le premier principe actif est l'objet saisi, le deuxième la faculté appréhensive, le troisième, la volonté, le quatrième, la force motrice qui exécute le commandement de la raison. Or l'acte de la vertu motrice suppose déjà le bien ou le mal moral. Ces actes extérieurs ne relèvent en effet de l'ordre moral que dans la mesure où ils sont volontaires. C'est pourquoi, si l'acte de la volonté est bon, l'acte extérieur sera qualifié bon, mauvais au contraire si celui-là est mauvais. Si l'on relève quelque déficience dans cet acte extérieur qui ne ressortit pas à la volonté, elle n'appartient pas à la malice morale : la claudication par exemple n'est pas un vice du domaine de la moralité, mais de la nature. Ainsi toute défaillance de cette vertu exécutrice ou bien excuse totalement du mal moral, ou en diminue la culpabilité. L'efficience de l'objet sur la faculté appréhensive est pareillement exempte de tout mal moral : que la vue soit sensible à un objet visible, comme toute puissance passive à un objet, cela est dans l'ordre de la nature. L'acte de la faculté appréhensive, considéré en lui-même, n'est pas davantage susceptible de mal moral : au contraire toute défaillance de sa part excuse du mal moral ou le diminue, comme dans le cas de la vertu exécutive : l'infirmité et l'ignorance excusent pareillement du péché, ou le diminuent. Il reste donc que le mal moral réside premièrement et principalement dans le seul acte de volonté ; aussi dit-on avec justesse qu'un acte est moral parce qu'il est volontaire. C'est donc dans l'acte de volonté que l'on cherchera la racine et l'origine du péché moral. Une telle recherche ne va toutefois pas sans difficulté. En effet la défectuosité d'un acte lui vient de son principe actif, par conséquent la défectuosité de la volonté doit précéder le péché moral. Que cette défectuosité soit naturelle, elle demeure pour toujours attachée à la volonté, dès lors celle-ci dans son agir péchera toujours moralement, hypothèse fausse, comme en témoignent les actes vertueux. Qu'elle soit au contraire volontaire, elle est déjà un péché dont il faut encore découvrir la cause, et ainsi faudrait-il remonter à l'infini. Nous conclurons donc que cette défectuosité préexistante dans la volonté, n'est pas naturelle ; autrement il s'ensuivrait que la volonté pécherait en chacun de ses actes. Elle n'est pas davantage l'effet du hasard et de la fortune : nous échapperions dès lors au péché moral, les effets du hasard excluant toute préméditation et intervention de la raison. Cette défectuosité est donc volontaire, sans qu'elle soit pourtant un péché moral sous peine de remonter à l'infini. Montrons comment cela peut être. La perfection de la vertu de tout principe actif dépend d'un principe supérieur : un agent second agit par la vertu de l'agent premier. Aussi tant que l'agent second demeure subordonné à l'agent premier, il agit sans faiblesses ; mais il défaille dès lors qu'il se relâche dans sa subordination à l'agent premier ; c'est le cas de l'instrument qui échappe à la motion de l'agent. Or nous avons dit que dans l'ordre des actions morales deux principes précèdent la volonté, à savoir la faculté appréhensive et son objet qui est la fin. A tout mobile correspond un moteur qui lui est propre, et toute vertu appréhensive n'est pas le moteur légitime de toute appétition, mais de celle-ci celle-là, et de cette autre une autre. Aussi de même que le moteur propre de l'appétit sensible est la faculté appréhensive du sens, celui de la volonté est la raison elle-même. De plus la raison peut saisir de nombreux biens et de multiples fins. Or chaque être a sa fin propre, et un bien quelconque ne peut être la fin ou le moteur de la volonté, mais tel bien déterminé. Si la volonté tend à son acte sous la motion du bien propre que lui présente la raison, son action est légitime ; mais cette action sera moralement peccamineuse, si la volonté est mise en branle par une appréhension des facultés sensibles, ou de la raison elle-même lui présentant un bien autre que le sien propre. L'action peccamineuses est donc précédée dans la volonté d'une défaillance au plan de la raison et de la fin propre de la volonté. Défaillance au plan de la raison : dans le cas par exemple où la volonté, à l'appréhension soudaine du sens, se porte sur un bien délectable au sens ; défaillance au plan de la fin légitime : cas où la raison dans sa délibération au sujet d'un bien découvre que celui-ci n'est pas celui de l'heure ou ne doit pas être recherché sous tel biais, et pourtant la volonté s'y porte comme sur son bien propre. Et cette défaillance dans l'ordre est volontaire : il appartient en effet à la volonté de vouloir et de ne vouloir pas ; il est pareillement de son ressort que la raison délibère actuellement ou cesse de délibérer, qu'elle considère ceci ou cela. Cette défaillance n'est cependant pas encore le mal moral : que la raison ne délibère point ou qu'elle s'attarde à quelque bien que ce soit, ce n'est pas encore un péché jusqu'à ce que la volonté se porte sur une fin illégitime : ceci est l'acte propre de la volonté. Ainsi donc tant dans l'ordre naturel que dans l'ordre moral, il s'avère que le mal n'est causé par le bien que par accident.

11 : COMMENT LE BIEN EST LE SUJET DU MAL

A partir de ces prémisses on peut encore démontrer comment tout mal a pour sujet un bien. Le mal ne peut en effet exister pour soi, puisqu'il n'a pas d'essence, nous l'avons démontré plus haut. Il doit donc affecter quelque sujet. Or tout sujet est un bien, puisqu'il est une substance, comme il apparaît des considérations antérieures. Tout mal a donc un bien comme sujet. Le mal est une privation, les conclusions antérieures le prouvent. Or la privation et la forme, objet de cette privation, appartiennent au même sujet, et le sujet de la forme, lequel est un être en puissance à une forme, est bon : puissance et acte sont en effet du même genre. La privation qui est un mal affecte donc un bien, comme son sujet. On dit d'une chose qu'elle est mauvaise, parce qu'elle est nocive. Or il en est seulement ainsi parce qu'elle nuit à quelque bien : nuire au mal est en effet un bien puisque bonne est la disparition du mal. Mais à parler formellement, le mal ne peut nuire au bien que s'il l'affecte : par exemple la cécité n'est nocive à l'homme que pour autant qu'il en est le sujet. Le mal doit donc être dans un bien. Le mal n'est causé que par le bien, et encore par accident (Ch. précéd.) Or tout ce qui est par accident ressortit à ce qui est par soi. Quand donc sera causé quelque mal, effet accidentel du bien, le sera pareillement un bien, effet direct du bien, qui sera sujet de ce mal : en effet ce qui est par accident se réduit à ce qui est par soi. Cependant le bien et le mal sont opposés, et l'un des contraires ne saurait être le sujet de l'autre puisqu'il l'exclut ; il semble donc difficile au premier abord de soutenir que le bien soit le sujet du mal. Aucune difficulté à cela pour qui approfondit la vérité. Le bien est une notion générale, comme l'être, puisque tout être comme tel, est bon : nous l'avons montré. Or rien ne s'oppose à ce que l'être soit le sujet du non-être : toute privation est en effet du non-être, et son sujet est une substance qui est un être. Néanmoins le non-être n'a pas comme sujet l'être qui lui est contraire. La cécité par exemple n'est pas le non-être universel, mais ce non-être particulier qu'est la privation de la vue ; son sujet n'est donc pas la vue, mais l'animal. Le mal pareillement n'a pas comme sujet le bien qui lui est opposé, puisqu'il l'exclut, mais un autre bien ; ainsi le mal moral a comme sujet le bien de la nature, et le mal de la nature qui est une privation de forme, a comme sujet la matière qui est un bien, tel l'être en puissance.

12 : COMMENT LE MAL NE DÉTRUIT PAS TOTALEMENT LE BIEN

Des considérations précédentes il ressort que jamais le bien ne sera totalement consumé par le mal quelle que soit l'étendue de celui-ci. Au mal qui demeure il faut toujours un sujet, et le bien est le sujet du mal. Le bien reste donc toujours. Cependant le mal pourrait être poussé à l'infini, et puisque l'intensité du mal diminue le bien, celui-ci pourrait être amoindri à l'infini par le mal. Par contre ce bien susceptible d'être diminué par le mal, est fini : nous avons montré au Premier Livre que le bien infini ne peut nullement être affecté par le mal. Il semble donc que le bien puisse être détruit par le mal ; si en effet on soustrait une infinité de fois quelque chose à un être fini, celui-ci sera consumé par une telle soustraction. On ne saurait répondre avec quelques-uns que le renouvellement infini d'une même soustraction, faite à chaque fois dans les mêmes proportions, ne saurait consumer le bien, tout comme il arrive pour la quantité continue. Divisez en effet par moitié une ligne de deux coudées, divisez pareillement par moitié ce qui reste, et le renouvelez à l'infini, il restera toujours quelque chose à diviser. Toutefois dans ce procédé, le dividende suivant est toujours de moindre quantité que le précédent : en effet la moitié du tout, divisé initialement, dépasse en quantité absolue la moitié de la moitié, bien que la proportion reste la même. Ceci ne se produit jamais dans cette diminution qu'opère le mal dans le bien. Car plus le bien est touché par le mal plus il est affaibli, et plus il est ainsi susceptible d'être diminué par un mal ultérieur. En outre ce mal peut être égal au premier ou plus grand, dès lors bien que la proportion demeure la même, il n'enlèvera pas au bien une quantité moindre la seconde fois que la première. Nous donnerons donc une autre explication. Il est évident, d'après les prémisses établies au chapitre précédent, que le mal exclut totalement le bien qui lui est opposé, ainsi la cécité et la vue ; et pourtant un bien doit rester le sujet du mal. Celui-ci, comme sujet, a raison de bien, car il est en puissance au bien dont le prive le mal. En conséquence moins il sera en puissance à ce bien, moins bon il sera. Or la cause d'une moindre potentialité d'un sujet à une forme, n'est pas uniquement dans le fait de la soustraction de quelque partie de celui-ci ou de la suppression de quelque chose de sa potentialité, mais dans l'impossibilité pour la puissance, en raison de la présence de l'acte contraire, de passer à l'acte de telle forme ; ainsi un sujet est d'autant moins en puissance au froid qu'en lui s'accroissent les calories. La diminution du bien par le mal provient donc davantage de la présence de son contraire que de quelque soustraction à son être. Et cela vaut encore pour ce que nous avons dit du mal. Nous disions en effet que le mal se produit en dehors de l'intention de l'agent ; celui-ci recherche toujours quelque bien auquel suit l'exclusion d'un autre, son contraire. Plus donc va croître ce bien désiré auquel, en dehors de l'intention de l'agent, suivra le mal, plus sera diminuée la potentialité du sujet à l'endroit du bien contraire. En cela surtout consiste le diminution du bien par le mal. Cependant dans l'ordre naturel cet affaiblissement du bien par le mal ne peut aller à l'infini. Toutes les formes naturelles et leurs activités sont en effet limitées et atteignent un terme qu'elles ne peuvent dépasser. Aucune forme contraire ni force de quelque agent adverse ne peuvent s'accroître à l'infini de telle sorte que cette diminution du bien par le mal soit poussée à l'infini. Dans l'ordre moral au contraire cette décroissance peut se concevoir à l'infini. L'intelligence et la volonté ne sont pas limitées dans leurs actes. L'intelligence peut poursuivre son opération à l'infini ; aussi dit-on que les espèces mathématiques des nombres et des figures sont à l'infini. La volonté est pareillement illimitée dans son vouloir : qui veut commettre un vol, peut vouloir une seconde fois le commettre, et ainsi à l'infini. Et plus la volonté se porte sur des fins illégitimes, plus difficilement elle revient à sa fin propre et normale : cas évident de ceux qui ont acquis l'habitus du vice par la répétition du péché. Ainsi le mal moral peut-il diminuer à l'infini le bien de quelque aptitude naturelle. Néanmoins celui-ci ne sera jamais totalement supprimé, car il accompagne toujours la nature qui demeure.

13 : COMMENT D'UNE CERTAINE MANIÈRE LE MAL A UNE CAUSE

De ce que nous avons dit il est légitime d'avancer que si le mal n'a pas de cause par soi, tout mal en a pourtant une par accident. Tout ce qui fait corps avec un être comme avec son sujet, doit avoir une cause ; il est l'effet soit des principes mêmes de ce sujet, soit de quelque agent extérieur. Or nous avons dit comment le bien est le sujet du mal. Celui-ci doit donc avoir une cause. Ce qui est en puissance à deux formes contraires, ne peut être réduit à l'acte de l'une ou de l'autre que sous quelque influence étrangère : aucune puissance en effet ne se suffit pour atteindre son acte. Or le mal est la privation de ce qu'un être est apte à posséder et doit posséder en raison d'une telle privation nous disons d'un être qu'il est mauvais. Le mal est ainsi dans un sujet en puissance à son endroit en même temps qu'à son opposé. Il doit donc avoir une cause. Tout ce qui affecte un être, indépendamment des principes de sa nature, ressortit à quelque autre cause ; tout ce qui est naturel à un être lui demeure, à moins d'une intervention étrangère : ainsi la pierre ne s'élève en l'air que sous l'action de quelqu'un qui l'y lance, l'eau ne se chauffe que sous l'action d'un être la chauffant. Or le mal n'affecte un être que pour une raison, étrangère à sa nature, puisqu'il est la privation de ce qu'un être est susceptible de posséder et doit posséder. Il doit donc toujours avoir une cause ou par soi ou par accident. Tout mal suit à quelque bien, par exemple la corruption à la génération. Or tout bien a une cause, excepté le Bien premier qui est pur de tout mal. Tout mal a donc une cause dont il émane par accident.

14 : COMMENT LE MAL EST UNE CAUSE PAR ACCIDENT

De ces mêmes considérations il apparaît comment le mal est une cause par accident, bien que par soi-même il ne puisse l'être. Quand un être est par soi-même cause de quelque autre, ce qui l'affecte de quelque manière est cause de celui-ci par accident ; ainsi la couleur blanche qui fait corps avec le maçon, est cause par accident de la maison. Or tout mal est collé à quelque bien. Et tout bien est de quelque manière cause d'un être : la matière l'est en quelque sorte de la forme et vice versa celle-ci de la matière, et il en va de même pour l'agent et la fin. Il ne s'ensuit pas de là une série à l'infini dans l'ordre de la causalité du fait que chacun est cause d'un autre, en raison du cercle où s'enferment causes et causés selon les spécifications diverses des causes. Ainsi le mal est-il cause par accident. Le mal est une certaine privation, comme il ressort des précédentes affirmations. Or dans les êtres, soumis au mouvement, la privation est un principe par accident, comme la matière et la forme le sont par soi. Le mal est donc cause par accident d'un certain être. Un défaut dans la cause en entraîne un dans l'effet. Or un défaut dans la cause est un mal qui cependant ne peut être cause par soi : nul être en effet n'est cause en raison de ses déficiences, mais de son entité ; s'il était toute déficience, il ne causerait d'aucune manière. Le mal n'est donc pas par soi, la cause d'un être mais seulement par accident. En parcourant chacune des espèces de la causalité, nous trouverons que le mal est une cause par accident. Dans l'ordre de la causalité efficiente : tout défaut dans un effet ou dans une action suit à quelque défaut dans la virtualité de l'agent ; dans l'ordre de la causalité matérielle : une matière non disposée est cause de déficience dans l'effet ; dans l'ordre de la causalité formelle : la présence d'une forme connote toujours la privation d'une autre ; enfin dans l'ordre de la causalité finale : une fin non légitime ne va pas sans mal puisqu'elle fait obstacle à la fin légitime. Il est donc évident que le mal est une cause par accident et ne peut l'être par soi.

15 : COMMENT IL N'EXISTE PAS UN SOUVERAIN MAL

La conclusion de cette étude est qu'il n'existe pas de souverain mal, principe de tous les maux. Le souverain mal devrait être sans alliage d'aucun bien, comme le souverain bien est absolument pur de tout mal. Or aucun mal ne peut être totalement séparé du bien, puisque, nous l'avons démontré, le bien est le sujet du mal. Donc rien n'est absolument mauvais. Si un être était absolument mauvais, il le serait en raison de son essence, comme celui qui est bon par excellence ; ce qui est impossible, le mal n'ayant pas d'essence, nous l'avons prouvé. Il est donc impossible d'admettre un souverain mal, principe des maux. Un premier principe n'a pas de cause. Or tout mal a sa cause dans un bien, nous l'avons montré. Le mal n'est donc pas un premier principe. Le mal n'agit qu'en vertu du bien, ainsi qu'il ressort de nos exposés. Or un premier principe agit par sa propre vertu. Le mal ne peut donc pas être un premier principe. Ce qui est produit par accident est postérieur à ce qui est produit par soi, aussi est-il impossible qu'il soit premier. Or le mal n'arrive qu'accidentellement et en dehors de toute intention, nous l'avons prouvé (ch. 4). Il ne peut donc être un premier principe. Nous l'avons démontré (ch. 13), tout mal n'a qu'une cause accidentelle. Or le premier principe n'a de cause ni accidentelle ni directe. En aucun cas le mal ne peut donc être premier principe. Une cause essentielle est antérieure à une cause accidentelle. Or ce dernier cas est celui du mal, nous l'avons dit. Il ne peut donc être un premier principe. Ainsi nous écartons l'erreur des Manichéens qui admettent un mal souverain, principe de tous les maux.

16 : COMMENT LE BIEN EST LA FIN DE TOUTE CHOSE

Nous avons prouvé antérieurement que tout agent agit en vue de son bien, il s'ensuit que pour tout être son bien est une fin. Tout être est en effet tendu vers une fin par son agir : ou bien cette fin est l'action elle-même, ou le but de cette action est la fin même de l'agent ; ce qui est son bien. Ce en quoi se repose l'appétit d'un être est sa fin. Or le bien clôt l'élan de tout être : les philosophes définissent en effet le bien « ce que désire tout être ». La fin de tout être est donc un bien. La fin d'un être est ce vers quoi il tend quand il en est éloigné et en quoi il se repose quand il le possède. Or tout être, s'il ne tient pas sa propre perfection, la recherche autant qu'il est en son pouvoir ; s'il la possède, il se repose en elle. La fin de tout être est ainsi sa perfection. Et comme la perfection d'un chacun est son bien, tout être tend donc au bien comme à sa fin. Les êtres qui connaissent leur fin et ceux qui ne la connaissent pas, y sont orientés de la même manière ; toutefois ceux qui la connaissent s'y portent d'eux-mêmes, les autres qui ne la connaissent pas, y tendent sous une direction étrangère, ainsi de l'archer et de la flèche. Cependant ceux qui connaissent leur fin, la recherchent comme un bien : la volonté en effet qui est l'appétit de la fin connue, ne se porte sur quelque chose qu'en raison du bien qui est son objet. Pareillement les êtres qui ne connaissent pas leur fin sont-ils orientés vers leur bien, comme vers leur fin. La fin de tous les êtres est donc le bien.

17 : COMMENT TOUS LES ÊTRES SONT ORIENTÉS VERS UNE SEULE FIN QUI EST DIEU

Et de cela il ressort que tous les êtres sont orientés vers un unique bien comme vers leur fin dernière. Si un être est susceptible d'être fin, uniquement en raison de sa bonté, il suit nécessairement que le bien, comme tel, est une fin. Par conséquent le souverain bien est par excellence la fin de tous les êtres. Mais, nous l'avons prouvé au Premier Livre, il n'est qu'un souverain Bien, à savoir Dieu. Toutes choses sont donc orientées comme à leur fin, vers cet unique Bien qu'est Dieu. Ce qui réalise toute perfection dans un genre donné, est la cause de tous les êtres qui appartiennent à ce genre ; ainsi le feu qui est au plus haut degré du chaud, est-il cause de la chaleur dans les autres corps. Le souverain bien qui est Dieu, est donc cause de bonté dans tous les biens, et par conséquent il est aussi en chaque fin cause de sa raison de fin, puisque tout ce qui est fin est tel en raison de sa bonté. Or ce qui est la raison d'être de quelque perfection dans un genre, possède par excellence cette perfection. Dieu est donc par excellence la fin de tous les êtres. En tout genre de cause, la cause première exerce une causalité plus forte que la cause seconde ; celle-ci n'est telle qu'en vertu de la cause première. En conséquence dans l'ordre des causes finales, la cause première exerce sur chaque être une causalité plus forte que la cause finale immédiate. Or dans cet ordre des causes finales Dieu est la première cause, puisqu'il est le premier dans l'ordre des biens. Il exerce donc sur chaque être une finalité plus forte que toute fin immédiate. En toute série de fins hiérarchisées entre elles, la fin dernière doit être la fin de toutes celles qui la précédent : par exemple, on prépare une potion pour un malade, on l'administre à celui-ci en vue de le purger, on le purge pour l'affaiblir et on l'affaiblit pour le guérir ; la santé est donc la fin et de cet affaiblissement et de cette purgation et de tout ce qui précède. Mais dans cette échelle des biens chacun a place sous l'unique souverain bien, cause de toute bonté, et ainsi, le bien ayant raison de fin, tous les êtres se hiérarchisent au-dessous de Dieu, comme sous la fin dernière s'ordonnent celles qui la précèdent. Dieu est donc nécessairement la fin de tous les êtres. Le bien particulier tend au bien commun, comme à sa fin ; la partie trouve en effet sa raison d'être dans le tout ; de là, le bien de la communauté est-il plus divin que celui de l'individu. Or ce souverain bien qu'est Dieu, est le bien commun puisque le bien de tous est en sa dépendance : le bien par lequel chaque être est bon, est son bien particulier et celui de tous les autres dont il est la cause. Toutes choses sont donc orientées, comme vers leur fin, vers cet unique bien qu'est Dieu. A l'ordre des agents correspond l'ordre des fins : de même que le premier agent meut tous les agents seconds, de même toutes les fins de ces agents seconds doivent se ranger sous la fin de l'agent suprême, l'agent premier en effet opère toujours en vue de sa propre fin. Or il influe sur l'agir de toutes les causes subalternes en les mouvant à leur agir et par conséquent à leurs fins respectives. Il s'ensuit que toutes les fins des agents seconds sont orientées par l'agent premier vers sa propre fin. Et Dieu est cette cause première de tous les êtres, nous l'avons prouvé au Deuxième Livre. En outre sa volonté n'a d'autre fin que sa propre bonté qui est Lui-même, comme nous le démontrions au Premier Livre. Quels que soient donc ces êtres, produits immédiatement par lui ou par l'intermédiaire des causes secondes, ils vont à Dieu, comme à leur fin. Tel est le cas de tous les êtres, puisqu'au Deuxième Livre nous prouvions que rien n'existe qui ne tienne l'être de lui. Tous les êtres vont donc à Dieu comme à leur fin. Quiconque fait quelque chose est, de ce point de vue, sa fin dernière à lui-même : nous usons en effet à notre profit de ce que nous avons fait ; que si parfois dans son travail, un homme poursuit quelque autre but, c'est encore en relation avec son bien, il cherche l'utile ou l'agréable ou le bien pour lui-même. Or Dieu est la cause productrice de toutes choses, des unes immédiatement, des autres par l'intermédiaire d'autres causes, comme cela ressort de nos études antérieures. Il est donc lui-même la fin de toutes choses. La fin est la première des causes, et leur donne à toutes d'être causes en acte : en effet l'agent n'agit qu'en vue d'une fin, nous l'avons montré. Sous l'impulsion de l'agent la matière parvient à l'actualité de la forme ; c'est donc par l'agent et par conséquent en raison de la fin que la matière est actuellement matière de tel être, comme la forme est forme de tel être. En outre une fin ultérieure est la cause de la recherche d'une fin précédente, comme fin, car un être ne se porte sur une fin immédiate qu'en raison d'une autre plus éloignée. La fin dernière est donc la première de toutes les causes. Or il appartient nécessairement à l'être premier d'être la première de toutes les causes et cet être est Dieu, nous l'avons dit. Dieu est donc la fin dernière de tout. De là il est dit dans les Proverbes : « Dieu a créé l'univers pour lui-même », et dans l'Apocalypse : « Je suis l'Alpha et l'Oméga, le premier et le dernier ».

18 : EN QUEL SENS DIEU EST-IL LA FIN DE TOUTES CHOSES

Il nous reste donc à rechercher comment Dieu est la fin de toutes choses. Ce que nous avons vu le montrera à l'évidence. La fin dernière de tous les êtres est telle qu'elle est en même temps la première dans l'être. Il est en effet un genre de fin qui tout en ayant la priorité de causalité dans l'ordre d'intention est cependant postérieure dans l'ordre de l'existence. C'est le cas de toute fin que l'agent cherche à réaliser par sa propre action ; aussi lorsque le médecin rétablit par son action la santé dans son malade, cette santé est sa fin. - Il est une autre sorte de fin qui est antécédente non seulement dans l'ordre de la causalité mais aussi dans l'ordre de l'existence. En ce sens on appelle fin ce vers quoi un être tend, cherchant à l'acquérir par son action ou son mouvement : c'est par exemple pour le feu le point vers lequel dans son mouvement il s'élève, et pour le roi la cité qu'il cherche à gagner par un combat. Dieu est ainsi fin des choses, comme un objectif dont chaque être doit s'approcher à sa manière. Dieu est à la fois fin dernière des choses et premier agent, nous l'avons montré. Or la fin qu'un agent produit par son action, ne peut être le premier agent, elle est plutôt un effet de l'agent. Donc Dieu ne peut être la fin des choses à la manière d'un être produit par quelque agent, mais comme un être préexistant qu'il faut posséder. Si un agent engage quelque action au profit d'une chose déjà existante et qu'à cette action suive quelque effet, cette chose pour laquelle il agit s'enrichit de son action ; ainsi le chef au profit de qui combattent ses soldats s'enrichit de la victoire, due à l'activité de ceux-ci. Or Dieu ne peut aucunement s'enrichir de l'activité des êtres ; il est sa bonté absolument parfaite, nous l'avons montré au Premier Livre. Il reste donc que Dieu est la fin des choses, non comme s'il était fabriqué ou produit par les êtres, ou recevait d'eux quelque chose, mais uniquement comme l'être que ceux-ci cherchent à posséder. Il importe qu'un effet tende à sa fin tout comme sa cause agit en vue de cette fin. Or Dieu, la première cause des êtres, n'agit pas en vue d'acquérir quelque bien, mais de le communiquer ; il n'est pas en effet en cette puissance qu'il puisse s'enrichir de quelque chose, mais en cette actualité de perfection qui lui permet de faire des largesses. Les êtres ne s'en vont donc pas à Dieu comme à une fin à laquelle ils apportent quelque enrichissement, mais sous son influx, pour s'enrichir de lui, chacun à sa mesure, puisqu'il est lui-même la fin.

19 : COMMENT TOUS LES ÊTRES RECHERCHENT LA RESSEMBLANCE DIVINE

Par là même qu'elles s'enrichissent de la divine bonté, les créatures deviennent semblables à Dieu. Si donc tous les êtres vont à Dieu comme à leur fin dernière en vue de s'approprier sa bonté, il s'ensuit que leur fin dernière est de lui ressembler. On dit d'un agent qu'il est la fin de son effet en ce que celui-ci tend à lui ressembler : d'où cet axiome : la forme du générateur est la fin de l'engendré. Mais Dieu est ainsi la fin des choses qu'il est encore leur cause première. Toutes, en conséquence, recherchent, comme leur fin dernière, de ressembler à Dieu. Il est de toute évidence que les êtres ont le désir naturel d'exister : aussi bien les êtres corruptibles résistent-ils naturellement aux principes corrupteurs et cherchent-ils un lieu favorable à leur conservation : le feu, par exemple, s'élève en haut ; la terre reste en bas. Or les êtres existent dans la mesure de leur ressemblance avec Dieu, qui est l'être subsistant ; eux ne sont qu'une participation à l'être. Tous tendent donc, comme à leur fin dernière, à ressembler à Dieu. Toutes les créatures sont en quelque sorte des images du premier agent qui est Dieu : l'agent produit un effet semblable à lui. Or la perfection d'une image est de reproduire son modèle par la ressemblance qu'elle a avec lui : c'est dans ce but que l'on fait une image. Tous les êtres existent donc pour acquérir la ressemblance avec Dieu, telle est leur fin dernière. Tout être se meut ou agit en vue de quelque bien comme de sa fin, nous l'avons dit. Or un être participe au bien dans la mesure de sa ressemblance avec la Bonté première qui est Dieu. Donc par leur mouvement et leur agir les êtres recherchent, comme leur fin dernière, la divine ressemblance.

20 : DE QUELLE MANIÈRE LES CHOSES IMITENT LA DIVINE BONTÉ

De toute notre étude il ressort avec évidence que la fin dernière de tous les êtres est de ressembler à Dieu. Or ce qui est bon a proprement raison de fin. Les êtres recherchent donc cette ressemblance avec Dieu en tant qu'il est bon. Cependant il n'en va pas de la bonté chez les créatures comme de la bonté en Dieu, bien que chaque être selon sa mesure imite la divine bonté. La bonté divine est simple, toute ramassée qu'elle est dans l'unité : l'Être divin, nous l'avons prouvé au premier Livre, possède toute la plénitude de la perfection. Aussi, comme tout être est bon dans la mesure de sa perfection, l'Être divin est-il sa Bonté parfaite : en lui être, vie, sagesse, béatitude et tous les attributs de sa perfection et de sa bonté sont une unique chose, de telle sorte que toute la divine Bonté est l'Être même de Dieu. Et bien plus, l'Être divin est lui-même la substance du Dieu existant. Ce qui n'est aucunement le cas des autres êtres. Nous avons en effet démontré que nulle substance créée n'est son être. Par conséquent, puisque tous les êtres sont bons dans la mesure où ils sont et que nul d'entre eux n'est son être, aucun n'est sa bonté, et chacun est bon d'une bonté participée, comme il est par une participation à l'être. Toutes les créatures n'occupent pas le même degré dans l'échelle du bien. Chez les unes leur substance est forme et acte, celles dont le propre de l'essence est d'être en acte et d'être un bien ; chez les autres leur substance est composée de matière et de forme ; à celles-ci il appartient d'être en acte et d'être un bien, seulement par une partie d'elles-mêmes, à savoir par leur forme. La divine substance est donc sa bonté ; la substance simple participe la bonté par tout son être, la substance composée par une partie d'elle-même. Et les substances de ce troisième degré supportent encore une certaine diversité dans leur être. Les unes sont ainsi composées de matière et de forme, que leur forme remplit toute la potentialité de leur matière au point que celle-ci n'est plus en puissance à quelque autre forme, et par là il n'est aucune autre matière en puissance à cette forme. Tels sont les corps célestes qui subsistent en toute leur matière. Les autres sont ainsi composés que leur forme ne remplit pas toute la potentialité de leur matière ; aussi cette matière reste-t-elle en puissance à quelque autre forme et dans une autre partie de la matière retrouve-t-on une puissance à cette forme ; tel est le cas des éléments et de ce qu'ils composent. Puisque la privation est, dans la substance, la négation de ce qu'elle pourrait recevoir, il est évident que cette forme qui ne capte pas toute la potentialité de la matière, est accompagnée de la privation d'une autre forme ; une pareille privation est incompatible avec une substance dont la forme épuise la potentialité de la matière, comme avec celle dont l'essence est d'être forme et encore plus avec celle dont l'essence est son être. Il est en outre évident qu'il ne saurait y avoir de mouvement là où ne se trouve pas d'aptitude à autre chose, car le mouvement est « l'acte d'une puissance qui demeure telle » ; et il est encore manifeste que le mal est la privation même du bien. Il apparaît donc qu'à ce dernier degré des substances, le bien est susceptible de changement et mêlé d'un mal opposé, ce qui ne peut être aux degrés supérieurs. Cette substance que nous venons de décrire, occupe donc le dernier degré dans l'échelle du bien comme dans celle de l'être. Et jusque dans ces substances, composées de matière et de forme, s'affirme un ordre de bonté. La matière, en effet, considérée en elle-même, est un être en puissance, la forme en est l'acte, tandis que la substance composée existe en acte par la forme. La forme est donc bonne par elle-même, la substance composée dans la mesure où elle possède en acte sa forme, et la matière pour autant qu'elle est en puissance à la forme. Et si rien n'est bon que dans la mesure où il est être, il ne s'ensuit pas que la matière, être seulement en puissance, ne soit bonne qu'en puissance. L'être en effet est un absolu, mais le bien une relation. On dit d'une chose qu'elle est bonne non uniquement par ce qu'elle est une fin ou qu'elle atteint à sa fin, mais encore, n'eût-elle pas touché celle-ci, parce qu'elle y tend. Si on ne dit pas purement et simplement de la matière qu'elle est un être parce qu'elle est en puissance à l'être, ce qui connote une relation à l'être, on la dit pourtant purement et simplement bonne du fait de cette relation. Le bien nous apparaît ainsi plus large que l'être ; de là, Denys avance que le bien embrasse les êtres existants et non existants. En effet ce qui n'existe pas, à savoir la matière, considérée comme sujet de privation, tend au bien, c'est-à-dire à l'être. De ce fait il apparaît qu'elle est bonne, car seul le bien tend au bien. Toutefois il est encore un autre aspect sous lequel la bonté de la créature est déficiente, comparée à celle de Dieu. Dieu, nous l'avons dit, dans son être touche au sommet de la perfection du bien tandis que la création réalise sa perfection en une multitude d'individus et non en un seul : ce qui est un dans le sommet est multiplié au plan inférieur. De là en Dieu, vertu, sagesse, agir ne sont qu'un, dans la créature ils sont distincts, et plus la perfection du bien est multipliée dans la créature, plus elle s'écarte du Premier Bien. Et si elle ne peut atteindre à la bonté parfaite, elle la possède imparfaite en quelques-uns de ses éléments. Ainsi quoique le premier et souverain bien soit absolument simple, et que les substances proches de lui par leur bonté le soient également par leur simplicité, cependant des substances infimes sont plus simples que certaines qui leur sont supérieures : ainsi les corps élémentaires sont plus simples que les animaux et les hommes, parce qu'ils ne peuvent comme ces derniers prétendre à la perfection de la connaissance et de l'intelligence. De ces considérations il ressort que si la simplicité de son être suffit à Dieu pour sa parfaite et pleine bonté, pour la perfection de leur bonté est requise chez créatures, avec une pluralité d'éléments. C'est pourquoi, si bonne que soit chacune de celles-ci, considérée dans son être, on ne peut dire purement et simplement qu'elle soit bonne, si elle manque des autres éléments qui concourent à sa bonté : ainsi un homme, non vertueux, voire vicieux, est encore bon en un certain sens, à savoir comme être et comme homme, mais il n'est pas bon purement et simplement, il est plutôt mauvais. En aucune créature par conséquent ne s'identifient l'être et le bien absolu, malgré que chacune soit bonne quant à son être ; en Dieu au contraire être et bien s'identifient absolument. Et si toute chose tend à la divine ressemblance comme à sa fin, si elle ressemble au Bien divin par tous les éléments qui composent sa bonté - la bonté d'un être n'est pas le seul fait de l'être mais encore de tout ce que requiert sa perfection, nous l'avons montré - il apparaît que toutes les choses tendent à Dieu comme à leur fin non seulement dans leur être substantiel, mais encore dans tout ce qui compte comme élément de leur perfection, jusqu'à leur opération propre qui concourt également à la perfection de l'être.

21 : COMMENT LES ÊTRES TENDENT NATURELLEMENT A RESSEMBLER A DIEU DANS SA CAUSALITÉ

Il nous apparaît encore de ces considérations que même du point de vue de leur causalité sur les autres, les êtres tendent à ressembler à Dieu. Un être créé cherche cette ressemblance par son opération, et c'est par son opération qu'un être est cause d'un autre. Ainsi jusque dans leur causalité les êtres aspirent à ressembler à Dieu. Nous avons dit comment tout être tend à ressembler à Dieu en raison de sa bonté. Or il appartient à la bonté divine de dispenser l'être : chacun agit en effet dans la mesure de l'actualité de sa perfection. Le mouvement de tout être est donc confusément de ressembler à Dieu au point d'être cause des autres. Après nos explications, il est manifeste que toute référence au bien a déjà raison de bien. Or du fait qu'il est cause d'un autre, un être est engagé dans la ligne du bien : seul le bien est causé pour lui-même, le mal ne l'est qu'accidentellement, nous l'avons démontré. C'est donc un bien que d'être cause d'un autre. En outre quel que soit le bien qu'il recherche, un être s'approche par là de la divine ressemblance puisque tout bien créé est une participation à la divine bonté. Du fait qu'ils sont causes des autres, les êtres tendent donc à ressembler à Dieu. Un même principe commande à l'effet de ressembler à sa cause et à celle-ci de conduire son effet à sa propre ressemblance : tout effet poursuit la fin que lui assigne sa cause. Or un agent n'impose pas à son effet une ressemblance avec son être seul, mais encore avec sa causalité : l'effet naturel reçoit de sa cause les principes qui lui donnent de subsister et ceux par lesquels il est cause des autres ; dans la génération par exemple le générateur communique à l'animal ses activités nutritives et génératrices. L'effet aspire donc à ressembler à sa cause non seulement dans son entité mais encore dans sa causalité. Et puisque, comme nous l'avons démontré, les êtres tendent à ressembler à Dieu, tel un effet à sa cause, naturellement cette ressemblance est poussée jusqu'à leur causalité. Le sommet de la perfection pour un être est d'engendrer un semblable : celui-ci est en effet parfaitement lumineux qui en illumine d'autres. Or de ce qu'il recherche sa perfection tout être tend à ressembler à Dieu. Aussi s'approche-t-il de cette divine ressemblance en exerçant sa causalité. Et parce que toute cause, sous son aspect causal, est supérieure à son effet, il est de toute évidence que tendre à la divine ressemblance sous ce biais de la causalité est le fait des êtres supérieurs. La perfection d'un être, nous l'avons dit, est antérieure à sa causalité. Donner l'existence à d'autres est pour un être un couronnement de perfection. Puis donc que toute créature sous des formes diverses s'efforce de ressembler à Dieu, il lui reste de poursuivre cette divine ressemblance jusqu'à être cause d'autres êtres. C'est pourquoi Denys écrit que « devenir le collaborateur de Dieu est ce qu'il y a de plus divin », selon ce mot de l'Apôtre : « nous sommes les auxiliaires de Dieu ».

22 : EN QUEL SENS LES ÊTRES SONT-ILS ORDONNÉS DE DIVERSES MANIÈRES A LEURS FINS

De cet exposé il nous est légitime de conclure que pour tout être son opération est son dernier effort vers sa fin ; cependant ce mouvement revêt des modalités diverses selon la diversité même des opérations. Il y a en effet l'opération d'un être en tant qu'il est moteur, par exemple l'action de chauffer et de scier ; il y a celle d'un être en tant qu'il est mû, comme le fait d'être chauffé et scié ; il y a encore celle qui est la perfection même de l'agent dans l'effort propre de son agir sans aucune modification d'un autre être, opération qui se distingue d'abord de la passion et du mouvement, puis de l'opération dont le but est de transformer une matière. A ce genre d'opération appartiennent le comprendre, le sentir et le vouloir. De là il nous apparaît comment les êtres qui sont mus ou ceux qui agissent sans en mouvoir d'autres ou sans produire quelque chose, tendent à la divine ressemblance en poursuivant leur perfectionnement propre, mais les autres qui sont des réalisateurs ou des moteurs recherchent à ressembler à Dieu sous le biais de leur causalité ; quant à ceux qui sont à la fois mobiles et moteurs, ils tendent de l'une et l'autre manière à la ressemblance divine. Les corps inférieurs dont le mouvement naît de la nature, sont considérés comme des mobiles et non, si ce n'est accidentellement, comme des moteurs : il est accidentel à la pierre de déplacer quelque obstacle par sa chute. Il en va de même de l'altération et autres mouvements. Leur ressemblance avec Dieu qui est la fin de leur mouvement, résultera pour eux de leur perfection entitative, c'est-à-dire de la possession de leur forme et de leur lieu propres. Quant aux corps célestes, ils sont à la fois mobiles et moteurs, et par leur mouvement ils tendent de l'une et l'autre manière à la ressemblance divine. Cette tendance se réalise d'abord par leur propre perfectionnement le corps céleste occupant actuellement un lieu où il n'était auparavant qu'en puissance. - De ce qu'il demeure en puissance au lieu où antérieurement il était en acte, le corps céleste n'en est pas moins parfait. Il en est ici comme de la matière qui poursuit sa perfection en acquérant une forme que précédemment elle ne possédait qu'en puissance ; elle perd ce que primitivement elle détenait en acte ; successivement elle s'enrichit de toutes les formes auxquelles elle était en puissance, sa potentialité est ainsi successivement actualisée, ne pouvant l'être toute à la fois. Le corps céleste est à son lieu, comme la matière à sa forme ; il atteint sa perfection du fait que sa potentialité est actualisée entièrement mais successivement, ne pouvant l'être toute à la fois. Les corps célestes sont encore moteurs, et de ce point de vue ils ressemblent à Dieu en exerçant leur causalité sur d'autres êtres. Ils sont causes d'autres êtres en présidant à la génération, la corruption et autres mouvements des êtres inférieurs. Ainsi les mouvements des corps célestes, en tant que moteurs, ont pour fin la génération et la corruption auxquels sont assujettis les corps inférieurs. La fin doit nécessairement l'emporter sur le moyen. Rien pourtant ne s'oppose à cette causalité des corps célestes sur la génération des corps inférieurs, bien que ceux-ci soient d'une moindre dignité que ceux-là. Le générateur travaille en vue de la forme de l'engendré : celui-ci n'est pas d'une plus haute perfection que celui-là, dans le cas d'un agir univoque tous les deux sont au contraire de même espèce. Mais le générateur ne se limite pas, comme à sa fin dernière, à la forme de l'engendré qui est le terme de la génération ; en perpétuant l'espèce et en communiquant de son bien, il tend à ressembler à l'être divin par ce fait qu'il imprime à d'autres sa forme spécifique et qu'il en est la cause. Pareillement les corps célestes, bien que d'une perfection plus haute que les corps inférieurs, ont comme fin, mais non comme fin dernière, la génération de ces corps et, par leur motion, le passage de leur forme à l'acte. Ils tendent, comme à leur fin dernière, à la ressemblance divine, par leur action sur ces autres êtres. Il importe encore de saisir comment tout être, dans la mesure où il participe à la ressemblance de la divine Bonté qui est l'objet de son appétit, participe à la ressemblance du Vouloir divin, source de la production et de la conservation des choses dans l'être. Plus simple et plus large chez les êtres supérieurs, cette participation à la ressemblance de la bonté divine est au contraire plus restreinte et plus divisée chez les êtres inférieurs. Aussi entre les corps célestes et les corps inférieurs il ne s'agit pas d'une ressemblance par égalité, comme dans le cas d'êtres de même espèce ; le rapport est entre eux d'un agent universel à son effet particulier. De même donc que chez les êtres inférieurs le mouvement d'un agent particulier est canalisé en vue du bien de telle ou telle espèce, ainsi celui du corps céleste l'est-il au profit du bien commun de la substance corporelle qui par la génération est conservée, multipliée et accrue. Et, nous l'avons dit, puisque tout mobile, comme tel, tend à la divine ressemblance dans la recherche de sa propre perfection, et que l'actualisation d'un être est la mesure de sa perfection, tout être en puissance par son mouvement doit se porter vers son acte. Plus donc un acte est au sommet de l'échelle des actes et plus il est parfait, plus il retient sur lui l'appétit de la matière. La conséquence en est que le mouvement par lequel la matière se porte vers sa forme comme à la fin dernière de la génération, tend à l'acte le plus haut et le plus parfait qu'elle est susceptible de recevoir. Or parmi les actes des formes il est des degrés divers. La matière première est d'abord en puissance à la forme de l'élément, puis sous l'emprise de la forme de l'élément elle est en puissance à celle du mixte : les éléments sont en effet la matière du mixte ; puis la matière sous la forme du mixte est en puissance à l'âme végétative : l'âme est en effet l'acte de tel corps. De même l'âme végétative est en puissance à l'âme sensitive, et enfin celle-ci à l'âme intellectuelle. Le développement de la génération le montre : dans la génération le f_tus vit d'abord de la vie de la plante, puis de la vie de l'animal et enfin de celle de l'homme. Au-dessus de la forme humaine dans le monde de la génération et de la corruption, il n'est rien d'autre ni de plus parfait. La fin dernière de toute génération est donc l'âme humaine, et la matière est tendue vers elle comme vers sa forme dernière. Ainsi les éléments ont pour fin les mixtes, ceux-ci les vivants ; parmi ces derniers les plantes sont pour les animaux et à leur tour les animaux pour les hommes. L'homme est donc le terme de tout le mouvement de la génération. En outre les mêmes causes présidant à la génération des êtres et à leur conservation, cet ordre que nous avons décrit dans la génération des êtres se retrouve sur le plan de leur conservation. Nous voyons donc que les corps composés se conservent en empruntant aux éléments les qualités qui leur conviennent, les plantes se nourrissant des corps mixtes, les animaux choisissant leur nourriture parmi les plantes, et même les animaux les plus parfaits et les plus forts parmi les autres plus imparfaits et plus faibles. Quant à l'homme il fait servir tous les genres d'êtres à ses fins, ceux-ci à sa nourriture, ceux-là à son vêtement : la nature le laisse à sa nudité, car il a pouvoir d'utiliser les choses pour se vêtir, comme elle ne lui offre aucun aliment particulier si ce n'est le lait, puisqu'il peut s'assurer sa nourriture. Il se sert encore des êtres comme moyens de transport : qu'il s'agisse de la rapidité des mouvements ou de la résistance dans l'effort, il est plus faible que beaucoup d'animaux, tout comme si ceux-ci étaient destinés à le seconder. Enfin par-dessus tout il use des êtres sensibles en vue de perfectionner sa connaissance intellectuelle. C'est pourquoi le Psalmiste s'adressant directement à Dieu, dit au sujet de l'homme : « Tu as placé toutes choses sous ses pieds ». Et Aristote écrit au Premier Livre des Politiques : « que l'homme exerce un domaine naturel sur tous les êtres inanimés ». Puis donc que le mouvement du ciel a pour fin la génération et que celle-ci tend tout entière à l'homme comme à la fin dernière qui lui est propre, il ressort que sur ce plan des générations et des corruptions l'homme est la fin dernière du mouvement céleste. Aussi le Deutéronome affirme-t-il que Dieu a placé les corps célestes « au service des nations ».

23 : COMMENT LE MOUVEMENT DU CIEL A SA CAUSE DANS UN PRINCIPE INTELLIGENT

A partir de ce qui précède nous pouvons encore démontrer comment le premier moteur du mouvement céleste est un être intelligent. Tout être qui agit d'après sa forme propre, ne peut tendre à une forme supérieure à la sienne : chaque agent en effet cherche à produire un être qui lui ressemble. Or le corps céleste, nous l'avons expliqué, de son propre mouvement tend à cette forme dernière qu'est l'intellect humain plus noble que toute forme corporelle. Dans le domaine des générations le corps céleste n'agit donc pas sous l'influence de sa propre forme, tel un agent principal, mais sous l'influence de celle d'un agent supérieur, à l'endroit duquel il joue le rôle d'instrument sous la motion de la cause principale. Dans la génération le ciel est donc un mobile dont le moteur est une substance intellectuelle. Nous avons prouvé antérieurement comment il n'y a pas de mouvement sans moteur. Il y a donc un moteur du corps céleste. Ou ce moteur est complètement séparé du corps ou il lui est à ce point uni que cet ensemble du ciel et de son moteur soit considéré comme se mouvant lui-même, une partie étant motrice, l'autre mobile. Dans cette dernière hypothèse, le ciel apparaît tel un être animé, puisque tout être principe de son propre mouvement est vivant et animé. Et il n'aurait pas d'autre âme qu'une âme intellectuelle : il n'a pas une âme végétative puisqu'il n'est pas soumis à la génération et à la corruption, ni une âme sensitive puisqu'il est dépourvu d'organes différenciés. Il reste ainsi qu'il serait mû par une âme intellectuelle. - Si au contraire il reçoit son mouvement d'un moteur extrinsèque, celui-ci est un corps ou un être incorporel. Est-ce un corps ? Il ne peut mouvoir sans être mû, nous l'avons dit, aucun corps ne meut que sous l'impulsion d'un autre. Ce moteur sera donc lui-même mobile. Et comme on ne peut remonter à l'infini dans la série des corps, il faudra en arriver à un premier moteur incorporel. - D'un autre côté, un être complètement séparé des corps est par là-même intellectuel. Donc le mouvement du ciel qui est le premier de tous les corps, a son principe dans une substance intellectuelle. Le mouvement des corps lourds ou légers provient de l'être qui les produit et de celui qui en écarte un obstacle, comme le prouvent les Physiques ; il est en effet impossible qu'en eux la forme soit motrice et la matière mobile, seul le corps est susceptible d'être mû. Or les corps célestes sont simples à la manière des éléments dans lesquels il n'est que la composition de la matière et de la forme. Si donc ils étaient mûs, tels les corps lourds ou légers, leur mouvement leur viendrait essentiellement de leur générateur, accidentellement de la cause qui en écarte tout obstacle. Ce qui est impossible : ces corps ne sont pas produits par voie de génération, ils n'ont pas en eux de principes opposés, et à leur mouvement rien ne peut faire obstacle. Ces corps trouvent donc le principe de leur mouvement dans un être doué de connaissance, mais non de connaissance sensible, nous l'avons montré, par conséquent de connaissance intellectuelle. Dans l'hypothèse où le principe du mouvement céleste serait la seule nature, non douée de connaissance, il s'ensuivrait que, comme pour les éléments, la forme du corps céleste serait ce principe : en effet quoique les formes simples ne soient pas motrices, elles sont pourtant principes de mouvements en ce sens qu'elles sont le fondement des mouvements naturels comme de toutes les autres propriétés naturelles. Toutefois, le mouvement du corps céleste ne peut découler de sa forme comme de son principe actif : Une forme est principe de mouvement local en ce sens que par elle un corps est adapté à tel lieu vers lequel il tend en vertu de cette forme - du fait qu'il lui donne cette forme le générateur prend le nom de moteur - c'est ainsi par exemple qu'en vertu de sa forme le feu tend à s'élever. Cependant du point de vue de sa forme, le corps céleste n'appelle pas davantage un lieu qu'un autre. La nature n'est donc pas seule le principe de son mouvement. Ce principe ne peut être qu'un moteur doué de connaissance. La nature est toujours déterminée dans ses tendances, aussi tout ce qui tient son origine d'elle, se présente toujours de la même manière, sauf empêchement - ce qui est rare. Par conséquent ce qui par définition n'est pas uniforme, ne peut être le terme d'une tendance naturelle. C'est le cas du mouvement : ce qui est en mouvement revêt des aspects divers selon le présent ou le passé. La nature ne peut donc rechercher le mouvement pour lui-même ; par lui, elle est en quête du repos, qui est au mouvement comme l'un au multiple : un être est en repos qui ne change pas du passé au présent. Dans l'hypothèse où le mouvement céleste trouverait son principe uniquement dans la nature, son terme serait donc le repos. Or nous voyons le contraire puisqu'il est continu. Il ne vient donc pas de la nature comme de son principe actif, mais plutôt de quelque substance intelligente. S'il est naturel à tout mouvement qui naît de la nature comme de son principe actif, d'atteindre un but, il est pareillement inexplicable par cette nature et contraire à elle de s'en écarter : s'il est naturel à un poids lourd de tomber à terre, s'en élever est contre sa nature. Par conséquent à supposer que le mouvement du ciel s'expliquât par la seule nature, comme naturellement il s'en va vers l'occident il serait contre nature qu'il s'en écartât pour revenir à l'orient. Or ceci est impossible, car dans le mouvement céleste rien ne saurait être violenté et contraire à la nature. Celle-ci ne peut donc être son principe actif. Ce dernier ne peut être qu'une vertu douée de connaissance et, nous l'avons dit, intelligente. Le moteur du corps céleste est donc une substance intellectuelle. Toutefois nous ne nierons pas que ce mouvement soit naturel. On dit en effet d'un mouvement qu'il est naturel non en raison de son seul principe actif, mais encore de son principe passif, comme dans le cas de la génération des corps simples. Celle-ci n'est pas naturelle en raison de son principe actif : de ce point de vue un mouvement est naturel dont le principe est intrinsèque au mobile ; la nature est en effet principe de mouvement dans l'être où elle se trouve ; et le principe de la génération du corps simple lui est extrinsèque. Cette génération n'est donc pas naturelle à considérer le principe actif, elle l'est uniquement en raison de ce principe passif qu'est la matière dont la tendance à la forme naturelle est pareillement naturelle. Ainsi en va-t-il du mouvement du corps céleste : par son principe actif il n'est pas naturel, mais plutôt volontaire et intellectuel, mais par son principe passif, il l'est puisque le corps céleste est naturellement disposé à recevoir tel mouvement. Ceci est évident à examiner le rapport du corps céleste avec son lieu propre. La passivité d'un être et sa mobilité trouvent leur cause dans sa potentialité, son agir et ses impulsions dans son actualité. Or le corps céleste, du point de vue de sa substance, est indifféremment en puissance à n'importe quel lieu, telle la matière première vis-à-vis de toute forme, nous l'avons dit. Il en est autrement des corps lourds ou légers qui, à considérer leur nature, ne sont pas également adaptés à tout lieu, mais bien déterminés par leur forme à un lieu propre. Chez eux la nature est le principe actif du mouvement, chez le corps céleste le principe passif. De là on ne jugera pas que le mouvement de celui-ci est violent, comme celui des corps lourds et légers sous l'action de notre intelligence. Ceux-ci sont de leur nature susceptibles d'être mus dans un sens contraire à celui que nous leur imprimons, aussi les violentons-nous par notre impulsion ; cependant que le mouvement d'un corps animé dont l'âme est le principe, n'est pas un mouvement violent du point de vue de son animation, même s'il l'est du point de vue de sa pesanteur. Quant aux corps célestes, ils n'ont d'aptitude que pour le mouvement qu'ils reçoivent de la substance intellectuelle et aucunement pour un mouvement opposé. Leur mouvement est donc à la fois volontaire en raison de son principe actif, et naturel en raison de son principe passif. Il appartient certes à la volonté d'être ouverte à tout et de n'être déterminée par rien, mais le fait pour le mouvement céleste d'être volontaire par son principe actif ne nuit pas à son unité ni à son uniformité. De même en effet que la nature se porte de son propre poids vers un unique objet, la volonté se détermine par sa sagesse qui la dirige infailliblement vers une fin unique. Enfin de ces considérations il ressort que pour le corps céleste il n'est pas contraire à sa nature de tendre vers quelque lieu ou de s'en écarter. Deux raisons expliquent ce fait chez les corps lourds et légers. D'abord, leur nature est déterminée à un lieu, d'où, s'il lui est conforme d'y tendre, il lui est contraire de s'en écarter. Puis, il y a opposition entre deux mouvements dont l'un s'approche d'un lieu et l'autre s'en éloigne. Par contre si dans le mouvement de ces corps on ne considère plus le terme ultime, mais un point intermédiaire, il est également naturel d'approcher celui-ci et de s'en écarter : une est l'intention de la nature qui préside à l'ensemble du mouvement ; il ne s'agit pas ici de mouvements contraires, mais d'un mouvement un et continu. Tel est le cas du mouvement des corps célestes. Nous l'avons dit, l'intention de la nature n'a pas de lieu déterminé ; en outre, le mouvement qui dans sa rotation éloigne le corps d'un point quelconque, n'est pas opposé à celui qui l'en a rapproché, ce mouvement est unique et continu. Dans le mouvement céleste tout lieu est donc comme un point intermédiaire et non comme un point extrême dans le mouvement en ligne droite. Peu importe à notre propos que le corps céleste soit mû par une substance intellectuelle conjointe qui serait son âme, ou une substance séparée ; que chaque corps soit mû immédiatement par Dieu ou ne le soit que par intermédiaire des substances intellectuelles créées, ou encore que seul le premier de ces corps soit immédiatement mû par Dieu, les autres par l'intermédiaire des substances créées ; pourvu que l'on maintienne que le mouvement céleste a son principe dans une substance intellectuelle.

24 : COMMENT MÊME LES ÊTRES NON DOUÉS D'INTELLIGENCE RECHERCHENT LE BIEN

Le corps céleste est mû par une substance intellectuelle, nous l'avons montré (chap. préc.) ; en outre son mouvement a comme fin la génération des êtres inférieurs, il s'ensuit donc nécessairement que la génération et le mouvement de ces derniers se déroulent conformément à l'intention de cette substance intellectuelle l'agent principal et l'instrument n'ont-ils pas une fin identique ? Et le ciel est cause des mouvements inférieurs par son propre mouvement qu'il tient de la substance intellectuelle et lui devenant ainsi comme un instrument. Les formes et les mouvements des corps inférieurs dépendent donc de la causalité et de l'intention de la substance intellectuelle comme d'un agent principal, du corps céleste, comme d'un instrument. Cependant les formes ainsi causées et voulues par quelque agent intelligent doivent préexister en son esprit, comme en celui de l'artisan préexiste l'idéal de ses _uvres sous l'influx duquel il passe aux réalisations. En conséquence toutes les formes et tous les mouvements de ce monde inférieur dérivent de l'idéal formé dans l'intelligence d'une du de plusieurs substances intellectuelles. Aussi Boèce a-t-il dit que les formes qui sont dans la matière viennent de formes indépendantes de la matière. De ce point de vue la position de Platon est confirmée selon laquelle les formes séparées sont le principe des formes matérielles. Mais Platon voulait que ces formes fussent de soi subsistantes et causes immédiates des formes sensibles, tandis que pour nous ces formes existent dans une intelligence et leur causalité sur les formes inférieures s'exerce par l'intermédiaire du mouvement céleste. Or tout mouvement qui est en dépendance essentielle et non seulement accidentelle d'un être quelconque, tend sous l'impulsion de celui-ci au terme même de son mouvement. Le corps céleste est donc mû par une substance intellectuelle ; à son tour il cause par son mouvement celui des corps inférieurs. Il suit nécessairement qu'il se meut à son but sous l'influx de la substance intellectuelle, et sous ce même influx les corps inférieurs s'en vont à leur fin propre. Dès lors on se rend facilement compte comment les corps naturels, démunis de connaissance, sont pourtant mus et agissent en vue d'une fin. Ils tendent à cette fin, sous la direction de la substance intellectuelle, comme la flèche, lancée par l'archer, tend à la cible. L'inclination de cette flèche vers son but lui vient de l'impulsion de l'archer, de même les corps de la nature obéissent à leur inclination vers leur fin naturelle, sous l'impulsion des moteurs de la nature dont ils reçoivent forme, vertu et mouvement. Il apparaît en outre comment toute réalisation de la nature ressortit à une substance intelligente, puisque l'on attribue davantage un effet au premier moteur dont relève l'intention de cet effet qu'aux instruments dont il use. Ceci explique comment les _uvres de la nature s'acheminent dans l'ordre à leur fin, telles les _uvres d'un sage. Il est donc manifeste que des êtres, non doués de connaissance, peuvent agir pour une fin et rechercher naturellement un bien, tendre encore à la divine ressemblance et à leur perfection propre : diverses expressions au sens identique ; En effet de ce qu'ils tendent à leur perfection, les êtres recherchent leur bien puisque tout être est bon dans la mesure de sa perfection. De ce qu'ils recherchent le bien, ils tendent à la divine ressemblance : tout être ressemble à Dieu dans la mesure de sa bonté. Et tel ou tel bien particulier est désirable pour autant qu'il ressemble à la Bonté première ; aussi un être va-t-il à son bien propre en raison de la divine ressemblance et non inversement. Il est dès lors évident que tous les êtres recherchent la divine ressemblance comme leur fin dernière. Mais le bien d'un être revêt des formes multiples. C'est d'abord son bien au titre individuel ; par exemple l'animal veut son bien dans la nourriture qui assure sa conservation. C'est encore son bien au titre de l'espèce : l'animal recherche son bien dans la génération de ses petits et la nourriture qu'il leur assure et dans tout ce qu'il fait pour la protection et la défense des individus de son espèce. C'est troisièmement son bien au titre du genre : ainsi l'agent analogue recherche son bien dans sa causalité, comme dans le cas du ciel. Quatrièmement enfin ce bien consiste dans une ressemblance analogique entre les effets et leur principe. Ainsi Dieu qui est au-dessus de tout genre en raison de son bien, donne l'être à toutes choses. Il ressort de ces considérations que plus parfaite est la virtualité d'un être, et plus élevé son degré de bonté, plus large est son appétit du bien, plus il cherche encore et réalise le bien en des êtres fort distants de lui. Les êtres imparfaits ne veulent que le bien propre à leur individualité, les êtres parfaits celui de leur espèce, les autres plus parfaits celui à la taille de tout ce qui ressortit à leur genre, et Dieu qui est au sommet de la bonté, veut le bien de tout l'être. Aussi dit-on à juste titre que le propre du bien est de se répandre, puisque meilleur est un être, plus large est son rayonnement. Et comme en tout genre le plus parfait est l'exemplaire et la mesure de ce qui ressortit à ce genre, Dieu dont la bonté est perfection et le rayonnement de cette bonté le plus large, doit donc être par son propre rayonnement l'exemplaire de tous ceux qui à leur tour répandent de leur bonté. D'autre part, puisque dans la mesure où il donne de son bien, un être est cause des autres, par l'exercice même de cette causalité il tend à la divine ressemblance, tout en recherchant son bien propre. Il est donc légitime d'avancer que les mouvements des corps célestes et leurs impulsions sont d'une certaine manière au bénéfice des corps soumis à la génération et à la corruption, et d'une moindre dignité qu'eux. Ils ne sont certes pas orientés vers eux, comme vers leur fin dernière, mais par leur génération, ils recherchent leur bien propre, et la divine ressemblance comme leur fin dernière.

25 : S'UNIR A DIEU PAR L'INTELLIGENCE EST LA FIN DE TOUTE SUBSTANCE SPIRITUELLE

Toutes les créatures - même celles qui ne sont pas dotées d'intelligence - tendent à Dieu comme à leur fin dernière, et elles atteignent cette fin dans la mesure où elles participent à sa ressemblance. Toutefois les créatures spirituelles le touchent d'une manière très particulière, à savoir par leur opération propre, le saisissant par leur intelligence. Ainsi la fin de la créature spirituelle est nécessairement de connaître Dieu par un acte intellectuel. Dieu est en effet la fin de toutes choses, nous l'avons montré, et chaque être s'efforce de s'unir à Dieu dans la mesure même de ses possibilités. Or atteindre à la substance divine par la connaissance de quelque chose d'elle-même est une union plus intime avec Dieu que de lui ressembler. La substance intellectuelle tend donc à la connaissance de Dieu comme à sa fin dernière. L'opération d'un être est sa fin ; elle en est la perfection seconde ; de là dit-on d'un être, en bonne forme pour agir, qu'il est vertueux et bon. Or l'intellection est l'opération propre à la substance intellectuelle ; telle est donc sa fin, et à son degré le plus parfait sa fin dernière, surtout en ce domaine des opérations, tel le connaître et le sentir, nullement ordonnées à quelque _uvre extérieure. Et ces opérations reçoivent leur spécification de leurs objets qui en même temps les révèlent ; d'autant plus parfaite est donc telle de ces opérations que plus parfait cet son objet. En conséquence connaître l'intelligible le plus parfait, Dieu, est le plus excellent dans ce genre d'opération propre au connaître. Ainsi la connaissance intellectuelle de Dieu est la fin dernière de toute substance intellectuelle. On pourrait toutefois objecter : la fin dernière d'une substance intellectuelle réside certes dans l'intellection de l'intelligible le plus parfait, mais l'intelligible le plus parfait pour telle ou telle de ces substances n'est pas le plus parfait absolument mais plus la substance intellectuelle est élevée dans l'ordre de l'être, plus son objet intelligible le plus parfait est élevé. Et c'est pourquoi la substance Intellectuelle créée supérieure a peut-être comme objet intelligible supérieur le parfait absolu et son bonheur sera de connaître Dieu, alors que le bonheur d'une substance intellectuelle moindre sera de connaître un intelligible moins parfait, mais pour elle le meilleur. Et particulièrement s'il s'agit de l'intellect humain - telle est sa faiblesse - comment lui accorder de saisir l'intelligible absolu ? Il est vis-à-vis de cet objet, le plus parfait parmi les intelligibles, comme l'_il de la chouette au soleil. Et pourtant il est manifeste que la fin de toute substance intellectuelle - fût-elle la moindre, - est de connaître Dieu. Nous avons montré comment Dieu est la fin dernière à laquelle tendent tous les êtres. Or l'intelligence humaine, bien que la plus humble dans la hiérarchie des substances intellectuelles, dépasse toutefois tous les êtres dépourvus d'intelligence. D'autre part la fin d'un être supérieur ne saurait être d'un degré moindre que celle des autres ; Dieu lui-même sera donc celle de l'intelligence humaine. En outre un être intelligent n'atteint sa fin que par la connaissance qu'il en possède. C'est donc par sa connaissance que l'intelligence humaine atteint Dieu comme sa fin. Les êtres non doués de connaissance, tendent à Dieu par la voie de similitude ; de même les substances intellectuelles par celle de la connaissance, nos considérations antérieures nous l'ont appris. Or bien que les êtres, non doués d'intelligence, tendent à ressembler à leur cause immédiate, chez eux l'intention de la nature ne s'arrête pas là ; elle tend, comme à sa fin, à la ressemblance du souverain bien, si imparfaite que soit celle-ci. Si infime que soit pour l'intelligence sa connaissance de Dieu, c'est donc là sa fin dernière, mieux qu'une connaissance parfaite de quelque intelligible d'un degré moindre. Tout être désire par-dessus tout sa fin dernière. Or si médiocre que soit sa connaissance des choses de Dieu, l'intelligence humaine la désire, l'aime plus que la connaissance parfaite des êtres inférieurs et s'y délecte pareillement. La fin dernière de l'homme consiste donc à connaître Dieu de quelque manière que ce soit. Tout être tend, comme à sa fin propre, à ressembler à Dieu. C'est pourquoi la fin dernière d'un être est ce qui lui donne d'atteindre au sommet de cette ressemblance. Or la créature intellectuelle ressemble à Dieu surtout par son intellectualité ; par une telle ressemblance qui inclut toutes les autres, elle dépasse les autres créatures. En outre, dans ce genre de ressemblance, elle ressemble davantage à Dieu par une connaissance actuelle que par une connaissance habituelle ou en puissance : car Dieu est toujours en acte d'intelligence comme nous l'avons prouvé au Premier Livre. Et dans sa connaissance actuelle, elle ressemble à Dieu surtout en le connaissant lui ; Dieu en effet connaît toutes les choses en se connaissant lui-même. La fin dernière de toute substance intellectuelle est donc de connaître Dieu. Ce qui est aimé en raison d'un autre, est ordonné à ce qui est aimable en soi ; on ne peut reculer à l'infini dans ce domaine des appétitions de la nature sous peine de frustrer son désir, puisque l'infini est infranchissable. Or toutes les sciences pratiques, les arts et les techniques ne sont aimables qu'en raison d'autre chose ; l'agir non le connaître étant leur finalité. Les Sciences spéculatives au contraire dont le savoir est la fin, sont recherchées pour elles-mêmes. Et dans le domaine des choses humaines toute activité a sa fin en dehors d'elle-même, excepté la contemplation spéculative. Le jeu lui-même malgré les apparences a sa fin normale : le repos de l'esprit grâce auquel nous pouvons ensuite nous donner à des activités sérieuses ; si le jeu possédait en soi sa finalité, on devrait jouer sans cesse, ce qui ne saurait être. En conséquence les activités pratiques trouvent leur finalité dans les activités spéculatives et pareillement tout l'agir humain dans la contemplation intellectuelle. Cependant dans la hiérarchie des sciences et des arts, la finalité dernière revient à la science qui commande aux autres et en est l'organisatrice : ainsi l'art de la navigation de qui relève la fin du navire, à savoir son usage même, donne son plan à celui qui préside à la construction du navire et lui commande. Tel est le rôle de la philosophie première à l'endroit des autres sciences spéculatives ; celles-ci sont en sa dépendance ; elles en reçoivent leurs principes et la lumière pour ceux qui nient ces principes. La Philosophie première elle-même trouve toute sa raison d'être dans la connaissance de Dieu, comme en sa fin ultime, d'où son nom de « science divine ». La connaissance de Dieu est donc la fin dernière de toute connaissance humaine et de tout agir humain. Dans tous les agents et moteurs hiérarchisés, la fin du premier est la fin dernière de tous ; ainsi la fin d'un chef d'armée est celle de tous ceux qui combattent sous son commandement. Or parmi les diverses facultés de l'homme son intelligence tient le rôle de premier moteur : l'intelligence meut l'appétit en lui proposant son objet ; l'appétit intellectuel, la volonté, meut l'appétit sensible sous ses deux formes, irascible et concupiscible ; aussi n'obéissons-nous à nos désirs sensibles que sur l'ordre de la volonté ; et l'appétit sensible, du consentement de la volonté, meut le corps. La fin de l'intelligence est donc celle de toutes les activités humaines. D'autre part le vrai est la fin et le bien de l'intelligence, et par conséquent la première vérité en est la fin dernière. Connaître la première Vérité qui est Dieu est donc la fin de tout l'homme, de toutes ses activités et de tous ses désirs. Tout homme désire naturellement connaître la cause de ce qu'il voit aussi, étonnés de ce qu'ils voyaient et dont ils ignoraient les causes, les hommes commencèrent à philosopher pour ne se reposer que dans la découverte de la cause. Mais cette recherche ne s'arrête que dans la rencontre de la cause première. Nous n'estimons savoir parfaitement que si nous connaissons la première cause. L'homme désire donc naturellement connaître la première cause comme sa fin dernière. Or la première cause de toute chose c'est Dieu. Par conséquent la connaissance de Dieu est la fin dernière de l'homme. L'homme désire naturellement découvrir la cause d'un effet qu'il connaît. Or l'intelligence humaine connaît l'être universel, elle désire donc naturellement en découvrir la cause qui est Dieu seul, nous l'avons prouvé. Puisque nul n'a touché sa fin dernière que son désir naturel ne soit satisfait, aucune connaissance intellectuelle ne peut suffire à la félicité de l'homme, sa fin dernière, sans celle de Dieu qui, telle la fin dernière, clôt le désir naturel. La connaissance de Dieu est donc la fin dernière de l'homme. Un corps qui tend à son lieu propre par son mouvement naturel, se meut avec une intensité et une vitesse d'autant plus grandes qu'il approche davantage de son terme : ainsi Aristote prouve qu'un mouvement en ligne droite ne peut se prolonger à l'infini, autrement il serait identique sur tout son cours. Par conséquent ce qui, au cours de son mouvement, gagne en intensité ne va pas à l'infini, mais tend à un but déterminé. C'est le cas du désir dans le savoir : plus on connaît, plus intense est le désir de savoir. Donc le désir naturel de l'homme tend à une fin déterminée qui ne peut être que le plus noble des objets de connaissance, Dieu. La connaissance de Dieu est donc la fin dernière de l'homme. Et la fin dernière de l'homme, comme de toute substance intellectuelle, se nomme félicité ou bonheur : c'est ce que désire toute substance intellectuelle comme fin dernière et à cause d'elle seulement. La connaissance de Dieu est donc le bonheur et la félicité dernière de toute substance intellectuelle. C'est pourquoi Matthieu dit : « Bienheureux les c_urs purs, car ils verrons Dieu ». Et Jean : « La vie éternelle est qu'ils vous connaissent, vous le vrai Dieu ». Avec quoi concorde ce mot d'Aristote au dernier Livre des Éthiques, quand il avance que la félicité humaine est une contemplation, celle de l'objet le plus excellent parmi ceux du domaine de la connaissance.

26 : LA FÉLICITÉ EST-ELLE UN ACTE DE VOLONTÉ

Une substance intellectuelle atteint Dieu par les opérations de sa volonté aussi bien que de son intelligence elle le désire, se repose en lui au point qu'il semblerait que la fin dernière de l'homme, son ultime félicité, ne résiderait pas dans la connaissance de Dieu, mais dans son amour ou quelque autre acte de volonté dont Dieu serait l'objet : 1. Cela apparaît surtout de ce fait que l'objet de la volonté est le bien qui a raison de fin, tandis que le vrai, objet de l'intelligence, n'a raison de fin que dans la mesure où lui-même est un bien. L'homme ne semble donc pas toucher à sa fin dernière par un acte d'intelligence mais plutôt par un acte de volonté. 2. La perfection dernière de l'agir est le plaisir, qui est à celui-ci comme la beauté à la jeunesse, dit le Philosophe. Puis donc que la fin dernière est la plénitude de l'agir, elle paraît être beaucoup plus dans un acte de volonté que d'intelligence. 3. Le plaisir est désiré pour lui-même sans référence à autre chose ; il serait sot de demander à quelqu'un pourquoi il veut le plaisir. C'est justement la caractéristique de la fin dernière d'être recherchée pour elle-même. Il semble donc qu'elle soit plus affaire de volonté que d'intelligence. 4. Tous se rencontrent dans le désir de la fin dernière, car il est naturel. Or le plus grand nombre est en quête de plaisir et non de connaissance. Le plaisir est donc davantage une fin que la connaissance. 5. La volonté semble être une puissance supérieure à l'intelligence puisqu'elle la meut à son acte : l'actualisation de la connaissance habituelle se fait au gré du vouloir. L'agir de la volonté apparaît ainsi plus noble que celui de l'intelligence. Par conséquent la fin dernière qui est la béatitude, semble consister davantage dans un acte de volonté que dans un acte d'intelligence. Cette position est toutefois insoutenable ; nous le démontrerons à l'évidence. La béatitude est le bien propre de la substance intellectuelle, pour autant elle ressortit à ce qui est spécifique en elle. Or l'appétition n'est pas le propre de la nature intellectuelle ; elle est en tous les êtres, bien que diversement. Et cette diversité même se juge d'après les divers rapports des êtres avec le connaître. Les uns, totalement dépourvus de connaissance, ne possèdent que l'appétit naturel ; d'autres, doués de connaissance sensible, possèdent l'appétit sensible que divisent le concupiscible et l'irascible ; d'autres enfin sont dotés de la connaissance intellectuelle et d'une appétition proportionnée, la volonté. Ainsi donc la volonté, comme appétit, n'est pas un élément caractéristique de la nature intellectuelle, elle reçoit sa spécificité de sa dépendance à l'endroit de l'intelligence. Celle-ci au contraire est par elle-même le propre de la nature intellectuelle. Par conséquent la béatitude ou félicité consiste substantiellement et principalement dans un acte d'intelligence plutôt que dans un acte de volonté. Tout objet précède naturellement la puissance dont il est le moteur : un moteur précède naturellement le mouvement de son mobile. C'est le cas de cette puissance qu'est la volonté : l'objet d'appétition meut l'appétit. L'objet de la volonté a donc une priorité naturelle sur son acte, et le premier de ses objets sur tous ses actes. Il ne se peut donc pas que ce premier objet de volition soit l'acte même de volonté. Or ce premier objet est la fin dernière, qui est la béatitude. Il est donc impossible que la béatitude ou félicité soit un acte de volonté. En toute puissance pouvant se replier sur son acte, il faut d'abord que l'acte de cette puissance se porte sur un objet étranger pour revenir ensuite sur soi. Si donc l'intelligence saisit qu'elle connaît, cela suppose d'abord qu'elle appréhende un objet et qu'ensuite elle appréhende son acte d'intelligence, car l'acte même d'intellection que l'intelligence contemple, est la saisie d'un objet. C'est pourquoi il faut ou remonter à l'infini ou bien s'arrêter à un premier objet de connaissance qui ne sera pas l'acte même d'intelligence mais un objet intelligible. Pareillement faut-il que le premier objet du vouloir ne soit pas la volition elle-même, mais un autre bien. Or le premier objet convoité par une substance spirituelle est sa béatitude ou félicité, raison d'être de tous ses autres vouloirs. Il est donc impossible que la félicité consiste essentiellement dans un acte de volonté. La vérité sur la nature d'un être se juge d'après les éléments constitutifs de sa substance : un homme réel diffère d'un homme peint par sa substance. Or la béatitude vraie ne se distingue pas de la fausse d'après l'acte de la volonté : la volonté a le même comportement dans son désir, son amour ou sa délectation, quel que soit le souverain bien qui lui soit proposé. Mais que ce souverain bien soit vrai ou faux il n'en va plus de même du point de vue de l'intelligence. La béatitude ou félicité consiste donc essentiellement davantage dans un acte d'intelligence que de volonté. Si la félicité était un acte de volonté, cet acte serait ou un désir, ou un acte d'amour, ou la jouissance d'un plaisir. Or il est impossible que le désir soit une fin dernière : le propre du désir est d'être à la recherche de ce que l'on ne possède pas encore, notion totalement opposée à celle de fin dernière. - L'amour ne peut pas non plus être une fin dernière. On aime un bien, qu'on le possède ou non ; de l'amour naît le désir pour le bien que l'on ne détient pas encore ; et si l'amour du bien possédé croît, cela vient de la possession même du bien aimé. Autre est donc la possession du bien qu'est la fin, autre l'amour de ce bien, imparfait avant qu'on ne le tienne, parfait tandis qu'on le possède. - Pareillement le plaisir ne peut être fin dernière. La possession du bien engendre le plaisir : soit goût de sa possession actuelle, soit souvenir de sa possession passée, soit espérance de sa possession future. Le plaisir ne peut donc être fin dernière. - Par conséquent aucun acte de volonté ne peut être substantiellement la félicité. Si le plaisir était la fin dernière on le voudrait pour lui-même, ce qui est faux. Le plaisir tient sa qualité de ce qui le procure : ce plaisir est bon et désirable qui est consécutif à des opérations bonnes et dignes d'être convoitées, mauvais au contraire et à fuir si ces opérations sont mauvaises. Il tient donc sa bonté et son appétibilité d'un autre, il ne peut donc être la fin dernière, qu'est la félicité. L'ordre correct des choses est en accord avec celui de la nature : l'ordonnance des choses naturelles à leur fin ne comporte pas en effet d'erreur. Or ici la délectation est pour l'opération et non pas le contraire. Ne voyons-nous pas comment chez les animaux la nature joint le plaisir à ces opérations, évidemment ordonnées aux fins nécessaires, par exemple à l'usage des aliments pour la conservation de l'individu, aux fonctions sexuelles pour la conservation de l'espèce ; sans le plaisir les animaux s'abstiendraient de ces actes nécessaires. Il est donc impossible que la délectation soit la fin dernière. La délectation paraît n'être rien d'autre que le repos de la volonté dans un bien qui plaît, de même que le désir est une inclination de la volonté vers un bien à attendre. De même que par sa volonté l'homme se meut vers sa fin et s'y repose, de même les corps dans la nature ont une inclination naturelle à leurs fins propres et s'arrêtent quand ils les atteignent. Or il serait ridicule de soutenir que le but d'un corps en mouvement n'est pas son lieu propre, mais plutôt l'arrêt de ce mouvement grâce auquel il tend à son lieu. Si en effet la fin principale de la nature était l'arrêt du mouvement, elle ne le déclencherait pas ; au contraire elle donne son impulsion afin que le corps tende à son lieu et que celui-ci une fois touché à titre de but, le repos s'ensuive. Ainsi donc le repos n'est pas la fin mais un élément qui lui est concomitant. Le plaisir n'est pas davantage la fin dernière, mais il l'accompagne, et à fortiori aucun autre acte de volonté n'est la félicité. Si la fin d'un être est un autre être qui lui est extrinsèque, on appellera encore sa fin dernière cette opération grâce à laquelle il l'atteindra ; ainsi pour ceux aux yeux de qui l'argent est une fin, on dit que posséder l'argent est leur fin mais non l'aimer ou le convoiter. Or la fin dernière d'une substance intellectuelle est Dieu. Cette opération est donc substantiellement le bonheur et la félicité de l'homme par laquelle il atteint Dieu. Et cette opération est le connaître : nous ne pouvons pas vouloir ce que nous ne connaissons pas. L'ultime félicité de l'homme réside donc substantiellement dans la connaissance de Dieu et non dans un acte de volonté. La solution aux objections, contraires à cette conclusion, ressort déjà avec évidence de cet exposé. 1. De ce que le bonheur a raison de souverain bien et par là est objet de volonté, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il est de sa nature un acte de volonté, comme le soutenait la première objection. Bien plus parce qu'il est l'objet premier de la volonté, il ne peut être son acte, nous l'avons démontré. 2. Pareillement tout ce qui concourt de quelque manière à la perfection d'une chose, n'est pas nécessairement sa fin, comme le voulait la seconde objection. Il est en effet deux manières d'appartenir à la perfection d'une chose selon que celle-ci est déjà formée dans sa nature ou qu'elle est à former. Ainsi pour une maison déjà bâtie, sa perfection résidera dans ce pourquoi elle est construite, à savoir l'habitation ; tel est bien le but de la construction d'une maison ; c'est pourquoi dans la définition parfaite de la maison on intégrera nécessairement cet élément. Mais à la perfection d'une maison à bâtir sont requis et ses éléments constitutifs, comme ses principes substantiels, et ce qui en assure la conservation, tels les contreforts qui la contiennent, et ce qui la rend agréable, telle sa beauté. La fin est donc la perfection d'une chose déjà constituée en elle-même. Ainsi pour une maison l'habitation. Et pareillement l'opération propre d'un être, qui en est comme l'usage, est sa fin ; mais les éléments constitutifs de cet être ne sont pas sa fin, mieux, c'est lui qui est leur fin. La matière et la forme sont en effet pour l'espèce. Si la forme est la fin de la génération, elle ne l'est pas de l'engendré, de celui qui est déjà constitué dans son espèce ; bien mieux la forme est requise pour la perfection de cette nature. De même ces éléments qui aident à la conservation d'un être, sa santé et ses activités nutritives, s'ils sont de la perfection de l'animal, ils n'en sont pas la fin, c'est plutôt le contraire. Pareillement tout ce qui rend un être apte aux opérations propres à sa nature et lui donne de mieux atteindre sa fin, n'est pas la fin de cet être, c'est l'inverse. Ainsi le Philosophe nous dit que la beauté, la force corporelle et autres qualités analogues sont des instruments du bonheur. Or le plaisir est la perfection de l'opération, mais non en ce sens que l'opération, constituée dans son espèce, lui est ordonnée ; elle tend à d'autres fins : ainsi l'action de manger par sa nature tend à la conservation de l'individu ; mais en ce sens qu'elle concourt à la perfection de l'être en formation : en raison du plaisir nous portons en effet plus d'attention et de fini à l'activité, source de ce plaisir. Aussi le Philosophe dit-il que le plaisir est à la perfection de l'opération comme la beauté à celle de la jeunesse, laquelle beauté est pour la jeunesse, et non l'inverse. 3. Le fait même que les hommes ne recherchent pas le plaisir pour autre chose, mais pour lui-même, n'est pas un signe suffisant - comme le suggérait la troisième objection, - qu'il est la fin dernière. Bien qu'il ne soit pas la fin dernière, le plaisir accompagne celle-ci puisqu'il naît de sa possession. 4. Les hommes ne sont pourtant pas plus nombreux à rechercher le plaisir qui naît de la connaissance que la connaissance elle-même, mais ils sont plus nombreux à se porter sur les plaisirs sensibles que sur la connaissance propre à l'intelligence et sur les joies qu'elle engendre, car l'extérieur est davantage à la portée de l'ensemble des humains du fait même que la connaissance commence par les sens. 5. Quant à la cinquième raison, tirée de l'excellence de la volonté sur l'intelligence dont elle serait motrice, elle est manifestement erronée. C'est en effet l'intelligence qui en premier lieu et par nature est le moteur de la volonté, car la volonté, comme telle, est mue par son objet, le bien connu ; tandis que celle-ci ne meut l'intelligence que quasi accidentellement, en ce sens que le connaître est considéré comme un bien et ainsi désiré par la volonté, d'où il suit que l'intelligence passe à l'acte. Mais en cela même l'intelligence précède la volonté : jamais la volonté ne se porterait sur le connaître si d'abord l'intelligence n'y avait vu son bien. - En outre, la volonté meut l'intelligence à son acte comme on le dit de tout agent, source d'impulsion, tandis que l'intelligence meut la volonté à la manière d'une fin c'est le bien perçu qui est la fin de la volonté. Or dans une motion tout agent est postérieur à la fin puisque celle-ci est la raison de cette motion. Il apparaît dès lors comme l'intelligence est purement et simplement plus noble que la volonté, et comment ce n'est qu'accidentellement et relativement que celle-ci dépasse celle-là.

27 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE SE TROUVE PAS DANS LES PLAISIRS CHARNELS

Des exposés antérieurs ressort l'impossibilité de trouver la félicité humaine dans les plaisirs charnels dont les principaux sont ceux de la table et ceux de la génération. Nous avons démontré que, d'après l'ordre de la nature, l'opération est la raison d'être du plaisir et non l'inverse. Quand donc des opérations ne sont pas la fin dernière, les plaisirs qui les suivent ne sont ni la fin dernière ni ses concomitants. Or il est évident que les opérations auxquelles sont annexés les plaisirs susdits, ne sont pas la fin dernière ; elles sont manifestement axées sur d'autres fins : la nourriture sur la conservation du corps, les actes génésiques sur la génération des enfants. Ces plaisirs ne sont donc pas la fin dernière ni ne lui sont concomitants ; en eux ne se trouve donc pas la félicité. La volonté est plus noble que l'appétit sensible dont elle est le moteur, nous l'avons dit. Si donc la félicité n'est pas dans un acte de volonté, comme nous l'avons prouvé, à fortiori n'est-elle pas dans ces plaisirs qui relèvent de l'appétit sensible. La félicité est un bien propre à l'homme : dire des animaux qu'ils sont heureux, est un abus de langage. Or ces plaisirs sont communs aux hommes et aux animaux ; on ne placera donc pas la félicité en eux. La fin dernière est ce qu'il y a de meilleur pour un être : telle en est la définition. Or ces plaisirs ne ressortissent pas à ce qu'il y a de meilleur en l'homme, son intelligence, mais à ses sens. On ne mettra donc pas la félicité en eux. On ne placera pas la plus haute perfection de l'homme sur les frontières par lesquelles il touche aux êtres inférieurs, mais sur celles qui le rattachent aux êtres supérieurs : la fin est plus noble que ce qui y conduit. Or ces plaisirs naissent du contact de l'homme avec ce qui lui est inférieur, le sensible ; on n'y cherchera donc pas la félicité. Ce qui est bon uniquement parce qu'il a une mesure, ne l'est pas en soi ; il tient sa bonté de sa mesure. Or l'usage de tels plaisirs n'est bon à l'homme que s'il est modéré, autrement ces plaisirs se contrarieraient entre eux. Ils ne sont donc pas bons purement et simplement pour l'homme. Au contraire le souverain bien est bon en soi : ce qui tient de soi sa raison de bien est meilleur que ce qui la tient d'un autre. Ces plaisirs ne sont donc pas ce souverain bien de l'homme qu'est sa félicité. En toutes les choses qui portent en elles leur raison d'être, le plus suit au plus si le simple suit au simple : par exemple, si le chaud réchauffe, le plus chaud réchauffe davantage, et ce qui est chaud au degré maximum, réchauffe à pareil degré. Par conséquent si ces plaisirs portaient en eux leur raison de bien, le meilleur serait d'en user au maximum. Or ceci est faux : tout usage immodéré de ces plaisirs est considéré comme un vice, en même temps qu'il est nuisible au corps et fait obstacle à des plaisirs de même nature. Ces plaisirs ne sont donc pas par eux-mêmes un bien pour l'homme ; en eux ne réside pas la félicité humaine. Les actes de vertu méritent louange de ce qu'ils sont orientés vers la félicité. En conséquence si la félicité résidait en cette sorte de plaisirs, un acte de vertu aurait d'autant plus de valeur qu'il s'en approcherait davantage, loin de s'en écarter. Or ceci est manifestement faux : l'acte de tempérance en effet vaut par l'abstention du plaisir, de là même il tient son nom. On ne placera donc pas la félicité de l'homme dans ces plaisirs. Dieu est la fin dernière de toute chose, cela ressort avec évidence de nos exposés. La fin dernière de l'homme se trouvera donc en ce qui le rapproche le plus de Dieu. Ces plaisirs sont au contraire un obstacle à cette très grande intimité de l'homme avec Dieu que donne la contemplation ; ils sont en effet incompatibles avec celle-ci en ce qu'ils plongent l'homme dans le sensible et pour autant l'arrachent au spirituel. On ne mettra donc pas la félicité humaine dans les plaisirs charnels. Voilà donc écartée l'erreur des Epicuriens qui placent la félicité de l'homme dans ces plaisirs, selon ce mot de Salomon parlant en leur nom : « Voilà ce qui m'est apparu bon, que l'homme mange et boive et jouisse de son travail :  c'est là sa part ». Et cet autre de la Sagesse  : « Laissons partout des traces de nos réjouissances : c'est là notre part, c'est là notre destinée ». Cette erreur est pareillement écartée des disciples de Cérinthe qui racontent comment dans la félicité dernière après la résurrection on jouira des voluptés charnelles pendant mille années du règne du Christ, d'où leur nom de Chilliastes (ou millénaristes). Les fabulations des Juifs et des Sarrasins sont aussi rejetées pour qui la rétribution des justes réside en cette sorte de plaisirs : la félicité est en effet la récompense de la vertu.

28 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS LES HONNEURS

De nos considérations il résulte encore que ce souverain bien de l'homme, la félicité, ne réside pas dans les honneurs. En effet la fin dernière de l'homme et sa félicité se trouvent dans son opération la plus parfaite, nous l'avons dit. Or l'honneur d'un homme ne relève pas de son agir propre mais de celui d'un autre qui lui donne des marques de respect. On ne mettra donc pas la félicité d'un homme dans les honneurs. Ce qui est bon et désirable en raison d'un autre ne saurait être fin dernière. C'est le cas des honneurs : nul n'est justement honoré qu'à cause d'un autre bien qu'il possède, aussi les hommes les convoitent-ils comme le gage de quelque bien qu'ils détiennent, et les désirent-ils particulièrement de la part des grands et des sages. On ne placera donc pas la félicité humaine dans les honneurs. La vertu est la voie du bonheur. Or les opérations vertueuses ressortissent au libre arbitre, de là leur mérite. On cherchera donc la félicité en quelque bien qui est du domaine de la volonté humaine. Or d'atteindre les honneurs n'est pas au pouvoir de l'homme, mais bien plus au pouvoir de celui qui honore. On ne peut donc placer la félicité humaine dans les honneurs. Seuls les bons sont dignes d'honneur, mais les méchants peuvent aussi bien être honorés. Il est donc meilleur d'être digne d'honneur que d'être honoré. L'honneur n'est donc pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien est le bien parfait qui ne supporte aucun mal. Or ce qui ne comporte aucun mal ne peut être mauvais. Donc le mal ne peut se trouver dans l'être qui possède le souverain bien. Mais un méchant peut arriver aux honneurs. L'honneur par conséquent n'est pas le souverain bien de l'homme.

29 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE CONSISTE PAS DANS LA GLOIRE

De là ressort pareillement que le souverain bien de l'homme n'est pas dans la gloire, c'est-à-dire l'éclat de la renommée. D'après Tullius la gloire est une large renommée, accompagnée de louange, et d'après Ambroise une réputation brillante accompagnée de louange. Or les hommes désirent la célébrité de la louange et du renom afin d'en tirer honneur de la part de ceux qui les connaissent. La gloire est ainsi convoitée en vue de l'honneur. Si donc celui-ci n'est pas le souverain bien, à fortiori celle-là. Ces biens méritent louange qui sont signe de l'orientation de quelqu'un vers sa fin. Toutefois celui qui tend à sa fin, ne la possède pas encore. On ne loue donc pas celui qui est établi en sa fin, bien plutôt on l'honore, remarque le Philosophe. La gloire n'est donc pas le souverain bien, puisqu'elle consiste principalement dans la louange. Connaître est meilleur qu'être connu : seuls les êtres supérieurs sont capables de connaissance, les êtres inférieurs sont connus. Le souverain bien de l'homme ne peut donc être dans la gloire qui vient de ce qu'il est connu. Nul ne désire être connu qu'en ce qui l'avantage ; chacun cherche au contraire à dissimuler son mal. Par conséquent il est désirable et bon pour quelqu'un d'être connu en raison des biens qu'il possède. Ces biens sont donc préférables. Ainsi la gloire, dont le propre est d'être connu, n'est pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien est nécessairement un bien parfait puisqu'il apaise le désir. Or cette connaissance à laquelle appartient la renommée et en quoi consiste la gloire humaine, est imparfaite tant elle est souvent incertaine et sujette à l'erreur. La gloire ne peut donc être le souverain bien. Le souverain bien de l'homme doit être ce qu'il y a de plus stable dans les choses humaines : on désire naturellement que le bien se maintienne longtemps. Or la gloire qui suit la renommée est des plus instables, car rien n'est plus changeant que l'opinion des hommes et leur louange. Là ne peut donc être le souverain bien de l'homme.

30 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME NE RÉSIDE PAS DANS LES RICHESSES

Et de ces principes il ressort que les richesses ne sont pas le souverain bien de l'homme. Les richesses ne sont en effet recherchées qu'en vue de quelque autre bien ; l'intérêt qu'elles offrent n'est pas en elles-mêmes, mais dans l'usage que l'on en fait soit pour subvenir à nos besoins corporels soit pour tout autre but analogue. Tandis que le souverain bien est voulu pour lui-même et non pour un autre. Les richesses ne peuvent donc être le souverain bien de l'homme. Posséder ou conserver ce qui vaut dans la mesure où l'on s'en départit, ne peut être le souverain bien de l'homme. Or tout le prix des richesses réside en ce qu'on les dépense : c'est bien cela en user. La possession des richesses ne peut donc être le souverain bien de l'homme. Un acte de vertu mérite quelque louange pour autant qu'il conduit à la félicité. Or le mérite d'un acte de libéralité ou de magnificence dont l'argent est la matière, réside davantage dans l'usage que l'on fait de la richesse que dans sa conservation : telle est bien l'origine du nom de ces vertus. La félicité de l'homme ne consiste donc pas dans la possession des richesses. Ce dont la possession est le souverain bien de l'homme, doit être meilleur que l'homme. Or l'homme est meilleur que les richesses puisque toute la raison d'être de celles-ci réside dans l'usage qu'il en fait. Le souverain bien de l'homme ne consiste donc pas dans les richesses. Le souverain bien n'est pas soumis au jeu de la fortune. Ce qui est fortuit est en effet étranger à la raison tandis qu'il appartient à l'homme d'aller à sa fin propre par sa raison. Mais l'enrichissement est particulièrement dû au hasard. La félicité humaine n'est donc pas constituée par la richesse. Ceci est encore plus évident de ce fait que les richesses sont perdues involontairement et qu'elles échoient même aux méchants qui doivent être privés du souverain bien, et qu'elles sont instables, évidence qui ressort encore de toutes ces autres raisons développées plus haut.

31 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS LE POUVOIR TERRESTRE

Pareillement le pouvoir sur terre ne peut être le souverain bien : y accéder est dû souvent au jeu de la fortune ; il est instable, échappe à la volonté de l'homme ; souvent il est aux mains des méchants : toutes choses incompatibles avec le souverain bien, comme nous l'avons dit précédemment. La mesure de la bonté d'un homme est sa proximité au souverain bien. Or du fait qu'il possède le pouvoir on ne dit ni qu'il est bon ni qu'il est mauvais : tout homme qui peut faire le bien, n'est pas bon pour autant, et tout homme qui peut faire le mal n'est pas forcément mauvais. Le souverain bien ne réside donc pas dans la détention du pouvoir. Tout pouvoir est au profit d'un autre et le souverain bien n'est pas pour un autre. Le pouvoir n'est donc pas le souverain bien de l'homme. Le souverain bien de l'homme n'est pas ce dont il peut bien ou mal user : le meilleur bien est en effet ce dont on ne peut mal user. Mais on peut bien ou mal user du pouvoir : car la raison exerce son pouvoir pour des buts opposés. Le pouvoir chez l'homme n'est donc pas son souverain bien. Si quelque pouvoir était le souverain bien, il devrait être très parfait : Or le pouvoir chez l'homme est extrêmement imparfait, tributaire qu'il est des volontés et des opinions des hommes, si instables. En outre plus large est ce pouvoir, plus il dépend d'un grand nombre, cause de faiblesse pour lui, car ce qui dépend d'un grand nombre est plus exposé à la ruine. Le souverain bien de l'homme ne réside donc pas dans quelque pouvoir humain. En conséquence la félicité de l'homme ne doit être cherchée en aucun bien extérieur puisque tous ces biens que l'on appelle les biens de la fortune se ramènent à l'un de ceux-ci.

32 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE RÉSIDE PAS DANS QUELQUE BIEN CORPOREL

De pareilles considérations prouvent à l'évidence que le souverain bien de l'homme ne réside pas non plus en ces biens du corps, tels que la santé, la beauté et la force. Ces biens sont communs aux bons et aux méchants, ils sont instables, nullement soumis à la volonté. L'âme est meilleure que le corps qui ne vit et ne possède ces biens que par l'âme. Le bien de l'âme, tel le savoir ou autre semblable, est donc meilleur que celui du corps. Le bien du corps ne saurait donc être le souverain bien de l'homme. Ces biens sont communs à l'homme et aux animaux. Or la félicité est un bien propre à l'homme. Elle ne peut donc être cherchée dans les biens susdits. Beaucoup d'animaux sont supérieurs à l'homme dans les biens du corps : les uns sont plus alertes, d'autres plus forts, etc. Par conséquent si le souverain bien de l'homme était en l'un de ces biens, l'homme ne serait pas le premier dans le genre animal : ce qui est évidemment faux. La félicité de l'homme ne réside donc pas en quelque bien du corps.

33 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME NE RÉSIDE PAS DANS LE SENS

Ces raisons prouvent encore que le souverain bien de l'homme n'est pas dans les biens du domaine sensible. Tous ceux-ci sont en effet communs aux hommes et aux animaux. L'intelligence est plus noble que le sens, son bien meilleur que celui du sens. Le souverain bien de l'homme ne peut donc être en ce dernier. Si le souverain bien résidait dans le sens on le chercherait dans les plus fortes délectations sensibles, celles de la nourriture et de la génération. Or il n'est pas là ; il n'est donc pas dans le sens. On apprécie le sens dans la mesure de son utilité et comme moyen de connaissance. Or toute l'utilité des sens a trait aux biens du corps, et la connaissance sensible est ordonnée à la connaissance intellectuelle ; c'est pourquoi chez les animaux, dépourvus d'intelligence, le plaisir sensoriel est en raison de l'utilité qu'ils en retirent pour leur corps, quand grâce à la connaissance sensible ils trouvent leur nourriture et exercent leurs activités génésiques. Le souverain bien de l'homme qu'est sa félicité, n'est donc pas du domaine du sens.

34 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME NE SE TROUVE PAS DANS LES ACTES DES VERTUS MORALES

Il apparaît encore que la félicité dernière de l'homme ne se trouve pas dans l'agir moral. La félicité humaine, puisqu'elle est la fin dernière, ne tend à aucune autre. Or tout l'agir moral est axé sur autre chose que lui-même, comme il ressort de ses actes principaux. Les actes de force que l'on accomplit pendant la guerre, ont leur raison d'être dans la victoire et la paix : il est fou de guerroyer pour guerroyer. De même la justice a comme but la paix parmi les hommes grâce à laquelle chacun jouit tranquillement de son bien. Il en va de même des autres vertus. On ne cherchera donc pas l'ultime félicité de l'homme dans l'agir moral. Le rôle des vertus morales est d'imposer la juste mesure dans les mouvements passionnels intérieurs et dans l'usage extérieur des choses. Or ce travail sur les passions et les choses ne saurait être la fin dernière de la vie humaine puisque les passions elles-mêmes et les choses sont susceptibles de tendre à quelque autre but. Il n'est donc pas possible que la dernière félicité de l'homme soit dans les actes des vertus morales. Puisque l'homme est homme par sa raison, ce bien propre qu'est sa félicité doit être du domaine propre à la raison. Or ce que la raison possède en elle-même lui est beaucoup plus propre que ce qu'elle réalise en dehors d'elle-même. Puis donc que le bien de la vertu morale est une _uvre de la raison sur une matière qui lui est extrinsèque, il ne peut être ce bien parfait qu'est la félicité ; celui-ci doit plutôt être quelque bien intrinsèque à la raison elle-même. Nous avons démontré comment la fin de toutes choses est de tendre à la ressemblance divine. La félicité se trouvera donc en ce qui assure le mieux à l'homme cette ressemblance. Or ceci ne peut être du domaine des actes moraux puisque ceux-ci ne conviennent pas à Dieu si ce n'est métaphoriquement : en Dieu il n'est pas en effet de passions ni autres mouvements semblables, matière des actes des vertus morales. La dernière félicité de l'homme qu'est sa fin dernière, n'est donc pas dans les actes des vertus morales. La félicité est le bien propre de l'homme ; c'est donc dans le bien le plus spécifiquement humain, en tant que l'homme se distingue des animaux, que l'on cherchera sa félicité dernière. Or ce bien n'est pas un acte de vertu morale : chez les animaux on trouve en effet quelque chose de la libéralité ou de la force, mais rien de l'agir intellectuel. La félicité dernière de l'homme n'est donc pas dans les actes des vertus morales.

35 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE NE RÉSIDE PAS DANS UN ACTE DE PRUDENCE

De nos considérations il apparaît encore que la félicité dernière de l'homme n'est pas non plus dans un acte de prudence. L'acte de prudence appartient au domaine des vertus morales. Or la félicité dernière de l'homme ne réside pas dans les actes des vertus morales, elle n'est pas davantage dans un acte de prudence. La félicité dernière de l'homme se trouve dans son opération la plus parfaite. Or celle-ci, dans sa note la plus spécifique, se porte sur les plus nobles des objets. Cependant la prudence ne se porte pas sur de tels objets, propres à l'intelligence ou à la raison ; sa matière en effet n'est pas le nécessaire, mais le contingent de l'agir. Ce n'est donc pas dans son acte que réside la félicité dernière de l'homme. Ce qui est axé sur un autre comme sur sa fin, n'est pas la félicité dernière de l'homme. Or l'opération de la prudence tend à une fin autre qu'elle-même, soit parce que toute connaissance pratique, dont relève la prudence, est axée sur l'agir, soit parce que la prudence donne à l'homme son comportement vertueux dans ses choix de moyens en vue d'une fin. Ce n'est donc pas dans l'agir prudentiel que se trouve la félicité dernière de l'homme. Les animaux, dépourvus de raison, ne participent aucunement à la félicité, comme le prouve Aristote. Ils ont pourtant quelque chose de la prudence, comme celui-ci le dit encore. La félicité ne réside donc pas dans une _uvre de prudence.

36 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE SE TROUVE PAS DANS L'ART

Il est évident que la félicité ne se trouve pas davantage dans l'art. La connaissance, propre à l'art, est elle-même pratique ; elle est donc axée sur une fin et ne peut pas être une fin dernière. Les objets fabriqués sont les fins de l'activité artistique ; et ils ne peuvent être la fin dernière de la vie humaine, puisque bien au contraire nous sommes leur fin : tout est en effet au service de l'homme. Il ne se peut donc que l'agir propre à l'art, soit la félicité dernière de l'homme.

37 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME SE TROUVE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU

Puis donc que l'ultime félicité de l'homme ne se trouve pas dans ces biens extérieurs, nommés « biens de fortune », ni dans les biens du corps, ni dans ceux de l'âme en son domaine de la sensibilité, ni, au domaine spirituel, dans les actes des vertus morales, ni dans ceux des vertus intellectuelles qui appartiennent à l'agir, l'art et la prudence, il reste que la félicité dernière de l'homme est dans la contemplation de la vérité. Seule cette activité est propre à l'homme ; les animaux n'y communient d'aucune manière. En outre elle ne tend à aucune autre fin : elle est recherchée pour elle-même. Par elle, en une certaine ressemblance, l'homme rejoint les êtres qui lui sont supérieurs ; car de toutes les opérations humaines elle seule se retrouve en Dieu et dans les substances séparées. Par elle encore il atteint ces êtres supérieurs, quelle que soit la connaissance qu'il en a. Pour cette activité encore l'homme se suffit particulièrement, sans grand besoin de quelque secours étranger. Cette opération enfin apparaît comme la fin de toutes les autres activités humaines. A la perfection de la contemplation sont en effet requises la santé du corps que tendent à procurer toutes les initiatives nécessaires à la vie ; et la pacification des passions impétueuses, fruit des vertus morales et de la prudence, puis la paix extérieure qu'assure tout le gouvernement de la cité. En sorte qu'à bien tout considérer, toutes les activités humaines sont au service des contemplatifs de la vérité. Cependant la félicité dernière ne saurait consister dans cette contemplation, propre à l'intellect des premiers principes très imparfaite parce que très générique, ne renfermant qu'en puissance la connaissance des choses ; elle est en outre au point de départ et non au terme de l'effort humain, un don de la nature et non le fruit de notre effort dans la vérité. Cette contemplation n'est pas davantage la connaissance des choses inférieures, puisque la félicité réside dans l'activité de l'intelligence qui se porte sur l'intelligible le plus noble. Il reste donc que la félicité dernière de l'homme réside dans la contemplation de la sagesse relative aux choses de Dieu. Ainsi se trouve confirmé par cette voie d'induction, ce que nous avions prouvé antérieurement, à savoir que l'ultime félicité de l'homme ne réside que dans la contemplation de Dieu.

38 : COMMENT LA FÉLICITÉ HUMAINE NE CONSISTE PAS EN CETTE CONNAISSANCE DE DIEU QUE POSSÈDE LE COMMUN DES HOMMES

Nous devons chercher maintenant en quelle connaissance de Dieu se trouve l'ultime félicité d'une substance spirituelle. Il est en effet une certaine connaissance de Dieu, générique et confuse, qui se rencontre chez presque tous les hommes : soit parce que l'existence de Dieu est connue par elle-même, aussi bien que les autres principes de démonstration, comme plusieurs l'ont pensé, nous l'avons dit, soit que - et cela nous paraît plus vrai - par sa raison naturelle, l'homme puisse atteindre immédiatement une certaine connaissance de Dieu. En effet, en face de l'ordre de la nature, comme il n'est pas d'ordre sans ordonnateur, les hommes concluent normalement qu'existe un ordonnateur du monde que nous voyons. Mais quel est cet ordonnateur ? Quelles en sont les qualités ? Est-il unique ? Cette perception commune ne le révèle pas immédiatement : ainsi voyons-nous un homme se mouvoir et réaliser une _uvre, nous saisissons en lui un principe absent chez les autres êtres ; ce principe nous lui donnons le nom d'âme ; mais nous en ignorons encore la nature ; est-il un corps ? Quelle est sa causalité dans les activités susdites ? Une telle connaissance de Dieu ne peut suffire à la félicité. L'opération du bienheureux ne peut souffrir en effet de lacune. Or cette connaissance est susceptible de beaucoup d'erreurs. Les uns en effet ont cru qu'il n'est pas d'autre ordonnateur du monde que les corps célestes, et prétendirent que ces corps étaient dieux ; d'autres reconnurent cet ordonnateur dans les éléments eux-mêmes et ce qui en est engendré, jugeant que ceux-ci ne tenaient leur mouvement et leurs activités naturelles de nul autre, mais qu'ils causaient eux-mêmes l'ordonnance des autres ; d'autres enfin avancèrent que les actes humains ne sont soumis à aucun ordre qui ne soit celui des hommes, et ils appelèrent dieux ces hommes qui gouvernent les autres. Une telle connaissance de Dieu est donc insuffisante à la félicité. De plus la félicité est la fin de l'activité humaine. Or l'homme ne recherche pas cette connaissance par ses actes, bien mieux tous la possèdent quasi dès le commencement : là n'est donc pas la félicité. Nul n'est répréhensible de ce qu'il ne tient pas la félicité, on loue au contraire celui qui ne la possédant pas, y tend. Or qui est privé de cette connaissance de Dieu apparaît bien méprisable : rien ne fait davantage ressortir la sottise d'un homme que cet aveuglement devant des signes si manifestes de Dieu, de même que l'on trouverait stupide celui qui à la vue d'un homme, ne comprendrait pas qu'il a une âme. Aussi le Psalmiste dit-il : « L'insensé a dit dans son c_ur : Il n'y a point de Dieu ». Cette connaissance ne suffit donc pas à la félicité. Très imparfaite est la connaissance générique d'une chose, sans ses caractéristiques propres, telle la connaissance que l'on aurait de l'homme par le seul fait qu'il se meut. Une pareille connaissance ne porte que sur la potentialité d'un être ; ses caractères distinctifs sont en effet contenus en puissance dans ses caractères génériques. Or la félicité est une opération parfaite, et le souverain bien de l'homme réside dans son actuation plénière et non dans sa potentialité : une puissance n'a raison de bien que par la perfection de son acte. Cette connaissance de Dieu est donc insuffisante à notre félicité.

39 : COMMENT LA FÉLICITÉ DE L'HOMME N'EST PAS DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU OBTENUE PAR DÉMONSTRATION

Il est une autre connaissance de Dieu, plus profonde que celle dont nous venons de parler, due à la démonstration qui nous vaut d'approcher davantage de sa connaissance propre, car par cette voie nous nions de lui beaucoup de choses, ce qui nous le fait apparaître comme un être séparé des autres. La démonstration en effet conclut à un Dieu immobile, éternel, incorporel, absolument simple, un, doté de tous ces attributs que nous avons étudiés au Premier Livre sur Dieu. Or non seulement l'affirmation, mais encore la négation, nous fournit d'un être une connaissance propre : ainsi s'il est propre à un homme d'être un animal raisonnable, il lui est pareillement propre de ne pas être un être inanimé ou irrationnel. Néanmoins il existe une différence entre ces deux voies du connaître : par l'affirmation nous savons ce qu'est la chose, comment elle se distingue des autres, tandis que par la négation, si nous savons comment elle se distingue des autres, nous ignorons ce qu'elle est. Or telle est la connaissance propre que nous avons de Dieu par la démonstration. Elle est donc elle-même insuffisante à l'ultime félicité de l'homme. Les êtres d'une espèce atteignent normalement la fin de cette espèce : ce qui relève en effet de la nature est permanent ou se réalise dans la majorité des cas, les déficiences sont exceptionnelles, dues à quelque altération. Or la félicité est la fin de l'espèce humaine : tous les hommes la désirent naturellement. Elle est donc un bien commun, à la portée de tous les hommes, à moins que ne surgisse quelque obstacle qui les paralyse. Mais peu d'hommes parviennent à cette connaissance de Dieu par la démonstration en raison de ces difficultés dont nous avons parlé au début du Livre Premier. Cette connaissance de Dieu n'est donc pas essentielle à la félicité de l'homme. Aboutir à son acte, telle est la finalité d'un être en puissance, comme il apparaît de nos exposés antérieurs. Par conséquent la félicité qu'est la fin dernière est un acte pur de toute potentialité à quelque actuation ultérieure. Or cette connaissance que la démonstration nous donne de Dieu, est en puissance à un autre savoir sur Dieu, qu'il porte sur des objets nouveaux ou qu'il atteigne les mêmes objets d'une manière supérieure : les fils s'efforcent en effet d'accroître de quelque manière la science de Dieu, reçue de leurs pères. Une telle connaissance n'est donc pas l'ultime félicité de l'homme. Félicité et misère sont incompatibles ; nul ne peut être à la fois malheureux et heureux. Or la grande part de notre malheur a son origine dans le mensonge et l'erreur auxquels tous nous répugnons naturellement. Et cette connaissance de Dieu qui nous occupe, voisine avec de multiples erreurs : ce qui apparaît chez beaucoup qui, par démonstration, ont atteint quelques vérités au sujet de Dieu ; mais quand la démonstration leur a manqué, ils ont suivi leur sens et sont tombés dans de nombreuses erreurs. Peu nombreux au contraire, c'est manifeste, sont ceux qui dans les choses de Dieu ont acquis la vérité par cette voie de la démonstration sans qu'aucune erreur n'entache leur jugement : un tel fait n'est pas en harmonie avec la notion de la félicité qui est une fin commune à tous. L'ultime félicité de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance de Dieu. La félicité se trouve dans une opération parfaite, et la perfection de la connaissance requiert la certitude : nous ne pouvons vraiment prétendre connaître que si nous savons qu'une chose ne peut être autrement. Or cette connaissance de Dieu comporte beaucoup d'incertitude, comme en témoigne la diversité des opinions au sujet de Dieu chez ceux qui tentent de le connaître par voie de démonstration. L'ultime félicité ne peut donc être en pareille connaissance. Le désir de la volonté est assouvi quand celle-ci a touché à sa fin dernière. Or la félicité est la fin dernière de toute connaissance humaine. Cette connaissance de Dieu sera donc essentiellement la félicité qui, une fois obtenue, ne laissera plus place au désir de quelque connaissance ultérieure. Telle n'est pas cette connaissance de Dieu qu'obtiennent les Philosophes par voie de démonstration : après elle nous désirons encore connaître d'autres choses qui lui échappent ; en elle ne se trouve donc pas la félicité. La fin de tout être en puissance est de parvenir à son acte ; il y tend par le mouvement qui le conduit à sa fin. Or tout être en puissance tend à son acte dans la mesure de ses possibilités. Tel être est en puissance dont toute la potentialité est susceptible d'être actuée ; sa fin est donc d'être actué selon tout lui-même : ainsi le corps lourd, hors de son milieu, est en puissance à son lieu propre. Tel autre être est ainsi en puissance que sa potentialité ne peut être actuée toute à la fois : ainsi la matière première ; par son mouvement elle tend successivement à l'acte sous des formes diverses qui, en raison même de cette diversité, ne peuvent être ensemble. Notre intelligence est en puissance à tous les intelligibles, nous l'avons vu au Deuxième Livre. Et l'intellect possible est apte à recevoir deux intelligibles à la fois, du moins dans cet acte premier qu'est la science, non peut-être dans l'acte second qu'est son regard sur l'objet. Ainsi apparaît-il que toute la potentialité de l'intellect possible est susceptible d'être actuée à la fois, ce que requiert donc la fin ultime qu'est la félicité. Mais cette connaissance de Dieu par voie de démonstration dont il est ici question, ne le réalise pas, puisque tout en la possédant nous restons encore dans l'ignorance de beaucoup de choses. Elle ne suffit donc pas à l'ultime félicité.

40 : COMMENT LA FÉLICITÉ NE SE TROUVE PAS DANS LA CONNAISSANCE DE DIEU QUE DONNE LA FOI

Toutefois il est pour les hommes une autre connaissance de Dieu, en partie supérieure à celle dont nous avons parlé, la connaissance par la foi. Celle-ci dépasse celle-là en ce sens qu'elle nous apporte au sujet de Dieu certaines vérités à ce point éminentes que la raison pure ne pourrait les atteindre par la démonstration, comme nous l'avons expliqué au début de ce travail. Néanmoins l'ultime félicité de l'homme ne peut se trouver encore dans cette connaissance propre à la foi. En effet, comme il ressort de nos exposés, la félicité est une opération parfaite de l'intelligence. Or, dans la connaissance de foi, l'opération intellectuelle est des plus imparfaites à considérer l'intelligence, bien que du point de vue de son objet elle soit des plus nobles : l'intelligence ne comprend pas en effet ce à quoi, en croyant, elle donne son assentiment. Ce n'est donc pas non plus dans cette connaissance de foi que se trouve l'ultime félicité. Nous avons démontré plus haut comment la félicité dernière ne réside pas principalement dans un acte de volonté. Or dans la connaissance de foi la volonté exerce un rôle principal : l'intellect donne en effet son assentiment aux propositions de foi parce qu'il le veut et non parce qu'il est entraîné nécessairement par l'évidence intrinsèque de la vérité. Ce n'est donc pas dans cette connaissance de foi que se trouve la félicité dernière. Celui qui croit donne sans voir son assentiment à ce qu'un autre lui propose : ainsi la connaissance qui appartient à la foi, tient-elle davantage de l'audition que de la vision. En outre il ne croirait pas à ces propositions qu'il ne voit pas, s'il n'estimait que la science de l'autre est supérieure à la sienne dans ce domaine qui lui échappe. Par conséquent ou cette estimation est fausse, ou celui qui enseigne possède vraiment une science plus parfaite de ces propositions. Et si ce dernier ne tenait ces choses que pour les avoir entendues, on ne pourrait remonter à l'infini : l'assentiment de foi serait alors vain et sans certitude, il n'y aurait aucun fondement certain, générateur de certitude chez le croyant. Il est de plus impossible que la connaissance de foi soit fausse et incertaine, comme il apparaît au Premier Livre ; et si cette connaissance était fausse et vaine, elle ne pourrait être la félicité. Il existe donc pour l'homme une connaissance de Dieu supérieure à celle de la foi : soit que l'homme proposant l'objet de foi, en saisisse immédiatement la vérité comme nous le croyons du Christ, soit qu'il le reçoive immédiatement de celui qui voit, comme nous le croyons des Apôtres et des Prophètes. Puisque la félicité de l'homme se trouve dans la connaissance de Dieu la plus parfaite, il est impossible qu'elle se trouve dans la connaissance de foi. La félicité apaise le désir naturel puisqu'elle est la fin dernière. Or la connaissance de foi, loin de satisfaire le désir naturel, l'aiguise, chacun désirant voir ce qu'il croit. La félicité dernière de l'homme n'est donc pas dans la connaissance de foi. On dit de la connaissance de Dieu qu'elle est la fin parce qu'elle unit à Dieu, la fin dernière de toutes choses. Or dans la connaissance de foi, l'être connu n'est pas parfaitement présent à l'intelligence : la foi se porte en effet sur ce qui est loin et non sur ce qui est présent ; l'Apôtre le dit : « Tant que nous marchons par la foi, nous demeurons loin du Seigneur ». Pourtant dans la foi Dieu est présent au c_ur puisque le croyant donne volontairement son assentiment à Dieu, d'après ce qui est dit aux Éphésiens : « Le Christ habite dans vos c_urs par la foi ». Il est donc impossible que la félicité dernière de l'homme soit dans la connaissance de foi.

41 : EN CETTE VIE, L'HOMME EST-IL SUSCEPTIBLE DE CONNAÎTRE LES SUBSTANCES SÉPARÉES PAR L'ÉTUDE ET LA RECHERCHE PROPRE AUX SCIENCES SPÉCULATIVES ?

Une substance spirituelle peut encore acquérir de Dieu une autre connaissance. Au Deuxième Livre, nous avons dit comment une substance spirituelle séparée, par la saisie de son essence, connaît ce qui est au-dessus d'elle et ce qui est au-dessous, selon le mode de sa substance. Ce qui s'impose plus spécialement quand ce qui lui est supérieur est sa cause, puisqu'en tout effet on trouve nécessairement une ressemblance avec sa cause. Puis donc, comme il ressort des explications antérieures, que Dieu est la cause de toutes les substances spirituelles créées, nécessairement les substances spirituelles séparées, par la saisie de leur essence, connaissent Dieu par mode de vision : l'intellect en effet connaît par vision la chose dont il porte en lui la ressemblance, de même que dans l'_il se trouve la ressemblance de l'objet perçu corporellement. Ainsi l'intelligence qui saisit dans sa nature une substance séparée voit Dieu d'une manière supérieure à la connaissance décrite antérieurement. Certains ont placé en cette vie la félicité dernière de l'homme dans la connaissance des substances séparées ; il importe donc de savoir si l'homme peut les connaître en cette vie. Cela même fait problème. Notre intelligence dans l'état présent ne saisit rien sans l'image qui, à l'endroit de l'intellect possible grâce auquel nous comprenons, joue le rôle des couleurs pour la vue, comme nous l'avons expliqué au Deuxième Livre. Par conséquent si par cette connaissance intellectuelle qui a l'image pour origine, l'un de nous est susceptible de s'élever à l'intelligence des substances séparées, il lui sera possible en cette vie de comprendre ces substances elles-mêmes, et par là, en les voyant, de participer à ce mode de connaissance grâce auquel une substance séparée saisit Dieu en se saisissant elle-même. Mais si par cette connaissance, appuyée sur l'image, l'homme ne peut aucunement s'élever à cette intelligence des substances séparées il lui sera impossible en cette vie présente d'atteindre cette forme de connaissance de Dieu. Quelques-uns ont expliqué diversement cette possibilité, dans la connaissance à base d'images, d'atteindre l'intellection des substances séparées. Avempace prétendait que par l'étude des sciences spéculatives nous pouvions, en partant de l'acquis de la connaissance fantasmatique, toucher à cette intellection des substances séparées. Par l'action de l'intelligence nous pouvons en effet abstraire l'essence de toute chose ayant une essence, et n'étant pas identifiée avec son essence. Le propre de l'intelligence est de connaître toute quiddité comme telle, puisque son objet propre est l'essence. Toutefois si le premier objet de l'intellect possible est un être ayant une quiddité, nous pouvons par cet intellect abstraire la quiddité de ce premier objet ; si cette quiddité possède elle-même une quiddité, il sera de nouveau possible d'abstraire la quiddité de cette quiddité, et comme on ne peut remonter à l'infini on s'arrêtera nécessairement à un point. Notre intelligence peut donc par cette voie d'analyse parvenir à la connaissance d'une quiddité n'en ayant pas elle-même. Telle est la quiddité des substances séparées. Ainsi notre intelligence peut s'élever à l'intellection des substances séparées à partir de la connaissance des sensibles qui a sa base dans les phantasmes. Pour étayer sa thèse il emprunte encore une autre voie. Il pose que l'intelligence d'un objet unique, par exemple d'un cheval, n'est multipliée en toi et en moi qu'en raison de la multiplicité des espèces spirituelles, distinctes en toi et en moi. Par conséquent une intellection qui ne serait pas fondée sur de telles espèces, serait la même chez toi et chez moi. Or la quiddité de l'objet que l'intelligence est susceptible d'abstraire, comme on l'a prouvé, n'a pas d'espèce spirituelle et individuelle ; la quiddité de l'objet saisi n'est pas en effet la quiddité d'un individu spirituel ou corporel puisque l'objet saisi, comme tel, est universel. Notre intelligence est donc capable de saisir la quiddité d'un objet dont l'intellection est une pour tous. Tel est le cas des substances séparées. Notre intelligence peut donc connaître une substance séparée. A les bien considérer ces raisons sont sans valeur. L'objet saisi, comme tel, est universel, aussi la quiddité de cet objet est celle d'un universel, genre ou espèce. Mais la quiddité du genre ou de l'espèce des sensibles que, grâce aux images, nous connaissons intellectuellement, est composée de matière et de forme. Elle est donc totalement autre que celle de la substance séparée, simple et immatérielle. La saisie de la quiddité d'une chose sensible, grâce aux phantasmes, n'annonce donc pas la perception de celle d'une substance séparée. Il n'y a pas identité de nature entre une forme qui dans son être est inséparable de son sujet, et une forme qui dans son être est sans sujet, bien que l'une et l'autre soit saisie, abstraction faite du sujet. Autre est en effet la raison de la grandeur, autre celle des substances séparées, à moins qu'à la suite de certains platoniciens nous posions des grandeurs séparées mitoyennes entre les espèces et les êtres sensibles. Mais la quiddité du genre ou de l'espèce des choses sensibles ne peut, dans son être, être séparée de telle matière individuée à moins qu'avec les platoniciens nous admettions les espèces séparées, ce que rejette Aristote. Cette quiddité ne ressemble donc en rien aux substances séparées, totalement immatérielles. De ce qu'elle soit comprise, il ne s'ensuit donc pas que les substances séparées le puissent être. Si l'on donnait une même définition de la quiddité des substances séparées et de la quiddité du genre ou de l'espèce des substances sensibles, on ne pourrait le faire pour l'espèce sans affirmer, avec les Platoniciens, que les espèces des substances sensibles sont ces substances séparées elles-mêmes. Il reste donc qu'elles communient avec elle uniquement du point de vue de la quiddité, comme telle. Ce n'est alors qu'un aspect général de genre ou de substance. Par de telles quiddités on ne peut donc connaître des substances séparées que leur genre éloigné. Or la connaissance du genre n'est pas celle de l'espèce si ce n'est en puissance. La substance séparée ne peut donc être saisie à travers l'intelligence des substances sensibles. L'écart est plus considérable entre une substance séparée et des êtres sensibles qu'entre deux êtres sensibles. Or la connaissance de l'essence de l'un de ceux-ci est insuffisante pour connaître l'essence d'un autre : de ce qu'un aveugle-né connaît le son, d'aucune manière il ne peut connaître la couleur. A plus forte raison la connaissance de la quiddité d'une substance sensible n'assure pas la connaissance d'une substance séparée. Dans l'hypothèse même où les substances séparées seraient motrices des astres et, par leurs mouvements, productrices de formes sensibles, ce mode de connaissance de la substance séparée à partir du sensible serait encore insuffisant pour la saisie de leur essence. Un effet nous révèle sa cause soit en raison de la ressemblance qui existe entre elle et lui, soit en raison de la virtualité de cette cause dont il est le signe. Or du point de vue de la ressemblance, l'essence d'une cause ne peut être connue par son effet que si l'agent est de même espèce que son effet, ce qui n'est pas le cas pour les substances séparées et les êtres sensibles ; et du point de vue de la virtualité, l'impossibilité est la même si l'effet n'est pas égal à la vertu de sa cause ; alors seulement toute la vertu de la cause est connue par son effet, et la vertu d'un être révèle sa substance. Mais ce n'est pas ici le cas puisque les virtualités des substances séparées dépassent tous les effets sensibles, perçus par notre intelligence, comme une vertu universelle dépasse un effet particulier. Il nous est donc impossible, par l'intellection des êtres sensibles, de parvenir à celle des substances séparées. Toutes nos connaissances, fruits de nos recherches et de notre étude, ressortissent à quelque science spéculative. Si donc par la voie des natures et des essences sensibles nous parvenions à la connaissance des substances séparées, cette connaissance relèverait nécessairement d'une science spéculative : ce que nous ne voyons pas, car aucune science spéculative ne nous apprend des substances séparées ce qu'elles sont, mais simplement qu'elles sont. Il nous est donc impossible par la voie des natures sensibles de parvenir à l'intellection des substances séparées. On pourrait objecter que cette science spéculative si elle n'est pas, peut cependant être élaborée : vaine instance, car par les quelques principes, connus de nous, nous ne pouvons atteindre à cette intelligence des substances séparées. Tous les principes propres d'une science dépendent en effet des principes premiers indémontrables, connus par eux-mêmes, dont la connaissance nous vient du sensible. Or le sensible ne peut acheminer parfaitement à la connaissance des êtres immatériels, comme le prouvent les argumentations antérieures. Aucune science ne peut donc nous conduire à l'intelligence des substances séparées.

42 : COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES AINSI QUE LE PRÉTENDAIT ALEXANDRE

D'après Alexandre notre intellect possible serait soumis à la génération et à la corruption : comme une disposition de la nature humaine conséquente à l'union des éléments, comme nous l'avons expliqué au Deuxième Livre. Mais comme il est impossible à une telle vertu de s'élever au-dessus des choses matérielles, Alexandre niait que notre intellect possible pût quelquefois atteindre à l'intelligence des substances séparées ; pourtant il maintint que nous, dans l'état présent, nous pouvions comprendre ces substances. Voici son essai d'explication : Tout être parvenu à l'achèvement de sa génération et à la dernière perfection de sa substance, s'accomplit dans son opération propre, action ou passion : de même que l'agir suit la substance, l'agir parfait suit la substance parfaite : d'où un animal parfait en tout point, peut marcher par lui-même. Or pour l'intellect « habilité » qui n'est rien autre que les espèces intelligibles, infuses par l'intellect actif dans l'intellect possible, il y a deux opérations : l'une grâce à laquelle les objets intelligibles encore en puissance passent à l'acte sous l'influence de l'intellect actif, l'autre qui est l'intellection de ces objets, maintenant en acte : l'homme peut exercer cette double activité par l'habitus intellectuel. Quand donc s'achève la génération de l'intellect « habilité », en lui s'accomplissent ces deux opérations. L'achèvement de cette génération se réalise par l'acquisition de nouvelles espèces intelligibles. Ainsi, nécessairement cette génération prend fin maintenant, à moins d'obstacle, car nulle génération ne se poursuit à l'infini. En conséquence ces deux opérations de l'intellect « habilité » s'achèveront quand tous les objets en puissance seront en acte - ce qui est la perfection de la première - et quand seront saisis tous les intelligibles, séparés et non séparés. Selon la théorie d'Alexandre, l'intellect possible ne peut, comme on l'a dit, comprendre les substances séparées. Aussi avance-t-il que notre intellect « habilité » saisit les substances, dans la mesure où l'intellect actif, substance séparée d'après lui, devient la forme de notre intellect « habilité », et notre propre forme : de la sorte notre intellection se ferait par lui, comme nous le prétendons pour l'intellect possible. Et comme à l'intellect actif il appartient d'actuer les objets encore en puissance et de saisir les substances séparées, nous pouvons donc dans l'état présent saisir les substances séparées et tous les intelligibles non séparés. Et d'après cette théorie, par la voie de cette connaissance qui naît des images, nous accédons à celle des substances séparées, non pas que les images et les objets connus par elles soient un intermédiaire pour connaître les substances séparées, comme dans le cas des sciences spéculatives - c'était la théorie exposée plus haut - mais les espèces intelligibles sont en nous des dispositions à cette forme qu'est l'intellect actif. C'est la première différence entre ces deux opinions. Ainsi quand l'intellect « habilité » est parfait par ces espèces intelligibles, reçues de l'intellect actif, celui-ci devient notre forme, comme nous l'avons dit. Ce philosophe l'appelle « un intellect acquis » dont Aristote, d'après certains, disait qu'il vient du dehors. Dès lors, bien que l'ultime perfection de l'homme ne soit pas dans les sciences spéculatives, comme le voulait la théorie précédente, celles-ci seraient pourtant pour l'homme une disposition à sa dernière perfection. Telle est la seconde différence entre ces opinions. La troisième différence est que pour la première de ces opinions la saisie de l'intellect actif est cause de sa jonction avec nous, pour la seconde c'est l'inverse : parce qu'il nous est uni comme une forme, nous le saisissons avec les autres substances séparées. Ces affirmations ne sont pas conformes à la raison : Alexandre prétend que l'intellect « habilité », comme l'intellect possible, est soumis à la génération et à la corruption. Mais, d'après lui, l'éternel ne peut être une forme de cette sorte, aussi, pour cette raison même, prétendait-il que l'intellect possible, qui nous est uni, telle une forme, est soumis à la génération et à la corruption, tandis que l'intellect actif qui est incorruptible, est une substance séparée. Puis donc que pour Alexandre l'intellect actif est une substance séparée éternelle, il n'est pas possible qu'il soit la forme de l'intellect « habilité ». La forme de l'intellect, comme tel, est l'intelligible, de même que celle du sens est le sensible. L'intellect en effet, à parler formellement, ne reçoit rien que dans l'ordre de l'intelligibilité, comme le sens dans l'ordre de la sensation. Si donc l'intellect actif ne peut être intelligible pour l'intellect « habilité », il est impossible qu'il en soit la forme. On connaît par quelque chose de trois manières. D'abord nous connaissons par l'intelligence, puissance d'où émane tel genre d'opération : ainsi nous disons de l'intelligence qu'elle comprend et que l'acte propre de notre intelligence est le nôtre. - Nous connaissons encore par l'espèce intelligible, non que cette espèce produise elle-même l'acte d'intellection, mais grâce à elle l'énergie intellective est poussée à l'acte, comme l'énergie visuelle par la couleur. Enfin troisièmement nous disons connaître comme par un moyen quand par la connaissance de l'un nous nous acheminons à celle d'un autre. Par conséquent si, grâce à l'intellect agent, l'homme connaît parfois les substances séparées, c'est de l'une de ces trois manières. Non pourtant de la troisième : puisque Alexandre n'accorde pas que l'intellect actif soit connu ni de l'intellect possible, ni de l'intellect « habilité ».- Ni de la deuxième : connaître par l'espèce intelligible appartient à la vertu intellectuelle dont cette espèce intelligible est la forme, et Alexandre n'accorde pas que l'intellect possible ou l'intellect « habilité » connaisse les substances séparées : il n'est donc pas possible que nous saisissions les substances séparées par l'intellect actif comme nous saisissons quelque objet par l'espèce intelligible. Il reste que notre connaissance serait due à l'intellect actif identifié avec la vertu intellectuelle, auquel cas son intellection serait celle de l'homme. Ceci est impossible à moins que la substance de l'intellect actif et celle de l'homme ne forment qu'un seul être ; s'il y a en effet deux substances, distinctes dans leur être, l'opération de l'une ne peut être l'opération de l'autre. L'intellect actif devrait donc ne former qu'un être avec l'homme. Et ici une unité d'ordre accidentel serait insuffisante, car l'intellect actif ne serait plus une substance mais un accident, comme la couleur et le corps ne sont un que d'une unité d'ordre accidentel. Reste que l'intellect actif doit réaliser avec l'homme une unité d'ordre substantiel. Il sera dès lors ou l'âme humaine ou une partie de celle-ci, mais non une substance séparée comme le voulait Alexandre. On ne peut donc accepter son opinion d'après laquelle l'homme connaît les substances séparées. Et si même l'intellect actif devenait la forme d'un individu au point que par lui il puisse produire son acte d'intellection, il pourrait de la même manière devenir la forme d'un autre individu qui connaîtrait également par lui. Il s'ensuivrait que deux individus connaîtraient simultanément par l'intellect actif comme par leur forme. Or, nous avons déjà observé que cela se ferait de telle manière que l'acte de l'intellect actif serait celui-là même du sujet qui connaît. Ainsi deux individus en acte d'intellection n'auraient qu'une opération intellectuelle : ce qui est impossible. En outre l'argumentation du Philosophe est sans valeur : Premièrement : la perfection d'un être appelle nécessairement celle de son agir qui pourtant sera réalisée à la mesure de cet être et non à celle d'un être supérieur : par exemple quand l'air est parfait, il est engendré et son mouvement parfait le porte en haut sans que pour cela il atteigne le lieu du feu. Pareillement pour l'intellect « habilité » la perfection de son être appelle celle de son opération qui est le « comprendre », opération qui sera à sa mesure et non à celle des substances séparées qui leur donnerait de saisir celles-ci. Ainsi on ne peut conclure de la génération de l'intellect « habilité » au fait pour l'homme de comprendre les substances séparées. Deuxièmement : la perfection d'une opération ressortit à la même vertu que cette opération. En conséquence si la perfection de l'opération propre à l'intellect « habilité » est la saisie des substances séparées, il s'ensuit qu'il lui est possible de saisir ces substances, ce qu'Alexandre n'accepte pas. Il s'ensuivrait en effet que l'on pourrait atteindre les substances séparées par les sciences spéculatives qui sont du domaine de l'intellect « habilité ». Troisièmement : normalement toute génération d'être atteint son terme puisque toute génération dépend de causes déterminées qui toujours ou la plupart du temps produisent leurs effets. Si donc la perfection de l'agir suit celle de l'être, la génération d'un être sera toujours ou au moins la plupart du temps suivie de la perfection de son opération. Or ceux qui s'efforcent de faire naître en eux cet intellect « habilité », n'arrivent pas toujours ni même la plupart du temps à connaître les substances séparées, même aucun d'eux ne s'est flatté d'avoir abouti à cette perfection. La perfection de l'intellect « habilité » ne réside donc pas dans la compréhension des substances séparées.

43 : COMMENT EN CETTE VIE IL NOUS EST IMPOSSIBLE DE CONNAÎTRE LES SUBSTANCES SÉPARÉES AU SENS D'AVERROÈS

La théorie d'Alexandre selon laquelle l'intellect possible « habilité » serait totalement corruptible, offre une très grande difficulté : aussi Averroès estima-t-il avoir trouvé une voie plus facile pour expliquer comment nous pourrions parfois saisir les substances séparées : à son sens l'intellect possible serait incorruptible et séparé de nous tout comme l'intellect agent. Il montre d'abord comment il est nécessaire que l'intellect agent soit à l'endroit des principes que nous connaissons naturellement, ou comme un agent vis-à-vis de son instrument ou comme une forme vis-à-vis de sa matière. En effet l'intellect habilité par lequel nous comprenons, produit non seulement cette action qu'est « comprendre », mais encore cette autre, grâce à laquelle l'objet devient intelligible en acte : l'expérience nous révèle comment ces deux actions sont en notre pouvoir. Or « rendre l'objet intelligible en acte », caractérise davantage l'intellect habilité que « comprendre » ; l'intelligible en acte précède en effet le comprendre. Toutefois certains objets intelligibles en acte existent en nous naturellement, non en raison de notre étude ni de notre vouloir, tels les premiers intelligibles. Il ne revient pas à l'intellect « habilité », qui rend intelligible ce que nous connaissons par l'étude, de rendre ces objets intelligibles en acte ; ces intelligibles sont plutôt le point de départ de l'intellect habilité, aussi Aristote appelle-t-il « intellect », l'habitus de ces intelligibles. Ils deviennent intelligibles en acte uniquement par l'intellect agent, et par eux le sont ceux que nous atteignons par l'étude. Il appartient donc de rendre ceux-ci en acte et à l'intellect « habilité » grâce aux premiers principes et à l'intellect agent lui-même. Mais une action ne pourrait ressortir à deux sujets si leur rapport n'était celui d'un agent et de son instrument ou d'une forme et de sa matière. Tel est nécessairement le rôle de l'intellect agent à l'endroit des premiers principes, qui sont de l'intellect « habilité ». Voici la démonstration d'Averroès au sujet de cette possibilité. L'intellect possible qui, pour lui, est une substance séparée, connaît l'intellect agent et les autres substances séparées et encore les premiers intelligibles spéculatifs. Il est donc le sujet des uns et des autres. Or les réalités qui se rencontrent en un seul sujet, sont entre elles comme matière et forme ; par exemple la couleur et la lumière qui sont dans ce même sujet, l'espace aérien, l'une, la lumière, est forme de l'autre, la couleur : c'est là une nécessité pour les choses qui ont un ordre entre elles, et non pour celles dont la rencontre dans le même sujet serait accidentelle, comme dans le cas de la couleur et de la musique. Or il y a un ordre entre les intelligibles spéculatifs et l'intellect agent puisque celui-ci est la cause de l'intelligibilité en acte de ceux-là. L'intellect exerce donc à leur endroit quasi le rôle d'une forme vis-à-vis de sa matière. Puis donc que ces intelligibles nous sont unis par les phantasmes qui en sont d'une certaine manière le sujet, l'intellect agent nous doit être pareillement uni comme la forme de ces intelligibles spéculatifs. Quand ces derniers sont en nous simplement en puissance, l'intellect agent ne nous est relié qu'en puissance : si certains sont en nous en acte et certains partie en puissance, l'intellect agent nous est uni partie en acte et partie en puissance ; on dit alors que nous sommes sur le chemin d'une union plus parfaite avec lui : car plus nombreux seront en nous ces intelligibles en acte, plus intime sera notre union avec l'intellect agent. Cet acheminement et ce mouvement vers cette union se réalisent par l'étude des sciences spéculatives grâce auxquelles nous nous enrichissons du vrai et écartons l'erreur, étrangère à ce mouvement, comme les monstres au cours de la nature : Et les hommes s'entr'aident dans ce progrès comme dans les sciences spéculatives. Lors donc que tous les intelligibles en puissance seront en acte en nous, l'intellect agent nous sera parfaitement uni, telle une forme, et nous connaîtrons parfaitement par lui, comme maintenant nous comprenons parfaitement par l'intellect « habilité ». De là, puisqu'il appartient à l'intellect agent de saisir les substances séparées : nous les comprendrons alors, comme maintenant nous comprenons les intelligibles spéculatifs. Ce sera la félicité dernière de l'homme dans laquelle celui-ci sera comme Dieu. Nos exposés antérieurs démolissent à l'évidence cette position dont les multiples présupposés, déjà rejetés, sont le fondement. D'abord nous avons déjà démontré que l'intellect possible n'est pas dans son être une substance séparée de nous. Aussi ne peut-il être le sujet des substances séparées d'autant qu'Aristote remarque que l'intellect possible est susceptible de devenir toute chose : il est dès lors uniquement le sujet des intelligibles actualisés. De même nous avons prouvé que l'intellect agent n'est pas une substance séparée, mais une partie de l'âme : Aristote lui attribue l'opération grâce à laquelle les intelligibles sont actualisés, opération qui est en notre pouvoir. Ainsi donc la saisie par l'intellect agent ne sera pas en nous la cause de notre intellection des substances séparées, autrement nous les connaîtrions toujours. Si l'intellect agent était une substance séparée, il ne nous serait uni, d'après la théorie d'Averroès, que par les espèces devenues actuellement intelligibles, tout comme l'intellect passif, bien que celui-ci remplisse à l'endroit de ces espèces le rôle d'une matière vis-à-vis de sa forme, tandis qu'à l'inverse l'intellect agent remplit celui d'une forme vis-à-vis de sa matière. Toutefois ces espèces intelligibles en acte - toujours d'après sa théorie - nous sont unies par les phantasmes qui, à l'endroit de l'intellect possible, sont comme les couleurs à la vue, mais à celui de l'intellect agent comme lues couleurs à la lumière, selon le mot d'Aristote. Or on n'attribue à la pierre, sujet de la couleur, ni l'action de la vue qui fait voir, ni celle du soleil qui éclaire. Par conséquent, selon cette théorie, on ne pourra attribuer à l'homme ni l'action de l'intellect possible qui fait comprendre, ni celle de l'intellect agent qui donne de connaître les substances séparées ou actualise les intelligibles. D'après cette théorie, on admet que l'intellect agent nous est uni comme une forme par cela seul qu'il est la forme des intelligibles spéculatifs et on lui reconnaît ce rôle parce qu'une action unique ressortit et à cet intellect agent et aux intelligibles, à savoir les rendre intelligibles en acte. L'intellect agent ne sera donc notre forme que dans la mesure où les intelligibles spéculatifs communient à son action. Or ceux-ci ne communient aucunement à son opération dans la connaissance des substances séparées puisqu'ils sont lues espèces des êtres sensibles : à moins que nous ne reprenions l'opinion d'Avempace pour qui la connaissance des substances séparées est possible par ce que nous saisissons du sensible. Nous ne pourrons donc en aucune manière par cette voie connaître les substances séparées. Autre le rapport de l'intellect agent avec les intelligibles spéculatifs, à l'endroit desquels il exerce un rôle d'efficience, autre son rapport avec les substances séparées, vis-à-vis desquelles, selon la même théorie, il n'a aucune efficience, mais est simplement connaissant. De ce qu'il nous est uni par son efficience à l'endroit des intelligibles spéculatifs, il ne s'ensuit pas qu'il nous le soit par sa connaissance des substances séparées. Dans ce raisonnement se cache évidemment un sophisme, le sophisme qui passe d'un ordre à l'autre du fait de leur croisement accidentel. Si nous connaissons les substances séparées par l'intellect agent, cela ne vient pas de ce qu'il est la forme de tel ou tel intelligible spéculatif, mais de ce qu'il est devenu notre forme, grâce à quoi nous pouvons connaître. Or, d'après le dire d'Averroès, il est notre forme par les premiers intelligibles spéculatifs : par conséquent dès le début l'homme peut connaître les substances séparées par l'intellect agent. On répliquera que l'intellect agent n'est pas devenu parfaitement notre forme par la saisie de quelques intelligibles spéculatifs au point que nous puissions par lui saisir les substances séparées, - ce qui s'explique du fait que ces intelligibles n'égalent pas la perfection de l'intellect agent dans sa saisie des substances séparées. Mais jamais tous les intelligibles spéculatifs pris ensemble n'égalent cette perfection de l'intellect agent dans sa saisie des substances séparées, tous n'étant intelligibles que dans la mesure où ils sont rendus tels, tandis que celles-ci le sont par nature. Par conséquent de ce que nous saisirons tous les intelligibles spéculatifs il ne pourra pas s'ensuivre que l'intellect agent soit à ce point parfaitement notre forme que par lui nous atteignions les substances séparées. Que si cela n'est pas requis, il faudra admettre que par l'intellection de tout intelligible, nous saisissons les substances séparées.

44 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME N'EST PAS DANS CETTE CONNAISSANCE DES SUBSTANCES SÉPARÉES QU'IMAGINENT LES THÉORIES SUSDITES

Il est d'ailleurs impossible de placer la félicité humaine dans cette connaissance des substances séparées, comme le font ces philosophes. Ce qui tend à une fin sans la pouvoir atteindre est vain. Puis donc que la fin de l'homme est le bonheur auquel tend son désir naturel, on ne placera pas ce bonheur dans un terme qui échappe à son pouvoir, autrement l'homme serait vain et son désir naturel sans objet, chose impossible. Or, d'après nos exposés antérieurs, il est manifestement impossible à l'homme d'atteindre les substances séparées ; son bonheur n'est donc pas dans la connaissance de ces substances. Pour que l'intellect actif nous soit uni, telle une forme, au point que par lui nous connaissions les substances séparées, il est requis, d'après Alexandre, que la génération de l'intellect « habilité » soit achevée, d'après Averroès, que tous les intelligibles spéculatifs soient actualisés en nous : deux conditions qui se rejoignent, car l'intellect « habilité » n'est formé en nous que dans la mesure où s'y actualisent les intelligibles spéculatifs. Or toutes les espèces des objets sensibles sont intelligibles, en puissance. Il faudrait donc, pour que l'intellect actif soit uni à quelqu'un, que celui-ci saisisse en acte toutes les natures des êtres sensibles avec toutes leurs virtualités, opérations et mouvements. Or les principes des sciences spéculatives par lesquels, d'après eux, nous sommes en voie d'union avec l'intellect actif, ne permettent pas une telle connaissance, car à partir des réalités qui tombent sous nos sens et dans lesquelles nous puisons les principes des sciences spéculatives, nous ne pouvons nous étendre à tout ce domaine de connaissances. Nul homme ne peut donc se hausser à cette union par la voie qu'ils proposent. Là n'est donc pas le bonheur humain. Dans l'hypothèse même de la possibilité de cette union avec l'intellect agent, décrite par eux, sans conteste c'est là un tel privilège qu'eux-mêmes pas plus que les autres, n'ont osé se prévaloir de cette perfection, quels que fussent leurs efforts et leurs succès dans la spéculation. Qui plus est, tous confessent leur ignorance sur beaucoup de choses : tel Aristote sur la quadrature du cercle, sur le fondement de l'ordre des corps célestes dont il avoue ne pouvoir apporter que des explications générales, sur la nécessité qui est en eux et dans leurs moteurs dont il laisse à d'autres de disserter. Or le bonheur est un bien commun auquel la majorité des hommes doit atteindre, à moins, selon le mot d'Aristote, qu'ils n'en soient empêchés. Ceci se vérifie pour la fin naturelle de toute espèce à laquelle aboutissent normalement les individus de cette espèce. Il est donc impossible que le bonheur de l'homme soit dans cette union. Il est d'ailleurs évident qu'Aristote dont ces philosophes entendent suivre la pensée, ne place pas là le bonheur de l'homme. Au premier Livre des Éthiques il prouve en effet que la félicité de l'homme est dans une opération, fruit de sa vertu parfaite : aussi a-t-il dû s'expliquer au sujet des vertus qu'il a divisées en vertus morales et intellectuelles. Or, au Livre Dixième, il a démontré que la félicité humaine est dans le savoir. Elle ne saurait donc être dans l'acte de quelque vertu morale, ni même de la prudence ni de l'art qui sont des vertus intellectuelles. Il reste que cette opération ressortit à la sagesse, première des trois autres vertus intellectuelles, sagesse, science et intelligence : ainsi au Dixième Livre, juge-t-il le sage heureux. Cette sagesse, à son sens, compte parmi les sciences spéculatives dont elle est la tête, comme il le dit soit au sixième Livre des Éthiques, soit au début des Métaphysiques où il donne à la science dont il va traiter, le nom de sagesse. Il apparaît ainsi que, selon la pensée d'Aristote, le bonheur dernier de l'homme, à sa portée en cette vie, est la connaissance des choses divines telle que nous la rendent possible les sciences spéculatives. Cette autre voie qui conduirait à la connaissance des choses divines, non plus par les sciences spéculatives, mais par un ordre de génération naturelle, est une invention de certains commentateurs.

45 : COMMENT EN CETTE VIE NOUS NE POUVONS SAISIR LES SUBSTANCES SÉPARÉES

Puisqu'en cette vie nous ne pouvons connaître les substances séparées selon les modes que nous avons examinés, il nous reste à chercher si nous ne le pourrions par quelque autre voie. Themistius s'efforce de démontrer cette possibilité par un argument « a minori ». Les substances séparées sont en effet plus intelligibles que les êtres matériels ; ceux-ci en effet sont intelligibles dans la mesure où l'intellect actif les rend tels en acte, tandis que celles-là le sont par elles-mêmes. Si donc notre intelligence saisit les êtres matériels, à fortiori est-elle capable de connaître les substances séparées. Nous jugerons de cette argumentation d'après les diverses théories, concernant l'intellect possible. 1) Dans l'hypothèse où l'intellect possible n'est pas une vertu dépendante de la matière et où de plus il est dans son existence même séparé du corps - position d'Averroès - il est sans rapport nécessaire avec les êtres matériels ; par conséquent plus les êtres sont intelligibles en eux-mêmes, plus ils le sont pour lui. Il s'ensuit donc que, dès le principe, doués de connaissance grâce à l'intellect possible, nous connaissons, à ce premier instant, les substances séparées : ce qui est manifestement faux. Averroès s'efforce d'éluder cet inconvénient, comme nous l'avons vu dans l'exposé de son opinion dont nous avons démontré l'erreur. 2) Si au contraire l'intellect possible n'est pas dans son être séparé du corps, du fait de cette union dans l'être avec tel corps, il est dans un rapport nécessaire avec les êtres matériels au point de ne pouvoir saisir les autres êtres que par eux. Dès lors, de l'intelligibilité des substances séparées en elles-mêmes, on ne conclura pas à leur plus grande intelligibilité pour notre intelligence. Un mot d'Aristote le démontre. Il dit en effet que la difficulté de comprendre ces êtres vient de nous et non d'eux, parce que notre intelligence est à l'endroit des choses les plus lumineuses comme l'_il du hibou devant le soleil. Puis donc - nous l'avons montré - qu'on ne peut par les intelligibles matériels saisir les substances séparées, il suit que notre intellect possible ne peut d'aucune manière comprendre les substances séparées. Ceci ressort pareillement du rapport de l'intellect possible avec l'intellect actif. Une puissance passive n'est en puissance qu'à l'endroit des choses qui ressortissent à son principe actif correspondant, car, dans la nature, toute puissance passive a une puissance active corrélative, autrement elle serait vaine puisqu'elle ne peut passer à l'acte sans puissance active ; ainsi voyons-nous que la vue n'est sensible qu'aux couleurs sous l'action du soleil. Or l'intellect possible, vertu en quelque sorte passive, a par conséquent un principe actif corrélatif, à savoir l'intellect actif qui joue pour lui rôle de la lumière pour la vue. L'intellect possible n'est donc en puissance que par rapport à ces objets, rendus intelligibles par l'intellect actif. De là Aristote, décrivant l'un et l'autre intellect, déclare l'intellect possible en mesure de devenir toutes choses, et l'intellect actif capable de faire toutes choses, en sorte que la puissance de l'un et de l'autre, active pour celui-ci, passive pour celui-là, se porte sur les mêmes objets. Et puisque seuls les êtres matériels, et non les substances séparées, sont rendus intelligibles par l'intellect actif, seuls ils sont du domaine de l'intellect possible. Par celui-ci nous ne pouvons donc saisir les substances séparées. C'est ainsi qu'Aristote s'est servi d'un exemple heureux : l'_il du hibou ne peut jamais voir la lumière du soleil. Averroès a décrié cet exemple, en notant que la similitude de rapport entre notre intellect et les substances séparées, et l'_il du hibou et le soleil ne consiste pas dans une impossibilité absolue, mais dans une difficulté. Voici la raison qu'il en donne à cet endroit : S'il nous était impossible de saisir ces objets intelligibles de soi, comme les substances séparées, ils seraient sans raison d'être, tout comme un objet visible que nulle vue ne pourrait voir. Mais cette raison manifestement ne tient pas. Dans l'hypothèse où nous ne pourrions nous-mêmes connaître ces substances séparées, elles se connaîtraient elles-mêmes ; ainsi elles ne seraient pas inutilement intelligibles, comme le soleil ne brille pas inutilement, pour continuer l'exemple d'Aristote : parce que le hibou ne peut le voir, l'homme et les autres animaux le peuvent contempler. Donc dans l'hypothèse de son union dans l'être avec le corps, l'intellect possible ne peut saisir les substances séparées. Il importe toutefois de se faire quelque idée de sa nature. Si on le considère comme une vertu matérielle, sujette à la génération et à la corruption - ainsi le voudraient certains - par nature il est déterminé à saisir les êtres matériels, et en aucune manière il ne peut connaître les substances séparées, car il répugne qu'il soit lui-même séparé. Mais si l'intellect possible, bien qu'uni au corps, est incorruptible et indépendant de la matière dans son être, comme nous l'avons montré, il apparaît que son inclination vers les êtres matériels lui vient de son union au corps. Aussi quand l'âme sera séparée du corps, l'intellect possible pourra saisir les êtres intelligibles par soi, à savoir les substances séparées, grâce à l'intellect actif qui est dans l'âme une similitude de la lumière intellectuelle, propre aux substances séparées. Et tel est le donné de notre foi au sujet de la connaissance des substances séparées après la mort, et non en cette vie.

46 : COMMENT EN CETTE VIE L'ÂME NE SE SAISIT PAS DIRECTEMENT PAR ELLE-MÊME

Une difficulté surgit contre ces dires de quelques mots d'Augustin qu'il importe d'approfondir. Il écrit en effet au IXe Livre de Trinitate : « De même que par les sens corporels l'âme acquiert la connaissance des réalités corporelles, ainsi par elle-même acquiert-elle celle des réalités spirituelles. Elle se connaît donc par elle-même puisqu'elle est incorporelle ». De ce passage il ressort que notre âme se saisit par elle-même et, grâce à cette saisie d'elle-même, connaît les substances séparées, ce qui est contraire à ce que nous avons antérieurement exposé. Cherchons donc comment notre âme se connaît elle-même. Il est impossible de soutenir qu'elle connaît par elle-même sa quiddité. Une puissance cognitive passe en effet à l'actualité du connaître parce qu'elle renferme en elle ce par quoi elle connaît. Si elle le renferme en puissance, sa connaissance est en puissance, si en acte, sa connaissance est en acte ; si elle le possède d'une manière intermédiaire, elle n'a qu'une connaissance habituelle. Or l'âme est toujours actuellement présente à elle-même, jamais en puissance ou seulement à la manière d'un habitus. Si donc l'âme connaît sa quiddité par elle-même, elle est toujours en acte de cette connaissance, ce qui est évidemment faux. Si l'âme connaît par elle-même sa quiddité, tout homme ayant une âme, chacun sait de son âme ce qu'elle est. Ce qui est évidemment faux. Naturelle est cette connaissance, fruit de la présence naturelle d'une chose en nous : c'est le cas des principes indémontrables, connus par la lumière de l'intellect actif. Dans l'hypothèse de la connaissance de la quiddité de l'âme par elle-même, cette connaissance nous serait naturelle. Or, dans une connaissance naturelle, nul ne peut errer : dans la connaissance des principes indémontrables, personne ne se trompe. Dans cette hypothèse de la connaissance de l'âme par elle-même, nul ne ferait erreur au sujet de sa quiddité, ce qui est évidemment faux : beaucoup ont cru que l'âme est un corps de telle ou telle nature, d'autres un nombre ou une harmonie. L'âme ne connaît donc pas sa quiddité par elle-même. Dans tout ordre, ce qui est par soi précède ce qui est par un autre et en est le principe. Ce qui est donc connu par soi, est connu avant tout ce qui l'est par un autre, et est le principe de cette connaissance, telles les propositions premières à l'égard des conclusions. Donc, l'âme connaît sa quiddité par elle-même, ce connu est tel par soi ; en conséquence, il est le premier connu et le principe de toute autre connaissance. Ce qui est évidemment faux, car la science ne suppose pas connue la quiddité de l'âme, mais cherche à la connaître à partir d'autres connaissances. L'âme ne connaît donc pas la quiddité par elle-même. D'ailleurs Augustin n'a manifestement pas entendu le soutenir. Au Dixième Livre de Trinitate il dit : « l'âme en quête de la connaissance de soi, ne cherche pas à se découvrir comme si elle était absente mais à se discerner comme présente, non en vue de se connaître, comme si elle ne se connaissait, mais en vue de se discriminer d'avec un autre qu'elle connaît ». Par quoi il donne à entendre que l'âme se connaît par elle-même comme présente à elle-même, non comme distincte d'avec les autres. Aussi avance-t-il que certains ont erré en ne distinguant pas l'âme d'avec les réalités différentes d'elle. Toutefois en connaissant la quiddité d'une chose, on la saisit comme distincte du reste ; aussi la définition qui livre cette quiddité, distingue-t-elle l'être défini d'avec les autres réalités. Augustin ne voulait donc pas que l'âme connaisse sa quiddité par elle-même. Aristote ne le voulait pas davantage. Au Livre III de Anima, il dit que l'intellect possible se saisit comme les autres choses. Il se saisit par l'espèce intelligible grâce à laquelle il prend, en acte, rang parmi les intelligibles. En lui-même il n'est qu'intelligible en puissance ; or rien n'est connu qui demeure en puissance, mais qui est en acte. Aussi les substances séparées dont la substance tient rang d'être en acte dans le domaine des intelligibles, saisissent par elles-mêmes leur quiddité propre, tandis que notre intellect possible ne le peut que par l'espèce intelligible qui le rend intelligent en acte. Aussi Aristote au Livre III de Anima démontre-t-il à partir du connaître lui-même la nature de l'intellect possible, comment il est sans mélange et incorruptible, ce que nous avons démontré antérieurement. Ainsi, d'après la pensée d'Augustin, notre âme se connaît par elle-même dans la mesure où elle saisit qu'elle est ; de la perception de son agir, elle passe à celle de son existence ; or elle agit par elle-même, dès lors elle connaît par elle-même son existence. Par conséquent l'âme, en se connaissant elle-même, connaît des substances séparées qu'elles sont, et non ce qu'elles sont, ce qui serait connaître leur quiddité. En effet au sujet de ces substances nous savons soit par la démonstration soit par la foi, qu'elles sont des substances intellectuelles, mais nous ne pourrions atteindre cette science si notre âme par la connaissance d'elle-même ne savait ce qu'est un être intellectuel. Aussi cette science de l'intellectualité de notre âme est-elle au départ de toute connaissance sur les substances séparées. Cette possibilité pour nous d'acquérir la connaissance de la quiddité de notre âme par les sciences spéculatives, ne permet pas de conclure que ces mêmes sciences nous conduisent à la connaissance de la quiddité des substances séparées, car notre connaître grâce auquel nous atteignons la quiddité de l'âme est fort éloigné de l'intelligence de la substance séparée. Cependant, à partir de notre science sur la quiddité de notre âme, nous pouvons nous élever à la connaissance de quelque genre lointain des substances séparées : ce qui n'est pas connaître leur quiddité. De même que par la perception de son acte, nous saisissons que notre âme est par elle-même, nous cherchons ce qu'elle est à partir de ses actes et de ses objets par les principes des sciences spéculatives ; de même, par la perception de leurs actes nous connaissons, l'existence des puissances et des habitus qui sont en notre âme, mais nous découvrons leur nature à partir de la qualité de leurs actes.

47 : COMMENT DANS CETTE VIE NOUS NE POUVONS VOIR DIEU DANS SON ESSENCE

En cette vie nous ne pouvons saisir les autres substances séparées en raison de l'union naturelle de notre intelligence avec les phantasmes ; dès lors, combien plus nous échappe la divine essence qui transcende toutes les substances séparées. Nous en avons un signe en ce fait que plus notre esprit s'élève dans la contemplation des réalités spirituelles, plus il s'arrache au sensible. Or le terme dernier de la contemplation est la divine essence. Aussi pour qu'une intelligence voie la divine essence doit-elle être totalement dégagée du sens corporel soit par la mort soit par quelque ravissement. C'est pourquoi il est dit au nom de Dieu : « L'homme ne peut me voir et vivre ». Quand la Sainte Écriture dit que certains hommes ont vu Dieu, il le faut entendre soit d'une vision imaginative, soit même d'une vision corporelle, la présence de Dieu se manifestant sous quelque forme, corporelle ou extérieure ou intérieure dans l'imagination ; ou enfin d'une certaine saisie de Dieu en des effets spirituels. Certaines expressions d'Augustin font difficulté, d'après lesquelles il semblerait qu'en cette vie nous poumons saisir Dieu. Il dit en effet au IXe Livre de Trinitate : « Par une vue de notre esprit nous saisissons en l'éternelle vérité d'où sort tout le temporel, la forme de notre être, suivant laquelle nous opérons en nous et dans la matière selon la vérité et la sagesse : ainsi nous portons en nous une connaissance vraie des choses ». - De même au XIIe Livre des Confessions il dit : « Si l'un et l'autre nous voyons que ce que tu dis est vrai et que vrai est ce que je dis, où, je le demande, le voyons-nous ? Je ne le vois pas en toi, ni toi en moi.. Mais l'un et l'autre nous le voyons en l'immuable vérité qui est au-dessus de nos esprits ». -- Pareillement au chapitre XXXI de Vera Religione, il dit que « nous jugeons de tout selon la divine Vérité ». - Il dit encore dans son ouvrage des Soliloques que « cette vérité doit être d'abord connue grâce à laquelle nous pouvons connaître les autres » ; ce qu'il semble écrire de la Vérité divine. Toutes ces expressions laissaient entendre que nous saisissons Dieu lui-même qui est sa Vérité, et que par lui nous connaîtrons le reste. On pourrait interpréter dans ce sens ce qu'il écrit au XIIe Livre de Trinitate : « Il appartient à l'intelligence de juger de ce monde corporel conformément aux raisons incorporelles et éternelles qui, si elles ne dépassaient l'esprit de l'homme, ne seraient pas immuables ». Or ces raisons immuables et éternelles ne peuvent être qu'en Dieu, puisque d'après la foi Dieu seul est éternel. Il s'ensuit donc, semble-t-il, qu'en cette vie nous pouvons voir Dieu, et du fait que nous le voyons et qu'en lui nous saisissons les raisons des choses, nous jugeons du reste. Il n'est toutefois pas croyable qu'Augustin, sous de telles expressions, ait entendu qu'en cette vie nous puissions saisir Dieu en son essence. Cherchons donc de quelle manière nous connaissons en cette vie la vérité immuable ou ces raisons éternelles et comment d'après elles nous jugeons du reste. Dans son Livre des Soliloques, Augustin affirme que la vérité est dans l'âme : ainsi à partir de l'éternité de la vérité prouve-t-il l'immortalité de l'âme. Cependant la vérité n'est pas uniquement dans l'âme comme Dieu est dit être présent aux choses par son essence ou présent en elles par sa ressemblance puisque chaque chose est vraie dans la mesure où elle porte en elle-même cette ressemblance : en ceci l'âme ne l'emporterait pas sur les autres êtres. Mais l'âme possède la vérité divine d'une manière singulière : elle la connaît. Par conséquent nous estimons vrais, chacun suivant sa nature, les âmes et les autres êtres, parce qu'ils sont formés à la ressemblance de cette nature transcendante qui est la Vérité même du fait que son intelligence est son être ; de même les connaissances de l'âme sont vraies parce qu'elles portent en elle une certaine ressemblance avec la vérité divine que Dieu connaît. De là à propos du Psaume XI : « les vérités ont disparu de chez les enfants des hommes », la Glose note que comme un visage est reproduit plusieurs fois dans un miroir, ainsi l'unique première vérité en engendre-t-elle de multiples dans les esprits des hommes. Si diverses que soient les réalités que les différents hommes atteignent et croient vraies, il est cependant certaines vérités sur lesquelles tous les hommes s'accordent, tels les premiers principes de l'intellect tant spéculatif que pratique : ils sont comme une image de la divine vérité, universellement reproduite dans l'intelligence des hommes. Tout ce qu'acquiert l'esprit avec certitude, il le saisit en ces principes, mesure de tout jugement puisque en eux tout se résout ; et l'on dit qu'il voit tout dans la divine Vérité ou dans les raisons éternelles et qu'il juge tout par elles. Le mot d'Augustin au Livre I des Soliloques confirme ce sens : « Les données du savoir sont perçues dans la divine Vérité, comme les choses visibles qui nous entourent dans la lumière du soleil », or celles-ci ne sont pas vues dans le corps solaire, mais à sa lumière qui est la reproduction de la clarté du soleil dans l'air et les autres corps semblables. Des paroles d'Augustin il ne suit donc pas qu'en cette vie nous voyons Dieu dans son essence, mais seulement comme dans un miroir, d'une manière obscure : ce que l'Apôtre confirme au sujet de notre connaissance en cette vie : « Nous voyons maintenant, dans un miroir, d'incertaines images ». Si ce miroir qu'est l'âme humaine donne une représentation plus expressive de Dieu, cette connaissance que l'on en peut tirer de Dieu, ne dépasse pourtant pas le genre de connaissance tiré des sens : l'âme humaine ne pouvant connaître sa propre essence qu'à travers les natures sensibles. Par conséquent cette voie ne conduit pas à une connaissance de Dieu, meilleure que celle de la cause par son effet.

48 : COMMENT LA FÉLICITÉ DERNIÈRE DE L'HOMME N'EST PAS EN CETTE VIE

La félicité dernière de l'homme n'est donc pas dans cette connaissance confuse de Dieu à la portée de tous ou d'un grand nombre, ni dans celle que fournit la démonstration propre aux sciences spéculatives, ni dans celle qu'offre la loi, nous l'avons démontré. En cette vie on ne peut prétendre à une connaissance plus haute de Dieu telle qu'on le saisisse dans son essence ou du moins telle que, grâce à la saisie des autres substances séparées, on puisse le toucher de plus près. Il faut cependant placer la félicité dernière dans une certaine connaissance de Dieu, nous l'avons prouvé. Impossible donc de la trouver en cette vie. La fin dernière de l'homme met un terme à ses appétitions naturelles ; une fois atteintes, plus rien n'est désiré ; si en effet quelque mouvement ultérieur apparaissait, ce point de repos ne serait pas le point final. Or ceci ne peut arriver en cette vie. En effet plus une intelligence s'ouvre, plus s'accroît en elle le désir de savoir, naturel à tous les hommes, exception faite pour celui dont la science serait universelle. Or ce cas ne se rencontre chez aucun homme qui n'est qu'un homme et cela avec juste raison, puisque en cette vie nous ne pouvons connaître les substances séparées qui sont les plus hauts intelligibles, nous l'avons dit. Il n'est donc pas possible que la félicité dernière de l'homme soit en cette vie. Tout ce qui se meut vers une fin, tend naturellement à se stabiliser en cette fin et à s'y reposer, par exemple un corps qui par nature s'éloigne d'un lieu, n'y revient plus, si ce n'est sous une pression violente, contraire à son inclination. Or la félicité est la fin dernière que l'homme désire naturellement, aussi son désir naturel est-il de s'y installer ; et tant que cette félicité n'est pas atteinte et, avec elle, cette immobile stabilité, il n'est pas heureux ; son inclination naturelle ne goûte pas encore le repos. Quand donc l'homme touche à son bonheur, il acquiert pareillement une fixité et un repos : d'où cette pensée commune que la félicité comporte une stabilité : le Philosophe remarque que nous n'estimons pas heureux celui qui est comme le caméléon. Or en cette vie rien n'est stable : tout homme, si heureux soit-il, y est soumis aux infirmités et aux infortunes qui paralysent l'action, quelle qu'elle soit, en laquelle il a placé son bonheur. La félicité dernière de l'homme est donc impossible en cette vie. Il serait anormal et contraire au bon sens que la génération d'un être réclame un long temps alors que son existence est de courte durée ; il s'ensuivrait que la nature serait en la majeure partie de son temps privée de sa fin ; ainsi voyons-nous les animaux dont la vie est courte, atteindre rapidement leur perfection. Or si la félicité consiste dans cet agir parfait qui suit la vertu parfaite soit intellectuelle soit morale, elle ne saurait être accordée à l'homme qu'après un long délai, ce qui est surtout vrai dans le domaine spéculatif auquel ressortit la félicité dernière ; à peine en effet l'homme atteint-il le sommet des sciences sur la fin de sa vie. Et alors normalement il ne survit pas longtemps. Il n'est donc pas possible que la félicité dernière soit pour cette vie. Au jugement de tous la félicité est un bien parfait, sans quoi notre appétit serait insatisfait. Et le bien parfait ne supporte aucun mélange de mal ; ainsi ce qui est parfaitement blanc, exclut totalement le noir. Mais, dans la vie présente, il est impossible que l'homme soit immunisé contre tous les maux, contre les maux corporels tels que la faim, la chaleur, le froid et autres misères, mais encore contre les maux spirituels. Il n'est personne en effet que ne troublent parfois quelques passions désordonnées, qui ne dépasse en plus ou en moins ce juste milieu de la vertu, ne souffre encore de quelque déception, ou au moins ignore ce qu'il souhaiterait savoir, ou encore ne doute de ce qu'il voudrait tenir avec certitude. Nul par conséquent n'est heureux en cette vie. L'homme fuit naturellement la mort et s'en attriste ; il la fuit au moment même où il la sent présente, bien plus il la fuit même lorsqu'il y pense. Or l'homme ne peut en cette vie éviter la mort. Il n'est donc pas possible qu'il soit heureux en cette vie. La félicité dernière ne réside pas dans un état d'habitude, mais dans l'action : les habitus trouvent leur raison d'être dans l'acte. Mais il est impossible en cette vie de se maintenir toujours en acte. Il n'est donc pas possible que l'homme y soit totalement heureux. Plus une chose est désirée et aimée, plus forte est la douleur et la tristesse qu'engendre sa perte. Or le bonheur est ce qui est le plus désiré et aimé, et le perdre est la plus grande des tristesses. Dans l'hypothèse où la félicité dernière serait pour cette vie, sa perte serait certaine, au moins du fait de la mort ; et encore durerait-elle jusque là ? Tout homme est en cette vie susceptible d'être victime de quelque maladie, handicapé pour son agir vertueux, par exemple la folie et autres déséquilibres analogues qui lient l'usage de la raison. En conséquence une telle félicité, toujours accompagnée de tristesse, ne serait pas la félicité parfaite. On objectera que la félicité, bien de la nature intellectuelle, ne convient, dans sa perfection et sa vérité, qu'à ceux qui jouissent de la perfection de cette nature, à savoir les substances séparées ; chez les hommes elle sera imparfaite, à la manière d'une certaine participation. Ceux-ci en effet ne peuvent attendre à une intelligence plénière de la vérité qu'après tout un mouvement de recherche ; ils sont en outre démunis devant les objets les plus intelligibles par nature. Aussi le bonheur, dans son acception totale, n'est pas pour eux, mais ils y participent de quelque manière, même en cette vie. Telle fut, semble-t-il, la pensée d'Aristote sur la félicité. Aussi au Premier Livre des Éthiques, il se demande si les infortunes nuisent au bonheur : après avoir montré comment le bonheur se trouve dans les activités vertueuses dont la durée semble plus longue en cette vie, il conclut en déclarant bienheureux, comme des hommes sont susceptibles de l'être, ceux qui possèdent cette perfection ici-bas, non qu'ils tiennent le bonheur absolu, mais ils l'atteignent à leur manière humaine. Il importe de démontrer comment cette réponse n'entame pas notre argumentation antérieure. L'homme, dans l'ordre de la nature, est inférieur aux substances séparées ; il est pourtant supérieur aux créatures dépourvues de raison ; par conséquent il atteint sa fin d'une manière plus excellente que celles-ci. Ces dernières atteignent ainsi parfaitement leur fin qu'elles ne recherchent rien d'autre : le corps lourd s'arrête en son lieu propre ; le désir naturel de l'animal s'assouvit dans la jouissance du plaisir sensible. Il importe a fortiori que le désir naturel de l'homme soit satisfait dans la possession de sa fin dernière, ce qui ne peut être en cette vie. L'homme n'atteint donc pas en cette vie la félicité comme sa fin propre ; il faut qu'il la trouve après. Il est impossible qu'un désir naturel soit vain : la nature ne fait rien en vain. Et ce désir naturel serait vain qui ne pourrait être satisfait. Le désir naturel de l'homme est donc susceptible d'être satisfait. Il ne peut l'être en cette vie, nous l'avons montré. Il le sera donc après cette vie. La félicité dernière de l'homme est donc après cette vie. Tant qu'un être est à la recherche de sa perfection, il n'est pas à sa fin dernière. Or tous les hommes, sur le plan de la connaissance du vrai, sont toujours en mouvement et à la recherche d'une perfection : les fils ajoutent aux découvertes de leurs pères. Ainsi jamais les hommes, sur ce plan de la vérité à connaître, ne sont comme installés en leur fin dernière. Puisque la félicité de l'homme ici-bas semble résider surtout dans cette contemplation qui donne la connaissance de la vérité, comme Aristote le prouve, il est impossible d'avancer que l'homme atteint sa fin dernière en cette vie. Tout ce qui est en puissance veut passer à l'acte et tant qu'il n'est pas en sa parfaite actualité, il n'est pas en sa fin dernière. Or notre intelligence est en puissance à connaître toutes les formes des choses, et elle est réduite à l'acte au fur et à mesure de ses connaissances. Elle ne sera par conséquent en pleine actualité et à sa fin dernière qu'au temps où elle connaîtra tout, au moins toutes les réalités matérielles. Et cela, l'homme ne le peut par les sciences spéculatives grâce auxquelles en cette vie nous connaissons le vrai. Il n'est donc pas possible que sa félicité dernière soit ici-bas. Pour ces raisons et d'autres semblables, Alexandre et Averroès affirmèrent que la félicité dernière de l'homme ne se trouve pas dans cette connaissance humaine, fruit des sciences spéculatives, mais dans une communion avec la substance séparée, d'après eux possible pour l'homme en cette vie. Aristote, voyant qu'ici-bas il n'y avait pour l'homme d'autre connaissance que celle des sciences spéculatives soutint qu'il n'atteignait pas la félicité parfaite, mais une félicité à sa mesure. On voit ici de part et d'autre l'angoisse de ces grands esprits, angoisse dont nous sommes libérés en admettant, d'après notre argumentation antérieure, que l'homme peut après cette vie atteindre le vrai bonheur ; son âme immortelle survivra, et dans cet état elle connaîtra à la manière des substances séparées, comme nous l'avons montré au Deuxième Livre. La félicité dernière de l'homme sera donc après cette vie dans la connaissance de Dieu, propre à la substance séparée. Aussi le Seigneur promet-il « une récompense dans les Cieux », et il dit que les Saints « seront tels que les Anges qui voient toujours Dieu dans les cieux », comme le rapporte Matthieu.

49 : COMMENT LES SUBSTANCES SÉPARÉES NE CONNAISSENT PAS DIEU DANS SON ESSENCE, BIEN QU'ELLES LE CONNAISSENT PAR LEUR PROPRE ESSENCE

Il nous reste à chercher si cette connaissance qu'elles ont de Dieu par leur essence suffit à l'ultime félicité des substances séparées et des âmes après leur mort. Dans notre enquête sur ce point, nous montrerons d'abord comment dans cette connaissance il n'y a pas de saisie de la divine essence. Une cause peut être connue par son effet de diverses manières. 1. L'effet est le moyen terme grâce auquel on sait de la cause et son existence et sa nature : telle est la méthode des sciences qui par l'effet démontre la cause. 2. Dans l'effet lui-même on saisit la cause en raison de sa ressemblance avec celle-ci : ainsi l'homme qui se voit dans un miroir grâce à son image. Cette seconde manière diffère de la première car ici il y a deux connaissances, l'une de l'effet, l'autre de la cause, l'une étant cause de l'autre : la connaissance de l'effet engendre celle de sa cause ; mais là, la perception est unique ; tout en saisissant un effet on voit sa cause en lui. 3. La ressemblance de la cause dans son effet est la forme grâce à laquelle celui-ci connaît sa cause : supposons un coffre doué d'intelligence, grâce à sa forme il connaîtrait le plan dont émane cette forme qui en est la similitude. Or en aucune de ces manières la quiddité d'une cause peut être connue par son effet, à moins qu'il ne lui soit adéquat et en exprime toute la vertu. Les substances séparées connaissent Dieu par leur essence comme un effet par sa cause : non de la première manière, leur connaissance n'étant pas discursive, mais de la deuxième, chaque substance saisit Dieu dans l'autre, et aussi de la troisième manière, chacune voit Dieu en elle-même. Mais aucune d'elle n'est un effet adéquat à la vertu divine, comme nous l'avons montré au Deuxième Livre. Il n'est donc pas possible que par cette voie de connaissance elles saisissent la divine essence. La représentation intelligible qui permet de connaître la nature d'un être, doit être de la même espèce que lui ou mieux son espèce : ainsi la forme d'une maison dans l'esprit de l'architecte est de la même espèce que la forme de la maison réalisée dans la matière, bien plus elle en est l'espèce, car par l'espèce de l'homme on ne connaîtra pas la nature de l'âne ou du cheval. Mais la nature de la substance séparée n'est ni de la même espèce, bien plus ni du même genre que la nature divine, nous l'avons montré. Il est donc impossible qu'une substance séparée connaisse la divine substance par sa propre nature. Tout être créé est limité à un genre ou à une espèce. Or la divine essence est infinie, riche en soi de la perfection totale de tout l'être, comme on l'a prouvé au Premier Livre. Il est donc impossible de saisir la divine essence à travers le créé. Toute espèce intelligible qui permet de connaître la quiddité ou l'essence d'une chose, embrasse cette réalité dans sa représentation ; aussi appelons-nous termes ou définitions ces discours par lesquels nous exprimons l'essence. Or il est impossible à quelque similitude créée d'exprimer Dieu ainsi, car à l'encontre de Dieu toute représentation créée est d'un genre déterminé, nous l'avons dit au Premier Livre. Il n'est donc pas possible de connaître Dieu par quelque représentation créée. La divine substance est son être, nous l'avons expliqué au Premier Livre, tandis que l'être de toute substance séparée est autre que son essence, nous l'avons prouvé au Deuxième Livre. L'essence de la substance séparée n'est donc pas un moyen suffisant pour voir Dieu dans son essence. Cependant la substance séparée connaît par elle-même que Dieu existe, qu'il est cause de tout, au-dessus de tout, distinct de tout ce qui est et même de tout ce qui est concevable par une intelligence créée, cette connaissance de Dieu est pareillement à notre portée, car par ses effets nous connaissons de Dieu qu'il existe, qu'il est la cause des êtres, au-dessus et distinct d'eux. C'est le sommet de notre connaissance en cette vie, comme le dit Denys en son ouvrage De Mystica Thealogia : « nous sommes unis à Dieu comme à un inconnu » ; cela vient de ce que nous connaissons de lui ce qu'Il n'est pas, son essence nous demeurant absolument cachée. De là, pour marquer l'ignorance de cette sublime connaissance, il est dit de Moïse qu'il « s'approcha de l'obscurité en laquelle Dieu réside ». Mais une nature inférieure, à son sommet, ne touche qu'au dernier degré de la nature supérieure ; c'est pourquoi cette connaissance est plus excellente chez les substances séparées qu'en nous. En voici les raisons : 1. L'existence d'une cause est d'autant mieux connue que son effet est plus proche d'elle et plus expressif de sa perfection. Or les substances séparées qui connaissent Dieu dans leur essence, sont des effets plus proches de Dieu et plus expressifs de sa ressemblance que ceux par lesquels nous connaissons Dieu. Les substances séparées connaissent donc l'existence de Dieu avec plus de certitude et dans une plus grande clarté que nous. 2. La connaissance propre d'un être, au terme de négations successives, quelle qu'en soit la voie, est d'autant plus parfaite que l'on a décelé comme étrangers à cet être des éléments plus nombreux et en plus grande affinité avec lui : savoir de l'homme qu'il n'est pas un être inanimé ni insensible est une science plus spécifique que de savoir simplement qu'il n'est pas inanimé, bien que de part et d'autre on ignore sa nature. Or la connaissance des substances séparées est plus vaste que la nôtre et porte sur plus de choses en affinité avec Dieu, aussi leur intelligence nie de Dieu plus de choses que la nôtre et des choses qui le touchent de plus près. Leur science de Dieu est donc plus spécifique que la nôtre, sans leur permettre de voir la divine essence qu'elles ne saisissent qu'à travers leur essence. 3. La dignité de quelqu'un apparaît d'autant mieux que plus évidente est l'excellence de ceux qu'il gouverne : ainsi le paysan sait que le roi est le premier du royaume, toutefois il ne connaît dans le royaume que certains officiers subalternes avec lesquels il a affaire, sa connaissance de la dignité royale n'égale donc pas celle de celui qui sait toutes les dignités des princes royaux ; néanmoins ni l'un ni l'autre ne saisit toute la grandeur de la dignité royale. Or nous ne connaissons que quelques détails infimes concernant les êtres. Aussi tout en confessant l'excellence de Dieu au-dessus de tous les êtres, nous n'en saisissons pas la suréminence à la manière des substances séparées qui connaissent les degrés supérieurs des êtres et savent encore que Dieu les dépasse. 4. Il est enfin évident que la causalité d'une cause s'affirme d'autant mieux que ses effets sont plus nombreux et plus éclatants ; il est dès lors manifeste que les substances séparées connaissent mieux que nous la causalité de Dieu et sa puissance bien que nous sachions qu'il est la cause des êtres.

50 : COMMENT LE DÉSIR NATUREL DES SUBSTANCES SÉPARÉES N'EST PAS ASSOUVI PAR LA CONNAISSANCE NATURELLE QU'ELLES ONT DE DIEU

Et cependant cette connaissance qu'a de Dieu la substance séparée ne saurait apaiser son désir naturel. Tout ce qui dans une espèce est imparfait tend à la perfection propre à cette espèce : ainsi celui qui au sujet d'une chose n'a pu se faire qu'une opinion - ce qui est une connaissance imparfaite - par le fait même est incité à en désirer la pleine connaissance. Or cette connaissance que les substances séparées possèdent de Dieu sans en connaître la substance, est imparfaite dans son espèce : nous n'estimons pas en effet connaître une chose dont l'essence nous échappe ; d'où il suit que la science d'une chose consiste principalement dans la connaissance de sa nature. Par conséquent cette connaissance que les substances séparées ont de Dieu n'apaise pas leur désir naturel ; bien plutôt elle l'excite à la vision de la divine essence. La connaissance des effets excite le désir d'en connaître la cause ; de là les hommes ont commencé à philosopher en cherchant la cause des choses. Or le désir de savoir, naturel et inné en toute substance spirituelle, ne peut donc être satisfait que, si connaissant l'essence des effets, elles peuvent en saisir la cause. Du fait donc que les substances séparées connaissent Dieu comme la cause de toutes les choses dont elles saisissent l'essence, elles n'ont d'apaisement à leur désir naturel que dans la vision de la substance de Dieu. Entre la question « quid est » (qu'est-ce que cela ?) et la question « an est » (est-ce que cela existe ?), le rapport est le même qu'entre la question « propter quid » (pourquoi cela ?) et la question « quia » (quelles sont les raisons extrinsèques de cela ?) : en effet par la question « propter quid » on s'enquiert de la raison qui explique le « quia est », par exemple ce qui cause l'éclipse de la lune ; et de même par la question « quid est » on cherche à expliquer 1'« an est », ainsi que l'enseigne le Deuxième Livre des « Postérieurs Analytiques ». Or nous constatons comment ceux qui savent le « quia est » d'une chose, désirent naturellement en connaître le « propter quid » ; et de même la connaissance du « an est » d'un être éveille le désir de celle du « quid est », c'est-à-dire d'en connaître la substance. Dans la connaissance de Dieu, le désir naturel de savoir n'est donc pas satisfait par la science du seul « quia est ». Rien de fini ne peut combler le désir de l'intelligence, la preuve en est qu'après avoir épuisé le fini, l'intelligence se tend à quelque autre chose : une ligne finie est-elle donnée, l'intelligence rêve d'une plus grande ; de même pour les nombres ; telle est la raison de l'addition à l'infini dans le nombre et la ligne mathématique. Mais la perfection et la virtualité de toute substance créée est finie. L'intelligence de la substance séparée n'est donc pas satisfaite par la connaissance des substances créées quelle qu'en soit l'éminence ; son désir naturel la porte à connaître une substance d'une perfection infinie telle que celle dont il fut question à propos de la substance divine. En toute nature intellectuelle est inné le désir naturel de savoir et pareillement celui de sortir de l'ignorance ou du manque de science. Or les substances séparées savent - nous avons dit de quelle manière - que la substance divine les dépasse elles et tout ce qu'elles saisissent ; elles savent par conséquent leur ignorance au sujet de cette divine essence. Leur désir naturel les porte donc à connaître celle-ci. Plus un être approche de sa fin, plus s'intensifie son désir de l'atteindre ; ainsi voyons-nous comment le mouvement d'un corps s'accélère quand il touche à son but. Or l'intelligence des substances séparées est plus proche de la connaissance divine que la nôtre ; elles désirent donc plus intensément que nous de connaître Dieu. Mais nous, quelle que soit notre science de l'existence de Dieu et de toutes ces choses dont nous avons parlé, nous sommes inassouvis dans notre désir et nous souhaitons connaître Dieu dans son essence ; combien plus le désirent naturellement les substances séparées. Leur désir n'est donc pas assouvi par la connaissance susdite. De tout cela concluons que l'ultime félicité pour les substances séparées ne réside pas dans la connaissance de Dieu, saisi à travers leur substance, puisque leur désir les pousse jusqu'à l'essence même de Dieu. Il est clair également qu'il ne faut pas chercher la félicité dernière en dehors d'une opération intellectuelle, puisque nul désir ne porte aussi haut que celui de connaître la vérité. Tout désir en effet dont l'objet serait le plaisir ou quelque autre bien de ce genre, recherché par l'homme, trouvera sa satisfaction dans les autres êtres, mais celui-là n'a de satisfaction qu'en Dieu, fondement et créateur de toutes choses. C'est pourquoi la Sagesse dit justement : « J'habite dans les hauteurs et mon trône est dans une colonne de nuée ». Et dans les Proverbes il est dit : « La sagesse appelle ses servantes près de la citadelle ». Honte à quiconque cherche dans les bas-fonds un bonheur situé si haut.

51 : DE QUELLE MANIÈRE DIEU EST-IL VU DANS SON ESSENCE

Il est impossible qu'un désir naturel soit vain ; il le serait si l'on ne pouvait atteindre à l'intelligence de la divine substance que tous les esprits désirent naturellement ; en conséquence il est nécessaire d'affirmer qu'il est possible, et pour les substances séparées et pour nos âmes, de voir l'essence divine par l'intelligence. Le mode de cette vision ressort suffisamment de nos considérations antérieures. Nous avons en effet démontré qu'une intelligence ne peut voir la divine substance au moyen d'une espèce créée. D'où s'il y a vision de l'essence divine, cette vision intellectuelle est due à la divine essence elle-même, au point qu'elle est à la fois l'objet de la vision et le moyen par lequel la vision se réalise. Toutefois l'intelligence ne peut connaître une substance si elle n'est actuée par une espèce qui l'informe, espèce qui est la ressemblance de la réalité connue ; il pourrait donc sembler impossible qu'une intelligence créée saisisse la divine essence par elle-même comme si celle-ci remplissait le rôle d'espèce intelligible ; la divine essence est en effet un être subsistant par soi, et au Livre premier nous avons montré comment Dieu ne peut être la forme d'aucun être. Pour comprendre cette vérité rappelons-nous comment une substance, subsistante par elle-même, est soit une forme pure soit un composé de matière et de forme. Le composé de matière et de forme ne saurait être forme d'un autre : sa forme est déjà restreinte à telle matière déterminée au point de ne pouvoir être la forme d'un autre être. Au contraire le subsistant qui est forme pure, peut être forme d'un autre si son être est tel qu'il soit susceptible d'être participé par un autre, comme nous l'avons dit à propos de l'âme. Dans le cas où son être exclurait toute participation par un autre, il ne pourrait devenir la forme d'un autre être, circonscrit qu'il serait en lui-même par son être comme les êtres matériels par leur matière. Ces remarques, propres a l'être substantiel ou naturel, sont également vraies de l'être intelligible. Le vrai étant la perfection de l'intelligence, cet intelligible sera donc comme une forme pure dans l'ordre des intelligibles qui est la vérité elle-même. Or ceci n'appartient qu'à Dieu. Il en est en effet du vrai comme de l'être, celui-là seulement est sa propre vérité qui est son être : c'est le propre de Dieu comme nous l'avons démontré au Deuxième Livre. Les autres intelligibles subsistants ne sont pas, dans l'ordre des intelligibles, comme une forme pure ; ils possèdent une forme reçue dans un sujet : chacun d'eux est vrai, mais il n'est pas la vérité, comme il est un être, mais non l'être lui-même. Il est donc évident que la divine essence peut remplir à l'endroit de l'intelligence créée le rôle d'espèce intelligible par laquelle celle-ci connaîtra, ce qui ne convient à l'essence d'aucune autre substance séparée. Cependant l'essence divine ne peut être, dans l'ordre de la nature, la forme d'un autre être ; il s'ensuivrait en effet que par une telle union elle constituerait une seule nature avec cet être, chose impossible en raison de la perfection de sa nature. Mais l'union de l'espèce intelligible avec l'intelligence ne constitue pas une nature, c'est un perfectionnement de celle-ci en vue de la connaissance, ce qui ne s'oppose pas à la perfection de la divine essence. Cette vision immédiate de Dieu nous est promise dans la Sainte Écriture : « Nous ne voyons maintenant que dans un miroir et d'une manière obscure ; alors nous verrons face à face ». Ne prenons pas ceci d'une manière matérielle au point d'imaginer une face corporelle dans la divinité. Nous avons dit que Dieu est incorporel, et il nous est impossible de voir Dieu avec le visage de notre corps puisque l'_il corporel, propre à notre face, ne peut saisir que les objets matériels. Nous verrons donc Dieu face à face en ce sens que notre vision de Dieu sera immédiate, comme celle d'un homme qui est en face de nous. Par cette vision surtout nous serons semblables à Dieu et participants de sa béatitude : Dieu en effet se voit dans son essence et c'est là son bonheur. Aussi est-il dit : « Lorsqu'il nous apparaîtra nous serons semblables à lui, nous le verrons tel qu'il est ». Le Seigneur dit : « Et moi je dispose du Royaume en votre faveur, comme mon Père en a disposé pour moi afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume », ce que l'on n'entendra pas d'une nourriture et d'un breuvage corporels mais de cette nourriture que l'on prend à la table de la Sagesse, à propos de quoi la Sagesse dit  : « Mangez de mon pain et buvez le vin que j'ai mélangé pour vous ». Ceux-ci mangent et boivent à la table de Dieu qui jouissent du même bonheur dont il est heureux, le contemplant comme il se contemple lui-même.

52 : COMMENT AUCUNE CRÉATURE PAR SES PROPRES FORCES NE PEUT PARVENIR A LA VISION DE DIEU DANS SON ESSENCE

Il est impossible à quelque créature que ce soit d'atteindre par ses propres forces à ce mode de la vision divine. Une nature inférieure ne peut atteindre ce qui est propre à une nature supérieure que sous l'action de celle-ci ; ainsi sans l'action du feu, l'eau ne s'échaufferait pas. Or la vision de Dieu par l'essence divine elle-même est le propre de la nature divine, car le propre de tout agent est d'agir par sa forme propre. Aucune créature ne peut donc voir Dieu par sa divine essence si ce n'est sous l'action de Dieu. La forme propre d'un être ne devient forme d'autre que sous l'action de celui-ci : tout agent en effet produit un semblable à lui-même en communiquant sa forme à un autre. Or la vision de la substance de Dieu est impossible si l'essence divine ne devient la forme de l'intelligence grâce à laquelle celle-ci connaîtra. Il est donc impossible qu'une substance créée parvienne à cette vision si ce n'est sous l'action de Dieu. Si deux éléments doivent s'unir entre eux dont l'un a raison de forme, l'autre de matière, l'union se fera sous l'action non du principe matériel, mais du principe formel, la forme étant en effet principe actif, la matière principe passif. Or pour que l'intelligence créée voie la substance de Dieu, il est indispensable que la divine essence lui soit unie comme une forme intelligible, nous l'avons dit. Nul intellect créé ne peut donc atteindre cette vision que sous l'action de Dieu. « Ce qui est par soi est cause de ce qui est par un autre ». Or l'intelligence divine voit la divine essence par elle-même, puisqu'elle est la divine essence elle-même par laquelle est perçue la substance de Dieu, comme nous l'avons prouvé au Premier Livre. Mais l'intellect créé voit la divine substance par l'essence de Dieu comme par un autre que lui. Il ne peut donc être gratifié de cette vision que sur l'intervention de Dieu. Une nature ne peut prétendre à ce qui la dépasse que sur une intervention étrangère, comme l'eau ne jaillit que sous une motion extrinsèque. Or voir l'essence de Dieu excède le pouvoir de toute nature créée : la connaissance propre de toute nature créée est en effet proportionnée à son mode d'être ; la nature divine échappe ainsi à toute connaissance. Aucun intellect créé ne peut donc atteindre la vision de l'essence divine sans l'action de Dieu qui dépasse toute créature. De là ce mot : « Le don de Dieu c'est la vie éternelle ». Nous avons en effet montré comment la vision divine est la félicité de l'homme qui est appelée vie éternelle. Nous n'y parvenons que par la grâce de Dieu, car cette vision dépasse le pouvoir de toute créature et il est impossible d'y parvenir sans le secours divin. Ce qui advient ainsi à la créature est dit grâce de Dieu. Le Seigneur a dit : « Je me manifesterai moi-même à lui ».

53 : COMMENT, POUR VOIR DIEU DANS SON ESSENCE, L'INTELLECT CRÉÉ A BESOIN DE L'INFLUX DE LA DIVINE LUMIÈRE

Afin d'être adapté à cette vision si haute, l'intellect humain a besoin d'être surélevé par l'action de la divine Bonté. Il est impossible en effet que la forme propre d'un être devienne celle d'un autre sans que celui-ci participe à la ressemblance de l'être à qui appartient cette forme : ainsi, pour que la lumière soit l'acte d'un corps, celui-ci doit être en quelque sorte diaphane. Or la divine essence est la forme intelligible propre de l'intellect divin et lui est proportionnée : en Dieu ces trois choses n'en font qu'une, l'intellect, le moyen d'intellection et son objet. L'essence divine ne peut donc être la forme intelligible d'un intellect créé sans une participation de celui-ci à la divine ressemblance, participation nécessaire pour la vision de la substance de Dieu. Nul n'est susceptible de recevoir une forme supérieure si sa capacité n'est surélevée par quelque disposition ; en effet un acte déterminé est réalisé dans une puissance proportionnée. Or la divine essence est une forme plus noble que tout intellect créé. Pour qu'elle puisse devenir sa forme - ce que requiert la vision de la substance divine - il est donc nécessaire que cet intellect soit surélevé par quelque disposition supérieure. Quand deux choses, d'abord séparées, sont ensuite réunies, cette union est le résultat d'un changement survenu dans les deux ou en l'une d'entre elles. Or dans le cas où un intellect créé commencerait à voir la substance de Dieu, celle-ci devrait, d'après nos principes, lui être unie à la manière d'une espèce intelligible. Mais la divine essence est immuable, nous l'avons montré. Cette union n'est donc réalisable que sur une modification de l'intellect créé, modification qui consistera uniquement dans une disposition nouvelle survenue en lui. Il en serait d'ailleurs de même dans l'hypothèse où, dès sa création, l'intellect créé jouirait de cette vision. Si en effet cette vision dépasse la faculté de la nature créée, comme nous l'avons dit, il est concevable que l'intellect créé puisse être constitué dans sa nature spécifique sans la vision de la substance de Dieu. Aussi que sa vision de Dieu soit dès le premier instant de son existence, ou qu'elle commence au cours de son existence, de toute nécessité sa nature doit recevoir quelque addition. Nul ne peut tendre à un agir supérieur à moins que sa virtualité ne soit renforcée. Et ceci peut se réaliser de deux manières. D'abord par une simple intensification de cette virtualité : ainsi la vertu active d'un corps chaud s'accroît-elle avec l'intensité du calorique, en sorte que ce corps peut exercer une action plus énergique dans le même ordre. Ensuite, par l'adjonction d'une nouvelle forme : ainsi la vertu d'un corps diaphane augmente jusqu'à ce qu'il devienne lui-même lumineux en acte sous l'action renouvelée de la forme de la lumière reçue. Un accroissement de ce genre est requis lorsqu'on veut obtenir une opération d'une autre espèce. Or la vertu naturelle de l'intellect créé est insuffisante pour la vision de l'essence divine ; elle doit donc être renforcée pour y atteindre. Mais un renforcement par simple intensification de la vertu naturelle serait insuffisant, car cette vision est d'un autre ordre que celui de la vision naturelle à l'intelligence créée : on en peut juger par la distance de leurs objets. Ce renforcement de la vertu intellectuelle se fera donc nécessairement par l'acquisition d'une disposition nouvelle. Toutefois notre connaissance des intelligibles part du sensible, et pareillement nous transposons sur le plan de la connaissance intellectuelle les noms empruntés à la connaissance sensible, principalement en ce qui concerne la vue, notre sens le plus noble et le plus spirituel et, par là, le plus proche de l'intelligence. Ainsi nous donnons le nom de « vision » à la connaissance intellectuelle. Et de même que la vision corporelle ne va pas sans lumière, nous appelons également « lumière » ce que requiert la vision intellectuelle. Ainsi Aristote assimile-t-il l'intellect agent à la lumière parce qu'il rend les objets intelligibles en acte, comme la lumière rend les objets actuellement visibles. Cette disposition grâce à laquelle l'intellect créé est adapté à la vision de l'essence divine, est donc bien dénommée « lumière de gloire », non parce qu'à la manière de l'intellect actif, elle rend l'objet intelligible en acte, mais parce qu'elle rend l'intelligence actuellement capable de connaissance. C'est de cette lumière qu'il est écrit : « Dans votre lumière nous verrons la Lumière », à savoir la divine substance. Et : «La Cité (des Bienheureux) n'a pas besoin du soleil ni de la lune : la clarté de Dieu l'illumine ». Et : « Le soleil ne luira plus pour vous pendant le jour, ni la lune ne vous éclairera, mais le Seigneur sera votre lumière pendant l'éternité et votre Dieu sera votre gloire ». Et parce qu'en Dieu l'être et l'intellection sont identiques et qu'il est la cause de toute intellection, Dieu est appelé lumière : « Il était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde » ; et « Dieu est lumière » ; et : « Il s'enveloppe de lumière comme d'un manteau ». C'est pour cela encore que dans la Sainte Écriture tant Dieu que les anges sont présentés sous le symbole du feu, à cause de sa clarté.

54 : RAISONS ALLÉGUÉES CONTRE LA POSSIBILITÉ DE LA VISION DE DIEU EN SON ESSENCE ET LEUR RÉFUTATION

On objectera contre ces assertions : 1. Aucune lumière adventice ne peut élever la vue à la vision d'objets dépassant la faculté corporelle : la vue ne peut saisir que le coloré. Or la substance divine dépasse toute la capacité d'un intellect créé, plus que l'intelligence dépasse celle du sens. Aucune lumière adventice ne peut donc élever l'intellect créé à la vision de la divine substance. 2. Cette lumière, reçue dans l'intelligence, est quelque chose de créé, et pour autant distant de Dieu à l'infini. L'intellect créé ne peut donc pas par une pareille lumière être élevé jusqu'à la vision de la divine substance. 3. Si même cette lumière pouvait produire cet effet parce qu'elle est la ressemblance de la substance divine, la nature de toute substance intellectuelle suffirait à la vision divine puisque toute nature intellectuelle, du fait de son intellectualité, porte cette divine ressemblance. 4. Dans l'hypothèse où cette lumière serait créée, on pourrait concevoir une intelligence créée qui grâce à une lumière connaturelle pourrait voir l'essence divine ; (on a démontré le contraire) car rien ne s'oppose à ce qu'une création quelconque soit naturelle à une créature. 5. « L'infini comme tel est inconnu ». Or nous avons démontré au Premier Livre que Dieu est infini. La divine substance ne peut donc être vue à cette lumière. 6. L'intellect doit être proportionné à son objet. Or il n'y a aucune proportion entre une intelligence créée, même perfectionnée par cette lumière, et la divine substance : une distance infinie les sépare encore. L'intelligence créée ne peut donc être élevée par quelque lumière à la vision de la substance divine. Ces raisons et d'autres analogues ont poussé certains auteurs à soutenir qu'un intellect créé puisse jamais voir la divine essence : position qui nie pour la créature raisonnable toute vraie béatitude, celle-ci ne se trouvant qu'en cette vision, et contredit la Sainte Écriture. Elle doit donc être rejetée comme fausse et hérétique. Il n'est d'ailleurs pas difficile de réfuter ces raisons : 1. La divine substance ne dépasse pas à ce point l'intelligence créée qu'elle lui soit totalement étrangère, comme le son pour la vue, ou une substance immatérielle pour le sens ; la divine substance est en effet le premier intelligible et le principe de toute connaissance intellectuelle. Elle dépasse l'intelligence créée parce qu'elle est plus vaste que sa vertu, comme certains objets sensibles plus forts que le sens. C'est pourquoi le Philosophe dit au Deuxième Livre des Métaphysiques : « notre intelligence est vis-à-vis des objets les plus lumineux comme l'_il du hibou à la lumière du soleil ». L'intellect créé a donc besoin d'être renforcé par quelque lumière divine pour voir l'essence de Dieu. Telle est la réfutation de la première raison. 2. Mais cette lumière élève l'intelligence créée à la vision de Dieu, non par la suppression de la distance infinie qui la sépare de la divine essence, mais en lui communiquant à cet effet la vertu de Dieu, bien que dans son être l'intelligence demeure à l'infini distante de Dieu, comme le notait la deuxième objection. Cette lumière n'unit donc pas l'intelligence à Dieu dans son être, mais seulement dans son intellection. 3. C'est le propre de Dieu de connaître parfaitement son essence ; aussi cette lumière est-elle la ressemblance de Dieu pour autant qu'elle conduit à la vision de la divine essence. Mais aucune substance intellectuelle n'est de cette manière la ressemblance de Dieu. La simplicité d'aucune substance créée n'égale en effet celle de Dieu ; il est dès lors impossible qu'elle possède toute sa perfection en une unité parfaite ; c'est le propre de Dieu, comme nous l'avons dit au Premier Livre, d'être à la fois son être, son intelligence et sa béatitude. Chez la substance spirituelle créée, nécessairement autre est la lumière, principe de sa béatitude par la vision divine, autre la lumière par laquelle elle est constituée dans son espèce et saisit les objets qui lui sont proportionnés. Telle est la réfutation de la troisième objection. 4. La quatrième objection est réfutée du fait que la vision de la divine essence dépasse toute force naturelle, on l'a montré. Il est dès lors nécessaire que la lumière grâce à laquelle l'intelligence créée est adaptée à la divine vision, soit surnaturelle. 5. L'infinité de Dieu n'est pas un obstacle à la vision divine, comme le prétendait la cinquième objection. Il ne s'agit pas en effet ici d'un infini privatif, comme dans l'ordre de la quantité. Un tel infini est inconnu à la raison, il est assimilable à une matière qui n'aurait pas la forme, principe de connaissance. L'infini de Dieu est un infini négatif, une forme subsistant par soi, aucunement limitée par une matière qui la recevrait. Cet infini est par lui-même connaissable au suprême degré. 6. Le rapport de l'intelligence créée à la vision de Dieu n'est pas celui d'une proportion qui mesurerait l'une et l'autre, mais la relation d'une chose à une autre, par exemple de la matière à sa forme ou de la cause à son effet. En ce sens rien ne s'oppose à ce que l'on parle de proportion entre la créature et Dieu, rapport du connaissant au connu, comme de l'effet à sa cause. Telle est la réfutation de la sixième objection.

55 : COMMENT L'INTELLIGENCE CRÉÉE NE SAISIT PAS TOTALEMENT LA DIVINE SUBSTANCE

La modalité d'une action est déterminée par l'efficacité de son principe actif ; une plus grande intensité de chaleur provient en effet d'un calorique plus fort. En conséquence le degré de la connaissance se mesure nécessairement à l'efficacité de son principe. Or la lumière dont il vient d'être question, est comme le principe de la connaissance divine, puisque grâce à elle l'intelligence créée est élevée jusqu'à la vision de la substance de Dieu ; le degré de cette vision est donc nécessairement en proportion de la force de cette lumière. Toutefois cette lumière est beaucoup moins forte que la clarté de l'intelligence divine ; aussi est-il impossible que la vision de la divine essence, due à cette lumière, égale en perfection celle de l'intelligence divine. L'intelligence divine en effet voit cette substance à la mesure même de sa visibilité : la vérité de la divine essence et la lumière de l'intelligence de Dieu sont égales, bien mieux elles sont une seule et même chose. Impossible donc à l'intellect créé de voir, sous l'influx de la lumière dont nous parlons, la divine essence aussi parfaitement qu'elle est parfaitement visible. Or tout ce qu'un être intelligent comprend, il le connaît aussi parfaitement que cet objet est susceptible d'être connu : par exemple, celui qui tient comme probable parce que fondée sur une raison probable, tel le dire des savants, cette proposition : les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, ne la comprend pas, à l'encontre de celui-là seul qui la saisit comme un objet de science, à savoir par la cause. Il est donc impossible que l'intelligence créée comprenne totalement la substance divine. Une vertu limitée ne peut dans son agir égaler un objet infini. Or la substance divine est un infini, en face de toute intelligence créée, car toute intelligence créée est d'une espèce déterminée. Il est donc impossible dans la vision de la divine essence que la vue d'une intelligence créée quelconque l'égale au point de la saisir aussi parfaitement qu'elle est suceptible de l'être. Aucune intelligence créée ne peut donc comprendre la divine essence. L'agir d'un agent est d'autant plus parfait que celui-ci participe plus parfaitement à la forme qui est le principe de cet agir. Or la forme intelligible, principe de la vision de la substance divine, est la divine essence elle-même qui ne peut être reçue selon toute sa vertu par l'intellect créé, bien qu'elle en soit la forme intelligible. L'intellect créé ne peut donc voir la divine essence autant qu'elle est susceptible d'être vue. Il ne la comprend donc pas. Un objet compris ne dépasse pas les frontières du sujet qui le comprend. Si donc une intelligence créée comprenait la divine substance, celle-ci ne dépasserait pas les limites de celle-là, ce qui est impossible. Il est donc impossible que l'intellect créé comprenne la divine substance. Cette proposition : l'intelligence créée voit la divine substance mais ne la comprend pas, n'entend pas dire qu'elle en voit une partie et non l'autre, puisque la divine substance est absolument simple, mais seulement qu'elle ne la connaît pas autant qu'elle est susceptible d'être connue : de cette manière nous disons de celui qui n'a qu'une opinion au sujet d'une conclusion démontrable, qu'il la connaît, mais ne la comprend pas ; il n'en a pas la science, bien qu'il n'en ignore aucune partie.

56 : COMMENT NUL INTELLECT CRÉÉ EN VOYANT DIEU NE SAISIT TOUT CE QUI PEUT ÊTRE VU EN LUI

Il ressort de cela que l'intelligence créée, bien qu'elle voie la substance divine, ne perçoit pourtant pas ce qui est connaissable par elle. De la connaissance d'un principe découle nécessairement celle de tous ses effets dans le seul cas où l'intelligence l'embrasse totalement : on saisit en effet toute la vertu d'un principe, si par lui on connaît tous ses effets. Or par l'essence divine tous les êtres sont connus comme des effets dans leur cause. Puisque l'intelligence créée ne peut connaître l'essence divine au point de l'embrasser totalement, il ne suit donc pas nécessairement qu'en la voyant, elle perçoive tout ce qui est connaissable en elle. Plus une intelligence est élevée, plus sa connaissance a d'amplitude, qu'il s'agisse du nombre des objets perçus ou de leurs raisons d'être. Or l'intelligence divine l'emporte sur toute intelligence créée ; sa connaissance est donc plus étendue que celle de l'intelligence créée. En outre elle ne connaît rien que dans la vision de son essence comme nous l'avons dit au Premier Livre. Beaucoup de choses sont donc connaissables par l'essence divine que l'intelligence créée n'y peut voir. On juge de l'intensité d'une vertu par l'étendue de son pouvoir. Connaître le domaine sur lequel s'exerce cette vertu, c'est donc la connaître elle-même. Mais la vertu divine en raison de son infinité, tout comme l'essence divine, ne peut être embrassée totalement par une intelligence créée, nous l'avons montré, et son domaine ne peut davantage en être connu. Or celui-ci n'est connaissable que par l'essence divine : Dieu connaît tout, et seulement par son essence. L'intelligence créée, dans sa vision de l'essence divine, ne saisit donc pas tout ce qui y est connaissable. Une faculté de connaissance n'atteint un être que sous le biais de son objet propre, le sens de la vue par exemple ne saisit d'un être que sa couleur. Or l'objet propre de l'intelligence est le « quod quid est » ( ce qu'est la chose), c'est-à-dire la substance de l'être. Donc tout ce qu'une intelligence connaît d'une chose, elle le connaît par la substance même de cette chose ; c'est pourquoi toute démonstration en vue de trouver les accidents propres d'un être, a son point de départ dans « l'essence » de cet être. Mais qu'une intelligence connaisse une substance grâce à ses accidents - « les accidents comptent pour beaucoup dans la connaissance de l'essence » d'une chose, lisons-nous au I « de Anima » - ceci est accidentel et s'explique du fait que la connaissance de cette intelligence a son origine dans le sens ; ainsi la connaissance des accidents sensibles conduit à l'intelligence de la substance ; cela n'a pas lieu dans le domaine de la mathématique, mais seulement en celui de la nature. Par conséquent tout ce qui dans un être n'est pas perceptible dans la connaissance de sa substance, échappe nécessairement à l'intelligence. Or la connaissance de sa substance ne révèle point le vouloir d'un être, doué de volonté ; la volonté ne se porte pas en effet sur son objet de son seul poids naturel ; aussi considérons-nous, comme deux principes actifs du vouloir, la volonté et la nature. Par conséquent une intelligence ne peut découvrir ce que veut un être doué de volonté, si ce n'est peut-être par certains effets, par exemple devant l'initiative de quelqu'un nous percevons ce qu'il veut, ou par la cause, ainsi Dieu connaît nos vouloirs comme ses autres effets parce qu'il est la cause de nos volitions, ou encore par la révélation faite de ce vouloir, tel celui qui par la parole manifeste son affection. Comme beaucoup de choses dépendent de la simple volonté de Dieu, nous l'avons déjà partiellement expliqué au premier Livre et nous le prouverons mieux ultérieurement. - L'intelligence créée, même si elle voit la substance de Dieu, ne connaît pourtant pas tout ce que Dieu y voit. On objectera contre ces conclusions que la substance de Dieu est supérieure à tout ce qu'il peut faire ou connaître ou vouloir en dehors de lui ; par conséquent si l'intelligence créée est capable de voir l'essence de Dieu, a fortiori peut-elle connaître tout ce que Dieu connaît ou veut ou fait en dehors de lui. Toutefois, si l'on y prête attention, connaître quelque chose en soi et le connaître dans sa cause, ce n'est pas la même chose : certaines choses sont facilement saisies en elles-mêmes qui dans leur cause le sont moins. Il est vrai que la connaissance de la substance divine l'emporte sur celle de tout autre objet en dehors d'elle, mais qui peut être connu en lui-même. Cependant il est plus parfait de connaître la substance divine et, en elle, ses effets que de connaître seulement celle-ci sans ses effets. La vision de la substance divine peut avoir lieu sans sa totale compréhension. Mais on ne peut sans cette compréhension, saisir tous les objets susceptibles d'être connus par elle, ainsi que nous venons de l'établir.

57 : COMMENT LES INTELLIGENCES DE TOUT DEGRÉ PEUVENT PARTICIPER A LA VISION DE DIEU

Puisque les intelligences créées, pour atteindre à la vision de Dieu, doivent être surélevées, il n'en est pas, aussi infimes qu'on les conçoive, qui ne puissent être haussées à cette vision. Nous avons montré que cette lumière n'est connaturelle à aucune créature, mais dépasse la virtualité de toute nature créée. Or la diversité des natures ne saurait faire obstacle à une vertu surnaturelle puisque la vertu divine est infinie ; ainsi dans le cas d'une guérison miraculeuse, qu'importe le plus ou moins de gravité de la maladie ? La diversité des natures intellectuelles ne s'oppose donc pas à ce que la dernière soit élevée à cette vision par la lumière susdite. La distance entre l'intelligence la plus haute dans l'ordre de la nature et Dieu est infinie du point de vue soit de la perfection soit de la bonté ; au contraire la distance entre cette intelligence et la dernière des intelligences est finie : entre deux êtres finis il ne peut être de distance infinie. Aussi bien la distance qui sépare l'intelligence créée la plus modeste d'avec la plus noble est quasi nulle en regard de celle qui existe entre cette dernière et Dieu. Or ce qui ne compte presque pas ne peut produire de variation sensible : par exemple la distance du centre de la terre à notre _il n'est quasi rien, comparée à celle qui existe de notre _il à la huitième sphère en regard de laquelle notre terre n'est qu'un point ; aussi les astrologues ne s'écartent pas d'une manière sensible de la vérité dans leurs démonstrations en considérant notre _il comme le centre de la terre. Peu importe par conséquent le degré de l'intelligence qui doit être élevée à la vision de Dieu par la lumière surnaturelle, qu'elle soit du premier ou du dernier ou d'un degré intermédiaire. Nous avons prouvé antérieurement que toute intelligence désire naturellement la vision de la divine substance. Or un désir naturel ne peut être vain. Toute intelligence créée peut donc atteindre la vision de Dieu nonobstant l'infériorité de sa nature. C'est pourquoi le Seigneur a promis aux hommes la gloire des anges : « ils seront, dit-il des hommes, comme les anges de Dieu dans le ciel ». Et d'après l'Apocalypse on se servira « de la même mesure pour l'homme et pour l'ange ». Telle est encore la raison pour laquelle l'Écriture nous présente presque toujours les anges sous une forme humaine, soit sous une forme parfaite, c'est le cas des anges qui apparurent à Abraham comme des hommes, soit sous une forme incomplète, c'est le cas des animaux dont il est dit qu'ils avaient des mains d'hommes sous leurs ailes. Nous écartons ainsi cette erreur d'après laquelle l'âme humaine à quelque degré d'élévation qu'elle parvienne, ne sera jamais dans la condition des intelligences supérieures.

58 : COMMENT UNE INTELLIGENCE PEUT VOIR DIEU PLUS PARFAITEMENT QU'UNE AUTRE

La modalité d'une opération est fonction de la forme qui en est le principe ; d'autre part, la lumière dont nous avons parlé, est pour l'intelligence créée le principe de sa vision de l'essence divine ; il est donc nécessaire que la modalité de cette vision suive celle de cette lumière. Or de cette lumière il est divers modes possibles de participation, en sorte qu'une intelligence est plus illuminée qu'une autre. Il se peut donc qu'une intelligence ait de Dieu une vision plus parfaite qu'une autre, bien que les deux voient sa substance. En tout genre il est un premier qui dépasse tous les autres, et l'on parle de plus et de moins dans la mesure où l'on s'en approche ou s'en écarte : tels objets sont ainsi plus ou moins chauds suivant qu'ils sont plus ou moins près du feu qui lui est le premier degré en cet ordre. Or Dieu voit très parfaitement sa substance puisque seul il la comprend. Après lui donc ceux qui le voient, saisissent plus ou moins sa substance selon qu'ils sont plus ou moins près de lui. La lumière de gloire élève l'intelligence créée à la vision de Dieu parce qu'elle est en quelque sorte la ressemblance de l'intelligence divine, nous l'avons dit. Or la ressemblance d'un être avec Dieu est plus ou moins parfaite. Cet être peut donc voir plus ou moins parfaitement la substance de Dieu. Il y a proportion entre la fin et ce qui y conduit ; aussi de la diversité de préparation à la fin on devra conclure à la diversité de participation à cette fin. Or la vision de la substance divine est la fin dernière de toute substance spirituelle, nous l'avons dit. Toutefois toutes les substances spirituelles ne sont pas également préparées à leur fin ; plus grande est la vertu des unes, plus modeste celle des autres, et la vertu est la voie de la félicité. La vision de Dieu comporte donc de la diversité ; ceux-ci voient plus parfaitement la substance divine, les autres moins parfaitement. De là cette différence marquée par le Seigneur dans la félicité : « Dans la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures ». Nous écartons dès lors l'erreur de ceux qui considèrent comme égales toutes les récompenses. Cependant si le degré de la vision implique une diversité dans les degrés de la gloire chez les Bienheureux, cette gloire, à considérer la réalité perçue, est la même : toute félicité, nous l'avons prouvé, vient de la vision de l'essence divine. La même Réalité rend les hommes bienheureux, mais tous n'y puisent pas un bonheur égal. On ne peut donc objecter que le Seigneur a promis la même récompense, un denier, aux travailleurs de sa vigne : tous reçoivent en effet en récompense le même objet de vision et de fruition : Dieu. On peut encore noter que l'ordre propre aux mouvements des corps est à l'inverse de celui des esprits. Le premier sujet de tous les mouvements corporels est numériquement le même, et les fins varient ; au contraire, dans les mouvements spirituels, appréhensions intellectuelles et volitions, les sujets sont divers, mais la fin est unique.

59 : EN QUEL SENS CEUX QUI VOIENT L'ESSENCE DIVINE, VOIENT TOUTES CHOSES

La vision de la divine essence est la fin dernière de toute substance spirituelle : en outre, quand un être a atteint son terme dernier, son appétit naturel est en repos : par conséquent l'appétit naturel d'une substance spirituelle doit être totalement satisfait dans la vision de la divine essence. Or l'objet de cet appétit est la connaissance des genres, des espèces et des virtualités de tous les êtres comme aussi tout l'ordre de l'univers ; les recherches des hommes sur chacun de ces points nous en sont un témoignage. Quiconque voit l'essence divine connaît donc tout cela. L'intelligence et le sens diffèrent entre eux en ceci : Le sens est émoussé ou affaibli par un objet fort au point de ne pouvoir dans la suite saisir un sensible de moindre intensité ; au contraire, loin d'être amenuisée et paralysée par son objet, l'intelligence est perfectionnée par lui, et la saisie d'un intelligible supérieur n'est pas un handicap pour celle des autres intelligibles, mieux elle la favorise. Or l'essence divine est le premier des intelligibles. Combien plus l'intelligence, élevée par la lumière divine à la vision de la divine essence, est donc perfectionnée pour comprendre les êtres du domaine de la nature. Le domaine de l'être intelligible n'est pas moindre que celui de la nature, peut-être même est-il plus large : l'intelligence est apte en effet à connaître non seulement les êtres de la nature, mais ceux encore dépourvus d'être naturel, comme les négations et les privations. En conséquence l'être intelligible requiert pour sa perfection tout ce que requiert l'être de la nature et plus encore. Or la perfection d'une intelligence réside dans l'acquisition de sa fin dernière, comme celle de l'être de nature dans sa réalisation naturelle. Donc tout ce que Dieu a produit pour la perfection de l'univers, il le découvre à l'intelligence qui le contemple. Parmi ceux qui voient Dieu, l'un voit mieux que l'autre, nous l'avons dit ; cependant chacun voit Dieu parfaitement au point que toute sa capacité naturelle est rassasiée ; bien plus sa vision dépasse toute cette capacité, nous l'avons démontré. Tout voyant saisit donc dans la divine essence tout ce qui ressortit à sa capacité naturelle. Or celle-ci pour toute intelligence s'étend à tous les genres et espèces et à l'ordre de l'univers. Tout voyant de Dieu saisit donc tout cela dans la divine essence. De là cette réponse du Seigneur à Moïse, demandant de voir la divine substance : « Je te montrerai tout bien ». - Et Grégoire dit : « Qu'ignorent-ils ceux qui connaissent celui qui sait tout ? » De l'examen attentif de ces conclusions il ressort que d'un point de vue on voit tout dans la divine essence, de l'autre non. Si sous ce mot « tout » on entend tout ce qui appartient à la perfection de l'univers, il est évident d'après nos explications que les voyants de la divine essence y saisissent tout. Comme l'intelligence est en un certain sens toutes choses, tout ce qui relève de la perfection de la nature, appartient encore à celle de l'être intelligible ; aussi, selon saint Augustin, tous les êtres, faits par le Verbe de Dieu pour subsister dans leur nature propre, le furent aussi dans l'intelligence angélique pour être connus par les anges. Or à la perfection de l'ordre naturel ressortissent les natures des espèces, avec leurs propriétés et leurs virtualités : l'intention de la nature se porte en effet sur les espèces, les individus étant pour l'espèce. La perfection de la nature intellectuelle appelle donc la connaissance des natures de toutes les espèces, de leurs vertus et de leurs accidents propres. Et dans la béatitude finale cette connaissance suivra la vision de la divine essence. En outre cette connaissance des espèces de la nature vaudra à l'intelligence, voyant Dieu, de connaître les individus compris sous ces espèces, comme il ressort de ce qui fut dit à propos de la connaissance de Dieu et des anges. Par contre, si sous ce mot « tout » on entend tout ce que Dieu connaît dans la vision de son essence, aucun intellect créé ne peut tout saisir dans sa vision de l'essence de Dieu. Ou s'en rend compte de divers points de vue : Premièrement, du point de vue de ce que Dieu peut faire, de ce qu'il n'a pas fait et ne fera jamais. - Tout cela ne peut être connu que dans une intelligence parfaite de sa puissance, ce qui est impossible à tout intellect créé, nous l'avons prouvé. Aussi est-il dit dans Job : « Prétends-tu sonder les voies de Dieu, atteindre la perfection du Tout-Puissant ? Elle est haute comme les cieux. Que feras-tu ? Plus profonde que le séjour des morts. Que sauras-tu ? Sa mesure est plus longue que la terre et plus large que la mer »! Il ne s'agit pas ici de la grandeur de Dieu d'après une mesure quantitative, mais de sa puissance, non limitée à ce qui nous paraît grand, au point qu'il peut faire de plus grandes choses. Deuxièmement, du point de vue des choses créées. L'intelligence ne les peut toutes connaître sans comprendre la bonté de Dieu. La raison de toutes choses est prise de la fin que se propose celui qui la fait. Or la fin de tout ce que Dieu fait, est sa divine Bonté. La raison de tout le créé est donc la communication de la Bonté divine. Celui-ci par conséquent connaîtrait toutes les raisons du créé qui percevrait tout le bien qui lui peut échoir d'après l'ordre de la sagesse divine, ce qui serait comprendre la bonté et la sagesse de Dieu. Nul intellect créé n'y peut prétendre. De là ce mot de l'Ecclésiaste : « J'ai compris que l'homme ne peut découvrir la raison des _uvres de Dieu ». Troisièmement, du point de vue de ce qui dépend uniquement du vouloir divin, comme la prédestination, l'élection et la justification et tout ce qui appartient à la sanctification de la créature. D'où il est dit : « Qui jamais est venu à connaître ce qui est de l'homme, si ce n'est l'esprit qui est en cet homme ? Ainsi nul ne connaît ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu ».

60 : COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, VOIENT TOUT EN LUI SIMULTANÉMENT

L'intelligence créée, dans sa vision de la divine substance, saisit toutes les espèces des êtres, nous l'avons montré. Mais ce qui est perçu dans une seule espèce est vu simultanément dans une seule vision, car la vision répond au principe de vision. Il s'ensuit nécessairement que dans la vision de la divine substance, l'intelligence contemple toutes choses non successivement, mais simultanément. La vision de Dieu est pour l'intelligence créée sa souveraine et parfaite félicité. Or celle-ci ne consiste pas dans un « habitus » mais dans un acte, car elle est le sommet de la perfection et la fin dernière. Tous les objets, saisis dans cette vision de Dieu qui nous béatifie, sont donc perçus dans un acte et non pas l'un et après l'autre. Tout être, parvenu à sa fin dernière, reste en repos, puisque le mouvement est une recherche de la fin. Or la fin dernière de l'intelligence est la vision de l'essence divine, nous l'avons dit. L'intelligence ne se meut donc pas, dans la vision de la divine substance, d'un intelligible à un autre. Par conséquent tout ce qu'elle connaît dans cette vision, elle le saisit simultanément. Dans la divine substance - nous l'avons démontré - l'intelligence connaît toutes les espèces des choses. Or certains genres comportent une infinité d'espèces, tels les nombres, les figures et les proportions. Dans la divine essence l'intelligence y voit donc des infinis. Toutefois elle ne les pourrait tous percevoir si ce n'est simultanément, car on ne parcourt pas l'infini. L'intelligence doit donc saisir simultanément tout ce qu'elle voit dans la divine substance. De là ce mot d'Augustin : « Alors nos pensées ne seront plus mouvantes, passant et repassant d'un objet à l'autre, mais par un seul et unique regard nous saisirons tout le contenu de notre science ».

61 : COMMENT LA VISION DE DIEU EST UNE PARTICIPATION A LA VIE ÉTERNELLE

Il ressort de là que par la vision de Dieu l'intelligence créée devient participante de la vie éternelle. L'éternité diffère en effet du temps en ce que celui-ci se présente en une certaine succession, l'éternité au contraire toute en un instant. Or nous venons de montrer comment en cette vision il n'est pas de succession ; tout ce qui y est perçu, l'est en un seul regard. Ainsi cette vision se réalise-elle par une certaine participation à l'éternité. Elle est en outre une certaine vie, puisque l'agir de l'intelligence est vie. Par elle l'intelligence créée participe donc à la vie éternelle. Les actes sont spécifiés par leurs objets. Or l'objet de cette vision est la divine substance, saisie en elle-même, et non en quelque représentation créée, nous l'avons prouvé. En outre l'être de la divine substance est dans l'éternité, bien mieux il est l'éternité. Cette vision est donc une participation à l'éternité. Une action est dans le temps soit en raison de son principe qui est dans le temps, ainsi les actions des êtres de la nature sont temporelles ; soit en raison du terme de l'opération, ainsi les opérations que les substances spirituelles qui sont en dehors du temps, exercent sur des choses soumises au temps. Or cette vision n'est dans le temps en raison ni de son objet qui est la substance éternelle, ni de son moyen qui est encore la substance éternelle, ni de son sujet qui est l'intelligence, non soumise au temps puisque son être est incorruptible. Cette vision est donc une participation à l'éternité, totalement transcendante au temps. L'âme intellectuelle est créée « aux confins de l'éternité et du temps », dit le Livre des Causes ; nous l'avons aussi montré : elle est en effet au dernier degré des Intelligences et pourtant au-dessus de la matière corporelle, indépendante d'elle. Toutefois son agir est temporel par ses relations avec les êtres inférieurs, soumis au temps ; il est par conséquent participant de l'éternité par ses relations avec les êtres supérieurs extra-temporels. C'est le cas très particulier de la vision par laquelle nous saisissons la divine substance. Par cette vision l'âme participe donc à l'éternité, et pareillement toute autre intelligence créée qui voit Dieu. D'où ce mot du Seigneur : « La vie éternelle est de vous connaître, vous le seul vrai Dieu».

62 : COMMENT CEUX QUI VOIENT DIEU, LE VERRONT TOUJOURS

Il ressort de cela que quiconque touche à l'ultime félicité par la vision de Dieu n'en sera jamais plus privé. « Tout ce qui est un instant et n'est plus l'autre, est soumis au temps ». Or la vision dont nous parlons, qui béatifie les créatures intellectuelles, n'est pas du temps mais de l'éternité. Il est donc impossible pour qui la possède, d'en être ensuite privé. La créature intellectuelle atteint uniquement sa fin dernière quand son désir naturel est comblé. Or si naturellement elle appelle le bonheur, elle en veut aussi naturellement la perpétuité ; la durée de sa substance est en effet sans terme, et ce qu'elle désire pour soi et non pour quelqu'autre, elle le désire pour une possession sans fin. Ainsi la félicité ne serait pas une fin dernière, si elle n'était perpétuelle. Savoir que l'on perdra quelque jour ce que l'on possède avec amour, est cause de tristesse. Or cette vision qui rend bienheureux, est souverainement aimée par ceux qui la possèdent, car elle est la source des jouissances les plus intenses et l'objet des désirs les plus vifs. Il serait donc impossible pour ceux-ci de ne pas s'attrister, s'ils savaient la devoir perdre un jour. Si en effet cette vision ne devait pas durer, ils le sauraient, car nous avons montré que dans la vision de Dieu, ils perçoivent ce qui est de la nature, a fortiori par conséquent les conditions de cette vision, sa perpétuité ou son arrêt. Une telle connaissance ne serait pas sans tristesse ; elle ne serait donc pas le vrai bonheur qui doit mettre à l'abri de tout mal, comme nous l'avons dit. Le mobile qui naturellement tend vers quelque chose comme au terme de son mouvement ne s'en écarte que sous la violence, tel un corps lourd lancé en l'air. Or, d'après nos conclusions antérieures, il est évident que toute substance spirituelle tend à cette vision d'un désir naturel. Elle n'en sera donc privée que par violence. Toutefois rien ne peut être ravi à quelqu'un si la force du ravisseur ne dépasse celle de la cause de l'objet en litige. Or la cause de la vision de Dieu est Dieu lui-même. Puis donc qu'aucune vertu n'excède celle de Dieu, il est impossible que cette vision soit interrompue par la violence. Elle durera donc toujours. Quand quelqu'un cesse de voir ce qu'il voyait d'abord, la raison en est soit dans une défaillance de sa faculté visuelle : c'est le cas de la mort ou de la cécité ou de quelque autre empêchement ; soit dans un changement de volonté : il détourne son regard de ce qu'il contemplait avant ; soit dans la disparition de l'objet. Et cela est communément vrai, qu'il s'agisse de la vision sensible ou de la vision intellectuelle. Or une substance intellectuelle, en contemplation de Dieu, ne peut perdre sa faculté de vision : ni parce qu'elle cesserait d'exister, elle est sans fin, nous l'avons dit, ni par défaut de la lumière par laquelle elle voit Dieu, cette lumière est incorruptible, que l'on considère le sujet qui la reçoit ou l'être qui la donne. Elle ne peut davantage cesser de vouloir jouir de cette vision en laquelle elle reconnaît son bonheur dernier, pas plus qu'elle peut vouloir ne pas être heureuse. Elle ne peut encore cesser de voir par la disparition de son objet, car cet objet qui est Dieu, demeure immuable, et il ne s'éloigne de nous que dans la mesure où nous nous éloignons de lui. Il est donc impossible que cette vision béatifiante s'interrompe quelque jour. Qui jouit d'un bien n'accepte pas de s'en priver, à moins que dans la jouissance de ce bien, il ne perçoive un mal, ne serait-ce que parce qu'il l'estime un obstacle à la jouissance d'un bien meilleur : l'appétit ne tend qu'à ce qui est bon, de même il ne s'écarte que de ce qui est mauvais. Or dans la jouissance de cette vision, il ne peut y avoir aucun mal puisqu'elle est le meilleur bien qui puisse atteindre une créature spirituelle. Il est même impossible à celui qui en jouit de trouver en elle quelque mal ou de penser à quelque chose de meilleur, car la vision de la souveraine Vérité exclut tout jugement erroné. Il est donc impossible à une substance spirituelle qui voit Dieu, de vouloir parfois se détourner de cette vision. Le dégoût d'une chose, d'abord agréable, naît de quelque altération apportée par elle dans le sujet de cette jouissance : elle en a détruit ou diminué la virtualité. De là vient que les facultés sensibles éprouvent une lassitude pour ce qui leur causait d'abord du plaisir ; leurs opérations les fatiguent, car les objets sensibles altèrent leurs organes corporels, voire même s'ils sont trop forts, les détruisent. C'est pourquoi encore sur le plan de la pensée nous éprouvons du dégoût après une longue ou intense réflexion, car nos puissances nécessaires à l'activité présente de l'intelligence, qui usent d'organes corporels, ressentent de la fatigue. Mais la substance divine, loin d'altérer l'intelligence, lui donne sa perfection souveraine. D'autre part l'exercice d'aucun organe corporel n'est requis dans cette vision. Il est donc impossible à qui s'est d'abord délecté en cette vision, d'y éprouver quelque dégoût. Rien de ce qui excite l'admiration, ne cause de satiété, car tant que l'admiration subsiste, elle est accompagnée de désir. Or la vision de la substance divine provoque l'admiration de tout intellect créé, car nul intellect créé ne comprend cette substance. Sa vision ne peut donc engendrer l'ennui en aucune substance spirituelle ; celle-ci n'y renoncera donc pas de sa propre volonté. La séparation de deux êtres, primitivement unis, provient de quelque changement en l'un d'entre eux : une relation nouvelle ne s'établit pas entre deux termes sans la modification de l'un d'entre eux, de même elle ne cesse sans une pareille modification. Or l'intelligence créée voit Dieu grâce à une certaine union avec lui ; si donc cette vision cesse du fait de la rupture de cette union, la cause en est nécessairement dans un changement soit dans la substance divine soit dans l'intelligence qui la voit ; ce qui est de part et d'autre impossible. La substance divine est immobile, nous l'avons dit, et la substance intellectuelle par la vision de la substance divine est au-dessus de tout changement. Nul ne peut donc être privé du bonheur par lequel il voit la substance de Dieu. Plus un être s'approche du Dieu absolument immuable, moins il est sujet au changement, et plus il est stable ; c'est pourquoi il est écrit au Livre Il de Generatione : certains corps du fait de leur éloignement de Dieu ne peuvent durer toujours. Toutefois aucune créature ne peut s'approcher de Dieu plus près que celle qui voit son essence. Aussi l'intelligence créée qui voit la substance de Dieu atteint-elle un sommet dans l'immutabilité. Il ne lui est donc pas possible de déchoir de cette vision. De là il est dit au Psaume : « Bienheureux, Seigneur, ceux qui habitent votre demeure : ils vous loueront dans les siècles des siècles ». Et ailleurs : « Il ne sera jamais ébranlé celui qui habite dans Jérusalem ». Et Isaïe : « Tes yeux voient Jérusalem, séjour opulent, tente qui ne sera pas transportée, dont les pieux ne seront jamais arrachés et aucun cordage enlevé : là vraiment notre Dieu réside magnifique ». Et l'Apocalypse : « Celui qui vaincra, j'en ferai une colonne dans le temple de mon Dieu et il n'en sortira plus ». Ainsi l'erreur des Platoniciens est réfutée d'après laquelle les âmes séparées, parvenues à la souveraine félicité, désirent de nouveau revenir à leur corps, et cette vie heureuse terminée, sont replongées dans les misères de la vie d'ici-bas. - Il en est de même de l'erreur d'Origène d'après qui les âmes et les anges, après la félicité, peuvent retomber dans la misère.

63 : COMMENT DANS CETTE FÉLICITÉ DERNIÈRE TOUT DÉSIR DE L'HOMME EST RASSASIÉ

De ces considérations il ressort avec évidence que dans cette félicité, consécutive à la vision divine, tout désir humain est rassasié, selon ce mot du Psaume : « Il comble votre désir de ses biens », et tout effort humain trouve là son couronnement. Un examen détaillé le prouvera : Du fait de son intelligence l'homme a un certain désir de connaître la vérité, désir auquel obéissent les hommes dans la recherche propre à la vie contemplative. Ce désir sera manifestement apaisé dans cette vision, quand par la Vision de la Vérité Première, apparaîtra à l'intelligence tout ce qu'elle souhaite naturellement connaître, comme nous l'avons expliqué antérieurement. Il est chez l'homme un autre désir qui naît de son aptitude, du fait de sa raison, à organiser le monde inférieur, désir qui l'inspire dans son action et dans sa vie civique. Ce désir tend principalement à régler toute la vie de l'homme conformément à sa raison, en quoi consiste la vie vertueuse. La fin de l'action pour tout homme vertueux est en effet le bien de la vertu ; ainsi l'homme fort tend à produire une action forte. Ce désir sera alors comblé ; telle sera la vigueur de la raison, illuminée par la lumière divine, qu'elle ne pourra dévier de la voie droite. La vie civique comporte encore certains biens nécessaires à l'homme pour l'accomplissement de sa tâche de citoyen. C'est un rang honorable : dont une recherche immodérée rend les hommes orgueilleux et ambitieux. Or cette vision exalte les hommes au sommet de l'honneur en les unissant en quelque sorte à Dieu, comme nous l'avons montré. C'est pourquoi de même que Dieu est appelé « Roi des siècles », les Bienheureux qui lui sont unis portent le nom de « Rois » : « Ils régneront avec le Christ ». La vie civique comporte un autre bien également désirable, l'éclat de la renommée, dont le désir désordonné fait dire des hommes qu'ils sont avides de vaine gloire. Or cette vision vaut aux Bienheureux une renommée, non pas à la mesure de la pensée des hommes, susceptibles d'être trompée et de tromper à leur tour, mais à celle de la connaissance parfaitement vraie et de Dieu et de tous les Bienheureux. C'est pourquoi la Sainte Écriture donne souvent à cette félicité le nom de « gloire », comme dans le Psaume : « Les Saints exulteront dans la gloire ». La vie civique offre encore un autre bien désirable, à savoir les richesses dont l'appétit et l'amour désordonnés rendent les hommes égoïstes et injustes. Or dans cette béatitude tous les biens sont en suffisance, puisque les Bienheureux jouissent de Celui qui renferme en Lui la perfection de tous. Aussi est-il dit dans la Sagesse : « Tous les biens me sont venus également avec elle ». Et dans le Psaume :« La gloire et la richesse sont dans sa maison ». Il est chez l'homme un troisième désir, commun à lui et aux animaux, la jouissance des plaisirs que les hommes cherchent surtout à satisfaire dans une vie pleine de charmes ; s'ils manquent de mesure, ils sont alors intempérants et incontinents. Or la félicité offre un plaisir de tout point parfait, excédant d'autant plus celui qui naît du sens ( dont les brutes jouissent également), que l'intelligence est plus noble que le sens, - que ce bien dans lequel nous nous délecterons, dépasse tout bien sensible, nous sera plus intime et sans fluctuation dans la délectation - que cette délectation encore sera plus pure d'éléments attristants et d'inquiétudes troublantes ; d'elle il est écrit dans le Psaume : « Ils s'enivrent de l'abondance de ta maison, et tu les abreuves au torrent de tes délices ». Il est enfin un désir naturel commun à tous les êtres, celui de leur conservation dans l'existence autant que cela leur est possible ; excessif, ce désir rend les hommes timides et pusillanimes dans l'effort. Il sera encore totalement assouvi quand les Bienheureux posséderont l'éternité, à l'abri de tout danger, selon ce mot d'Isaïe et de l'Apocalypse : « Ils n'auront plus faim, ni soif ; ils ne sentiront plus les ardeurs du soleil, ni aucune chaleur ». Il apparaît dès lors que dans la vision de Dieu, les substances spirituelles goûteront le vrai bonheur dans lequel seront rassasiés tous leurs désirs et se trouvera la plénitude de tous les biens, requise, selon Aristote, pour la félicité. C'est pourquoi Boèce dit que « La Béatitude est un état parfait parce que tous les biens y sont réunis ». Dans cette vie, rien ne ressemble plus à ce bonheur ultime que la vie de ceux qui contemplent la vérité selon qu'il est loisible ici-bas. C'est pourquoi les Philosophes auxquels cette félicité était inconnue, placèrent le bonheur dernier de l'homme dans la contemplation possible en cette vie. C'est pourquoi encore parmi toutes les vies, l'Écriture recommande surtout la vie contemplative, sur ce mot du Seigneur : « Marie a choisi la meilleure part, la contemplation de la Vérité, qui ne lui sera pas enlevée ». Cette contemplation commence en cette vie, mais pour se parfaire en la vie future, tandis que l'action et la vie civique ne dépassent pas les frontières de la vie présente.

LE GOUVERNEMENT DES CRÉATURES VERS LEUR FIN, LA PROVIDENCE

64 : COMMENT PAR SA PROVIDENCE DIEU GOUVERNE LE MONDE

Des exposés précédents il ressort suffisamment que Dieu est la fin de toutes choses. On en peut ultérieurement déduire que par sa providence il gouverne et régit tout. En effet, quand des êtres relèvent d'une fin, ils tombent sous la juridiction de celui qui préside principalement à l'ordre de cette fin : ainsi dans une armée, tous ses groupes et leurs mouvements sont axés comme sur leur fin dernière, sur le bien de son chef, à savoir la victoire, et pour autant il revient à ce chef de commander à toute l'armée. Il en va de même d'un art dont objet est une fin quelconque, il préside et impose ses lois à tous les moyens propres à cette fin : ainsi le civique commande au militaire, le militaire à l'équestre, et navigation à l'arsenal. Puis donc que tous les êtres sont orientés vers la bonté divine comme vers leur fin, il faut que Dieu en qui se trouve principalement cette bonté, comme substantiellement possédée, saisie et aimée par lui, tienne le gouvernail du monde entier. Faire une chose en vue d'une fin, c'est l'utiliser à cette intention. Or nous avons démontré que tout ce qui de quelque manière a l'être, est l'effet de Dieu, et que Dieu a tout produit pour cette fin qu'il est lui-même. Il use donc de tout dans le sens de cette fin. Et ceci c'est gouverner. Par la providence Dieu gouverne donc toutes choses. Nous avons démontré que Dieu est le premier moteur, mû en aucune façon. Or le premier moteur ne meut pas moins que les moteurs seconds, sa motion est même la plus forte puisque sans lui ceux-ci n'en exerceraient aucune. Toutefois tout mobile est tel en vue d'une fin, on l'a dit. Dieu meut donc toutes choses à ses fins ; et cela par son intelligence ; nous avons en effet démontré comment il n'agit pas par nécessité de nature, mais par son intelligence et sa volonté. Mais régir et gouverner par la providence n'est rien autre que mouvoir des êtres à leur fin par l'intelligence. Dieu donc par la providence gouverne et régit tout ce qui tombe sous quelque motion en vue d'une fin, motion corporelle ou motion spirituelle, telle cette motion du désir dont on dit qu'un être est mû par l'objet de son désir. On a démontré que les corps naturels sont mus et mis en _uvre en vue d'une fin, encore que cette fin leur soit inconnue ; la preuve en est que toujours, ou du moins le plus souvent, ils évoluent dans le sens le meilleur, et leur comportement ne serait pas différent s'il était le fruit d'un art quelconque. Or il est impossible que des êtres aveugles sur leur fin, agissent dans son sens, et l'atteignent régulièrement sans la motion d'un être qui la connaît, telle la flèche que l'archer lance sur la cible. Tout l'agir de la nature doit donc relever d'un ordre dû à quelque connaissance ; en quoi immédiatement ou médiatement on le ramène à Dieu, car tout art subalterne et toute connaissance puisent leurs principes plus haut ; ainsi en est-il des sciences spéculatives et pratiques. Dieu gouverne donc le monde par sa providence. Des êtres, distincts par nature, ne se rencontrent dans un ordre que grâce à l'action coordinatrice d'un tiers. Or le monde est composé d'êtres aux natures diverses et contraires qui pourtant se rejoignent dans un ordre, les uns bénéficiant de l'activité des autres, ceux-ci trouvant en ceux-là des auxiliaires ou des chefs. A la tête de ce monde il y a donc un ordonnateur et un chef. La nécessité de nature ne suffit pas à expliquer le mouvement des astres, car les mouvements des uns sont plus nombreux que les mouvements des autres et sont totalement différents. L'ordre de ces mouvements relève donc d'une providence, et avec lui par conséquent tous les mouvements et toutes les activités dont ceux-ci sont les principes. Plus on approche d'une cause, plus on bénéficie de son influence. Dès lors le fait que des êtres s'enrichissent d'autant plus de certaines qualités qu'ils sont plus voisins d'un autre, est un signe que celui-ci est pour eux la cause de ces qualités, diversement possédées. Par exemple, que des êtres soient d'autant plus chauds qu'ils approchent davantage du feu, est un signe que le feu est cause de la chaleur. Or plus les êtres sont près de Dieu, plus parfait se révèle leur ordre. En effet sur le plan des êtres inférieurs qui, de par la dissemblance de leur nature, sont le plus éloignés de Dieu, le cours même de la nature a parfois ses défaillances, c'est le cas pour les monstres et les autres effets du hasard ; ceci ne se rencontre plus chez les corps célestes, soumis pourtant jusqu'à un certain point au changement, ni chez les substances spirituelles séparées... Il est donc évident que Dieu est la cause de tout l'ordre des choses ; par sa providence il gouverne l'univers entier. On l'a prouvé, Dieu donne l'être à tout ce qui est, non par nécessité de nature mais par son intelligence et sa volonté. Or à cette intelligence et à cette volonté on n'assignera aucune autre fin dernière que sa bonté, cette bonté qu'il communique aux êtres. Et ceux-ci participent à la bonté divine par mode de similitude, car eux-mêmes sont bons. Mais ce que la création possède de meilleur est ce bien de l'ordre universel, la plus haute perfection, dit le Philosophe, avec qui l'Écriture Sainte est en accord quand elle dit : « Dieu vit tout ce qu'il avait fait, et tout était très bien », alors que de chaque être elle dit simplement qu'il était bon. Ce bien qu'est l'ordre de la création, est donc le principal objectif du vouloir et de la causalité de Dieu. Or disposer des êtres selon un ordre n'est rien autre que les gouverner. Dieu gouverne donc tout par son intelligence et sa volonté. Quiconque travaille en vue d'une fin, porte un soin particulier à ce qui touche de plus près à la fin dernière, car cela même est le but des fins subalternes. Or la fin dernière de la volonté divine c'est sa propre bonté ; mais dans la création, ce qui est le plus proche de cette bonté c'est le bien de l'univers entier : c'est à lui, comme à une fin, qu'est ordonné le bien particulier de telle ou telle réalité, le moins parfait se portant sur le plus parfait et ainsi chaque partie trouvant sa raison d'être dans le tout. Dans la création, Dieu a particulièrement en vue l'ordre de l'univers ; il en est le maître. Tout être créé atteint sa perfection dernière par son activité propre, car la fin dernière et la perfection d'un être est nécessairement soit son opération soit le terme ou l'effet de celle-ci, sa forme étant sa perfection première, comme on le voit au II de Anima. Mais l'ordre des créatures, fondé sur la distinction et les degrés de leurs natures, procède de la divine Sagesse, comme on l'a montré, et pour autant l'ordre de leurs activités grâce auxquelles elles se rapprochent particulièrement de la fin dernière. Or gouverner les êtres, c'est établir un ordre entre leurs activités et leur fin. Dieu gouverne donc et régit les êtres par la providence de sa sagesse. De là vient que l'Écriture Sainte reconnaît Dieu comme Seigneur et comme roi, d'après ce mot du Psaume : « Dieu est lui-même le Seigneur », et encore : « Dieu est le roi de toute la terre » : il appartient au roi de régir par sa loi et de gouverner ses sujets. Aussi la Sainte Écriture assigne-t-elle le cours du monde au gouvernement divin : « Il commande au soleil et le soleil ne se lève pas ; il met un sceau sur les étoiles » ; et dans le Psaume : « il a posé une loi qu'on ne transgressera pas ». Ainsi est exclue cette erreur des Anciens Naturalistes pour qui tout procède de la nécessité de la matière : d'où cette conséquence que tout est dû au hasard et non à quelque ordre providentiel.

65 : COMMENT DIEU CONSERVE LES CHOSES DANS L'ÊTRE

Du fait que par sa providence il gouverne les choses, Dieu les conserve dans l'être. Un gouvernement s'étend à tout ce qui permet à des sujets d'atteindre leur fin ; de ceux-ci on dit en effet qu'ils sont régis et gouvernés pour autant qu'ils sont orientés vers leur fin. Or ce n'est pas seulement par leur agir, mais encore par leur être que les choses sont orientées vers la fin que Dieu a en vue pour elles, à savoir sa bonté, car elles portent en elles, en tant qu'elles sont, la ressemblance à la divine bonté, ce qui est la fin de toutes choses, comme on l'a démontré. La conservation des choses dans leur être appartient donc à la divine providence. L'être d'une chose et sa conservation dans cet être relève d'une cause identique, car conserver son être n'est rien autre que demeurer dans l'être. Or on a prouvé qu'en toutes choses Dieu est la cause de l'être par son intelligence et sa volonté. Par cette intelligence et cette volonté, il conserve donc toutes les choses dans leur être. Nul agent particulier univoque ne peut être la cause absolue de l'espèce ; ainsi tel individu ne peut être la cause de l'espèce humaine, autrement il serait la cause de tous les hommes et partant de lui-même, ce qui est impossible. Cependant à parler proprement, tel individu est la cause de tel autre. Or un individu est tel du fait que la nature humaine est dans telle matière qui est principe d'individuation. Tel individu n'est donc cause de l'homme que parce qu'il est cause de la réalisation de la forme humaine en telle matière : c'est être le principe générateur de tel homme. Il est donc évident qu'un individu, ou un autre agent univoque dans la nature ne peuvent être cause que de la génération de tel ou tel individu. L'espèce humaine aura donc nécessairement une cause efficiente propre : la preuve en est dans sa composition intime et dans l'ordre de ses parties entre elles qui sauf accident, se présentent toujours de la même manière chez tous. Et il en va de même pour toutes les autres espèces de la nature. Or Dieu est cette cause, soit médiate soit immédiate : on a montré plus haut qu'il est la première cause de tous les êtres. A l'égard des espèces Dieu doit donc se comporter comme un générateur naturel dans la génération dont il est proprement la cause. Or toute génération cesse avec l'activité génératrice ; ainsi toutes les espèces s'évanouiraient si l'activité divine se retirait ; Dieu donc lui-même par son opération conserve toutes les choses dans l'être. Bien que le mouvement se rencontre en toute réalité existante, il est pourtant extrinsèque à l'être de cette réalité. Mais un corps n'est cause que par son mouvement, car comme le prouve Aristote, aucun corps n'agit que par le mouvement. Par conséquent nul corps n'est cause de l'existence d'une chose en tant qu'être, mais il est cause de son acheminement vers l'être qui est son devenir. Or l'être de toutes choses est de l'être participé puisque, sauf Dieu, nulle chose n'est son être, comme on l'a prouvé. Il suit donc nécessairement que Dieu qui est son être, est la cause première et propre de tout être ; Par conséquent il en est de l'action divine à l'endroit de l'être des choses comme de la motion d'un corps à l'endroit du devenir et du mouvement des choses qui se réalisent ou sont mues. Mais il est impossible que ce devenir et ce mouvement demeurent sans la motion du moteur ; Il est donc pareillement impossible que l'être d'une chose demeure sans l'action divine. A toute _uvre de l'art est supposée l'_uvre de la nature, et pareillement à celle-ci l'_uvre du Dieu créateur, car la matière de l'_uvre d'art vient de la nature, et celle-ci de Dieu par voie de création. Mais ce que l'on fabrique se maintient dans l'être grâce à la résistance de sa matière, ainsi la maison grâce à la dureté de ses pierres. Toute la nature est donc conservée dans l'être par la vertu divine. Que soit suspendue l'action d'un agent, et son empreinte sur son effet disparaîtra à moins qu'elle ne soit devenue la nature même de cet effet ; ainsi les êtres engendrés gardent toujours après leur génération leurs formes et leurs propriétés parce qu'elles leur sont devenues naturelles. De même les « habitus » sont difficilement perdus, car ils font partie de la nature, tandis que les dispositions et les passions, corporelles ou animales, se maintiennent quelque peu après l'intervention de l'agent, mais pas longtemps, car elles ne sont là que comme un acheminement vers ce qui est la nature. Mais ce qui relève de la nature d'une cause supérieure, ne persiste d'aucune manière après l'action de cette cause : ainsi, en même temps que le foyer lumineux la lumière s'éclipse d'un corps diaphane. Or l'être n'appartient ni à la nature ni à l'essence d'une chose créée, il est de Dieu seul, on l'a montré. Aucune chose ne peut donc persister dans l'être si l'action divine ne l'y maintient. Deux positions s'affrontent au sujet de l'origine des choses : celle de la foi d'après laquelle les choses ont été produites dans la nouveauté de leur être par Dieu, et celle de certains philosophes pour qui elles émaneraient de Dieu de toute éternité ; Quelle que soit la position adoptée, on doit tenir que Dieu conserve les choses dans l'être. Admettons que les choses aient été produites après n'avoir pas été, leur être dépendrait alors du vouloir divin, tout comme leur non être ; Dieu a permis qu'elles ne soient pas selon son vouloir, et il les a produites dans l'être quand il l'a voulu. Elles sont donc maintenues dans l'être aussi longtemps qu'il les y veut. C'est donc par sa volonté que les choses sont conservées dans l'être. - Si maintenant nous admettons que Dieu ait produit les choses de toute éternité, on ne peut assigner un temps ou un instant à leur émanation de Dieu. Par conséquent ou ces choses n'ont jamais été produites par Dieu, ou tant qu'elles sont, leur être émane toujours de Dieu. Dieu les conserve donc dans l'être par son opération. C'est pourquoi il est dit aux Hébreux : « Il soutient toutes choses par la Parole de sa Puissance ». Et Augustin dit encore : « La Puissance du Créateur, la force de Celui qui est puissant et tient tout en sa main est pour toute créature la cause de sa subsistance. Que cette vertu se retire des créatures qu'elle gouverne, aussitôt s'évanouit leur espèce et en même temps toute nature. Il n'en va pas comme d'un édifice dont l'architecte s'éloigne. Que celui-ci interrompe son travail et s'en écarte, l'_uvre demeure, tandis que le monde disparaîtrait en un clin d'_il si Dieu lui retirait sa main ». Voici qu'est écartée cette théorie de quelques partisans du Kalâm chez les Maures qui, pour affirmer le besoin de Dieu qu'a le monde pour se maintenir dans l'être, prétendirent que toute forme est accidentelle, de plus que nul accident ne dure deux instants, qu'ainsi la formation des êtres est en perpétuel devenir, comme si les êtres n'avaient besoin de cause efficiente que dans leur devenir. - De là, dit-on, pour certains d'entre eux, cette opinion que les corps indivisibles, éléments composants de toutes les substances, qui seuls, toujours d'après eux, auraient une consistance, pourraient demeurer quelque temps si Dieu se retirait du gouvernement du monde. Quelques-uns même soutiennent que le monde ne cesserait point d'être si par son intervention Dieu n'y mettait fin. - Toutes ces théories sont évidemment absurdes.

66 : COMMENT RIEN NE DONNE L'ÊTRE SI CE N'EST PAR LA VERTU DIVINE

Ces considérations nous montrent qu'aucun agent inférieur ne donne l'être, si ce n'est sous l'action de Dieu. Nul ne donne l'être que dans la mesure où il est un être en acte. Or par sa providence Dieu - on l'a montré - conserve les choses dans l'être. C'est donc par la vertu divine qu'une chose donne l'être. Quand divers agents sont groupés sous la motion d'un autre, l'effet qui leur est commun, est propre à chacun dans la mesure de sa communion avec les autres du mouvement et à la vertu de cet agent : plusieurs êtres ne sauraient produire un effet unique s'ils ne sont unis. Ainsi dans une armée tous travaillent à la victoire par l'activité qu'ils déploient sous la conduite de leur chef dont la victoire est l'effet propre. Or on a prouvé que Dieu est l'agent premier. Puis donc que l'être est un effet commun à tous les agents, le propre d'un agent étant de produire un être en acte, cet effet ressortit à tous dans la mesure où ils se hiérarchisent sous l'agent premier et agissent par sa vertu. Dans une série de causes subordonnées, ce qui est au terme des réalisations et au principe des intentions, est l'effet propre de la première cause : par exemple la forme de la maison qui est l'effet propre de l'entrepreneur, vient après la préparation du ciment et de la pierre et du bois, tâche des ouvriers subalternes, soumis à l'entrepreneur. Or dans toute action, l'être en acte est le premier objectif, poursuivi comme terme de la génération ; avec sa réalisation, l'action de l'agent et le mouvement du patient s'arrêtent. L'être est donc l'effet propre de l'agent premier, c'est-à-dire de Dieu, et tout ce qui donne l'être a ce pouvoir pour autant qu'il agit par la vertu de Dieu. Ce dont est capable un agent second sous l'influence de l'agent premier est l'ultime terme de ses possibilités dans le bien et la perfection, car tout perfectionnement pour un agent second lui vient de l'agent premier. Or l'être est le plus parfait de tous les effets : toute nature ou toute forme n'est parfaite que dans la mesure où elle est en acte ; et à l'endroit de l'être elle est comme une puissance en face de son acte. L'être est donc l'effet des agents seconds sous la motion de l'agent premier. L'ordre des effets est conforme à celui des causes. Or l'être est le premier de tous les effets ; tous les autres ne sont que des déterminations de l'être. L'être est donc l'effet propre de l'agent premier, les autres agents ne le produisent que sous sa motion. Ceux-ci donnent à l'action de celui-là comme des caractères particuliers et des déterminations, et leurs effets propres sont les perfections ultérieures qui déterminent l'être. Ce qui est tel par essence est la cause propre de ce qui est tel par participation : le feu par exemple est cause de tout ce qui est brûlant. Or Dieu seul est l'être par essence, les autres êtres ne le sont que par participation : en Dieu seul en effet l'être est son essence. L'être de tout existant est donc l'effet propre de Dieu au point que tout ce qui concourt à la production d'un être, travaille sous la motion de Dieu. De là ce mot de la Sagesse : « Dieu a créé pour donner l'être à toutes choses ». Et en divers endroits de l'Écriture il est dit que Dieu fait toutes choses. - De même au livre « de Causis », il est écrit que l'intelligence ne donne l'être que pour autant qu'elle est divine, c'est-à-dire qu'elle agit par la vertu de Dieu.

67 : COMMENT DIEU EST LA CAUSE DE L'AGIR EN TOUT AGENT

Il ressort de ceci que Dieu est en tout agent la cause de son agir. Tout agent en effet est de quelque manière cause de l'être, soit sur le plan substantiel soit sur le plan accidentel. Or nul n'est cause d'être que sous la motion de Dieu, on l'a montré. Tout agent agit par conséquent par la vertu de Dieu. Toute opération, due à quelque vertu, ressortit, comme à sa cause, à l'être qui est la source de cette vertu ; ainsi le mouvement naturel des corps lourds et des corps légers est dû à leur forme, c'est pourquoi on reconnaît dans le générateur de cette forme, la cause de leur mouvement. Or la vertu de tout agent vient de Dieu comme du premier principe de toute perfection. Puis donc que toute opération est due à quelque vertu, Dieu en est la cause. Il est clair que toute action qui cesse avec l'influence d'un agent, est en dépendance de ce dernier ; par exemple avec le soleil qui illumine l'air, disparaissent également les couleurs, il est donc hors de doute que le soleil est la cause de l'apparition de ces couleurs. Et il en est de même d'un mouvement violent qui cesse avec la force d'impulsion qui l'a déclenché. Or de même que Dieu n'a pas donné l'être aux choses seulement à leur début, mais qu'il cause l'être en elles tant qu'elles sont en les conservant dans l'être - on l'a montré - de même il ne leur a pas donné leur vertu seulement au premier temps de leur création, mais il la cause toujours en elles. Aussi tout influx divin se retirant, toute activité tomberait. Toute opération ressortit donc à Dieu comme à sa cause. Qui utilise une vertu en vue d'une action, est reconnu cause de cette action : en effet, de l'artisan qui utilise la force d'un être naturel en vue d'une action, on dit qu'il est la cause de cette action, d'un cuisinier par exemple on dit qu'il est cause de la cuisson qui se fait par le feu. Mais toute application de vertu à une action quelconque est principalement et premièrement de Dieu. En effet la détermination d'une vertu opérative à son action propre se fait par un mouvement soit du corps soit de l'âme. Or Dieu est le principe premier de l'un et de l'autre, puisqu'il est le premier moteur absolument immobile, comme on l'a montré. Pareillement tout mouvement de volonté dans l'application de virtualités à une action quelconque, ressortit à Dieu comme à l'objet premier du désir et à la première volonté. Toute opération remonte donc à Dieu comme à son premier et principal auteur. Dans une série de causes efficientes subordonnées, les causes subalternes agissent par la vertu de la première ; ainsi, au plan de la nature, les corps inférieurs agissent par la vertu des corps célestes, et au plan de la volonté, les ouvriers subalternes agissent sur le commandement du premier architecte. Or Dieu tient le premier rang dans l'ordre des causes efficientes, on l'a dit. Aussi toutes les causes inférieures agissent-elles par sa vertu. Mais dans une action la cause la plus réelle est moins celui qui agit, que celui par la vertu duquel celui-ci agit, ainsi la causalité de l'agent principal est plus forte que celle de l'instrument. Dieu est donc principalement cause de toute action plutôt que les causes secondes agentes. Dans son opération tout agent tend à la fin dernière, car sa fin est nécessairement ou son opération elle-même ou l'effet réalisé par celle-ci. Mais ordonner les choses à leur fin appartient en propre à Dieu, on l'a montré. On doit donc dire que tout agent agit par la vertu de Dieu. Dieu est donc la cause de l'agir de toutes choses. De là ce mot d'Isaïe : « Toute notre _uvre c'est vous qui l'avez faite en nous », et celui de Jean : « Sans moi vous ne pouvez rien faire », et celui aux Philippiens : « C'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire selon son bon plaisir». Et pour cette raison les Écritures attribuent souvent à l'agir divin les effets de la nature, car c'est Dieu qui donne à tout agent d'agir par sa nature ou par sa volonté, selon ce mot de Job : « Ne m'as-tu pas coulé comme le lait, et coagulé comme le fromage ? Tu m'as revêtu de peau et de chair, tu m'as tissé d'os et de nerfs », et cet autre du Psaume : « Le Seigneur tonna dans les cieux, le Très-Haut fit retentir sa voix : grêle et charbons ardents ».

68 : COMMENT DIEU EST PARTOUT

Il est dès lors évident que Dieu doit être en tout lieu et en toutes choses. Le moteur et son mobile doivent être ensemble, selon la démonstration du Philosophe. Or Dieu, a-t-on dit, meut tous les êtres dans leur agir. Il est donc en tous. Ce qui est dans un lieu ou dans une chose est en contact de quelque manière avec eux : ainsi un corps est dans le lieu par le contact de sa quantité dimensive, un être incorporel par le contact de sa vertu puisqu'il n'a point de quantité dimensive. Par conséquent par sa vertu l'être incorporel est dans le lieu comme le corps par sa quantité dimensive. Et si un corps avait une étendue infinie, il devrait être en tout lieu, pareillement un être incorporel de vertu infinie doit être partout. Or on a démontré que la vertu de Dieu est infinie. Dieu est donc en tout lieu. Le rapport de la cause universelle à son effet universel est analogue à celui d'une cause particulière à son effet particulier. Or la cause particulière doit être présente à son effet propre particulier : ainsi le feu chauffe par son essence, et l'âme confère la vie au corps par son essence. Puisque Dieu est la cause de tout l'être, on l'a prouvé, partout où se trouve de l'être, partout il doit être présent. Quand un agent est présent à un seul de ses effets, son action ne peut dériver jusqu'aux autres que par l'intermédiaire de celui-ci, car agent et patient doivent être unis ; ainsi la vertu motrice ne meut les autres membres que par l'intermédiaire du c_ur. Si donc Dieu était présent à un seul de ses effets comme à un premier mobile, immédiatement mû par lui, il s'ensuivrait que son action n'atteindrait les autres êtres que par cet intermédiaire. Cette hypothèse ne saurait convenir. Si en effet l'influence d'un agent ne peut atteindre les autres êtres que par l'intermédiaire d'un premier être, il faut nécessairement que celui-ci soit proportionné à toute la virtualité de cet agent sous peine de le limiter dans l'usage de sa virtualité : ainsi voyons-nous comment toutes les possibilités d'impulsion propres à la vertu motrice peuvent se réaliser par le c_ur. Mais aucune vertu créée ne peut égaler l'amplitude de la puissance divine, car cette puissance l'emporte à l'infini sur toute créature, d'après nos conclusions antérieures. On ne peut donc soutenir que l'action divine s'étende aux êtres uniquement par l'intermédiaire du premier d'entre eux. Elle n'est donc pas présente à un seul de ses effets mais à tous. - On jugera pareillement de cette hypothèse selon laquelle la causalité divine s'affirmerait en quelques-uns de ses effets mais non en tous : car quel que soit le nombre des effets divins, ils ne peuvent suffire à épuiser la puissance de réalisation, propre à la vertu divine. Une cause efficiente doit être unie à son effet propre et immédiat. Or en toute chose il y a un effet de Dieu, proche et immédiat. On a démontré que Dieu seul peut créer. Et en toutes choses il est un élément produit par voie de création : dans le corps la matière première, dans les êtres incorporels leurs essences simples, comme il ressort des analyses du Second Livre. Dieu doit donc être en chaque chose, d'autant que celles qu'il a produites du non être à l'être, il les conserve dans l'être d'une manière continue et durable. De là ce mot de Jérémie : « Je remplis le ciel et la terre », et du Psaume : « Si je monte aux cieux, tu y es ; si je me couche dans le schéol, te voilà ». Ainsi est repoussée l'erreur de ceux pour qui Dieu serait dans une partie déterminée du monde, par exemple dans le premier ciel et du côté Ce l'orient d'où part le mouvement céleste. - Toutefois cette opinion serait admissible à condition de la bien comprendre : Dieu ne serait pas enfermé en une partie déterminée du monde, mais le départ de tous les mouvements corporels, conformément à l'ordre de la nature, se ferait sous sa motion en un lieu déterminé. C'est pourquoi même dans la Sainte Écriture il est dit qu'il est spécialement au ciel, selon ce mot d'Isaïe : « Le ciel est mon trône », et du Psaume : « Les cieux sont les cieux de Yaweh, etc », Mais du fait qu'en dehors de l'ordre naturel, Dieu opère même dans le monde inférieur des choses impossibles à la vertu du corps céleste, il apparaît avec évidence qu'il est présent immédiatement non seulement au corps céleste, mais encore aux êtres inférieurs. Toutefois on se gardera de croire que Dieu est partout comme s'il était divisé à travers l'espace local, une partie de lui-même étant ici, l'autre là ; il est tout entier partout, car absolument simple, Dieu n'a point de parties. En outre, cette simplicité n'est pas celle du point, terme du continu, qui pour autant occupe un lieu déterminé dans le continu, et ne peut être que dans un lieu indivisible. Mais Dieu est indivisible comme un être totalement en dehors du continu. Dès lors il n'est aucunement déterminé par la nécessité de son essence à quelque lieu que ce soit, petit ou grand comme s'il devait être dans un lieu, lui qui est de toute éternité, avant tout lieu. Mais par l'immensité de sa vertu il atteint tout ce qui est dans un lieu puisqu'il est la cause universelle de l'être, comme on l'a dit. Ainsi donc il est tout entier en tout lieu, car il atteint toutes choses par sa vertu qui est simple. On ne pensera pas davantage qu'il est dans les choses comme s'il leur eût été mélangé : on a démontré qu'il n'est pour aucun être sa forme ni sa matière. Mais il est en tout à la manière d'une cause efficiente.

69 : DE CETTE THÉORIE QUI DÉNIE TOUTE ACTIVITÉ PROPRE AUX ÊTRES DE LA NATURE

Cette conclusion fut pour certains une occasion d'erreur. Ils pensèrent qu'aucune créature n'a d'activité propre dans la production des effets au plan de la nature : ainsi le feu ne chaufferait pas, mais Dieu causerait la chaleur à la présence du feu, et ils appliquent cela à tous les effets naturels. Ils se sont efforcés d'appuyer cette erreur sur des preuves, démontrant qu'aucune forme, substantielle ou accidentelle, n'est produite dans l'être si ce n'est par voie de création. Les formes et les accidents ne peuvent en effet naître de la matière puisque la matière n'entre pas dans leur composition intime. Dès lors, s'ils sont, ils sont faits du néant, c'est-à-dire créés. Et comme la création est un acte propre à Dieu, il s'ensuit que Dieu seul produit dans la nature les formes tant substantielles qu'accidentelles. Cette position concorde partiellement avec l'opinion de certains philosophes. En effet, du fait que tout ce qui n'est pas par soi dérive de ce qui est par soi, il semblerait que les formes des êtres, qui ne subsistent pas par elles-mêmes et sont dans une matière, dépendent de formes qui subsistent par elles-mêmes sans matière, comme si ces formes immergées dans la matière étaient des participations de celles qui subsistent sans matière. C'est pourquoi Platon a conçu les espèces des êtres sensibles à la manière de formes séparées, causes de l'être chez les êtres sensibles qui les participent. Pour Avicenne, toutes les formes substantielles émanent de l'intellect agent ; quant aux formes accidentelles elles seraient comme des dispositions de la matière, apparaissant en elle sous l'action des causes inférieures : en quoi il s'écarte de la première stupidité. On trouve quelque indice en faveur de cette position en ce que les corps n'ont en fait de vertu active que des formes accidentelles, telles leurs qualités actives et passives qui ne sauraient suffire à produire des formes substantielles. De plus on rencontre dans ce monde inférieur des êtres qui ne sont pas engendrés par leurs semblables, tels ces animaux qui naissent de la pourriture. Il semble dès lors que leurs formes ressortissent à des principes plus hauts ; et il en va pareillement pour les autres formes dont certaines sont d'un degré supérieur. D'autres tirent leur argumentation de la débilité des corps naturels. A toute forme de corps est adjointe une quantité, et la quantité est un obstacle à l'action et au mouvement ; la preuve en est dans l'alourdissement d'un corps et le ralentissement de son mouvement par toute addition de quantité. De là leur conclusion : nul corps n'est actif, il est seulement passif. Ils essayent une autre démonstration empruntée à la sujétion du patient à l'endroit de son agent. Tout agent, excepté le premier à qui il appartient de créer, suppose un sujet qui lui est inférieur. Or il n'est pas de substance inférieure à la substance corporelle. Il semble dès lors qu'aucun corps ne soit actif. Ils notent en outre la très grande distance qui sépare la substance corporelle de l'agent premier, et ils ne croient pas que la vertu active de celui-ci s'étende jusqu'à celle-là ; mais, qu'au contraire, de même que Dieu est uniquement agent, la substance corporelle, la dernière de toutes, est seulement passive. Pour toutes ces raisons, dans son livre Fontis Vitae, Avicebron conclut à l'inactivité de tout corps ; la vertu de la substance spirituelle, à travers les corps, opérerait ces actions qui paraissent émaner d'eux. Et même, dit-on, certains théologiens musulmans mutakallimûn soutiendraient encore ici que les accidents eux-mêmes n'émanent pas de l'action des corps, car l'accident ne passe pas d'un sujet à l'autre ; aussi estiment-ils impossible que la chaleur passe d'un corps chaud à celui qu'il réchauffe ; à leur sens tous ces accidents sont la création de Dieu. Toutes ces positions ne sont pas sans difficultés. Dans l'hypothèse de l'inactivité de toute cause inférieure, et particulièrement de la cause corporelle, Dieu seul agit en toutes les causes. Or Dieu ne change pas du fait de son opération en des êtres divers ; la diversité des effets ne suivra donc pas à la diversité des êtres au travers desquels Dieu agit. Ce qui est manifestement faux à nos sens : l'application d'un corps chaud ne provoque pas un refroidissement, mais bien un échauffement, et la semence humaine ne peut que provoquer la génération d'un homme. On ne peut donc attribuer à la vertu divine, à l'endroit des effets inférieurs, une causalité telle que l'on refuse toute efficience aux agents du même ordre. Le sage ne fait rien d'inutile, sous peine de contradiction avec la sagesse. Or dans l'hypothèse de l'inefficacité absolue des créatures, Dieu produirait tout immédiatement et se servirait inutilement des créatures dans la production de ses effet ? Une telle théorie répugne à la sagesse divine. Qui donne à un être un élément principal, lui donne ce qui en dérive ; ainsi la cause qui donne son poids au corps élémentaire, lui donne son mouvement vers la terre. Or produire quelque chose en acte, suit à ce fait que l'on est soi-même en acte, comme il apparaît dans le cas de Dieu : il est l'acte pur et encore la première cause de l'être en toutes choses, on l'a démontré. Si donc il a communiqué aux autres sa ressemblance dans l'être, en leur donnant d'être, il leur a communiqué sa ressemblance dans l'agir de telle sorte que les créatures possèdent une activité propre. La perfection d'un effet est le signe de la perfection de sa cause : plus puissante est une vertu, plus parfait est son effet. Or Dieu est le plus parfait des agents. Aussi aux êtres qu'il crée, donne-t-il leur perfection ; et soustraire à ceux-ci quelque degré de perfection, c'est le refuser à la vertu divine. Or dans l'hypothèse de l'inefficacité de toute créature la perfection du monde créé serait de beaucoup diminuée, car c'est pour un être la plénitude de sa perfection que de pouvoir communiquer à un autre de sa propre perfection. Cette théorie déroge donc à la grandeur de la vertu divine. Le propre d'un être bon est de faire le bien, de même le propre de l'être souverainement bon est de faire quelque chose de parfait. Or Dieu, on l'a montré, est cet être souverainement bon ; il lui appartient donc de tout faire excellemment. Or le don accordé à un être d'un bien qu'il partage avec beaucoup d'autres, est meilleur que celui d'un bien qu'il garde en propre : car un bien, commun à beaucoup, est toujours plus divin que le bien d'un seul. Mais un bien particulier ne peut devenir commun, que s'il passe de l'un dans les autres ; ceci suppose que ce premier être puisse se déverser dans les autres de par son action propre ; mais s'il ne possède pas ce pouvoir, il demeure enfermé dans son propre bien. Ainsi donc Dieu a communiqué sa bonté aux créatures de telle sorte que ce que l'une a reçu, elle le puisse transmettre aux autres. Refuser leur action propre aux êtres serait donc déroger à la divine bonté. Nier l'ordre de la création c'est lui nier ce qu'elle a de meilleur : chaque créature prise en elle-même est bonne certes, mais toutes considérées dans leur ensemble sont meilleures en raison de l'ordre de l'univers ; le tout est en effet toujours meilleur que les parties et il en est la fin. Or nier aux êtres leurs activités, c'est nier l'ordre qu'ils ont entre eux, car l'unique source d'unité qui forge un autre ordre des êtres de diverses natures vient de l'activité des uns et de la passivité des autres. On ne peut donc affirmer que les êtres n'ont aucune activité propre. Dans l'hypothèse où les effets ne seraient pas produits par l'activité des choses créées, mais serait le fruit de la seule activité de Dieu, il était impossible qu'ils révèlent la vertu de quelque cause créée, car un effet n'est le signe de la virtualité d'une cause qu'en raison de l'action qui procède de cette cause et dont il est le terme. Or un effet révèle la nature d'une cause dans la mesure où il manifeste la vertu qui en découle. Aussi dans l'hypothèse où les êtres créés seraient dépourvus de toute activité dans la production des effets, il s'ensuivrait que toute connaissance par son effet d'une nature créée serait désormais impossible. Et dès lors s'évanouirait pour nous toute connaissance de l'ordre des sciences naturelles dont les démonstrations se prennent à partir des effets. L'induction nous apprend qu'en tout le semblable produit son semblable. Or dans le monde inférieur le terme de la génération n'est pas seulement la forme mais le composé de matière et de forme, car toute génération part d'un présupposé, la matière, et tend à un terme, la forme. Le générateur ne saurait donc être simplement une forme, mais un composé de matière et de forme. Par conséquent la cause des formes qui sont dans la matière n'est pas les espèces séparées, comme le voulaient les Platoniciens, ni l'intellect agent d'Avicenne, mais mieux le composé de matière et de forme. Si l'agir suit à l'être en acte, il ne sied pas qu'un acte plus parfait soit privé d'activité. Or une forme substantielle est un acte plus parfait qu'une forme accidentelle. Si donc les formes accidentelles que l'on rencontre dans le monde des corps, sont dotées d'activités propres, combien plus les formes substantielles en posséderont-elles. Toutefois le propre de leur activité à elles ne sera pas de disposer la matière ; les formes accidentelles y suffisent par l'altération. La forme substantielle du générateur est donc un principe d'action grâce auquel il communique la forme substantielle à l'engendré. Il est facile de résoudre les objections alléguées. Le devenir d'un être est en fonction de son être ; aussi de même que l'on ne dit pas d'une forme qu'elle est un être en ce sens qu'elle-même posséderait l'existence, mais que par elle le composé est, ainsi à proprement parler la forme ne devient pas, elle commence à être du fait que le composé passe de la puissance à cet acte qu'est la forme. Il n'est pas davantage nécessaire que tout être doté d'une forme quasi participée, la reçoive immédiatement de celui qui est essentiellement cette forme, pourvu qu'il la reçoive d'un autre pareillement riche de cette forme également participée, et agissant par la vertu de la forme séparée si tant est qu'elle soit. Ainsi l'agent produit-il un effet qui lui ressemble. De même encore du fait que l'activité des corps inférieurs se déploie par leurs qualités actives et passives qui sont des accidents, il ne s'ensuit pas nécessairement que ses effets soient uniquement d'ordre accidentel ; car de même que ces formes accidentelles sont l'effet de la forme substantielle qui avec la matière est cause de tous les accidents propres, ainsi elles agissent par la vertu même de cette forme substantielle. Mais celui qui agit par la vertu d'un autre, produit un effet dont la ressemblance n'est pas tant avec lui-même qu'avec celui par la vertu de qui il agit. Ainsi réalise-t-on par l'instrument dans une _uvre d'art la forme conçue par l'artiste. Ainsi dans la mesure où elles servent d'instruments à des formes substantielles, les formes accidentelles peuvent par leur action produire des formes substantielles. Quant aux animaux qui naissent de la pourriture, leur forme substantielle est due à cet agent corporel, le corps céleste, qui est la première cause d'altération, aussi dans ce monde inférieur tous les mouvements dans la production des formes empruntent nécessairement à sa vertu. C'est pourquoi dans la production de certaines formes inférieures cette vertu céleste suffit sans que soit requis aucun agent univoque. Mais la production de formes plus parfaites, telles les âmes des animaux parfaits, appelle avec cet agent céleste un agent univoque, la génération de ce genre d'animaux ne se fait pas en effet sans semence. De là ce mot d'Aristote : « l'homme et le soleil engendrent l'homme ». Mais il n'est pas vrai que la quantité soit un obstacle à l'activité de la forme si ce n'est accidentellement : toute quantité continue est en effet dans une matière, et toute forme immergée dans la matière est d'une actualité diminuée et pour autant d'une activité moindre dans son agir. De là un corps plus dégagé de la matière et davantage forme, tel le feu, est plus actif. Mais à rester dans la ligne de cette activité dont une forme immergée dans la matière est susceptible, on reconnaîtra que la quantité accroît cette activité plus qu'elle ne la diminue. A égalité d'intensité de chaleur, plus un corps chaud est étendu plus il chauffe, et à égalité de pesanteur, plus gros est un corps lourd, plus accéléré est son mouvement naturel, et plus difficile un mouvement contraire. Le fait pour un corps lourd de résister à un mouvement contraire à sa nature en raison de sa masse prouve que la quantité n'est pas un obstacle à l'activité, mais bien au contraire qu'elle l'accroît. En outre, de ce que dans la création la substance corporelle est la dernière des substances, il ne suit pas que tout corps manque d'activité, car jusque dans les corps l'un est supérieur à l'autre, par la richesse de sa forme et l'intensité de son activité : tel le feu comparé aux corps inférieurs. De plus, même le dernier parmi les corps n'est pas privé de tout agir. En effet on sait qu'un corps ne peut agir par tout lui-même puisqu'il est composé d'une matière qui est un être en puissance, et d'une forme qui est acte : tout être agit pour autant qu'il est en acte. C'est pourquoi tout corps agit selon sa forme, en face de celle-ci l'autre corps, le patient, joue par sa matière le rôle de sujet dans la mesure où cette matière est en puissance à l'endroit de la forme de l'agent. Mais si, en retour, la matière du corps de l'agent est en puissance par rapport à la forme du corps du patient, ces deux corps sont réciproquement agents et patients, comme il arrive dans le cas de deux corps élémentaires. Il en va autrement si l'un est simplement agent et l'autre patient, comme dans le rapport du corps céleste et du corps élémentaire. Il apparaît donc que dans sa causalité un corps agit sur son sujet, non par tout lui-même, mais par sa forme. Il n'est pas davantage vrai que les corps soient à ce point éloignés de Dieu. Dieu étant acte pur, les êtres s'écartent plus ou moins de lui dans la mesure même où ils sont plus ou moins en acte ou en puissance. Celui qui donc est le plus distant de lui est celui qui est uniquement puissance, à savoir la matière première, dont le propre est seulement d'être passive et nullement active. Mais les corps de par leur composition de matière et de forme sont à la divine ressemblance en raison de leur forme dont Aristote dit qu'elle est quelque chose de divin. Ainsi par leur forme ils sont actifs, bien que passifs en raison de leur matière. Il est en outre ridicule de soutenir qu'un corps n'agit pas, sous prétexte qu'un accident ne passe pas d'un sujet à l'autre. On ne dit pas en effet d'un corps qu'il chauffe parce que la chaleur numériquement la même passe du corps chauffant en celui qui est chauffé, mais parce que grâce aux calories du premier, une autre chaleur numériquement distincte qui était d'abord en puissance dans le second, y devient en acte : un agent naturel ne travaille pas un sujet autre que lui en lui donnant sa propre forme, mais en le conduisant de la puissance à l'acte. Par conséquent en attribuant à Dieu tous les effets des créatures en qui il agit nous ne leur nions pas leurs activités propres.

70 : COMMENT UN MÊME EFFET ÉMANE DE DIEU ET DE LA NATURE QUI AGIT

Il est difficile pour quelques-uns de saisir comment des effets naturels sont attribués à Dieu et à une cause de la nature. Une seule action ne semble pas en effet pouvoir procéder de deux causes ; si donc telle action, productrice d'effet dans la nature, émane d'un corps naturel, elle ne procède pas de Dieu. Là où un seul suffit il est inutile de recourir à plusieurs : ne voyons-nous pas comment la nature ne se sert pas de deux instruments, si un seul lui suffit ? Puis donc que la vertu divine suffit à produire les effets de la nature, il est inutile d'en appeler pour ce faire aux virtualités de la nature ; ou, si celles-ci suffisent à produire leur effet propre, pas n'est besoin de recourir à la vertu divine dans la production de ce même effet. Si Dieu produit tout l'effet naturel, l'agent de la nature n'a plus aucun rôle dans cette production. Il ne semble donc pas possible de soutenir que les mêmes effets soient produits par Dieu et par la nature. Pour qui réfléchit sur les conclusions antérieures cette difficulté ne tient pas. En tout agent on considérera deux choses, l'être qui agit et la vertu grâce à laquelle il agit : ainsi le feu chauffe par la chaleur. Or la vertu d'un agent inférieur dépend d'un agent supérieur pour autant que celui-ci lui donne cette vertu par laquelle il agit, ou la lui conserve, ou encore l'applique à telle action, tel un artisan qui use de quelque instrument en vue de produire son effet, sans toutefois conférer cet instrument la forme grâce à laquelle il agit, ni la lui conserver, mais en lui donnant simplement son mouvement. Ainsi donc l'action d'un agent inférieur n'émane pas seulement de lui grâce à sa vertu propre, mais encore grâce à celle de tous les agents supérieurs, car cet agent agit par la vertu de tous. Et tout comme celui de l'agent dernier qui exerce immédiatement son action dans la production d'un effet, l'influx de l'agent premier est-il immédiat : car la vertu du dernier agent ne tient pas d'elle-même son efficacité dans cette causalité ; elle la reçoit de l'agent qui lui est immédiatement supérieur, et celui-ci tient la sienne d'un autre supérieur ; il se fait ainsi que la vertu de l'agent premier est par elle-même productrice de l'effet, comme si elle en était la cause immédiate : c'est le cas des principes de démonstration dont le premier est immédiat. Donc de même que normalement une action procède d'un agent et de sa vertu, de même rien se n'oppose à ce qu'un même effet ressortisse à un agent subalterne et à Dieu, de part et d'autre immédiatement, mais de manière différente. Il est encore évident que si la créature produit son effet propre, l'intervention de Dieu dans cette production n'est pas utile, puisque la créature ne peut agir que sous la motion divine. Malgré cette extension de la puissance divine à tous les effets, il n'est pas davantage vain que ceux-ci soient produits par certaines autres causes. Cela n'est pas dû à l'insuffisance de la vertu de Dieu, mais à son immense bonté qui a voulu communiquer aux choses une telle ressemblance avec lui que non seulement elles sont, mais sont encore causes des autres : de ces deux manières toutes les créatures communient à la ressemblance de Dieu, comme on l'a montré. - Ainsi resplendit encore la beauté de l'ordre dans la création. En outre il est clair qu'un même effet n'est pas attribué à sa cause naturelle et à Dieu, comme si une partie était de Dieu et l'autre de la cause ; il est tout entier de l'un et de l'autre, mais suivant des modalités diverses, tout comme un même effet ressortit tout entier à l'instrument et tout entier à la cause principale.

71 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU N'ÉCARTE PAS TOUT MAL DES CHOSES

Il apparaît de tout cela comment la Providence de Dieu qui gouverne les choses n'en écarte pas la corruption, les déficiences et le mal. Le gouvernement divin en effet par lequel Dieu agit dans les êtres, n'exclut pas l'agir des causes secondes, on l'a prouvé. Il peut arriver qu'un effet soit défectueux parce que la cause seconde est elle-même imparfaite sans que pour cela il y ait quelque défaut dans l'agent premier ; ainsi dans l'_uvre d'un artiste en pleine possession de son art, des imperfections peuvent être dues aux défectuosités de l'instrument. Tel encore le cas d'un homme, vigoureux dans ses mouvements, qui boîte, non par manque de force, mais en raison de la déviation de sa jambe. Chez les êtres, mus et gouvernés par Dieu, on rencontre donc des défauts et du mal en raison des défections des causes secondes, bien qu'en Dieu n'y ait aucune faiblesse. La bonté de la création ne serait point parfaite sans une hiérarchie des biens d'après laquelle certains êtres sont meilleurs que les autres ; sans cela tous les degrés de bien ne seraient pas réalisés et aucune créature ne ressemblerait à Dieu par sa prééminence sur les autres. En outre la beauté dernière des êtres s'évanouirait avec cet ordre fait de distinction et de disparité ; bien plus la suppression de l'inégalité des êtres entraînerait celle de leur multiplicité : l'un est en effet meilleur que l'autre par les différences mêmes qui distinguent ces êtres les uns des autres, le vivant de l'inanimé et le raisonnable du non raisonnable. Et ainsi dans l'hypothèse de cette égalité totale, il n'y aurait plus qu'un seul bien créé, ce qui dérogerait manifestement à la perfection du monde créé. Or être bon sans possibilité de déchéance, est un degré supérieur du bien ; être au contraire susceptible défaillance en est un degré inférieur. La perfection de l'univers suppose ces deux degrés. Et il appartient à la Providence du chef de conserver la perfection ses êtres qui lui sont soumis et non de la diminuer. La Providence de Dieu n'a donc pas à préserver les êtres de leur déchéance possible mais le mal sera la conséquence de cette possibilité, car ce qui est susceptible de déchoir, défaille en fait parfois, et le mal est une déchéance du bien, comme on l'a dit. La divine Providence n'a donc pas à écarter tout mal des êtres. La perfection pour tout gouvernement est de pourvoir à ses sujets dans le respect de leur nature : telle est la notion même de justice dans le gouvernement. De même donc que pour un chef de cité, s'opposer - si ce n'est momentanément en raison de quelque nécessité - à ce que ses sujets accomplissent leur tâche, serait contraire au sens d'un gouvernement humain, de même ne pas laisser aux créatures la faculté d'agir selon le mode de leur propre nature serait opposé au sens du gouvernement divin. Mais de ce fait même il s'ensuit la corruption et le mal dans le monde, car c'est en raison des contrariétés et des oppositions qui se rencontrent en elles qu'une réalité en corrompt une autre. La divine Providence ne doit donc pas écarter tout mal des choses qu'elle gouverne. Un agent ne peut faire quelque chose de mal si ce n'est en vue d'un bien qu'il se propose, on l'a vu précédemment. Or la Providence de Dieu, qui est la source de tout bien, ne peut rejeter universellement de la création tout objectif de bien ; autrement beaucoup de biens disparaîtraient ainsi de l'univers : par exemple supprimer le mouvement par lequel le feu tend à engendrer son semblable, et qui provoque ce mal qu'est la corruption des choses soumises à la combustion, serait détruire ce bien qu'est la génération du feu et la conservation de son espèce. La Providence divine ne doit donc pas rejeter tout mal de la création. Beaucoup de biens seraient absents de la création sans la présence de certains maux : par exemple sans la malice de leurs persécuteurs, il n'y aurait pas la patience des justes ; et il n'y aurait pas de justes punitions s'il ne se commettait point de délits ; pareillement sur le plan de la nature, sans la corruption de l'un, il n'y aurait pas la génération de l'autre. Par conséquent dans l'hypothèse d'une intervention providentielle pour supprimer totalement le mal de l'univers, l'ensemble des biens serait diminué. Ce qui ne doit pas être, car le bien dans la bonté est plus fort que le mal dans la malice. La Providence divine ne doit donc pas écarter tout mal des choses. Le bien de l'ensemble l'emporte sur celui de la partie. Un gouvernement sage sait donc tolérer quelque défectuosité dans le bien de la partie en vue de l'accroissement du bien dans le tout : ainsi de l'entrepreneur qui dissimule les fondements de la maison dans le sol en vue d'assurer à l'ensemble sa solidité. Or la perfection de l'univers perdrait grandement par la suppression du mal dans toutes ses parties, car la beauté de cette perfection naît de l'ensemble harmonieux des maux et des biens, mais les maux proviennent des déficiences d'êtres qui sont bons, et, grâce à la providence du chef, de ces maux surgissent certains biens : ainsi dans un chant les temps de silence donnent de la suavité. Il ne fallait donc pas que la Providence de Dieu écartât le mal des êtres. Tous les êtres, et surtout les êtres inférieurs, sont au service du bien humain comme de leur fin. Or dans cette hypothèse de la suppression de tout mal dans les choses, le bien de l'homme serait beaucoup amoindri : au plan de la connaissance, du désir et de l'amour la comparaison avec le mal donne une connaissance meilleure ; le support de quelques maux rendent nos désirs du bien plus ardents : ainsi les malades apprécient mieux ce bien qu'est la santé et la désirent plus ardemment que les bien portants. La divine Providence ne doit donc pas écarter tout mal de la création. De là ce mot d'Isaïe : « Je fais la paix et je crée le malheur » ; et celui d'Amos : « Arrive-t-il un malheur dans une ville sans que Yaweh en soit l'auteur ? ». Toutes ces raisons écartent l'erreur de certains hommes qui à la vue du mal dans le monde, niaient l'existence de Dieu : ainsi Boèce présente un certain philosophe qui demande : « Si Dieu existe d'où vient le mal ? » Il faut retourner l'argumentation : « Puisqu'il y a du mal, Dieu existe ». Supprimez l'ordre du bien, le mal n'existera plus puisqu'il est la privation du bien. Or sans Dieu cet ordre ne cesserait pas. De même ces considérations suppriment une occasion d'erreur pour ceux qui devant des maux nombreux dans le domaine des êtres, soumis à la corruption, nient l'extension de la providence jusque-là ; à leur avis seraient seuls soumis à la providence les êtres incorruptibles chez qui on ne rencontre ni défaillances ni maux. Ces vues éloignent encore cette autre occasion d'erreur, propre aux Manichéens qui reconnaissent deux causes premières, le bien et le mal, comme si le mal ne pouvait trouver place sans la providence de Dieu qui est bon. Enfin est encore résolu ce doute de quelques-uns : « les actions mauvaises ressortissent-elles à Dieu ? » On a démontré en effet comment tout agent agit par la vertu de Dieu, et de ce fait, comment Dieu est la cause de tout, effets et actions ; on a prouvé pareillement comment le mal et les défauts qui se rencontrent chez les êtres soumis à la providence de Dieu, proviennent de la condition des causes secondes, susceptibles de faiblesses : il est évident que les actions mauvaises en ce qu'elles portent de défectuosité, ne sont pas de Dieu, mais des causes immédiates lui sont défaillantes, tandis qu'elles sont de Dieu par leur agir et leur entité ; par exemple la claudication relève de la force motrice en tant qu'elle est un mouvement, mais par son défaut elle s'explique par la déviation de la jambe.

72 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU NE SUPPRIME PAS LA CONTINGENCE DES ÊTRES

Pas plus qu'elle ne détruit tout le mal dans les êtres, la providence de Dieu n'en écarte la contingence ni ne leur impose une loi de nécessité. On a exposé comment l'action de Dieu dans les êtres ne supprime pas les causes secondes, mais s'accomplit par elles pour autant qu'elles agissent sous l'influx divin. Or la nécessité ou la contingence d'un effet se prend de ses causes immédiates et non des causes éloignées ; ainsi à considérer sa cause prochaine la fructification chez une plante est un effet contingent, sa force de germination étant susceptible d'être arrêtée et de faillir, bien que sa cause éloignée, le soleil, soit une cause nécessaire. Puis donc que nombre de causes secondes sont susceptibles de défaillances, tous les effets, soumis à la Providence, ne seront pas nécessaires, mais la plupart seront contingents. On a dit antérieurement que la divine providence se doit de réaliser tous les degrés possibles des êtres. Or l'être se divise en contingent et en nécessaire, et c'est là une division essentielle de l'être. Par conséquent si la providence de Dieu supprimait le contingent, tous les degrés d'êtres ne seraient plus représentés. Plus les êtres se rapprochent de Dieu, plus ils participent à sa ressemblance ; et plus ils s'en éloignent, plus cette ressemblance s'amenuise en eux. Or les êtres les plus proches de Dieu sont absolument immobiles, ce sont les substances séparées qui sont le plus à la ressemblance de Dieu, l'être absolument immobile. Les êtres qui sont à leur tour les plus proches d'elles et sont mus immédiatement par elles qui ne changent jamais, retiennent quelque chose de leur immobilité, en ce sens qu'ils sont mus toujours de la même manière, tels sont les corps célestes. De là ceux qui viennent après ces êtres et sont mus par eux s'éloignent davantage de l'immobilité divine, en ce sens qu'ils ne sont pas mus toujours de la même manière. Ici apparaît la beauté de l'ordre. Mais le nécessaire, comme tel, se comporte toujours de la même manière. Il serait donc opposé à la providence divine, à qui il revient d'établir l'ordre dans la création et de l'y conserver, que tout soit soumis la nécessité. Ce qui est nécessairement est éternel. Or rien de ce qui est corruptible ne demeure. Donc dans l'hypothèse où la divine providence exigerait que tous les êtres soient nécessaires, rien ne serait plus soumis à la corruption, ni par conséquent à la génération. De ce fait on supprimerait de la création tout le monde des êtres soumis à la génération et à la corruption, ce qui serait une atteinte à la perfection de l'univers. Dans tout mouvement il y a génération et corruption : car dans ce qui se meut quelque chose commence et quelque chose cesse d'être. En supprimant toute génération et corruption par le rejet de la contingence des êtres, comme on l'a vu, on exclurait du monde le mouvement lui-même et tous les êtres mobiles. Si une substance subit un affaiblissement de sa virtualité, ou si elle rencontre quelque opposition de la part d'un agent contraire, il faut en chercher la raison dans ce fait qu'il s'est produit en elle un certain changement. Si donc la providence divine ne supprime pas le mouvement dans les êtres, elle n'empêchera pas l'affaiblissement de leurs virtualités, ni n'écartera ces entraves qui naissent d'une résistance opposée. Or en raison de cet affaiblissement et de ces entraves, le comportement d'un être se modifie au point que parfois il défaille dans la ligne même de sa nature, et qu'ainsi ses effets naturels ne se produisent plus nécessairement. Il n'appartient donc pas à la providence divine d'imposer quelque nécessité aux êtres qu'elle gouverne. Rien ne saurait être inutile dans ce monde soumis à la providence de Dieu. Or c'est un fait qu'il y a des causes contingentes puisqu'on peut les empêcher de produire leurs effets ; il serait par conséquent contraire à la providence que tout soit soumis à la nécessité. La divine providence n'impose donc pas une loi de nécessité à tous les êtres en écartant totalement d'eux la contingence.

73 : COMMENT LA DIVINE PROVIDENCE NE SUPPRIME PAS LE LIBRE ARBITRE

Il ressort encore de ces considérations qu'il n'y a pas d'opposition entre la Providence et la liberté du vouloir. Le but de tout gouvernement prévoyant est d'assurer, d'accroître ou de conserver la perfection des êtres dont il a la charge. Cette perfection retiendra donc davantage son attention providentielle que l'imperfection ou les défectuosités de ces êtres. Or chez les êtres inanimés la contingence de la causalité naît de leur imperfection et de leur déficience. Par leur nature ils sont déterminés à un unique effet ; ils le produisent toujours à moins que ne surgisse un empêchement dont la cause est à chercher soit dans la faiblesse de leur virtualité, soit dans une intervention étrangère, soit dans une absence de préparation de la matière ; pour cette raison les causes actives naturelles sont unilatérales ; elles sont ordinairement constantes dans la production de leur effet ; elles échouent rarement. Au contraire la contingence de la causalité de la volonté a son origine dans la perfection de celle-ci ; la virtualité de la volonté n'est en effet aucunement limitée à un seul effet, mais elle a en son pouvoir, de produire tel ou tel effet, aussi est-elle indéterminée à l'endroit de l'un ou de l'autre. La providence divine se doit donc de sauvegarder davantage cette liberté du vouloir que la contingence des causes naturelles. Il appartient à la providence divine d'user des choses selon leur modalité. Or le mode d'agir de toute chose suit la forme qui est principe d'action. Et la forme qui préside à l'activité de l'agent volontaire n'est pas déterminée ; la volonté agit en effet par la forme que saisit l'intelligence, car la volonté est mue, comme par son objet par le bien que perçoit l'intelligence. Mais ce n'est pas par la conception d'un seul effet que l'intelligence est déterminée, il est de son essence d'en saisir une multitude. Et pour cette raison la volonté est susceptible de produire des effets multiformes. Il n'est donc pas de la nature de la providence d'écarter cette liberté du vouloir. Tout être soumis à un gouvernement atteint sa fin propre grâce à la providence de celui-ci ; de là, Grégoire de Nysse affirme que tous les êtres sont conduits sagement par la volonté de Dieu grâce à laquelle ils sont. Or la fin dernière de toute créature est de ressembler à Dieu. Ce serait donc contraire à la providence d'enlever à un être ce qui lui vaut de ressembler à Dieu. Or l'agent volontaire touche à la divine ressemblance par son agir libre ; on a en effet démontré au Premier Livre comment en Dieu il y a un libre arbitre. La divine providence ne peut donc supprimer la liberté du vouloir. Toute providence multiplie les biens dans son domaine, aussi se refuse-t-elle à tout ce qui serait susceptible de détruire la multiplicité des biens. Tel serait le cas si le vouloir n'était plus libre ; de ce fait, on supprimerait la louange, accordée à la vertu humaine, puisque celle-ci suppose la liberté de l'homme dans son agir, on supprimerait aussi cette justice qui préside à la récompense ou à la punition puisque l'homme ne ferait plus librement le bien et le mal. Ce serait encore la circonspection dans le conseil, inutile dans l'hypothèse d'une action nécessaire. Supprimer la liberté du vouloir serait donc contraire à la nature de la providence. C'est pourquoi l'Ecclésiastique dit : « Au commencement Dieu a créé l'homme et il l'a laissé dans la main de son conseil » ; et encore : « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien et le mal : ce qu'il aura choisi lui sera donné ». Et cette doctrine écarte l'erreur des Stoïciens d'après qui tout serait soumis à la nécessité en raison d'un ordre inéluctable de causes que les Grecs nomment « Ymarmenon ».

74 : COMMENT LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS LA FORTUNE ET LE HASARD

Ces réflexions prouvent également que la providence de Dieu ne supprime pas dans le monde la fortune ni le hasard. On parle de fortune et de hasard à propos de choses qui n'arrivent pas fréquemment. Si rien ne se produisait ainsi, tout serait l'effet de quelque nécessité, car ce qui ordinairement est contingent se distingue du nécessaire uniquement parce qu'il est susceptible parfois de ne pas se produire. Or il serait contraire à la providence de Dieu que tout soit le fruit de la nécessité et que par conséquent rien dans le monde ne soit fortuit et dû au hasard. La nature de la providence s'oppose à ce que les êtres qui lui sont soumis, n'agissent pas en vue de leur fin puisqu'il lui appartient de tout conduire à sa fin. La perfection de l'univers réclame pareillement qu'il y ait des êtres sujets à la corruption et susceptibles de faiblir dans leur activité, on l'a démontré. Or le hasard naît de l'arrêt d'une cause dans son mouvement vers sa fin. L'absence dans le monde de choses dues au hasard serait donc contraire à la providence divine et à la perfection de l'univers. La multitude et la diversité des causes proviennent de l'ordre de la providence de Dieu et de ses dispositions. Mais cette diversité étant supposée, nécessairement il y aura parfois une rencontre des causes. Il en résultera un obstacle ou un secours dans la production de leur effet respectif. C'est grâce à cette rencontre de deux ou plusieurs causes que se produit un effet du hasard, en ce sens qu'une fin non désirée est réalisée sous l'influence d'une autre cause ; ainsi, s'il arrive à un homme qui se rend au marché pour y faire ses achats, de rencontrer son débiteur, c'est que le débiteur est aussi allé au marché. Il n'est donc pas incompatible avec la providence de Dieu qu'il y ait des choses fortuites et dues au hasard. Ce qui n'est pas ne peut être cause ; aussi pour un même être doit-il y avoir commune mesure entre sa causalité et son existence, et par conséquent la diversité dans l'ordre des êtres amène une diversité dans l'ordre des causes. Or la perfection du monde suppose non seulement des êtres tels par soi, mais d'autres qui le sont par accident : en effet les êtres dont la substance n'est pas leur dernière perfection, possèdent celle-ci grâce à leurs accidents, et par des accidents d'autant plus nombreux qu'ils s'écartent davantage de la simplicité de Dieu. Or du fait qu'un sujet possède de nombreux accidents, il y a un être accidentel : en effet un sujet et son accident comme aussi deux accidents d'un seul sujet ne forment qu'une unité accidentelle et un être accidentel : par exemple un homme blanc et un musicien blanc. La perfection du monde suppose donc également des causes par accident. Or du résultat de telles causes on dit que c'est un effet dû au hasard ou à la fortune. Il n'est donc pas contraire à la providence divine à qui ressortit la perfection du monde, qu'il y ait des choses dues au hasard et à la fortune. L'ordre de la providence appelle un ordre et une gradation dans les causes. Or plus une cause est excellente, plus forte est sa virtualité et plus large sa causalité. Mais le dessein d'une cause naturelle n'excède pas les limites de sa vertu : ce serait vain. Aussi le mouvement d'une cause particulière ne va pas à tout ce qui pourrait arriver. Mais le hasard et la fortune naissent d'événements qui se produisent en dehors du dessein de la causalité en jeu. L'ordre de la providence de Dieu appelle donc le hasard et la fortune dans le monde. De là ce mot de l'Ecclésiaste : « J'ai vu que la course n'est pas aux agiles, etc... Car le temps et les accidents les atteignent tous  », à savoir les êtres de ce monde.

75 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'ÉTEND AUX SINGULIERS CONTINGENTS

Notre exposé laisse apparaître comment la providence de Dieu s'étend jusqu'aux individus soumis à la génération et à la corruption. Ceux-ci échapperaient à la providence uniquement en raison de leur contingence et du rôle important que jouent parmi eux le hasard et la fortune ; là seulement en effet se rencontre leur différence d'avec les êtres incorruptibles et les formes universelles, principes des êtres corruptibles sur lesquels, on le reconnaît, s'exerce la providence. Or celle-ci, nous l'avons vu n'est pas incompatible avec la contingence, ni avec la fortune et le hasard, ni avec le litre arbitre. Rien ne s'oppose donc à ce qu'elle s'étende jusqu'à ces êtres, tout comme aux êtres incorruptibles et aux formes universelles. Si Dieu n'étend pas sa providence jusqu'à ces êtres particuliers, c'est qu'il ne les connaît pas, ou qu'il est impuissant ou qu'il ne veut pas s'en occuper. Or on ne peut prétendre qu'il ne les connaît pas, nous avons démontré qu'ils relèvent de l'objet de sa connaissance ; on ne saurait davantage avancer qu'il ne peut s'en occuper puisque sa puissance est infinie, ni que ces êtres singuliers sont inaptes à être gouvernés puisque nous les voyons dirigés par la raison, comme chez l'homme, ou par l'instinct naturel, comme chez les abeilles et les nombreux animaux que guide leur instinct naturel. On ne peut encore dire que Dieu refuse de les gouverner puisque sa volonté se porte universellement sur tout bien ; or le bien propre aux sujets d'un gouvernement réside surtout dans l'ordre qu'il leur offre. On ne peut donc prétendre que Dieu n'a cure de ces singuliers. Toutes les causes secondes, du fait même de leur causalité, sont à la ressemblance de Dieu. Or toutes les causes ont de commun de s'intéresser à leur effet : les animaux par exemple nourrissent naturellement leurs petits. Dieu s'occupe donc de ce dont il est cause, et il est cause de ces singuliers. Il s'y intéresse donc. Nous avons démontré que Dieu n'agit pas dans la création par nécessité de nature, mais par sa volonté et son intelligence. Or les êtres produits par une intelligence et une volonté sont soumis aux soins d'une providence dont le propre, semble-t-il, est de répartir ces êtres avec intelligence. Les êtres que Dieu produit, tombent donc sous sa providence. Mais nous avons prouvé que Dieu agit dans toutes les causes secondes et que tous les effets de celles-ci remontent à lui comme à leur cause ; par conséquent tout ce qui se passe dans ce monde des singuliers est son _uvre. Donc ces êtres singuliers et leurs mouvements et leurs opérations sont soumis à la providence de Dieu. Elle est sotte la providence de celui qui ne prend pas soin des choses indispensables à l'existence des êtres dont il a la charge. Or il est évident que la disparition de tous les singuliers entraînerait celle des universels auxquels ils participent. Si donc Dieu ne regarde que les universels sans aucune attention pour les singuliers, sa providence est inepte et imparfaite. On dira que Dieu s'occupe des singuliers quant à leur conservation dans l'être, et rien de plus. Ceci est impossible. Tout le reste en effet qui appartient au domaine de ces singuliers, est en vue de leur conservation ou de leur corruption. Si donc Dieu porte quelque intérêt à la conservation de ces êtres singuliers, cet intérêt s'étend à tout ce qui leur ressortit. On objectera encore que pour assurer l'existence de ces singuliers, il suffit de s'intéresser aux universels. Chaque espèce est en effet pourvue de ce que réclame l'existence de chacun de ses individus : les animaux par exemple sont dotés d'organes pour prendre leur nourriture et la digérer, de cornes pour se protéger. Et ces facultés ne manquent qu'à un petit nombre, car la nature produit toujours ou du moins ordinairement ses effets ; par conséquent si quelque individu est déficient, tous ne le sont pas. Mais cette raison même prouve que tout ce qui touche à un individu, relève de la providence, tout comme sa conservation dans l'être, car tout ce qui concerne les individus d'une espèce doit de quelque manière se rattacher aux principes de cette espèce. Ainsi donc les singuliers sont soumis à la providence pour la conservation de leur être et tout autant pour le reste. Dans le rapport des êtres à leur fin on saisit cet ordre : les accidents sont pour leur substance, dont ils sont le perfectionnement ; sur le plan des substances, la matière est pour la forme grâce à laquelle elle participe à la bonté divine, raison de la production de tout ce qui est, on l'a montré. Aussi voyons-nous que les singuliers sont pour la nature universelle. Le signe en est que là où suffit un seul individu à la conservation de la nature universelle, les individus de l'espèce ne sont pas multipliés, tel le cas du soleil et de la lune. Et puisque la tâche de la providence est de conduire les êtres à leur fin, elle commande à la fin et aux moyens, et ainsi non seulement les universels, mais encore les singuliers lui sont soumis. La différence entre la connaissance spéculative et la connaissance pratique provient de ce que la connaissance spéculative et ce qui y affère, se termine à l'universel, tandis que la connaissance pratique se termine au singulier. La fin de la connaissance spéculative réside en effet dans la vérité qui premièrement et par soi se tient dans les êtres immatériels et dans l'universel, alors que la connaissance pratique est une opération dont le singulier est l'objet. Ainsi le médecin ne soigne pas l'homme en général, mais cet homme, et toute la science médicale est ordonnée à cette fin. Or il est clair que la providence est de l'ordre de la science pratique puisqu'il lui appartient de conduire les êtres à leur fin. Très imparfaite serait donc la providence de Dieu si elle s'en tenait aux universels sans descendre jusqu'aux singuliers. La perfection de la connaissance spéculative réside beaucoup plus dans l'universel que dans le particulier, car l'universel est davantage objet de science que le particulier, et pour cette raison la connaissance des principes les plus universels est commune à tous. Mais il possède une science spéculative plus parfaite celui dont la connaissance des choses est spécifique et non seulement générale, car connaître une chose en général n'est que la connaître en puissance. Ainsi l'élève passe de la connaissance générique des principes à la connaissance propre des conclusions grâce à son maître qui possède l'une et l'autre, de même qu'un être passe de la puissance à l'acte sous la motion d'un autre qui est en acte. A bien plus forte raison si l'on se place au plan de la science pratique, est plus parfait celui qui dispose les êtres en vue de leur acte, non seulement en général, mais dans le détail. La providence de Dieu qui est très parfaite, s'étend donc jusqu'aux singuliers. Puisque Dieu est la cause de l'être comme tel, on l'a montré, il doit en être la providence, car il pourvoit aux choses au titre de cause. Par conséquent tout ce qui est tombe de quelque manière sous sa providence. Or les singuliers sont des êtres et ils le sont mieux que les universels qui eux ne subsistent pas par eux-mêmes, mais seulement dans les singuliers. Dieu est donc encore la providence des singuliers. Les créatures ressortissent à la providence de Dieu dans la mesure où Dieu les conduit à leur fin dernière qui est sa propre bonté. Elles participent donc à la bonté divine grâce à la providence de Dieu. Or les singuliers contingents participent également à la divine bonté ; la providence de Dieu s'étend donc jusqu'à eux. De là ce mot de Matthieu : « Deux moineaux ne se vendent-ils pas un as ? Et pas un d'entre eux ne tombe sur la terre sans la permission de mon Père ». Et celui de la Sagesse : « Elle atteint avec force d'un bout du monde à l'autre », c'est-à-dire des créatures les plus hautes aux plus infimes. De même Ézéchiel réfute l'opinion de ceux qui disent « Dieu a délaissé la terre, le Seigneur ne la regarde pas ». Et Job : « Il se promène sur le cercle du ciel et il ne regarde pas nos affaires ». Ces raisons réfutent l'opinion de certains pour qui la providence de Dieu ne s'étend pas jusqu'aux singuliers ; opinion que l'on prête pareillement à Aristote malgré que l'on ne puise la déduire de son texte.

76 : COMMENT LA PROVIDENCE DE DIEU S'OCCUPE IMMÉDIATEMENT DE TOUS LES SINGULIERS

D'aucuns ont accepté cette extension de la providence de Dieu jusqu'aux singuliers, mais en prétendant qu'elle s'exerce par des causes intermédiaires. Au dire de Grégoire de Nysse, Platon a distingué une triple providence : la première, celle du Dieu souverain qui a pour objet premier et principal les essences, c'est-à-dire tous les êtres spirituels et intelligibles, et qui par conséquent s'étend au monde entier par les genres et les espèces et ces causes universelles que sont les corps célestes. - La deuxième qui pourvoit à chacun des animaux et des plantes et des autres êtres, soumis à la génération et à la corruption, sous cet aspect même de la génération, de la corruption et des autres changements. Platon attribue cette providence aux dieux qui parcourent le ciel. Aristote attribue la causalité de ceux-ci au cercle oblique. - La troisième providence a comme champ ce qui se rapporte à la vie humaine. Il l'attribue à quelques démons résidant sur terre qui, d'après lui, sont les gardiens des actions humaines. - Néanmoins pour Platon la seconde et la troisième de ces providences dépendent de la première, le Dieu souverain ayant lui-même établi ces pourvoyeurs du second et troisième degré. Cette position est en accord avec la foi catholique sur ce point qu'elle rapporte à Dieu comme au premier auteur la providence de toutes choses. Mais elle est en opposition avec elle, en ce qu'elle n'admet pas que tous les particuliers soient soumis immédiatement à sa providence, ce que nous démontrerons à partir des précédentes conclusions. Dieu possède en effet une connaissance immédiate des singuliers, non seulement en leurs causes mais en eux-mêmes, comme on l'a montré au premier Livre de cet ouvrage. Or il ne sied pas, semble-t-il, que connaissant les singuliers, Dieu ne veuille pas l'ordre à établir entre eux, cet ordre qui est leur bien premier, car sa volonté est le principe de toute bonté. Par conséquent de même qu'il connaît immédiatement les singuliers, Dieu doit sans intermédiaires statuer de leur ordre. L'ordre qu'établit une providence dans les choses soumises à son gouvernement, émane de cet ordre idéal pensé par celui qui prévoit, de même que la forme artistique, imprimée dans la matière, découle de celle que l'artiste a forgée dans son esprit. Or là où les autorités sont multipliées et hiérarchisées, la première doit communiquer à la seconde l'ordre qu'elle a pensé, tout comme un art supérieur donne ses principes à un art subalterne. Dans l'hypothèse d'autorités de deuxième et troisième degrés, groupées des sous l'autorité première d'un Dieu souverain, celui-ci doit imposer à celles-là l'ordre à établir dans les êtres. Mais il est impossible qu'un tel ordre soit plus parfait, considéré en ces autorités, qu'il ne l'est en Dieu, au contraire toutes les perfections se dégradent en descendant de Dieu aux autres êtres, comme on l'a vu avec évidence antérieurement. Or ces autorités subalternes ne peuvent penser un ordre des choses qui serait simplement générique, qui ne s'étendrait pas jusqu'aux singuliers, car leur providence ne pourrait le leur imposer. A plus forte raison l'ordre des singuliers ressortit donc aux dispositions de la divine providence. Sur le plan de la providence humaine, une autorité supérieure établit elle-même l'ordre qu'elle entend imprimer aux choses importantes et d'envergure sans avoir cure des choses moindres dont elle abandonne l'ordonnance à ses subalternes. Et ceci en raison de ses limites, de son ignorance des conditions particulières de ces choses secondaires, de son incapacité à penser l'ordre de toutes choses à cause du travail et du temps que cela exigerait. Or de telles limites n'existent pas en Dieu : il connaît en effet tous les singuliers, sa pensée est sans effort et hors du temps puisqu'il saisit tout dans la connaissance qu'il a de lui-même, comme on l'a montré. Par conséquent lui-même établit cet ordre qu'il impose à tous et à chacun, et sa providence s'étend à tous les singuliers immédiatement. Dans les choses humaines les autorités inférieures établissent de leur propre initiative l'ordre d'après lequel elles dirigent le secteur que leur a confié leur chef. Mais elles ne tiennent pas de ce chef leur savoir-faire ni l'usage qu'elles en font ; s'il en était autrement, l'ordre conçu ressortirait à ce chef, et ces autorités n'en seraient plus les auteurs, mais de simples exécutrices. Or les considérations antérieures ont prouvé à l'évidence que la sagesse et l'intelligence chez tous les êtres dotés d'intelligence, est causée par le Dieu très Haut et que sans la vertu divine aucune intelligence ne peut saisir quoi que ce soit et que tout agent n'agit que par cette vertu. Dieu dispose donc tout immédiatement par sa providence, et toutes les providences au-dessous de lui ne sont que les exécutrices de la sienne. Toute providence supérieure dicte ses lois à une providence inférieure : ainsi l'homme politique impose ses lois et ses règles au chef d'armée, et celui-ci à son tour aux centurions et aux tribuns. Dans l'hypothèse donc où au-dessous de la Première providence du Dieu très haut se rangeraient d'autres providences, Dieu imposerait à celles-ci les lois de son gouvernement. Ces règles et ces lois seraient universelles ou particulières. Ces lois seraient-elles universelles ? Comme elles ne seraient pas toujours applicables aux cas particuliers, surtout lorsqu'il s'agit de réalités instables qui changent constamment, il faudrait que ces providences secondes ou troisièmes, outre les règles reçues, en prévoient d'autres pour les choses qui leur seraient soumises. Leur jugement s'exercerait ainsi sur ces règles, sur leur opportunité ou leur inopportunité. Or ceci est impossible : un tel jugement appartient au supérieur, car l'interprétation et la dispense de la loi appartiennent à son auteur. Un tel jugement portant sur les lois universelles ainsi données revient donc à la Providence suprême, ce qui serait impossible si elle ne s'immisçait immédiatement dans l'ordre des êtres singuliers. Elle est donc nécessairement la providence immédiate de ces êtres. - Mais si ces providences de deuxième ou troisième plan reçoivent des lois et ordonnances particulières de la Providence première, il est clair que l'ordre de ces singuliers relève immédiatement de la Providence de Dieu. Il revient à l'autorité supérieure de juger de l'administration des autorités subalternes, de sa valeur ou de sa non-valeur ; ainsi dans l'hypothèse où sous la providence de Dieu se rangeraient des providences de deuxième ou troisième plan, Dieu devrait juger de leur gouvernement. Ceci exige que Dieu pense l'ordonnance de ces singuliers. Il a donc soin par lui-même de ceux-ci. Si Dieu ne s'intéresse pas par lui-même à ces êtres inférieurs que sont les singuliers, ce ne peut être que parce qu'il les méprise ou parce qu'ils porteront atteinte à sa dignité, comme certains le prétendent. Or ceci n'est pas raisonnable. Il est en effet plus honorable de prévoir par la pensée l'ordre de certains êtres que de le réaliser en eux. Si donc Dieu agit en tous les êtres, comme on l'a prouvé, sans que sa dignité y perde, mais bien comme le requiert sa puissance universelle et souveraine, il ne saurait aucunement dédaigner, et sa dignité n'en serait pas entachée, que sa providence s'exerçât immédiatement sur ces singuliers. Tout sage qui use de sa vertu avec prévoyance, en règle l'usage dans son action en en fixant le but et la mesure ; autrement cette vertu dans l'action échapperait à la sagesse. Or les considérations antérieures ont prouvé que la vertu divine touche jusqu'aux derniers des êtres. Il appartient donc à la sagesse de Dieu de déterminer la nature, le nombre et la qualité des effets qui émanent de cette vertu, même chez les derniers des êtres. Dieu est donc lui-même la providence qui immédiatement fixe leur ordre à tous les êtres. De là ce mot aux Romains : « Les choses qui sont de Dieu, sont dans l'ordre » ; et celui de Judith : « C'est vous qui avez opéré les merveilles des temps anciens, et qui avez formé le dessein de celles qui ont suivi, et elles se sont accomplies comme vous l'avez voulu ».

77 : COMMENT LES RÉALISATIONS DE LA PROVIDENCE DE DIEU S'ACCOMPLISSENT PAR L'INTERMÉDIAIRE DES CAUSES SECONDES

On remarquera que la providence est constituée de deux éléments, la pensée de l'ordre et son exécution, le premier relevant de la connaissance, - aussi, dit-on, que les êtres doués de la connaissance la plus parfaite fixent aux autres un ordre, car le propre du sage est d'établir un ordre! - le second appartenant au pouvoir réalisateur. Mais il en va contrairement de l'un et de l'autre. La pensée de l'ordre est d'autant plus parfaite qu'elle embrasse jusqu'aux moindres choses, mais l'exécution des effets de moindre importance revient aux forces inférieures qui leur sont proportionnées. Or en Dieu sous ces deux aspects on trouve toute perfection : il possède la plus parfaite des sagesses pour penser un ordre et la vertu la meilleure pour l'exécuter. Il lui appartient donc de penser dans sa sagesse un ordre du monde entier qui aille jusqu'aux moindres des êtres et de produire les moindres des effets par l'intermédiaire des causes inférieures à travers lesquelles il agit, comme une vertu universelle et plus élevée agit par une vertu inférieure et particulière. Il convient donc qu'il y ait des agents subalternes, exécuteurs de la providence de Dieu. On a montré plus haut comment l'agir divin ne supprime pas celui des causes secondes. Or les effets de celles-ci sont soumis à la providence divine puisque, on l'a dit, Dieu établit par lui-même l'ordre des singuliers. Les causes secondes sont donc les exécutrices de la Providence de Dieu. Plus forte est la vertu d'un agent, plus loin s'étend son activité ; ainsi plus ardent est un feu, plus étendue est son irradiation. Or tel n'est pas le cas d'un agent dont l'action est immédiate, car tout agent est proche de la matière sur laquelle il agit. Puisque si large est la vertu de la divine providence, elle doit porter son agir jusqu'aux moindres des êtres par des voies intermédiaires. Le nombre de ses ministres et la diversité de ses agents sont un signe de la dignité d'un chef, car l'excellence et l'étendue de son pouvoir sont d'autant manifestes que sont plus multipliés ces agents en des hiérarchies diverses. Or aucune dignité de commandement n'est comparable à celle de Dieu. Il convient, donc sa providence exécute ses ordres par des agents diversement hiérarchises. L'harmonie d'un ordre est un signe de l'excellence de la providence qui y préside, puisque l'ordre en est l'effet propre. Or un ordre est harmonieux qui ne laisse rien au hasard. La perfection de la providence divine exige donc qu'elle fasse rentrer dans l'ordre convenable ce par quoi certains êtres l'emportent sur d'autres et ceci se réalise dans la mesure où l'abondance des plus riches est au bénéfice des plus pauvres. Puis donc que la perfection de l'univers requiert la participation plus intense de certains êtres à la bonté divine, on l'a montré, l'excellence de providence de Dieu exige que par ceux-ci soit réalisé l'ordre du gouverne divin. L'ordre des causes est plus noble que celui des effets, comme toute cause est supérieure à son effet ; aussi est-il un signe particulier de l'excellence de la providence. Or l'absence de causes intermédiaires exécutrices de la Providence de Dieu supprimerait l'ordre des causes dans le monde, pour y laisser seulement celui des effets. La perfection de la providence de Dieu exige donc des causes intermédiaires qui en sont les agents exécuteurs. De là ce mot du Psaume : « Bénissez Dieu, vous tous ses hérauts et ses ministres qui accomplissez sa volonté » et encore : « Feu et grêle, neige et vapeurs, vents de tempête, qui exécutez sa parole ».

78  : COMMENT DIEU GOUVERNE LES AUTRES CRÉATURES PAR LES CRÉATURES INTELLIGENTES

Il appartient à la divine providence d'assurer l'ordre du monde. L'ordre convenable est une descente par degré des êtres supérieurs aux êtres inférieurs. Il faut donc que la providence de Dieu s'étende selon cette même harmonie jusqu'aux êtres les plus infimes. Or cette hiérarchie de proportion est telle que les créatures inférieures se rangent sous les créatures supérieures et se soumettent à leur gouvernement, tout comme celles-ci se soumettent à Dieu et à sa direction. Mais parmi toutes les créatures les plus élevées comptent particulièrement les créatures spirituelles, comme il ressort des conclusions antérieures. Le plan de la providence divine exige donc que les autres créatures soient gouvernées par les créatures raisonnables. Toute créature exécute l'ordre de la providence divine dans la mesure où elle participe à la vertu de la providence première, tout de même qu'un instrument meut pour autant qu'il communie à la vertu de l'agent principal. Aussi les créatures qui participent davantage à la vertu de la providence de Dieu, réalisent l'ordre providentiel en celles qui y participent moins. Or une telle participation est plus grande chez les créatures spirituelles que chez les autres : les éléments constitutifs de la providence sont en effet le plan de l'ordre, qui relève du pouvoir cognitif, et son exécution, qui appartient au pouvoir réalisateur ; les créatures spirituelles participent à ces deux pouvoirs tandis que les autres ne participent qu'au deuxième. C'est donc par l'intermédiaire des créatures raisonnables et suivant le plan établi par la providence divine que toutes les autres créatures sont gouvernées. Toute communication de vertu faite par Dieu à un être quelconque est en vue des effets propres à cette vertu ; ainsi tout est bien organisé quand chaque être tend à tous les biens qu'il est susceptible de produire. Or le propre de la vertu intellectuelle est de penser un ordre et de gouverner ; si ces deux actes sont le fait d'un même sujet, nous constatons que l'action suit au commandement de la vertu intellectuelle : par exemple chez l'homme le mouvement des membres obéit au commandement de la volonté ; s'ils sont le fait de sujets différents, nous faisons une constatation identique : les hommes doués pour l'action doivent être dirigés par ceux qui sont doués pour la pensée. L'ordre de la providence de Dieu exige donc que les autres créatures soient gouvernées par les créatures raisonnables. Les vertus particulières tombent sous la motion des vertus plus universelles, comme le montre l'art aussi bien que la nature. Or il est évident que la vertu intellectuelle est plus large que toute autre orientée vers l'action : elle embrasse en effet les formes universelles, tandis que le pouvoir de réalisation procède de la forme propre d'un agent. Il revient donc aux vertus intellectuelles de mouvoir et de régir les autres créatures. Dans des puissances hiérarchisées, celle-ci gouverne l'autre qui saisit mieux la raison du mouvement : nous constatons par exemple, dans le domaine des arts, que celui qui a raison de fin et en qui l'_uvre tout entière trouve son sens, dirige et commande cet autre art qui ne fait que réaliser l'_uvre ; c'est ainsi que l'art de la navigation commande à celui de la construction des navires, et celui qui donne la forme à celui qui prépare la matière. Quant aux instruments qui ne saisissent pas la raison du mouvement, ils sont simplement mus. Puisque seules les créatures intelligentes peuvent connaître les raisons de l'ordre créé, il leur revient donc de diriger les autres créatures et de leur commander. Ce qui est par soi est cause de ce qui est par un autre. Or seules les créatures intelligentes agissent par elles-mêmes, maîtresses qu'elles sont de leur agir grâce à leur libre arbitre ; quant aux autres créatures qui agissent par nécessité de nature, elles sont mues par un autre. Les créatures spirituelles meuvent donc les autres par leur activité propre et les gouvernent.

79 : COMMENT LES SUBSTANCES INTELLECTUELLES INFÉRIEURES SONT GOUVERNÉES PAR LES SUBSTANCES SUPÉRIEURES

Parmi les substances intellectuelles les unes sont plus excellentes que les autres, ainsi qu'on l'a vu ; il s'ensuit que les substances supérieures gouvernent les substances inférieures. Les vertus plus universelles meuvent les autres plus particulières, on l'a dit. Or les natures intelligentes supérieures ont des formes plus universelles, comme on l'a montré ; elles sont donc soumises au gouvernement des autres de nature inférieure. Toute puissance intellectuelle plus proche de son principe dirige celle qui en est plus éloignée. On en a l'évidence tant dans les sciences spéculatives que dans les sciences pratiques. Une science spéculative qui reçoit d'une autre ses principes de démonstration, lui est subalternée, dit-on, et une science pratique dont l'objet touche à la fin, qui est principe dans l'action, est architectonique à l'endroit d'une autre dont l'objet en est plus distant. Puis donc que parmi les substances intelligentes, les unes, on l'a montré, sont proches du premier principe, à savoir Dieu, elles commandent aux autres. Les substances spirituelles supérieures reçoivent plus parfaitement l'influx de la divine sagesse, car chacun est réceptif selon son mode d'être. Or la divine sagesse gouverne toutes choses. Ainsi convient-il que ceux qui y participent davantage, gouvernent ceux qui y participent moins. Les substances spirituelles inférieures sont donc gouvernées par l'intermédiaire des substances supérieures. Aussi donnons-nous aux esprits supérieurs le nom d'anges, car ils dirigent les esprits inférieurs en leur communiquant les messages : ange signifie messager ; on leur donne encore le nom de « ministres », car par leurs activités ils réalisent jusque dans le domaine des corps, l'ordre de la providence divine : le ministre, au dire du philosophe, est comme un instrument animé. C'est le mot du Psaume : « Des vents il fait ses messagers, des flammes de feu ses serviteurs ».

80 : DE LA HIÉRARCHIE ANGÉLIQUE

Les êtres corporels sont gouvernés par les êtres spirituels, et entre eux il y a une hiérarchie, on l'a montré : par conséquent les corps supérieurs doivent être régis par les substances spirituelles les plus parfaites, les corps inférieurs par les autres. Or plus excellente est une substance, plus universelle est sa virtualité ; et la virtualité de toute substance spirituelle dépasse celle de tout corps. Les substances plus parfaites parmi les substances spirituelles ne sauraient se déployer tout entières à travers des virtualités corporelles, aussi ne sont-elles pas unies à un corps. Les substances inférieures ont au contraire une virtualité limitée et susceptible de se développer à travers une instrumentation corporelle, aussi sont-elles unies à un corps. Plus larges dans leurs virtualités, les substances spirituelles sont également plus aptes à s'ouvrir à la divine ordonnance des choses dont elles saisissent par le don de Dieu toute la raison jusque dans le détail. Cette révélation de Dieu s'adresse même aux substances spirituelles d'un degré inférieur, selon ce mot de Job : « Ses légions ne sont-elles pas innombrables et sur laquelle ne se lève pas sa lumière ? » Cependant les intelligences inférieures ne la reçoivent que dans une connaissance générique et non dans cette précision de connaissance qui leur permettrait de saisir jusqu'aux détails l'ordre providentiel qu'elles ont mandat d'exécuter : plus bas est leur rang, moins le don de l'illumination divine leur vaut une connaissance précise du plan de Dieu, au point que l'intelligence humaine, la dernière de toutes au plan de la connaissance naturelle, ne possède que la connaissance de quelques principes très universels. Ainsi donc les substances spirituelles supérieures reçoivent immédiatement de Dieu une connaissance parfaite de cet ordre que les autres acquerront par leur intermédiaire ; de même, disions-nous, la science encore générique de l'élève atteint toute sa perfection grâce à celle plus précise du maître. De là ce mot de Denys au sujet des substances spirituelles supérieures qu'il nomme « hiérarchies premières » c'est-à-dire « de la principauté sacrée » : « Elles ne sont pas sanctifiées par d'autres substances, mais attirées par la divinité même jusqu'à elle, élevées, autant que faire se peut, à la contemplation de la beauté immatérielle et invisible, et à la connaissance de la pensée qui préside aux _uvres divines : et par elles, continue-t-il, les hiérarchies inférieures des célestes essences sont enseignées ». Ainsi les intelligences supérieures puisent-elles la perfection de leur connaissance à la source la plus haute. En outre dans tout agencement providentiel l'ordre même des effets dérive de la forme de leur cause, car tout effet ressemble en quelque manière à la cause dont il procède. Mais si un agent communique à ses effets une certaine ressemblance avec sa propre forme, c'est en vue d'une fin. Ainsi le principe premier de l'agencement providentiel est la fin, le second, la forme de l'agent, le troisième l'ordonnance même des effets. Au plan de l'intelligence, le degré suprême de perfection est donc de saisir la raison de l'ordre dans la fin, le degré suivant est de le saisir dans la forme et enfin, en dernier lieu, de savoir l'ordre en lui-même et non dans quelque principe supérieur. De là l'art qui s'intéresse à la fin est architectonique à l'endroit de celui dont la forme est l'objet, tels par exemple le commandement d'un navire et sa construction, et ce dernier l'est à son tour vis-à-vis de celui qui s'attache uniquement à l'ordre des mouvements qui concourent à la production de la forme, telle par exemple la construction du navire par rapport au travail des ouvriers. Ainsi trouve-t-on une hiérarchie parmi ces intelligences qui perçoivent immédiatement en Dieu une connaissance parfaite de cet ordre propre à sa providence : les intelligences du premier degré, qui est le suprême, saisissent l'ordre de la providence dans la fin dernière elle-même qui est la bonté de Dieu, les unes toutefois plus clairement que les autres. On les appelle « séraphins », c'est-à-dire « ardents » ou « source de feu », car l'embrasement symbolise l'intensité de l'amour ou du désir dont la fin est l'objet. De là cette remarque de Denys : « leur nom désigne leur mouvance dans le monde du divin, leur ferveur, leur envol et leur manière de ramener à Dieu tout le monde inférieur ». Les intelligences du deuxième degré saisissent parfaitement dans la forme divine elle-même la raison de l'ordre providentiel. Leur nom est « chérubins » c'est - à - dire « plénitude de science », car une science reçoit sa perfection de la forme de son objet. De là ce mot de Denys d'après lequel ce nom désigne leur contemplation de la Beauté de Dieu dans sa puissance première de création. Les intelligences du troisième degré connaissent en elle-même l'ordonnance des jugements de Dieu. On les appelle des « trônes », car le trône symbolise la puissance judiciaire d'après ce mot : « Tu es assis sur un trône et tu prononces la justice ». Aussi Denys enseigne-t-il que ce vocable signifie qu'elles portent Dieu, et sont ouvertes à toutes les initiatives de Dieu, comme étant de sa maison. Gardons-nous d'entendre ces choses, comme si autre était la divine bonté, autre la divine essence et autre cette science qui renferme l'ordre des choses, mais comprenons que diverse est la considération de ceci ou de cela. Mais parmi les esprits inférieurs qui reçoivent des esprits supérieurs la connaissance parfaite de l'ordre qu'ils doivent réaliser, se trouve une autre hiérarchie. En effet les plus élevés parmi eux possèdent une puissance de connaître plus large, aussi saisissent-ils l'ordre de la providence à travers des principes et des causes plus universels, tandis que les autres le saisissent à travers des causes plus limitées ; c'est ainsi que cet homme, capable de percevoir l'ordre de la nature dans la contemplation des corps célestes, ferait preuve d'une intelligence plus haute que cet autre dont la perfection de la connaissance dépendrait de son regard sur les corps inférieurs. Ceux donc, susceptibles de connaître parfaitement l'ordre providentiel dans ces causes universelles, intermédiaires entre Dieu, la cause la plus universelle, et les causes particulières, tiennent le milieu entre ceux dont on a parlé, qui puisent en Dieu même cette connaissance, et ceux qui la mendient aux causes particulières. Denys les place dans une hiérarchie médiane dirigée par la hiérarchie supérieure et dirigeant à son tour la hiérarchie inférieure. Et encore parmi ces substances spirituelles on trouve un ordre. En effet l'ordre de la providence universelle se répartit d'abord entre de nombreux exécuteurs. Ce qui se fait par la hiérarchie des Dominations, car il appartient aux chefs de commander ce que les autres doivent réaliser. De là, d'après Denys, le nom de Domination désigne une seigneurie, au-dessus de toute servitude et exempte de tout assujettissement. Deuxièmement l'agent et l'exécuteur de cet ordre providentiel le subdivise et le diversifie en vue des effets variés à produire. C'est le rôle des Puissances dont le nom, d'après Denys, symbolise une virilité pleine de force pour l'accomplissement des _uvres divines, n'abandonnant pas à leur faiblesse native l'élan divin. En quoi il apparaît que le principe de tout l'agir relève de cet ordre. On voit dès lors comment appartiennent à cet ordre les mouvements des corps célestes dont découlent, comme de leurs causes génériques, les effets particuliers de la nature ; d'où ce nom de « Puissances des Cieux », d'après Luc : « Les Puissances des Cieux seront mues ». A ces esprits revient encore, semble-t-il, la réalisation des _uvres divines qui échappent aux lois de la nature, ce qui compte de plus noble dans le service de Dieu ; aussi Grégoire dit-il : que l'on appelle ces esprits puissances parce que le plus ordinairement ils font les miracles. Et si parmi les _uvres divines il s'en trouve quelqu'une qui soit universelle et excellente, il est normal qu'elle soit réservée à cet ordre. Enfin troisièmement cet ordre universel de la providence, une fois instauré dans ses effets, a besoin d'être maintenu dans son intégrité, malgré des éléments susceptibles de le troubler. Telle est la tâche propre à la hiérarchie des Pouvoirs. Denys remarque que ce nom de Pouvoirs indique un agencement harmonieux et sans confusion des dons divins. C'est pourquoi, au sens de Grégoire, il appartient à cet ordre d'écarter les forces adverses. Les dernières parmi ces substances spirituelles supérieures sont celles qui reçoivent de Dieu la connaissance de l'ordre de sa divine providence sous l'aspect des causes particulières. Ce sont celles qui sont immédiatement préposées aux affaires humaines. Denys dit à leur propos que le troisième ordre préside aux agencements humains en vertu d'une connaissance dérivée. Par affaires humaines il faut entendre toutes les natures inférieures et les causes particulières que l'homme ordonne et qui servent à son usage, comme on l'a vu. Parmi ces substances il est encore un ordre. On trouve en effet dans les choses humaines un bien commun, celui de la cité ou de la nation qui relève de la hiérarchie des Principautés. Ce qui fait dire à Denys que le nom de Principautés désigne un pouvoir de gouvernement d'après un ordre sacré. C'est pourquoi Daniel mentionne Michel, prince des Juifs et prince des Perses et des Grecs. Ainsi la disposition des royaumes, les substitutions de dominations d'un peuple à l'autre, relèvent du ministère de cet ordre, de même l'enseignement des chefs des peuples en ce qui concerne leur gouvernement. Il est un autre bien humain qui n'intéresse pas la communauté mais l'individu, utile néanmoins, non à un seul, mais à plusieurs : telles sont les vérités à croire et les règles à observer par tous et chacun, vérités de la foi, culte de Dieu et autres choses analogues. Ceci est du domaine des Archanges dont Grégoire dit qu'ils sont les messagers des grandes choses, tel Gabriel que nous appelons Archange, lui qui fut auprès de la Vierge le messager de l'Incarnation du Verbe à laquelle tous doivent croire. Mais il est encore un autre bien humain, propre celui-ci à chaque individu. Il ressortit aux Anges qui, d'après Grégoire, sont les messagers des choses ordinaires. Nous les appelons aussi anges gardiens d'après le Psaume : « Il ordonnera pour toi à ses anges de te garder dans toutes tes voies ». Denys remarque que les Archanges sont entre les Principautés et les anges, tenant des uns et des autres : ils tiennent des Principautés, car ils sont à la tête des anges inférieurs, remarque justifiée, car les affaires privées doivent être réglées en harmonie avec les autres affaires humaines plus générales ; ils tiennent des anges, car ils sont des messagers auprès de ceux-ci et par leur intermédiaire auprès de nous ; il revient aux anges de manifester aux hommes ce qui les concerne, à chacun selon ses aptitudes. C'est pourquoi cette dernière hiérarchie retient comme s'il lui était propre ce nom commun, car son rôle est de nous apporter les messages. Ainsi les Archanges ont un nom composé : Archanges, c'est-à-dire anges-chefs. Grégoire classe autrement les esprits célestes. Il place les Principautés parmi les esprits intermédiaires, aussitôt après les Dominations, et les Puissances parmi les derniers avant les Archanges. A y regarder de près ces deux classifications diffèrent peu. En effet Grégoire appelle Principautés les esprits, préposés, non aux nations, mais aux bons esprits eux-mêmes ; ils sont comme les premiers dans l'exécution des services divins ; à son sens exercer un principat est obtenir une priorité parmi les autres. D'après la classification que nous avions acceptée, cela revenait à la hiérarchie des Puissances. - Quant aux Puissances, pour Grégoire, elles sont préposées à des _uvres particulières, par exemple quelque miracle dans un cas particulier, hors de la loi normale. Pour cette raison on les place assez justement au dernier rang de la hiérarchie. Ces deux classements peuvent s'autoriser de l'Apôtre. Celui-ci écrit aux Éphésiens : « Il l'a fait asseoir (le Christ) à sa droite dans les Cieux au-dessus de toute Principauté et de tout Pouvoir et de toute Puissance et de toute Domination ». D'où il apparaît que suivant un mouvement ascendant il a placé les Pouvoirs au-dessus des Principautés, au-dessus de ceux-ci les Puissances, et plus haut les Dominations. C'est la classification suivie par Denys. - Mais aux Colossiens, à propos du Christ, Paul dit : «Soit les Trônes, soit les Dominations, soit les Principautés soit les Pouvoirs tout est créé par lui et en lui ». Il apparaît ainsi que dans un mouvement descendant, à partir des Trônes, il a placé sous eux les Dominations, et au-dessous de celles-ci les Principautés, et plus bas les Pouvoirs. C'est la classification adoptée par Grégoire. Isaïe fait mention des Séraphins, Ézéchiel des Chérubins, l'Épître canonique de Jude des Archanges : « L'Archange Michel lui-même, alors qu'il contestait avec le diable, etc... », et les Psaumes des anges, on l'a dit. Mais chez toutes ces vertus hiérarchisées il y a ceci de commun que les vertus inférieures agissent sous l'impulsion des vertus supérieures. Aussi tout ce que nous disons ressortir aux Séraphins, les esprits inférieurs le réalisent par la vertu de ceux-ci. Et il en va de même pour tous les autres ordres.

81 : DE L'ORDRE DES HOMMES ENTRE EUX ET AVEC LES AUTRES ÊTRES

Parmi les autres substances spirituelles, les âmes humaines tiennent le dernier rang, on l'a dit : Parce que leur première saisie de l'ordre providentiel ne leur vaut qu'une connaissance générique, elles n'atteignent une connaissance parfaite jusqu'aux déterminations particulières de cet ordre qu'au contact des réalités dans lequel celui-ci est instauré. D'où la nécessité pour elles d'organes corporels grâce auxquels elles puisent cette connaissance dans le monde des corps. Néanmoins, en raison de la débilité de leur lumière intellectuelle, ces âmes ne pourraient obtenir la science parfaite des choses humaines sans le secours des esprits supérieurs ; telle est l'exigence de l'ordre divin que les esprits inférieurs reçoivent leur perfection des esprits supérieurs. Néanmoins parce que l'homme possède une certaine participation à la lumière intellectuelle, il est conforme à l'ordre divin que les animaux lui soient soumis, eux qui en sont totalement dépourvus. C'est pourquoi la Genèse dit : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance, à savoir par son intelligence, et qu'il commande aux poissons de la mer et aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre ». Quant aux animaux, bien que dépourvus d'intelligence, ils prévalent dans le plan providentiel, en raison d'une certaine connaissance dont ils sont dotés, sur les plantes et les autres êtres privés, eux, de toute connaissance. De là ce mot de la Genèse : « Voici que je vous donne toute herbe portant semence à la surface de la terre et tout arbre qui porte un fruit d'arbre ayant semence, ce sera pour votre nourriture et pour celle de tous les animaux de la terre ». Chez les êtres privés totalement de connaissance, l'un est soumis à l'autre dans la mesure où celui-ci possède une virtualité plus grande dans l'ordre de l'action. Ces êtres ne participent en rien à l'organisation de la providence, mais seulement à son exécution. L'homme possède donc intelligence, sens et force corporelle ; mais tout cela est hiérarchisé en lui, conformément au plan providentiel, à la ressemblance de l'ordre propre à l'univers : la force corporelle est soumise aux virtualités - sensitive et intellectuelle, - comme à leur service ; la vertu sensitive est elle-même soumise à la vertu intellectuelle et tenue sous son emprise. Pour la même raison on trouve un ordre entre les hommes. Les mieux dotés du point de vue intellectuel dominent naturellement les autres ; ceux qui sont plus démunis sur ce plan, mais plus robustes corporellement, semblent préparés par la nature à servir, comme le dit Aristote dans sa Politique avec qui s'accorde cette sentence de Salomon : « L'insensé est esclave de l'homme sage ». Il est dit pareillement dans l'Exode : « Choisis parmi tout le peuple des hommes sages et craignant Dieu pour juger le peuple en tout temps ». Dans les actions humaines le désordre naît de ce que l'intelligence est à la remorque du sens, ou que le sens, en raison de quelque déformation corporelle, est emporté par le mouvement du corps, comme dans le cas du boiteux ; de même dans le gouvernement des hommes, le désordre provient de ce que le chef n'est pas choisi pour sa valeur intellectuelle, mais qu'il usurpe le pouvoir grâce à sa force matérielle ou qu'il est admis à régner pour quelque bas motif, désordre que Salomon lui-même dénonce quand il dit : « Il est un mal que j'ai vu sous le soleil, comme une erreur qui provient du souverain : la folie occupe les postes élevés. » Un tel désordre n'est pas incompatible avec la providence de Dieu ; il est la conséquence, permise par Dieu, de la faiblesse des causes inférieures, comme on l'a remarqué à propos des autres maux. D'ailleurs l'ordre de la nature n'en est pas totalement troublé : le gouvernement des sots est faible à moins qu'il ne s'appuie sur le conseil des sages. Aussi est-il dit aux Proverbes : « Les projets s'affermissent par le conseil, et la guerre doit être conduite avec prudence » ; et de même : « Un homme sage est plein de force, et celui qui a de la science marque une grande puissance car avec la prudence on conduit la guerre, et le salut est dans le grand nombre des conseillers ». Et parce que le conseiller conduit celui qui le consulte et d'une certaine manière s'impose à lui, il est dit aux Proverbes:  « un serviteur prudent l'emporte sur un fils insensé ». Il est donc évident que la Providence établit toutes choses dans l'ordre, et que le mot de l'Apôtre est vrai : « ce qui est de Dieu est institué dans l'ordre.»

82 : COMMENT DIEU GOUVERNE LES CORPS INFÉRIEURS PAR L'INTERMÉDIAIRE DES CORPS CÉLESTES

Parmi les substances corporelles, comme parmi les substances spirituelles, il en est d'un rang supérieur et d'autres d'un rang inférieur. Or les substances spirituelles sont gouvernées, on l'a vu, par les substances supérieures de telle sorte que l'ordre providentiel descend jusqu'aux dernières dans un rythme tout fait de proportion. Ainsi pour la même raison les corps inférieurs sont-ils régis par les corps supérieurs. Plus est élevé le lieu d'un corps, plus celui-ci a raison de forme, et pour cela même il est justement comme un lieu à l'endroit d'un corps inférieur ; il appartient en effet à la forme, comme au lieu, de contenir : ainsi l'eau a davantage raison de forme que la terre, l'air que l'eau, le feu que l'air. Or les corps célestes dépassent tous les autres par le lieu ; à l'endroit de ceux-ci ils ont donc davantage raison de forme, et pour autant ils sont plus actifs. Ils agissent donc sur les corps inférieurs qui de la sorte leur sont soumis. Un être parfait dans sa nature, exempt de contrariété interne, est d'une virtualité plus large que celui dont la structure inclut quelque contrariété. Cette contrariété a sa source dans les différences déterminant et contraignant le genre ; c'est pourquoi elle s'évanouit dans la saisie intellectuelle qui est universelle, les points de vue contraires y étant réduits à l'unité. Or les corps célestes sont parfaits dans leur nature, sans aucune contrariété interne : ils ne sont ni légers ni lourds, ni chauds ni froids, tandis que les corps inférieurs sont par leur nature soumis à cette loi des contraires. Leurs mouvements mêmes en sont un signe : rien n'est contraire en effet au mouvement circulaire des corps célestes, aussi ils échappent à toute intervention violente ; mais il n'en va pas de même chez les corps inférieurs où les mouvements de chute sont contraires aux mouvements vers le haut. Les corps célestes sont donc d'une virtualité plus large que les corps inférieurs ; et comme les forces des êtres limitées sont, on l'a vu, sous la motion des virtualités universelles, les corps inférieurs sont mus et régis par les corps célestes. On a démontré comment les substances spirituelles gouvernent tous les autres êtres. Or les corps célestes, du fait de leur incorruptibilité, ressemblent davantage à ces substances que les autres corps, et ils en sont plus voisins, mus directement qu'ils sont par elles, on l'a prouvé. Les corps inférieurs sont donc gouvernés par leur intermédiaire. Le principe premier du mouvement doit être immobile. Plus donc un être est immobile, plus il est susceptible de mouvoir les autres. Or plus que tout autre corps, les corps célestes tiennent de l'immobilité du premier principe ; ils ne sont en effet soumis qu'à un seul genre de mouvement, le mouvement local, tandis que les autres corps sont le sujet de toutes les espèces de mouvements. Les corps célestes meuvent donc et régissent les corps inférieurs. Le premier d'un genre est la cause de ceux qui le suivent. Or parmi tous les mouvements, le premier est celui du ciel. Ceci ressort de plusieurs raisons : PREMIÈREMENT : parce que le mouvement local a la priorité sur tous les mouvements : du point de vue du temps, seul il peut être perpétuel, comme le prouve le livre des Physiques : du point de vue de la nature, sans lui aucun des autres ne pourrait être : il n'est pas de croissance pour un être sans une altération antérieure grâce à laquelle ce qui était d'abord dissemblable est changé et est devenu ressemblant ; et cette altération suppose un changement local, car pour la faire l'agent altérant doit être à un moment donné plus près du sujet altéré qu'il ne l'était auparavant ; du point de vue encore de sa première place dans la perfection : le mouvement local ne modifie pas une chose dans ses éléments intrinsèques, mais uniquement dans son extérieur, aussi ne convient-il qu'à un être établi dans sa perfection. DEUXIÈMEMENT : parce que parmi les mouvements locaux le mouvement circulaire est le premier : du point de vue du temps, seul il peut être perpétuel, comme l'établissent les Physiques : du point de vue de la nature, il est plus simple et plus un, en lui on ne distingue pas de départ, de milieu et de terme, il est tout entier comme au milieu ; et encore du point de vue de la perfection, car il revient à son principe. TROISIÈMEMENT : parce que seul le mouvement du ciel est régulier et uniforme ; en effet les mouvements naturels des corps lourds et des corps légers croissent en vitesse sur leur fin, en approchant du terme de leur course, tandis que ceux qui sont dus à un choc violent, ralentissent. Il est donc nécessaire que le mouvement du ciel soit la cause de tous les autres mouvements. Ce qui est immobile relativement à un mouvement particulier est avec ce mouvement dans le rapport de l'immobile pur et simple avec le mouvement à son état pur. Or l'immobile pur et simple est cause de tout mouvement, on l'a montré. Ce qui est immobile du point de vue de l'altération est donc cause de toute altération. Mais seuls parmi les autres les corps célestes sont inaltérables, comme en témoigne leur ordre toujours invariable. Le corps céleste est donc cause de toute altération partout où elle se trouve. En outre chez les êtres inférieurs l'altération est principe de tout mouvement ; elle donne en effet la croissance et la génération ; mais le générateur est, sur le plan du mouvement local, le moteur-né des corps lourds et des corps légers. Le ciel est donc nécessairement la cause de tout mouvement chez les corps inférieurs. On voit donc comment Dieu gouverne les corps inférieurs par l'intermédiaire des corps célestes.

83 : ÉPILOGUE AUX CONCLUSIONS ANTÉRIEURES

De toutes ces considérations nous retiendrons comment, dans l'élaboration de l'ordre imposé aux êtres, Dieu a tout disposé par lui-même. Aussi à Propos du mot de Job : « Quel autre a-t-il placé sur ce monde que lui-même a fabriqué ? » Grégoire remarque : « Il régit le monde par lui-même celui qui l'a créé lui-même ». Et Boèce : « Dieu a par lui seul disposé toutes choses ». Mais dans l'exécution de son plan, il gouverne les êtres inférieurs par les êtres supérieurs : les êtres corporels par les êtres spirituels : d'où ce mot de Grégoire : « Dans ce monde visible rien n'est agencé que par une nature invisible » ; les esprits inférieurs par les esprits supérieurs, d'où le dire de Denys : « Les essences spirituelles, reçoivent d'abord en elles-mêmes, les divines illuminations et elles nous transmettent ces révélations qui nous dépassent » ; enfin les corps inférieurs par les corps supérieurs, d'où ce mot de Denys : « Le soleil donne aux corps sensibles d'engendrer, et il meut à la vie, il la nourrit, l'accroît et la perfectionne, la purifie et la renouvelle ». De l'ensemble Augustin dit : « De même que les corps les plus grossiers et plus infimes sont régis dans un certain ordre par les corps plus subtils et plus forts, ainsi tous les corps le sont par l'esprit doué de raison, et l'esprit qui est pécheur par celui qui est juste ».

84 : COMMENT LES CORPS CÉLESTES N'EXERCENT AUCUNE CAUSALITÉ SUR NOS INTELLIGENCES

On voit dès lors immédiatement comment il est impossible aux corps célestes d'exercer quelque causalité sur notre intelligence. D'après l'ordre établi par la divine providence - nous l'avons montré - il appartient aux êtres supérieurs de régir et de mouvoir les êtres inférieurs. Or par sa nature l'intelligence dépasse tous les corps. Il est donc impossible aux corps célestes d'agir directement sur elles ; ils ne peuvent dès lors exercer une causalité directe sur le plan intellectuel. Nul corps n'agit si ce n'est par le mouvement. Mais ce qui est immobile n'est pas consécutif à un mouvement : un agent ne peut produire un effet que dans la mesure où il meut un patient dans son devenir. Par conséquent tout ce qui échappe au mouvement ne peut relever de la causalité des corps célestes. Or de soi tout ce qui est du domaine de l'intelligence est étranger au mouvement, comme le dit le Philosophe ; bien plus, c'est en se soustrayant au mouvement que l'âme acquiert la prudence et la science. Il est donc impossible aux corps célestes d'agir directement dans le champ de l'intelligence. Puisque la causalité d'un corps s'exerce dans la mesure où celui-ci par son mouvement en meut un autre, il suit que tout ce qui tombe sous l'influence d'un corps est mû. Or seul un corps est susceptible d'être mû, on l'a prouvé. Par conséquent tout ce qui tombe sous l'influence d'un corps est corps ou vertu corporelle. Et nous avons démontré que l'intelligence n'est ni l'un ni l'autre. Il est donc impossible aux corps célestes d'exercer quelque influence directe sur elle. Tout ce qui est mû par un autre passe de la puissance à l'acte sous l'action de celui-ci, et seul un être en acte peut commander à ce passage. Tout agent ou moteur est ainsi de quelque manière en acte relativement au terme vis-à-vis duquel le patient ou le mobile est en puissance. Or les corps célestes ne sont pas des intelligibles en acte puisqu'ils sont des singuliers sensibles. Puis donc que notre intelligence est en puissance uniquement à l'endroit des intelligibles en acte, il est impossible qu'elle tombe directement sous l'influx des corps célestes. L'opération d'un être est conforme à sa nature : chez les êtres soumis à la génération la nature et l'opération propre sont également le terme de leur génération, ainsi le mouvement propre des corps lourds et légers leur est octroyé au terme même de leur génération à moins de quelque obstacle, à telle enseigne que de leur générateur on dit qu'il est leur moteur. Par conséquent un être qui en raison de sa nature échapperait à l'action des corps célestes, ne leur serait pas davantage soumis dans son agir. Tel est le cas de l'intelligence, totalement étrangère à tout principe corporel parce qu'elle n'en est aucunement l'effet. Son agir n'est donc pas directement sous l'influence des corps célestes. Les effets des mouvements célestes sont tributaires du temps, ce nombre du premier mouvement céleste : ce qui donc échappe totalement au temps est indépendant des mouvements célestes. Or l'intelligence dans son agir est extratemporelle aussi bien qu'extraspatiale ; son objet est l'universel, étranger à l'espace et au temps. L'agir intellectuel est donc indépendant de tout mouvement céleste. L'opération de tout être est cantonnée dans les limites de son espèce. Or l'acte d'intelligence transcende l'espèce et la forme de tout agent corporel, puisque toute forme corporelle est matérielle et individuée, tandis que l'acte d'intelligence tient son espèce de son objet, l'universel et l'immatériel. Ainsi aucun corps par sa forme corporelle n'est susceptible d'intelligence, et a fortiori ne peut être chez un autre être cause d'intellection. Ce qui rattache un être aux êtres qui lui sont supérieurs, l'écarte de ceux qui lui sont inférieurs. Or du fait de son intellection notre âme est en affinité avec les substances spirituelles qui dépassent par leur nature les corps célestes ; notre âme ne peut en effet produire son acte d'intellection qu'en recevant de ces substances sa lumière intellectuelle. Il est donc impossible que son opération soit immédiatement tributaire des mouvements célestes. Nous trouvons une garantie de ces affirmations dans l'examen des dires des philosophes à ce sujet. Les anciens naturalistes, tels Démocrite, Empédocle et d'autres, soutenaient que l'intelligence ne diffère pas du sens. De là cette conséquence qu'il en est de l'intelligence comme du sens, cette vertu corporelle soumise aux fluctuations des corps. Et, pour eux, de même que l'altération des corps inférieurs est la conséquence de celle des corps supérieurs, l'opération intellectuelle est consécutive au mouvement des corps célestes, selon ce mot d'Homère : « L'intelligence des dieux et des hommes de la terre est ce que la fait quotidiennement le père des hommes et des dieux », à savoir le soleil, ou mieux Jupiter, à leur sens le dieu souverain résumant pour eux le ciel tout entier, d'après Augustin dans son livre de la Cité de Dieu. De là l'opinion des Stoïciens pour qui la connaissance intellectuelle est l'effet de l'impression d'images corporelles dans nos esprits, tout comme un miroir ou une feuille de papier reçoit l'impression de lettres sans action de sa part ainsi que l'explique Boèce au Livre V de Consolatione. D'après ces philosophes, il s'en suivrait que les notions intellectuelles sont particulièrement imprimées en nous sous l'action des corps célestes. Aussi ce furent les stoïciens qui affirmaient surtout que la vie humaine est soumise à une nécessité fatale. L'erreur de cette thèse, comme le note Boèce, apparaît du fait que l'intelligence compose et divise, compare les êtres supérieurs avec les êtres inférieurs, connaît les universels et les formes simples qui ne sont pas dans les corps. Dès lors il est évident que l'intellect n'est pas simplement le récepteur d'images corporelles mais qu'il possède une vertu, supérieure à celle des corps, car le sens extérieur qui reçoit uniquement les images des corps ne s'étend pas en effet aux objets susdits. Tous les philosophes ultérieurs, distinguant l'intelligence du sens, cherchèrent la cause de notre science, non plus dans les corps, mais dans les êtres immatériels : Platon dans les idées, Aristote dans l'intellect agent. Il en ressort - et cela est évident d'après Aristote - que cette attribution aux corps célestes d'une causalité dans notre intellection est la conséquence d'une théorie qui ne distingue pas l'intelligence du sens, théorie manifestement fausse. Fausse est donc pareillement celle d'après laquelle les corps célestes seraient directement la cause de notre intellection. Ainsi la Sainte Écriture attribue-t-elle à Dieu et non à un corps notre intelligence : « Où est Dieu mon Créateur, qui donne à la nuit des chants de joie, qui nous a faits plus intelligents que les animaux de la terre, plus sages que les oiseaux du ciel? » et dans le psaume : « Celui qui enseigne à l'homme le savoir ». Néanmoins on notera que s'ils ne peuvent exercer une action directe sur notre intellection, les corps célestes y obtiennent une certaine part indirecte. Notre intelligence n'est certes pas une vertu corporelle, mais elle ne peut agir sans le jeu de ces vertus corporelles que sont l'imagination, la mémoire et la cogitative, comme il ressort des études antérieures. Dès lors que ce jeu rencontre un obstacle dans une indisposition physiologique, l'opération de l'intelligence est suspendue, comme on le voit dans le cas des frénétiques et des léthargiques et d'autres analogues. Et pareillement les dispositions heureuses du corps humain favorisent une bonne intelligence par la vigueur qu'en reçoivent les facultés susdites ; de là ce mot au IIe De Anima : « Ceux qui possèdent une sensibilité délicate ont un esprit ouvert ». Or les dispositions du corps humain ressortissent aux mouvements célestes. Augustin dit en effet : « Il ne serait pas tout à fait absurde d'admettre que certaines émanations des astres ont une influence sur certaines variations d'ordre physique ». Et Damascène note que les diverses planètes « sont causes de nos diverses complexions, comportements et dispositions ». C'est pourquoi les corps célestes agissent indirectement en faveur d'une bonne intellection. Ainsi de même qu'un médecin peut juger de la valeur d'une intelligence à partir d'une complexion corporelle comme de sa disposition prochaine, un astrologue peut former ce jugement à partir des mouvements célestes, cause éloignée de cette disposition. Par là se trouve vérifié ce dire de Ptolémée : « Lorsqu'à la naissance de quelqu'un, Mercure se trouve en l'une des demeures de Saturne, et qu'il est lui-même dans toute sa force, il imprime profondément dans les choses la bonté de l'intelligence ».

85 : COMMENT LES CORPS CÉLESTES NE SONT CAUSES NI DE NOS VOULOIRS NI DE NOS CHOIX

Il ressort ultérieurement de ces considérations que les corps célestes ne sont causes ni de nos vouloirs ni de nos choix. La volonté est dans la partie spirituelle de notre âme, comme le Philosophe le montre à l'évidence. Si donc les corps célestes ne peuvent exercer d'influence directe sur notre intelligence - on l'a prouvé - ils ne le peuvent davantage sur notre volonté. Toute élection et tout vouloir actuel relèvent comme de leur cause immédiate de notre appréhension intellectuelle, l'objet de notre volonté étant le bien, saisi par l'intelligence, comme le démontre le IIIe De Anima ; aussi toute malice dans le choix suppose une défaillance du jugement intellectuel à propos du particulier, objet de cette élection - le Philosophe le prouve. Or les corps célestes ne sont pas cause de notre intellection ; ils ne le sont donc pas non plus de notre élection. Tout ce qui arrive en ce monde sous l'influence des corps célestes, se produit naturellement, puisque tous les êtres de ce monde leur sont naturellement subordonnés. Si donc nos élections tombaient sous cette influence des corps célestes, elles se produiraient naturellement au point que l'homme choisirait naturellement d'agir, comme la brute agit sous l'impulsion de son instinct naturel et comme les corps inanimés sont mus naturellement. Dès lors on ne reconnaîtra plus dans l'homme deux principes d'action, l'élection et la nature, mais un seul, à savoir la nature, contrairement à la démonstration évidente d'Aristote. Il n'est donc pas vrai que nos élections ressortissent à l'influence des corps célestes. Une _uvre de nature atteint sa fin par des moyens déterminés, aussi se produit-elle toujours de la même manière : la nature est déterminée dans un sens unique. Mais les choix humains tendent à leur fin par des voies diverses tant sur le plan moral que sur celui des techniques. Ils ne sont donc pas un effet de la nature. Ce qui se produit naturellement à l'ordinaire se fait correctement, car la nature ne défaille que rarement. Par conséquent si les élections humaines avaient un fruit de la nature, elles seraient ordinairement droites, ce qui est évidemment faux. L'homme ne fait donc pas ses choix sous l'impulsion de la nature, ce qui aurait lieu nécessairement s'il était tributaire de l'influence des corps célestes. Les êtres de même espèce ne se différencient pas entre eux par les opérations naturelles, consécutives à leur nature spécifique : ainsi toutes les hirondelles font-elles leur nid de la même façon, et tous les hommes perçoivent pareillement les premiers principes, connus naturellement. Or l'élection est une opération propre à l'espèce humaine. Si donc elle était une opération de nature, tous les hommes se ressembleraient dans leurs élections, ce qui est évidemment faux et dans l'ordre moral et dans celui des techniques. Les vertus et les vices sont les principes propres de nos élections ; en effet le vertueux et le vicieux se distinguent par leurs choix opposés. Mais les vertus et les vices dans notre comportement social ne naissent pas de notre nature mais de l'accoutumance, comme le prouve le Philosophe, du fait que nous acquérons telles habitudes en nous accoutumant, surtout dès notre enfance, à tel genre d'activités. Par conséquent nos choix ne sont pas un effet de la nature ; ils ne sont donc pas l'effet de l'influence des corps célestes qui est à l'origine des êtres produits naturellement. On l'a montré, les corps célestes n'exercent une influence directe que sur les corps. Dans l'hypothèse où ils seraient causes de nos choix, ce serait pour autant qu'ils exerceraient leur causalité sur nos propres corps ou sur ce qui les entoure. Or ni l'un ni l'autre de ces modes d'action ne serait suffisant pour qu'ils puissent être cause de nos choix. En effet, la présentation de l'extérieur de quelque objet matériel n'est pas pour nous une raison suffisante de choix : n'est-il pas évident que, à l'encontre de l'intempérant, le tempérant n'est pas incliné à choisir l'objet agréable qui se présente à lui, un mets par exemple ou une femme ? De même toute impression en notre corps, due à l'influx du corps céleste, ne suffit pas à déclencher notre élection ; l'effet n'en est que quelques passions plus ou moins vives ; or nulle passion quelle qu'en soit la véhémence n'est une cause suffisante d'élection, car si son mouvement entraîne l'incontinent à choisir dans son sens, le continent reste immuable. On ne peut donc soutenir que les corps célestes soient causes de nos élections. Aucun être ne reçoit en vain un pouvoir. Or l'homme a le pouvoir de juger et de délibérer sur toute la matière de son agir, qu'il s'agisse d'user des biens extérieurs, d'obéir à ses mouvements passionnels ou de les réprimer. Tout cela serait vain, si notre élection échappait à notre pouvoir, étant causée par les corps célestes. Ceux-ci ne sont donc pas la cause de notre élection. Par nature l'homme est un animal politique, ou social. La preuve en est dans ce fait qu'un homme seul ne se suffit pas pour vivre ; aussi la nature ne l'a-t-elle suffisamment pourvu qu'en très peu de choses, lui donnant la raison grâce à laquelle il peut se procurer tout ce qui est nécessaire à sa vie, nourriture, vêtement et autres choses semblables, sans toutefois pouvoir les produire seul. Aussi vivre en société est inné en la nature. Néanmoins l'ordre de la providence ne saurait enlever à un être ce qui lui est naturel : au contraire il pourvoit à chacun selon la nature, on l'a dit. L'ordre de la providence ne placera donc pas l'homme dans un tel état que la vie sociale lui soit impossible. Or il en serait ainsi si nos élections relevaient de l'influence des corps célestes, comme les instincts naturels des autres animaux. Vains seraient encore lois et préceptes de vie si l'homme n'était pas le maître de ses élections. Vaines seraient pareillement peines et récompenses pour les bons et les méchants si nous n'avions pas en nous de choisir ceci ou cela. Mais supprimez ces choses, toute vie sociale disparaît aussitôt. L'homme n'est donc pas par l'ordre de la providence en un tel état que ses élections dépendent des mouvements des corps célestes. Les élections des hommes sont bonnes et mauvaises. Si elles dépendaient des mouvements des corps célestes, il s'ensuivrait donc que les astres seraient de soi causes de nos mauvaises élections. Or le mal ne saurait avoir la nature comme cause ; il est consécutif à la défaillance d'une cause, on l'a montré, et il n'a pas de cause directe. Il n'est donc pas possible que nos élections ressortissent directement et par soi aux corps célestes comme à leur cause. On objectera à cette raison que toute élection mauvaise naît du désir d'un bien - on l'a démontré ; ainsi l'adultère naît du désir du plaisir sexuel. Or il est un astre qui préside à toute inclination vers ce genre de bien, sans quoi les générations animales ne s'accompliraient pas ; et l'on ne peut sacrifier ce bien commun en raison du mal particulier de celui qui, sous la poussée de cet instinct, choisit le mal. Cette réponse est insuffisante dans l'hypothèse où les corps célestes seraient directement la cause de nos élections par leur influence immédiate sur notre intelligence et notre volonté. En effet chacun reçoit à sa mesure l'influx d'une cause universelle. L'effet de l'astre qui incline à la délectation de l'accouplement générateur sera donc reçu en chacun selon son mode propre ; ainsi voyons-nous que les animaux pratiquent cet accouplement à une époque et suivant des m_urs qui répondent à leur nature propre, comme le note Aristote dans son livre de Historiis Animalium. De même l'intelligence et la volonté recevront, selon leur mesure propre, les influences de cet astre. Mais quand un désir est conforme à l'intelligence et à la raison, l'élection est sans péché, sa malice provenant toujours de sa non conformité avec la raison droite. Si en conséquence les corps célestes étaient la cause de nos élections, jamais aucune d'entre elles ne serait mauvaise. Aucune activité ne dépasse les limites de l'espèce et de la nature d'un agent, car tout agent agit en vertu de sa forme. Mais le vouloir, tout comme l'intellection, est supérieur à toute espèce corporelle ; notre volonté se porte sur l'universel, de même que notre intelligence ; pour prendre l'exemple du Philosophe dans sa Rhéthorique, nous haïssons tout genre de voleurs. Les corps célestes ne sont donc pas la cause de notre vouloir. Tout ce qui tend à une fin lui est adapté. Or les choix de l'homme tendent au bonheur, comme à leur fin dernière ; et ce bonheur ne consiste pas dans des biens corporels, mais dans la rencontre de l'âme avec le bien divin par l'intelligence ; on a montré que telle est la pensée de la foi et celle des philosophes. Les corps célestes ne peuvent donc être la cause de nos élections. De là ce mot de Jérémie : « Ne soyez pas effrayés par les signes du ciel, comme tes nations s'en effrayent, car les coutumes des nations ne sont que vanité ». Ainsi se trouve rejetée l'opinion stoïcienne d'après laquelle tous nos actes, nos élections y comprises, sont commandés par les corps célestes ; théorie que l'on prête également aux Pharisiens chez les Juifs. Ce fut également celle des Priscilliens d'après le livre de Haeresibus. Ce fut encore l'opinion des anciens Naturalistes qui niaient toute différence entre l'intelligence et le sens. D'où ce mot d'Empodocle : « chez les hommes, comme chez les autres animaux, la croissance de la volonté est en dépendance du présent », c'est-à-dire du moment présent, en raison du mouvement céleste, cause du temps, selon l'interprétation d'Aristote dans son livre de Anima. Néanmoins si les corps célestes ne causent pas directement nos choix, par une influence directe sur nos volontés, ils n'en sont pas moins indirectement l'occasion, par leur action sur les corps. Et cela de deux manières. D'une part cette action des corps célestes sur les corps ambiants nous est une occasion de choix : ainsi quand, sous l'influence des corps célestes, l'air se refroidit intensément, nous choisissons de nous chauffer auprès du feu ou de faire d'autres choses qui conviennent à ce temps. - D'autre part cette influence s'exerce sur nos propres corps ; telle altération produit en nous des mouvements passionnels ; ou sous cette action nous sommes enclins à telles passions, tels les bilieux à la colère ; ou encore à cette influence suit telle disposition corporelle qui nous devient une occasion de choix, ainsi lorsque nous sommes malades, nous choisissons de prendre une médecine. - Enfin les corps célestes sont cause d'acte chez l'homme quand, à la suite d'une indisposition corporelle, il devient fou, privé de l'usage de sa raison. Ici il n'y a pas choix au sens propre, mais mouvement instinctif de nature, comme chez les animaux. Il est évident et prouvé par l'expérience que de telles occasions, intérieures ou extérieures, ne sont aucunement causes nécessaires d'élections, car l'homme a le pouvoir, grâce à la raison, de leur résister ou de leur obéir. Mais nombreux sont ceux qui suivent leurs impulsions naturelles, peu nombreux au contraire, c'est le petit nombre des sages, ceux qui échappent à ces occasions de mal et à leurs impulsions naturelles. C'est pourquoi Ptolémée dit au Centologium que l'âme du sage collabore à l'action des astres, et que l'astrologue ne peut porter de jugement d'après les astres que dans l'hypothèse d'une connaissance parfaite de la force de l'âme et de la complexion naturelle ; et qu'il ne peut se prononcer dans des cas particuliers mais s'en tient seulement à des généralités ; car si l'influence des astres produit ses effets chez la plupart des hommes qui ne résistent pas aux inclinations de leur corps, elle ne le peut toujours en tel ou tel, qui peut-être, grâce à sa raison, résiste à son inclination naturelle.

86 : COMMENT DANS CE MONDE INFÉRIEUR LES EFFETS CORPORELS NE SUIVENT PAS NÉCESSAIREMENT A L'INFLUENCE DES CORPS CÉLESTES

Non seulement les corps célestes n'apportent aucune nécessité dans les choix de l'homme, mais ils ne produisent pas davantage nécessairement les effets corporels dans ce monde inférieur. La causalité des causes universelles se plie dans ses effets à la modalité propre des êtres sur lesquels elle s'exerce. Or les êtres de ce monde inférieur sont fluents et instables, soit en raison de leur matière qui est en puissance à des formes multiples, soit en raison de la contrariété de leurs formes et de leurs virtualités. La causalité des corps célestes ne s'exerce donc pas sur eux d'une manière nécessitante. Un effet ne suit pas nécessairement à une cause éloignée à moins que sa cause immédiate ne soit nécessaire : ainsi dans un syllogisme, d'une majeure en matière nécessaire et d'une mineure en matière contingente ne suit nullement une conclusion en matière nécessaire. Or les corps célestes sont une cause éloignée ; les causes prochaines des effets de ce monde sont les vertus actives et passives des êtres inférieurs qui ne sont pas des causes nécessaires mais contingentes, susceptibles parfois de défaillance. Dans ce monde inférieur les effets ne procèdent donc pas nécessairement de la causalité des corps célestes. Le mouvement des corps célestes est toujours invariable. Si donc dans ce monde les effets de ces corps se produisaient nécessairement, les êtres y seraient invariables, contrairement à ce qui se constate dans la majorité des cas. Ils ne sont donc pas produits nécessairement. De multiples contingents ne peuvent former une unité nécessaire, car si chaque être contingent est susceptible de défaillance dans sa causalité, il en va de même pour l'ensemble. Or on constate que tous les êtres de ce monde inférieur qui tombent sous la causalité des corps célestes, sont contingents. L'union des êtres contingents qui dans les sphères inférieures reçoivent l'influence des corps célestes n'est donc pas nécessaire ; il est évident en effet que l'on peut entraver la parution de chacun de ces êtres. Les corps célestes sont des agents naturels qui présupposent une matière à leur action. Leur action ne supprime donc pas les exigences de la matière. Or cette matière sur laquelle ils agissent n'est rien d'autre que les corps inférieurs, corruptibles de leur nature, par conséquent susceptibles de défaillance dans leur activité comme dans leur être ; ainsi le propre de leur nature est de ne point produire nécessairement son effet. Les effets des corps célestes, même dans ce monde inférieur, ne se produisent donc pas nécessairement. On dira peut-être que si les corps célestes produisent nécessairement leurs effets cela ne supprime pas la possibilité dans les êtres inférieurs ; car tout effet est en puissance avant qu'il ne soit et pour autant, possible ; mais quand il est en acte, il est passé de la possibilité à la nécessité, et tout cela grâce aux mouvements célestes. Ainsi on ne nie pas qu'un effet soit pour un temps possible, bien qu'en un autre temps il soit produit nécessairement. Telle est la position d'Albumasar pour défendre le possible au premier livre de son Introductorium. Cette défense du possible ne tient pas. En effet, il est un certain possible qui est consécutif à une nécessité. En effet à ce qui doit nécessairement être, il est possible d'être : nul en effet ne pourrait être, s'il ne lui était possible d'être ; et pour qui il n'est pas possible d'être, il est impossible d'être ; et pour qui il est impossible d'être, il est nécessaire qu'il ne soit pas. Dès lors ce qui nécessairement doit être, nécessairement ne doit pas être. Ce qui est impossible. Il est donc impossible qu'une chose dût être sans qu'il lui fût possible d'être. Ainsi de sa nécessité d'être découle pour une chose sa possibilité d'être. Mais nous n'avons pas à défendre cette notion du possible, opposée à ce que l'on entend quand on dit que des effets sont produits nécessairement, mais cette notion, opposée à celle du nécessaire, dans le sens où l'on définit le possible, ce qui peut être et ne pas être. On ne dit pas d'un être qu'il est possible ou contingent uniquement pour ce fait qu'il est tantôt en puissance et tantôt en acte, comme le suppose la réponse susdite. D'ailleurs même de ce point de vue, dans les mouvements célestes il y a place pour le possible et le contingent ; en effet la conjonction ou l'opposition du soleil ou de la lune ne sont pas toujours en acte, mais tantôt en acte et tantôt en puissance ; ils sont pourtant nécessaires puisqu'ils sont objets de démonstration. Mais le possible ou le contingent que l'on oppose au nécessaire a, dans sa définition, de ne pas devoir être nécessairement quand il n'est pas. La raison en est qu'il ne procède pas nécessairement de sa cause. Ainsi disons-nous de Socrate qu'il lui est contingent de s'asseoir, mais nécessaire de mourir ; ceci et non cela découle nécessairement de sa cause. Si donc nécessairement un jour doivent apparaître les effets des mouvements célestes, ce possible ou ce contingent, opposé au nécessaire, est supprimé. Mais il faut apporter la raison par laquelle Avicenne entend prouver comment les corps célestes engendrent nécessairement leurs effets. Tout obstacle opposé à la production des effets propres aux corps célestes provient d'une cause, volontaire ou naturelle. Or toute cause volontaire ou naturelle peut être réduite à quelque principe céleste. Dès lors l'obstacle qui entrave la production des effets des corps célestes, vient de quelque principe céleste. Il est donc impossible, à considérer l'ensemble de l'ordre céleste, que son effet soit parfois annihilé. Aussi Avicenne conclut-il que les corps célestes réalisent nécessairement leurs effets dans ce monde inférieur, que ces effets soient libres ou qu'ils soient naturels. Cette raison, d'après Aristote, fut celle de quelques Anciens, niant la fortune et le hasard du fait que chaque effet relève d'une cause déterminée ; posée la cause, l'effet suit nécessairement, et ainsi tout étant le fruit de quelque nécessité, il n'y a plus ni fortune ni hasard. Et lui-même résout cette difficulté par la négation des deux propositions qui en sont le fondement. La première veut que, toute cause étant posée, son effet suive nécessairement. Or ceci n'est pas essentiel à toutes causes ; car bien qu'une cause soit par elle-même la cause propre et suffisante d'un effet, elle peut être entravée dans son activité par l'intervention d'une autre. - La seconde proposition, niée par Aristote, veut que du simple fait qu'ils sont, tous les êtres, exceptés ceux qui sont par eux-mêmes, ne relèvent pas d'une cause par soi ; les autres, qui sont par accident, n'ont pas de cause ; par exemple qu'un homme soit musicien, il en a la cause en lui-même ; qu'il soit à la fois blanc et musicien, il n'y a pas là de cause. Si en effet des éléments sont réunis en raison de quelque cause, ils puisent dans cette cause l'ordre qu'ils ont entre eux, mais que leur réunion soit accidentelle, ils n'ont aucun ordre entre eux. Ils ne sont pas dans la dépendance d'une cause qui est un agent par soi ; cette union est purement accidentelle : il est accidentel au maître de musique que son élève soit un homme blanc ; ceci est étranger à son intention dont l'objectif est d'enseigner un homme capable d'une telle discipline. Ainsi donc à la vue d'un effet nous dirons qu'il a eu une cause dont il ne découle pas nécessairement, car l'intervention accidentelle d'une autre cause aurait pu entraver sa parution. Et bien que cette cause occurrente doive se rapporter à une causalité supérieure, cette rencontre même qui fait obstacle, n'est pas réductible à quelque causalité. Ainsi on ne peut dire que l'opposition à tel ou tel effet découle de quelque principe céleste. Dès lors on ne peut soutenir que les effets des corps célestes sont produits nécessairement dans ce monde inférieur. De là ce mot de Damascène : « Les corps célestes ne sont pas cause de la génération des êtres qui apparaissent, ni de la corruption de ceux qui disparaissent », car les effets ne procèdent pas nécessairement d'eux. Aristote dit également : «beaucoup de présages, même célestes, qui apparaissent dans le monde des corps, ne se réalisent pas. Tel événement annoncé n'arrive pas, car un autre plus fort a surgi, comme beaucoup de solutions sages, qui paraissaient souhaitables, s'évanouissent devant d'autres meilleures ». Ptolémée dit aussi : « Derechef, nous ne devons pas non plus penser que les phénomènes qui se passent dans les sphères supérieures, suivent un cours inévitable, et la manière de ceux qui arrivent de par une disposition divine et qui ne peuvent aucunement être évités, ou de ceux qui doivent vraiment et nécessairement se produire ». Dans le Centilogium, il dit encore : « Les pronostics que je livre sont intermédiaires entre le nécessaire et le possible ».

87 : COMMENT NOS CHOIX NE RESSORTISSENT PAS AU MOUVEMENT DU CORPS CÉLESTE PAR LA VERTU DE L'ÂME QUI LES MEUT, AINSI QUE D'AUCUNS LE SOUTIENNENT

La théorie d'Avicenne doit pourtant retenir notre attention. D'après celui-ci, les mouvements des corps célestes sont la cause même de nos élections, non pas accidentellement, comme on l'a dit, mais essentiellement. Pour lui les corps célestes ont une âme. Ainsi le mouvement céleste prend son origine dans une âme, tout en étant mouvement d'un corps. Il aura donc, en tant que mouvement corporel, le pouvoir de transformer les corps, et, pour autant qu'il a sa source dans une âme, le pouvoir d'agir sur nos âmes. Ainsi le mouvement céleste est cause de nos vouloirs et de nos élections : théorie à laquelle semble se rattacher celle d'Albumasar. Mais cette position est contraire à la raison. Tout effet, procédant d'une cause efficiente par l'intermédiaire de quelque instrument, doit être proportionné à cet instrument, comme à cette cause ; on ne se sert pas de tout instrument pour tout effet. Dès lors un instrument ne peut produire un effet auquel son action ne pourrait aucunement s'étendre ; l'action d'un corps ne va d'aucune manière jusqu'à transformer l'intelligence et la volonté, on l'a démontré, si ce n'est peut-être accidentellement, en ce sens que, sous l'influence de celles-ci, un corps est susceptible d'être modifié. Il est donc impossible que l'âme du corps céleste, si elle existe, exerce quelque influence sur l'intelligence et la volonté par l'intermédiaire du mouvement de ce corps. Un agent particulier se comporte dans son agir comme une cause universelle, il est à sa ressemblance. Or si l'âme humaine exerce quelque influence sur une autre âme humaine par une action corporelle, telle la manifestation de sa pensée par l'expression de la voix, l'action corporelle, en dépendance de cette âme, n'atteint l'autre que par l'intermédiaire du corps : la parole proférée modifie l'organe de l'ouïe, et ainsi, grâce à la perception sensorielle, le sens du mot va jusqu'à l'intelligence. Par conséquent dans l'hypothèse où l'âme céleste exercerait une causalité sur notre âme par son mouvement corporel, son action ne l'atteindrait que grâce à quelque altération de notre corps, laquelle, on l'a dit, n'est pas la cause de nos élections, mais seulement l'occasion. Le mouvement céleste n'est donc pas la cause de nos élections, il n'en est qu'une occasion. Moteur et mobile doivent être unis : ainsi l'impulsion du premier moteur doit-elle descendre jusqu'au dernier mobile d'après un certain ordre : le moteur meut le mobile le plus écarté de lui par un autre qui lui est proche. Or le corps céleste - que l'on suppose toujours mû par une âme conjointe - est plus proche de notre corps que de notre âme : celle-ci n'est en relation avec lui que par l'intermédiaire de notre corps - la preuve en est que les intelligences séparées n'ont aucun rapport avec le corps céleste, si ce n'est peut-être celui de moteur à mobile. L'influence du corps céleste dont son âme est la source, n'atteint donc notre âme que par l'intermédiaire de notre corps. Or ce mouvement de notre corps n'est qu'une cause accidentelle de celui de notre âme, et ses altérations ne sont que l'occasion de nos élections, on l'a montré. Le mouvement céleste ne peut donc, même s'il ressortissait à une âme, être cause de notre élection. D'après la théorie d'Avicenne et de quelques autres philosophes, l'intellect agent serait une substance séparée qui agirait sur nos âmes en faisant passer à l'acte ce qui n'était qu'intelligible en puissance ; ceci se réalise, comme on l'a expliqué au Second Livre, par une abstraction de toutes les conditions matérielles. Ce qui donc agit directement sur l'âme n'intervient pas par quelque mouvement corporel, mais plutôt par séparation de tout ce qui est corporel. Par conséquent, même dans l'hypothèse d'une animation du ciel, son âme ne pourrait être cause de nos élections et de nos intellections par le mouvement céleste. Ces mêmes raisons prouvent à qui, rejetant l'animation du ciel, recourrait à la motion d'une substance séparée, que le mouvement du ciel n'est pas la cause de nos élections par la vertu de quelque substance séparée.

88 : COMMENT DIEU SEUL, ET NON LES SUBSTANCES SÉPARÉES CRÉÉES, PEUT ÊTRE LA CAUSE DIRECTE DE NOS CHOIX ET DE NOS VOULOIRS

On ne peut admettre que les âmes des cieux, s'il en est, ni aucune autre substance spirituelle, séparée et créée, puissent nous imposer directement un vouloir, ou être cause de notre élection. L'action de tous les êtres appartient à l'ordre de la Providence divine et n'échappe aucunement à ses lois. Or c'est une loi de la Providence que tout être reçoive immédiatement sa motion de sa cause prochaine. Sans le respect de cet ordre, une cause créée supérieure ne peut donc rien mouvoir ni agir. Or le moteur proche de la volonté est le bien saisi par l'intelligence, qui est son objet, mue qu'elle est par lui comme l'_il par la couleur. Aucune substance créée ne peut donc mouvoir la volonté si ce n'est par ce bien que perçoit l'intelligence. Et cela arrive lorsque l'intelligence présente à la volonté l'exécution elle-même comme un bien. Et c'est ce qui s'appelle persuader. Aucune substance créée ne peut donc agir sur la volonté ni être cause d'élection, si ce n'est par mode de persuasion. Un être est susceptible de recevoir la motion ou de subir l'influence de cet agent, qui par sa forme le pourrait conduire à l'acte : tout agent agit en effet par sa forme. Or la volonté passe à l'acte sous l'action de l'objet recherché dans lequel se repose le mouvement de son désir. Or seul le bien divin apaise le désir de la volonté, au titre de fin dernière, comme on l'a prouvé. Dieu seul peut donc incliner notre volonté à la manière d'un agent. Le rôle que joue dans l'être inanimé cette inclination naturelle à la fin, que l'on appelle appétit naturel, c'est la volonté, ou appétit intellectuel, qui le joue dans la substance spirituelle. Or il appartient au seul auteur de la nature de donner des inclinations naturelles ; ainsi appartient-il à la seule cause de la nature spirituelle de l'incliner vers quelque objet. Et cette cause, c'est Dieu seul, on l'a dit. Dieu seul peut donc incliner notre volonté vers quelque objet. On réserve le nom de violence à une action dont le principe est totalement étranger au mobile, celui-ci ne s'y prêtant aucunement. Si donc la volonté est mue par quelque principe extérieur, ce mouvement est une violence : je dis principe extérieur dans l'ordre de l'efficience et non de la finalité. Or violence et volontaire sont incompatibles. Il est donc impossible que la volonté soit mue par quelque principe extérieur qui serait comme un agent ; tout mouvement de volonté doit donc procéder de l'intérieur. Or nulle substance créée ne touche à l'intime de l'âme spirituelle si ce n'est Dieu seul, qui est l'unique cause de son être et de sa conservation dans l'être. Dieu seul peut donc causer le mouvement volontaire. La violence est opposée au mouvement naturel et au mouvement volontaire, car l'un et l'autre ressortissent nécessairement à un principe intrinsèque. Or un agent extérieur ne meut naturellement un mobile qu'en produisant en lui le principe interne de son mouvement ; ainsi le générateur, qui donne au corps lourd qu'il engendre sa forme de pesanteur, le meut naturellement à sa chute. Mais aucun autre agent extrinsèque ne peut sans le violenter, mouvoir un corps de la nature, si ce n'est accidentellement, en écartant un obstacle s'opposant à son mouvement : dans ce cas il utilise davantage ce mouvement ou cette action naturelle qu'il ne les cause. Seul cet agent peut donc, sans la violenter, produire le mouvement de la volonté, qui en cause ce principe intérieur qu'est la puissance même de la volonté. Cet agent est Dieu qui seul crée l'âme, comme on l'a prouvé au Livre second. Dieu seul peut donc, sans violence, mouvoir la volonté, à la manière d'une cause efficiente. De là ce que disent les Proverbes : « Le c_ur du roi est dans la main du Seigneur qu'il incline partout où il veut », et les Philip. : « Dieu opère en tous le vouloir et le faire, selon son bon plaisir ».

89 : COMMENT DIEU CAUSE LE MOUVEMENT MÊME DE LA VOLONTÉ ET NON SEULEMENT CETTE PUISSANCE QU'EST LA VOLONTÉ

Certains ne comprennent cependant pas comment Dieu peut causer en nous le mouvement de notre vouloir sans porter préjudice à notre liberté ; ils essayent d'interpréter les autorités scripturaires, et le font mal. Ainsi ils expliquent que Dieu cause en nous le vouloir et le faire, en ce sens qu'il produit en nous la faculté de vouloir, mais non qu'il nous fait vouloir ceci ou cela ; telle est la position d'Origène dans sa défense du libre arbitre contre les autorités précitées. Telle est, semble-t-il, la source de cette opinion d'après laquelle le domaine du libre arbitre, à savoir les choix, ne ressortissent pas à la providence, au domaine de laquelle n'appartiendraient que les résultats extérieurs à nous. En effet celui qui choisit de poursuivre un but ou de réaliser quelque chose, par exemple bâtir, s'enrichir, ne pourra pas toujours arriver à ses fins ; ainsi donc l'issue de nos actions n'est pas soumise à notre libre arbitre, mais à la providence de Dieu. La Sainte Écriture est en opposition évidente avec ces auteurs. Isaïe dit en effet : « Seigneur vous accomplissez toutes nos _uvres en nous-mêmes ». Ainsi nous ne tenons pas de Dieu seulement notre faculté de vouloir, mais encore son opération. Cette parole de Salomon : « Il l'inclinera comme il l'entend » prouve que la causalité divine ne s'étend pas uniquement à la faculté qu'est la volonté, mais encore à son acte. Non seulement Dieu donne leur vertu aux choses, mais encore aucune d'elles ne peut exercer son pouvoir propre que par la vertu de Dieu, on l'a démontré. L'homme ne peut donc utiliser que par la vertu de Dieu cette puissance de volonté qui lui a été donnée. Or ce dont un agent est tributaire dans son agir est cause non seulement de sa faculté d'agir mais encore de son acte. C'est le cas de l'ouvrier qui se sert d'un outil ; bien que l'ouvrier ne donne pas à l'outil sa forme propre, mais seulement son application à l'acte. Dieu est donc cause non seulement de notre volonté mais encore de notre vouloir. L'ordre est plus parfait au plan spirituel qu'au plan corporel. Or ici, tout mouvement ressortit au premier moteur ; sur le plan spirituel tout mouvement de volonté sera donc causé par cette première volonté qu'est la volonté de Dieu. On a démontré antérieurement que Dieu est la cause de toute action et qu'il agit en tout agent. Il est donc la cause des mouvements de notre volonté. Voici l'argumentation d'Aristote au VIIIe livre de l'Éthique à Eudème : Le fait qu'un être comprenne et tienne conseil et choisisse et veuille, suppose une cause, car tout ce qui arrive à l'être doit avoir une cause. Si cette cause était un conseil ou un vouloir précédent, puisque l'on ne peut remonter à l'infini, il faudrait enfin arriver à un premier principe. Or ce premier principe doit dépasser la raison en excellence, et nul autre que Dieu n'est plus parfait que l'intelligence et la raison. Dieu est donc le premier principe de nos conseils et de nos vouloirs.

90 : COMMENT LES ÉLECTIONS ET LES VOLONTÉS DES HOMMES SONT SOUMISES A LA PROVIDENCE DE DIEU

De là il apparaît que même les volontés et les élections des hommes ressortissent à la providence de Dieu. Tout ce que Dieu fait, il l'accomplit dans l'ordre de sa providence. Puis donc qu'il est cause de notre élection et de notre volonté, nos élections et nos vouloirs sont soumis à sa providence. Tout le monde corporel est régi par les êtres spirituels, on l'a montré. Or les êtres spirituels agissent sur les corps par leur volonté. Si donc les élections et les vouloirs des substances spirituelles ne relevaient pas de la providence de Dieu, il s'ensuivrait que les corps eux-mêmes lui échapperaient. Et ainsi plus rien ne lui serait soumis. Plus les êtres de l'univers sont parfaits, plus ils participent à cet ordre qui est le bien de l'univers. Aussi Aristote combat-il ces philosophes qui admettent le hasard et la fortune dans le monde des corps célestes mais non dans celui des êtres inférieurs. Or les substances spirituelles sont d'un degré supérieur à celui des substances corporelles. Si donc celles-ci tombent sous l'ordre de la providence quant à leurs substances et quant à leur agir, a fortiori les substances spirituelles y sont-elles soumises. Plus les êtres sont proches de leur fin, plus ils entrent dans l'ordre qui y conduit ; en effet, c'est par leur intermédiaire que les autres êtres sont ordonnés à leur fin. Or l'agir des substances spirituelles est davantage axé sur Dieu, comme sur sa fin, que celui des autres êtres, nous l'avons prouvé. L'agir des substances spirituelles est donc soumis d'une manière plus particulière que toute autre à l'ordre de la providence par lequel Dieu ramène tout à lui. Le gouvernement de la Providence procède de cet amour divin par lequel Dieu aime les êtres qu'il a créés : l'amour en effet consiste principalement en ce que l'ami veut du bien à celui qu'il aime. Plus donc Dieu aime les êtres, plus il les enveloppe de sa providence. L'Écriture l'enseigne dans ce Psaume : « Dieu garde tous ceux qui l'aiment » et le Philosophe pareillement quand il dit que Dieu porte un soin particulier, comme à ses amis, aux êtres qui aiment les choses de l'intelligence. La conséquence en est qu'il aime surtout les substances spirituelles, et par conséquent leurs élections et vouloirs tombent sous sa providence. Les biens intimes de l'homme qui sont en dépendance de son vouloir et de son agir, sont davantage ses biens propres que ceux qui lui sont extérieurs, telle l'acquisition des richesses ou autres choses analogues ; aussi reconnaît-on sa bonté en raison des premiers et non de ceux-ci. Par conséquent dans l'hypothèse où seuls les biens extérieurs tomberaient sous la providence de Dieu, à l'exclusion des élections et des vouloirs des hommes, le monde humain serait plus véritablement étranger à cette providence qu'il n'y serait soumis. Ce que suggère ce mot des blasphémateurs : « Il est occupé dans les régions du ciel, il ne s'intéresse pas à nos affaires », et : « Le Seigneur a abandonné la terre, il ne la regarde pas » ; et : « Qui a parlé, et la chose s'est faite, sans que le Seigneur l'ait commandé ? » Néanmoins la Sainte Écriture paraît parfois favorable à cette position. Il est dit en effet : « Dieu a formé l'homme au commencement, et il l'a laissé dans la main de son conseil ». Et un peu plus bas : « Il a mis devant toi le feu et l'eau, du côté que tu voudras tu peux étendre la main. Devant les hommes sont la vie et la mort, ce qu'il aura choisi lui sera donné ». Et : « Vois, j'ai mis aujourd'hui devant toi la vie et le bien, et leur contraire, la mort et le mal ». Ces paroles tendent à démontrer que l'homme est doué de libre arbitre, mais non que ses élections échappent à la Providence de Dieu. De même Grégoire de Nysse dit : « La providence s'exerce sur les choses qui sont hors de nous et non sur celles qui sont en nous », et Damascène qui le suit dit pareillement : « Dieu prévoit les choses qui sont en nous, mais ne les prédétermine pas ». Ceci doit être entendu dans ce sens que ce qui est en nous n'est pas soumis aux déterminations de la Providence de Dieu, comme si elles en recevaient quelque nécessité.

91 : EN QUELLE MANIÈRE TOUT CE QUI CONCERNE L'HOMME EST EN DÉPENDANCE DES CAUSES SUPÉRIEURES

De cet exposé nous pouvons conclure que les choses humaines dépendent de causes supérieures et ne sont pas fortuites. En effet Dieu dispose immédiatement nos élections et nos mouvements de volonté, mais il règle notre connaissance humaine intellectuelle par l'intermédiaire des anges, et quant aux choses corporelles à l'usage de l'homme, qu'elles lui soient intérieures ou extérieures, Dieu les gouverne par l'intermédiaire des anges et des corps célestes. Il est à cela une unique raison générale. Le multiple, le mobile, le défectible doit être ramené comme à son principe à l'uniforme, à l'immobile et à l'indéfectible. Or tout ce qui est en nous est multiple, variable et susceptible de déchoir. La multiplicité de nos élections est évidente, car nos choix sont divers selon la diversité des objets à choisir et des individus qui choisissent. Elles sont variables encore, tant à cause de la légèreté de nos âmes, non affermies dans la possession de leur fin dernière, qu'en raison des changements de notre milieu. Qu'elles soient susceptibles de défaillance, les péchés des hommes en témoignent. - La volonté divine est au contraire uniforme ; en voulant une seule chose, elle les veut toutes ; elle est de même immuable et indéfectible, on l'a montré au Premier Livre. Tous nos mouvements de volonté et d'élections s'appuient donc sur la volonté de Dieu, et sur aucune autre cause, car Dieu seul est la cause de nos vouloirs et de nos élections. Notre intelligence connaît de même dans la multiplicité ; nous recueillons la vérité intelligible de sensibles multiples. Elle est encore soumise au changement, car par le raisonnement elle va d'un point à un autre, du connu à l'inconnu. Elle est aussi susceptible de défaillance en raison de l'immixtion de l'imagination et du sens, comme le montrent les erreurs des hommes. Au contraire les anges connaissent dans la simplicité d'une seule forme, car ils puisent leur connaissance de la vérité dans cette unique source qu'est Dieu. Leur connaissance est encore immuable : ils saisissent la pure vérité des choses dans une simple intuition et non en passant des effets aux causes ou à l'inverse. Elle est aussi indéfectible, car ils voient en elles-mêmes les natures et les essences des choses devant lesquelles l'intelligence ne peut se tromper, tout comme le sens en face de ses sensibles propres, tandis que nous conjecturons des quiddités à partir de leurs accidents et de leurs effets. Notre connaissance intellectuelle doit donc être réglée par celle des anges. En outre s'il s'agit du corps humain et de tous les biens extérieurs dont usent les hommes, il est évident que l'on y trouve encore cette multiplicité qui est la source des compositions et des oppositions ; de plus leurs mouvements se diversifient, car ils ne sont pas susceptibles de continuité ; ils sont encore défectibles, soumis qu'ils sont à l'altération et à la corruption. - Les corps célestes au contraire sont uniformes parce que simples et dépourvus de toute contrariété interne. Leurs mouvements sont pareillement uniformes, continus et sans aucune modification ; en eux ni corruption, ni altération. Aussi est-il nécessaire que nos corps et tout ce dont nous usons, tombent sous la loi des corps célestes.

92 : EN QUEL SENS DIT-ON DE QUELQU'UN QU'IL A POUR LUI LA BONNE FORTUNE, ET COMMENT LES CAUSES SUPÉRIEURES SONT UN SECOURS POUR L'HOMME

De là on peut voir en quel sens on dit d'un homme qu'il a pour lui une bonne fortune. On dit d'un homme qu'il a de la chance quand un bien lui échoit en dehors de toute prévision : tel celui qui, creusant dans un champ, y découvre un trésor qu'il ne cherchait pas. Il arrive cependant que quelqu'un soit amené à agir à l'insu de son intention propre mais non cependant à l'insu d'un supérieur dont il dépend : tel le cas de ce maître qui commande à son serviteur de se rendre en un lieu où il a envoyé un autre serviteur à l'insu du premier ; la rencontre de son collègue est certes pour le serviteur ainsi envoyé une surprise bien qu'elle n'échappe pas à l'intention de son maître ; pour ce serviteur elle est fortuite et due au hasard, mais il n'en va pas de même pour le maître qui l'a prévue. Puis donc que l'homme tombe par son corps sous la loi des corps célestes, par son intelligence sous celle des anges et par sa volonté sous celle de Dieu, un événement pourra se présenter qui ne répondra pas à l'intention de l'homme, mais bien à celle des corps célestes ou de la providence des anges, voire même de celle de Dieu. Dieu seul certes agit directement sur l'élection de l'homme ; néanmoins l'ange peut y exercer une certaine influence par manière de persuasion, et le corps céleste à la manière d'une cause dispositive du fait que les impressions corporelles qu'il produit en nos corps, nous inclinent à certains choix. On dit donc de quelqu'un qu'il a pour lui la bonne fortune quand sous l'influence de causes supérieures, de la manière décrite, il est enclin à des choix qui lui sont favorables, bien que personnellement il n'en soupçonne pas l'utilité, et quand son intelligence reçoit des substances spirituelles une lumière qui l'oriente en ce sens, et quand sous l'action divine son vouloir se porte sur une élection utile alors qu'il l'ignore ; mais il est au contraire infortuné quand ces influences supérieures inclinent ses élections à des choses qui lui sont défavorables, tel celui dont il est dit : « Inscrivez cet homme comme stérile, comme un homme qui ne réussit pas dans ses jours ». Ici pourtant on notera une différence. L'action des corps célestes sur nos corps y produit des dispositions naturelles. Aussi en raison de la disposition, produite en notre corps par le corps céleste, on dit de quelqu'un non seulement qu'il a de la chance ou de la malchance, mais encore qu'il est doté d'une bonne ou mauvaise nature ; dans ce sens, le Philosophe dit que l'homme chanceux a une bonne nature. On n'attribuera pas en effet à la diversité de l'intelligence ce fait qu'à leur insu, l'un choisisse ce qui lui est favorable, l'autre ce qui lui est mauvais, puisque chez les hommes la nature de l'intelligence et de la volonté est une : une diversité de forme entraîne en effet une diversité spécifique, tandis qu'à une diversité dans la matière suit seulement une différence numérique. Dès lors on ne dit pas d'un homme dont l'intelligence est illuminée en vue de l'agir ou la volonté excitée par Dieu, qu'il est bien né, mais plutôt qu'il est protégé ou conduit. On notera encore cette autre différence. L'action de l'ange et du corps céleste n'exerce au regard de l'élection qu'une causalité dispositive, celle de Dieu une causalité perfective. Une disposition qui tient son origine d'une qualité corporelle ou d'une influence sur l'intelligence, ne crée pas une nécessité en vue de l'élection ; aussi l'homme ne choisit-il pas toujours dans le sens de son ange gardien ou de l'influence du corps céleste, tandis que toujours il choisit conformément à l'action de Dieu sur son vouloir. Aussi bien la protection des anges est-elle parfois paralysée, selon ce mot : « Nous avons voulu guérir Babylone, mais elle n'a pas guéri », et a fortiori l'influence des corps célestes. Quant à la providence divine, elle demeure toujours inflexible. Et voici une autre différence. La disposition à une élection particulière, créée par le corps céleste, ne s'explique que par l'action de celui-ci sur nos corps qui incite l'homme à tel choix, tout comme s'il était sous le coup d'une passion ; toute disposition à quelque élection dont le corps céleste est la cause, se présente sous la forme d'une passion, à la manière d'un homme incliné à un choix par la haine ou l'amour ou la colère ou autre mouvement analogue. - Quant à l'ange, il influe sur notre choix, sans mouvement passionnel, sous la forme d'une perception intellectuelle, et ceci de deux manières. Parfois l'intelligence de l'homme est éclairée uniquement sur la valeur d'une action, à l'exclusion de la raison d'être de ce bien, puisée dans la finalité. C'est pourquoi un homme estime parfois qu'il est bon de faire telle chose, mais à qui lui en demande le pourquoi il répond qu'il l'ignore. Aussi d'atteindre cette fin utile qu'il n'avait point prévue, est pour lui du hasard. Mais d'autres fois l'illumination angélique l'instruit et du bien de cette action et de sa raison d'être, prise de la fin. Quand il atteint alors cette fin prévue par lui, ce n'est pas pour lui du hasard. - Il convient encore de se rappeler que si elle est meilleure que celle d'une nature corporelle, la virtualité d'une nature spirituelle est aussi plus universelle. Aussi l'influence du corps céleste ne s'étend pas à tout le domaine de notre élection humaine. Et de plus la vertu de l'âme humaine et pareillement de l'ange est limitée en comparaison de la vertu divine qui s'étend universellement à tous les êtres. L'homme pourra donc bénéficier de quelque bien qu'il n'avait point recherché, et cela en dehors de toute influence des corps célestes, comme de toute illumination angélique, mais non en dehors de la providence de Dieu qui gouverne, comme elle en est la cause active, l'être en tant qu'être ; c'est pourquoi tout lui est soumis. Ainsi donc un bien ou un mal peut atteindre l'homme, qui sera fortuit à considérer l'homme lui-même, et l'action des corps célestes, et celle des anges, mais qui ne l'est pas par rapport à Dieu. Car pour Dieu ni dans les choses humaines, ni en tout autre domaine, il n'y a de hasard ni d'imprévu. Le fortuit échappe donc à l'intention tandis que les biens de l'ordre moral n'y échappent pas, leur propre étant de relever d'un choix ; aussi à leur propos on ne dit pas de quelqu'un qu'il a une bonne ou une mauvaise fortune, bien que l'on puisse dire qu'il est bien ou mal né, selon que d'après les dispositions naturelles de son corps il est enclin à un choix vertueux ou vicieux. - Mais s'il s'agit des biens extérieurs dont l'homme bénéficie sans qu'il les ait recherchés, on peut dire de lui et qu'il est bien né, et qu'il a une bonne fortune, et qu'il est sous la conduite de Dieu et sous la protection des anges. L'homme reçoit encore des causes supérieures un autre secours en ce qui concerne l'issue de ses actions. Qu'il choisisse ou s'efforce de réaliser ce qu'il a choisi, il peut rencontrer de part et d'autre dans les causes supérieures un secours ou un obstacle. Du point de vue du choix, ainsi qu'on l'a dit, l'homme peut être disposé à choisir telle chose par les corps célestes ; éclairé par la protection des anges ; voire même incliné par l'action divine. - Sur le plan de ses réalisations, l'homme reçoit des causes supérieures la force et l'efficacité pour exécuter ses choix, et cela non seulement de Dieu et des anges, mais encore des corps célestes pour autant que cette efficacité relève de son corps. Il est manifeste en effet que les corps inanimés eux-mêmes bénéficient de force et d'efficacité de la part des corps célestes, même en plus de ces qualités actives et passives, propres à leurs éléments, qui sans aucun doute ressortissent également aux corps célestes : tel l'aimant qui attire le fer, telles certaines pierres et herbes qui possèdent des vertus mystérieuses, grâce à l'action des corps célestes. Dès lors rien ne s'oppose à ce qu'un homme, à l'encontre d'un autre, possède quelque puissance en vue de certains actes corporels, tel un médecin pour guérir, un paysan pour cultiver, et un soldat pour combattre. Mais Dieu accorde aux hommes une efficacité beaucoup plus parfaite pour la réalisation de leurs _uvres. Quand il s'agit du premier secours sur le plan de l'élection, on dit que Dieu dirige l'homme ; s'il s'agit du deuxième, on dit qu'il le fortifie. Le Psaume fait une allusion à ces deux secours à la fois quand il dit : « Le Seigneur est ma lumière et mon salut, qui craindrai-je ? », voilà pour le premier secours, « Le Seigneur est le protecteur de ma vie, devant qui tremblerai-je ? », pour le second. Néanmoins il est une double différence entre ces deux secours. La première est que l'homme bénéficie du premier secours tant pour ce qui ressortit à son pouvoir que pour le reste ; le second ne s'étend qu'au champ de sa virtualité. En effet, qu'en creusant une tombe, un homme trouve un trésor, cela ne relève d'aucun pouvoir humain ; ici cet homme peut être aidé en ce sens qu'il sera poussé à chercher là où est le trésor, mais sans qu'aucun pouvoir ne lui soit accordé en vue de la découverte de ce trésor. Quant au médecin qui guérit et au soldat, victorieux dans la bataille, ils sont susceptibles d'être aidés et dans le choix des moyens utiles à leur fin et dans l'efficacité de leur action, grâce à une vertu reçue d'une cause supérieure. Ainsi donc le premier secours est plus universel. La deuxième différence naît de ce que le deuxième secours est accordé en vue d'une efficace exécution de ce qui a été voulu. Puisque le fortuit échappe à l'intention, on ne pourra pas dire d'un homme qui bénéficie de cette assistance, qu'il a une bonne fortune, comme on pouvait le dire de celui qui est favorisé du premier secours. L'homme a une bonne ou mauvaise fortune, soit qu'il agisse seul, par exemple s'il creuse la terre et découvre un trésor, soit qu'il agisse avec le concours d'une autre cause, par exemple s'il va au marché en vue de quelque achat et y rencontre un débiteur qu'il n'attendait pas. Dans le premier cas il est secouru dans le bien qui lui arrive, en ce sens qu'il a été dirigé dans le choix d'une chose à laquelle est accidentellement joint un avantage, aucunement recherché, tandis que dans le second cas les deux agents sont dirigés dans le choix de l'action ou du mouvement qui est la cause de leur rencontre. Cependant à ces considérations on en ajoutera une autre. On a dit que la bonne ou la mauvaise fortune pouvait advenir à un homme de la part de Dieu ou des corps célestes : l'homme est incliné par Dieu dans son choix auquel, sans qu'il l'ait prévu, est adjoint un avantage ou un inconvénient, et sous l'influence du corps céleste il est disposé à un choix de ce genre. Cet avantage ou cet inconvénient, à considérer le choix de l'homme, est fortuit, mais il ne l'est pas par rapport à Dieu, alors qu'il l'est aussi par rapport an corps céleste. En voici la preuve. Un événement ne cesse d'être fortuit que s'il est ramené à sa cause directe. Or la vertu du corps céleste est cause efficiente, à la manière non de l'intelligence ou de la volonté libre, mais de la nature, et le propre de la nature est de tendre à l'unité. Si donc un effet échappe à cette unité, on n'en cherchera pas la cause essentielle dans le pouvoir de la nature. Or quand deux choses se rencontrent accidentellement, leur unité n'est pas véritable, mais seulement accidentelle ; aucune vertu naturelle ne peut donc être cause directe de cette conjonction. Prenons cet homme qui sous l'influence du corps céleste, influence qui s'exerce à la manière d'une passion, on l'a expliqué, est poussé à creuser une tombe. Cette tombe et le lieu du trésor n'ont entre eux qu'une unité accidentelle puisqu'ils n'ont entre eux aucun rapport. Aussi la vertu du corps céleste ne peut par elle-même pousser à cet ensemble, à savoir l'action de l'homme qui creuse la tombe et le lieu où se trouve le trésor. Une cause intelligente au contraire peut être la cause d'une inclination à cet ensemble puisque le propre de l'intelligence est de réduire le multiple à l'unité. Il est encore évident que même un homme, connaissant le lieu d'un trésor, puisse envoyer quelqu'un creuser une tombe en ce lieu afin que par surprise il y trouve ce trésor. Ainsi ces événements fortuits perdent cette caractéristique de fortuit en face de la causalité divine, mais ils ne la perdent jamais en face de la causalité du corps céleste. Cette même raison nous démontre que l'influence des corps célestes ne vaut pas à l'homme une bonne fortune universelle, mais seulement dans tel ou tel cas particulier. Je dis « universelle » en ce sens qu'en raison de sa nature, grâce à cette influence céleste, l'homme choisisse toujours ou le plus ordinairement ce qui comporte pour lui, bien qu'accidentellement, quelque avantage ou désavantage. La nature en effet ne tend qu'à l'unité, et ce qui par hasard arrive à l'homme de bien ou de mal, ne peut être ramené à l'unité ; c'est indéterminé et infini, comme le philosophe l'enseigne et notre sens l'expérimente. Il est donc impossible qu'en raison de sa nature l'homme choisisse toujours ce qui accidentellement lui vaut quelque avantage. Mais sous une influence céleste il sera enclin à tel choix auquel accidentellement est adjoint un avantage, et sous une autre influence il fera tel autre choix : et sous une troisième, un troisième choix ; tous ces choix ne seront pourtant pas dus à une unique impulsion, tandis que, par l'unique disposition de Dieu, l'homme peut être dirigé dans tous ses choix.

93 : DU DESTIN : EXISTE-T-IL ? ET QU'EST-IL ?

Ces considérations nous montrent ce qu'il faut penser du destin. A la vue des multiples événements qui chez les hommes se produisent accidentellement, à considérer les causes particulières, d'aucuns estimèrent que ces événements ne ressortissaient pas davantage à l'ordre des causes supérieures, et pour eux le destin n'était absolument rien. D'autres tentèrent de ramener ces événements à des causes plus hautes en la dépendance desquelles ils se produisaient suivant un certain ordre. Ils admirent un destin : comme si ce qui semble dû au hasard était « prédit » par quelqu'un, ou « annoncé », et préparé à l'avance pour qu'il soit. Quelques-uns de ceux-ci ont voulu ramener aux corps célestes, comme à leurs propres causes, tous nos événements contingents et fortuits, même nos élections humaines, donnant le nom de destin à cette force organisatrice des astres à laquelle, croient-ils, tout est soumis. Position impossible et nullement compatible avec notre foi, comme le démontrent les explications antérieures. D'autres au contraire ont voulu ramener à la disposition de la providence divine tout ce qui dans notre monde paraît provenir du hasard. Dès lors ils avancèrent que tout est en dépendance du destin, nom qu'ils donnent à cet ordre des choses émanant de la providence divine. Ainsi Boèce dit : « Le destin est cette disposition imposée à notre monde mouvant, par laquelle la providence réunit tout dans son ordre ». Dans cette description du destin, disposition est mis pour ordre - imposée à notre monde est dit en vue de distinguer le destin d'avec la providence, celle-ci étant l'ordre tel qu'il est dans la pensée de Dieu, avant qu'il ne soit imposé aux choses, le destin étant l'ordre dans sa réalisation - mouvant, pour marquer comment cet ordre n'exclut pas la contingence et la mouvance des choses, comme quelques-uns le prétendirent. Dans ces perspectives nier le destin serait nier la providence divine. Toutefois nous ne devons même pas conserver des dénominations communes avec les infidèles de crainte que de la confusion des noms ne naisse une occasion d'erreur ; aussi les fidèles n'useront pas de ce nom de destin pour ne point paraître s'associer à ceux dont la pensée sur le destin est mauvaise puisqu'ils soumettent tout à la nécessité des astres. C'est pourquoi Augustin dit : « Si quelqu'un appelle destin la volonté ou la puissance de Dieu qu'il garde sa pensée, mais corrige son langage ». Et Grégoire dans le même sens : « Loin de la pensée des fidèles de soutenir qu'il existe un destin ».

94 : DE LA CERTITUDE DE LA PROVIDENCE DIVINE

Une difficulté surgit à ce propos. Si tout ce qui est dans ce monde, même le contingent, est soumis à la providence de Dieu, il semble ou que cette providence n'est point certaine ou que tout arrive nécessairement. 1. Le Philosophe démontre en effet que si nous admettons d'une part que tout effet possède une cause essentielle, et d'autre part qu'à une cause de ce genre, son effet suit nécessairement, il s'ensuit que tous les futurs arrivent nécessairement. Car si tout effet a une cause per se, tout effet futur ressortira à une cause ou présente ou future. Cherchons par exemple si tel homme doit être tué par les brigands ; cet effet est précédé de sa cause, la rencontre des brigands ; ce dernier effet est également précédé de sa cause, la sortie de sa maison ; cet effet est encore précédé de sa cause, sa volonté de chercher de l'eau, qui a été précédée elle-même d'une autre cause, la soif, causée elle-même par une alimentation salée : ce qui est du présent ou du passé. Si donc en posant la cause, l'effet suit nécessairement, il est nécessaire que cet homme mangeant salé, ait soif ; qu'ayant soif, il veuille chercher de l'eau ; que voulant chercher de l'eau, il sorte de la maison ; que sortant de la maison, il rencontre les brigands ; que s'il les rencontre, il soit tué. Donc, passant du premier fait au dernier, il est nécessaire que cet homme mangeant du salé soit tué par les brigands. La conclusion du Philosophe est donc qu'il n'est point vrai qu'une cause étant posée, son effet suive nécessairement, car il est des causes susceptibles de défaillance. Il n'est pas davantage vrai que tout effet ait une cause essentielle, car ce qui est accidentel, par exemple que cet homme, voulant chercher de l'eau, rencontre des brigands, est sans cause. Il ressort de cette démonstration que tous les effets en dépendance d'une cause per se, présente ou passée, arrivent nécessairement dès qu'est posée cette cause à laquelle suit nécessairement son effet. Donc il faudra dire ou bien que tous les effets ne sont pas soumis à la providence divine, et ainsi la providence ne s'étendrait plus à tout, comme on l'avait montré plus haut - ou bien qu'étant posé un acte de la providence, son effet ne suit pas nécessairement et ainsi la providence incertaine - ou bien qu'il est nécessaire que tout arrive nécessairement. La providence en effet n'est pas seulement pour le présent ou le passé, elle est de l'éternité : rien n'est en Dieu qui ne soit éternel. 2. Si la providence de Dieu est certaine, cette proposition conditionnelle sera certainement vraie : « Si Dieu prévoit cela, cela sera ». Dans cette conditionnelle, l'antécédent est nécessaire puisqu'il est éternel. Le conséquent est donc nécessaire, car dans une conditionnelle, tout conséquent est nécessaire si l'antécédent est nécessaire, le conséquent étant comme une conclusion de l'antécédent ; or tout ce qui est consécutif au nécessaire, est lui-même nécessaire. Si donc la providence est certaine, il s'ensuit que tout est produit nécessairement. 3. Supposons que Dieu ait prévu qu'un tel doive régner. Ou il est possible qu'il ne règne pas, ou cela est impossible. S'il n'est pas possible qu'il ne règne pas, il est donc impossible qu'il ne règne pas ; il est par conséquent nécessaire qu'il règne. Si au contraire il est possible qu'il ne règne pas, dans l'hypothèse de cette possibilité, il ne s'ensuit pas quelque chose d'impossible, et il suit que la providence de Dieu est défaillante ; il n'est donc pas impossible que la Providence de Dieu défaille. Il est donc nécessaire dans le cas où tout serait prévu par Dieu, ou que sa providence ne soit pas certaine, ou que tout arrive nécessairement. 4. Voici une argumentation de Tullius. Si tout est prévu par Dieu, l'ordre des causes est certain. Et si cela est vrai, tout est conduit par le destin. Mais si tout est conduit par le destin, rien n'est en notre pouvoir, nul est l'arbitre de notre volonté. Il suit donc, si la providence divine est certaine, qu'il n'y a plus de libre arbitre et que pareillement toutes les causes contingentes sont supprimées. 5. La providence de Dieu n'exclut pas les causes intermédiaires, on l'a prouvé. Or les causes il en est de contingentes et susceptibles de défaillir. Un effet de la providence de Dieu peut donc défaillir, et celle-ci n'est pas certaine. Pour donner leur solution à ces difficultés, nous devrons reprendre certaines choses, exposées antérieurement, en vue de mettre en lumière comment rien n'échappe à la providence de Dieu, que l'ordre de cette providence est absolument immuable, mais que cependant tout ce qui en relève, n'arrive pas nécessairement. On notera d'abord que l'ordre de la providence de Dieu embrasse toutes choses puisque Dieu est la cause de tout ce qui existe, donnant à toutes choses leur être. Puisqu'il leur donne l'être, il doit également les conserver dans l'être et les conduire à la perfection de leur fin dernière. Cependant en toute providence on trouve deux choses, la prévision de l'ordre et la réalisation de l'ordre prévu dans les choses auxquelles s'étend cette providence, ceci relevant de l'agir, cela de la connaissance. Entre les deux, il est une différence : dans sa prévision d'un ordre, la providence est d'autant plus parfaite que cet ordre englobe jusqu'aux moindres détails. Quand en effet dans notre organisation des choses, nous ne pouvons prévoir l'ordonnance de tous les cas particuliers, cela provient de la faiblesse de notre connaissance qui ne peut embrasser tous les cas particuliers ; un homme est d'autant plus habile que ses prévisions vont à plus de cas particuliers ; celui qui se tient dans des généralités, est de peu de prudence. On constate cela dans toutes les branches d'activités. Mais au plan des réalisations de cet ordre prévu, la providence du chef est d'autant plus excellente et parfaite qu'elle est plus haute et réalise sa pensée par des intermédiaires nombreux, car ordonnance de ces intermédiaires est elle-même une part importante dans cet ordre prémédité. Or la providence de Dieu possède le degré suprême de perfection car, on l'a montré, Dieu est purement et simplement parfait, sans limites à sa perfection. Dans les prévisions de sa sagesse, il agence tout, jusqu'aux moindres détails, mais dans toute leur action les êtres sont des instruments, mus par lui, ils concourent sous ses ordres à réaliser dans les choses l'ordre de la providence, mûri, pour ainsi dire, de toute éternité. Cependant si tous les êtres, susceptibles d'agir, sont dans leur action au service de cet ordre, aucun d'entre eux ne pourra faire échec par une action contraire à l'exécution du plan providentiel. Il est pareillement impossible que la défaillance d'un agent ou d'un patient soit un obstacle à la providence, puisque toute vertu active ou passive est causée dans les choses d'après l'ordre divin. Impossible encore que l'exécution du plan providentiel divin soit enrayé par quelque changement dans la Providence elle-même puisque Dieu est absolument immuable. Il reste donc que l'action pourvoyeuse de Dieu ne peut absolument pas échouer. Ou notera ensuite que tout agent cherche le bien et tout le bien dont il est capable, on l'a dit. Mais le bien et le meilleur ne se prennent pas de la même manière dans le tout et dans les parties. Dans le tout, le bien est cette intégrité qui ressort de l'ordre et de la disposition des parties entre elles. Aussi du point de vue du tout, la diversité des parties sans laquelle l'ordre et la perfection de l'ensemble ne seraient point, est meilleure que cette égalité qui permettrait à chacune des parties d'atteindre au rang de la plus parfaite ; mais toute partie d'un degré moindre, considérée en elle-même, serait plus parfaite si elle était d'un degré supérieur. Prenons l'exemple du corps humain : le pied serait une partie plus digue si la beauté et la vertu de l'_il lui étaient départies, mais le corps dans son ensemble serait moins parfait si la fonction du pied lui manquait. Autre est donc l'intention d'un agent particulier, autre celle de l'agent universel : le premier a en vue le bien de la partie pour elle-même, et la réalise aussi parfaite que possible, l'agent universel regarde le bien de l'ensemble. Aussi telle défectuosité n'est point de l'intention de l'agent particulier, mais tombe sous celle de l'agent universel. Tel le cas de la génération du sexe féminin qui n'est pas dans le sens de l'agent particulier, c'est-à-dire de la vertu propre à cette semence, dont le but est de produire un fruit aussi parfait que possible ; mais il est de l'intention de la nature universelle, c'est-à-dire de la vertu propre à l'agent universel, que soit engendré le sexe féminin en vue de la génération des êtres inférieurs sans quoi la génération de nombre d'animaux serait impossible. De même les corruptions, les déchéances et toutes les déficiences tombent sous l'intention de la nature universelle et non d'une nature particulière : tout être répugne en effet à quelque défectuosité que ce soit, et de tout son pouvoir il se tend vers sa perfection. On voit donc comment un agent particulier veut toute la perfection dont est capable la nature de son effet ; quant à la nature universelle, elle fixe à cet effet tel degré de perfection, ici perfection du sexe masculin, là perfection du sexe féminin. Et parmi les parties qui constituent l'ensemble de l'univers la première distinction qui s'impose est celle du contingent et du nécessaire. Les êtres supérieurs sont en effet nécessaires, incorruptibles et immuables ; les êtres s'écartent d'autant plus de cette condition qu'ils sont d'un degré inférieur, de sorte que les derniers se corrompent dans leur être, sont mobiles dans leurs comportements, ont une causalité contingente et non nécessitante. Tout agent qui est partie de l'univers, tend donc de tout son pouvoir à demeurer dans son être et son conditionnement naturel, à soutenir son efficience, mais Dieu qui gouverne l'univers, décide que parmi les effets, les uns seront sous la loi de la nécessité, les autres sous celle de la contingence, et dans ces vues il leur assigne des causes diverses, celles-ci contingentes, celles-là nécessaires. Il appartient ainsi à l'ordre de la providence non seulement que tel effet soit, mais encore qu'il soit un effet contingent ou un effet nécessaire. Dès lors parmi les êtres qui tombent sous la providence, les uns sont nécessaires, les autres contingents, mais tous ne sont pas nécessaires. ad 1. On voit donc que si la providence de Dieu est la cause directe de tel effet futur - elle l'est dans le présent ou le passé, ou mieux de toute éternité - il ne s'ensuit pas, comme le prétendait la première objection, que cet effet futur sera nécessairement, car la providence de Dieu est par elle-même la cause de la production contingente de cet effet ; et à cela rien ne peut faire échec. ad 2. La vérité de cette proposition conditionnelle : « si Dieu prévoit que cela arrivera, cela sera », apparaît également, conformément à la seconde objection. Mais cet effet sera tel que Dieu l'a prévu. Or il l'a prévu devoir être contingent ; il suit donc qu'infailliblement cet effet sera, à savoir d'une façon contingente, mais non nécessaire. ad 3. Il est encore évident que cet effet futur, prévu par Dieu comme contingent, considéré en lui-même pourrait ne pas être : prévu comme contingent, il est susceptible de ne pas être. Mais il n'est pas possible que l'ordre providentiel subisse un échec dans la production de cet effet contingent. Ainsi est résolue la troisième objection. On admettra donc qu'un tel puisse ne pas régner à le considérer seul, mais non dans son rapport avec la prévision divine. ad 4. Quant à l'objection de Tullius, après nos explications elle est sans consistance. Non seulement les effets, mais encore leurs causes et leur manière d'être ressortissent à la providence de Dieu, on l'a montré ; il ne suit donc pas que si tout est soumis à Dieu, rien ne soit en notre pouvoir. Dieu a prévu que nous ferions librement ces choses. ad 5. Et la défectibilité des causes secondes par l'intermédiaire desquelles Dieu produit ses effets, ne peut nuire à la certitude de la providence, comme le prétendait la cinquième objection, puisque Dieu agit dans toutes les causes selon l'arbitre de son vouloir, on l'a montré. Il appartient dès lors à sa providence de laisser parfois les causes défectibles à leur faiblesse et parfois de les en préserver. Nous avons résolu ailleurs, à propos de la science de Dieu, les difficultés qui naissent de la certitude de cette science, au sujet de la nécessité des choses prévues par Dieu.

95 ET 96 : COMMENT L'IMMUTABILITÉ DE LA PROVIDENCE DIVINE NE SUPPRIME PAS L'UTILITÉ DE LA PRIÈRE

Il nous faut encore étudier comment l'immutabilité de la providence divine ne supprime pas plus l'utilité de la prière qu'elle n'impose la nécessité aux êtres auxquels elle pourvoit. Nous n'adressons pas en effet à Dieu des prières pour modifier la disposition éternelle de sa providence, ce qui est impossible, mais pour obtenir de lui l'objet de nos désirs. Il est bon que Dieu donne son assentiment aux désirs filiaux de sa créature raisonnable, non pas que nos désirs mettent en branle ce Dieu immuable, mais par l'effet de sa bonté il accomplit ce qui est sagement désiré. Tous les êtres, on l'a prouvé, désirent naturellement le bien, et il appartient à la suréminente bonté de Dieu d'accorder à chacun dans un ordre donné l'être et le bien-être ; il s'ensuit qu'en raison de cette bonté, Dieu comble les désirs filiaux qui lui sont exprimés par la prière. Le propre d'un moteur est de conduire son mobile à sa fin ; dès lors c'est sous l'impulsion de la même nature qu'un être est mû à sa fin, l'atteint et s'y repose. Or tout désir est un mouvement vers un bien, mouvement qui ne peut être dans les choses que sous l'action de Dieu qui est bon par essence et est la source de toute bonté ; un moteur pousse en effet son mobile à sa ressemblance. Il appartient donc à Dieu, en raison de sa bonté, de conduire à leur effet propre les désirs légitimes que la prière exprime. Plus un être est proche de son moteur, plus il bénéficie efficacement de son influence ; ainsi plus un être est près du feu, plus il devient chaud. Or les substances spirituelles sont plus près de Dieu que les substances naturelles inanimées ; plus efficace est donc l'influence de la motion divine sur les premières que sur les secondes. Or les corps de la nature participent à la motion de Dieu dans la mesure où ils en reçoivent leur appétit naturel du bien et l'assouvissement de tel appétit, qui ne peut se réaliser que dans la conquête de leur fin propre. A plus forte raison par conséquent les substances spirituelles atteindront la réalisation des désirs que leur prière présente à Dieu. Le propre de l'amitié est pour l'ami de répondre au désir de son ami dans la mesure où il veut son bien et sa perfection ; aussi dit-on des amis qu'ils n'ont qu'un vouloir. Or on a montré comment Dieu aime sa créature et d'un amour d'autant plus grand pour chacune qu'elle participe davantage à sa bonté, objet premier et principal de son amour. Dieu veut donc satisfaire les désirs de la créature raisonnable qui parmi les créatures participe le plus parfaitement à sa divine bonté. Or sa volonté est la source du perfectionnement des choses : Dieu, on l'a prouvé, est cause des choses par sa volonté. Il appartient donc à la bonté de Dieu de réaliser ces désirs que lui soumet dans la prière la créature raisonnable. La divine bonté communique son bien à la créature en l'établissant en une certaine ressemblance avec elle. Or on loue particulièrement les hommes de ne pas refuser leur assentiment aux requêtes justes qui leur sont adressées ; on dit alors d'eux qu'ils sont libéraux, cléments, miséricordieux et hommes de c_ur. Il appartient donc très particulièrement à la bonté de Dieu d'exaucer les prières filiales. C'est pour quoi il est dit dans le Psaume : « Il accomplit le désir de ceux qui le craignent, et il entend leur cri et il les sauve ». Et dans Matthieu le Seigneur dit : « Qui demande reçoit et qui cherche trouve, et à qui frappe on ouvre ». (Chap. 96). Et si parfois Dieu n'entend pas les prières de ceux qui le prient, il n'y a en cela rien de surprenant. Nous avons montré que Dieu exauce les désirs de la créature raisonnable pour cette raison qu'elle désire le bien. Or il arrive parfois que l'objet d'une requête n'est pas un bien véritable, mais seulement apparent ; il est purement et simplement un mal. Une telle prière ne saurait être exaucée de Dieu. Aussi est-il dit : « Vous demandez et vous ne recevez pas parce que vous demandez ma! ». On a pareillement démontré que du fait qu'il excite notre désir, il est normal que Dieu l'accomplisse. Or un mobile n'atteint le terme de son mouvement que si le moteur le soutient dans son mouvement. Si donc le mouvement du désir ne se maintient pas par la constance de la prière, il n'est pas surprenant qu'il n'obtienne pas l'effet attendu. C'est pourquoi le Seigneur dit : « Il faut toujours prier et ne pas s'arrêter », et l'Apôtre : « priez sans arrêt ». On a encore expliqué comment Dieu se doit de remplir le désir de la créature raisonnable dans la mesure où celle-ci est proche de lui. Or ce rapprochement est dû à la contemplation, à un amour plein de dévotion et à une intention humble et forte. Par conséquent une prière qui ne monte pas ainsi vers Dieu, ne mérite pas d'être entendue de lui. De là ce mot : « Il regarde la prière des humbles », et : « Il demande dans la foi, sans hésitation ». On a enfin dit que Dieu exauce les v_ux de ses fils en raison de son amitié pour eux. Celui donc qui déchoit de l'amitié divine n'est plus digne d'être exaucé dans sa prière. De là ce mot des Proverbes : « Qui ferme ses oreilles pour ne pas entendre la loi, sa prière est une abomination », et d'Isaïe : « Multipliez vos prières et je ne les exaucerai pas, car vos mains sont pleines de sang ». Cette même raison fait que parfois un ami de Dieu n'est pas exaucé quand il prie pour ceux qui ne sont pas dans l'amitié de Dieu, selon ce mot de Jérémie : « Ne prie pas pour ce peuple, n'élève pour lui ni louange, ni prière, je ne t'exaucerai pas ». Mais il arrive aussi que l'amitié est la raison du refus, opposé à la prière d'un ami, car on sait que l'objet de cette prière lui serait pernicieux ou que le contraire lui sera meilleur : tel le médecin qui refuse au malade ce qu'il demande parce qu'à son avis cela ne vaut rien pour la santé de son corps. Et comme nous avons montré que l'amour de Dieu pour sa créature raisonnable est la raison de l'accomplissement des désirs exprimés par celle-ci dans sa prière, on ne s'étonnera pas si parfois Dieu n'entend pas la prière de ceux qu'il aime plus particulièrement, désirant réaliser ce qu'il y a de meilleur pour celui qui prie. Telle est la raison pour laquelle il n'enleva pas à Paul cet aiguillon de la chair, malgré sa triple prière, prévoyant que cela était utile à la sauvegarde de son humilité, comme il est dit dans la Deuxième aux Corinthiens. C'est pourquoi le Seigneur dit à quelques-uns : « Vous ne savez pas ce que vous demandez ». Et il est dit : « Nous ne savons pas demander dans notre prière ce qui convient ». De là ce mot d'Augustin dans sa lettre à Paulin et à Therasia : « Le Seigneur est bon qui ne nous accorde pas ce que nous voulons afin de nous donner ce que nous préférons ». Il ressort de tout cela que les prières et les pieux désirs sont la cause de certaines réalisations divines. Or nous avons exposé comment la providence de Dieu n'exclut pas les autres causalités, bien plus, elle les coordonne de telle sorte que l'ordre, établi par elle, soit réalisé dans le monde ; ainsi donc les causes secondes ne s'opposent pas à la providence, mieux elles en produisent les effets. Par conséquent les prières sont efficaces auprès de Dieu, sans pour autant renverser l'ordre de sa providence, car l'accomplissement de telle prière tombe sous l'ordre même de la divine providence. Soutenir qu'il ne faut pas prier en vue d'obtenir quelque chose de Dieu sous prétexte que l'ordre providentiel est immuable, équivaudrait à dire qu'il ne faut pas marcher pour atteindre tel lieu ni manger pour se nourrir, ce qui est absurde. Voici donc que deux erreurs concernant la prière sont écartées. Quelques-uns ont en effet prétendu que la prière est sans fruit : C'est la position de ceux qui nient totalement la providence de Dieu, tels les Épicuriens, de ceux qui soustraient les choses humaines à son ordre, ainsi certains Péripatéticiens, et de ceux qui estiment que tout ce qui ressortit à la providence arrive nécessairement, tels les Stoïciens. D'après toutes ces théories il suit que la prière n'est d'aucune efficacité, et qu'en conséquence tout culte à l'endroit de la divinité est vain, erreur à laquelle Malachie fait allusion : « Vous avez dit : inutile de servir Dieu ; qu'avons-nous gagné à observer ses préceptes et à marcher avec tristesse devant Yaweh des armées ? » D'autres au contraire ont prétendu que les prières étaient susceptibles de modifier les dispositions divines ; ainsi les Égyptiens disaient que le destin change grâce aux prières, à certaines représentations, à des encensements et à des incantations. A première vue certains passages de l'Écriture seraient favorables à ce sens. Il est en effet raconté qu'Isaïe sur le commandement du Seigneur dit au roi Ézéchias : « Ainsi dit Yaweh : Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir, et tu ne vivras plus », et après la prière d'Ézéchias la parole de Yaweh fut adressée à Isaïe en ces termes : « Va, et dis à Ézéchias : J'ai entendu ta prière. Voici que j'ajouterai à tes jours quinze années ». Et Jérémie dit au nom du Seigneur : « Tantôt je parle, touchant une nation et touchant un royaume, d'arracher, d'abattre et de détruire. Mais cette nation contre laquelle j'ai parlé revient-elle de sa méchanceté, alors je me repens du mal que j'avais résolu de lui faire ». Et Joël : « Revenez à Dieu votre Dieu, car il est miséricordieux et compatissant. Qui sait s'il ne se repentira pas et ne reviendra pas ? » Une intelligence superficielle de ces passages conduit à une position dénuée de sens. Il s'ensuit d'abord que la volonté de Dieu est changeante, que Dieu gagne quelque chose avec le temps, et qu'enfin ce qui relève du temps chez les créatures est cause de quelque chose en Dieu : toutes choses manifestement impossibles, comme il ressort des exposés antérieurs. Ceci est encore opposé aux autorités de l'Écriture qui contiennent une vérité infaillible et clairement exprimée. Il est dit en effet : « Dieu n'est pas un homme pour mentir, ni un fils d'homme pour se repentir. Est-ce lui qui dit et ne fait pas, qui parle et n'exécute pas ? » et : « Celui qui est la splendeur d'Israël ne ment point et ne se repent pas, car il n'est pas un homme pour se repentir », et : « Je suis le Seigneur et je ne change pas ». Si l'on réfléchit un instant avec attention à ce problème, on remarquera que l'erreur qui s'y glisse, naît d'une confusion entre ces deux ordres, l'ordre universel et l'ordre particulier. Puisque tous les effets sont reliés entre eux du fait qu'ils se rencontrent sous une unique causalité, l'ordre est d'autant plus large que la cause est plus universelle. Dès lors cet ordre dont l'origine est dans la cause universelle qu'est Dieu, embrasse nécessairement toutes choses. Rien n'empêche donc qu'un ordre particulier soit modifié en raison d'une prière ou de quelque autre causalité, car en dehors de cet ordre il est une cause qui le peut changer. C'est pourquoi on ne s'étonne pas quand les Égyptiens, pour qui tout l'ordre humain dépend des corps célestes, soutiennent que le destin, sous la dépendance des astres, peut être modifié par des prières et des rites, car hors du cycle des corps célestes et au-dessus d'eux, il y a Dieu qui peut empêcher l'effet produit en ce monde par l'action des corps célestes. Mais en dehors de l'ordre qui embrasse tout, on ne peut rien imaginer qui soit susceptible de renverser l'ordre dépendant de la cause universelle. C'est pourquoi les Stoïciens, considérant que la cause universelle préside à l'ordre de tous les êtres, ont soutenu qu'un tel ordre institué par Dieu, ne pouvait être modifié sous quelque prétexte que ce soit. Pourtant ils s'écartaient des perspectives de l'ordre universel en affirmant l'inutilité de la prière, tout comme s'ils avaient estimé que les vouloirs des hommes et leurs désirs, sources de leurs prières, n'entraient pas dans cet ordre. Quand ils dirent qu'en raison de l'ordre universel, l'effet demeure le même dans le monde, qu'il y ait des prières ou qu'il n'y en ait pas, ils excluent manifestement de cet ordre les v_ux de ceux qui prient. Mais si ces prières sont comprises sous cet ordre, d'elles, tout comme des autres causes, des effets naîtront du fait même de la divine ordonnance. Exclure l'effet de la prière équivaudrait donc à exclure celui de toutes les autres causes. Pas plus que l'effet des autres causes, l'efficacité de la prière ne compromet l'immutabilité de l'ordre de Dieu. La puissance de la prière n'est donc pas dans les modifications qu'elle apporte à l'ordre de la providence divine, mais dans la place qu'elle obtient dans cet ordre même. Rien d'ailleurs ne s'oppose à ce que l'efficacité des prières apporte quelque changement dans l'ordre particulier d'une causalité inférieure, sous l'action de Dieu qui dépasse toutes causes, et pour autant n'est aucunement enfermé dans la nécessité d'un ordre quelconque, lui qui tient sous sa main la nécessité de l'ordre de toute cause inférieure, comme en étant l'auteur. Quand l'ordre des causes inférieures institué par Dieu est en quelque point modifié par la prière, on dit de Dieu qu'à la prière de ses fils il se convertit ou se repent, en raison du changement, non dans ses éternelles dispositions, mais dans leurs effets. Ainsi Grégoire dit-il que Dieu ne change pas son conseil, même s'il modifie sa sentence ; non cette sentence dont l'éternelle ordonnance est l'expression, mais celle que réalise l'ordre des causes inférieures, cet ordre d'après lequel un Ézéchias devait mourir ou un peuple être puni pour ses péchés. Par analogie on donne le nom de repentir à ce changement de la pensée divine, car Dieu agit à la manière du pénitent dont le propre est de modifier son comportement. De la même manière on dit métaphoriquement qu'il se met en colère quand en punissant il produit l'effet propre de celui qui se met en colère.

97 : DE QUELLE MANIÈRE LES DISPOSITIONS DE LA PROVIDENCE OBÉISSENT A UN PLAN

Ces exposés suffisent à nous laisser entrevoir comment le gouvernement de la providence de Dieu obéit à un certain plan. Nous avons en effet démontré comment Dieu dans sa providence axe tous les êtres sur la divine bonté, comme sur leur fin en vue, non d'accroître en quelque manière cette bonté, mais d'imprimer aux êtres, autant que possible, une ressemblance avec elle. Cependant toute substance créée est loin de la perfection du bien divin ; aussi, pour donner aux choses une ressemblance plus parfaite avec la bonté de Dieu, fallut-il les produire dans la diversité de telle sorte que ce qu'un seul ne pouvait représenter parfaitement, le soit d'une manière meilleure par plusieurs ; ainsi l'homme, impuissant à exprimer sa pensée ni un seul mot, multiplie ses paroles afin de traduire, grâce à cette multiplicité, la pensée de son esprit. Et nous pouvons contempler l'éminente perfection de Dieu dans ce fait que la bonté suprême qui, en Dieu, est une et simple, n'existe chez les créatures que dans la diversité et la multiplicité. Or la diversité dans les êtres naît de la diversité de leurs formes qui leur donnent leur espèce. Ainsi donc leur finalité est la raison de la diversité des formes chez les êtres. Et dans la diversité des formes nous trouvons l'idée de l'ordre établi dans les choses. L'être d'une chose lui vient de sa forme, et dans la mesure de son être, elle tend à ressembler à Dieu qui est lui-même son être dans sa simplicité. Il s'ensuit que la forme n'est rien autre que la similitude de Dieu participée. Aristote a donc bien dit à son propos : elle est quelque chose de divin et de désirable. Cependant la similitude se référant à un être simple ne peut se diversifier que par degrés d'éloignement ou de rapprochement dans la ressemblance de cet être. Or plus un être ressemble à Dieu, plus il est parfait ; aussi la différence entre les formes vient uniquement de leur perfection plus ou moins grande. C'est pourquoi Aristote établit une analogie entre les définitions qui expriment les natures des êtres ou leurs formes, et les nombres dans lesquels toute variation d'espèce se fait par addition ou soustraction d'unité : ce qui donne à comprendre comment la diversité des formes suppose leurs divers degrés de perfection. Chose évidente à qui scrute la nature des choses. Un regard attentif surprend cette diversité des êtres dans toute une gradation : au-dessus des corps inanimés sont les plantes ; au-dessus de celles-ci, les animaux dépourvus de raison ; au-dessus de ces derniers, les substances intelligentes ; et en chacun de ces degrés, cette diversité qui fait les uns plus parfaits que les autres au point que le premier des êtres de la hiérarchie inférieure est voisin de la hiérarchie supérieure et vice versa, par exemple ces animaux immobiles qui ressemblent aux plantes. De là ce mot de Denys : « La divine sagesse a uni les frontières des êtres supérieurs et celles des êtres inférieurs ». Il apparaît dès lors que la diversité des êtres appelle, non leur égalité entre eux, mais un ordre et une hiérarchie. En outre à cette diversité des formes qui est la source de la distinction des espèces dans les êtres, suit la différence de l'agir. Tout être en effet agit dans la mesure où il est en acte ; n'est-il qu'en puissance, il est pour autant privé de l'agir. Or l'être est en acte par sa forme. L'agir d'un être est donc consécutif à sa forme. Toute diversité dans les formes annonce donc une diversité dans l'agir. Et comme tout être atteint la fin propre par son opération propre, nécessairement il y a diversité dans les fins propres des êtres, bien que tous se rencontrent en une seule fin dernière. Cette diversité dans les formes provoque encore une diversité de rapport de la matière avec les réalités subsistantes. Cette diversité des formes naissant de leurs différents degrés de perfection, on en trouvera certaines qui sont assez parfaites pour subsister, complètes en elles-mêmes, sans avoir besoin du soutien de la matière. Les autres au contraire ne se suffisent pas pour subsister parfaitement ; elles ont besoin de ce fondement qu'est la matière au point que l'être subsistant n'est ni la forme seule, ni la matière seule, qui par elle-même n'est pas un être en acte, mais le composé des deux. Néanmoins la matière et la forme ne pourraient être unies en vue de constituer un seul être, si elles n'étaient proportionnées l'une à l'autre. Cette proportion suppose nécessairement qu'aux diverses formes répondent diverses matières. C'est pourquoi telles formes appellent une matière simple, telles autres une matière composée ; et d'après la diversité des formes, on aura une composition diverse des parties, en harmonie avec l'espèce de la forme et son opération. La diversité des rapports de la forme avec la matière entraîne une diversité chez les agents et les patients. Un être agit en effet en raison de sa forme, il est passif et mobile ; par sa matière ; il résulte donc nécessairement que les êtres dont les formes sont plus parfaites et plus immatérielles, agissent sur ceux qui sont plus matériels et dont les formes sont plus imparfaites. Enfin cette diversité des formes et des matières et des agents sera la cause d'une diversité dans les propriétés et les accidents. La substance en effet, étant la cause de l'accident, comme le parfait de l'imparfait, à des principes substantiels différents suivent nécessairement des accidents propres divers. De plus, la différence chez les agents entraîne une différence dans leur action sur les patients et par là une différence dans les accidents dont ils sont la cause. On voit désormais comment ce n'est pas sans raison que la providence de Dieu distribue dans le monde créé les divers accidents et les actions et les passions et les divers arrangements. C'est pourquoi l'Écriture Sainte attribue la production des choses et leur gouvernement à la sagesse et à la prudence de Dieu. Il est dit : « C'est par la sagesse que Yaweh a fondé la terre, par la prudence qu'il a affermi les cieux. Par sa sagesse les abîmes se sont ouverts et les nuages distillent la rosée ». Et il est dit de la sagesse de Dieu qu'elle « atteint avec force d'un bout du monde à l'autre et dispose tout avec douceur ». Et encore : « Vous avez tout réglé avec mesure, avec nombre et avec poids » ; la mesure marque l'intensité ou la modalité ou le degré de perfection de chaque être ; le nombre, la multiplicité et la diversité des espèces, consécutive à leurs degrés divers de perfection ; le poids, les diverses inclinations des êtres à leurs fins et à leurs opérations propres, et les agents et les patients et les accidents consécutifs à la distinction des espèces. Dans cet ordre où l'on surprend la pensée de la providence divine, nous plaçons en premier lieu la bonté de Dieu, comme la fin dernière qui est le principe premier de l'agir ; puis la multiplicité des êtres qui nécessairement requiert la diversité des degrés dans les formes et les matières, dans les agents et les patients, dans les opérations et les accidents. De même que la première intention de la providence de Dieu est purement et simplement sa bonté, ainsi sa première intention, au plan des créatures, est leur nombre, à la production et à la conservation duquel tout paraît ordonné. De ce point de vue Boèce semble avoir bien écrit : « Tout ce qui a été institué à l'origine de la nature des choses, le fut en vue de leur nombre ». Par ailleurs on notera que la raison pratique et la raison spéculative se ressemblent et diffèrent en partie. Elles se ressemblent en ceci : de même que la raison spéculative à partir d'un principe, grâce à un moyen terme, aboutit à la conclusion recherchée, ainsi la raison pratique à partir d'un premier donné, en passant par des intermédiaires, arrive à l'opération ou l'effet désiré. Toutefois dans l'ordre spéculatif la forme ou l'essence est le principe ; dans l'ordre pratique c'est la fin qui parfois est la forme, parfois autre chose ; dans l'ordre spéculatif encore le principe est toujours nécessaire, dans l'ordre pratique il l'est ou ne l'est pas : il est en effet nécessaire pour l'homme de vouloir son bonheur comme fin, mais non de vouloir construire une maison. Pareillement dans l'ordre spéculatif les conclusions découlent nécessairement des antécédents, ce qui n'est pas toujours vrai dans l'ordre pratique, sauf dans cet unique cas où il n'y a qu'une voie pour atteindre la fin ; ainsi pour construire une maison, il faut chercher du bois, mais que ce soit du bois de sapin, cela dépend uniquement de la volonté du constructeur et non de l'idée de la maison à bâtir. Ainsi donc que Dieu aime sa bonté propre, ceci est nécessaire, mais il ne s'ensuit pas nécessairement que cette bonté soit représentée dans les créatures puisqu'elle est parfaite sans cela. Dès lors la production de la créature dans l'être, bien qu'elle tienne son origine de la bonté de Dieu, ne dépend que de son seul vouloir. - Mais si nous supposons que Dieu veuille communiquer sa bonté aux créatures par voie de ressemblance, nous trouvons ici à la diversité des créatures sa raison d'être, mais il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elles obtiennent telle ou telle mesure de perfection ou que le nombre des êtres soit tel ou tel. A supposer encore que la volonté divine ait décrété d'établir tel nombre d'êtres et de donner à chaque chose telle perfection, on a la raison de telle forme et de telle matière. Et il en va de même pour le reste. Il est donc évident que la providence organise le monde d'après un plan, mais ce plan est formé à partir de l'hypothèse du vouloir divin. De la sorte deux erreurs sont écartées. L'erreur de ceux qui croient que tout est effet de la volonté pure de Dieu, mais sans idée organisatrice ; telle est la position des théologiens du Càlam chez les Sarrasins, d'après Rabbi Moyses : pour eux il est indifférent que le feu réchauffe ou refroidisse, si ce n'est que Dieu le veut ainsi. - L'erreur encore de ceux pour qui la providence de Dieu établit nécessairement l'ordre des causes. Nos exposés démontrent à l'évidence la fausseté de ces positions. Certaines expressions scripturaires semblent tout attribuer à la volonté pure de Dieu ; elles n'entendent pas pourtant exclure toute idée directrice dans les dispositions de la providence, mais seulement affirmer que la volonté de Dieu est le principe premier de toutes choses, comme nous l'avons dit. Ainsi ce mot du Psaume : « Tout ce que le Seigneur a voulu, il l'a fait ». Et de Job : « Qui peut lui dire : pourquoi avez-vous fait cela ? » ; et des Romains : « Qui résiste à sa volonté ?» Et Augustin dit : « Seule la volonté de Dieu est la cause première de la santé et de la maladie, des récompenses et des peines, des grâces et des rétributions ». Quand donc nous cherchons la raison d'un effet naturel, nous pouvons en rendre compte par une cause prochaine, pourvu que nous ramenions tout à la volonté divine comme à la cause première. Par exemple à qui demande pourquoi en présence du feu le bois s'échauffe, on répond : parce qu'il est naturel au feu de chauffer ; et ceci parce que la chaleur est son accident propre, accident consécutif à sa forme propre ; et ainsi de suite en remontant jusqu'à la volonté de Dieu. C'est pourquoi à qui demande pourquoi le bois est chaud, on répond : parce que Dieu l'a voulu ; la réponse est sage si l'on entend ramener la question à la cause première ; elle ne l'est plus si l'on veut exclure toutes les autres causes.

98 : DANS QUELLE MESURE DIEU A ET N'A PAS LE POUVOIR D'AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DE SA PROVIDENCE

Ainsi deux ordres sont à considérer : l'un en dépendance de la cause première de toutes choses et de ce fait embrassant l'univers ; un autre, particulier, en dépendance d'une cause créée particulière, et s'étendant à tout ce qui ressortit à elle. Les ordres de ce genre sont aussi nombreux que diverses sont les causes rencontrées dans le créé. Ils sont toutefois subordonnés entre eux tout comme les causes. Et ainsi tous les ordres particuliers sont nécessairement subordonnés à cet ordre universel et dérivent de l'ordre imposé aux êtres en raison de leur dépendance de la cause première. La politique nous en offre un exemple. Tous les membres d'une famille sont unis entre eux dans cet ordre qui naît de leur sujétion au même père ; à son tour, tant le père de famille que ses concitoyens sont partie d'un ordre qui les unit entre eux et avec le chef de la cité ; celui-ci à son tour, avec tous ses compatriotes, est partie de l'ordre que préside le roi. Mais cet ordre universel sous lequel la providence de Dieu organise tout, peut être considéré de deux manières : du point de vue des êtres qu'il renferme et du point de vue de son ordonnance propre en dépendance de son principe. On a démontré au Second Livre que les êtres soumis à l'ordre divin, émanent de Dieu, non comme d'un agent, poussé par quelque nécessité de nature ou autre, mais de sa volonté pure, surtout si l'on considère la première disposition des choses. Il reste donc que Dieu peut faire d'autres choses que celles qui tombent sous l'ordre de sa providence : sa puissance n'étant pas limitée à celle-ci. Si au contraire nous considérons le plan de cet ordre dans la dépendance de son principe, alors Dieu ne peut rien faire en dehors. Cet ordre, on l'a montré, émane de la science et de la volonté de Dieu qui assigne à toutes choses comme fin sa divine bonté. Or il est impossible à Dieu de faire quelque chose qu'il ne veut pas, puisque les créatures n'émanent pas de lui naturellement mais librement, on l'a dit. Il lui est également impossible de faire quelque chose qui échapperait à sa science, puisqu'on ne peut vouloir que ce que l'on connaît. De plus, il lui est impossible de poser dans le créé quelque chose qui ne serait pas axé sur sa divine bonté comme sur sa fin, puisque sa bonté est l'objet propre de son vouloir. Pareillement, en raison de son immutabilité absolue, il lui est encore impossible de vouloir une chose qu'il eut rejetée antérieurement, ou d'apprendre quelque chose de nouveau, ou de l'orienter vers sa bonté. Dieu ne peut donc rien faire qui ne tombe sous l'ordre de sa providence, comme il ne peut rien faire qui ne relève de son agir. Certes à considérer sa puissance absolue, il peut faire d'autres choses que celles soumises à sa providence et à son agir, mais du fait de son immutabilité il ne peut rien faire qui de toute éternité ne soit sous sa providence. Pour n'avoir pas retenu cette distinction, plusieurs sont tombés en diverses erreurs. Les uns ont voulu étendre aux êtres, soumis à l'ordre divin, l'immutabilité de cet ordre, prétendant que tous ces êtres sont nécessairement comme ils sont, au point que quelques-uns ont soutenu que Dieu ne pouvait en faire d'autres. Contre eux est ce mot : « Ne puis-je pas prier mon Père, et il m'enverra plus de douze légions d'anges ? » D'autres au contraire rejetèrent sur la providence de Dieu la mobilité des choses qui lui sont soumises, jugeant charnellement que Dieu, tel un homme charnel, est d'une volonté changeante. Contre eux est encore ce mot : « Dieu n'est pas comme l'homme, un menteur, ni comme un fils d'homme, un être changeant ». D'autres enfin ont soustrait les êtres contingents à la providence de Dieu. Contre eux il est dit : « Qui prétend que quelque chose est fait sans le commandement du Seigneur ? »

99 : COMMENT DIEU PEUT AGIR EN DEHORS DE L'ORDRE DU MONDE EN PRODUISANT DES EFFETS INDÉPENDAMMENT DES CAUSES IMMÉDIATES

Il reste à démontrer comment Dieu peut agir en dehors de l'ordre du monde. Dieu a institué dans le monde un ordre tel que les êtres inférieurs sont mus par les êtres supérieurs, comme on l'a dit. Or Dieu peut agir en dehors de cet ordre, produire lui-même un effet au plan des êtres inférieurs, indépendamment de toute intervention d'être supérieur. Il y a en effet une différence entre l'agent nécessité par sa nature et l'agent libre. L'effet du premier ne se produit que selon l'ordre propre à sa vertu active. Dès lors un agent d'une vertu extraordinaire ne peut produire immédiatement un effet modeste ; il produit un effet proportionné à sa vertu. Mais cet effet sera parfois d'une vertu moindre que sa cause, et ainsi, après des intermédiaires nombreux, un effet minime sera le fruit d'une cause supérieure. Chez l'agent volontaire il n'en est pas de même. Celui-ci peut produire sans intermédiaire tout effet qui ne dépasse pas sa vertu : l'artisan le meilleur peut par exemple faire le travail d'un artisan maladroit. Or Dieu agit librement et non par nécessité, comme on l'a montré. Il peut donc produire immédiatement, sans recours à leurs causes propres, d'humbles effets qui sont le fruit de causes inférieures. La virtualité divine, comparée à toutes les vertus actives, est comme une vertu universelle, comparée aux vertus particulières ; cela ressort des exposés antérieurs. Or une vertu active universelle est susceptible d'être déterminée de deux manières dans la production d'un effet particulier. Premièrement, par l'intermédiaire d'une cause particulière : par exemple la vertu active du corps céleste est déterminée en vue de la génération humaine par la vertu particulière, contenue dans la semence, comme dans un syllogisme la force de la proposition universelle est déterminée en vue de la conclusion particulière par l'emploi de la proposition particulière. Deuxièmement, par l'intelligence qui se fixe une forme particulière et la réalise dans un effet. Or l'intelligence divine connaît non seulement son essence qui est comme la vertu active universelle, et l'essence des causes universelles et premières, mais encore celle de tous les êtres particuliers, on l'a dit. Elle peut donc produire immédiatement tout effet que produit un agent particulier quelconque. Comme les accidents sont consécutifs aux principes substantiels d'un être, l'auteur immédiat de la substance d'un être doit pouvoir, en même temps que cette substance, produire immédiatement tout ce qui en découle : le générateur qui donne la forme, donne toutes les propriétés et tous les mouvements qui en naissent. Or on a démontré que Dieu, dans la première disposition des choses, a produit immédiatement ces choses dans l'être par voie de création. Il peut donc mouvoir immédiatement chacune d'elles en vue d'un effet sans recourir à des causes intermédiaires. L'ordre des choses émane de Dieu dans le monde d'après les prévisions de son intelligence ; ainsi voyons-nous chez les hommes le chef de la cité imposer aux citoyens l'ordre qu'il a prémédité. Or l'intelligence de Dieu n'est pas nécessairement déterminée à tel ordre au point de ne pouvoir en composer un autre, puisque même à nous il est possible, grâce à notre intelligence, de concevoir un autre ordre, par exemple que Dieu forme l'homme de la terre, sans semence. Dieu peut donc, sans les causes inférieures, produire un effet qui leur est propre. Si l'ordre, imposé aux êtres par la providence de Dieu, est à sa manière l'image de sa bonté, cette image est néanmoins imparfaite, car la bonté de la créature ne peut égaler celle de Dieu. Or quand l'exemplaire d'une chose est imparfait, on la peut représenter d'une autre manière, autrement que par cet exemplaire. Or, on l'a montré, la fin même de Dieu dans la production des êtres est de représenter sa bonté. La volonté divine n'est donc pas tellement limitée à cet ordre des causes et des effets qu'elle ne puisse en ce monde inférieur produire quelque effet immédiatement et sans le secours des causes ordinaires. La sujétion de l'univers créé à Dieu est plus forte que celle du corps humain à l'âme : l'âme est en effet proportionnée au corps comme sa forme, et Dieu transcende toute proportion avec le créé. Or une image et une émotion forte de l'âme suffisent à produire parfois dans le corps la santé ou la maladie, sans aucune action des principes corporels qui en sont normalement la cause. A plus forte raison la volonté divine peut-elle produire un effet dans le monde sans ce secours des causes qui, naturellement, sont orientées vers cet effet. L'ordre de la nature veut que les vertus actives des éléments soient subordonnées à celles des corps célestes. Or il arrive que la vertu céleste produise indépendamment des éléments l'effet propre de ces vertus élémentaires, ainsi le soleil chauffe sans l'action du feu. A plus forte raison la vertu divine pourra-t-elle produire sans leur action l'effet propre des causes créées. On objectera qu'ayant institué l'ordre des choses, Dieu ne peut passer outre, sous peine de changer lui-même, en produisant des effets dans le monde sans l'intervention de leurs causes propres. La réponse se trouve dans la nature même des choses. En effet, l'ordre établi par Dieu dans le monde, se réalise selon le cours normal des choses, mais non pas dans tous les cas et toujours : parmi les causes naturelles, beaucoup produisent leurs effets suivant un mode fixé dans la majorité des cas, mais non toujours : parfois en effet, bien que rarement, il en arrive autrement, soit par une défaillance de l'agent, soit par manque de disposition de la matière, soit par l'intervention d'un agent plus puissant ; ainsi en est-il quand la nature fait naître un homme avec un sixième doigt. Il n'y a pas là pour autant défaillance ou changement dans l'ordre providentiel, car le fait même de cette défaillance exceptionnelle de l'ordre naturel, établi pour un cours normal, tombe sous la providence de Dieu. Si donc une vertu créée suffit pour que l'ordre naturel passe du normal à l'exceptionnel, sans modification dans la providence de Dieu, a fortiori Dieu pourra par sa vertu, sans préjudice pour sa providence, produire des effets en dehors de l'ordre imposé par lui aux êtres. Et ceci il le fait de temps en temps pour manifester sa puissance. Il n'est pas en effet de manifestation plus forte de la sujétion de toute la nature à la volonté de Dieu qu'une action exceptionnelle en dehors de son ordre ; ainsi l'ordre des êtres apparaît comme procédant de Dieu, non par la nécessité de sa nature, mais selon son libre vouloir. Ce n'est pas un argument sans importance que cette action de Dieu dans l'ordre de la nature en vue de se manifester à l'esprit des hommes. On a déjà montré comment toutes les créatures corporelles trouvent d'une certaine manière leur fin dans la nature spirituelle, et la fin de celle-ci est la connaissance de Dieu, on l'a dit antérieurement. On ne s'étonnera donc pas que pour aider la nature spirituelle à connaître Dieu, il y ait des changements dans la nature corporelle.

100 : COMMENT L'ACTION DE DIEU EN DEHORS DE LA NATURE N'EST PAS CONTRE LA NATURE

Néanmoins il faut nous rendre compte que cette intervention de Dieu en dehors de l'ordre imposé au monde, n'est pas contre la nature. Dieu est acte pur ; tous les autres êtres sont composés de puissance. Dieu est donc, par rapport à ces êtres, comme un moteur à l'égard de son mobile ou un principe actif à l'égard de ce qui est en puissance. Or, quand un agent s'impose à un être qui est naturellement en puissance à son endroit, il ne va pas purement et simplement contre la nature, bien que son intervention puisse contredire telle forme particulière qu'elle fait disparaître : ainsi la génération du feu et la corruption de l'air sont une génération et une corruption naturelles ; quelle que soit l'action de Dieu dans le créé, elle n'est donc pas contre la nature, même si elle semble contraire à l'ordre d'une nature particulière. Dieu est l'agent premier et, au-dessous de lui, tous les autres agents sont comme ses instruments, on l'a montré. Or le propre de l'instrument est de favoriser, sous sa motion, l'action de l'agent principal ; aussi, la matière et la forme d'un instrument doivent-elles répondre aux exigences de l'action, voulue par l'agent principal. Aussi il n'est pas contraire, mais très conforme à la nature de l'instrument d'être mû par l'agent principal. Il n'est donc pas davantage contraire à la nature des êtres créés de tomber de quelque manière que ce soit sous la motion de Dieu ; puisque leur raison d'être est précisément d'être à son service. De plus on remarque que, même dans le monde des agents corporels, les mouvements imprimés aux corps inférieurs par les corps supérieurs ne sont pas violents ni contre nature, même s'ils ne sont pas dans le sens du mouvement naturel qu'impose leur forme à ces corps : nous ne disons pas en effet que le flux et reflux de la mer est un mouvement violent, parce qu'il est dû à l'influence astrale, bien que le mouvement naturel de l'eau n'ait qu'un sens, se maintenir en équilibre. Donc à plus forte raison on ne dira pas que tout ce que Dieu fait en chaque créature, est violent et contre nature. Dieu est la mesure première de l'essence et de la nature de tout être au titre d'être premier qui en tous est cause d'être. Or on juge de toute chose d'après sa mesure ; on appellera donc naturel pour une chose ce qui la rend conforme à sa mesure. Par conséquent ce qu'elle reçoit de Dieu lui est naturel, et si Dieu exerce sur elle son action, mais sous une autre forme, cela n'est pas contre nature. Toutes les créatures sont à l'endroit de Dieu, comme son travail pour l'ouvrier, on l'a démontré. Toute la nature est donc, en quelque sorte, l'ouvrage formé par l'art divin. Or il n'est pas contraire à la notion d'ouvrage que l'artiste, après avoir donné la première forme à son ouvrage, le modifie. Il n'est donc pas contraire à la nature que Dieu intervienne chez les êtres autrement qu'en suivant le cours habituel de leur nature. De là ce mot d'Augustin : « Dieu, le créateur et l'auteur de toutes les natures, ne fait rien contre la nature, car elle est conforme à la nature de chaque être l'action qu'a sur lui Celui dont dépend tout mode, tout nombre et tout ordre ».

101 : DES MIRACLES

On a coutume d'appeler miracles ces _uvres accomplies par Dieu en dehors du cours normal des choses : en effet nous admirons quelque chose, quand voyant un effet nous en ignorons la cause. Et comme une unique et même cause est susceptible d'être connue des uns et ignorée des autres, il arrive que devant un effet les uns sont dans l'admiration mais non les autres : ainsi l'astronome, à la vue d'une éclipse, ne s'étonne pas ; il en connaît la cause ; au contraire celui qui ignore la science astronomique, est dans l'admiration, car il ne connaît pas la cause de l'éclipse. C'est pourquoi telle chose est étonnante pour l'un et non pour l'autre. Cela est donc purement et simplement étonnant dont la cause est absolument cachée ; et le nom de miracle désigne ce qui est étonnant de soi et pleinement, non pas seulement pour celui-ci ou cet autre. Or Dieu est la cause absolument cachée à tout homme ; on a prouvé plus haut que son essence est inaccessible en cette vie à aucune intelligence humaine. Ces _uvres sont donc proprement miraculeuses qui sont accomplies par Dieu en dehors de l'ordre communément observé dans le monde. Toutefois ces miracles sont de degrés et d'ordre divers. Au premier degré de ces miracles, on comptera ces _uvres divines que la nature ne peut jamais taire : la simultanéité de deux corps, le recul ou l'arrêt du soleil, la séparation des eaux dans la mer offrant un chemin à ceux qui passent. Et parmi ceux-ci, il y a encore un ordre. Plus grandes sont les _uvres de Dieu et plus elles échappent au pouvoir de la nature, plus elles sont miraculeuses : ainsi le recul du soleil est un miracle plus grand que la séparation des eaux dans la mer. Au deuxième degré on comptera des _uvres de Dieu, possibles à la nature mais non dans cet ordre. Qu'un animal vive, voie et marche, c'est une _uvre de la nature, mais qu'il vive après être mort, qu'il voie après avoir été aveugle, que le paralytique marche après avoir perdu sa force, la nature ne le peut faire tandis que Dieu le peut miraculeusement ; Et là encore on distinguera des degrés dans le miracle, dans la mesure où l'_uvre dépassera davantage le pouvoir de la nature. Le troisième degré des miracles comprend des _uvres, normales dans la nature, mais que Dieu accomplit sans l'action des principes naturels, ainsi la guérison d'une fièvre, à la portée de la nature, opérée parla vertu divine, et encore une pluie qui tombe sans l'action des principes naturels.

102 : COMMENT DIEU SEUL FAIT DES MIRACLES

Ces considérations nous permettent de conclure que Dieu seul peut faire des miracles. Ce qui est enfermé totalement dans un ordre ne peut agir en dehors de cet ordre. Or toute créature est soumise à l'ordre que Dieu impose au monde. Aucune créature ne peut donc agir en dehors de cet ordre, c'est-à-dire faire des miracles. Ce n'est pas un miracle pour une vertu finie de réaliser l'effet propre auquel elle est déterminée, quelque étonnement qu'en ait celui qui ne la perçoit point : c'est ainsi un sujet d'étonnement pour les ignorants que l'aimant attire le fer ou qu'un petit poisson arrête un navire. Or tout pouvoir créé est limité à un ou plusieurs effets déterminés. Ce n'est donc pas un miracle. Donc tout effet d'un pouvoir de ce genre ne peut être appelé miracle, au sens propre, quelque étonnant qu'il soit pour celui qui ignore ce pouvoir. Au contraire, toute _uvre de la puissance divine est un vrai miracle, car cette puissance est de soi incompréhensible parce qu'elle est infinie. Toute créature requiert pour son action un sujet sur lequel elle agit ; il n'appartient en effet qu'à Dieu de faire quelque chose de rien, comme on l'a montré. Or tout agent qui présuppose un sujet à son action, ne peut réaliser que ce à quoi ce sujet est en puissance, car l'action de l'agent sur le sujet consiste à le réduire de la puissance à l'acte. Toute créature donc, de même qu'elle ne peut créer, ne réalise dans une chose que ce que contient sa puissance. Or beaucoup de miracles sont divinement accomplis lorsque le pouvoir divin réalise dans les choses ce qui n'était pas en leur puissance : tels la résurrection d'un mort, le recul du soleil, la simultanéité de deux corps. De tels miracles sont impossibles à tout pouvoir créé. Ce sujet de l'acte se réfère et à l'agent qui le réduit de la puissance à l'acte, et à l'acte même auquel il est conduit. De même donc qu'un sujet est en puissance à un acte déterminé et non à n'importe lequel, de même il ne peut passer de la puissance à cet acte que sous l'action d'un agent déterminé, car pour aboutir à des actes divers il faut des causes diverses : ainsi l'air étant en puissance feu et eau, autre sera l'agent qui le conduira à l'acte de feu, autre celui qui le conduira à l'acte d'eau. Il est également manifeste que la matière corporelle n'atteint pas un acte parfait sous la seule influence de la vertu universelle ; elle a son agent propre qui détermine à un effet particulier cette action de la vertu universelle. Toutefois, pour un acte moins parfait, la matière corporelle est réductible par la seule vertu universelle sans l'intermédiaire d'agents particuliers : ainsi la seule vertu universelle est insuffisante à la génération des animaux parfaits : une semence déterminée y est requise ; mais elle suffit, sans semence, dans la génération des animaux inférieurs. Quand il s'agit donc de ces effets du monde inférieur, susceptibles d'être produits par les causes supérieures universelles sans intervention de causes particulières inférieures, rien de miraculeux qu'ils soient ainsi produits : il n'y a pas de miracle dans la naissance d'animaux, sans semence, de la seule pourriture. Mais dans le cas où les causes supérieures ne suffiraient pas à la production de ces effets, les causes inférieures particulières devraient concourir à leur achèvement. Toutefois, qu'un effet soit ainsi produit par le concours de la cause supérieure et des principes propres de cet effet, il n'y a pas là miracle. Donc d'aucune manière la puissance des créatures supérieures ne suffit à accomplir un miracle. Une même idée commande au fait de tirer quelque chose d'un sujet, de réaliser en lui l'appel de sa puissance et, dans cette réalisation, de respecter un ordre qui exige des moyens déterminés. En effet un sujet n'est en puissance prochaine à son terme dernier que si déjà il est en acte des termes intermédiaires ; par exemple la nourriture n'est pas immédiatement en puissance de devenir notre chair ; elle doit d'abord être changée en notre sang. Or toute créature présuppose nécessairement un sujet à ses réalisations, et elle ne peut rien réaliser qui ne soit en puissance dans ce sujet, on l'a montré. Elle ne peut donc aboutir à ses fins sans faire passer ce sujet à l'acte par des intermédiaires déterminés. Donc le miracle, qui consiste dans la production d'un effet en dehors de l'ordre qui lui serait naturel, n'est pas au pouvoir de la créature. Il existe un ordre naturel entre les divers mouvements : en effet le premier des mouvements est le mouvement local ; il est ainsi la cause des autres, car le premier d'un genre est la cause de tous ceux qui ressortissent à ce genre. Or tout effet, en ce monde inférieur, est nécessairement le fruit d'une génération ou d'une altération. Un effet suppose donc l'intervention d'une cause mue localement s'il est dû à l'action d'un agent incorporel qui, lui, n'est pas susceptible de mouvement local. Mais ces effets, produits par des substances spirituelles grâce à un corps à titre d'instrument, ne sont pas miraculeux ; les corps n'agissent que naturellement. Les substances créées spirituelles ne peuvent donc par leur propre pouvoir faire des miracles, et encore moins les substances corporelles dont toute l'action est naturelle. Il n'appartient donc qu'à Dieu de faire des miracles. Lui est en effet au-dessus de cet ordre qui embrasse l'univers puisque sa providence est le principe de cet ordre. De plus sa puissance, absolument infinie, n'est limitée à aucun effet particulier ni à un mode ou ordre quelconque dans la production de ses effets. De là ce mot du Psaume à propos de Dieu : « Seul il fait des choses admirables ».

103 : COMMENT LES SUBSTANCES SPIRITUELLES ACCOMPLISSENT CERTAINES OEUVRES MERVEILLEUSES QUI NE SONT POURTANT PAS DE VRAIS MIRACLES

Avicenne a soutenu que, dans la production d'un effet quelconque, la matière est soumise aux substances séparées beaucoup plus qu'aux agents qui opèrent en elle par voie de contrariété. De là cette conclusion qu'en ce monde inférieur l'intelligence de ces substances produit certains effets sans l'intermédiaire d'agents corporels, par exemple, les pluies, la guérison des malades. Il en trouve un signe dans notre âme qui, si elle est d'une forte imagination, par une seule appréhension modifie un corps : par exemple, quand un homme marche sur une poutre suspendue, il tombe facilement parce que, sous l'empire de la crainte, il s'imagine qu'il va tomber, tandis qu'il ne tomberait pas si la poutre était à terre, car il n'aurait ainsi aucune chute à redouter. Il est encore évident qu'à une seule appréhension de l'âme la température du corps s'élève, tel le cas de désirs ardents ou de colère, ou bien elle s'abaisse, comme dans la crainte. Parfois aussi une forte appréhension déclenche une maladie, la fièvre ou même la lèpre. Et Avicenne de prétendre que si l'âme est pure, exempte de passions corporelles, forte dans sa pensée, non seulement son propre corps mais encore les corps extérieurs lui obéiront, au point que par sa pensée elle guérira un malade ou produira quelque fait analogue. Il trouve là l'explication du mauvais sort : l'âme d'un individu, sous l'emprise violente de la malice, exerce une influence maléfique sur quelqu'un, particulièrement sur un enfant, qui en raison de la faiblesse de son corps est plus facilement sensible aux diverses influences. Ainsi ce philosophe soutient que par leurs pensées les âmes séparées qui, pour lui, sont les âmes et les moteurs du monde, produisent a fortiori des effets indépendamment de tout agent corporel. Cette conclusion est en parfaite harmonie avec ses autres théories. Il enseigne en effet que toutes les formes substantielles émanent de la substance séparée et parviennent jusqu'à ce monde inférieur tandis que les agents corporels ne font que disposer la matière à recevoir l'influence de cette substance séparée. C'est là une position erronée d'après Aristote qui prouve comment les formes de la matière ne lui viennent point des formes séparées mais de celles qui sont dans la matière même ; ainsi trouve-t-on une ressemblance entre l'agent et son effet. Quant à son exemple de l'influence de l'âme sur le corps, il n'est pas d'une grande efficacité pour ses fins. Aucune modification corporelle ne suivrait une appréhension si à celle-ci n'était adjointe une émotion de joie ou de tristesse, de désir ou d'autre passion. Ces passions comportent en effet un certain mouvement du c_ur auquel est consécutive une modification dans tout le corps, que ce soit un mouvement local ou quelque autre altération. Il reste donc encore que la pensée de la substance spirituelle n'atteint le corps que par l'intermédiaire d'un mouvement local. Dans le cas du sort, la pensée d'un individu n'altère pas le corps de l'autre immédiatement, mais par l'intermédiaire du mouvement du c_ur, elle modifie le corps conjoint à son âme ; cette altération va jusqu'à l'_il lequel pourra atteindre un être extérieur, surtout s'il est facilement influençable : c'est, au temps de ses règles, le cas de la femme dont l'_il impressionne le miroir. Une substance spirituelle créée ne peut donc, sans l'intermédiaire du mouvement local d'un corps, imposer par sa propre vertu une forme à une matière corporelle, comme si celle-ci était à sa discrétion pour passer à l'acte de sa forme. Tel est en effet le pouvoir d'une substance spirituelle qu'elle commande au corps en déclenchant son mouvement local. Or, pour mouvoir localement un corps, elle fait appel à des forces naturelles actives en vue de produire ses effets, ainsi le serrurier se sert du feu pour amollir le fer. Mais cela n'est pas un miracle au sens propre. Il reste donc que les substances spirituelles créées n'accomplissent pas de miracles par leur propre pouvoir. Je dis « par leur propre pouvoir », car rien ne s'oppose à ce que, par la puissance divine, ces substances opèrent des miracles. Ce qui ressort du fait qu'un ordre angélique est spécialement député aux miracles, d'après Grégoire. Celui-ci dit encore que les saints font des miracles non seulement par leur intercession, mais encore par leur puissance. Cependant il faut savoir que dans l'usage qu'ils font des êtres de la nature en vue de produire certains effets déterminés, les anges ou les démons s'en servent comme d'instruments, telle médecin qui prend des herbes comme instrument de guérison. Or l'effet, émanant d'un instrument, répond non seulement à la vertu propre de l'instrument, mais il la dépasse, car l'instrument agit par la vertu de l'agent principal. La scie ou la hache ne ferait pas un lit, sans l'influence sur leur activité de l'art qui se fixe ce but ; la chaleur naturelle n'engendrerait pas davantage la chair des êtres sans l'intervention de l'âme végétale qui s'en sert comme d'un instrument. Il est donc normal que les êtres naturels produisent des effets qui leur soient supérieurs, puisque les substances spirituelles les utilisent comme des instruments. De tels effets ne méritent certes pas le nom de miracles puisque leurs causes sont naturelles, néanmoins ils nous demeurent merveilleux, et ce pour deux raisons. D'abord, pour nous il n'est pas normal que ces causes naturelles soient sous l'influence de ces substances spirituelles dans la production de ces effets : ainsi l'ouvrage d'un artisan ingénieux paraît merveilleux quand il est produit d'une manière inconnue des autres ; deuxièmement, dans la production de ces effets, les causes naturelles jouissent d'un pouvoir particulier du fait qu'elles sont les instruments des substances spirituelles. Et cela approche un peu plus de la notion de miracle.

104 : COMMENT LES MAGICIENS N'ACCOMPLISSENT PAS LEURS OEUVRES SOUS LA SEULE INFLUENCE DES CORPS CÉLESTES

Quelques-uns ont prétendu que ces merveilles que produisent les arts magiques, ne relèvent pas des substances spirituelles, mais de l'influence des corps célestes. Le signe en est que ceux qui s'adonnent à ces arts s'intéressent à la place des astres. Ils se servent d'herbes et autres choses matérielles, comme pour disposer la matière inférieure à l'influence de la vertu céleste. Or ceci est directement opposé à ce que l'on voit. Il est impossible en effet, on l'a montré, que l'intelligence ait sa cause dans des principes corporels, et par là que des effets, propres à la nature spirituelle trouvent leur origine dans la vertu des corps célestes. Or parmi les pratiques magiques il en est qui semblent être le propre d'une nature intellectuelle : on donne des réponses au sujet de choses enlevées clandestinement et autres choses analogues qui supposent nécessairement une intelligence. Il n'est donc pas vrai que tous ces effets soient produits uniquement par la vertu des corps célestes. La parole même est un acte propre de la nature raisonnable. Or dans ces pratiques on voit des êtres apparaître en conversation avec des hommes et discourant sur des sujets divers. Il n'est donc pas possible que cela soit l'effet de l'unique vertu des corps célestes. On dira que ces apparitions ne sont pas réelles mais seulement imaginaires. Tout d'abord cela n'est pas vrai. Les formes imaginaires n'apparaissent pas comme réelles sans une aliénation des sens extérieurs, car on ne peut prendre une représentation comme une réalité sans que ne soit liée la faculté de discrimination du sens. Or ces paroles et ces apparitions s'adressent à des hommes en pleine possession de leurs sens extérieurs. Il n'est donc pas possible que ces visions et auditions soient seulement imaginaires. En outre une connaissance intellectuelle, au-dessus des possibilités naturelles ou acquises de l'intelligence, ne peut naître de n'importe quelle forme imaginaire ; ceci est encore évident dans le cas des songes ; ils peuvent être annonciateurs du futur, mais quiconque a un songe n'en saisit pas la signification. Or ces visions et auditions que l'on rencontre dans les pratiques magiques, la plupart du temps valent aux hommes une connaissance intellectuelle de choses qui dépassent le pouvoir de l'intelligence, par exemple la révélation de trésors cachés, la manifestation de l'avenir et aussi des réponses vraies concernant des documents scientifiques. Ces êtres qui apparaissent et parlent ne sont donc pas seulement des êtres imaginaires ; à tout le moins cette connaissance, acquise par de telles imaginations, relève de quelque intelligence supérieure, et n'est pas due à la seule vertu des corps célestes. Ce qui est dû à la vertu des corps célestes est un effet naturel ; ces formes sont naturelles qui sont produites dans ce monde par cette vertu. Ce qui n'est pas naturel à un être ne relève donc pas de cette vertu. On relève parmi ces pratiques des faits de cette sorte : verrou d'une porte tiré à l'approche de quelqu'un, personnes rendues invisibles, et beaucoup d'autres choses de ce genre. Ceci ne peut être le seul fait de la vertu des corps célestes. Si sous l'influence des corps célestes un être reçoit ce qui est la conséquence d'un principe posé, il reçoit pareillement ce principe. Or de soi le fait de se mouvoir suit celui de posséder la vie, c'est en effet le propre du vivant de se mouvoir soi-même. Il est donc hors du pouvoir des corps célestes qu'un corps inanimé se meuve lui-même. On raconte pourtant que cela est au pouvoir de la magie : des statues se meuvent ou parlent. Il n'est donc pas possible que cela soit par l'influence des corps célestes. On objectera que sous cette influence des corps célestes, cette statue reçoit un certain principe vital : chose impossible. En effet, en tout vivant le principe de vie est sa forme substantielle : pour le vivant vivre c'est être. Et il est impossible qu'un être hérite d'une nouvelle forme substantielle qu'il n'ait perdu la première qu'il possédait : la génération de l'une est la corruption de l'autre. Or la fabrication d'une statue ne suppose pas la perte d'une forme substantielle, mais une simple modification de la forme extérieure qui est un accident, par exemple la forme du cuivre demeure, comme celle d'autres matières. Il n'est donc pas possible que ces statues reçoivent un principe de vie. Tout être que meut un principe vital, est doté de sens : le moteur est en effet sens ou intelligence. Cependant l'intelligence, en ce monde soumis à la génération et à la corruption, ne se rencontre pas sans le sens. Et il n'y a pas de sens, s'il n'y a le toucher, ni le toucher sans un organe convenablement harmonisé. Une telle complexion ne se rencontre pas dans la pierre, la cire ou le métal, matière des statues. Il est donc impossible que ces statues soient mues par un principe vital. La génération des vivants parfaits est due non seulement à la vertu des corps célestes mais encore à la semence : l'homme est engendré par l'homme et par le soleil. Or les animaux engendrés par la seule vertu céleste, sans semence, naissent de la pourriture et comptent parmi les animaux inférieurs. Dans l'hypothèse où ces statues recevraient de la seule vertu céleste un principe vital grâce auquel elles pourraient se mouvoir elles-mêmes, elles seraient parmi les derniers des animaux. Ce qui serait faux si leurs actions étaient dues à un principe interne : car dans leurs actes on en note d'excellents, telles leurs réponses sur des choses cachées. Il n'est donc pas possible que leur agir ou leur mouvement soit consécutif à un principe vital. On trouve des effets naturels dus à la vertu des corps célestes sans aucune intervention de l'art humain. Si en effet les hommes sont parfois pour quelque chose dans la génération des grenouilles ou autres bêtes semblables, néanmoins cette génération se produit encore sans une telle intervention. Dans l'hypothèse donc où ces statues, dues à l'art magique, recevraient des corps célestes un principe vital, on devrait en trouver qui ne sortent pas des ateliers. Or ceci ne se trouve pas. Il est donc évident que ces statues sont dépourvues de principe vital et ne sont pas mues par la vertu des corps célestes. Ces considérations réfutent l'erreur d'Hermès que rapporte Augustin : « De même que Dieu est l'auteur des dieux célestes, l'homme est le sculpteur des dieux qui sont dans les temples, vivant dans l'orbite des hommes : ce sont là des statues animées pleines de sens et d'esprit, faisant de nombreuses et grandes choses, prévoyant l'avenir, interprétant les songes et beaucoup d'autres choses, donnant des maladies aux hommes et les guérissant, leur accordant selon leurs mérites joie et tristesse ». L'autorité divine renverse cette position : il est dit dans le Psaume : « Les statues des païens sont argent et or, _uvres de la main des hommes. Elles ont une bouche et ne parlent pas : il n'y a pas de souffle dans leur bouche ». On ne peut pourtant pas nier qu'il puisse y avoir en ces arts magiques quelque puissance qui relève de l'influence des corps célestes, mais cette puissance est limitée aux seuls effets dont la vertu des corps célestes est susceptible dans ce monde inférieur.

105 : LES CAUSES DE L'EFFICACITÉ DES PRATIQUES MAGIQUES

Il reste à rechercher la source de l'efficacité de ces pratiques magiques, chose facile si l'on considère la technique de ces pratiques. Dans ces pratiques on use de formules à signification précise en vue d'obtenir des effets déterminés. Or toute formule, dans la mesure où elle est porteuse de sens, tient sa vertu d'une intelligence, ou de l'intelligence de celui qui la profère, ou de l'intelligence de celui à qui elle s'adresse : de l'intelligence de celui qui la profère, ce serait le cas d'une intelligence assez puissante pour être cause des choses par sa seule pensée ; il reviendrait à la parole de manifester cette pensée en produisant des effets ; de l'intelligence de celui à qui elle s'adresse, quand l'auditeur, ayant perçu dans son intelligence le sens de la formule, est engagé à réaliser l'effet en question. On ne soutiendra pas que les formules employées par les magiciens, trouvent leur efficacité dans l'intelligence de celui qui les profère. En effet toute virtualité est consécutive à une essence, et la diversité des virtualités est un signe de celle des principes essentiels. Or le comportement normal de l'intelligence humaine est tel que sa connaissance est davantage l'effet des choses que leur cause. Donc dans cette hypothèse où des hommes pourraient de leur propre pouvoir changer les choses en exprimant leur pensée dans une formule, ils seraient d'une autre espèce ; leur nom d'homme serait équivoque. L'étude ne confère pas le pouvoir de faire quelque chose, mais uniquement la connaissance de ce qui est à faire. Or des individus apprennent par l'étude l'art de la magie ; ils ne possèdent donc pas de pouvoir en vue de l'exercice de cet art, ils n'en ont que la connaissance. On objectera que ces hommes, mieux partagés que les autres, sous l'influence des astres, reçoivent au berceau le pouvoir en question ; ceci explique que, si étendue que puisse être la science de ceux qui n'ont reçu aucun pouvoir à leur naissance, elle ne puisse leur donner d'accomplir de telles choses. On répondra d'abord que les corps célestes n'exercent aucune influence sur l'intelligence, comme on l'a montré. L'intelligence d'un homme ne saurait donc tenir de la vertu des astres ce pouvoir qui donnerait une efficacité à l'expression de la pensée dans une formule. On insistera : l'imagination a son rôle dans l'articulation de cette formule expressive, et les corps célestes exercent une influence sur elle, puisque son opération est dépendante d'un organe corporel. Mais cela ne vaut pas pour tous les effets dus à cet art. On a démontré que tous ces effets ne ressortissent pas à la vertu des astres. Nul ne peut donc recevoir de cette vertu l'efficacité nécessaire à leur production. Il reste donc que ces effets sont réalisés par une intelligence à qui s'adresse la formule. Le signe en est que ces formules dont usent les magiciens sont des invocations, des supplications, des adjurations ou même des ordres, comme s'ils s'adressaient à un autre. Parmi les observances de cet art on use de certains caractères ou de figures déterminées. Or la figure n'est principe ni d'action ni de passion sans quoi les corps mathématiques seraient des corps actifs et passifs. De telles figures ne peuvent donc créer dans la matière des dispositions favorables à la réception d'un effet naturel. Les magiciens ne s'en servent donc pas comme de préparations, mais simplement comme de signes : il n'y a pas d'autre alternative. Mais nous n'usons d'un signe qu'à l'égard d'une autre intelligence. Ainsi les pratiques magiques obtiennent leur efficacité d'une autre intelligence à qui s'adresse la formule du mage. On dira que certaines figures sont en affinité avec certains corps célestes ; ainsi par elles les corps inférieurs sont préparés à recevoir l'influence de ceux-ci. Thèse qui ne paraît pas raisonnable. Un patient n'est susceptible de subir l'influence d'un agent que pour autant qu'il y est en puissance, et seuls ces éléments déterminent à telle influence particulière, par lesquels il est de quelque manière en puissance. Or les figures ne disposent nullement la matière à être en puissance à l'endroit de quelque forme, car la figure d'elle-même fait abstraction de toute matière et de toute forme sensible, puisqu'elle est un être mathématique. Les figures et les caractères ne peuvent donc déterminer un corps à recevoir l'influence des corps célestes. Certaines figures sont en affinité avec tels corps célestes dont elles sont l'effet, car les figures des corps inférieurs ont leur cause dans les corps célestes. Mais les arts magiques n'usent pas des caractères et des figures en tant qu'effets des corps célestes, car ils sont eux-mêmes les effets de celui qui pratique la magie. Cette affinité entre ces figures et les corps célestes est donc nulle pour notre propos. Les figures ne comptent pas dans la disposition de la matière naturelle à sa forme, on l'a montré. Par conséquent les corps ornés de ces figures sont, au même titre que les autres corps de même espèce, susceptibles de recevoir l'influence des corps célestes. Mais que parmi plusieurs corps, également disposés, un agent opère sur celui-ci, en qui il découvre une affinité particulière, plutôt que sur celui-là, c'est un fait qui ne relève pas d'un agent nécessité par sa nature, mais d'un agent libre. Il est dès ors évident que l'art magique, dans son usage des figures en vue de produire des effets déterminés, ne tient pas son efficacité d'un agent naturel, mais d'une substance spirituelle qui agit par son intelligence. Le nom de caractère donné à de telles figures le démontre pareillement. Caractère signifie signe. Par quoi on entend marquer que l'on emploie ces figures comme des signes à l'adresse d'une autre intelligence. Cependant les figures des objets fabriqués sont comme des formes spécifiques. On pourrait dès lors soutenir qu'à cette figure ainsi modelée qui donne à l'image sa spécificité, sous l'influence du corps céleste, un pouvoir est accordé, non en tant qu'elle est figure, mais en tant qu'elle donne son espèce à l'objet fabriqué qui capte la vertu des astres. Mais de ces lettres qui composent les inscriptions des images, comme des autres caractères, on ne peut rien dire, sinon qu'elles sont des signes. Par conséquent elles n'ont de sens qu'à l'adresse d'une intelligence. Les sacrifices, les prostrations et autres rites analogues prouvent la même chose ; ils sont des signes de révérence à l'endroit de quelque nature spirituelle.

106 : COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE QUI DONNE LEUR EFFICACITÉ AUX PRATIQUES MAGIQUES, EST MAUVAISE DU POINT DE VUE MORAL

Il faut maintenant rechercher quelle est cette nature spirituelle à la puissance de laquelle sont dues ces _uvres. Il apparaît en premier lieu qu'elle n'est ni bonne ni honorable. Accorder son patronage à des choses qui contrecarrent la vertu, n'est pas d'un esprit dont les dispositions sont bonnes. Or tel est le fait de ces pratiques : leur but est souvent l'adultère, le vol, l'homicide et autres _uvres mauvaises ; aussi appelle-t-on maléfiques ceux qui s'y livrent. Les dispositions de cette nature spirituelle à qui recourent les pratiques de la magie, ne sont donc pas conformes à la vertu. Ce n'est pas d'un esprit pleinement vertueux que d'être le familier et le protecteur de brigands et non d'hommes d'élite. Or le plus souvent ceux qui recourent à ces pratiques sont des hommes méchants. Cette nature spirituelle par le secours de laquelle ces pratiques obtiennent une efficacité, n'a donc pas des dispositions conformes à la vertu. Le propre d'un esprit vertueux est de conduire les hommes aux vrais biens humains qui sont conformes à la raison, et par conséquent c'est d'un esprit mal disposé que de les en détourner en les entraînant vers des biens de peu de valeur. Or ces pratiques ne font pas progresser les hommes dans la possession des biens qui sont conformes à la raison, telles la science et les vertus, elles leur valent simplement des biens fort minces, ainsi la découverte d'un vol et du voleur et autres choses semblables. Ces substances spirituelles au concours desquelles font appel ces pratiques n'ont donc pas des dispositions à la vertu. Dans ce genre de pratiques se glissent l'illusion et la sottise ; ainsi elles exigent des hommes purs de toute souillure alors que souvent elles sont utilisées en vue de commerces illicites. Or dans la conduite d'un esprit sage on ne surprend rien qui soit déraisonnable ni étranger à ses tendances. Ces pratiques ne sont donc pas patronnées par un esprit aux dispositions vertueuses. Mauvaises sont les dispositions de cet esprit au concours de qui on fait appel par le crime. C'est ce qui se fait dans ces pratiques : on lit en effet que pour les accomplir on a tué des enfants innocents. Des esprits à qui on a recours pour commettre de telles choses ne peuvent être bons. La vérité est le bien propre de l'intelligence. Puis donc que le propre d'un être bon est de conduire au bien, il appartient à tout bon esprit de conduire les autres à la vérité. Or dans les pratiques magiques bien des choses sont faites pour se jouer des hommes et pour les tromper. Cet esprit sur qui s'appuient ces pratiques, ne possède donc pas une bonne nature. Un esprit qui est bon est attiré par la vérité en laquelle il se délecte, et non par le mensonge. Or les magiciens dans leurs invocations recourent aux mensonges pour appeler ceux sur le concours de qui ils comptent. Ainsi ils les menacent de choses impossibles, par exemple de briser le ciel ou de décrocher les astres, comme le raconte Porphyre, si celui qui est invoqué refuse son concours. Ces substances spirituelles grâce au concours de qui les mages se livrent à leurs pratiques, ne sont pas dans de bonnes dispositions d'esprit. Il ne paraît pas très sain d'esprit celui qui tout en lui étant supérieur, se soumet à celui qui le commande comme s'il lui était inférieur, ou s'il est inférieur, souffre qu'on le supplie comme s'il était supérieur. Or les magiciens invoquent en les suppliant comme des supérieurs, ceux dont ils escomptent le pouvoir ; et, quand ils sont là, ils leur commandent comme à des inférieurs. Ces esprits ne paraissent donc pas en d'heureuses dispositions. Ainsi on écarte l'erreur des païens attribuant aux dieux ce genre d'opérations.

107 : COMMENT LA SUBSTANCE SPIRITUELLE AU CONCOURS DE LAQUELLE LES PRATIQUES DE LA MAGIE FONT APPEL, N'EST PAS MAUVAISE PAR NATURE

Il est toutefois impossible que la malice de ces substances spirituelles sur le concours desquelles s'appuie la magie, leur soit naturelle. Un être tend au but vers lequel l'incline sa nature, non pas accidentellement mais par le poids de son être ; ainsi le corps lourd vers la terre. Or si ces substances spirituelles étaient mauvaises par nature, elles tendraient naturellement au mal, non accidentellement, par conséquent, mais par le poids de leur être. Ce qui est impossible. On a en effet démontré antérieurement que tout être tend de sa nature au bien, et rien ne s'incline vers le mal si ce n'est accidentellement. Ces substances spirituelles ne sont donc pas mauvaises par nature. Toute réalité de ce monde est cause ou effet, sans quoi elle serait sans lien avec les autres réalités. Ces substances sont donc ou des causes seulement ou encore des effets. Sont-elles des causes ? Le mal ne peut être cause, si ce n'est par accident, on l'a montré, et tout ce qui est par accident doit être ramené à ce qui est par soi ; on devra donc chercher en ces substances quelque chose qui soit antérieur à leur malice et par quoi elles soient causes ; or ce qui est premier en tout être est sa nature et son essence ; ces substances ne sont donc pas mauvaises par nature. Sont-elles des effets ? La conclusion est identique, tout agent dans son agir cherche le bien. Le mal ne peut donc être l'effet de quelque cause, si ce n'est pas accident. Or ce qui est causé uniquement par accident, n'est pas dans l'ordre de la nature, car toute nature a son mode propre d'évoluer dans l'être. Il est donc impossible que ces substances soient mauvaises par nature. Toute chose a un être propre, conforme à sa nature. Or l'être comme tel est bon ; le signe en est que tous le recherchent. Si donc ces substances étaient mauvaises par nature, elles n'auraient point l'être. On l'a démontré, rien n'existe qui ne tienne son être de l'Être premier, et ce premier être est le bien parfait. Et comme tout agent, en tant que tel, produit un être semblable à lui, tout ce qui émane de l'être premier est bon. Donc ces substances, considérées dans leur être et leur nature, ne peuvent être mauvaises. Il est impossible qu'un être soit absolument privé de toute participation au bien ; comme il est en effet identique d'être désirable et d'être bon, si un être était dénué de toute bonté, il n'aurait rien en lui de désirable ; or en chacun son être est objet d'appétition. Par conséquent si l'on dit d'un être qu'il est mauvais par nature, il ne s'agit pas d'un mal absolu, mais d'un mal particulier à cet être ou l'affectant sur tel ou tel point : par exemple le poison n'est pas un mal absolu, mais un mal pour celui à qui il nuit ; ainsi ce qui est poison pour l'un est aliment pour l'autre. La raison en est qu'un bien particulier, propre à l'un, est contraire au bien particulier, propre à l'autre ; ainsi la chaleur qui est le bien du feu, est contraire au froid qui est le bien de l'eau et le fait disparaître. Par conséquent il est impossible de dire d'un être qui par nature tend au bien absolu et non à un bien particulier, que sous cet aspect il est mauvais par nature. Or telle est toute intelligence. Son bien est dans son opération dont l'objet est l'universel et l'être pur et simple. Il est donc impossible qu'une intelligence soit mauvaise par nature, que ce soit absolument ou seulement en partie. L'ordre naturel est qu'en tout être, doté d'intelligence, celle-ci meuve l'appétit car l'objet propre de la volonté est le bien saisi par l'intelligence. Or le bien de la volonté est dans ce qui est conforme à l'intelligence, ainsi, chez nous, est bon ce qui est conforme à la raison, mauvais ce qui lui échappe. Une substance spirituelle veut donc naturellement le bien. Il est ainsi impossible que ces substances spirituelles auxquelles les mages font appel, soient mauvaises par nature. La volonté tend naturellement au bien que saisit l'intelligence, comme à son objet propre et à sa fin, aussi est-il impossible qu'une substance spirituelle ait par nature une volonté mauvaise, à moins que son intelligence ne se trompe dans le jeu naturel de son jugement sur le bien. Or aucune intelligence ne peut errer de la sorte : dans les actes de l'intelligence, les jugements faux sont comme les monstres dans le monde de la nature ; ceux-ci n'appartiennent pas à l'ordre de la nature, ils lui sont étrangers ; en effet la perception du vrai est le bien de l'intelligence et sa fin naturelle. Il est donc impossible qu'une intelligence puisse par le jeu de la nature errer dans son jugement sur le vrai. Il est par conséquent impossible qu'une substance spirituelle ait une volonté naturellement mauvaise. Aucune faculté de connaissance ne se trompe dans la saisie de son objet, si ce n'est à cause de quelque défaut ou désagrégation intérieure, puisque par nature elle est axée sur la connaissance de cet objet ; ainsi l'_il ne se trompe pas dans la perception de la couleur s'il n'est atteint de quelque altération. Mais toute défectuosité et toute corruption échappe à l'ordre de la nature, car la nature tend à l'être et à la perfection du sujet. Il est donc impossible qu'une faculté de connaissance dévie par nature de la rectitude de son jugement sur son objet. Or l'objet propre de l'intelligence est le vrai. Il est donc impossible qu'une intelligence erre par le ieu de sa nature dans la connaissance du vrai, et pas davantage une volonté ne peut défaillir par le jeu de sa nature dans sa course vers le bien. L'autorité de l'Écriture nous le confirme dans ce mot à Timothée : « Toute créature de Dieu est bonne »  ; et de la Genèse : « Dieu vit toutes les choses qu'il avait faites, et elles étaient très bonnes ». Ainsi on dissipe l'erreur des Manichéens pour qui ces substances spirituelles que nous appelons habituellement démons ou diables, sont mauvaises par nature. Pareillement on réfute cette opinion que Porphyre rapporte : « Quelques-uns pensent qu'il existe un genre d'esprits dont le propre est d'exaucer les magiciens, faux par nature, de toute forme, imitant les dieux et les démons et les âmes des défunts. Ces esprits font tout ce qui semble être bon ou mauvais. D'ailleurs, à l'égard de ce qui est vraiment bien, ils ne sont d'aucun secours, mieux ils l'ignorent. Quant au mal, ils se le concilient, ils accusent et écartent souvent ceux qui dans la ferveur recherchent la vertu. Ils sont pleins de témérité et d'orgueil ; les viandes brûlées les réjouissent et les flatteries les séduisent ». A travers ces paroles on découvre suffisamment la malice des démons auxquels la magie fait appel ; elles sont à reprendre seulement quand elles avancent que cette malice leur est naturelle.

108 : ARGUMENTATION PAR LAQUELLE ON TEND A PROUVER QUE LES DÉMONS NE PEUVENT PÉCHER

La malice des démons ne leur est pas naturelle ; on a pourtant démontré qu'ils sont mauvais ; il reste donc nécessairement qu'ils sont mauvais par leur volonté. Il faut en conséquence chercher comment cela est possible. Il semble en effet que cela soit absolument impossible. 1. On a montré au second Livre qu'aucune substance spirituelle n'est par nature unie à un corps, si ce n'est l'âme humaine et, d'après certains, l'âme des corps célestes : de celle-ci on ne peut raisonnablement penser qu'elle soit mauvaise puisque le mouvement de ces corps est d'un ordre parfait et qu'il est en quelque sorte le principe de tout l'ordre de la nature. Or toute faculté cognoscitive autre que l'intelligence, se sert d'organes corporels animés. Il n'est donc pas possible que dans ces substances spirituelles il y ait une vertu de connaissance autre que l'intelligence. Par conséquent tout ce qu'elles connaissent, elles le saisissent par l'intelligence. Or dans l'appréhension intellectuelle, il n'y a pas d'erreur. Toute erreur provient en effet d'une défaillance de l'intelligence ; l'erreur ne peut donc se glisser dans la connaissance de ces substances. Mais sans une erreur préalable la volonté ne peut aucunement pécher, elle tend toujours au bien connu, par conséquent sans une erreur dans l'appréhension du bien, il ne peut y avoir de péché dans la volonté. Il semble donc que pour ces substances le péché de la volonté soit impossible. 2. Chez nous, dans le domaine des choses dont nous possédons une science vraie, sur le plan de l'universel, le péché de la volonté provient du fait que notre jugement rationnel sur un point particulier est gêné par quelque passion qui lie notre raison. Or il ne peut y avoir chez les démons de passions semblables, car elles appartiennent à la partie sensible de l'âme dont toutes les opérations supposent un organe corporel. Si donc ces substances possèdent une juste science sur le plan de l'universel, il est impossible que leur volonté tende au mal en raison d'une défaillance dans leur connaissance du particulier. 3. Aucune faculté de connaissance ne se trompe en face de son objet propre, mais seulement en face d'un objet qui lui est étranger : dans son jugement sur les couleurs, la vue ne commet pas d'erreur ; mais que, sur la vision qu'il en a, l'homme juge de la saveur et de l'espèce d'une chose, là peut se glisser l'erreur. Or l'objet propre de l'intelligence est l'essence des choses. Par conséquent dans cette saisie de la quiddité pure des choses par la connaissance intellectuelle, aucune erreur ne peut se glisser ; l'erreur de l'intelligence vient de ce que, comme en notre cas, l'intelligence atteint les formes des choses, mêlées aux images. Mais ce mode de connaissance n'est pas celui des substances spirituelles qui ne sont pas unies à un corps, car sans corps il n'y a pas de phantasmes. Il est donc impossible que l'erreur se glisse dans la connaissance des substances séparées et par conséquent le péché dans leur volonté. 4. Chez nous l'erreur arrive dans l'opération de l'intelligence qui compose et divise, du fait qu'il n'y a pas purement et simplement appréhension de l'essence, mais composition de cette essence perçue avec autre chose. Au contraire dans cette opération intellectuelle qu'est la perception de l'essence de la chose, il n'y a pas possibilité d'erreur si ce n'est accidentellement, dans la mesure où l'on y retrouve quelque chose de l'intelligence qui compose et divise. Ceci provient de ce que notre intelligence n'aboutit pas immédiatement à la connaissance de la quiddité des choses mais l'atteint dans un mouvement de recherche : ainsi nous saisissons d'abord l'animal puis divisant ce genre en ses différences opposées, nous laissons l'une et adjoignons l'autre au genre jusqu'à ce que nous parvenions à la définition de l'espèce. L'erreur est susceptible de s'infiltrer dans cette progression, si l'on prend comme différence du genre ce qui n'en est pas. Mais cette démarche de l'intelligence en vue de connaître ce qu'est une chose, est le fait d'une intelligence qui par son raisonnement va d'une vérité à l'autre, et non celui des substances séparées, comme on l'a démontré. Il ne semble donc pas que la connaissance de ces substances soit susceptible d'erreur, ni par conséquent leur volonté de péché. 5. L'appétit de tout être ne tend qu'à son bien propre, aussi semble-t-il impossible qu'un être pour qui il n'est qu'un seul et unique bien, se trompe dans son mouvement d'appétition. C'est pourquoi, bien que le péché puisse se rencontrer dans les réalités de la nature, en raison d'un défaut survenant dans la réalisation de la tendance, jamais il ne se trouve dans l'appétit naturel lui-même : la pierre tend toujours vers le bas, qu'elle y parvienne ou qu'elle en soit empêchée. Mais chez nous, le péché atteint nos appétitions, car du fait de la composition de notre nature spirituelle et corporelle, des biens divers se présentent à nous. Différent est notre bien du point de vue de l'intelligence, du point de vue des sens et du point de vue du corps. Entre ces divers biens humains il est une hiérarchie : le bien secondaire est ordonné au bien principal. Dès lors nous péchons dans notre volonté, quand, sans respecter cet ordre, nous nous attachons au bien relatif au détriment du bien absolu. Mais cette composition et cette diversité de biens ne se rencontrent pas chez les substances séparées, bien plus tout leur bien se prend de l'intelligence. Il semble donc que dans leur volonté il ne soit pas de place pour le péché. 6. Le péché de volonté provient chez nous de ce que nous dépassons ou n'atteignons pas ce milieu dans lequel se tient la vertu. Aussi là où il ne peut y avoir ni excès ni défaut, mais seulement milieu, la volonté est impeccable : nul ne saurait pécher dans la recherche de la justice puisque la justice est un milieu. Or les substances spirituelles séparées ne peuvent rechercher que les biens spirituels. Il serait en effet ridicule de soutenir que des êtres de nature incorporelle soient à l'affût des biens corporels ou que d'autres, démunis de sens, recherchent des biens sensibles. Mais dans ce domaine des biens spirituels, il n'y a pas d'excès ; par eux-mêmes ils tiennent un milieu entre l'excès et le manque ; ainsi le vrai tient le milieu entre deux erreurs dont l'une affirme en trop et l'autre en moins ; et aussi les biens sensibles et corporels tiennent-ils le milieu dans la mesure de leur conformité à la raison. Il n'apparaît donc pas que les substances spirituelles puissent pécher dans leur volonté. 7. Une substance spirituelle semble moins susceptible de défectuosités qu'une substance corporelle. Or les substances corporelles, tels les corps célestes, exemptes de toute contrariété intérieure, sont sans défauts. A fortiori, on ne trouvera pas de péché dans les substances séparées qui échappent à la contrariété, à la matière et au mouvement, ces sources de défaillance.

109 : COMMENT LE PÉCHÉ EST POSSIBLE CHEZ LES DÉMONS, ET QUELLE EN EST LA NATURE

Cependant l'autorité de l'Écriture montre à l'évidence que chez les démons il y a un péché de volonté. Il est dit dans la première Épître de Jean que : « le diable a péché au commencement  »; et dans son Évangile il est dit du diable qu'« il est menteur et père du mensonge et qu'il est homicide dès le commencement. » Et dans la Sagesse il est dit que : « par la jalousie du diable la mort est entrée sur la terre ». En adoptant la thèse des Platoniciens, on répond facilement aux objections précédentes. A leur sens les démons sont des animaux au corps subtil et, en raison de ce corps qui leur est uni, ils ont en eux une partie sensitive. On leur attribue dès lors les mêmes passions que cause en nous le péché, à savoir la colère, la haine et autres passions analogues ; d'où ce mot d'Apulée, « ils sont passifs en leur esprit ». Et même en dehors de cette raison de leur union à un corps, on pourrait encore, toujours selon les positions de Platon, leur attribuer un genre de connaissance autre que celui de l'intelligence. D'après Platon en effet l'âme sensitive est elle-même incorruptible ; dès lors elle est douée d'une opération à laquelle le corps ne communie pas. Ainsi rien n'empêche de trouver l'opération propre à l'âme sensitive et par conséquent les passions dans une substance spirituelle, bien que non unie à un corps. Et de la sorte cette substance porte en elle la même racine de péché que nous. Toutefois ces deux théories sont impossibles. On a déjà démontré qu'à part l'âme humaine il n'est pas d'autres substances spirituelles unies à un corps. - Quant aux opérations de l'âme sensitive elles ne peuvent avoir lieu sans un corps, comme il apparaît de ce fait qu'une altération de l'organe sensoriel entraîne la corruption du sens correspondant ; ainsi, que l'_il soit touché et la vue disparaît. C'est pourquoi une altération de l'organe du toucher, sans lequel l'animal ne peut vivre, a pour effet la mort de l'animal. En vue d'éclairer les problèmes soulevés au chapitre précédent, on se rappellera comment l'ordre des causes finales est parallèle à celui des causes efficientes : la fin subalterne est en dépendance de la fin principale, comme l'agent second l'est de l'agent premier. Dans les causes efficientes, les défectuosités naissent de ce que l'agent second échappe à l'ordre de l'agent premier ; par exemple, en raison de son incurvation, la jambe ne répond pas, dans l'exécution de son mouvement, à l'impulsion donnée par la force appétitive, et la claudication s'ensuit. Ainsi dans les causes finales, que la fin subalterne ne soit plus dans l'axe de la cause première, et le péché sera dans la volonté dont l'objet est le bien et la fin. Cependant toute volonté veut par nature le bien propre au sujet volontaire, à savoir la perfection de l'être même, et ne peut vouloir le contraire. On ne trouvera donc aucun péché chez celui dont le bien propre est la fin dernière qui ne rentre sous l'ordre d'aucune autre fin, mais embrasse sous le sien tous les autres. Cet être est Dieu ; son être est le souverain bien qui est la fin dernière. En Dieu il ne peut donc être de péché de volonté. Mais chez les autres êtres, doués d'une volonté, dont le bien propre est nécessairement contenu sous l'ordre d'un autre bien, à considérer leur nature, on pourra rencontrer le péché de volonté. Certes en chacun son inclination de volonté le porte à vouloir et à aimer sa propre perfection au point que tout vouloir contraire sera exclu ; toutefois il ne lui est pas naturel d'ordonner sa perfection à une autre fin jusqu'à ne plus s'y soustraire, car la fin supérieure n'est pas celle de sa nature, mais celle d'une nature supérieure. Cet engagement de sa propre perfection dans l'ordre de cette fin supérieure est donc laissé à son libre arbitre. Il est en effet une différence entre ceux qui sont dotés de volonté et ceux qui ne le sont pas. Les premiers s'engagent eux-mêmes avec leurs biens vers leur fin ; on dit alors qu'ils ont un libre arbitre ; les autres, dépourvus de volonté, ne s'engagent pas vers leur fin ; ils y sont engagés par un agent supérieur, quasi agis par un autre et non par eux-mêmes. Dans la volonté de la substance séparée le péché fut donc possible du fait qu'elle n'a pas axé son bien propre et sa perfection sur la fin dernière, et s'est attachée à son bien propre comme à sa fin. Et comme les règles de l'agir sont prises de la fin, elle a en conséquence voulu tout régler d'après elle-même en qui elle a mis sa fin, sans plus régler sa volonté sur un être supérieur. Or une telle attitude n'appartient qu'à Dieu. C'est en ce sens qu'il faut entendre ce mot : elle a désiré être égale à Dieu. Cela n'a pu signifier que son bien ait pu égaler le bien divin, ce qui ne pouvait naître en son intelligence, et, en le désirant, elle eût désiré ne plus être puisque la distinction des espèces provient de la diversité des degrés chez les êtres, comme on l'a montré déjà. Vouloir être la règle des autres et ne pas régler sa volonté sur celle d'un autre qui est supérieur, c'est vouloir tenir la première place et refuser en quelque sorte de se soumettre : tel est le péché d'orgueil. Aussi dit-on justement que le premier péché du démon fut l'orgueil. - Mais une erreur sur le principe est une source d'erreurs variées et multiples ; ce premier désordre de volonté chez le démon est l'origine de péchés multiples dans la volonté : haine à l'endroit de Dieu qui résiste à son orgueil et punit très justement sa faute, envie à l'endroit de l'homme, et combien d'autres pareils. On doit encore considérer que, si le bien propre d'un individu est engagé dans l'ordre de plusieurs autres biens supérieurs, cet individu est libre de renoncer à l'ordre de tel bien supérieur, sans abandonner l'ordre d'un autre, supérieur ou inférieur : par exemple, un soldat est sujet de son roi et de son chef d'armée ; dans sa volonté il peut rechercher le bien de son chef, et non celui de son roi, ou le contraire. Mais que le chef récuse l'ordre du roi, la volonté du soldat sera bonne qui se refusera à celle du chef en faveur de celle de son roi ; elle sera au contraire mauvaise, si elle suit celle du chef contre celle du roi, car l'ordre d'un principe inférieur est en dépendance de l'ordre du principe supérieur. Or les substances séparées ne sont pas seulement ordonnées à Dieu, mais les unes aux autres, de la première jusqu'à la dernière, on l'a montré au Deuxième Livre. Et comme tout être, doué de volonté, au-dessous de Dieu, est susceptible de pécher, à considérer sa nature, il fut possible que l'une de ces substances parmi les plus élevées, voire même la première de toutes, péchât par sa volonté. Et cela paraît d'autant plus probable qu'elle ne se serait pas reposée en son bien, comme en sa fin, si ce bien n'avait été d'une grande perfection. Il put se faire que parmi les substances inférieures quelques-unes, de par leur propre volonté, se soient fixées sur celle-ci, abandonnant l'ordre divin ; elles péchèrent pareillement ; mais les autres, fidèles dans leur volonté à l'ordre de Dieu, se sont justement soustraites à l'ordre de cette substance pécheresse, bien qu'elle leur fût supérieure dans sa nature. Comment la volonté des unes et des autres demeure fixée dans le bien ou le mal, on le montrera au quatrième Livre. Ceci en effet relève des peines et des récompenses des bons et des mauvais. Toutefois il est une différence entre l'homme et la substance séparée : chez l'homme se rencontrent des forces appétitives diverses, hiérarchisées entre elles, ce que l'on ne trouve pas chez les substances séparées, mais celles-ci sont cependant subordonnées entre elles. Or le péché de la volonté naît de toute défaillance de l'appétit inférieur. De même donc que chez les substances séparées le péché provenait d'une défaillance dans leur subordination à l'ordre divin ou d'une défaillance de l'une d'entre elles dans sa référence à une substance supérieure, fidèle à l'ordre divin, de même chez l'homme le péché revêt deux formes. D'une part, la volonté humaine n'oriente pas son bien propre vers Dieu : péché commun à l'homme et à la substance séparée ; d'autre part, le bien d'un appétit inférieur n'est pas réglé par l'appétit supérieur, par exemple lorsque nous recherchons les plaisirs de la chair, objet de l'appétit concupiscible, à l'encontre du bien de la raison. Ce genre de péché ne se rencontre pas chez les substances séparées.

110 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES

Ainsi donc la réponse aux difficultés précédentes est facile. ad 1, 2, 3, 4. Nous ne sommes pas obligés de dire que l'erreur de la substance séparée en son intelligence fut de juger bon ce qui ne l'était pas, mais de n'avoir pas fixé le bien supérieur auquel elle devait référer son bien propre. La raison put en être un repliement intensif de sa volonté sur son propre bien : il appartient en effet au libre arbitre de s'attacher à ceci ou à cela. ad 5. Il est encore évident qu'elle ne rechercha qu'un seul bien, le sien propre, mais son péché consista dans l'abandon du bien supérieur sur lequel elle devait se porter. De même que pour nous le péché est de désirer des biens inférieurs, à savoir du corps, en dehors de la raison, de même pour le démon son péché fut de ne pas rapporter son bien propre au bien divin. ad 6. Il est de même évident que la substance séparée ne respecta pas le milieu propre à la vertu : elle ne se soumit pas au bien supérieur et en s'accordant ainsi plus qu'elle ne devait, elle donna à Dieu moins qu'il ne lui était dû, Lui à qui sont soumis tous les êtres comme à leur premier Ordonnateur. Il est clair que dans ce péché le juste milieu vertueux n'est pas dépassé à cause d'une passion débordante, mais d'une inégalité sur le plan de la justice qui règle nos opérations. Chez les substances séparées il y a des opérations, mais non des passions. ad 7. L'absence de défectuosité chez les corps supérieurs n'entraîne pas l'impossibilité de pécher chez les substances séparées. En effet les corps et tous les êtres, démunis de raison, sont « agis » ; ils ne se meuvent pas eux-mêmes, car ils ne sont pas les maîtres de leurs actes. Dès lors ils ne peuvent échapper à la règle première de la cause efficiente et motrice si ce n'est en ce qu'ils ne bénéficient pas pleinement de la rectitude de cette règle, ce qui arrive par l'indisposition de la matière. C'est pourquoi les corps supérieurs dont la matière n'est sujette à aucune indisposition, ne peuvent jamais défaillir de la rectitude propre à la règle première. Quant aux substances raisonnables ou spirituelles, non seulement elles sont mues, mais elles se meuvent elles-mêmes à leurs actes propres, et cela d'autant mieux que leur nature est plus parfaite : là où la nature est plus parfaite, plus parfait est également l'agir. Dès lors la perfection de leur nature n'est pas incompatible avec le péché au sens que nous avons dit, à savoir qu'elles se fixent sur elles-mêmes sans plus considérer l'ordre de l'agent supérieur.

111 : COMMENT LES CRÉATURES RAISONNABLES SONT SOUMISES A LA DIVINE PROVIDENCE SELON UN RÉGIME PARTICULIER

Des exposés antérieurs il ressort que la divine Providence s'étend à toutes choses. Il importe néanmoins de remarquer comment, en comparaison des autres êtres, les créatures intellectuelles et raisonnables jouissent d'un régime providentiel particulier. Celles-ci en effet dépassent les autres créatures par la perfection de leur nature et la dignité de leur fin : par la perfection de leur nature, car seule la créature raisonnable est maîtresse de son acte ; elle se meut librement ; les autres sont plutôt mues qu'elles ne se meuvent à leurs opérations propres. Par la dignité de leur fin : seule encore la créature raisonnable, par son opération, la connaissance et l'amour de Dieu, atteint la fin dernière de l'univers ; les autres créatures n'atteignent celle-ci que par une certaine participation à sa ressemblance. Or toute forme d'activité varie avec la fin que l'on se propose et les éléments propres de l'opération : un art s'exerce diversement selon le but assigné et la matière travaillée, ainsi le médecin applique des traitements différents, selon qu'il s'agit de guérir une maladie ou d'affermir une santé ; il est divers encore selon la différence des tempéraments. Et de même dans le gouvernement de la cité, l'ordre doit-il se plier aux diverses conditions des sujets en cause et des fins poursuivies : on légifère autrement en vue de préparer des soldats à la guerre et des artisans à la bonne marche de leur métier. Pareillement les créatures raisonnables sont-elles soumises à la divine Providence selon un régime particulier qui n'est point celui des autres créatures.

112 : COMMENT LES CRÉATURES RAISONNABLES SONT GOUVERNÉES POUR ELLES-MÊMES ET LES AUTRES EN RAISON D'ELLES

La condition même de cette nature spirituelle qui la constitue maîtresse de son activité, requiert de la Providence une vigilance s'adressant à elle pour elle-même, et le fait pour les autres natures de n'avoir aucune maîtrise sur leur agir prouve qu'elles ne sont pas dignes d'attention pour elles-mêmes mais qu'elles sont subordonnées à d'autres. L'être uniquement mû par un autre a valeur d'instrument ; celui qui au contraire se meut soi-même, a valeur d'agent principal. Or l'instrument n'offre pas d'intérêt pour lui-même, il ne vaut qu'entre les mains de l'agent principal ; aussi tous les soins dont on entoure les instruments, se réfèrent-ils, comme à leur fin, à l'agent principal. Par contre toute l'attention que retient sur lui-même ce dernier, soit de sa part, soit de celle des autres, est à son profit. Les créatures spirituelles sont donc établies par Dieu, comme devant être gouvernées pour elles-mêmes, les autres créatures en raison d'elles. Quiconque est maître de son acte est libre dans son agir, celui-là est libre en effet qui est cause de soi, mais celui qui est déterminé à l'action par un autre est soumis à son joug. Toute autre créature que la créature spirituelle est donc par sa nature en servitude, seule celle-ci est libre. Or tout gouvernement pourvoit aux sujets libres pour eux-mêmes, aux esclaves en raison de leurs services. Ainsi la Providence divine régit-elle les créatures raisonnables pour elles-mêmes, les autres en fonction de celles-ci. Quand plusieurs êtres sont coordonnés en vue d'une fin, ceux qui ne peuvent par eux-mêmes atteindre cette fin, sont subordonnés à ceux qui l'atteignent, étant par eux-mêmes ordonnés à cette fin. Ainsi la fin de l'armée est la victoire, et ce sont les soldats qui la remportent par leur propre combat. Aussi sont-ils recrutés pour eux-mêmes dans l'armée, tandis que tous les autres, assignés à quelque emploi : garde des chevaux, fabrique de l'armement, ne sont voulus dans l'armée qu'en raison des soldats. Or de la doctrine antérieure il ressort que Dieu est la fin de l'univers, seule une nature intellectuelle peut l'atteindre en lui-même par la connaissance et l'amour. En conséquence seule la nature spirituelle est voulue pour elle-même dans l'univers, les autres le sont pour elle. Dans la constitution d'un tout, les parties principales sont recherchées pour elles-mêmes, les autres sont exigées pour conserver ou améliorer les premières. Or, parmi les éléments de l'univers, les plus nobles sont les créatures spirituelles qui se rapprochent le plus de la ressemblance divine. Elles sont ainsi gouvernées pour elles-mêmes et les autres à cause d'elles. Il est encore manifeste que toutes les parties d'un tout sont conçues en vue de sa perfection : le tout n'est point pour les parties, mais bien les parties pour le tout. Or les natures spirituelles ont plus d'affinité que les autres avec le tout : en effet chacune d'elles est en quelque sorte toute chose dans la mesure où son intelligence embrasse tout l'être, tandis que toute autre substance n'a de l'être qu'une participation limitée. Il est donc normal que Dieu pourvoie aux autres êtres au bénéfice des substances spirituelles. Les dispositions passives d'un être sont conformes au cours naturel des choses. Or le cours de la nature veut que la substance spirituelle use de tous les autres êtres pour son propre compte, soit pour la perfection de son intelligence qui contemple en elles la vérité, soit pour l'exercice de sa puissance et l'exécution de ce qu'elle a conçu, tel l'artiste qui réalise dans la matière corporelle son idéal artistique, soit même pour le soutien du corps uni à l'âme intellectuelle, comme c'est le cas chez les hommes. Il est donc manifeste que la Providence a ordonné tous les êtres aux substances spirituelles. Quiconque veut un objet en raison de ses qualités propres le veut toujours ; ce qui en effet a sa raison d'être en soi, est toujours. Mais si l'on recherche un objet en vue d'autre chose, il n'est pas nécessaire qu'on le recherche toujours ; on le recherche seulement dans la mesure où il est en liaison avec ce qui détermine la recherche. Or l'être des choses découle de la volonté de Dieu, comme il ressort des exposés antérieurs. Par conséquent les êtres qui demeurent sont voulus de Dieu pour eux-mêmes ; ceux qui passent sont voulus, non pour eux-mêmes, mais pour autre chose. Les substances spirituelles, parce qu'elles sont incorruptibles, appartiennent spécialement à la première catégorie ; de plus elles sont immuables si ce n'est dans leurs choix. Les substances spirituelles sont donc gouvernées pour elles-mêmes, les autres le sont au bénéfice de celles-ci. Le fait que toutes les parties de l'univers soient ordonnées à la perfection de l'ensemble, ne contredit pas ces démonstrations : toutes les parties concourent à la perfection de l'ensemble en ce que l'une est au service de l'autre. Ainsi dans le corps humain, le poumon appartient à la perfection du corps parce qu'il est utile au c_ur ; de là il n'est pas contradictoire d'affirmer que le poumon est au service du c_ur et de l'animal tout entier. Pareillement sans plus d'opposition on dit que les autres natures sont au service des créatures spirituelles et de la perfection de l'ensemble : si en effet les choses que requiert la perfection des substances spirituelles manquaient, l'univers serait incomplet. De même encore ces conclusions ne sont pas infirmées par le fait que les individus sont au service de leurs espèces respectives. Car le fait qu'ils sont ordonnés à leurs espèces propres, ils le sont aussi à la nature intellectuelle. Un être corruptible quelconque, ordonné à l'homme, ne l'est pas en effet à un individu humain seulement, mais à toute l'espèce humaine. Or un être corruptible ne pourrait être ainsi au service de toute l'espèce humaine, si ce n'était toute son espèce qui agissait en lui. L'ordre selon lequel les espèces corruptibles sont ordonnées à l'homme requiert donc que les individus le soient à leur espèce. Néanmoins en affirmant que les substances sont régies en raison d'elles-mêmes par la divine Providence, nous ne prétendons pas qu'elles ne soient pas ultérieurement rapportées à Dieu et à la perfection de l'univers. Elles sont régies pour elles-mêmes et les autres en raison d'elles, en ce sens que les biens qui leur sont départis par la divine Providence, ne leur sont pas accordés pour le service de quelque autre, tandis que ce qui est accordé aux autres êtres dans le plan divin, est au profit de ces natures spirituelles. Aussi est-il dit : « Ne regarde point le soleil, la lune et tous les autres astres du ciel, et induit en erreur, ne les adore pas, ni honore ces astres que le Seigneur a créés au service de tous les peuples qui sont sous le ciel. » Et encore : « Tu as mis toutes choses sous ses pieds, brebis et b_ufs tous ensemble, et les animaux des champs ». Et : « Vous, maître de votre force, vous jugez avec sérénité, et vous nous gouvernez avec sollicitude ». Ces affirmations excluent l'erreur de ceux qui prétendent que l'homme pèche en tuant les animaux. Par la divine Providence, selon l'ordre naturel des choses, les animaux sont à l'usage de l'homme ; aussi sans aucun préjudice celui-ci peut-il s'en servir, soit en les tuant, soit de toute autre manière. C'est pourquoi le Seigneur dit à Noé : « Tout ce qui se meut et qui a vie, vous servira de nourriture ; je vous donne tout cela, comme je vous avais donné l'herbe verte. » Si dans la Sainte Écriture il est défendu de se montrer cruel envers les animaux, comme tuer les oiseaux avec leurs petits, c'est soit en vue de détourner l'âme de l'homme de toute cruauté envers les autres hommes : cruel pour les animaux, l'homme risquerait de l'être pour les hommes ; soit parce que tuer un animal peut causer un préjudice à celui qui le tue ou à quelque autre ; soit qu'il y ait en cela un certain symbolisme : ainsi que l'explique l'Apôtre, à propos de ce passage du Deutéronome où il est défendu de museler le b_uf quand il foule le grain.

113 : COMMENT LA CRÉATURE RAISONNABLE EST MUE PAR DIEU DANS SON ACTIVITÉ, EU ÉGARD NON SEULEMENT A L'ESPÈCE, MAIS ENCORE A L'INDIVIDU

De cet exposé il apparaît que seule la créature raisonnable est dirigée par Dieu dans son activité, eu égard non seulement à l'espèce, mais encore à l'individu. Toute chose semble être pour son opération : l'opération est en effet la plus haute perfection d'un être. Chaque être est donc mû par Dieu dans son agir suivant son rang dans l'ordre providentiel divin. Or la créature raisonnable relève de la divine Providence comme gouvernée et digne d'attention pour elle-même et non pas seulement en vue de l'espèce, comme il en est des autres créatures corruptibles : en effet l'individu, régi uniquement en vue de l'espèce, ne l'est pas pour lui-même, tandis que la créature raisonnable, nous l'avons dit, est gouvernée à son profit propre. Ainsi donc seules les créatures raisonnables sont mues par Dieu dans leurs activités, non seulement selon les conditions de leur espèce mais encore selon leurs conditions individuelles. Les êtres qui sont mus dans leur activité uniquement selon les lois de leur espèce ne portent pas en eux le pouvoir d'agir ou de ne pas agir : les propriétés de l'espèce sont en effet communes et naturelles à tous les individus qu'elle embrasse, et ce qui est de la nature n'est pas en notre dépendance. Si donc l'homme était mû dans ses activités uniquement suivant les lois de l'espèce, il ne lui appartiendrait pas d'agir ou de ne pas agir, il devrait suivre l'inclination naturelle commune à l'espèce, comme les autres créatures non raisonnables. Il est donc manifeste que la créature raisonnable soit mue dans ses activités conformément, non seulement à la loi de son espèce, mais encore à sa loi individuelle. Nous avons montré comment la divine Providence s'étend à chaque être en particulier, même aux plus petits. Il importe en conséquence que la divine Providence impose aux êtres dont les activités débordent l'inclination de leur espèce, une règle d'agir autre que celle propre à cette espèce. Or chez la créature raisonnable les activités sont multiples que n'explique pas l'inclination de l'espèce. Le signe en est que ces activités ne se ressemblent pas en tous et qu'elles varient avec les divers individus. La créature raisonnable doit donc être dirigée var Dieu dans son agir, non seulement d'après la loi de l'espèce, mais encore d'après la loi propre à l'individu. Dieu pourvoit les natures selon la capacité de chacune : il a en effet formé chaque nature de telle sorte que, selon ses prévisions, elle puisse sous sa direction atteindre sa fin. Or seule la créature raisonnable est susceptible d'être dirigée dans son agir conformément à ses exigences non seulement spécifiques, mais encore individuelles : grâce à son intelligence et à sa raison elle est capable de saisir les divers aspects sous lesquels une chose est bonne ou mauvaise, compte tenu des conditions des individus, du temps et du lieu. Ainsi seule la créature raisonnable est dirigée par Dieu dans son activité, non seulement selon les exigences de l'espèce, mais encore selon celles propres à l'individu. La créature raisonnable relève de la divine Providence parce qu'elle est gouvernée par elle et aussi parce que d'une certaine manière elle peut connaître le plan de la Providence. En conséquence elle peut elle-même être une providence pour les autres et les gouverner : ceci ne saurait être le fait des autres créatures qui participent à la Providence uniquement parce qu'elles lui sont soumises. Or du fait que quelqu'un a la faculté de gouverner, il peut diriger et conduire ses activités personnelles. La créature raisonnable participe donc à la divine Providence parce qu'elle est gouvernée et encore parce qu'elle est susceptible d'exercer un gouvernement : elle se gouverne dans son agir propre et encore elle gouverne les autres. Néanmoins toute providence subalterne est soumise à la divine Providence comme à la Providence suprême. Aussi chez la créature raisonnable, le gouvernement de son agir, en ce que cet agir a de personnel, relève-t-il de la divine Providence. Les activités personnelles de la créature raisonnable sont proprement celles qui émanent de l'âme raisonnable. Or celle-ci est immortelle, non seulement dans son être spécifique, comme les autres créatures, mais dans son être individuel. Les actes de la créature raisonnable sont donc dirigés par la divine Providence non seulement sous leur aspect spécifique, mais encore sous leur aspect personnel. De là, bien que toutes choses soient soumises à la Providence divine, cette intention spéciale qu'en fait la sainte Écriture à l'égard de l'homme, « Qu'est-ce que l'homme que tu te souviennes de lui, ou le fils de l'homme pour que tu le visites? » et : « Dieu s'occupe-t-il des b_ufs? » Affirmations qui s'expliquent de ce que Dieu pourvoit aux activités des hommes, non seulement en tant qu'elles ressortissent à l'espèce, mais encore en tant qu'elles sont des activités personnelles.

114 : COMMENT DIEU DONNE DES LOIS AUX HOMMES

La conséquence de ceci est que Dieu dut nécessairement donner une loi aux hommes. De même que Dieu dirige les activités des créatures non raisonnables selon qu'elles ressortissent à l'espèce, il doit pourvoir à celles des hommes sous leur aspect individuel. Or Dieu dirige les activités des créatures non raisonnables, relevant de l'espèce, par une inclination naturelle qui est conforme à la nature spécifique. Il devra donner aux hommes en plus de cela un moyen de se diriger dans leurs actes personnels : c'est ce moyen que nous appelons la loi. La créature raisonnable est soumise à la divine Providence de telle sorte qu'elle participe d'une certaine manière à sa ressemblance, puisqu'elle peut se gouverner et gouverner les autres. Or nous appelons loi ce par quoi s'exerce un tel gouvernement. Il convenait donc que Dieu donnât une loi aux hommes. La loi n'est rien autre qu'un plan et une règle d'action ; en conséquence une loi peut être proposée uniquement à ceux qui connaissent le plan de leur agir : c'est le cas particulier de la créature raisonnable pour qui seule donc une loi pouvait être portée. Une loi ne doit être donnée qu'à ceux qui ont le pouvoir d'agir ou de ne pas agir. Or seule la créature raisonnable a ce pouvoir ; seule elle peut donc recevoir une loi. La loi est un plan d'action, et tout plan est conçu d'après la fin à réaliser ; aussi quiconque est susceptible de recevoir une loi, la recevra de celui qui le conduit à sa fin : ainsi l'entrepreneur reçoit-il son mot d'ordre de l'architecte, le soldat du chef d'armée. Or la créature raisonnable trouve sa fin dernière en Dieu et par Dieu. Il était donc normal que Dieu donnât une loi aux hommes. Aussi il est dit : « Je mettrai ma loi au-dessus d'eux », et encore : « J'écrirai pour Lui des lois nombreuses ».

115 : COMMENT LE BUT PRINCIPAL DE LA LOI DIVINE EST DE CONDUIRE L'HOMME A DIEU

De ces considérations on peut déduire quel est le but principal de la loi divine. Il est évident que par ses lois tout législateur entend premièrement conduire les hommes à la fin qu'il se propose, le chef d'armée à la victoire, le gouverneur de la cité à la paix. Or la fin voulue par Dieu est Dieu lui-même. Le but principal de la loi divine est donc de conduire les hommes à Dieu. En outre la loi est un plan de gouvernement de la divine Providence proposée à la créature raisonnable. Mais le gouvernement providentiel de Dieu conduit chaque être à sa fin propre. Le but premier de la loi donnée par Dieu aux hommes est donc de les conduire à leur fin. Or cette fin est l'union à Dieu en quoi consiste la félicité des hommes. L'objectif principal de la loi divine est donc que l'homme s'attache à Dieu. L'intention de tout législateur est de rendre bons ceux pour qui il légifère, aussi la matière des préceptes de la loi est-elle les actes de vertus. Parmi ces actes la loi divine visera donc spécialement les meilleurs. Et parmi tous les actes humains ceux-ci sont les meilleurs par lesquels l'homme adhère à Dieu, puisqu'ils sont les plus proches de la fin. C'est par conséquent à la pratique de ces actes que la loi divine oriente en premier lieu les hommes. La loi doit contenir avant tout ce dont elle tire son efficacité. Or la loi divine possède une efficacité du fait de la soumission de l'homme à Dieu : nul en effet ne saurait être contraint par la loi de quelque prince s'il n'est soumis à celui-ci. Le contenu principal de la loi divine doit donc être l'union de l'âme à Dieu. C'est pourquoi il est dit : « Et maintenant, Israël, que demande de toi Yaweh, ton Dieu, si ce n'est que tu craignes Yaweh, ton Dieu, que tu marches dans toutes ses voies, que tu l'aimes et que tu serves Yaweh, ton Dieu, de tout ton c_ur et de toute ton âme ».

116 : COMMENT L'AMOUR DE DIEU EST LA FIN DE LA LOI DIVINE

Puisque l'union de l'homme à Dieu est l'intention première de la loi divine et que l'homme s'unit à Dieu avant tout par l'amour, il suit nécessairement que la loi divine vise principalement à l'amour. Il est manifeste que l'amour unit l'homme à Dieu au plus haut degré. Cette union de l'homme à Dieu est le fait de ses deux facultés, l'intelligence et la volonté ; par ses autres facultés en effet l'homme ne peut rencontrer Dieu, mais seulement les êtres inférieurs. Néanmoins l'union, réalisée par l'intelligence, ne reçoit sa plénitude que de l'adhésion effectuée dans la volonté : il appartient à la volonté de se reposer en quelque sorte en l'objet possédé par l'intelligence. Toutefois la volonté s'attache à un objet soit par amour soit par crainte, mais différemment. S'attache-t-elle à cet objet par crainte? Elle y adhère à cause d'autre chose : elle veut éviter le mal auquel l'exposerait la séparation de cet objet. S'y attache-t-elle par amour? Elle a en celui-ci la raison de son attachement. Or ce qui est recherché pour soi prime sur ce qui est recherché pour autre chose. L'union à Dieu par amour est donc la plus excellente des unions. En conséquence c'est ce que la loi divine a premièrement en vue. Le but de toute loi, et surtout de la loi divine, est de rendre les hommes bons. Or l'homme est bon du fait de son bon vouloir par lequel il met en valeur tout ce qui est bon en lui. Et ce vouloir est bon qui se porte sur le bien et surtout sur le plus grand bien, la fin. Dans la même mesure où le vouloir tend à ce bien, l'homme est bon. Mais le vouloir humain est plus intense dans un mouvement d'amour que dans un mouvement de crainte : dans ce dernier cas le vouloir est mélangé d'involontaire ; c'est le cas de celui qui par crainte veut jeter ses marchandises à la mer. En conséquence l'amour du Souverain Bien, Dieu, plus que tout rend les hommes bons, et il est la fin principale de la loi divine. La bonté de l'homme est le fruit de la vertu : le propre de la vertu est en effet de perfectionner le sujet qui la possède. Aussi, la loi a-t-elle en vue de rendre les hommes vertueux, et les actes de vertu sont-ils la matière de ses préceptes. Mais il appartient à la vertu de faire que le vertueux agisse avec assurance et joie. C'est ce que l'amour réalise au plus haut point : en effet sous l'emprise de l'amour nous agissons avec assurance et joie. L'amour du bien est donc l'objet premier de la loi divine. Les législateurs, par le commandement de la loi qu'ils édictent, impriment un mouvement à ceux pour qui ils légifèrent. Or tous ceux qui sont mus par un premier moteur, reçoivent d'autant mieux cette motion qu'ils participent plus intimement au mouvement de ce premier moteur et à sa ressemblance. Or Dieu qui donne la loi divine, fait tout pour son amour. Qui donc se porte vers Lui de cette manière, c'est-à-dire en l'aimant, est donc mû excellemment vers Lui. Et puisque tout agent veut la perfection de la matière sur laquelle il agit, le but de toute la législation est donc que l'homme aime Dieu. De là il est écrit : « La fin du commandement, c'est la charité ; et il est dit que « le premier et plus grand commandement de la loi est : tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». De là encore, la loi nouvelle, en raison de sa plus haute perfection, est-elle appelée loi d'amour, tandis que la loi ancienne, moins parfaite, est dite loi de crainte.

117 : COMMENT LA LOI DIVINE NOUS CONDUIT A L'AMOUR DU PROCHAIN

De cet exposé il ressort que la loi divine se propose l'amour du prochain. La communauté d'une même fin unit effectivement ceux qui communient à cette fin. Or les hommes se rencontrent en la fin dernière et unique de la béatitude à laquelle ils sont conduits par Dieu. Ils doivent donc être unis entre eux par une mutuelle dilection. Quiconque aime quelqu'un doit en conséquence aimer ceux qu'il aime et ceux qui lui sont unis. Or les hommes sont aimés de Dieu qui leur a préparé comme fin dernière de jouir de Lui. Qui devient donc l'ami de Dieu, doit devenir l'ami du prochain. Puisque l'homme est par nature un animal social, il a besoin pour atteindre sa fin du secours des autres : ce qui est le fruit par excellence de la dilection mutuelle entre les hommes. La loi de Dieu qui conduit les hommes à leur fin dernière leur prescrit donc l'amour réciproque. L'homme a besoin de tranquillité et de paix pour vaquer aux choses de Dieu. Or les obstacles à cette paix sont écartés surtout par cette dilection mutuelle. Puisque la loi divine dispose des hommes pour qu'ils s'adonnent aux choses de Dieu, la charité mutuelle en est une suite nécessaire. La loi divine est offerte à l'homme comme un secours à la loi naturelle. Or l'amour mutuel est naturel parmi les hommes : le signe en est que par instinct naturel l'homme subvient à la nécessité d'un autre, même inconnu de lui, par exemple en le remettant dans le bon chemin, en le relevant quand il est tombé, et autres choses semblables, comme si les hommes étaient entre eux par nature des familiers et des amis. Ainsi la loi divine prescrit-elle aux hommes la charité mutuelle. De là il est dit : « Mon précepte est que vous vous aimiez les uns les autres ». Et « Nous avons reçu ce commandement de Dieu que quiconque aime Dieu, aime aussi son frère ». Et il est encore dit que « le second commandement est : tu aimeras ton prochain ».

118 : COMMENT LA LOI DIVINE OBLIGE LES HOMMES A LA VRAIE FOI

La conclusion de ceci est que la loi divine oblige les hommes à la vraie foi. De même que l'amour sensible a son principe dans la vision corporelle, de même la dilection spirituelle tient son origine de la vision intellectuelle d'un objet aimable d'ordre spirituel. Cependant la connaissance spirituelle de cet être aimable qu'est Dieu, ne peut présentement être obtenue que par la foi : Dieu est au-dessus de notre raison naturelle, surtout comme objet de la jouissance qui constitue notre béatitude. Aussi est-il nécessaire que la loi divine nous conduise à la vraie foi. La loi divine gouverne l'homme de telle sorte qu'il soit totalement soumis à Dieu. Or de même que par l'amour l'homme est soumis à Dieu en sa volonté, ainsi par la foi lui est-il soumis en son intelligence, - non certes par une foi en quelque erreur : rien d'erroné ne peut être en effet proposé à l'homme par Dieu qui est la vérité ; aussi celui qui croit à quelque chose de faux, ne croit pas en Dieu. La loi divine conduit donc les hommes à la vraie foi. Quiconque se trompe au sujet d'un élément constitutif d'un être, ne connaît point cet être : qui se saisirait d'un animal irrationnel jugeant que c'est un homme, ne connaîtrait pas l'homme. Il en va autrement si l'erreur porte sur un aspect accidentel de cet être. Néanmoins dans le cas des composés, si l'erreur au sujet de l'un de leur principe constitutif n'en permet pas une vraie connaissance, elle en laisse une certaine connaissance : par exemple celui qui prétend que l'homme est un animal non raisonnable, le connaît pourtant sous son aspect générique. Cependant dans le cas d'une réalité simple il n'en saurait être ainsi : toute erreur exclut totalement la connaissance de cet être. Or Dieu est l'être simple par excellence. Aussi quiconque se trompe à son sujet ne le connaît aucunement : tel celui qui croit que Dieu est corporel, ne le connaît pas, mais il imagine quelque chose d'autre que Dieu. Cependant un être est aimé et désiré comme il est connu. Qui donc fait erreur sur Dieu ne peut ni l'aimer, ni le désirer comme fin. Puisque la loi divine tend à ce que les hommes aiment et désirent Dieu, elle les oblige donc à posséder de lui une vraie foi. Une opinion fausse est dans l'ordre intellectuel ce que dans l'ordre moral est le vice opposé à la vertu : le vrai est en effet le bien de l'intelligence. Or il appartient à la loi divine de proscrire les vices, de même lui revient-il d'écarter les faux jugements sur Dieu et sur ce qui est de Dieu. De là il est dit : « Sans la foi il est impossible de plaire à Dieu ». Et avant que tout autre précepte de la loi soit donné, est proposée la foi vraie au sujet de Dieu, quand il est dit : « Entends, Israël : Notre Seigneur Dieu est un Seigneur unique.» Cette conclusion exclut l'erreur de ceux qui prétendent qu'il importe peu au salut de l'homme qu'il serve Dieu avec telle ou telle croyance.

119 : COMMENT NOTRE ÂME EST ORIENTÉE VERS DIEU PAR CERTAINES CHOSES SENSIBLES

Parce qu'il est connaturel à l'homme de recevoir sa connaissance par les sens et qu'il lui est très difficile de dépasser le sensible, Dieu a pourvu à ce que, même dans le domaine du sensible, il trouve un rappel des choses divines : ainsi l'intention de l'homme est-elle ramenée plus facilement vers elles, même si son esprit n'est pas assez puissant pour les contempler directement. A cette fin ont été institués des sacrifices sensibles que l'homme offre à Dieu, non parce qu'il en a besoin, mais pour signifier à l'homme qu'il doit rapporter à Dieu, comme à sa fin et à son Créateur, Roi et Seigneur de l'univers, et sa personne et ses biens. De même l'homme reçoit-il certaines sanctifications sous des formes sensibles : il est lavé, oint, nourri ou désaltéré tandis que sont prononcées des paroles sensibles : de la sorte est représenté à l'homme sensiblement comment les dons spirituels lui viennent de l'extérieur et de Dieu dont le nom est exprimé dans les formules. Les hommes ont encore recours à des pratiques sensibles, telles que des prostrations, des génuflexions, des exclamations vocales et des chants, non pour éveiller Dieu, mais pour se stimuler eux-mêmes aux choses de Dieu. Tout cela est fait non en raison de l'indigence de Dieu : il connaît tout, sa volonté est immuable ; ce sont les affections du c_ur et non les mouvements du corps en eux-mêmes qui lui agréent ; mais nous accomplissons cela pour nous afin que par ces _uvres sensibles notre intention soit dirigée vers Dieu et notre amour enflammé. En même temps nous confessons que Dieu est l'auteur de notre âme et de notre corps, lui à qui nous offrons ces hommages spirituels et corporels. Aussi n'est-il pas étonnant que les hérétiques, niant que Dieu soit l'auteur de notre corps, condamnent ces hommages corporels à son endroit. En cela ils ne se souviennent pas de leur condition d'hommes puisqu'ils ne jugent pas ces manifestations sensibles nécessaires à la connaissance intérieure et à l'amour. L'expérience pourtant prouve que les activités corporelles stimulent l'âme dans la connaissance et l'amour. Il est donc évident qu'il est sagesse de se servir également des choses sensibles pour élever notre âme vers Dieu. Le culte de Dieu consiste dans ces hommages sensibles. Nous sommes dits cultiver une chose quand par nos _uvres nous lui consacrons tous nos soins. En ce qui concerne Dieu nous apportons un effort, non à son profit (comme dans le cas où nous dépensons notre activité pour « cultiver » une chose, mais parce que par de tels actes nous nous approchons de Dieu. Et puisque nous tendons à Dieu directement par nos actes intérieurs, c'est par ceux-ci que proprement nous honorons Dieu. Toutefois les actes extérieurs eux-mêmes appartiennent au culte de Dieu en tant que par eux notre âme est élevée vers lui. D'où le nom de religion donné au culte de Dieu : par ce genre d'actes l'homme se lie d'une certaine manière pour ne pas errer loin de Dieu ; de même instinctivement il se sent obligé de rendre à sa manière ses hommages à Dieu, principe de son être et de tout son bien. De là encore ce nom de piété que prend la religion. Par la piété en effet nous rendons à nos parents l'honneur qui leur est dû. Il est donc normal que l'homme rende à Dieu, Père de toutes les créatures, l'hommage de sa piété. Aussi ceux qui s'opposent au culte de Dieu, sont-ils appelés impies. Toutefois parce que Dieu n'est pas seulement la cause et le principe de notre être, et que tout notre être est en son pouvoir, nous lui devons tout ce qui est en nous. De ce fait qu'il est vraiment notre Seigneur, l'hommage que nous lui rendons prend nom de service. Il n'est pas notre Seigneur, comme un homme est seigneur d'un autre homme, accidentellement : il l'est par nature. C'est pourquoi autre le service dû à Dieu, autre celui dû à l'homme à qui nous sommes soumis accidentellement et dont le pouvoir sur les choses est limité et vient de Dieu. Aussi le service dû à Dieu porte chez les Grecs ce nom particulier : latrie.

120 : COMMENT LE CULTE DE LATRIE NE DOIT ÊTRE RENDU QU'A DIEU

Plusieurs ont estimé que le culte de latrie est dû, non seulement au premier principe des choses, mais encore à toutes les créatures supérieures aux hommes. Aussi, tout en reconnaissant que Dieu est l'unique principe premier et universel du monde, quelques-uns ont pensé devoir le culte de latrie, après le Dieu souverain, d'abord aux substances intelligentes célestes qu'ils appellent dieux, que ces substances soient totalement séparées des corps ou qu'elles animent les sphères ou les astres ; en second lieu à certaines substances intelligentes qu'ils croyaient unies à des corps aériens et auxquelles ils donnaient le nom de démons. Néanmoins supposant celles-ci plus excellentes que les hommes, comme un corps aérien l'emporte sur un corps terrestre, ils prétendaient que les hommes leur devaient un culte divin, et ils disaient que par comparaison avec les hommes, ils étaient des dieux, étant intermédiaires entre les hommes et les dieux. En outre, comme d'après eux, les âmes des bons, du fait de leur séparation du corps, passent à un état supérieur à celui de la vie présente, ils concluaient que les âmes des morts, appelées héros ou mânes, ont droit à un culte divin. D'autres pour qui Dieu est l'âme du monde, estimèrent que l'on doit rendre le culte réservé à la divinité à l'univers entier et à chacune de ses parties, non certes en raison de la matière, mais à cause de l'âme qu'ils prétendaient être Dieu, de même que l'on honore un sage, non en raison de son corps, mais de son âme. D'autres enfin affirmaient qu'il faut honorer d'un culte divin même les êtres, inférieurs à l'homme par leur nature, en tant qu'ils participent de quelque manière à la vertu de la nature supérieure. De là, croyant que certaines images, faites de main d'homme, possédaient quelque vertu surnaturelle soit sous l'influence des astres, soit par la présence de quelque esprit, ils avançaient que les honneurs divins étaient dus à ces images. Et ces images aussi, ils les appelaient dieux : d'où leur nom d'idolâtres : ils offraient en effet le culte de latrie à des idoles, c'est-à-dire à des images. Pour qui n'admet qu'un premier principe séparé du monde, il est déraisonnable de rendre à quelque autre le culte dû à la divinité : En effet nous n'offrons pas un culte à Dieu parce qu'il en a besoin, mais en vue d'affermir en nous par le sensible la vraie notion de Dieu. Or cette idée de l'unicité de Dieu, qui est au-dessus de tout, ne peut être confirmée par le sensible que si nous l'honorons d'une manière exclusive : c'est le culte divin. Offrir le culte divin à plusieurs c'est donc affaiblir la vraie notion d'un principe unique. Comme on l'a dit, ce culte extérieur est nécessaire à l'homme pour exciter en son âme un sentiment de révérence spirituelle à l'endroit de Dieu. Or la coutume compte pour beaucoup dans le comportement de l'homme qui se porte plus facilement sur ce qu'il est accoutumé de faire. C'est justement la coutume chez les hommes que les honneurs, dus à celui qui occupe le premier rang dans la cité, roi ou empereur, ne soient rendus à aucun autre. L'esprit de l'homme doit donc être formé à cette idée d'un unique et premier principe de toutes choses par ces hommages, offerts à lui seul à l'exclusion de tout autre : c'est ce que nous appelons culte de latrie. Si du fait de sa supériorité, et non parce qu'il est le tout premier, quelqu'un avait droit au culte de latrie, il s'ensuivrait qu'un homme devrait ce culte à un autre homme et un ange à un autre ange, puisque les hommes, comme les anges, sont supérieurs les uns aux autres. De plus, parmi les hommes, tel est supérieur d'un point de vue qui est inférieur d'un autre : par conséquent les hommes se devraient rendre réciproquement pareil honneur. Ce n'est pas raisonnable. Chez les hommes l'usage veut qu'un bienfait spécial entraîne une reconnaissance particulière. Or l'homme reçoit de Dieu un bienfait singulier, celui de sa création : nous avons prouvé au deuxième Livre que Dieu seul est créateur. L'homme doit donc à Dieu un hommage très particulier en reconnaissance de ce bienfait singulier : tel est le culte de latrie. Latrie signifie « service ». Le service est dû au maître. Et celui-là est vraiment et proprement maître qui commande d'agir et ne reçoit de personne sa règle d'action : qui en effet exécute les dispositions, arrêtées par quelque supérieur, est plutôt un serviteur qu'un maître. Dieu, le souverain principe de toutes choses, dispose par sa Providence tous les êtres en vue de leurs opérations propres. C'est pourquoi la Sainte Écriture nous dit que les anges et les corps supérieurs servent Dieu dont ils exécutent les ordres et nous qui bénéficions de leur agir. Ainsi le culte de latrie, dû au Souverain Seigneur, n'appartient-il qu'au Premier Principe des choses. Le sacrifice tient une place prépondérante dans les pratiques du culte de latrie. Devant les hommes en effet on peut, bien que dans une intention autre que pour Dieu, faire des génuflexions, des prostrations, rendre d'autres témoignages d'honneur de ce genre, mais nul n'estime devoir offrir un sacrifice à quelqu'un s'il ne le considère pas, ou feint de le considérer, comme Dieu. Le sacrifice extérieur est le symbole du vrai sacrifice intérieur de l'âme qui s'offre elle-même à Dieu. Et notre âme s'offre à Dieu, comme à son principe créateur, l'auteur de son agir et la fin de son bonheur : toutes choses qui ne conviennent qu'au premier Principe des êtres. Nous l'avons démontré, le Dieu suprême est l'unique cause créatrice de l'âme humaine ; seul il a le pouvoir d'incliner la volonté de l'homme à ce qui lui plaît ; le posséder lui seul est le bonheur dernier de l'homme. A Dieu seul, à l'exclusion de toute autre substance spirituelle, l'homme doit donc offrir le sacrifice et le culte de latrie. Bien que l'opinion d'après laquelle le Dieu souverain ne serait pas autre chose que l'âme du monde s'écarte de la vérité, comme on l'a démontré, et qu'au contraire soit vraie celle qui le présente comme un être distinct, principe d'existence des substances intelligentes séparées ou non des corps, cette position permettrait plus raisonnablement de rendre un culte de latrie à divers êtres. Offrir un culte de latrie à ces êtres serait le rendre à Dieu l'unique Dieu, souverain vis-à-vis de qui, selon cette théorie, les diverses parties du monde sont comme les divers membres du corps à l'endroit de l'âme humaine. Néanmoins la raison s'y oppose également. Ils affirment en effet que le culte de latrie ne peut être rendu au monde en raison du corps, mais de l'âme qu'ils prétendent être Dieu. Cependant si le corps du monde est divisible en des parties diverses, l'âme reste indivisible. Le culte, dû à la Divinité, ne peut donc être rendu à plusieurs êtres, mais à un seul. Dans l'hypothèse où le monde posséderait une âme, l'animal tout entier ainsi que chacune de ses parties, il ne s'agirait point d'une âme végétative ou sensitive, car les opérations propres à l'âme de ces parties végétatives ou sensitives ne conviennent pas à toutes les parties de l'univers. Et même si le monde avait une âme sensitive ou une âme végétative, on ne lui devrait, pas plus qu'aux êtres irraisonnables et aux plantes, un culte de latrie en raison de cette âme. Il reste donc que cette âme du monde qu'ils appellent Dieu, à qui reviendrait un culte de latrie, serait une âme intellectuelle. Mais une âme de ce genre ne constitue pas la perfection de telles parties déterminées du corps : elle appartient en quelque manière au corps entier. Et cela apparaît mieux dans notre âme qui pourtant est la moins noble ; notre intelligence ne possède en effet aucun organe corporel comme le prouve le IIIe de Anima. On ne doit donc pas, d'après leurs principes, offrir le culte de la divinité aux diverses parties du monde, mais seulement au monde entier à cause de son âme. Et si, d'après leur position, une seule âme anime le monde dans sa totalité et dans ses parties, il n'y a qu'un seul Dieu, puisque le monde n'est Dieu qu'en raison de son âme. Et ainsi on ne doit le culte propre à la divinité qu'à un seul. Que si il y a une âme pour le tout et une âme spéciale pour chacune des parties, celles-ci sont subordonnées à celle-là - car on retrouve la même proportion entre les perfections et les sujets perfectionnés. - Or, dans l'hypothèse de plusieurs substances, coordonnées entre elles, celle-là seule à le droit au culte de latrie qui tient le premier rang, comme nous l'avons prouvé contre la première opinion. On ne doit donc pas rendre le culte de latrie aux parties du monde, mais seulement au monde tout entier. Il est évident que certaines parties du monde ne possèdent pas d'âme propre, on ne peut donc les honorer. Et cependant ces hommes honoraient tous les éléments du monde, la terre, l'eau, le feu et les autres corps inanimés. Il est encore évident qu'un être supérieur ne doit pas à son inférieur un culte de latrie. Or par sa nature l'homme est supérieur au moins à tous les corps dans la mesure où sa forme est plus parfaite. Il ne leur doit donc pas un culte de latrie, même si, en raison de leurs âmes, ils avaient droit à quelque culte. Les mêmes difficultés apparaissent si quelqu'un prétend que chaque partie du monde a son âme et nie au tout une âme commune. La partie la plus excellente aurait une âme plus noble à laquelle seule, selon les principes énoncés, serait dû le culte de latrie. De ces opinions, la plus déraisonnable est celle qui veut rendre aux images un culte de latrie. Si en effet ces images reçoivent une certaine vertu ou perfection des corps célestes, on ne leur doit pas pour autant un culte de latrie puisque celui-ci n'est pas dû aux corps célestes eux-mêmes, si ce n'est peut-être en raison de leur âme, comme on l'a prétendu. Or c'est par leur activité corporelle que les corps influeraient sur ces images. Il est évident que ces images ne reçoivent pas des corps célestes une perfection égale à l'âme raisonnable ; ainsi leur dignité est-elle inférieure à celle de tout homme. Nul homme ne leur doit donc un culte. La cause est plus parfaite que son effet ; or les hommes sont les artisans de ces images ; nul ne leur doit donc un culte. On répondra que ces images possèdent quelque vertu ou dignité du fait de leur union avec certaines substances spirituelles. Cette raison est encore insuffisante. En effet le culte de latrie n'est dû à aucune substance spirituelle, si ce n'est la plus parfaite. L'âme raisonnable est unie au corps d'une manière plus parfaite que ces substances spirituelles ne le sont à ces images ; l'homme demeure ainsi d'une dignité plus éminente que celles-ci. L'usage de ces images est destiné parfois à des effets nocifs ; ainsi est-il manifeste que si de tels effets sont dus à des substances spirituelles, celles-ci sont mauvaises. Il en est encore une preuve plus éclatante en ce que leurs réponses sont trompeuses et qu'elles exigent de leurs adorateurs certains actes contraires à la vertu, ce qui les range au-dessous des hommes vertueux. On ne leur doit donc pas un culte de latrie. Il ressort donc avec évidence de ces considérations que le culte de latrie n'est dû qu'au Dieu unique et souverain. D'où il est dit dans l'Exode : « Quiconque offre des sacrifices aux dieux et non à Yaweh seul, sera tué » ; et dans le Deutéronome : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu serviras lui seul ». Et des païens il est écrit dans l'épître aux Romains : « Se targuant d'être sages, ils sont devenus fous, et ils ont changé la gloire du Dieu incorruptible pour des images représentant l'homme corruptible et les oiseaux et les quadrupèdes et les reptiles » ; et plus bas : « (ils sont) comme des gens qui ont changé la vérité de Dieu en mensonge et qui ont révéré et servi la créature au lieu du Créateur qui est béni à jamais ». Puisqu'il est illicite d'offrir un culte de latrie à un autre qu'au premier principe des choses, et que d'autre part seule une créature raisonnable dont les dispositions sont mauvaises, est susceptible d'inciter au mal, il apparaît que les hommes ont été poussés à ces pratiques mauvaises par une intervention des démons qui, ambitionnant les honneurs divins, se sont présentés au culte des hommes à la place de Dieu. C'est pourquoi il est écrit dans le psaume : « Tous les dieux des païens sont des démons ». Et encore : « Ce que sacrifient les païens, c'est aux démons qu'ils sacrifient et non à Dieu ». L'intention première de la Loi divine étant la soumission de l'homme à Dieu, et son hommage de particulière révérence, non seulement de c_ur, mais encore de bouche et de comportement extérieur, il est en premier lieu interdit dans l'Exode où la loi divine est promulguée, de rendre un culte à plusieurs dieux : « Tu n'as pas d'autres dieux devant ma face ; tu ne feras pas d'images taillées, ni aucune figure ». Deuxièmement il est interdit à l'homme de prononcer le nom de Dieu sans respect, à savoir pour confirmer un mensonge ; il est dit : « Tu ne prendras pas le nom de Dieu en vain ». Troisièmement, il est prescrit de se reposer pendant quelque temps du travail extérieur afin que l'âme s'adonne à la contemplation des choses de Dieu, c'est pourquoi il est dit : « Souviens-toi de sanctifier le jour du Sabbat ».

121 : COMMENT LA LOI DIVINE DÉTERMINE SELON LA RAISON LE COMPORTEMENT DE L'HOMME VIS-À-VIS DES BIENS CORPORELS ET SENSIBLES

De même qu'un usage sage et dans le respect de Dieu des biens corporels et sensibles, peut élever à Dieu le c_ur de l'homme, ainsi un usage illicite de ces biens, ou le détourne totalement de Dieu si ces biens deviennent la fin de son vouloir, ou le retarde dans son élan vers Dieu s'il s'attache à eux plus qu'il n'est nécessaire. Or le propre de la loi divine est surtout de rattacher l'homme à Dieu ; il lui appartient donc de déterminer son comportement à l'endroit des biens corporels et sensibles soit dans ses affections, soit dans leur usage. L'esprit de l'homme a rang au-dessous de Dieu, le corps au-dessous de l'âme et les activités inférieures au-dessous de la raison. Or il appartient à la divine Providence dont la loi divine est un plan, proposé à l'homme par Dieu, de marquer à chaque être sa juste place. La loi divine doit donc ainsi disposer de l'homme, que ses activités inférieures soient soumises à la raison, et son corps à son âme, et les choses extérieures au service de l'homme. Toute loi sagement conçue favorise la vertu. Or l'essence de la vertu est de régler d'après la raison tant les affections intérieures que l'usage des biens corporels. Il revient donc à la loi divine d'en statuer. Il appartient à tout législateur de déterminer ce sans quoi l'observance d'une loi est compromise. Comme la loi est proposée à la raison, l'homme ne lui pourrait obéir si tout ce qui est de son domaine n'était soumis à la raison. Il revient donc à la loi de prescrire que tout le domaine de l'homme soit soumis à la raison. Ainsi parle-t-on aux Romains d'un « hommage selon la raison » ; et lit-on : « Telle est la volonté de Dieu, votre sanctification ». Par là est écartée l'erreur de ceux qui ne reconnaissent comme péchés que les actes par lesquels le prochain est offensé ou scandalisé.

122 : POUR QUELLE RAISON LA SIMPLE FORNICATION, D'APRÈS LA LOI DIVINE, EST UN PÉCHÉ ET COMMENT LE MARIAGE EST NATUREL

De ces considérations il ressort comment est vain le raisonnement de ceux pour qui la simple fornication n'est pas un péché. Ils disent en effet : Prenez une femme non mariée, indépendante de son père ou de tout autre : celui qui a des rapports avec elle, alors qu'elle y consent, ne lui cause aucun tort : elle l'accepte et elle a pouvoir sur son corps ; il ne fait tort à personne puisque cette femme est indépendante. Il ne semble donc pas qu'en cela il y ait péché. Toutefois répondre que cet acte est une offense à Dieu ne paraît pas suffisant. Nous n'offensons Dieu en effet que dans la mesure où nous agissons contre notre bien, nous l'avons dit, et l'acte en cause ne semble pas contraire à notre bien : ainsi il ne saurait être une injure à Dieu. Il serait encore insuffisant de répondre qu'en raison du scandale cet acte est une offense au prochain. Quelqu'un peut se scandaliser d'un acte qui de soi n'est pas peccamineux, auquel cas l'acte n'est péché qu'accidentellement. Ici la question est de savoir si la simple fornication est un péché en elle-même et non en raison des circonstances. Nous chercherons la solution dans les principes énoncés antérieurement. Nous avons dit que Dieu pourvoit à chacun en vue de son bien. Le bien pour tout être est qu'il atteigne sa fin ; le mal est qu'il en soit détourné. Et il en est des parties comme du tout. Chaque partie de l'homme et chacun de ses actes doit atteindre sa fin. Or, si elle est superflue pour la conservation de l'individu, la semence est nécessaire à la propagation de l'espèce ; les autres superfluités, telles les déjections, l'urine, la sueur et autres choses semblables, ne servent à rien : le bien de l'homme est uniquement de les rejeter. Il n'est pas de même de la semence dont le but est la génération, celle-ci étant la raison d'être du coït. Toutefois engendrer un homme serait vain si ne lui était assurée sa subsistance sans laquelle il ne pourrait survivre. L'éjaculation de la semence doit donc être ainsi réglée que s'ensuivent et une génération parfaite et l'éducation de l'engendré. Il apparaît ainsi que toute éjaculation de semence telle que la génération ne suivrait pas, est contre le bien de l'homme. La procurer délibérément est donc nécessairement un péché. - Je parle d'une man_uvre qui de soi ne pourrait produire la génération, comme une éjaculation en dehors des relations naturelles entre homme et femme : de tels péchés sont dits contre nature. Que si pour des raisons extrinsèques la génération ne suivait pas, cela ne serait point contre nature ni ne serait un péché : tel le cas d'une femme stérile. Toutefois même si la génération suivait à l'éjaculation de la semence, sans qu'une éducation convenable puisse être donnée, cela serait pareillement contre le bien de l'homme. On notera en effet comment chez les animaux où la femelle suffit seule à assurer la subsistance de sa progéniture, le mâle et la femelle ne cohabitent plus après le coït, par exemple chez le chien. Par contre il est des animaux chez qui la femelle ne suffit pas au dressage de sa progéniture ; le mâle et la femelle demeurent alors ensemble tant que le requièrent la formation et l'apprentissage de celle-ci : ainsi chez certains oiseaux dont les petits ne peuvent dès leur naissance chercher leur nourriture. L'oiseau en effet ne nourrit pas ses petits avec du lait qu'il a à sa portée comme tout préparé par la nature, tel le quadrupède ; il doit chercher au dehors la nourriture des oisillons, et en plus les couver pour les réchauffer ; la femelle seule ne saurait y suffire ; aussi sous l'impulsion de la divine Providence le mâle reste-t-il naturellement avec la femelle pour élever ces petits. - Dans l'espèce humaine, il est évident aussi que la femme ne pourrait pas seule assurer l'éducation de ses enfants, telles sont les nécessités de la vie humaine devant lesquelles un seul est impuissant. Il est donc conforme à la nature qu'après ses relations avec une femme, l'homme ne la quitte pas pour s'en aller indifféremment avec quelque autre, comme c'est le cas des fornicateurs. Le fait de la richesse, permettant à l'une ou l'autre femme de nourrir seule ses enfants, n'infirme pas cette raison : la rectitude naturelle des actes humains ne se juge pas d'après des conditions extrinsèques propres à un individu, mais d'après ce qui appartient à toute l'espèce. On remarquera en outre que dans l'espèce humaine les enfants n'ont pas seulement besoin de la nourriture pour leur corps, comme les autres animaux, mais encore de l'éducation pour leur âme. Les autres animaux sont en effet dotés d'une prudence naturelle grâce à laquelle ils peuvent se pourvoir, mais l'homme vit avec sa raison, et pour former sa prudence il a besoin d'une expérience de longue durée ; dès lors est-il requis que les parents, déjà expérimentés, instruisent leurs fils. De plus les enfants ne sont pas susceptibles au berceau d'une pareille formation, mais seulement après un long temps, à l'âge surtout de discrétion. Encore cette formation suppose-t-elle beaucoup de temps. Et même, à cause de la poussée des passions qui corrompt le jugement prudentiel, les enfants ont alors besoin non seulement d'enseignement, mais encore de réprimande. A cela la femme seule est impuissante ; l'intervention de l'homme s'impose en qui la raison est plus parfaite pour instruire et la force plus grande pour châtier. Ainsi dans l'espèce humaine il ne suffit pas, comme chez les oiseaux, d'un temps réduit pour assurer la croissance de l'enfant, il y est requis une longue période de vie. Dès lors que la cohabitation du mâle et de la femelle est nécessaire chez tous les animaux, tant que la formation de la progéniture appelle l'intervention paternelle, il est naturel que l'homme s'établisse en société avec une femme déterminée, non pour une courte mais pour une longue durée. Nous donnons à cette société le nom de mariage. Le mariage est donc naturel à l'homme, et l'union par la fornication, réalisée en dehors du mariage, est contre le bien de l'homme : à cause de cela elle est nécessairement un péché. De plus, du fait que se servir de quelque organe du corps pour un but autre que celui auquel la nature le destine, par exemple marcher sur les mains ou faire avec les pieds ce qui normalement se fait avec les mains, est un péché véniel ou même n'est pas un péché, on ne peut pour autant estimer légère cette faute qu'est l'éjaculation de la semence en dehors de la fin légitime de la génération et de l'éducation. Si ces mésusages ne s'opposent pas beaucoup au bien de l'homme, cette perte désordonnée de la semence répugne au bien de la nature qu'est la conservation de l'espèce. Aussi après le péché d'homicide qui détruit la nature humaine en acte de vie, ce genre de péché semble-t-il tenir le second rang : il empêche la nature humaine d'apparaître à la vie. Ces conclusions sont confirmées par l'autorité divine. Qu'illicite soit une perte de semence à laquelle ne suivrait pas la génération, cela est évident. Il est dit au Lévitique : « Tu ne coucheras pas avec un homme comme on le fait avec une femme. Tu ne coucheras pas avec une bête ». Et dans I Cor. « Ni les impudiques, ni ceux qui se livrent à la sodomie, ne posséderont le Royaume de Dieu ». Que la fornication et que toute relation avec une femme autre que la sienne soient défendues, c'est encore évident. Il est dit au Deutéronome : « Il n'y aura point de prostituées parmi les filles d'Israël, ni de libertins parmi les fils d'Israël » ; et dans Tobie : « Garde-toi de toute fornication, et qu'en dehors de ton épouse ta conscience ne te reproche jamais une action criminelle » ; et dans I Cor. : « Fuyez la fornication ». Ainsi est écartée l'erreur de ceux qui prétendent que l'éjaculation de la semence n'est pas une faute plus grande que la perte des autres humeurs et que la fornication n'est pas un péché.

123 : COMMENT LE MARIAGE DOIT ÊTRE INDISSOLUBLE

A considérer les choses objectivement, le même argument nous amène à conclure que l'association de l'homme et de la femme, à savoir le mariage, non seulement doit être de longue durée, mais doit se prolonger toute leur vie. La finalité de la propriété est la conservation de la vie ; or la vie qui ne peut être conservée dans un père qui demeurerait, est perpétuée dans son fils, comme en une succession, grâce à la ressemblance spécifique ; aussi est-il conforme à la nature que le fils hérite de ce qui appartient à son père. Il est donc naturel que la sollicitude du père vis-à-vis de son fils dure toute sa vie. Par conséquent si, même chez les oiseaux, l'office paternel à l'endroit du fils commande la cohabitation du mâle avec la femelle, l'ordre de la nature, propre à l'espèce humaine, exige que le père et la mère demeurent ensemble toute la vie. Il semble même répugner à l'équité que cette société soit brisée. La femme en effet a besoin d'un mari, non seulement pour engendrer comme les autres animaux, mais encore pour gouverner sa famille : le mari est plus assis dans sa pensée et plus éprouvé dans sa force. Mais la femme est associée à l'homme pour les besoins de la génération. Ainsi sa fécondité et sa beauté disparaissant, elle ne serait plus recherchée par quelque autre. Si donc un homme, prenant une femme en sa jeunesse, alors qu'elle possède beauté et fécondité, la pouvait renvoyer dans un âge plus avancé il causerait à cette femme un dommage, contraire à l'équité naturelle. Il est évident qu'une femme ne peut renvoyer son mari : la femme est naturellement soumise à celui-ci comme à son chef, et il n'est pas au pouvoir d'un sujet de se soustraire à la juridiction de son chef. Il est donc contraire à l'ordre naturel que la femme abandonne son mari. Et si celui-ci pouvait quitter celle-là, l'association ne serait plus à part égale entre l'homme et la femme ; celle-ci serait tenue en une certaine servitude. Il est naturel aux hommes de rechercher la certitude au sujet de leur paternité ; ainsi l'exige ce fait que l'enfant a besoin d'une direction prolongée de la part de son père. Donc tout ce qui fait obstacle à cette certitude est contraire à l'instinct naturel de l'espèce humaine. Or si un homme pouvait répudier sa femme ou celle-ci son mari, s'ils pouvaient avoir des relations avec d'autres, impossible serait cette certitude ; la femme ayant eu commerce avec l'un, se lierait ensuite avec un autre. Cette séparation d'une femme avec son mari est donc contraire à l'instinct de l'espèce humaine. Dans celle-ci il ne suffit donc point d'une longue cohabitation entre mari et femme ; elle doit être unique. Plus fervente est une amitié, plus elle est solide et durable. Or entre mari et femme existe, semble-t-il, la plus grande des amitiés : ils sont unis en effet non seulement en vue de l'union charnelle qui, même chez les animaux, crée une certaine douceur d'intimité, mais en vue de toute une vie d'intimité familiale. Le signe en est que pour son épouse l'homme doit quitter même son père et sa mère  comme il est dit dans la Genèse. Il est donc normal que le mariage soit absolument indissoluble. On considérera en outre que parmi les actes de nature, seule la génération a pour fin le bien commun : manger, se libérer des humeurs superflues sont en effet d'ordre individuel, tandis que la génération ressortit à la conservation de l'espèce. Puisque la loi trouve sa raison d'être dans le bien commun, ce qui relève de la génération apparaît comme une matière privilégiée des lois divines et humaines. Or les lois positives humaines ont leur principe dans l'instinct de la nature, comme dans la démonstration scientifique toute nouvelle lumière prend son origine dans les principes connus naturellement. Quant aux lois divines, non seulement elles éclairent l'instinct de la nature, mais encore elles suppléent à ses déficiences, comme tout ce qui est divinement révélé dépasse les capacités de la raison naturelle. Donc puisque l'instinct naturel appelle une cohabitation unique de l'homme avec la femme et la cohabitation d'un seul avec une seule, la loi humaine le devait prescrire. La loi divine y ajoute une raison surnaturelle puisée dans le symbolisme de l'union indissoluble du Christ avec l'Église qui est l'union d'un seul avec une seule. Ainsi les désordres en cet acte de la génération répugnent à l'instinct naturel et transgressent les lois divines et humaines, c'est pourquoi en cette matière le péché est plus grave que dans la nourriture et autre chose semblable. Il est encore nécessaire que tout soit subordonné à ce qu'il y a de meilleur dans l'homme ; aussi dans leurs dispositions, concernant l'union de l'homme et de la femme, les lois n'ont pas seulement en vue la génération des enfants, comme ce serait le cas pour les animaux, mais toute la vie vertueuse que régit la droite raison, qu'il s'agisse de l'homme envisagé en soi ou comme partie de la famille domestique ou de la société civile. A cette vie vertueuse appartient la cohabitation unique de l'homme et de la femme. L'amour entre deux êtres est en effet d'autant plus fidèle qu'ils se savent indissolublement unis ; plus fervente est encore leur sollicitude réciproque sur le plan familial du fait qu'ils prévoient devoir toujours demeurer dans la possession de richesses communes. Pareillement sont écartées les causes de discordes qui, si l'homme pouvait renvoyer sa femme, ne manqueraient pas de surgir entre lui et les proches de celle-ci ; ainsi l'amour dans la parenté est-il renforcé. Enfin sont supprimées les occasions d'adultère qui naîtraient du fait que l'homme pourrait répudier sa femme et vice versa ; cela ouvrirait en effet une voie facile pour ébranler les autres unions matrimoniales. C'est pourquoi il est dit dans Matthieu et dans I Cor. : « Je vous le dit que la femme ne quitte pas son mari ». Ainsi est condamnée la coutume de répudier les femmes. Ce fut pourtant permis aux Juifs dans l'Ancienne Loi à cause de leur dureté, prêts qu'ils étaient à tuer leur femme. Un moindre mal fut toléré pour en éviter un plus grand.

124 : COMMENT LE MARIAGE DOIT ÊTRE D'UN SEUL AVEC UNE SEULE

Il est à remarquer également qu'il est naturel aux animaux qui usent du coït de ne pas supporter de partager leur comparse avec un autre, aussi le coït est-il chez eux la cause de batailles. De cela une raison vaut pour tous : chaque animal veut jouir à son gré du plaisir du coït comme de celui de la nourriture ; et cette liberté serait limitée, si plusieurs mâles entreprenaient une seule femelle et vice versa, de même qu'un animal est empêché de jouir en liberté de sa nourriture si un autre lui ravit ce qu'il voulait manger. Ainsi pour la nourriture et pour le coït les animaux se battent-ils pareillement. Chez les hommes il est une raison particulière : on l'a dit, l'homme veut naturellement être sûr de sa paternité, et il ne pourrait obtenir cette certitude si plusieurs hommes étaient admis auprès d'une seule femme. C'est donc dans l'instinct de la nature que cette loi d'un seul avec une seule prend son origine. Toutefois on notera une différence entre ces raisons. L'une et l'autre expliquent qu'une femme ne puisse avoir plusieurs maris ; mais qu'un mari ne puisse avoir plusieurs femmes, la seconde ne le prouve pas : de ce qu'un mari ait des relations avec plusieurs femmes, il n'en est pas moins sûr de sa paternité. La première raison au contraire garde sa valeur. De même en effet que le mari perd la liberté d'user à son gré de sa femme si celle-ci connaît un autre homme, la femme perd pareillement la sienne si le mari connaît plusieurs femmes. Et parce que la certitude de la paternité est le bien principal, recherché dans le mariage, aucune loi ou coutume humaine n'a toléré la polyandrie. Les anciens Romains estimaient également la polyandrie anormale, eux dont Valerius Maximus nous rapporte qu'ils récusaient la dissolution du lien conjugal même pour cause de stérilité. Chez tous les animaux où le père s'occupe de ses petits, il n'y a qu'un mâle pour une femelle : ainsi chez les oiseaux où l'un et l'autre nourrissent leurs oisillons. Un seul mâle ne suffirait pas en effet s'il devait prêter son concours à l'élevage de la progéniture de plusieurs femelles. Mais chez les animaux où le mâle n'a aucunement cure de ses petits, il va indifféremment avec plusieurs femelles et la femelle avec plusieurs mâles ; tels les chiens, les poules et autres animaux semblables. Dans l'espèce humaine au contraire le mâle porte mieux que chez les autres animaux la charge de sa postérité ; aussi est-il manifestement naturel chez l'homme qu'il n'y ait qu'un mari pour une seule femme et vice versa. L'amitié s'établit en une certaine égalité. Or s'il n'était pas permis à la femme d'avoir plusieurs maris parce que cela infirmerait la certitude de la paternité, tandis qu'il serait licite à l'homme d'avoir plusieurs femmes, l'amour de la femme ou de son mari ne serait plus un amour libre, mais quasi servile. Et l'expérience le prouve : quand les hommes possèdent plusieurs femmes, celles-ci sont quasi des servantes. Un amour fervent ne s'étend pas à de nombreuses personnes, comme le prouve le Philosophe. Si donc la femme n'avait qu'un mari tandis que celui-ci posséderait plusieurs femmes, l'amour ne serait plus égal de part et d'autre. Ce ne serait plus un amour libre, mais un amour d'une certaine manière contraint. On l'a dit, le mariage doit chez les hommes être ainsi ordonné qu'il favorise la vie vertueuse. Or la vertu ne supporte pas qu'un seul homme possède plusieurs femmes ; il s'ensuivrait des discordes dans la société domestique, comme le prouve l'expérience. Il n'est donc pas sage qu'un seul homme ait plusieurs femmes. C'est pourquoi il est dit dans la Genèse : « Ils seront deux en une seule chair ». Par là sont condamnées la coutume de la polyandrie et l'opinion de Platon affirmant que les femmes devaient être possédées en commun, opinion que dans la Nouvelle Loi admettait Nicolas, l'un des sept diacres.

125 : COMMENT LE MARIAGE NE DOIT PAS ÊTRE ENTRE PARENTS

Pour ces sages motifs encore les lois écartent du mariage certaines personnes en raison de leur origine commune. Le mariage est en effet l'union de personnes éloignées ; celles donc qui se doivent considérer comme une à cause de leur commune origine, sont à juste titre écartées d'un mariage entre elles. Ainsi, grâce à cette interdiction, elles prennent conscience de leur unité et s'aiment avec plus de ferveur. Les relations entre homme et femme comportent une certaine confusion naturelle ; il convient donc qu'elles soient interdites aux personnes à qui la parenté impose un respect réciproque. Cette raison semble suggérée dans l'Ancienne Loi par ce qui est dit dans le Lévitique : « Tu ne découvriras pas la nudité de ta s_ur », et pareillement des autres parents. A la corruption des bonnes m_urs concourt la propension trop forte des hommes aux plaisirs de la chair ; ce plaisir obnubile l'esprit au point de paralyser la raison dans la rectitude de son agir. Si les relations sexuelles étaient permises aux hommes avec les personnes dont ils partagent nécessairement l'habitat, par exemple avec leurs s_urs et autres proches, ils abuseraient de ce genre de plaisir : l'occasion n'en pourrait être écartée. Il était donc opportun pour les bonnes m_urs que de telles relations soient interdites par les lois. Le plaisir propre aux relations sexuelles est pleinement de nature à fausser le jugement prudentiel ; le multiplier est donc contraire aux bonnes m_urs. D'autre part ce plaisir est accru du fait de l'amour des personnes qui s'unissent ; aussi les relations entre proches seraient incompatibles avec les bonnes m_urs : en eux l'amour, naissant de leur communauté d'origine et de vie, s'ajouterait à l'amour dont la concupiscence est la source, et cet accroissement d'amour rendrait l'âme plus dépendante de ces plaisirs. Il est particulièrement nécessaire à la société humaine que l'amitié s'étende entre beaucoup d'hommes. Or cette union par le mariage entre des personnes étrangères les unes aux autres, contribue à cette amitié entre les hommes. Il était donc indiqué que les lois prescrivent que le mariage serait contracté entre personnes étrangères les unes aux autres et non entre proches. Il ne convient pas qu'un homme contracte un lien social avec des personnes à qui naturellement il est soumis ; or il est naturel à l'homme d'être soumis à ses parents. Il ne peut donc contracter mariage avec eux, puisque le mariage est un certain lien social entre des personnes. C'est pourquoi il est dit au Lévitique : « Aucun homme ne s'approchera d'une femme qui est sa proche parente ». Ainsi est exclue la coutume des unions charnelles entre proches. Que l'on sache pourtant que les lois envisagent les cas ordinaires, de même que les inclinations naturelles vont à ce qui est communément. Aussi n'est-il pas contraire à ces raisons que dans un cas particulier il en soit autrement. Au bien d'un seul en effet on ne doit pas sacrifier celui de la communauté : le bien commun est toujours plus divin que celui de l'individu. Pour que le dommage qui dans un cas pourrait surgir, ne soit pas sans remède, les législateurs et leurs pairs possèdent le pouvoir de dispenser du statut commun en faveur de quelque nécessité particulière. S'il s'agit d'une loi humaine, les hommes jouissant d'un pouvoir égal, peuvent en dispenser ; s'il s'agit d'une loi divine, la dispense revient à l'autorité divine : ainsi dans la loi ancienne la dispense était-elle accordée d'avoir plusieurs femmes et concubines, comme de répudier sa femme.

126 : COMMENT TOUTE RELATION CHARNELLE N'EST PAS PÉCHÉ

Si le commerce charnel, contraire aux intérêts de la génération et de l'éducation des enfants, est opposé à la raison, l'union qui respecte ces intérêts, lui est conforme. Et la loi divine n'interdit que ce qui n'est pas conforme à la raison, comme il a été montré avec évidence. Il ne serait pas juste en conséquence de prétendre que toute union charnelle est péché. Les membres du corps sont des instruments de l'âme ; la fin de chacun d'eux, comme de tout instrument, est donc l'usage qu'on en fait. Or certains de ces organes sont pour l'usage du commerce charnel ; celui-ci est donc leur fin. Mais les finalités de la nature ne peuvent être mauvaises en soi, puisque ce qui est de la nature est ordonné à sa fin par la providence divine, on l'a prouvé. Il ne se peut donc que le commerce charnel soit un mal par lui-même. Les inclinations naturelles dans les choses viennent de Dieu qui meut tout ; il ne se peut donc pas que l'inclination naturelle qui réside en quelque espèce, soit orientée à quelque chose qui est un mal de soi. Or chez tous les animaux parfaits se trouve cette inclination naturelle au commerce charnel ; celui-ci ne peut donc être de soi un mal. Ce qui est nécessaire au bien et à la perfection ne peut être mauvais de soi. Or chez les animaux la perpétuité de l'espèce n'est assurée que par la génération qui suit au commerce charnel. Celui-ci n'est donc pas un mal de soi. C'est pourquoi il est dit : « La femme ne pèche pas qui se marie ». Ainsi est écartée l'erreur de ceux qui prétendent que tout commerce charnel est illicite et, de là, condamnent totalement le mariage et les noces. Cette position est fondée pour quelques-uns sur cette croyance que les corps ont comme origine, non un principe bon, mais un principe mauvais.

127 : COMMENT DE SOI CE N'EST PAS UN PÉCHÉ D'USER D'UN ALIMENT QUELCONQUE

De même que les relations charnelles, dans les limites fixées par la raison, sont sans péché, ainsi l'usage de la nourriture. Et cela est conforme à la raison, qui est ordonné selon sa finalité propre. Or la fin normale de l'alimentation est la conservation du corps par la nourriture. Tout aliment qui l'assure peut donc être pris sans péché. Ainsi de soi l'usage d'un aliment quelconque est sans péché. L'usage comme tel d'aucune chose n'est un péché si celle-ci n'est essentiellement mauvaise, et aucun aliment n'est de sa nature mauvais puisque, on l'a montré, tout être est bon par nature. Toutefois un aliment peut être mauvais pour quelqu'un parce qu'il contrarie sa santé corporelle. Par conséquent se nourrir d'un aliment quelconque n'est pas de soi un péché parce qu'il s'agit de telle chose, mais ce pourrait l'être, si, contrairement à la raison, on usait d'un aliment opposé à la santé. User des choses conformément à leur destination, n'est pas un mal de soi. Or les plantes sont pour les animaux ; quelques-uns d'entre eux pour les autres ; et tous sont pour l'homme, comme il ressort des démonstrations antérieures. Donc se servir des plantes ou de la chair des animaux pour sa nourriture ou toute autre utilité ne saurait être de soi un péché. Le mal du péché dérive de l'âme sur le corps et non l'inverse, puisque nous appelons péché un désordre de la volonté. Or la nourriture est immédiatement du domaine du corps et non de l'âme ; la prendre ne peut donc être un péché si ce n'est parce que cela est incompatible avec la rectitude du vouloir. - Cela se peut d'abord parce que n'est pas respectée la fin propre de la nourriture : quelqu'un par exemple pour le seul plaisir use d'aliments, contraires à sa santé corporelle en raison soit de leur qualité soit de leur quantité ; ensuite, parce qu'il n'est pas tenu compte de la condition de celui qui prend cette nourriture ou de ceux en société de qui il vit : celui qui, par exemple, use d'une nourriture plus soignée que ne le permettent ses moyens ou peu conforme à sa condition sociale ; enfin, parce que cette nourriture est défendue par une loi quelconque pour une cause particulière : ainsi dans la loi ancienne certains aliments étaient prohibés pour des raisons de symbolisme, de même en Égypte il était interdit, pour protéger l'agriculture, de manger de la chair de bovidés ; de même encore certaines règles défendent l'usage de quelques aliments pour réfréner la concupiscence. C'est pourquoi le Seigneur dit : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche de l'homme qui le souille ». Et dans I Cor. il est dit : « Tout ce qui se vend au marché, mangez-le, sans vous enquérir de rien par scrupule de conscience ». Et dans I Tim : « Toute créature de Dieu est bonne, et rien ne mérite d'être condamné de ce qui est pris en action de grâces ». Ainsi est écartée l'erreur de quelques-uns qui prétendent que l'usage de certains aliments est illicite. A leur sujet l'Apôtre dit au même endroit : « Dans les derniers temps certains abandonneront la foi... proscrivant le mariage, ordonnant l'abstinence d'aliments créés pat Dieu pour qu'on en use dans l'action de grâces ». Cet usage de la nourriture et des relations charnelles n'est donc pas de soi illicite ; il l'est uniquement dans la mesure où est transgressé l'ordre de la raison. Toutefois les richesses extérieures sont nécessaires pour se procurer cette nourriture, assurer l'éducation des enfants, la subsistance familiale et satisfaire à tous les autres besoins corporels. Par conséquent la possession des richesses est également de soi légitime si l'ordre de la raison est respecté, à savoir que l'homme possède justement ces biens, qu'il ne mette pas en eux la fin de son vouloir, qu'il en use avec sagesse pour son utilité et celle des autres. Aussi l'Apôtre ne condamne pas les riches, mais il leur donne une règle pour l'usage de leurs richesses, quand il dit : « Aux riches du siècle présent prescris de n'être pas orgueilleux et de ne pas mettre leur espoir en des richesses instables... de faire le bien, de devenir riches en bonnes _uvres, de donner libéralement, de partager ». Et l'Ecclésiastique : « Heureux le riche qui sera trouvé sans tache, et qui n'est pas allé après l'or et n'a pas mis son espoir dans l'argent et les trésors ». Par là est encore rejetée l'erreur de ceux qui, au dire de S. Augustin ont, avec une arrogance sans pareille, pris le nom d'apostoliques du fait qu'ils excluaient de leur communion ceux qui se mariaient et possédaient des choses en propre (comme L'Église catholique) et les moines et la plupart des clercs. Ces hommes sont hérétiques car, se séparant de l'Église, ils prétendent que ceux qui usent de ces choses dont ils se privent, n'ont aucune espérance.

128 : COMMENT LA LOI DIVINE RÈGLE LES RAPPORTS DE L'HOMME AVEC SON PROCHAIN

De nos considérations il ressort que par la loi divine l'homme est invité à respecter l'ordre de raison dans l'usage de tout ce qu'il rencontre. Or parmi tous ces biens qui se présentent à l'usage de l'homme, les autres hommes tiennent la première place. L'homme est en effet par nature un animal social. Ses besoins sont multiples, et il ne peut par lui seul y subvenir. La loi divine doit donc pourvoir, selon l'ordre de la raison, aux relations de l'homme avec son prochain. La fin de la loi divine est que l'homme s'attache à Dieu. Or l'homme a dans son prochain un auxiliaire soit au plan de la connaissance soit à celui de l'amour. Les hommes en effet s'entraident dans leur recherche de la vérité, se stimulent réciproquement dans la conquête du bien et la fuite du mal. C'est pourquoi il est dit dans les Proverbes : « Le fer aiguise le fer, et l'homme enflamme le c_ur de son ami ». Et dans l'Ecclésiaste : « Mieux vaut vivre à deux que solitaire ; les deux ont l'avantage de la compagnie ; si l'un tombe, l'autre peut le relever. Malheur à celui qui est seul, qui tombe sans avoir un second pour le relever. De même si deux couchent ensemble ils se réchauffent, mais un homme seul comment aurait-il chaud ? Et si quelqu'un maîtrise celui qui est seul, les deux pourront lui résister ». Il importait donc que la loi divine établit les hommes en société. La loi divine est un plan particulier de la divine Providence touchant le gouvernement des hommes. Or il appartient à la divine Providence de maintenir dans un ordre sage chacun des êtres qui lui sont soumis, de telle sorte que chacun soit à son rang et a sa place. La loi divine dispose donc les hommes entre eux de telle sorte que chacun soit à sa place, ce qui pour les hommes revient à la paix entre eux ; « la paix, au dire d'Augustin, n'est rien autre que l'harmonie dans l'ordre ». Des êtres, groupés sous un chef unique, doivent être ordonnés entre eux de façon à vivre en bonne intelligence, sinon ils se contrarient les uns les autres dans la recherche de leur fin commune, ainsi en est-il pour une armée organisée avec ordre en vue de la victoire qui est le but de son chef. Or tout homme est dirigé vers Dieu par la loi divine. Celle-ci devait donc pourvoir à ce que les hommes ne se fassent pas obstacle les uns aux autres, qu'entre eux soit cette bonne intelligence qu'est la paix. Aussi dans le Psaume est-il dit : « Il fait régner la paix à tes frontières ». Et le Seigneur dit : « Je vous ai dit ces choses pour que vous ayez la paix en moi ». Cependant cette concorde est assurée entre les hommes dans la mesure où chacun reçoit son dû, ce qui ressortit à la justice. Aussi est-il dit dans Isaïe : « La paix est l'_uvre de la justice ». La loi divine devait donc porter des préceptes de justice de telle sorte que chacun rende à son prochain son dû et s'abstienne de lui causer quelque dommage. Or parmi les hommes chacun est débiteur en tout premier lieu à l'endroit de ses parents. C'est pourquoi entre tous les préceptes de la loi qui règlent nos rapports avec notre prochain, le premier est : « Tu honoreras tes père et mère » ; il englobe le commandement de rendre à chacun son dû, qu'il s'agisse des parents ou des autres, selon ce mot aux Romains : « Rendez à chacun son dû ». Puis ce sont les préceptes qui interdisent de causer quelque dommage au prochain, de l'offenser par des actes contre sa personne : « Tu ne tueras pas », ou contre son conjoint : « Tu ne commettras pas l'adultère », ou contre ses biens : « Tu ne voleras pas ». Il nous est encore défendu de l'offenser par l'injustice de la parole : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain ». Et parce que Dieu est encore le Juge des c_urs, il nous est interdit d'offenser le prochain en notre c_ur « en désirant sa femme ou quelque autre de ses biens ». L'homme se sent invité de deux manières à l'observance de cette justice, prescrite par la loi divine, soit par une inclination intérieure, soit par une intervention extérieure. Cette inclination intérieure naît du vouloir de l'homme de respecter les ordonnances de la loi divine, sous l'inspiration de l'amour de Dieu et du prochain : celui qui aime en effet quelqu'un lui donne son dû spontanément et avec plaisir, ajoute même à ce dû libéralement. Aussi tout l'accomplissement de la loi dépend-il de l'amour, au dire de l'Apôtre : « La plénitude de la loi c'est l'amour »; et le Seigneur dit que « dans ces deux commandements - à savoir l'amour de Dieu et du prochain - tient toute la loi ». Tous pourtant ne sont pas ainsi disposés qu'ils obéissent spontanément à la loi ; il les faut obliger au respect de la justice par une intervention extérieure : ils obéissent à la loi, par la crainte des peines, non plus de plein c_ur, mais servilement. C'est pourquoi il est dit dans Isaïe : « Lorsque vos jugements s'exercent sur la terre - en punissant les méchants - tous les habitants de la terre apprennent la justice ». Les premiers « sont à eux-mêmes leur loi », possédant la charité qui, au lieu de la loi, les incite et les pousse à agir de plein c_ur. La loi extérieure n'est pas nécessaire pour eux mais pour ceux qui ne tendent pas d'eux-mêmes au bien. Aussi est-il dit : « La loi n'est pas pour les justes, mais pour les mauvais ». Ce que l'on n'interprétera pas - comme d'aucuns l'ont fait - que les justes n'ont pas à observer la loi, mais qu'ils portent en eux, même sans la loi, cette inclination au respect de la justice.

129 : COMMENT LA RECTITUDE DE CERTAINS ACTES HUMAINS LEUR VIENT DE LEUR CONFORMITÉ A LA NATURE, ET NON DE LEUR SEULE CONFORMITÉ AUX PRESCRIPTIONS DE LA LOI

De ces considérations il apparaît que les actes prescrits par la loi divine, possèdent une rectitude, non seulement parce qu'ils sont commandés, mais encore parce qu'ils sont conformes à la nature. Par les préceptes de la loi divine le c_ur de l'homme est soumis à Dieu, et toutes les autres puissances qui sont en l'homme, à la raison. Or l'ordre naturel lui-même requiert que les inférieurs soient soumis aux supérieurs. Ce qui est contenu dans la loi est donc de soi naturellement droit. Les hommes ont reçu de la divine Providence un pouvoir naturel de juger, la raison, comme principe de leurs propres opérations. Or les principes naturels s'exercent dans le domaine de la nature. Il est donc des opérations, ressortissant naturellement à l'homme, qui tiennent leur rectitude d'elles-mêmes et non uniquement de la loi. Tout être d'une nature déterminée produit des opérations déterminées, conformes à celle-ci ; l'opération propre d'un être suit en effet à sa nature. Or les hommes ont une nature déterminée ; ils possèdent ainsi des opérations qui de soi leur sont propres. Ce pour qui une chose est naturelle, doit naturellement posséder ce sans quoi cette chose ne saurait être : la nature en effet ne défaille pas dans le nécessaire. Or l'homme est naturellement un animal social : le signe en est qu'un seul homme ne se suffit pas pour les nécessités de la vie humaine. Par conséquent tout ce sans quoi la société humaine ne pourrait se maintenir convient naturellement à l'homme. Tel est donner à chacun son dû et s'abstenir de l'injustice. Certains parmi les actes humains possèdent donc une rectitude qui leur vient de la nature. On a démontré plus haut que la nature donne à l'homme d'user des choses inférieures pour subvenir à ses nécessités de vie. Or il est une mesure déterminée dans le respect de laquelle l'usage de ces choses est bon ; qu'on le néglige, cet usage devient nocif à l'homme, tel le cas de l'intempérance dans la nourriture. Il est donc des actes qui par nature sont bons et d'autres par nature mauvais. L'ordre naturel veut qu'en l'homme le corps soit pour l'âme et les activités inférieures pour la raison, comme dans les autres êtres la matière est pour la forme et les instruments pour l'agent principal. Dire que l'un est pour l'autre, c'est reconnaître que le premier est au service du second et ne doit pas lui être une entrave. Par conséquent la rectitude de nature exige que l'homme gouverne son corps et les activités inférieures de son âme, de telle sorte qu'il n'y trouve pas un obstacle aux activités de sa raison et à son bien, mais plutôt un secours ; s'il en était autrement, ce serait peccamineux par nature. Donc l'ivrognerie et l'abus de la bonne chère, l'usage déréglé des plaisirs sexuels qui empêchent l'activité de la raison, le fait d'être soumis aux passions qui empêchent le bon jugement de la raison : tous ces actes sont naturellement mauvais. Ce qui conduit un être à sa fin naturelle, lui est naturellement bon ; lui est naturellement mauvais tout ce qui s'y oppose. Or on a montré que Dieu est la fin naturelle de l'homme. Donc tout ce qui porte l'homme à la connaissance et à l'amour de Dieu est naturellement bon - tout ce qui, au contraire, l'en détourne est naturellement mauvais. Il apparaît donc que le bien et le mal dans les actes humains ne se jugent pas uniquement de leur conformité à la loi, mais encore de leur conformité à la nature. D'où il est dit dans le Psaume : « Les décrets de Dieu sont vrais, ils se justifient eux-mêmes ». Ainsi est écartée cette erreur d'après laquelle la justice et la rectitude se mesurent uniquement d'après la loi.

130 : DES CONSEILS CONTENUS DANS LA LOI DIVINE

Fixer son âme en Dieu et sur les réalités divines, telle est la perfection de l'homme ; toutefois celui-ci ne peut appliquer avec vigueur son attention sur des objets divers. Aussi pour que son esprit se porte vers Dieu avec plus de liberté, la Loi divine lui offre des conseils grâce auxquels il est dégagé des soucis de la vie présente autant qu'ils est possible à qui vit sur la terre. Ce détachement ne s'impose pas nécessairement à l'homme pour atteindre la sainteté ; nul en effet ne compromet sa vertu et sa sanctification s'il use selon la raison des biens corporels et terrestres. C'est pourquoi on appelle conseils et non préceptes ces directives de la loi divine : l'homme y est invité à renoncer à certains biens pour des biens supérieurs. Le cours normal de la vie de l'homme est partagé par trois sortes de préoccupations : premièrement celle de sa propre personne : que faire ? Où vivre ? Deuxièmement, celle de ses proches, surtout de sa femme et de ses enfants ; troisièmement, celle des biens extérieurs, nécessaires à sa subsistance. Pour libérer l'homme du souci des biens extérieurs, la loi divine lui propose le conseil de la pauvreté : c'est-à-dire le rejet des biens terrestres qui risquent d'accaparer son esprit. C'est le sens de ces paroles du Seigneur : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres ; puis viens et suis-moi ». Pour le libérer de la préoccupation d'une femme et d'enfants, le conseil de la virginité ou de la continence lui est donné. C'est ce que signifie ce texte : « Pour ce qui est maintenant des vierges, je n'ai pas de préceptes du Seigneur, mais je donne un avis ». Et voici la raison de ce conseil. « L'homme non marié s'inquiète des choses du Seigneur, des moyens de plaire au Seigneur, mais celui qui est marié s'inquiète des choses du monde, des moyens de plaire à sa femme, et le voilà divisé ». Pour le libérer enfin du souci de sa propre vie, le conseil de l'obéissance lui est donné, par laquelle il remet à un supérieur la disposition de son activité. Aussi il est écrit : « Obéissez à vos supérieurs et soyez-leur soumis ; leur vigilance est continuelle car ils rendront compte de vos âmes ». Puisque s'occuper des choses de Dieu est le sommet de la perfection humaine et que ces trois conseils préparent merveilleusement à cette disponibilité de l'âme, ils s'intègrent vraiment dans l'état de perfection. Certes ils ne sont pas la perfection, mais ils disposent à cette perfection qui consiste à vivre pour Dieu. C'est ce que déclare nettement le Seigneur lorsqu'il invite à la pauvreté en ces termes « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres et suis-moi », semblant indiquer que la perfection consiste à le suivre. Des conseils on peut encore dire qu'ils sont les effets et les signes de la perfection. L'âme, violemment éprise et désireuse de quelque objet, le fait passer avant tout le reste. Du fait que l'amour et le désir l'inclinent avec ferveur vers les choses de Dieu - telle est bien la perfection - elle rejette tout ce qui pourrait retarder cet élan vers Dieu, non seulement l'attachement à des biens extérieurs, à une femme et à des enfants, mais encore l'amour de soi. Tel est l'enseignement de l'Écriture. Il est dit : « Un homme donnerait-il pour l'amour toutes les richesses de sa maison, il l'estimerait encore peu de chose ». Et : « Le règne des cieux est encore semblable à un marchand qui cherchait de belles perles ; ayant trouvé une perle précieuse, il s'en fut vendre tout ce qu'il avait et il l'acheta ». Et : « J'ai regardé les choses qui un temps me parurent un avantage, comme de la balayure pour gagner le Christ ». Comme ces trois conseils sont des dispositions à la perfection, en même temps que ses effets et ses signes, on dit avec raison de ceux qui les vouent à Dieu qu'ils sont dans l'état de perfection. Cette perfection à laquelle ils préparent, consiste dans la consécration des activités de l'âme à Dieu. Aussi ceux qui les professent, portent le nom de religieux ; ils offrent à Dieu à la manière d'un sacrifice et leur vie et leurs biens ; par la pauvreté, leurs biens extérieurs, par la continence, leur corps, et, par l'obéissance, leur volonté. En effet la religion a pour objet le culte de Dieu, on l'a dit.

131 : DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA PAUVRETÉ VOLONTAIRE

Il en est qui, contrairement à la doctrine évangélique, réprouvèrent la pratique de la pauvreté. Le premier fut Vigilance. D'autres le suivirent, « de ceux qui se disent docteurs de la loi et qui ne comprennent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils affirment ». Ils adoptèrent ces positions pour les raisons suivantes et d'autres analogues. 1. Sous l'impulsion de sa nature, tout animal pourvoit à ses besoins vitaux : ainsi les animaux qui ne peuvent en toute saison de l'année trouver ce qui leur est nécessaire, sont doués d'un instinct naturel qui les porte à le ramasser à la saison favorable et à le conserver, telles les abeilles et les fourmis. De même les hommes ont besoin pour leur subsistance de beaucoup de choses qui ne sont pas toujours à leur portée. Il leur est donc naturel d'amasser et de mettre en réserve le bien qui leur est nécessaire. Il est donc contraire à la loi naturelle de se départir sous prétexte de pauvreté de ce que l'on a amassé. 2. Tous les êtres veulent subsister, ainsi est-il naturel de s'attacher à ce qui permet de subsister. Or c'est par les biens extérieurs que l'homme assure sa vie. Aussi, de même que la loi naturelle lui commande de respecter sa vie, chacun doit-il conserver ses biens. S'il est contraire à la loi naturelle d'attenter à sa propre vie, se priver du nécessaire à la vie par la pauvreté volontaire l'est pareillement. 3. Par nature l'homme est un animal social, mais il n'est pas de vie sociale pour l'homme sans assistance mutuelle ; il est donc naturel aux hommes de s'entraider dans leurs nécessités. Toutefois cette tâche devient impossible à qui rejette les biens extérieurs, moyen le plus ordinaire de rendre service. Renoncer à toute possession par la pauvreté volontaire apparaît donc contraire à l'instinct de nature comme au bien de la miséricorde et de la charité. 4. Si c'est un mal de posséder les biens de ce monde, il est bon de délivrer le prochain du mal et mauvais de le pousser au mal ; c'est un mal par conséquent de donner quelque secours à un indigent et un bien de déposséder un propriétaire : conclusions inacceptables! Il est donc bon de posséder les biens de ce monde et mauvais d'y renoncer totalement par la pauvreté volontaire. 5. Les occasions de péché sont à éviter. Or la pauvreté en est une : elle entraîne les hommes au vol, à la flatterie, au parjure et à d'autres fautes semblables. Il ne faut donc pas s'engager dans la pauvreté volontaire, mais plutôt la prévenir. 6. Puisque la vertu réside dans un juste milieu, elle périt par tout excès dans un sens ou dans un autre. Or il est une vertu qui sait donner et retenir avec justice, la libéralité. C'est donc un vice par défaut que la ladrerie qui fait que l'on garde ce qui est à retenir et ce qui est à donner, de même est-ce un vice de donner outre mesure, le vice de ceux qui choisissent la pauvreté, vice semblable à celui de la prodigalité. Ces raisonnements semblent confirmés par l'autorité de la Sainte Écriture. Il est dit en effet aux Proverbes : « Ne me donne ni pauvreté ni richesse ; accorde-moi le pain qui m'est nécessaire, de peur que, rassasié, je ne te renie et ne dise : Qui est Yaweh, et que devenu pauvre, je ne dérobe et n'outrage le nom de Dieu ».

132 : DES DIVERSES FORMES DE LA VIE DE PAUVRETÉ VOLONTAIRE

Le problème de la pauvreté volontaire se révèle plus aigu si l'on considère plus en détail les formes de vie que doivent nécessairement adopter ceux qui embrassent la pauvreté volontaire. I. Une première manière de vivre consiste à vendre chacun ses propriétés et à vivre en commun de leur prix. Elle semble avoir été adoptée à Jérusalem du temps des Apôtres. Il est dit en effet dans les Actes : « Tous ceux qui possédaient des terres ou des maisons, les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres : on le distribuait ensuite à chacun selon ses besoins ». Mais ce genre de vie ne semble pas pourvoir efficacement aux besoins de l'homme. 1. Il aura difficilement des adeptes chez les grands propriétaires. En outre si après avoir vendu les biens de quelques riches, on en distribue le prix entre beaucoup, cela ne suffira pas longtemps. 2. Cet argent risque de disparaître facilement soit par la faute des administrateurs, soit par le vol ou la rapine. Ainsi ceux qui ont adopté une telle pauvreté se trouveront privés du nécessaire. 3. Nombreux sont les événements qui obligent les hommes à changer de lieu. Il sera par conséquent difficile, avec cet argent retiré des propriétés, de subvenir aux besoins des individus, dispersés en diverses contrées. II. Il est un autre genre de vie - pratiqué dans la plupart des monastères : les biens sont possédés en commun, et chacun reçoit selon ses besoins. Ce genre de vie lui-même ne semble pas sans inconvénients. 1. Les possessions terrestres apportent des soucis ; il faut en assurer les revenus et les défendre contre les fraudes et les rapines. Plus ces possessions sont importantes en raison du nombre d'hommes qu'elles doivent nourrir, plus elles réclament de soins et plus nombreux sont ceux qu'elles accaparent. De cette manière la fin de la pauvreté volontaire se voit compromise, du moins pour un grand nombre, chargés de l'administration de ces biens. 2. L'indivision des biens est souvent une cause de discorde. Ceux qui n'ont point de propriétés communes, tels les Espagnols et les Perses, ne se chicanent pas ; il en va autrement des autres et les disputes s'élèvent même entre des frères. Or la discorde paralyse au plus haut point l'application de l'âme aux choses de Dieu. Ce genre de vie semble donc opposé à la fin de la pauvreté volontaire. III. Il est encore une troisième forme de la vie de pauvreté : ceux qui la choisissent vivent du travail de leurs mains. Elle fut pratiquée par l'Apôtre Paul qui, par l'exemple et l'enseignement, la recommanda aux fidèles. Il écrivait : « Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne ; dans les labeurs et les fatigues, nuit et jour, nous travaillions de nos mains afin de n'être à charge à personne. Non que le droit nous manquât, mais nous voulions donner en nous un modèle à imiter. Quand nous étions auprès de vous, nous vous le disions : Qui ne veut pas travailler ne doit pas manger ». Mais ce genre de vie ne semble pas raisonnable. 1. Le travail manuel est nécessaire à notre subsistance dans la mesure où il nous fait acquérir quelque chose. A quoi bon alors renoncer au nécessaire et travailler pour acquérir de nouveaux biens ? En conséquence, si dans l'état de pauvreté volontaire, on doit travailler manuellement afin de pourvoir à sa subsistance, il était inutile de renoncer aux biens, utiles à l'entretien de la vie. 2. Si on conseille la pauvreté volontaire, c'est pour dégager des préoccupations de ce monde et permettre ainsi de suivre le Christ plus librement. Or gagner son pain par son propre travail semble plus absorbant qu'utiliser pour sa subsistance des biens possédés, surtout si ces biens sont modestes ou même sont des valeurs échangeables grâce auxquelles on peut facilement faire face aux nécessités de la vie. Vivre de son travail manuel ne paraît donc pas compatible avec le propos de la pauvreté volontaire. 3. A ceci s'ajoute encore que le Seigneur, écartant de ses disciples les soucis des choses terrestres, semble, par la parabole des oiseaux et des lis des champs, leur interdire le travail manuel. Il dit, en effet : « Regardez les oiseaux du ciel, ils ne sèment pas, ni ne moissonnent, ils n'amassent pas dans des greniers ». Et encore : « Observez les lis des champs comme ils grandissent : ils ne peinent, ni ne filent ». 4. Ce genre de vie semble en outre insuffisant à pourvoir du nécessaire : Ils sont nombreux ceux qui désireux de la perfection, n'ont ni la possibilité ni l'habileté requises pour se livrer à une vie de travail manuel : ni leur milieu, ni leur éducation ne les y ont préparés. Pour embrasser la vie parfaite, la condition de paysan et d'artisan serait préférable à celle de gens, adonnés jusque-là à l'étude, élevés dans les richesses et un bien-être qu'ils ont abandonnés pour le Christ. Puis n'arrive-t-il point que ces pauvres volontaires deviennent infirmes ou soient arrêtés de toute autre manière dans leur travail ? Ils se trouveraient alors démunis de moyens d'existence. 5. De même il faut du temps pour acquérir par le travail les biens nécessaires à la vie : la preuve en est que beaucoup, consacrant tout leur temps au travail, peuvent à peine se procurer de quoi subsister. Si ceux qui s'engagent dans la pauvreté volontaire devaient ainsi vivre de leurs mains, ils sacrifieraient au travail la majeure partie de leurs journées et pour autant ils seraient détournés d'autres labeurs plus nécessaires qui requièrent également beaucoup de temps, telles l'étude de la sagesse et la science et autres activités de l'esprit : de la sorte, loin de favoriser la vie parfaite, la pauvreté volontaire lui serait un obstacle. 6. Et que l'on ne parle pas de la nécessité du travail manuel pour repousser l'oisiveté. Cela ne prouve rien ici : Il vaudrait mieux en effet combattre l'oisiveté par l'exercice des vertus morales dont les richesses sont les instruments en permettant de faire les aumônes et d'autres bonnes _uvres, plutôt que par le travail manuel. Pourquoi engager des hommes à la pauvreté dans le seul but de les détourner de l'oisiveté en les occupant au travail manuel ? La fin de la pauvreté n'est-elle pas de leur permettre de se livrer à des occupations supérieures à celles de la vie ordinaire des hommes ? 7. Prétendre encore que le travail manuel est nécessaire pour mater la chair c'est sortir du sujet. Nous cherchons si les pauvres volontaires doivent gagner leur pain par le travail manuel. D'ailleurs n'y a-t-il pas d'autres moyens nombreux d'apaiser les concupiscences charnelles, jeûnes, veilles et autres exercices semblables. A cette fin les riches eux-mêmes qui n'ont pas besoin de travailler pour assurer leur entretien, pourraient se livrer au travail manuel. IV. Il y a une autre forme de la vie de pauvreté. Les partisans de la pauvreté volontaire vivent des biens que leur offrent ceux qui, tout en gardant leurs richesses, veulent tendre ainsi à la perfection de la pauvreté volontaire. Il semble que le Seigneur avec ses disciples ait embrassé ce genre de vie ; ne lit-on pas que les femmes suivaient le Christ et l'assistaient de leurs biens ? Mais cette forme de vie ne va pas, semble-t-il, sans inconvénients. 1. Il ne parait pas raisonnable en effet que quelqu'un se défasse de ses biens et vive du bien d'autrui. 2. Il est choquant que quelqu'un reçoive d'un autre sans rien lui rendre ; l'égalité propre à la justice exigeant de donner et de recevoir. - On a certes raison de soutenir que ceux qui servent les autres dans une charge quelconque, doivent vivre des biens de ceux-ci : les ministres de l'autel et les prédicateurs qui distribuent au peuple la doctrine et les bienfaits divins sont entretenus légitimement par lui : L'ouvrier a droit à sa nourriture, déclare le Seigneur. C'est pourquoi l'Apôtre a écrit : « Ainsi le Seigneur a disposé, pour ceux qui annoncent l'Évangile, de vivre de l'Évangile, comme ceux qui servent à l'autel ont leur part du revenu de l'autel ». Mais ceux qui en aucune manière ne sont au service du peuple, ne semblent pas pouvoir recevoir de lui leur subsistance. 3. Ce genre de vie est dommageable aux autres. Il en est qui en raison de leur pauvreté et de leur infirmité ne peuvent se suffire et doivent compter sur l'assistance d'autrui. Ces secours diminueront si les pauvres volontaires demandent à être pareillement entretenus ; les hommes ne sauraient suffire à secourir un grand nombre de pauvres. Ils y sont du reste peu enclins. De là cette recommandation de l'Apôtre à qui compterait une veuve dans sa parenté de l'aider de telle sorte que l'Église puisse suffire aux besoins de celles qui sont véritablement veuves. Il ne serait donc pas sage que, choisissant la pauvreté volontaire, des hommes adoptent ce genre de vie. 4. La perfection de la vertu appelle par-dessus tout l'indépendance de l'âme : sans elle, les hommes se font facilement complices des péchés des autres soit par consentement exprès, soit par complaisance flatteuse ou tout au moins par indulgence. Or ce genre de vie semble très préjudiciable à cette indépendance : qui reçoit un bienfait se garde de blesser celui dont il est l'obligé. Ce genre de vie est donc un obstacle à la perfection de la vertu qui est la fin même de la pauvreté et pour autant il ne convient pas aux pauvres volontaires. 5. Ce qui dépend de la volonté d'autrui n'est pas en notre pouvoir. Or les dons dépendent de la volonté de celui qui les fait. Ce genre de vie n'assure donc pas suffisamment aux pauvres volontaires la faculté de pourvoir à leurs besoins. 6. Les pauvres, obligés de compter sur autrui pour leur subsistance, doivent exposer aux autres leurs besoins et leur demander d'y pourvoir. Une telle condition rend la mendicité méprisable et également pesante : les hommes ne s'estiment-ils pas supérieurs à ceux qu'ils entretiennent, et la plupart ne donnent-ils pas à contre-coeur ? Il faudrait, au contraire, que ceux qui s'engagent dans la vie parfaite soient honorés et aimés de telle sorte qu'on les imite plus facilement et qu'on veuille embrasser leur vie vertueuse ; autrement la vertu elle-même devient un objet de mépris. La pratique de la mendicité est donc pernicieuse à ceux qui, pour un motif de perfection, embrassent la pauvreté volontaire. 7. Les parfaits doivent éviter non seulement le mal, mais encore les apparences du mal : « Fuyez, nous dit l'Apôtre, jusqu'à l'apparence du mal ». Et le Philosophe déclare que l'homme vertueux doit éviter non seulement ce qui est déshonorant mais encore ce qui en a l'aspect. Or la mendicité porte les apparences du mal, car beaucoup mendient par amour du gain. Cette forme de vie ne convient donc pas aux parfaits. 8. Le conseil de la pauvreté volontaire a pour but d'arracher l'homme aux soucis des biens terrestres pour lui permettre de s'appliquer plus librement à Dieu. Or la vie de mendicité est la plus chargée d'inquiétudes : se procurer des biens en les demandant à autrui donne beaucoup plus de soucis que de vivre de son bien propre. Ce genre de vie ne convient donc pas à ceux qui s'engagent dans la pauvreté volontaire. 9. Quelqu'un fait-il pourtant l'éloge de la mendicité sous prétexte qu'elle favorise l'humilité ? Il déraisonne tout à fait. En effet on recommande l'humilité parce qu'elle méprise les grandeurs terrestres, qui consistent dans les richesses, les honneurs, la renommée et les biens de cette sorte, non parce qu'elle méprise la noblesse de la vertu qui exige que nous soyons magnanimes. Une humilité qui rabaisserait la grandeur de la vertu devrait être blâmée. C'est le cas de la mendicité à la fois parce qu'il est plus vertueux de donner que de recevoir et parce qu'elle a un aspect déshonorant, ainsi qu'il a été dit. Elle ne doit donc pas être recommandée au bénéfice de l'humilité. V. Certains, à la recherche d'une vie parfaite, prétendirent encore que tout souci devait disparaître ; il ne fallait donc pas mendier ni travailler, ni accumuler des réserves, mais attendre de Dieu seul sa subsistance. Il est dit en effet : « Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez, ni pour votre corps de quoi vous Je vêtirez »; et encore : « n'ayez point de soucis du lendemain ». Cette position n'est nullement raisonnable. 1. Il est fou de vouloir la fin et de négliger les moyens qui l'assurent. Or c'est pour manger que les hommes se préoccupent de trouver la nourriture. Ceux-là donc qui ne peuvent vivre sans manger doivent se soucier de chercher leur pain. 2. C'est parce qu'ils sont un obstacle à la contemplation des choses éternelles que l'on se débarrasse des soucis matériels. Or, en cette chair mortelle, l'homme ne peut vivre sans interrompre souvent sa contemplation, pour dormir, pour manger et pour d'autres occupations de cette sorte. Il ne faut donc pas davantage écarter comme un obstacle à la contemplation, ces préoccupations qui ont pour objet les nécessités de la vie. 3. Il s'ensuivrait cette étrange absurdité : pour la même raison il ne faudrait marcher, ni ouvrir la bouche pour manger, ni fuir une pierre qui tombe ou un glaive menaçant, mais attendre l'intervention de Dieu : ce qui serait tenter Dieu. On ne doit donc pas écarter totalement le souci du pain quotidien.

133 : COMMENT LA PAUVRETÉ EST BONNE

Pour juger de la vérité de ces assertions, nous chercherons, en considérant ce que sont les richesses, ce qu'il faut penser de la pauvreté. Les richesses extérieures sont nécessaires à la perfection de la vertu puisque par elles nous pourvoyons à notre entretien et nous secourons les autres. Or la valeur des moyens se mesure d'après celle de la fin. Les richesses sont donc un bien pour l'homme, non pas principal cependant, mais en quelque sorte secondaire : la fin est en effet le bien premier, le reste ne vaut qu'en raison d'elle. C'est pourquoi quelques-uns ont conclu que les vertus sont pour les hommes les biens les plus élevés tandis que les richesses viennent en dernier. Cependant il importe de juger des moyens selon les exigences de la fin, ainsi les richesses apparaîtront-elles bonnes dans la mesure où elles favorisent l'exercice de la vertu ; si au contraire cette mesure est dépassée, que les richesses soient un obstacle à la vertu, on ne les comptera plus parmi les biens, mais parmi les maux. La possession des richesses se présente donc comme un bien pour qui en use vertueusement, comme un mal au contraire pour qui, à cause d'elles, s'écarte de la vertu, soit par excès de préoccupation ou d'attachement à leur sujet, ou à cause de l'orgueil qu'elles provoquent. Toutefois il y a des vertus de la vie active et des vertus de la vie contemplative, et les unes et les autres n'ont pas le même besoin des richesses. Dans la vie contemplative, les richesses ne sont nécessaires qu'au soutien de la nature : : dans la vie active elles permettent encore de pourvoir aux besoins du prochain. Aussi la vie contemplative, dont les exigences sont moindres, apparaît-elle même sur ce point plus parfaite : c'est à elle qu'il appartient, semble-t-il, de consacrer entièrement l'homme aux choses de Dieu, perfection que suggère l'enseignement du Christ. Pour ceux donc qui sont voués à cette perfection un minimum de richesse suffit, dans la mesure nécessaire à la subsistance. De là cet enseignement de l'Apôtre : « Si nous avons la nourriture et le vêtement, nous sommes contents ». La pauvreté est donc louable en tant qu'elle protège l'homme contre les vices occasionnés par les richesses. Elle délivre encore des préoccupations qui naissent de la fortune, et, à ce titre, elle est bonne pour ceux qui sont disposés à se consacrer à des tâches plus hautes, mais elle est pernicieuse pour ceux qui, dégagés de ces soucis, s'abaissent à des _uvres inférieures. De là ce mot de Grégoire : « Souvent ceux qui vivraient normalement en de saines préoccupations, sont abattus par le glaive de l'oisiveté ».- Mais dans la mesure où la pauvreté prive des biens dont les richesses sont la source : assistance du prochain, entretien personnel, elle est un mal. Exceptons le cas où un bien plus grand l'emporterait sur les secours temporels à donner au prochain : du fait qu'il est libéré des richesses, un homme peut en effet s'adonner plus facilement aux choses divines et spirituelles. Toutefois l'entretien de sa propre vie est un bien à ce point nécessaire que nul autre ne peut lui être préféré : personne ne peut, sous prétexte d'acquérir quelque bien, renoncer à sa subsistance. Voilà donc quelle est la pauvreté vertueuse : celle qui libère l'homme des préoccupations terrestres et lui permet de se consacrer aux réalités divines et spirituelles. Elle doit lui laisser toutefois la faculté de subvenir d'une manière licite à sa subsistance, ce qui d'ailleurs requiert peu de choses. Et moins une forme de vie pauvre comporte de soucis, plus cette pauvreté est digne d'éloges ; l'excellence de celle-ci n'est pas affaire quantitative, car la pauvreté n'est pas une valeur absolue : elle vaut dans la mesure où elle libère l'homme et lui permet de se donner aux réalités spirituelles. La mesure de sa bonté est marquée par le degré de libération qu'elle assure à l'homme devant les obstacles signalés antérieurement. C'est d'ailleurs la règle commune à tout ce qui est extérieur à l'homme : il n'y a pas de biens absolus, mais leur excellence se juge d'après le profit qu'ils assurent à la vie vertueuse.

134 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS APPORTÉES CONTRE LA PAUVRETÉ

Après l'exposé de ces principes il n'est pas difficile de résoudre les objections apportées contre la pauvreté. S'il est naturel à l'homme d'amasser ce qui est nécessaire à sa subsistance - comme le rappelait la première objection - il n'est pas requis que chacun soit assigné à cette tâche. Chez les abeilles toutes ne sont pas employées au même office, mais les unes ramassent le miel, les autres construisent avec la cire les alvéoles et les reines ne prennent part à aucune de ces besognes. Il en doit être ainsi chez les hommes. Les nécessités humaines sont multiples, et nul ne peut se suffire ; les tâches doivent donc être réparties : par exemple, ceux-ci seront agriculteurs, ceux-là bergers, d'autres architectes et ainsi de suite. Mais les besoins de la vie ne sont pas seulement corporels, ils sont surtout spirituels, il importe donc que, pour le perfectionnement des autres, certains se consacrent à des tâches spirituelles et pour autant soient libérés des soucis temporels. Cette répartition des divers offices entre les divers individus se fait par la divine Providence en ce sens que certains sont inclinés davantage vers tel emploi plutôt que vers tel autre. Il est donc manifeste aussi que ceux qui abandonnent les biens temporels, ne se privent pas du nécessaire à la vie, - c'était la seconde objection. Il leur reste en effet l'espoir fondé de subvenir à leur subsistance soit par leur propre travail, soit par des dons faits sous forme de propriétés communes ou de vivres. En effet comme le Philosophe le dit : « Ce que nous pouvons par nos amis, nous le pouvons en quelque sorte par nous-mêmes » ; ainsi ce qui est possédé par nos amis, nous le possédons aussi en quelque façon. Il doit exister une amitié telle entre les hommes qu'ils s'assistent mutuellement dans les _uvres spirituelles ou temporelles. Mais autant le spirituel l'emporte sur le temporel et s'impose davantage pour atteindre le bonheur, autant il est préférable de subvenir à son prochain dans ses besoins spirituels que dans ses besoins temporels. Il n'agit donc pas contre la société - c'était la troisième objection - celui qui par la pauvreté volontaire se prive de la possibilité de secourir son prochain dans le temporel en vue d'un enrichissement spirituel et par là d'une plus grande utilité au profit des autres. Ici encore il apparaît que les richesses ne sont pas pour l'homme un bien par elles-mêmes, mais seulement en tant qu'elles sont ordonnées au bien de la raison. La pauvreté peut donc être meilleure si elle est voulue en vue d'un bien plus parfait. Telle est la réponse à la quatrième objection. Et parce que ni les richesses, ni la pauvreté, ni quoi que ce soit de l'extérieur ne sont des biens absolus, toute leur valeur se jugeant d'après le bien humain auquel ils sont ordonnés, tous peuvent être cause de vice dès que l'on n'en use plus conformément à la règle de la raison. Ils ne sont pas pour autant mauvais en eux-mêmes : c'est l'usage seul auquel on les soumet qui est mauvais. Ainsi la pauvreté ne doit pas être condamnée, comme le voulait la cinquième objection, du fait qu'elle peut donner occasion à certains vices. On remarquera en outre que le juste milieu en ce qui concerne l'usage biens extérieurs, ne se juge pas d'après la quantité de ceux-ci, mais d'après règle de la raison. Ainsi il arrive que ce qui est excessif, à ne considérer que la somme des biens extérieurs, garde néanmoins le juste milieu de la raison. Nul en effet ne tend vers des objectifs aussi élevés que le magnanime, ni ne dépasse le magnifique dans l'ampleur de ses somptuosités. Ils ne s'écartent cependant du juste milieu vertueux : non du point de vue de la quantité des dépenses, ni du point de vue de la règle de la raison dont ils ne s'écartent ni en plus ni en moins. Cette règle juge non seulement de la quantité de biens dont on doit user, ni encore de la condition de la personne, de son intention, de l'opportunité de et de temps et de toutes les conditions requises pour un acte de vertu. Par conséquent, on ne va pas contre la vertu par la pauvreté volontaire bien qu'on renonce à tout. On n'est pas davantage coupable de prodigalité puisque l'on respecte l'ordre des fins et des circonstances. Il est en effet plus grand de s'exposer la mort, en des circonstances légitimes, ce qui est un acte de la vertu de force, que de tout abandonner en respectant l'ordre des fins. Telle est la réponse à la sixième objection. Quand au mot de Salomon sur lequel on s'appuie, il n'est pas opposé à la doctrine. Il s'agit d'une pauvreté involontaire qui souvent est une occasion de vol.

135 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS CONTRE LES DIVERSES FORMES DE PAUVRETÉ VOLONTAIRE

Il faut maintenant considérer les différents genres de vie que doivent choisir les pauvres volontaires. I.1. Le premier état de vie consiste à vivre en commun sur le prix de vente des propriétés. Il a sa valeur, mais il ne peut durer longtemps. C'est pourquoi si les Apôtres l'instituèrent pour les fidèles de Jérusalem, ce fut sous l'inspiration du Saint-Esprit : ils prévoyaient qu'ils ne demeureraient pas longtemps ensemble, soit à cause des persécutions des Juifs, soit par suite de la destruction imminente de la cité et du peuple ; l'organisation des fidèles ne s'imposait donc que pour une courte durée. Aussi quand les Apôtres passèrent chez d'autres peuples pour y fonder solidement et pour toujours l'Église, nous ne lisons pas qu'ils aient institué cette forme de vie. 2. L'on a tort du reste d'alléguer contre elle les fraudes possibles de la part des intendants. Ceci est en effet commun à toutes les formes de la vie sociale. Dans notre cas, le mal sera d'autant moins grand que l'on imagine plus difficilement que des hommes, voués à la perfection, se permettent de frauder. D'ailleurs on peut apporter un remède à cet abus en instituant avec prudence des intendants fidèles. Aussi du temps des Apôtres on choisit des hommes qui, comme Etienne et d'autres, étaient jugés aptes à cet office. II. Il est une seconde forme légitime de pauvreté volontaire, celle où l'on vit de possessions communes. 1. Ses partisans ne s'écartent en rien de la perfection qu'ils recherchent délibérément par la pauvreté. En effet un seul ou quelques-uns suffisent au soin de la sage administration de ces biens ; les autres, ainsi libérés des soucis temporels, peuvent s'adonner aux _uvres spirituelles, ce qui est le fruit de la pauvreté volontaire. Quant à ceux qui portent ce souci pour le bien des autres, ils ne subissent aucun détriment par rapport à la vie de perfection : ce qu'ils paraissent perdre par manque de tranquillité, ils le récupèrent dans le service de la charité qui appartient aussi à la perfection de vie. 2. En outre dans cet état de vie la concorde n'est pas compromise du fait de la mise en commun des possessions. On a choisi la pauvreté volontaire par mépris des biens temporels ; dès lors pas de désaccord possible au sujet de ces biens possédés en commun, d'autant qu'on n'a le droit d'attendre, dans la répartition, que le nécessaire, et que, d'autre part, les intendants sont consciencieux. De ce que des abus se glissent dans ce genre de vie, il ne s'ensuit pas qu'il soit à rejeter : les méchants ne font-ils pas un mauvais usage du bien lui-même, de même que les maux sont utilisés pour le bien par les hommes vertueux. III. Ce troisième mode de vie qui consiste à vivre du travail des mains convient également à ceux qui embrassent la pauvreté volontaire. 1. Il n'est pas vain, comme le prétendait la première objection, d'abandonner les biens temporels pour les acquérir de nouveau par le travail manuel. Les richesses réclament les soins de leur possesseur pour l'administration ou du moins pour l'entretien, et elles accaparent son c_ur ; or ceci ne se produit pas lorsque l'on assure par le travail manuel son pain quotidien. 2. Il est encore évident que pour se procurer le strict nécessaire par le travail manuscrit, il suffit de peu de temps et de soins limités. Au contraire pour amasser des richesses ou même pour constituer une réserve par le travail manuel, à la manière des travailleurs séculiers, il faut employer beaucoup de temps et apporter de grands soins. Telle est la réponse à la seconde objection. 3. Puis on notera comment le Seigneur dans l'Évangile n'a pas défendu le travail, mais l'anxiété de l'âme en face des nécessités de la vie. Il n'a pas dit en effet : « ne travaillez pas », mais : « ne soyez pas inquiets ». Il le prouve a minori. La divine Providence pourvoit à la vie des oiseaux et des lis qui sont de condition inférieure et qui ne peuvent travailler comme les hommes pour se procurer la nourriture nécessaire. A plus forte raison doit-elle subvenir aux besoins des hommes : ils sont dans une condition supérieure, et ils ont reçu la faculté d'acquérir leur subsistance par un travail personnel. Ainsi il ne convient vraiment pas de se tourmenter à propos des nécessités de cette vie. Il est donc évident que les paroles du Seigneur, alléguées dans l'objection, ne s'opposent pas à ce genre de vie. 4. On ne peut pas davantage condamner ce genre de vie sous prétexte qu'il ne pourrait suffire aux nécessités humaines. Il est rare que l'on ne puisse par le seul travail manuel pourvoir suffisamment à sa nourriture : il s'agit alors d'une infirmité ou de quelque cause semblable. Or on ne peut rejeter une institution pour un malheur accidentel qui en effet se rencontre et sur le plan de la nature et sur celui du volontaire. Il n'est aucune organisation humaine qui n'ait parfois ses lacunes : les richesses elles-mêmes peuvent disparaître par le vol et la rapine, comme le travailleur manuel peut être arrêté par la maladie. D'ailleurs n'y a-t-il pas quelque remède à ce mal ? Qui ne se suffit pas par son travail, peut compter sur le secours des membres de sa communauté qui, eux, peuvent travailler plus que ne l'exigent leurs besoins, ou encore de ceux qui possèdent des richesses, car les lois de la charité et de l'amitié naturelle imposent à l'homme de secourir l'indigence d'autrui. C'est pourquoi l'Apôtre, après avoir écrit : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger », ajoute en faveur de ceux qui ne peuvent par le travail assurer leur subsistance, cette recommandation : « Ne vous fatiguez pas de faire le bien ». 5. En outre l'entretien de la vie réclame peu de choses et ceux qui s'en contentent n'ont pas à consacrer pour cela beaucoup de temps au travail manuel. Dès lors ils ne sont guère distraits des activités spirituelles en vue desquelles ils ont choisi la pauvreté volontaire. Bien plus, pendant le travail manuel ils peuvent penser à Dieu, le louer et faire tous autres actes analogues, comme le doivent ceux qui mènent une vie solitaire. Puis, pour qu'ils ne soient pas totalement arrachés aux _uvres spirituelles, ils peuvent compter sur le secours des autres fidèles. 6, 7. Certes la pauvreté volontaire n'est pas choisie pour écarter l'oisiveté ou pour mater la chair par le travail manuel : ceux qui possèdent des richesses le peuvent faire aussi bien. Il est pourtant hors de conteste que le travail manuel produit ces résultats, même s'il n'est pas question de subvenir par lui aux nécessités de la vie. Cependant on peut écarter l'oisiveté par des occupations plus utiles et mater la chair par des moyens plus efficaces. Aussi ces raisons n'urgent pas pour imposer le travail manuel à ceux qui par ailleurs possèdent ou peuvent se procurer de quoi vivre vertueusement. En effet seules les exigences de la vie obligent au travail manuel : de là ce mot de l'Apôtre : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger ». IV. Le quatrième mode - vivre des dons faits par les autres - est également légitime. 1. Il n'y a rien de choquant en ce fait d'avoir renoncé à ses biens pour le service des autres et de compter sur ceux-ci pour son entretien. Sans cela il n'y aurait pas de société humaine durable : chacun s'occupant de ses propres affaires, nul ne serait au service de la communauté. Il est donc utile à la société humaine que ceux qui renoncent à prendre soin de leurs biens pour servir la communauté, soient entretenus par ceux qu'ils obligent : les soldats ne reçoivent-ils pas leur solde des autres et les chefs du gouvernement de la caisse commune. Or ceux qui vouent la pauvreté volontaire pour suivre le Christ, renoncent à tous leurs biens pour servir la société ; ils rayonnent au milieu du peuple par leur sagesse, leur science et leurs exemples, et ils le protègent par leur prière et leur intercession. 2. Il n'est donc pas déshonorant pour eux de vivre d'aumônes puisqu'ils les rendent avec surabondance ; recevant pour leur entretien des biens temporels, ils progressent au profit des autres dans les biens spirituels. Aussi l'Apôtre déclare : « Que de votre superflu, à savoir dans le temporel, vous subveniez à leur indigence en cet ordre, pour que leur abondance, à savoir dans le spirituel, subvienne à vos propres besoins ». En effet quiconque secourt son prochain prend sa part de ses _uvres en bien comme en mal. 3. Stimulés par l'exemple de ces pauvres volontaires à la pratique de la vertu, les autres y trouvent une occasion de progrès ; ils se détachent des richesses en voyant des hommes qui, pour acquérir la perfection, y renoncent totalement. Plus quelqu'un s'arrache à l'amour des richesses et s'adonne à la pratique de la vertu, plus par ses richesses il assiste facilement les autres dans leurs nécessités. Aussi ceux qui embrassent la pauvreté et vivent d'aumône, sont utiles aux autres pauvres - ne sont-ils pas, par leur exemple et par leur parole, les promoteurs des _uvres de miséricorde ? - beaucoup plus qu'ils ne peuvent leur porter tort en recevant des aumônes pour leur subsistance. 4. Il est encore évident que des hommes parfaitement vertueux, comme doivent l'être ceux qui, par mépris des richesses, pratiquent la pauvreté volontaire, ne compromettent pas leur indépendance par les quelques ressources qu'ils reçoivent d'autrui pour leur subsistance : un homme ne perd son indépendance que lorsqu'il n'est plus le maître de ses affections. Aucun risque par conséquent de perdre sa liberté d'âme si l'on reçoit des biens que l'on méprise. 5. En outre si l'entretien de ceux qui vivent d'aumônes, dépend du bon vouloir des bienfaiteurs, les pauvres du Christ ne se voient pas pour autant privés de ressources suffisantes. En effet ils n'ont pas à compter uniquement sur la bienveillance d'un seul, mais d'une multitude : et il serait invraisemblable que dans la multitude des fidèles il ne s'en trouvât pas un grand nombre pour subvenir de plein gré aux besoins de ceux qu'ils vénèrent pour leur perfection de vie. 6. Et même devraient-ils dévoiler leurs nécessités et demander des secours soit pour eux soit pour les autres, qu'il n'y aurait en cela rien de messéant. Nous lisons que les Apôtres en agirent ainsi : leur subsistance était assurée par ceux à qui ils prêchaient, ce qui était un droit plus qu'une mendicité puisque le Seigneur avait ordonné à ceux qui annonçaient l'Évangile de vivre de l'Évangile ; bien plus ils quêtaient pour les pauvres de Jérusalem qui avaient abandonné leurs biens pour vivre de la pauvreté sans toutefois prêcher aux gentils ; cependant la pureté de vie de ceux-ci leur méritait cette assistance. L'Apôtre invite donc les fidèles à leur venir en aide, non pas au nom de quelque obligation, mais en sollicitant leur bon vouloir : est-ce autre chose que mendier ? - Et cette mendicité ne rend pas les hommes méprisables si elle est modérée, se réglant sur la nécessité et non sur le superflu, si elle est encore opportune et tient compte de la condition des personnes sollicitées, du lieu et du temps : toutes considérations qui s'imposent à des hommes voués à la perfection. 7. Il est donc évident qu'une pareille mendicité n'offre rien de déshonorant : ce qui serait si elle était importune ou indiscrète, en quête de jouissance ou de superflu. 8. Il est clair pourtant qu'elle s'accompagne d'une certaine humiliation. Être passif est moins noble que d'agir : ainsi il y a moins de grandeur à recevoir qu'à donner, à être commandé et à obéir qu'à gouverner et à porter des lois ; notons toutefois qu'une circonstance nouvelle peut modifier l'ordre de ces valeurs. Cependant il appartient à l'humilité d'accepter spontanément l'humiliation, non pas dans l'absolu mais quand cela est nécessaire ; et en tant que vertu, l'humilité ne fait rien sans discrétion. Aussi n'est-ce pas humilité mais sottise que de choisir n'importe quel genre d'abjection ; mais il y a humilité si l'on accepte, malgré son abjection, une chose nécessaire à la vertu : c'est le cas lorsque la charité impose de se livrer pour le prochain à quelque vile occupation et que, par humilité, on ne s'y refuse pas. Si donc la perfection de la vie de pauvreté requiert la mendicité, il appartient à l'humilité d'en accepter l'humiliation. Parfois aussi, la vertu peut nous faire choisir l'humiliation alors que nous n'y sommes pas obligés par nos charges, afin de stimuler par notre exemple ceux qui y sont tenus et de leur faciliter l'épreuve. L'on voit en effet parfois un général man_uvrer comme un simple soldat pour entraîner les autres. Enfin il arrive que l'humiliation nous soit une médecine : par exemple une âme portée à un orgueil excessif, tire profit d'humiliations, choisies spontanément ou imposées par d'autres, pourvu qu'elle reste dans la mesure raisonnable ; elle réprime ainsi ses mouvements d'orgueil ; elle se met alors en quelque sorte au même niveau que ces petites gens qui s'adonnent à des tâches vulgaires. V. D'autre part c'est se tromper d'une manière absurde que de croire interdite par le Seigneur toute sollicitude pour la nourriture. Tout acte en effet requiert de l'attention. Si donc l'homme ne doit appliquer son attention à rien de ce qui est temporel, il doit rester inactif dans cet ordre, ce qui est impossible et déraisonnable. Dieu a réglé l'activité de tout être selon le propre de sa nature. Or l'homme est formé de chair et d'esprit. En conséquence, selon le plan divin, il doit déployer ses activités corporelles en même temps qu'il s'applique aux choses spirituelles ; et plus il est parfait, plus il s'adonne à celles-ci. Néanmoins cette perfection humaine n'exclut pas toute activité corporelle. Ce genre d'activité est ordonné à la conservation de la vie ; le négliger serait négliger sa vie ; or chacun est tenu de l'assurer. Ne pas agir et attendre de Dieu quelque secours, alors que l'on peut s'aider par ses propres moyens, c'est être insensé et tenter Dieu. N'appartient-il pas à la divine Bonté d'exercer sa providence, non en produisant tous les effets immédiats, mais en promouvant les êtres à leurs activités propres, on l'a montré. On ne doit donc pas attendre de secours de Dieu sans apporter sa propre collaboration : ceci répugne au plan de Dieu et à sa Bonté. Toutefois si nous avons en nous le pouvoir d'agir, il ne dépend pas de nous que nos actions atteignent leur but ; des obstacles peuvent surgir, et le succès de chacune d'elles relève de la Providence divine. Par suite Dieu nous prescrit de ne pas nous inquiéter de ce qui dépend de Lui, c'est-à-dire du succès de nos initiatives, mais il ne nous a pas défendu de nous préoccuper de ce qui est en notre pouvoir, de nos initiatives elles-mêmes. Celui-là n'agit donc pas contrairement au précepte du Seigneur qui s'inquiète de ce qu'il doit faire, mais bien celui qui, anxieux du résultat de son activité, sous prétexte de prévenir ces surprises, omet des _uvres obligatoires au lieu de se confier à la Providence divine qui pourvoit aux besoins des oiseaux et des fleurs ; une telle anxiété est l'erreur des païens qui nient la Providence divine. Aussi le Seigneur conclut-il : « Ne vous inquiétez pas du lendemain ». Par là, il ne nous a pas défendu de garder en réserve pour l'avenir ce qui doit être nécessaire en son temps, mais d'être tourmentés au sujet des événements futurs au point de désespérer du secours divin ; ou encore de porter aujourd'hui les soucis du lendemain, car chaque jour a son lot de préoccupations. Aussi il ajoute : « à chaque jour suffit sa peine ». Et ainsi il apparaît qu'il y a diverses manières légitimes de vivre selon la pauvreté volontaire. La plus parfaite est celle qui libère davantage l'homme des soucis provoqués par les biens temporels et par les tâches qu'ils imposent.

136 ET 137 : DE L'ERREUR DE CEUX QUI COMBATTENT LA CONTINENCE PERPÉTUELLE

Des hommes au sens pervers parlent contre le bien de la continence, comme on l'a fait contre la perfection de la pauvreté. Par les raisons suivantes ou d'autres analogues, ils essaient de démonétiser la continence. 1. L'union de l'homme et de la femme est ordonnée au bien de l'espèce. Or le bien de l'espèce est plus divin que celui de l'individu. C'est donc un plus grave péché de s'abstenir des actes propres à la conservation de l'espèce que de ceux nécessaires à la conservation de l'individu, tels le manger et le boire et autres semblables. 2. L'homme est doté, par le vouloir divin, d'un organisme apte à la génération, d'une forte impulsion à cette fonction et d'autres activités de même ordre. En conséquence celui qui s'abstient totalement d'engendrer, semble agir contre la volonté de Dieu. 3. S'il est bon qu'un seul individu pratique la continence, il sera meilleur que beaucoup la pratiquent, et la perfection sera que tous soient continents. Mais la conséquence en sera la fin du genre humain. Il n'est donc pas bon que même un seul individu soit totalement abstinent. 4. La chasteté, comme les autres vertus, se tient en un juste milieu. Donc de même que c'est agir contrairement à la vertu que de s'abandonner à ses passions et d'être intempérant, de même s'abstenir totalement des plaisirs charnels et être insensible. 5. Il est impossible que l'homme ne ressente pas l'appel des sens, puisque celui-ci est naturel. Or lui résister totalement, entretenir contre lui un perpétuel combat engendre pour l'âme un trouble beaucoup plus grand que d'user modérément des plaisirs charnels. Puis donc que le trouble de l'âme est un très grand obstacle à la perfection de la vertu, la pratique de la continence perpétuelle semble opposée à cette perfection. 6. Telles sont les objections que l'on pourrait faire contre la continence perpétuelle. On peut y ajouter le précepte du Seigneur, donné à nos premiers parents : « Croissez, multipliez-vous et remplissez la terre », précepte qui n'est pas suranné mais qui fut plutôt confirmé par le Seigneur dans l'Évangile à propos de l'union conjugale : « Que l'homme ne sépare ce que Dieu a uni ». Or qui pratique la continence perpétuelle, va expressément contre ce précepte. Il ne semble donc pas licite de garder la continence perpétuelle. Toutefois il n'est pas difficile de résoudre ces objections, grâce à nos considérations antérieures. 1. On considérera qu'il en va autrement des nécessités propres à chaque individu et de celles propres à la collectivité. S'agit-il des premières, il importe à chacun d'y pourvoir. A celles-ci ressortissent la nourriture, la boisson et tout ce qui concourt à la conservation de l'individu. Aussi chacun doit-il prendre sa nourriture et sa boisson. Quant aux nécessités du groupe, il n'est pas exigé que chaque membre de ce groupe en soit chargé, c'est même impossible. Elles sont en effet nombreuses : nourriture, boisson, vêtement, habitat et autres choses de ce genre pour lesquelles un seul ne saurait suffire. Aussi est-il nécessaire de répartir diversement ces divers offices, de même que dans le corps les fonctions diverses reviennent à divers membres. Or la génération n'est pas une nécessité pour chaque individu, mais pour toute l'espèce, aussi il n'importe pas que tout homme exerce cette activité génératrice ; certains peuvent s'en abstenir pour se consacrer à d'autres tâches, telles la défense du pays ou la contemplation. 2. De là on voit la réponse à la deuxième objection. La divine Providence pourvoit les hommes de ce qui est nécessaire à toute l'espèce, il n'est pas besoin pour autant que tout individu use de chacun de ces biens : à l'homme est donné le génie de la construction, la force pour le combat, mais il ne s'ensuit pas cependant que chacun doive être bâtisseur ou soldat. Pareillement l'homme a reçu de Dieu le pouvoir d'engendrer et tout ce qui ressortit à cette activité, mais il ne s'ensuit pas que chaque individu doive nécessairement engendrer. 3. Claire est encore la réponse à la troisième objection. En ce qui concerne les besoins du groupe, s'il est meilleur pour un individu de s'abstenir d'activités nécessaires au groupe afin de se consacrer à de meilleures occupations, il n'est pas bon que tous s'en abstiennent. L'ordre de l'univers le prouve : si les substances spirituelles sont supérieures aux substances corporelles, pour l'univers ce serait plutôt une imperfection de ne compter que les premières. Et si, dans le corps de l'animal, l'_il est plus excellent que le pied, ce corps ne serait pas achevé s'il ne possédait et l'_il et le pied. De même pour le genre humain, il ne serait point parfait si parmi ses membres les uns n'exerçaient leur activité en vue de la génération, les autres, s'en abstenant, ne vaquaient à la contemplation. 4. Quant à la quatrième objection au sujet du juste milieu de la vertu, nous y avons répondu déjà à propos de la pauvreté. Le milieu de la vertu ne se prend pas en effet du côté de la matière que la raison doit organiser, mais d'après la règle de la raison qui considère la fin à obtenir et peser les circonstances favorables. De là s'abstenir de tous les plaisirs vénériens sans raison est ce que l'on nomme le vice d'insensibilité ; y renoncer selon la raison est une vertu qui dépasse le commun des hommes. Elle établit en effet les hommes en une certaine ressemblance avec Dieu, aussi dit-on que la virginité est apparentée aux anges. 5. A la cinquième objection nous répondrons que les soucis et les occupations qui accaparent les gens mariés sont continuels, qu'il s'agisse de leur femme, de leurs enfants, de leur subsistance à assurer. Au contraire le trouble qui accompagne la lutte contre la concupiscence est de peu de durée. En outre il s'amoindrit du fait que celle-ci est davantage maîtrisée ; plus en effet quelqu'un recherche le plaisir, plus croît en lui l'appétit de ce plaisir. Puis la concupiscence se calme par l'abstinence et tous ces exercices corporels auxquels se soumettent ceux qui pratiquent la continence. De plus, l'usage des plaisirs de la chair abaisse l'esprit et le détourne de la contemplation des choses spirituelles beaucoup plus que le trouble qui naît de la résistance à l'appel de ces plaisirs, car la jouissance de ceux-ci, et particulièrement des plaisirs sexuels, ramène l'esprit à la chair puisque le propre de la délectation est de faire reposer l'appétit dans la réalité délectable. C'est pourquoi il est souverainement dommageable pour ceux qui se consacrent à la contemplation des choses de Dieu et de toute vérité, d'expérimenter les plaisirs sexuels et il leur est grandement meilleur de s'en abstenir. Pourtant en avançant qu'en général il est meilleur pour un homme de garder la continence plutôt que d'user du mariage, on n'entend pas exclure que pour tel en particulier le mariage soit meilleur. C'est pourquoi le Seigneur lui-même dit à propos de la continence : « Tous ne saisissent pas ce mot, mais qui le peut comprendre, le comprenne ». 6. Enfin toutes ces considérations rendent évidente la réponse à la dernière objection au sujet du précepte donné à nos premiers parents. Ce précepte porte sur l'inclination naturelle, cachée en tout homme, à conserver l'espèce par la génération mais, nous l'avons dit, il n'est pas nécessaire que tous y obéissent, quelques-uns y suffisent. Et de même que tous ne sont pas appelés à renoncer au mariage, ce renoncement n'est pas opportun en tout temps : à savoir lorsque la multiplication du genre humain devient nécessaire : soit à cause du petit nombre des individus, comme lorsqu'à ses débuts le genre humain commençait à se multiplier ; soit à cause du petit nombre du peuple fidèle dont la croissance était assurée par la génération charnelle, comme cela eut lieu dans l'Ancien Testament. Aussi le conseil de la continence perpétuelle fut-il réservé aux temps du Nouveau Testament où le peuple fidèle se multiplie par une génération spirituelle. (Chap. CXXXVII). - Cependant certains hommes, sans rejeter la continence perpétuelle, ont accordé au mariage une même valeur. C'est l'hérésie de Jovinien. La fausseté de cette erreur apparaît suffisamment de nos explications antérieures : la continence rend l'homme plus apte à élever son âme jusqu'aux choses spirituelles et divines ; ainsi l'homme se dépasse d'une certaine manière pour s'établir en quelque ressemblance avec les anges. Le fait que des hommes de très haute vertu, tels Abraham, Isaac et Jacob, ont usé du mariage, n'offre point de difficultés : plus une âme est forte, moins elle risque de déchoir de sa dignité. Et de ce qu'ils furent engagés dans le mariage ces hommes n'en ont pas moins aimé la contemplation de la vérité et des choses de Dieu, mais en raison des exigences de leur temps, ils usaient du mariage en vue de la multiplication du peuple fidèle. Toutefois, la perfection d'un individu ne suffit pas à prouver la perfection d'un état : quelqu'un au c_ur plus fort peut d'un bien moindre tirer un meilleur profit qu'un autre d'un bien plus excellent. Si Abraham et Moïse ont été plus parfaits que beaucoup qui gardent la continence, on ne peut en conclure que l'état du mariage soit meilleur que celui de la continence, ou lui soit égal.

138 : CONTRE CEUX QUI COMBATTENT LES VOEUX

Il semble déraisonnable à certains de s'obliger par v_u à l'obéissance ou à quelque observance. En effet plus on fait le bien librement, plus semble-t-il on agit vertueusement. Or plus grande est la nécessité qui impose une observance, moins l'action est libre. C'est donc porter atteinte à l'excellence de la vertu que d'agir sous la nécessité de l'obéissance ou du v_u. Ces hommes semblent ignorer ce qu'est la nécessité. Il est en effet une double nécessité : l'une qui naît de la violence et qui diminue la valeur des actes vertueux, car elle est opposée au volontaire, cela est violent qui est contraire à la volonté ; l'autre qui procède d'une inclination intérieure, et celle-ci ne diminue pas la valeur de l'acte vertueux, mais l'augmente, car elle donne à la volonté de tendre avec plus de ferveur vers l'acte de vertu. Il est en effet évident que plus parfait est l'habitus vertueux, plus il fait tendre la volonté au bien de la vertu et l'empêche de s'en écarter ; s'il atteint au terme de la perfection, il imprime alors une certaine nécessité à bien agir - c'est le cas des Bienheureux qui ne peuvent pécher, on l'expliquera ultérieurement ; toutefois la liberté de la volonté et l'excellence des actes n'en sont pas compromises pour autant. Mais il est une autre nécessité qui provient de la fin, par exemple cette nécessité pour un individu d'avoir un bateau pour traverser la mer. Celle-ci ne diminue ni la liberté de la volonté ni la valeur des actes ; bien plus, faire une action, nécessitée par une fin, c'est par le fait même opérer vertueusement et d'autant plus vertueusement que meilleure est la fin. Or la nécessité d'observer ce que l'on a voué ou d'obéir à qui l'on s'est soumis n'est pas une nécessité qui naît de la violence ni de quelque inclination intérieure, mais de l'ordre de finalité : il est nécessaire, pour qui a émis un v_u, de faire ceci ou cela pour accomplir son v_u ou garder l'obéissance. Comme ces fins sont bonnes, puisque par elles l'homme se soumet à Dieu, cette nécessité ne diminue en rien la perfection de la vertu. Et même on notera que l'accomplissement d'un v_u ou de préceptes, émanant de celui à qui on s'est soumis pour Dieu, est digne d'un plus grand mérite et d'une meilleure récompense. Un acte peut en effet relever de deux vices, l'acte de l'un d'eux étant ordonné à la fin de l'autre : tel le cas de celui qui vole en vue de forniquer ; à le considérer dans son essence cet acte appartient à l'avarice, mais par son intention il ressortit à la luxure. Il en va de même sur le plan de la vertu : l'acte d'une vertu peut être ordonné à la fin d'une autre vertu : tel celui qui donne ses biens pour se lier avec un autre dans l'amitié de la charité ; par son essence, cet acte appartient à la libéralité, par sa fin, à la charité. Et cet acte tient sa plus haute valeur de la vertu la plus parfaite, ici de la charité plutôt que de la libéralité, au point que s'il est déficient du côté de la libéralité, il demeure, du fait de son orientation vers la charité, plus excellent et plus digne de récompense qu'un geste plus large, mais sans ordre à la charité. Prenons donc le cas d'un homme accomplissant quelque acte de vertu soit un jeûne ou l'abstention d'actes sexuels ; s'il agit sans v_u, il fait un acte de chasteté ou d'abstinence ; si au contraire il a fait un v_u, ces actes sont ordonnés ultérieurement à cette autre vertu à laquelle il appartient d'offrir un v_u à Dieu, à savoir la religion, plus noble que la chasteté ou l'abstinence, puisqu'elle nous établit dans la rectitude à l'endroit de Dieu. Cet acte d'abstinence ou de continence pour qui a émis un v_u est donc de plus grand mérite, du fait qu'il met sa joie dans cette vertu plus excellente qu'est la religion, même s'il n'a pas alors grand goût à l'abstinence ou à la continence. La fin légitime donne à la vertu ce qu'elle a de meilleur puisque la raison de bien découle principalement de la fin. Par conséquent si la fin est plus parfaite, même dans l'hypothèse d'une moindre ferveur dans l'acte, celui-ci est plus vertueux : telle cas d'un homme qui par amour de la vertu s'engagerait à faire un long chemin, tandis qu'un autre en choisirait un plus court ; plus méritant serait celui qui par amour de la vertu a choisi le plus long, bien qu'il soit plus lent dans sa course. Si quelqu'un accomplit quelque chose pour Dieu, il offre à Dieu son acte ; s'il le fait par v_u il offre non plus seulement son acte, mais son pouvoir d'agir, ainsi apparaît-il que son intention est d'offrir à Dieu quelque chose de plus grand. En raison de ce plus grand bien, son acte est meilleur, même si dans la réalisation un autre paraissait plus fervent. Le vouloir antérieur à un acte, demeure virtuellement durant tout le développement de celui-ci, et lui donne son mérite, même si au cours de l'action, on ne revient pas sur ce vouloir qui l'a déclenchée : il n'est nullement nécessaire en effet que pendant un pèlerinage, entrepris par amour de Dieu, on pense actuellement à Dieu à chaque borne du chemin. Or il est évident que quiconque a fait le v_u de faire quelque chose, l'a voulu plus intensément qu'un autre qui a simplement décidé de le faire : non seulement il l'a voulu, mais il a voulu s'affermir pour ne point défaillir dans son _uvre. Cette intention de la volonté donne donc à l'exécution du v_u le mérite d'une certaine ferveur, même si la volonté ne se porte pas actuellement sur l'_uvre ou s'y porte moins intensément. Ainsi, toutes choses égales par ailleurs, ce qui est accompli par v_u est meilleur que ce qui l'est sans v_u.

139 : QUE NI LES BONNES OEUVRES, NI LES PÉCHÉS NE SONT TOUS A METTRE SUR LE MÊME PLAN

Dans ce qui précède il est clair que toutes les bonnes _uvres et tous les péchés ne sont pas à mettre sur le même plan. Le conseil en effet ne porte que sur un bien meilleur. Et dans la loi divine les conseils sont donnés à propos de la pauvreté, de la continence et autres choses analogues, on l'a montré. Celles-ci sont donc meilleures que l'usage du mariage, et la possession des biens temporels, qui pourtant, peuvent être l'objet d'un agir vertueux si l'on respecte l'ordre de la raison. Tous les actes de vertus ne sont donc pas d'égale valeur. Les actes sont spécifiés par leurs objets. Plus donc un objet est parfait, plus vertueux est l'acte, à considérer son essence. Or la fin l'emporte sur les moyens qui y conduisent, et, parmi ceux-ci, le meilleur est celui qui approche de plus près cette fin. Ainsi, des actes humains, le plus parfait est celui dont l'objet immédiat est la fin dernière, c'est-à-dire Dieu ; au-dessous de celui-ci, un acte sera d'autant meilleur, à considérer son essence, que son objet se rapprochera plus de Dieu. De plus, les actes humains sont bons dans la mesure où ils sont soumis à la règle de la raison. Or tous ne sont pas également sous l'emprise de la raison : les uns ressortissent à la raison même, et communient ainsi à son bien plus que ceux qui relèvent des activités inférieures auxquelles elle commande. Parmi les actes humains, les uns sont donc meilleurs que les autres. La perfection dans l'accomplissement des préceptes de la loi vient de la charité. Or il arrive qu'un individu est à sa tâche avec plus de charité qu'un autre. Parmi les actes vertueux il en est donc de meilleurs que d'autres. La vertu donne aux actes humains leur bonté. Or il peut se faire que la vertu soit plus intense en celui-ci qu'en celui-là. Il faut donc admettre qu'un acte humain peut être meilleur qu'un autre. Puisque la vertu est la cause de la bonté des actes humains, celui-là est le meilleur qui ressortit à la plus noble vertu. Or les vertus sont d'excellence diverse, ainsi la magnificence l'emporte sur la libéralité et la magnanimité sur la discrétion. Un acte humain est donc meilleur qu'un autre. Aussi est-il dit : « Celui qui marie sa fille fait bien, mais celui qui ne la marie pas fait mieux ». Ces raisons prouvent encore que tous les péchés ne sont pas identiques : tel péché éloigne davantage de la fin que tel autre, ou trouble plus l'ordre de la raison, ou porte au prochain un dommage plus grand. Ainsi est-il dit : « Tu t'es corrompue plus qu'elles dans toutes tes voies ». Voici donc qu'est écartée l'erreur de ceux qui prétendent que tous les mérites et tous les péchés sont égaux. Il y avait une apparence de raison à soutenir que tous les actes de vertu sont égaux puisque tout acte est vertueux par la bonté de sa fin, si donc tous les actes bons ressortissent à la même fin bonne, tous sont également bons. Mais qu'il n'y ait qu'une seule fin dernière du bien, cependant les actes qui reçoivent leur bonté de cette fin y participent à des degrés divers. Dans ces biens qui conduisent à la fin dernière il y a en effet une hiérarchie, les uns sont meilleurs que les autres et plus proches de la fin dernière. De là dans la volonté et dans ses actes cette gradation de valeur selon la diversité des biens qui déterminent le vouloir et ses actes, bien que la fin dernière soit identique. Pareillement cette opinion qui reconnaît à tous les péchés la même malice, s'appuie sur ce fait que dans les actes humains le péché s'explique uniquement par la transgression de la règle de la raison ; or tout écart de la raison en peu ou en prou est une transgression. Tout péché paraît ainsi égal qu'il soit en matière légère ou en matière importante. Et cette raison semble corroborée par les jugements des hommes. Si l'on trace une limite qu'il ne faut pas dépasser, peu importe au juge que l'excès soit de peu ou de beaucoup ; du moment qu'il a quitté le tracé du terrain, qu'importe que l'athlète s'en soit écarté de beaucoup ? Ainsi dès que la règle de la raison est transgressée, qu'importe que ce soit de peu ou de beaucoup ? Cependant pour qui réfléchit attentivement, là où la perfection et le bien résident dans une mesure, plus on s'écarte de la mesure légitime, plus grave est le mal. Par exemple, la santé consiste en un juste équilibre des humeurs, la beauté en une sage proportion des membres, et la vérité dans un rapport entre la pensée ou la parole et la réalité. Or il est évident que plus profonde est la rupture dans l'équilibre des humeurs, plus grave est la maladie ; plus les membres sont disproportionnés, plus la laideur apparaît, et plus on s'écarte de la vérité, plus forte est l'erreur : l'erreur de celui qui pense que trois égale cinq n'est en effet pas aussi grande que celle de qui pense que trois égale cent... Or le bien de la vertu se trouve dans une mesure ; il réside dans un milieu, entre des vices contraires, constitué d'après une juste délimitation des circonstances. Plus on s'écarte de cette harmonie, plus grave est la malice. Et il n'en va pas de même de transgresser la vertu et de dépasser une limite marquée par un juge. La vertu est en effet un bien de soi, y manquer est en soi un mal. C'est pourquoi plus on s'écarte de la vertu, plus grave est le mal. Mais dépasser une limite fixée par un juge, n'est pas essentiellement un mal ; le mal provient d'une raison accidentelle, la défense. Or dans ce domaine de l'accidentel, ce principe ne vaut pas : si l'absolu suit à l'absolu, le plus suit au plus ; ceci est le propre des natures : qu'un homme blanc soit musicien, à l'accroissement de sa blancheur ne suivra pas un accroissement de sa science musicale, mais si cette blancheur était un élément dissolvant de la vue, à son accroissement suivrait un accroissement dans la perte de la vue. Parmi les différences de péchés on distinguera le mortel et le véniel. Est mortel ce qui prive l'âme de la vie spirituelle. La nature de cette vie nous apparaît de deux points de vue par un rapprochement avec la vie naturelle. Le corps en effet vit naturellement du fait de son union à l'âme qui est son principe de vie. Vivifié par l'âme, le corps se meut de lui-même, tandis que mort il demeure inerte ou n'est mû que sous une motion étrangère. Ainsi de la volonté de l'homme : elle est vivante quand par une intention droite elle est unie à la fin dernière qui est son objet et d'une certaine manière sa forme, et quand attachée à Dieu et au prochain, elle se meut au bien par un principe intérieur. Mais sans cette intention de la fin dernière et sans la charité, l'âme est comme morte : elle ne se meut pas d'elle-même pour faire le bien, ou elle se désiste totalement du bien ou, si elle le fait, elle obéit à une motion extrinsèque, à savoir la crainte des peines. Ainsi tous les péchés opposés à l'ordre de la fin dernière et à la charité sont mortels. Mais si ces réalités sont respectées et que la défaillance est limitée à un ordre particulier de la raison, le péché ne sera pas mortel mais seulement véniel.

140 : COMMENT LES ACTES DE L'HOMME SONT PUNIS OU RÉCOMPENSÉS PAR DIEU

De ces considérations il apparaît que les actes de l'homme sont punis ou récompensés par Dieu. Il appartient en effet à celui qui porte la loi de punir ou de récompenser : les législateurs incitent en effet à l'observance de la loi par les récompenses et les peines. Or nous avons montré qu'il revient à la divine Providence d'imposer sa loi aux hommes. Il appartient donc à Dieu de récompenser ou de punir. Partout où est institué un ordre adapté à une fin, cet ordre conduit nécessairement à cette fin, mais au contraire s'écarter de cet ordre, c'est exclure la possibilité d'atteindre la fin : ce qui prend en effet sa raison d'être dans la fin, tient sa nécessité de cette fin au point que si celle-ci doit être poursuivie, ces moyens sont nécessaires, et, si rien ne leur fait obstacle, la fin sera atteinte. Or Dieu a imposé aux actes des hommes un certain ordre en vue de la fin qu'est le bien. Il importe donc, si cet ordre est sage, que quiconque s'y engage, atteigne la fin du bien, et c'est la récompense, mais que celui qui s'en écarte par le péché, soit exclu de cette fin, et c'est la peine. Les actes humains sont soumis à l'ordre de la divine Providence, comme les choses de la nature, ainsi qu'il ressort des développements antérieurs. Et de part et d'autre l'ordre normal peut être respecté ou transgressé, avec cette différence que l'observance ou la transgression de cet ordre est au pouvoir de la volonté humaine tandis qu'il n'appartient pas aux choses de la nature de déchoir de cet ordre ou de s'y conformer. Or les effets vont nécessairement de pair avec leurs causes. Par conséquent dans les êtres de nature, la soumission à l'ordre des opérations et des principes naturels entraîne, par nécessité de nature, la conservation et le bien de ces êtres, tandis que le mépris de cet ordre est cause de corruption et de mal. De même en va-t-il dans les choses humaines : si l'homme observe volontairement la loi qui lui a été imposée par Dieu, il conquiert son bien, non pas qu'il y ait là une nécessité, mais telle est la dispensation de la providence : et ceci n'est rien autre que sa récompense ; au contraire s'il transgresse la loi, il fait son mal, et c'est sa punition. Il appartient à la perfection de la bonté de Dieu de ne rien laisser dans le désordre ; aussi voyons-nous dans les choses de la nature que tout mal se ramène à l'ordre d'un bien particulier, par exemple la corruption de l'air n'est autre chose que la génération du feu, et la mort de la brebis la pâture du loup. Puisque les actes humains sont soumis à la divine Providence comme les choses naturelles, il importe que le mal qui s'y rencontre soit ramené à l'ordre de quelque bien. Or ceci est réalisé très sagement du fait que les péchés sont punis. Ainsi ce qui a excédé la juste mesure rentre dans l'ordre de la justice qui assure l'égalité des rapports. Or l'homme dépasse sa mesure légitime en préférant sa volonté à celle de Dieu, lui donnant satisfaction contre l'ordre réglé par Dieu. Or cette inégalité disparaît du fait que contre sa volonté, il est obligé de subir quelque chose conforme à l'ordre de Dieu. Les péchés des hommes doivent donc être punis par Dieu, et pour la même raison, les bonnes actions recevoir leur récompense. Non seulement la divine Providence établit l'ordre des choses, mais encore elle meut tout à la réalisation de cet ordre établi par elle. Or la volonté est mue par son objet qui est le bien ou le mal. Il appartient donc à la divine Providence de présenter aux hommes des biens en récompense, pour que leur volonté se meuve dans la rectitude, et des maux comme peine pour qu'elle évite le désordre. La divine Providence a ainsi disposé des choses que l'une serve à l'autre. Or très sagement l'homme tire son profit tant du bien que du mal d'un autre homme : à la vue de la récompense d'une vie vertueuse, il est excité au bien, écarté au contraire du mal à la vue de la peine infligée aux mauvais. Il appartient donc à la divine Providence de punir les mauvais et de récompenser les bons. C'est pourquoi il est dit : « Moi je suis ton Dieu, je punis l'iniquité des pères sur les enfants, et je fais miséricorde pour ceux qui m'aiment et qui gardent mes commandements ». Et : « Tu rends à chacun selon ses _uvres ». Et : « Il rendra à chacun selon ses _uvres : la vie éternelle à ceux qui, par la persévérance dans le bien, cherchent la gloire et l'honneur, mais la colère et l'indignation de ceux qui sont indociles à la vérité et dociles à l'iniquité ». Ainsi est écartée l'erreur de ceux qui affirment que Dieu ne punit pas. Marcion et Valentin prétendaient que autre était le Dieu bon, et autre le Dieu juste qui punit.

141 : DE LA DIVERSITÉ DES PEINES ET DE LEUR GRADATION

De ce que nous avons dit il apparaît que la récompense est comme la fin proposée à la volonté, pour l'inciter à bien agir, la peine au contraire, est comme une chose mauvaise à fuir qui lui est présentée pour l'écarter du mal : de même qu'il est de la nature de la récompense d'être un bien en harmonie avec la bonté, ainsi est-il de la nature de la peine d'être un mal et pour la volonté une contrariété. Or le mal est une privation de bien. C'est pourquoi, d'après la diversité des biens et leur hiérarchie, il y a une diversité et une hiérarchie des peines. Or le bonheur qui est la fin dernière de l'homme est au sommet des biens, et plus une chose est proche de cette fin, plus élevé est son rang parmi les biens humains. Mais le bien le plus voisin de cette fin est la vertu et toute autre chose qui favorise chez l'homme le bon agir grâce auquel il atteint la béatitude ; puis c'est le bon comportement de la raison et des activités qui lui sont soumises ; après cela, c'est la santé du corps, nécessaire pour la facilité de l'agir ; enfin, ce sont les biens extérieurs dont nous usons, comme de modestes auxiliaires pour la pratique de la vertu. La plus grande peine de l'homme est en conséquence d'être privé de la béatitude, puis d'être privé de la vertu et de la perfection des virtualités naturelles de l'âme qui concourent au bon agir, après c'est le désordre dans les puissances naturelles, puis la maladie corporelle et enfin le retrait des biens extérieurs. Toutefois il est de la nature de la peine non seulement de priver d'un bien, mais encore de contrarier la volonté. Cependant chaque homme n'apprécie pas toujours dans sa volonté les biens selon la vérité : il se fait qu'une chose puisse priver d'un grand bien sans contrarier la volonté et pour autant ait moins raison de peine. Ainsi s'explique que des hommes estiment et jugent meilleurs des biens sensibles et corporels que les biens intelligibles et spirituels, redoutant davantage les peines corporelles que les peines spirituelles ; leur jugement sur la hiérarchie des peines est alors contraire à celle que nous avons exposée plus haut. Pour eux les maladies corporelles et les dommages dans les biens extérieurs sont la plus grande peine ; le désordre de l'âme, sa défaillance dans la vertu et la perte de la jouissance de Dieu, en quoi consiste le bonheur dernier de l'homme, comptent peu, voire même comptent pour rien. C'est pourquoi ils estiment que Dieu ne punit pas les péchés des hommes : ils voient souvent les pécheurs jouir de la santé corporelle, posséder la fortune extérieure dont les hommes vertueux sont parfois privés. Ceux qui considèrent ces faits avec rectitude ne s'en étonnent pas. Puisque les réalités extérieures sont ordonnées aux réalités intérieures, le corps à l'âme, les biens extérieurs et corporels ne sont des biens pour l'homme que dans la mesure où ils favorisent le bien de la raison ; s'ils lui font obstacle, ils tournent à son détriment. Or Dieu, l'ordonnateur du monde, connaît la mesure de la vertu humaine : parfois il donne à l'homme vertueux les biens extérieurs et corporels comme auxiliaires de la vertu : en quoi il lui accorde un bienfait. D'autres fois il les lui retire, les considérant comme un obstacle à sa vertu et à sa possession de Dieu : de ce fait ces biens tourneraient au détriment de l'homme, comme nous l'avons dit ; aussi, pour la même raison, leur perte lui est un bien. Puis donc que toute peine est un mal, et que pour l'homme ce n'est pas un mal d'être privé des biens extérieurs et corporels au bénéfice de sa vertu, cette privation qui doit favoriser sa vertu n'est pas une peine pour l'homme vertueux. Et au contraire pour les pécheurs c'est une peine que leur soient concédés des biens qui les exposent au mal. Aussi est-il dit : « les créatures de Dieu sont devenues une abomination, un scandale pour les âmes des hommes, un piège pour les pieds des insensés ». Mais puisqu'il est de la nature de la peine non seulement d'être un mal, mais encore d'être contraire à la volonté, cette perte des biens extérieurs et corporels, même quand elle est au profit de la vertu, et non pour le mal, est appelée par catachrèse une peine du fait qu'elle contrarie la volonté. En raison du désordre qui est en lui, il se fait donc que l'homme n'estime pas les choses selon ce qu'elles sont ; il préfère les réalités corporelles aux spirituelles. Ce désordre est une faute ou la conséquence d'une faute antérieure. Il s'ensuit donc qu'il n'est pas de peine pour l'homme, même du point de vue de la contrariété à sa volonté, sans qu'une faute n'ait précédé. Cela apparaît encore de ce fait que ce qui par nature est bon, ne saurait tourner au détriment de l'homme par un usage abusif à moins qu'il n'y ait quelque désordre en lui. S'il faut retirer à l'homme, pour favoriser sa vertu, des biens que désire sa volonté en raison de leur valeur propre, cela provient d'un désordre chez l'homme, désordre qui est une faute ou la conséquence d'une faute. Il est en effet évident qu'un péché antérieur cause un certain désordre dans les affections de l'homme au point de rendre celui-ci plus facilement enclin au péché. Ce n'est donc pas non plus sans qu'il y ait faute de sa part que l'homme a besoin d'être aidé dans la pratique de la vertu par ce que l'on peut considérer comme une punition, puisque cela est directement opposé à la volonté, bien que parfois, si la raison considère la fin, elle puisse vouloir cette épreuve. Mais nous parlerons ultérieurement de ce désordre dans la nature humaine, fruit du péché originel. Pour l'heure il nous est seulement évident que Dieu punit les hommes à cause de leurs péchés, et qu'il ne les punit pas sans qu'ils aient commis quelque faute.

142 : COMMENT TOUTES LES PEINES ET TOUTES LES RÉCOMPENSES NE SONT PAS ÉGALES

La divine justice, en vue d'assurer entre les choses leur proportion, exige que des peines soient infligées aux fautes, des récompenses accordées aux bonnes _uvres ; aussi importe-t-il qu'à la hiérarchie des actes vertueux et peccamineux corresponde une hiérarchie des récompenses et des peines. La juste proportion serait en effet compromise, si l'on n'imposait pas une plus grande peine à qui a davantage péché et si l'on n'accordait pas une meilleure récompense à qui a mieux agi. La même raison qui justifie un traitement différent pour le bien et pour le mal, exige une rétribution différente pour le bien et le meilleur, le mal et le pire. Le respect des proportions dans la justice distributive veut que des rétributions inégales soient accordées à des valeurs inégales. Si donc toutes les récompenses et toutes les peines étaient égales, la rétribution par les peines et les récompenses ne serait pas juste. Les récompenses et les peines sont établies par le législateur pour porter les hommes du mal au bien, comme il a été démontré. Or, il ne suffit pas que les hommes soient entraînés au bien et détournés du mal, il faut encore que les bons soient excités au mieux, et les mauvais arrachés au pire : ce qui ne serait point si les récompenses et les peines étaient égales ; il importe donc qu'elles soient diverses. De même que les dispositions naturelles préparent à la réception de la forme, ainsi les _uvres bonnes ou mauvaises préparent à la réception de la récompense ou de la peine. Or d'après l'ordre établi dans les choses par la divine Providence, une forme plus parfaite est consécutive à une disposition meilleure. Ainsi à la diversité des _uvres bonnes ou mauvaises correspond la diversité des récompenses et des peines. La différence entre les _uvres bonnes et les _uvres mauvaises peut se présenter de deux manières : d'abord, dans le nombre, un homme produit plus d'_uvres bonnes ou mauvaises qu'un autre ; puis, dans la qualité, un homme accomplit des _uvres meilleures ou pires qu'un autre. A la différence qui vient du nombre doit correspondre une différence dans les récompenses et les peines, autrement le jugement divin ne donnerait pas à toutes les _uvres leur rétribution, si des _uvres mauvaises restaient impunies, des _uvres bonnes non récompensées. Pareillement à l'inégalité qui naît de la qualité des _uvres correspond une inégalité dans les récompenses et les peines. De là il est dit : « Le nombre de coups sera proportionné à la faute ». Et : « C'est en donnant mesure pour mesure que lorsqu'elle sera rejetée, je la jugerai ». Ainsi est écartée l'erreur de ceux qui soutiennent qu'au temps à venir les récompenses et les peines seront égales.

143 : DE LA PEINE, DUE AU PÉCHÉ MORTEL ET AU PÉCHÉ VÉNIEL, DANS SON RAPPORT AVEC LA FIN DERNIÈRE

Il apparaît des considérations précédentes, que l'on peut pécher de deux manières : ou l'âme rompt totalement dans son intention avec l'ordre de Dieu qui est la fin de tous les biens, et c'est le péché mortel, ou, tout en respectant sa subordination à l'ordre de la fin dernière, une entrave surgit qui ralentit l'âme dans son mouvement vers celle-ci, c'est ce que l'on appelle le péché véniel. Puisqu'à la différence dans les péchés correspond une différence dans les peines, celui qui pèche mortellement doit être puni de telle sorte qu'il soit rejeté loin de la fin de homme, mais celui qui pèche véniellement, sans en être écarté, doit être retardé dans cette possession de la fin et subir une épreuve. Ainsi est sauvegardée l'égalité réclamée par la justice : en effet, de même que l'homme s'est volontairement détourné de sa fin en commettant le péché, de même, la peine contrariant sa volonté, l'empêche de jouir de cette fin. Il en est de la volonté chez les hommes comme de l'inclination naturelle dans les choses de la nature. Si dans un être de la nature disparaît son inclination à la fin, il ne peut d'aucune manière atteindre celle-ci ; par exemple un corps lourd qui par altération perdrait de son poids et deviendrait plus léger, ne trouverait plus son milieu propre. Si, au contraire, il n'a été que ralenti dans son mouvement, et a gardé son inclination à sa fin, l'obstacle disparu, il parviendra à celle-ci. Or l'intention de la volonté chez celui qui pèche mortellement, est totalement détournée de sa fin dernière, mais chez celui qui pèche véniellement, elle reste fixée sur cette fin, malgré une certaine paralysie, due à un attachement excessif aux moyens qui y conduisent. Aussi, celui qui pèche mortellement mérite la peine d'une exclusion totale de la possession de sa fin, et celui qui pèche véniellement, une certaine épreuve avant d'y parvenir. Recevoir ce que l'on n'attend pas est un effet de la fortune et du hasard. Tel serait le cas de celui qui atteindrait sa fin après en avoir détourné son intention. Or cela ne peut être, car la fin dernière est un bien de l'intelligence et la fortune est incompatible avec l'intelligence puisque le fortuit est ce qui arrive en dehors des prévisions de l'intelligence. Il ne convient pas que l'intelligence touche à sa fin par une voie qu'elle ne se serait pas tracée. Celui qui pèche mortellement, dont l'intention est détournée de la fin dernière, ne peut donc atteindre celle-ci. Une matière ne peut recevoir d'un agent une forme à laquelle elle ne serait parfaitement disposée. Or la fin et le bien sont la perfection de la volonté, comme la forme celle de la matière. La volonté ne saurait donc atteindre sa fin dernière si elle n'y est vraiment préparée, et cette préparation à la fin réside pour la volonté dans son intention et son désir de cette fin. Celui dont l'intention est détournée de la fin, ne l'atteindra donc pas. La relation entre moyens et fin est telle que si la fin existe ou doit être, les moyens seront également, et si les moyens ne sont pas, la fin ne sera pas non plus ; si la fin pouvait être sans ces moyens, il serait vain de la chercher par eux. Or il est évident pour tout le monde que l'homme atteint sa fin dernière qui est son bonheur, par ses _uvres vertueuses dont la première est l'intention qu'il porte sur sa fin légitime. Si donc un homme agit contrairement à la vertu, se détournant de sa fin dernière, il est normal qu'il en soit privé. C'est pourquoi il est dit : « Retirez-vous de moi vous tous qui opérez l'iniquité ».

144 : COMMENT LE PÉCHÉ MORTEL PRIVE DE LA FIN DERNIÈRE POUR L'ÉTERNITÉ

Et cette peine qui prive de la fin dernière, ne saurait avoir un terme. On est privé d'une chose quand normalement on la devrait posséder : ainsi on ne dit pas d'un petit chien qui vient de naître, qu'il est privé de la vue. Or, nous l'avons prouvé, l'homme n'a pas, à sa naissance, l'aptitude à posséder en cette vie sa fin dernière ; la privation de cette fin est donc réservée après cette vie. Mais, après cette vie, l'homme n'a plus la faculté d'atteindre sa fin dernière. Pour atteindre celle-ci, l'âme a besoin en effet de son corps, car par son corps elle se perfectionne en science et en vertu ; une fois séparée de son corps, l'âme ne revient plus à cet état où par lui elle acquiert son perfectionnement, à l'encontre de ce que prétendaient les tenants de la doctrine de la transmigration contre qui nous avons argumenté antérieurement. Celui-là donc qui est puni de cette peine qu'est la privation de la fin dernière, l'est pour l'éternité. La privation de ce que la nature des choses exigerait est irréparable, à moins d'un retour à la matière originelle qui permettrait une nouvelle génération, tel le cas d'un animal qui aurait perdu la vue ou tout autre sens. Toutefois, il est impossible que ce qui a été engendré, le soit de nouveau, à moins qu'il ne se corrompe d'abord, et alors de la matière pourra naître un nouveau rejeton, identique au premier, non numériquement mais spécifiquement. Or un être spirituel, comme l'âme ou l'ange, ne peut faire retour en une matière primitive en vue d'une génération nouvelle, identique spécifiquement. Si donc il est privé de ce qu'exigerait sa nature, cette privation sera perpétuelle. Or l'ordre à cette fin dernière qu'est Dieu, appartient à la nature de l'âme et de l'ange ; si donc l'un ou l'autre déchoit de cet ordre du fait de quelque peine, cette peine sera éternelle. L'équité naturelle demande que tout individu soit privé du bien contre lequel il se rebelle puisque, de ce fait, il s'en rend indigne. C'est pourquoi, dans la justice civile, celui qui pèche contre le bien public, est privé du bien de la cité soit par la mort, soit par l'exil perpétuel, et l'on ne s'occupe pas de la durée de son péché, mais de la nature de ce contre quoi il a péché. Or il en va de même de toute la vie présente, comparée à la cité terrestre, et de toute l'éternité, comparée à la société des Bienheureux qui, nous l'avons vu, jouissent éternellement de la fin dernière. Celui donc qui pèche contre la fin dernière et contre la charité qui constitue la société des Bienheureux et de ceux qui tendent à la Béatitude, doit donc être puni éternellement, bien que son péché n'ait été que de courte durée. Au jugement de Dieu vouloir est compté comme faire, car de même que les hommes voient nos gestes extérieurs, ainsi Dieu scrute nos c_urs. Or celui qui, pour un bien temporel, s'est écarté de sa fin dernière dont la possession est éternelle, a préféré la jouissance de ce bien temporel à l'éternelle possession de cette fin dernière, ce qui prouve combien plus il eût préféré jouir éternellement de ce bien temporel. Aussi, selon le jugement de Dieu, cet homme doit être puni comme s'il avait péché éternellement ; et comme sans aucun doute à un péché éternel est due une peine éternelle, celle-ci est due à celui qui se détourne de sa fin dernière. La même raison de justice veut qu'au péché soit due une peine, aux bonnes _uvres une récompense. Or, la récompense de la vertu, c'est la béatitude, et celle-ci est éternelle. Par conséquent, la peine qui exclut de la béatitude doit être éternelle. C'est pourquoi il est dit : « Ceux-ci iront au supplice éternel, mais les justes à la vie éternelle ». Ceci écarte l'erreur de ceux qui soutiennent que les peines des méchants auront quelque jour leur fin. Cette opinion semble avoir son origine dans celle des philosophes qui prétendaient que toutes les peines sont purificatrices et pour autant doivent avoir une fin. Cela semblait pouvoir s'expliquer par l'usage des hommes : les peines portées par les lois humaines, ont pour but l'amendement des vices, elles sont médicinales ; par la raison encore : si celui qui inflige une peine, ne la porte pas pour quelque motif extrinsèque, mais uniquement pour elle-même, on en conclut qu'il y trouve son plaisir, ce qui est incompatible avec la bonté de Dieu. En conséquence, les peines sont portées en vue d'une fin, autre qu'elles-mêmes, et il n'en est pas de meilleure que l'amendement des vices. Il semble donc légitime de soutenir que toutes les peines sont purificatrices et ainsi ont un terme, car ce qui doit être purifié est accidentel à l'essence de la créature et peut disparaître sans aucune consomption de sa substance. On doit accorder que Dieu n'inflige pas les peines pour elles-mêmes, comme s'il s'en délectait ; son but est autre : l'ordre à établir dans les créatures, en quoi réside le bien de l'univers. Cet ordre exige que tout soit divinement disposé avec proportion ; aussi est-il dit au Livre de la Sagesse que Dieu a tout fait avec poids, nombre et mesure. Comme les récompenses sont proportionnées aux _uvres vertueuses, ainsi les peines le sont aux péchés, et à certains péchés correspondent des peines éternelles, on l'a montré. Dieu inflige donc des peines éternelles pour certains péchés afin que soit sauvegardé dans le monde un ordre juste, témoin de sa sagesse. D'ailleurs, si l'on voulait que toutes les peines fussent pour l'amendement des vices, sans autre fin, il ne s'ensuivrait pas que toutes les peines seraient purificatrices et auraient un terme. En effet, même d'après les lois humaines, des hommes sont punis de mort, non en vue de leur redressement personnel, mais pour celui des autres. C'est pourquoi il est dit dans les Proverbes : « Frappe le moqueur et l'homme simple deviendra sage ». D'autres, d'après ces mêmes lois, sont condamnés à l'exil perpétuel, afin qu'eux disparus, la cité soit plus pure. Ainsi est-il dit aux Proverbes : « Chasse le moqueur, et la querelle prendra fin, la dispute et l'outrage cesseront ». Rien n'empêche donc, même si le but des peines est uniquement l'amendement des m_urs, que le jugement de Dieu sépare définitivement certains hommes de la société des bons et les punisse éternellement, de telle sorte que sous la crainte du châtiment éternel, les hommes renoncent au péché, et que, par cette exclusion des mauvais, la société des bons soit plus pure, comme il est dit dans l'Apocalypse : Dans la Jérusalem céleste qui symbolise la société des bons, il n'entrera rien de souillé, aucun artisan d'abomination et de mensonge.

145 : COMMENT LES PÉCHÉS SONT ENCORE PUNIS PAR L'EXPÉRIENCE DE QUELQUE AFFLICTION

Ceux qui pèchent contre Dieu doivent en punition, non seulement être exclus perpétuellement de la béatitude, mais encore subir quelque affliction. La peine, nous l'avons montré, doit être proportionnée à la faute. Or dans le péché l'âme ne se détourne pas uniquement de sa fin dernière, elle s'attache encore d'une façon indue aux créatures, comme à des fins. La punition pour le pécheur ne peut donc consister uniquement dans l'exclusion de la fin, mais encore dans quelque blessure qui lui vienne de ces choses elles-mêmes. La peine est infligée pour le péché afin que la crainte de cette peine en détourne les hommes, on l'a dit. Or nul ne redoute de perdre ce qu'il n'a aucun désir de posséder. En conséquence, ceux dont la volonté est détournée de la fin dernière, ne craignent pas d'en être exclus, aussi cette exclusion serait insuffisante à les arracher au péché. Il faut donc pour le pécheur une autre peine qu'il redoute dans son péché. Celui qui abuse de ce qui conduit à la fin, non seulement se prive de cette fin, mais encourt encore quelque autre dommage : tel le cas d'un aliment, pris sans mesure : il ne fortifie pas, et de plus il engendre une maladie. Or celui qui place sa fin dans le créé, n'en use pas comme il doit, à savoir dans le respect de l'ordre qui conduit à la fin dernière. Aussi doit-il être puni par la privation de la béatitude et encore par quelque épreuve qui vienne du créé. De même que le bien est dû à celui qui agit dans la rectitude, de même le mal l'est à celui qui se conduit d'une manière vicieuse. Or ceux qui agissent correctement trouvent dans la fin qu'ils ont poursuivie, la perfection et la joie. Ceux donc qui ont péché doivent connaître cette peine de recevoir de cette fin qu'ils se sont proposée, affliction et dommage. C'est pourquoi la Sainte Écriture menace le pécheur non seulement de l'exclusion de la gloire, mais encore d'épreuves qui lui viennent des autres choses. Il est dit en effet : « Retirez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé au diable et à ses anges ». Et dans le Psaume : « Qu'il fasse pleuvoir sur les méchants des lacets, du feu et du soufre ; et qu'un ouragan brûlant soit la part de leur coupe ». Ainsi est écartée l'opinion d'Algazel qui prétendait que les pécheurs ne seront affligés que d'une seule peine : la perte de la fin dernière.

146 : COMMENT LES JUGES PEUVENT PORTER DES PEINES

Il en est qui font peu de cas des peines infligées par Dieu : immergés dans le sensible, ils n'ont cure que de ce qu'ils voient ; aussi la divine Providence a-t-elle disposé que sur terre des hommes imposeraient aux autres le respect de la justice par des peines sensibles et présentes. Il est manifeste que ces hommes ne pèchent pas en punissant les méchants. Nul ne pèche en effet qui pratique la justice, et il est juste que les méchants soient punis puisque par la peine, la faute rentre dans l'ordre. Les juges ne pèchent donc pas en punissant les méchants. Les hommes qui sur terre sont constitués en dignité au-dessus des autres, sont les exécuteurs de la divine Providence : Dieu en effet, d'après l'ordre de sa Providence, dirige les êtres inférieurs par les êtres supérieurs. Or personne ne pèche en obéissant à l'ordre de la Providence divine, et cet ordre comporte que les bons soient récompensés et les méchants punis. Les hommes qui ont autorité sur les autres, ne pèchent donc pas en récompensant les bons et en punissant les méchants. Le bien n'a pas besoin du mal, c'est le contraire qui est vrai. Ce qui est nécessaire au maintien du bien, ne peut donc être mauvais de soi. Or, pour assurer la paix parmi les hommes, il faut que des peines soient infligées aux mauvais. Ce n'est donc pas un mal de soi que de punir ceux-ci. Le bien commun l'emporte sur le bien particulier, aussi convient-il de sacrifier celui-ci à celui-là. Puis que la paix entre les hommes est compromise par quelques hommes dangereux, il faut les retirer de la société des hommes. La santé qui consiste en un certain équilibre des humeurs, est le but de l'activité du médecin, de même la paix, qui réside dans la concorde entre les hommes, appuyée sur l'ordre, est-elle le but poursuivi par le chef de la cité. Or le médecin ampute sagement et utilement un membre gangrené si, à cause de ce membre, tout le corps court le risque de gangrène. Le chef de la cité met donc à mort justement et sans péché les hommes dangereux afin que la paix de la cité ne soit pas troublée. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute la masse ? » Et peu après :« Retranchez le méchant du milieu de vous ». Et il est dit au sujet du pouvoir terrestre : « Ce n'est pas en vain qu'il porte l'épée, étant ministre de Dieu pour tirer vengeance de celui qui fait le mal ». Et : « Soyez donc soumis à toute institution humaine à cause du Seigneur, soit au roi, comme souverain, soit aux gouverneurs comme délégués par lui pour faire justice des malfaiteurs et approuver les gens de bien ». Ainsi, on écarte l'erreur de ceux qui prétendent que les punitions corporelles sont illicites. Ils trouvent un fondement à leur erreur dans ce mot : « Tu ne tueras pas ». Ils recourent encore à cette réponse du Seigneur aux serviteurs qui voulaient séparer l'ivraie du bon grain : « Laissez-les croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson ». Or l'ivraie symbolise les fils du mal et la moisson la fin du monde, comme il est dit en cet endroit. Les méchants ne doivent donc pas être arrachés par la mort du milieu des bons. Ils disent encore que tant qu'il est en ce monde, l'homme est susceptible d'amendement ; il ne faut donc pas l'arracher à ce monde par la mort, mais l'y garder pour qu'il fasse pénitence. Ces raisons sont sans consistance. La loi qui dit : « Tu ne tueras pas », ajoute un peu plus bas : « Ne souffre pas que le malfaiteur vive », ce qui laisse comprendre que l'on défend la mort injuste des hommes. Ce qui apparaît encore des paroles du Seigneur. Après avoir dit : « Vous avez entendu qu'il fut dit aux Anciens : Vous ne tuerez pas », il ajoute : « Mais moi je vous dis : que quiconque se mettra en colère contre son frère, etc. ». Ce qui nous invite à comprendre que cette mort est injuste dont la cause serait la colère et non le zèle de la justice. Et quand le Seigneur dit : « Laissez croître l'un et l'autre jusqu'à la moisson », il faut l'entendre d'après ce qui suit : « De crainte que, recueillant l'ivraie, vous n'arrachiez en même temps le froment s ». La mort des méchants serait alors interdite, si les bons étaient de ce fait en péril : ce qui arrive souvent si des péchés manifestes ne distinguent les méchants d'avec les bons, ou s'il est à craindre que les mauvais n'entraînent après eux beaucoup de bons. Le fait enfin que tant qu'ils vivent, les méchants peuvent s'amender, n'empêche pas qu'ils puissent être mis justement à mort, car le risque que fait courir leur vie est plus grand et plus certain que le bien attendu de cet amendement. D'ailleurs, à l'article de la mort elle-même ils ont la faculté de se convertir à Dieu par la pénitence. Et s'ils sont à ce point obstinés que jusque dans la mort leur c_ur ne renonce pas au mal, on peut croire avec grande probabilité qu'ils ne reviendront jamais à résipiscence.

147 : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DIVIN POUR ATTEINDRE SA BÉATITUDE

Il ressort de ce que nous avons expliqué précédemment que la divine Providence dispose autrement des créatures raisonnables que des autres êtres, à cause de leur différence de nature ; il nous reste à montrer qu'en raison de la dignité de leur fin, cette divine Providence use à leur endroit d'un mode supérieur de gouvernement. Il est évident que conformément à leur nature, les créatures raisonnables parviennent à une participation plus haute de leur fin. Elles sont de nature intellectuelle ; aussi par leur opération propre peuvent-elles atteindre la vérité intelligible, ce dont sont incapables les autres êtres, dépourvus d'intelligence. Et déjà de ce qu'elles touchent à la vérité intelligible par leur opération propre, il apparaît que l'ordre providentiel divin est autre pour elles que pour les autres êtres : l'homme est doté de l'intelligence et de la raison, grâce auxquelles il peut discerner le vrai et le rechercher ; il possède en outre des puissances sensibles intérieures et extérieures qui, dans cette recherche du vrai, lui sont un secours ; il a encore l'usage de la parole qui permet à celui qui conçoit la vérité dans son esprit, de la manifester aux autres, de telle sorte que les hommes s'entraident dans la connaissance de la vérité comme dans les autres nécessités de la vie, l'homme étant un animal social par nature. Cependant plus haut encore, la fin dernière de l'homme réside dans la connaissance d'une vérité qui dépasse son pouvoir naturel : il verra la vérité première en elle-même, ainsi que nous l'avons montré, et cela n'est pas donné aux créatures inférieures de tendre à une fin qui dépasse leur pouvoir naturel. Donc également du point de vue de cette fin, un mode de gouvernement différent de celui qu'exigent les créatures inférieures, est requis pour les hommes. Les moyens doivent être en effet proportionnés à la fin ; si donc l'homme est orienté vers une fin qui dépasse son pouvoir naturel, il doit nécessairement recevoir de Dieu un secours surnaturel qui lui permette de tendre à cette fin. Un être de nature inférieure ne peut accéder au plan propre d'un être supérieur que par la vertu de ce dernier : par exemple, la lune qui, de soi, n'est pas lumineuse, le devient par la vertu et l'action du soleil ; l'eau encore qui, de soi, n'est pas chaude devient chaude par la vertu et l'action du feu. Or, la contemplation de la Première Vérité en elle-même transcende à ce point le pouvoir naturel de la nature humaine, qu'elle est le propre de Dieu seul, nous l'avons montré. L'homme a donc besoin du secours divin pour parvenir à la fin susdite. Tout être atteint sa fin par son opération, et celle-ci tient sa vertu d'un principe d'action : par exemple, c'est sous l'action du germe qu'un être est engendré en une espèce déterminée dont la virtualité préexiste en ce germe. L'homme ne peut donc parvenir par son opération propre à cette fin dernière qui dépasse le pouvoir de ses facultés naturelles à moins que la divine puissance ne donne à son opération une efficacité en vue de cette fin. Aucun instrument ne peut atteindre à la perfection dernière par la vertu de sa propre forme, mais uniquement par celle de l'agent principal, bien que par son activité propre, il dispose la matière à cette ultime perfection. La scie en effet, à ne considérer que sa forme propre, ne peut que couper le bois, mais donner la forme de l'escabeau revient à l'art qui utilise l'instrument ; pareillement la dissolution et la consomption dans le corps de l'animal sont dues à la chaleur du feu, mais la génération de la chair et la mesure de la croissance, comme toutes les activités analogues, sont le fait de l'âme végétative, qui use de la chaleur du feu comme d'un instrument. Or toutes les intelligences et toutes les volontés se rangent au-dessous de Dieu, le premier dans l'ordre de l'intelligence et de la volonté, comme des instruments sous l'agent principal. Leurs opérations ne peuvent donc avoir d'efficace en vue de l'ultime perfection qui est la possession définitive de la béatitude, que par la vertu divine. Ainsi la créature raisonnable a-t-elle besoin du secours divin pour atteindre sa fin. Nombreux sont les obstacles qui se dressent à l'encontre du mouvement de l'homme vers sa fin : obstacle qui naît de la faiblesse de son esprit, facilement enclin à l'erreur, qui le détourne du droit chemin vers sa fin ; obstacle qui vient des passions de sa partie sensitive et de ses affections qui l'entraînent vers les choses sensibles et inférieures ; celles-ci le détournent d'autant plus de sa fin dernière qu'il s'y attache davantage : elles sont en effet au-dessous de l'homme tandis que sa fin est au-dessus de lui ; obstacle enfin que créent bien souvent les infirmités corporelles et qui empêche l'accomplissement des _uvres vertueuses par lesquelles l'homme s'achemine à sa béatitude. Celui-ci a donc besoin du secours divin pour ne pas défaillir devant ces obstacles dans la recherche de sa fin. C'est pourquoi il est dit : « Personne ne peut venir à moi si le Père qui m'a envoyé, ne l'attire » ; et : « De même que le sarment ne peut donner de fruit de lui-même, s'il ne demeure sur la vigne, ainsi vous, si vous ne demeurez en moi ». Ainsi est écartée l'erreur des Pélagiens qui enseignaient que par son libre arbitre seul l'homme peut mériter la gloire de Dieu.

148 : COMMENT LE SECOURS DE LA GRÂCE DIVINE NE VIOLENTE PAS L'HOMME DANS LA PRATIQUE DE LA VERTU

On pourrait croire que le secours divin exerce une certaine pression sur l'homme dans son agir vertueux ; n'est-il pas dit : « Personne ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé, ne l'attire » ; et encore : « Ceux qui sont mus par l'Esprit de Dieu, sont les fils de Dieu » ; et : « La charité du Christ nous presse »? Être attiré, être mû, être pressé, comporte une certaine violence. Mais ceci n'est pas vrai, nous allons le montrer. La divine Providence en effet pourvoit à tous les êtres selon la condition de leur nature. Or le propre de l'homme et de toute nature rationnelle est d'agir volontairement et d'être maître de ses actes et la violence est contraire à cela. Dieu n'exerce donc aucune pression sur l'homme par le secours qu'il lui accorde en vue de son agir vertueux. Le secours divin, accordé à l'homme en vue de son action vertueuse, doit être compris en ce sens qu'il produit en nous nos _uvres, comme la cause première produit les opérations de la cause seconde, et l'agent principal l'action de l'instrument : ainsi est-il dit : « Seigneur, vous produisez en nous toutes nos _uvres ». Toutefois, la cause première produit l'opération de la cause seconde en respectant sa nature. Ainsi Dieu cause en nous nos opérations dans le respect de notre condition à qui il appartient d'agir librement et sans violence. Par conséquent, le secours divin ne contraint personne à agir convenablement. L'homme tend à sa fin par sa volonté : le bien et la fin sont en effet l'objet de la volonté. Or le secours divin nous est accordé surtout en vue de l'obtention de notre fin ; il ne supprime donc pas en nous l'acte de volonté, mais plutôt le produit en nous. Aussi l'apôtre dit-il : « Dieu opère en nous par pure bienveillance le vouloir et le faire ». La violence au contraire supprime en nous l'acte de volonté : nous agissons en effet sous le coup de la violence quand nous voulons le contraire de ce que nous faisons. Dieu ne nous violente donc pas par son secours pour nous faire bien agir. L'homme s'achemine à sa fin dernière par les actes vertueux : la félicité est en effet la récompense de la vertu. Or des actes, produits sous le coup de la violence, ne sont pas vertueux, puisque l'élément principal de la vertu est l'élection qui n'est pas sans le volontaire, auquel la violence est opposée. L'homme n'est donc pas violenté par Dieu dans son agir vertueux. Les moyens doivent être proportionnés à la fin. Or la fin dernière qu'est la félicité, ne convient qu'à ceux qui agissent volontairement et qui sont maîtres de leurs actes ; c'est pourquoi nous ne disons pas des êtres inanimés et des animaux, si ce n'est métaphoriquement, qu'ils sont heureux, pas plus que nous disons qu'ils ont de la chance ou n'en ont pas. Le secours que l'homme reçoit de Dieu en vue de sa félicité, ne le violente donc pas. C'est pourquoi il est dit : « Vois, aujourd'hui j'ai mis devant toi la vie et le bien, la mort et le mal, te prescrivant d'aimer Yahweh, ton Dieu, de marcher dans ses voies. Mais si ton c_ur se détourne, que tu n'écoutes pas, je te déclare aujourd'hui que tu périras ». Et : « Devant l'homme est la vie et la mort, le bien et le mal. Ce qu'il aura choisi lui sera donné ».

149 : COMMENT L'HOMME NE PEUT MÉRITER LE SECOURS DIVIN

De ces considérations il apparaît toutefois que l'homme ne peut mériter le secours divin. Toute chose en effet est comme une matière vis-à-vis de ce qui la dépasse. Or la matière ne se meut pas elle-même à sa perfection, elle y est par un autre. L'homme ne se meut donc pas lui-même dans l'acquisition du secours divin qui le dépasse, bien plutôt il est mû par Dieu. D'autre part la motion du moteur précède le mouvement du mobile et dans sa nature et dans sa cause. Le secours de Dieu ne nous est donc pas accordé parce que nous le méritons par nos bonnes _uvres, mais bien au contraire nous progressons par nos bonnes _uvres parce que le secours de Dieu nous prévient. L'agent instrumental prépare à la perfection que se propose l'agent principal uniquement sous l'action de la vertu de celui-ci : par exemple la chaleur du feu ne prépare pas plus la matière à la forme de la chair qu'à une autre forme, si ce n'est dans la mesure où elle agit sous l'impulsion de l'âme. Or notre âme agit sous l'action divine comme l'instrument sous l'agent principal. Elle ne peut donc se préparer elle-même à recevoir l'effet du secours divin que sous la motion de la vertu divine. Elle est donc plus prévenue dans son action vertueuse par le secours de Dieu qu'elle ne prévient ce secours par son mérite ou sa préparation. Aucun agent particulier ne peut prévenir l'action de l'agent premier et universel, car toute l'activité d'un agent particulier tient son origine de l'agent premier comme, dans ce monde inférieur, tout mouvement est prévenu par le mouvement céleste. Or l'âme est à Dieu comme l'agent particulier à l'agent universel. Il est donc impossible de trouver en elle un mouvement vertueux qui n'ait été prévenu par l'action divine. D'où ce mot du Seigneur : « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». La récompense est proportionnée au mérite, puisque la rétribution de la récompense respecte l'égalité qui est le propre de la justice. Or l'effet du secours divin qui dépasse le pouvoir de la nature, n'est pas proportionné aux actes qui émanent des puissances naturelles de l'homme. L'homme ne peut donc par ses actes mériter le secours de Dieu. La connaissance précède le mouvement de la volonté. Or l'homme tient de Dieu la connaissance surnaturelle de sa fin puisque par la raison naturelle il ne saurait l'atteindre, du fait qu'elle excède son pouvoir naturel. Le secours divin doit donc précéder le mouvement de notre volonté dans l'acquisition de la fin dernière. Aussi est-il dit : « Il nous sauva, non en raison des _uvres de justice que nous avons accomplies, mais par miséricorde ». Et : Le vouloir « ne vient pas de celui qui veut », ni son mouvement « de celui qui court », mais tout vient « de Dieu qui fait miséricorde » car pour vouloir et agir vertueusement l'homme doit être prévenu par le secours de Dieu, de même que normalement tout effet est attribué, non à l'agent immédiat, mais à l'agent premier : on attribue la victoire au chef qui l'a remportée par l'effort de ses soldats. Certes par ce dire, on ne nie pas le libre arbitre, ainsi que quelques-uns l'ont mal compris, comme si l'homme n'était pas le maître de ses activités intérieures et extérieures, mais on affirme sa sujétion vis-à-vis de Dieu. Il est encore dit : « Tournez-nous vers vous, Seigneur, et nous serons changés », ce qui illustre comment notre conversion à Dieu est prévenue par le secours de Dieu qui nous change. Cependant on lit cette parole au nom de Dieu : « Convertissez-vous à moi, et je me tournerai vers vous » ; ce n'est pas que l'opération de Dieu ne précède notre conversion, comme on l'a expliqué, mais cette conversion par laquelle nous avons été retournés vers lui, Dieu continue à l'aider par son opération, la fortifiant afin qu'elle produise son fruit et la stabilisant afin qu'elle atteigne sa fin normale. Ainsi nous écartons l'erreur des Pélagiens qui prétendent que ce secours nous est accordé à cause de nos mérites, et que le commencement de notre justification vient de nous, tandis que son couronnement est de Dieu.

150 : COMMENT NOUS DONNONS AU SECOURS DIVIN LE NOM DE GRÂCE, ET DE LA NATURE DE LA GRÂCE SANCTIFIANTE

On dit d'un don qu'il est gratuit quand il est accordé à quelqu'un sans mérite précédent de sa part. Puisque le secours de Dieu, offert à l'homme, prévient tout mérite humain, comme on l'a montré, il s'ensuit qu'il est accordé à l'homme gratuitement, et, de ce chef, il porte justement le nom de grâce. De là ce mot de l'Apôtre : « Si c'est par grâce, ce n'est donc pas en vertu de vos _uvres, autrement la grâce ne serait plus grâce ». Il est encore une autre raison qui vaut à ce secours de Dieu le nom de grâce. On dit de quelqu'un qu'il est agréable à un autre parce qu'il est aimé de lui ; aussi celui qui est aimé de quelqu'un est dit avoir sa grâce. Or il est de la nature de la dilection que l'aimant veuille le bien de celui qu'il aime et travaille à ce bien. Dieu veut certes et opère le bien de toute créature, puisque l'être de la créature et toute sa perfection lui viennent du vouloir et de l'action de Dieu, comme nous l'avons expliqué ; aussi est-il dit : « Vous aimez tout ce qui est et ne haïssez rien de ce que vous avez fait ». Cependant l'amour de Dieu revêt un caractère particulier envers ceux qui reçoivent un secours grâce auquel ils atteignent un bien au-dessus de leur nature, à savoir la jouissance parfaite, non plus d'un bien créé, mais de Dieu lui-même. Un tel secours porte justement le nom de grâce, non seulement parce qu'il est donné gratuitement, mais encore parce que, par lui, de par une prérogative spéciale, l'homme est rendu agréable à Dieu. De là ce mot de l'Apôtre : « il nous a prédestinés à être ses enfants adoptifs, suivant le bon plaisir de sa volonté pour faire éclater la gloire de la grâce que nous a départie par son Fils bien-aimé ». Toutefois dans l'homme qui en est le bénéficiaire, cette grâce doit être une réalité, à savoir une certaine forme et une perfection. Celui qui tend à une fin doit être continuellement orienté vers elle : en effet, un moteur agit sans interruption sur son mobile jusqu'à ce que, par son mouvement, il l'ait conduit à son but. Puisque par le secours de la grâce divine, l'homme est dirigé à sa fin dernière, comme nous l'avons montré, il importe qu'il jouisse sans arrêt de ce secours jusqu'à ce qu'il atteigne ce terme ; ce qui ne serait pas, si ce secours ne lui était accordé qu'à la manière d'une motion ou d'une passion, et non comme une forme permanente et quasi stabilisée en lui. Cette motion et cette passion ne seraient en effet en l'homme qu'à l'heure où il se tournerait vers sa fin, ce qu'il ne fait pas à chaque instant, comme ceci est évident surtout dans le sommeil. La grâce qui rend l'homme agréable à Dieu, est donc une forme et une perfection demeurant en lui, même quand il n'agit pas. L'amour de Dieu produit le bien qui est en nous, comme le bien qui est dans l'aimé, provoque et cause l'amour chez l'homme. Mais celui-ci est incité à un amour particulier en raison d'un bien spécial qui préexiste en l'aimé. Aussi dans l'hypothèse d'un amour particulier de Dieu pour l'homme, il faut admettre en celui-ci un bien particulier, conféré par Dieu. Puisque, d'après les conclusions antérieures, la grâce qui rend agréable à Dieu, marque une dilection spéciale de Dieu pour l'homme, elle désigne donc une bonté spéciale et une perfection, inhérentes en celui-ci. Tout être tend à une fin conforme à la nature de sa forme : à des espèces différentes répondent en effet des fins différentes. Or la fin à laquelle tend l'homme par le secours de la grâce divine est au-dessus de la nature humaine. Il faut donc que lui soient surajoutées une forme et une perfection surnaturelle grâce à laquelle il sera convenablement ordonné à la fin susdite. L'homme doit parvenir à sa fin dernière par ses opérations propres. Or tout être agit d'après les conditions mêmes de sa forme. Il faut donc, pour que l'homme atteigne sa fin dernière par ses opérations propres, que lui soit surajoutée une forme qui sera pour ses opérations un principe efficace dans l'acquisition de sa fin. La divine Providence pourvoit à tous les êtres selon la condition de leur nature. Or il appartient en propre à l'homme de posséder en lui en vue de la perfection de son agir, en plus de ses puissances naturelles, des perfectionnements et des habitus, grâce auxquels il fait le bien et agit vertueusement quasi connaturellement, avec facilité et plaisir. Le secours de la grâce que l'homme reçoit de Dieu pour parvenir à sa fin dernière désigne donc une forme et une perfection permanentes en lui. De là vient que dans l'Écriture, la grâce de Dieu est présentée comme une lumière ; l'Apôtre dit en effet : « Vous étiez jadis ténèbres, maintenant vous êtes lumière dans le Seigneur », c'est justement que l'on donne le nom de la lumière, qui est le principe de la vision, à cette perfection grâce à laquelle l'homme tend à sa fin dernière, qui est la vision de Dieu. Ainsi nous écartons l'erreur de ceux qui prétendent que la grâce de Dieu ne pose en l'homme aucune réalité ; de même que pour un sujet avoir la grâce de son roi ne pose pas quelque chose en lui, mais seulement dans le roi qui l'aime. Ceux-ci ont été déroutés parce qu'ils n'ont pas porté leur attention sur la différence entre les deux amours, divin et humain : l'amour divin produit le bien en celui qui est aimé, ce qui n'est pas toujours le cas de l'amour humain.

151 : COMMENT LA GRÂCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS L'AMOUR DE DIEU

De ce qui vient d'être expliqué il apparaît que le secours divin qui rend l'homme agréable à Dieu, lui vaut d'aimer Dieu. La grâce sanctifiante est en l'homme l'effet propre de la divine dilection. Or le propre de cette divine dilection semble être de donner à l'homme d'aimer Dieu. En effet, l'intention première de l'aimant est d'obtenir la réciprocité de l'amour de la part de celui qu'il aime, car l'effort de l'aimant est d'attirer à soi celui qu'il aime, et, s'il échoue, sa dilection s'évanouit. Par conséquent l'amour de Dieu chez l'homme est un effet de la grâce sanctifiante. La communauté de fin crée chez les êtres une certaine union entre eux du fait de la même orientation vers cette fin : ainsi, dans la cité, les hommes s'entendent par une certaine sympathie pour assurer le bien public ; pareillement, dans la bataille, les soldats sont unis et agissent de concert en vue de la victoire qui est leur fin commune. Or la fin dernière à laquelle l'homme tend par le secours de la grâce divine, est la vision de la divine Essence, qui est le propre de Dieu lui-même ; l'homme est ainsi admis par Dieu dans la communion en ce bien final. L'homme ne peut donc toucher à cette fin sans être uni à Dieu par la conformité de son vouloir, ce qui est l'effet propre de l'amour : le propre des amis est en effet d'avoir les mêmes vouloirs et les mêmes répugnances, de se réjouir et de s'attrister des mêmes choses. Par la grâce sanctifiante l'homme est donc établi dans l'amour de Dieu, puisque, par elle, il tend à cette fin dans la communion de laquelle Dieu l'admet. Puisque la fin qui est le bien est l'objet propre de l'appétit et de l'amour, la grâce sanctifiante qui oriente l'homme vers sa fin dernière, doit perfectionner principalement son c_ur. Or la perfection première du c_ur est l'amour. Le signe en est que tout mouvement du c_ur s'origine de l'amour : nul n'a de désirs, d'espoirs ou de joies qu'en raison d'un bien qu'il aime ; de même il n'a de réticences, de craintes, de tristesses ou de colères que devant ce qui fait obstacle à ce qu'il aime. L'amour de Dieu est donc le principal effet de la grâce sanctifiante en nous. La forme grâce à laquelle un être tend à sa fin, crée en cet être une ressemblance avec celle-ci ; par exemple un corps, par la pesanteur, se trouve en une certaine ressemblance et conformité avec le lieu vers lequel il tend naturellement. Or nous avons montré comment la grâce sanctifiante est dans l'homme une forme par laquelle il tend à sa fin dernière qui est Dieu ; par elle, l'homme acquiert donc une ressemblance avec Dieu, et la ressemblance est cause de l'amour : Chacun en effet aime celui qui lui ressemble. Par la grâce l'homme est donc constitué ami de Dieu. La continuité et la promptitude dans l'opération sont des éléments de sa perfection. Or ce sont là les effets principaux de l'amour : par l'amour ce qui paraissait difficile devient léger. Puisque la grâce sanctifiante doit perfectionner l'agir de l'homme, elle doit donc produire en nous l'amour de Dieu. De là ce mot de l'Apôtre : « La charité de Dieu est répandue dans nos c_urs par l'Esprit Saint qui nous a été donné ». De même le Seigneur a promis de se montrer à ceux qui l'aiment : « Celui qui m'aime est aimé de mon Père ; et moi-même je l'aimerai et me manifesterai à lui ». Il apparaît donc ainsi comment la grâce qui nous conduit à ce terme qu'est la divine vision, cause en nous l'amour de Dieu.

152 : COMMENT LA GRÂCE SANCTIFIANTE CAUSE EN NOUS LA FOI

Du fait qu'elle produit en nous la charité, la grâce divine y cause nécessairement encore la foi. Le mouvement par lequel, sous l'influx de la grâce, nous nous dirigeons vers notre fin dernière, est volontaire et non un effet de violence. Mais un mouvement ne peut être volontaire sans la connaissance de son terme. Aussi pour que nous nous dirigions volontairement vers notre fin, la grâce doit-elle nous en apporter la connaissance, et cette connaissance ne peut être ici-bas la vision à découvert, nous l'avons montré ; il reste donc qu'elle se fasse par la foi. En l'être doué de connaissance, le mode de connaissance suit au mode propre de la nature : c'est pourquoi le mode de connaissance propre à l'ange, à l'homme et à l'animal est différent en raison de la diversité même de leur nature. Cependant, pour atteindre sa fin, l'homme reçoit une perfection supplémentaire, au-dessus de sa nature, à savoir la grâce, comme on l'a expliqué. Au-dessus de la connaissance naturelle, il doit donc posséder une connaissance qui dépasse sa raison naturelle : c'est la connaissance de la foi qui a pour objet les réalités, invisibles à la raison naturelle. Quand un mobile est conduit, sous l'action de quelque moteur, à un terme qui ressortît en propre à celui-ci, le mobile reçoit d'abord imparfaitement les impulsions de ce moteur ; elles lui sont comme étrangères, sans consonances avec lui, jusqu'à ce que, au terme du mouvement, elles soient devenues siennes : ainsi le bois est-il d'abord chauffé par le feu ; cette chaleur lui est extrinsèque, étrangère à sa nature ; à la fin, quand le bois est en feu, la chaleur est quelque chose de lui, de sa nature. Pareillement un élève à l'école d'un maître : au début il reçoit les pensées de ce maître sans les comprendre par lui-même ; il fait crédit comme si elles le dépassaient, mais à la fin de ses classes, il les peut saisir par lui-même. Or la grâce de Dieu nous conduit à notre fin dernière qui est la vision à découvert de la Première Vérité en elle-même. Il faut donc qu'avant d'atteindre cette fin, l'intelligence de l'homme, avec le secours de la grâce divine, soit soumise à Dieu par la foi. Au début de cet ouvrage nous avons montré les raisons d'utilité qui rendaient nécessaire la proposition de la divine vérité aux hommes. Ces mêmes raisons permettent de conclure que la foi doit nécessairement être un effet de la grâce divine. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « C'est par sa grâce que vous avez été sauvés au moyen de la foi, non certes par vos mérites, mais par un don de Dieu ». Nous écartons ainsi l'erreur des Pélagiens pour qui le commencement de la foi en nous n'est pas de Dieu, mais de nous.

153 : COMMENT LA GRÂCE DIVINE CAUSE EN NOUS L'ESPÉRANCE

Ces mêmes prémisses nous prouvent comment la grâce doit produire en nous l'espérance de la béatitude future. L'amour qu'il porte aux autres, naît en l'homme de l'amour qu'il se porte à lui-même, car tout ami est un autre soi-même. Or s'aimer c'est se vouloir du bien, comme aimer un autre est lui vouloir du bien. De ce qu'il est pris par son propre bien, l'homme est ainsi conduit à s'intéresser au bien de l'autre. Et de ce qu'il espère de cet autre son bien, il est en voie d'aimer pour lui-même celui dont il espère ce bien : mais aimer quelqu'un comme soi-même c'est lui vouloir du bien, et cela même si on n'en reçoit rien. Puisque la grâce sanctifiante donne à l'homme d'aimer Dieu pour lui-même, il s'ensuit qu'elle lui vaut encore d'espérer en Dieu. L'amitié qui donne d'aimer un autre pour lui-même et non pour quelque avantage personnel, ne va pas sans des utilités nombreuses, puisque l'ami subvient à son ami comme à lui-même. Aussi quand on aime quelqu'un et que l'on se sait aimé de lui, on met son espérance en lui. Or la grâce établit à ce point l'homme dans l'amour de Dieu, par l'affection de la charité, que par la foi celui-ci se sait prévenu dans l'amour par Dieu, selon ce mot : « Cet amour consiste on ce que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui qui nous a aimés le premier ». L'espérance en Dieu naît donc chez l'homme du don de la grâce. De là cette autre conclusion : l'espérance prépare l'homme au véritable amour de Dieu, et à l'inverse la charité le confirme dans l'espérance. Quiconque aime quelqu'un a le désir de lui être uni autant que possible, c'est pourquoi il est très agréable aux amis de vivre ensemble. Si donc la grâce établit l'homme dans l'amour de Dieu, il faut qu'en lui soit suscité le désir de toute l'union possible avec Dieu. Or, la foi, qui est un effet de la grâce, révèle la possibilité de cette union de l'homme avec Dieu dans la parfaite jouissance qu'est la béatitude. Le désir de cette jouissance naît donc chez l'homme de son amour pour Dieu. Toutefois le désir d'une chose est pénible au c_ur qui désire, s'il n'a pas l'espoir de la posséder. Il faut donc que la grâce qui produit en l'homme l'amour de Dieu et la foi, cause encore l'espérance de posséder la béatitude future. L'espérance d'atteindre une fin est un réconfort quand s'élève une difficulté dans la recherche de cette fin désirée ; ainsi l'espoir de la santé permet-elle d'accepter facilement l'amertume d'une médication. Or dans le chemin qui nous conduit à la béatitude, terme de tous nos désirs, surgissent, nombreuses, les difficultés à surmonter : en effet la difficulté est l'objet de la vertu qui mène à la béatitude. Pour que l'homme tende à la béatitude avec élan et entrain, l'espérance de posséder cette béatitude lui est donc nécessaire. Nul ne recherche une fin qu'il estime impossible à atteindre. Pour s'acheminer vers une fin, il est donc nécessaire de la considérer comme à sa portée ; tel est l'état d'âme propre à l'espérance. Puisque la grâce dirige l'homme vers sa fin dernière qu'est la béatitude, il est nécessaire qu'elle imprime en son c_ur l'espérance de posséder cette béatitude. De là ce mot : « Il nous a régénérés pour une vivante espérance, pour un héritage incorruptible, réservé dans les cieux ». Et cet autre : « Nous sommes sauvés en espérance ».

154 : DES DONS DE GRÂCES « GRATIS DATAE » ; ET A LEUR PROPOS : DE LA DIVINATION DES DÉMONS

L'homme ne peut connaître ce qu'il ne voit pas par lui-même, sans le recevoir d'un autre ; l'objet de la foi étant ce que l'on ne voit pas, la connaissance de cet objet de foi se réfère donc à quelqu'un qui en a la vision, à savoir Dieu qui se comprend parfaitement et voit naturellement son essence : Dieu est en effet pour nous objet de foi. Ce que nous tenons par la foi doit ainsi descendre de Dieu jusqu'à nous. Et comme tout ce qui est de Dieu se réalise dans l'ordre, nous l'avons montré, la révélation des vérités de la foi se fait d'après un certain ordre : les uns reçoivent immédiatement ces vérités de Dieu, les autres par l'intermédiaire de ceux-ci, et ainsi par degrés jusqu'aux derniers. Or partout où s'avère quelque ordre, plus un être approche du premier principe, plus intense est sa virtualité. Ce qui apparaît dans l'ordre suivant de la révélation divine : Les vérités invisibles dont la vision est béatifiante sont d'abord révélées par Dieu aux anges bienheureux dans la vision à découvert. Ensuite par le ministère des anges, elles sont manifestées à certains hommes, non par cette vision à découvert, mais avec une certitude qui provient de la révélation de Dieu. Cette révélation en effet se fait grâce à une lumière intérieure et intelligible qui surélève l'âme jusqu'à la perception des vérités qu'elle serait incapable d'atteindre par la lumière naturelle de l'intelligence. De même que par la lumière naturelle l'intelligence acquiert la certitude des objets saisis dans cette lumière, tels les premiers principes, de même a-t-elle la certitude de ce qu'elle atteint grâce à la lumière surnaturelle. Pareille certitude est nécessaire pour proposer aux autres ce qui est perçu dans la révélation divine : nous ne communiquons pas en effet avec sécurité aux autres ce dont nous n'avons pas la certitude. Cette lumière, qui illumine intérieurement l'esprit, est accompagnée parfois de faits intérieurs ou extérieurs qui favorisent la connaissance : c'est une parole extérieure, entendue sensiblement, due à la puissance de Dieu, ou perçue intérieurement par l'imagination sous l'action de Dieu ; ou ce sont encore des signes corporels, produits extérieurement par Dieu, ou intérieurement représentés à l'imagination, qui deviennent pour l'homme, sous l'influx d'une lumière intérieure, agissant en son âme, une source de connaissance des choses de Dieu. Certes ces secours seraient insuffisants pour connaître les vérités de Dieu sans cette lumière intérieure, tandis que celle-ci suffit sans eux. 1. Cette révélation de ce qui est invisible en Dieu, relève de la Sagesse dont le propre est la connaissance du divin. C'est pourquoi il est dit : « La sagesse de Dieu se répand par les nations dans les âmes saintes : Dieu en effet, n'aime que celui qui habite avec la Sagesse ». Et :« Le Seigneur le remplira de l'esprit de sagesse et d'intelligence ». 2. Toutefois puisque les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence par le moyen de ses _uvres, la grâce divine ne révèle pas seulement à l'homme les choses de Dieu, mais encore certaines choses de la création : ce qui ressortit à la science. C'est pourquoi il est dit : « C'est lui qui m'a donné la véritable science des êtres, pour me faire connaître la structure de l'univers et les propriétés des éléments ». Et le Seigneur dit à Salomon : « Le science et la sagesse te sont données ». 3. Cependant l'homme ne peut parfaitement communiquer sa science aux autres que par la parole. Puisque, d'après le plan divin, ceux qui bénéficient de la révélation de Dieu, doivent instruire les autres, il est donc nécessaire que leur soit accordée la grâce de la parole pour autant que l'exige ce qui est utile à ceux que l'on instruit. De là ce mot : « Le Seigneur m'a donné une langue savante pour que je sache fortifier par ma parole celui qui est abattu ». Et le Seigneur dit aux disciples : « Je vous donnerai bouche et science auxquelles tous vos adversaires ne pourront ni résister ni contredire ». Pour la même raison, quand la prédication de la vérité en diverses nations fut confiée à un petit nombre d'hommes, ceux-ci furent divinement instruits de telle sorte qu'ils parlaient en langues variées, comme le rapportent les Actes : « Ils furent remplis de l'Esprit-Saint, et ils commencèrent à parler en langues diverses, comme le Saint-Esprit le leur accordait ». 4. Mais un enseignement requiert confirmation pour se faire accepter, à moins qu'il ne soit évident de soi ; or les vérités de foi sont cachées à la raison humaine. Il fut donc nécessaire que la parole des prédicateurs de la foi fût confirmée de quelque manière. Elle ne pouvait l'être par le recours à des principes de raison, comme dans une démonstration, puisque les vérités de la foi dépassent la raison ; elle dut en conséquence l'être par des signes grâce auxquels elles apparaissait manifestement venir de Dieu ; telles étaient les _uvres accomplies par ces prédicateurs : guérison des infirmes et autres prodiges propres à Dieu seul. C'est pourquoi le Seigneur, envoyant ses disciples prêcher, leur dit : « Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons ». Et il est dit : « Et eux s'en allèrent et prêchèrent partout, le Seigneur travaillant avec eux et confirmant leur parole par les miracles qui l'accompagnaient ». 5. Il y eut une autre manière encore de confirmer cet enseignement, de telle sorte qu'annonçant la vérité au sujet d'événements cachés, susceptibles d'une manifestation ultérieure, les prédicateurs obtiennent crédit en parlant de choses vraies, échappant à l'expérience humaine. Ainsi fut-il nécessaire que leur fut accordé le don de prophétie qui, grâce à la révélation divine, leur permit de connaître et de manifester aux autres l'avenir et ce qui communément est caché aux hommes ; de la sorte, grâce à leur véracité en ce domaine, ils méritent confiance en celui de la foi. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Si tous prophétisent, et qu'il survienne un infidèle ou un homme non initié, il est convaincu par tous, il est jugé par tous, les secrets de son c_ur sont dévoilés, de telle sorte que, tombant sur sa face, il adorera Dieu, et publiera que Dieu est vraiment au milieu de vous ». Le don de prophétie serait pourtant un témoignage insuffisant de foi s'il ne portait pas sur des choses exclusivement connues de Dieu, de même que les miracles ne sont tels que s'ils sont des _uvres propres à Dieu seul. Parmi toute chose comptent principalement en ce monde les secrets des c_urs, connus de Dieu seul, et les futurs contingents qui pareillement ne ressortissent qu'à la science de Dieu, car il les voit en eux-mêmes puisqu'ils lui sont présents en raison de son éternité. Toutefois, certains futurs contingents sont susceptibles d'être connus des hommes, non certes comme contingents, mais comme préexistant en leurs causes ; la connaissance de celles-ci en elles-mêmes ou en certains de leurs effets apparents que l'on appelle des signes, permet aux hommes une prescience de quelques effets futurs : ainsi le médecin qui prévoit la mort ou le retour à la santé grâce à l'état naturel que lui révèle le pouls, l'urine et d'autres signes analogues. Cette connaissance des futurs comporte une part de certitude et une part d'incertitude. Certaines causes en effet préexistent dont les effets futurs sont nécessaires : par exemple la rencontre d'éléments opposés dans l'animal engendre nécessairement la mort. Mais d'autres causes préexistent dont les effets ne suivent pas nécessairement, mais seulement fréquemment : par exemple du sperme dans l'utérus naît normalement un homme parfait, et pourtant il arrive que soient engendrés des monstres, quelque obstacle ayant entravé le jeu naturel de la vie. La prescience des premiers effets est certaine, celle des seconds ne jouit plus de cette infaillible certitude. Au contraire, cette connaissance de l'avenir, due à une révélation divine par la grâce prophétique, est absolument certaine, comme est certaine la divine prescience. Dieu en effet ne connaît pas le futur uniquement en ses causes, mais infailliblement, en lui-même. C'est pourquoi la connaissance prophétique donnée de la sorte à l'homme est absolument certaine. Et cette certitude n'est pas incompatible avec la contingence de l'avenir pas plus que ne l'est la science de Dieu. Parfois cependant le futur est révélé aux Prophètes, non tel qu'il est lui-même mais tel qu'il est dans ses causes. Dès lors rien n'empêche, si quelque obstacle surgit qui détourne les causes de leur effet normal, que la prédiction prophétique soit modifiée : ainsi Isaïe prophétisa à Ézéchias malade : « Donne tes ordres à ta maison, car tu vas mourir et tu ne vivras plus ». Et pourtant celui-ci fut guéri. De même, le Prophète Jonas annonça la ruine de Ninive après quarante jours, et Ninive ne fut pas bouleversée. Isaïe prédit la mort future d'Ézéchias à considérer l'évolution normale de son état physique et les autres causalités inférieures y attenant ; de même Jonas prédit la ruine de Ninive, étant donné ses mérites ; il en fut autrement de part et d'autre en raison d'une intervention de Dieu qui libéra la ville et guérit le malade. Ainsi donc la prédiction prophétique de l'avenir est un argument suffisant en faveur de la foi, car si les hommes peuvent connaître quelque chose de cet avenir, ils n'ont pas au sujet des futurs contingents une prescience certaine comme celle du prophète. Et quand celui-ci reçoit une révélation, conforme à l'évolution des causes dans la production de leur effet, en même temps ou après, il lui est fait une révélation de l'événement tel qu'il devra être : à Isaïe fut révélée la guérison d'Ézéchias, et à Jonas la délivrance des Ninivites. Mais les esprits mauvais s'attachent à corrompre la vérité de la foi : ils abusent des prodiges pour induire en erreur, infirmer les fondements de la vraie foi, accomplissant, non de vrais miracles, mais des _uvres qui apparaissent miraculeuses aux hommes, on l'a montré ; de même ils abusent de prédictions prophétiques, non en prophétisant vraiment, mais en annonçant des événements selon un enchaînement de causes cachées aux hommes de telle sorte qu'ils semblent connaître les événements futurs en eux-mêmes. Ces effets contingents sont certes dûs à des causes naturelles, mais ces esprits à l'intelligence subtile, connaissent mieux que les hommes quand et comment les effets des causes naturelles peuvent être entravés, aussi dans leurs prédictions apparaissent-ils plus étonnants et plus vrais que les hommes, quelle que soit la science de ceux-ci. Or, parmi les causes naturelles les plus importantes et les moins à la portée de notre connaissance, on doit compter les activités des corps célestes dont ces esprits connaissent les propriétés de nature. Tous les corps inférieurs étant soumis aux corps supérieurs, ces esprits, mieux que tout astrologue, peuvent prédire les vents et les tempêtes à venir, les changements d'atmosphère et les autres modifications des corps inférieurs, dues à l'action des corps supérieurs. En outre, si les corps célestes ne peuvent s'imposer directement à la partie spirituelle de l'âme, il demeure que beaucoup d'hommes obéissent à la poussée de leurs passions et à leurs inclinations physiologiques sur lesquelles ces corps exercent une action efficace : il n'appartient qu'aux sages dont le nombre est restreint de résister aux passions par la raison. C'est pourquoi ces esprits peuvent encore annoncer beaucoup de choses, propres à l'activité humaine, bien que parfois ils se trompent en leurs prédictions à cause du libre arbitre. Ce qu'ils prévoient, ils l'annoncent, mais sans illumination de l'âme, comme dans le cas de la révélation divine : leur intention n'est pas en effet de perfectionner l'esprit humain dans la connaissance de la vérité, mais plutôt de l'en détourner. Ils font leurs prédictions parfois par des impressions imaginatives, soit pendant le sommeil en donnant dans les songes des signes de quelque événement futur, soit pendant la veille comme dans le cas des frénétiques et des épileptiques qui prédisent certains faits de l'avenir ; parfois par des signes extérieurs, par exemple par le mouvement et le cri des oiseaux, par des signes dans les excréments d'animaux et par des figures dessinées par des points et par d'autres choses analogues qui relèvent du sort ; parfois encore ils annoncent le futur dans des apparitions sensibles et des discours réels. Cependant si ces dernières manifestations sont évidemment le fait des esprits mauvais, certains ont cru pouvoir ramener les autres à des causes naturelles. Ils prétendent qu'en raison de l'action des corps célestes dans la causalité de ce monde, des signes de cette action peuvent apparaître en certaines choses : les êtres en effet réagissent diversement à cette action. Aussi avancent-ils que le changement d'un être sous l'influence du corps céleste peut être l'indice du changement d'un autre être ; c'est pourquoi, à leur sens, les mouvements étrangers à la raison délibérée, tels les visions pendant le sommeil ou la ligation de l'esprit, les mouvements et les cris des oiseaux, les dessins ponctués, sans qu'aucune délibération ne préside au nombre de points, sont les effets du corps céleste, et pour autant peuvent être les signes d'effets futurs, causés par le mouvement du ciel. Mais cette opinion est sans fondement solide. Il est meilleur de croire que les prédictions, dues à ces signes, sont le fait de quelque substance spirituelle qui peut disposer de ces mouvements, étrangers à toute délibération, conformément à ce qu'elle observe de l'avenir. Et si parfois ces signes sont disposés selon la volonté de Dieu par le ministère des bons anges, car Dieu lui-même révèle beaucoup de choses par le songe, ainsi au Pharaon et à Nabuchodonosor, et comme le dit Salomon : « On jette les sorts dans le pan de la robe, mais aussi parfois le Seigneur les règle» Cependant la plupart du temps ces signes sont le fait des esprits mauvais comme l'enseignent les saints docteurs et comme les païens eux-mêmes l'estimaient  ; ainsi Maximus Valerius dit que l'observation des augures et des songes comme autres choses analogues, appartient à une religion qui rend un culte aux idoles ; aussi dans la Loi ancienne, tout ceci était interdit au même titre que l'idolâtrie. Le Deutéronome dit : « Tu n'apprendras pas à imiter les abominations de ces nations, à savoir qui honoraient les idoles  ; qu'on ne trouve chez toi personne qui fasse passer par le feu son fils ou sa fille, qui s'adonne à la divination, aux augures, aux superstitions et aux enchantements, qui ait recours aux charmes, qui consulte les évocateurs et les sorciers et qui interroge les morts ». La prophétie est un argument en faveur de la prédication de la foi d'une autre manière : ainsi dans la prédication de ces faits, objet de foi, qui se sont réalisés dans le temps ; tels la nativité du Christ, sa passion et sa résurrection, et autres faits semblables ; pour que l'on ne prétende pas qu'ils sont une invention des prédicateurs ou un fruit du hasard, on montre comment ils ont été prédits depuis longtemps par les prophètes. Ainsi saint Paul dit : « Paul, serviteur du Christ-Jésus, apôtre par son appel, mis à part pour annoncer l'Évangile de Dieu, Évangile que Dieu avait promis auparavant par ses prophètes dans les Saintes Écritures, touchant son Fils, né de la postérité de David selon la chair ». 6. Après ce degré de grâce, propre à ceux qui reçoivent immédiatement la révélation de Dieu, un autre est nécessaire. Les hommes en effet reçoivent la révélation de Dieu pour leurs contemporains et encore pour l'instruction des hommes de l'avenir ; aussi, s'il fut nécessaire de communiquer par la parole leurs révélations aux premiers, il l'est de les écrire pour l'enseignement des autres. C'est pourquoi certains hommes durent être préposés à l'interprétation de ces écrits, ce qui, comme la révélation, est une grâce de Dieu. D'où ce mot de la Genèse : N'est-ce pas à Dieu qu'appartiennent les interprétations  ? 7. Enfin il est un dernier degré, celui des fidèles qui croient à la révélation et à son interprétation. Comment cela est un don de Dieu, nous l'avons déjà montré. 8. Nous avons dit comment les esprits mauvais imitent les _uvres qui sont un sceau pour la foi, tant dans l'ordre des faits miraculeux qu'en celui de la révélation de l'avenir. Pour éviter que les hommes ainsi trompés ne croient au mensonge, il est nécessaire que par le secours de la grâce de Dieu, ils soient instruits du discernement des esprits, selon ce mot de Jean : « Ne croyez pas à tout esprit, mais voyez par l'épreuve si les esprits sont de Dieu ». L'Apôtre énumère ces effets de la grâce dont le but est l'enseignement et la confirmation de la foi : « A l'un est donné par l'Esprit une parole de Sagesse, à l'autre une parole de science, selon le même Esprit, à un autre la foi, par le même Esprit ; à un autre le don des guérisons, par ce seul et même Esprit ; à un autre la puissance d'opérer des miracles ; à un autre la prophétie ; à un autre le discernement des esprits ; à un autre la diversité des langues ; à un autre le don de les interpréter ». Ainsi est écartée l'erreur de certains Manichéens qui refusent de reconnaître que les miracles corporels sont de Dieu et pour qui les Prophètes ne parlaient pas au nom de Dieu, l'erreur encore de Priscille et de Montan au dire de qui les prophètes ne comprenaient pas plus que les épileptiques, leurs paroles prophétiques ; ce qui n'est pas compatible avec la révélation divine dont l'effet principal est l'illumination de l'âme. Toutefois il est une certaine différence entre ces effets de la grâce. Si tous peuvent être dits grâces parce qu'ils sont accordés gratuitement, sans mérite qui les précède, seul pourtant cet effet de l'amour mérite particulièrement le nom de grâce qui rend agréable à Dieu; il est dit en effet aux Proverbes : « J'aime ceux qui m'aiment ». Aussi la foi, l'espérance et tout ce qui prépare à la foi, peuvent se rencontrer chez les pécheurs qui ne sont pas agréables à Dieu ; la charité seule est le don propre des justes, car qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. Une autre différence est encore à noter parmi ces effets de la grâce. Les uns sont nécessaires à toute la vie de l'homme, sans eux le salut est impossible ; ainsi croire, espérer, aimer, obéir aux commandements de Dieu ; et pour produire ces effets il faut en l'homme certaines dispositions habituelles grâce auxquelles il peut agir en temps opportun. Les autres effets ne sont pas nécessaires pour toute la vie, mais en certains temps et lieux, ainsi faire des miracles, annoncer l'avenir et autres choses analogues. Pour cela nulle disposition habituelle n'est accordée, mais des motions divines qui cessent avec l'acte et sont renouvelées autant de fois qu'il est utile de poser cet acte : par exemple l'esprit d'un prophète reçoit une nouvelle lumière à chaque révélation ; et chaque miracle appelle une nouvelle intervention de la puissance de Dieu.

155  : COMMENT L'HOMME A BESOIN DU SECOURS DE LA GRÂCE POUR PERSÉVÉRER DANS LE BIEN

L'homme a encore besoin du secours de la grâce pour persévérer dans le bien. Ce qui est instable de soi, a besoin pour se fixer sur un point du secours d'un être affermi en lui-même. Or l'homme est sujet à des variations du mal au bien et du bien au mal. Pour qu'il demeure ferme dans le bien, ce qui est « persévérer », il a donc besoin du secours de Dieu. L'homme a besoin du secours de la grâce divine pour ce qui dépasse les forces de son libre arbitre. Or celles-ci ne s'étendent pas jusqu'à cet effet qu'est la persévérance finale dans le bien. Ceci est évident : Le pouvoir du libre arbitre s'exerce sur ce qui appartient au choix, et l'objet de celui-ci est l'agir particulier, dans le lieu et dans le temps ; ainsi le pouvoir du libre arbitre porte-t-il sur l'action présente. Or la persévérance ne regarde pas le présent de l'action, mais sa continuité dans le temps. Cet effet qu'est la persévérance dans le bien, est donc au-dessus du pouvoir du libre arbitre, aussi l'homme a besoin pour persévérer du secours de la grâce divine. Si l'homme est le maître de son agir par sa volonté et son libre arbitre, il ne l'est pas de ses activités naturelles. Aussi, libre de vouloir ou de ne pas vouloir une chose, il n'appartient cependant pas à sa volonté de se fixer sur son objet au point de le vouloir ou le choisir immuablement. Or ceci est essentiel à la persévérance que la volonté se fixe immuablement dans le bien. Il n'est donc pas au pouvoir du libre arbitre de persévérer, pour cela l'homme a besoin du secours de la grâce divine. Là où plusieurs agents se succèdent, l'un agissant après l'autre, la continuité de leur action ne peut être l'effet de l'un d'entre eux, puisqu'aucun d'eux n'agit sans arrêt, ni l'effet de tous puisqu'ils n'agissent pas tous ensemble ; elle doit donc ressortir à quelque agent supérieur dont l'action est permanente. Le philosophe prouve ainsi que la continuité dans la génération des animaux est assurée par un agent supérieur et éternel. Prenons le cas de l'homme persévérant dans le bien. Nombreux sont les actes de son libre arbitre dont le bien est l'objet ; ces actes se succèdent les uns aux autres jusqu'au terme. Aucun de ces mouvements ne peut être la cause de cette continuité dans le bien qu'est la persévérance puisqu'aucun ne perdure ; tous ensemble ne le sont pas davantage ; puisqu'ils n'ont pas tous lieu à la fois, ils ne peuvent ensemble exercer une causalité. Il reste en conséquence que cette continuité est causée par quelque agent supérieur. Ainsi l'homme a besoin du secours de la grâce d'en haut pour persévérer dans le bien. Quand plusieurs réalités sont ordonnées à une unique fin, jusqu'à ce que celle-ci soit atteinte, tout cet ensemble est sous l'emprise d'un agent premier de qui relève l'orientation vers cette fin. Or en celui qui persévère dans le bien, multiples sont les mouvements et les actions qui tendent à une fin unique ; tout cet ensemble de mouvements et d'actions dépend donc d'un premier agent qui les dirige à cette fin. Nous avons montré d'autre part que cette direction à la fin dernière est l'effet de la grâce divine. Tout l'ensemble des bonnes _uvres et leur continuité chez celui qui persévère dans le bien, sont donc dus au secours de la grâce de Dieu. C'est pourquoi il est dit : « Celui qui a commencé en vous une _uvre excellente en poursuivra l'achèvement jusqu'au jour du Christ ». Et : « Le Dieu de toute grâce qui nous a appelés à sa gloire éternelle, après quelques souffrances achèvera lui-même son _uvre, l'affermira et la consolidera ». Et l'on trouve dans la Sainte Écriture beaucoup de prières qui sollicitent de Dieu la persévérance : ainsi dans le Psaume : « Affermis mes pas dans tes sentiers que mes pieds ne s'en détournent pas ». Et : « Que Dieu, notre Père, console vos c_urs et les affermisse en toute bonne _uvre et bonne parole ». C'est ce que nous demandons encore dans l'oraison dominicale, surtout par ces mots : « Que votre Règne arrive » ; le Règne de Dieu ne se fera en nous que si nous avons été persévérants dans le bien. Or il serait dérisoire de demander à Dieu un bienfait dont il ne serait pas lui-même l'auteur. La persévérance de l'homme vient donc de Dieu. Ainsi nous écartons l'erreur des Pélagiens qui prétendent que le libre arbitre de l'homme se suffit à la persévérance dans le bien et qu'il n'a pas besoin pour cela de la grâce de Dieu. Remarquons encore que même celui qui possède la grâce, demande à Dieu de persévérer dans le bien ; pas plus que le libre arbitre, un habitus infus en nous ne suffit pas, sans le secours extérieur de Dieu, à produire la persévérance dans le bien. Les habitus divinement infus en nous, dans notre état présent de vie, n'enlèvent pas totalement à notre libre arbitre sa versatilité pour le mal, bien que grâce à eux notre libre arbitre soit en quelque façon affermi dans le bien. Aussi quand nous affirmons que l'homme a besoin pour sa persévérance finale du secours de la grâce, nous n'entendons pas qu'en plus de cette première grâce habituelle donnée en vue de notre agir vertueux, une autre soit ajoutée en vue de la persévérance, mais nous disons que, en plus de tous les habitus gratuits, l'homme a encore besoin du secours de la Providence divine dont la motion est extrinsèque.

156 : COMMENT CELUI QUI PAR LE PÉCHÉ PERD LA GRÂCE, PEUT ÊTRE DE NOUVEAU RESTAURÉ AVEC LE SECOURS DE LA GRÂCE

De ces considérations, il ressort que, même s'il ne persévère pas et tombe dans le péché, l'homme, avec le secours de la grâce, peut être restauré dans le bien. Il appartient à la même puissance de maintenir quelqu'un dans la voie du salut et de l'y remettre en cas de chute, de même que c'est la même activité naturelle qui assure la santé corporelle et la répare en cas de défaillance. Or nous avons dit que l'homme persévère dans le bien avec le secours de la grâce. Si donc est il tombé par le péché, il pourra se reprendre grâce à ce même secours. Un agent qui ne suppose pas de dispositions dans un sujet, peut imprimer son effet à ce sujet quelles qu'en soient les dispositions. C'est pourquoi Dieu dont l'action ne présuppose dans le sujet aucune disposition, peut sans égard à celle-ci donner une forme naturelle à ce sujet ; ainsi rend-il la lumière à l'aveugle, vivifie-t-il le mort et autres choses semblables. Mais pas plus qu'il ne requiert de dispositions naturelles dans un sujet corporel, il ne présuppose de mérite dans la volonté pour conférer la grâce qui est donnée sans mérites préalables, nous l'avons vu. Dieu peut donc donner la grâce sanctifiante, qui efface les péchés, même si cette grâce a été perdue antérieurement par le péché. Il n'y a que ce qu'il doit à la génération que l'homme ne peut recouvrer s'il l'a perdu, ainsi ses puissances naturelles et ses membres, car il ne peut être engendré de nouveau. Or il ne reçoit pas le secours de la grâce par la génération, puisqu'il le reçoit alors qu'il est déjà. Il peut donc, après l'avoir perdu par le péché, le retrouver de nouveau pour effacer son péché. La grâce est une disposition habituelle de l'âme. Or les habitus acquis par des actes, une fois perdus, peuvent être de nouveau recouvrés par ces mêmes actes. A fortiori, pourra-t-on retrouver, par l'intervention de Dieu, la grâce qui unit à Dieu et libère du péché, si elle a été perdue. Dans les _uvres de Dieu, comme dans celles de la nature, rien n'est vain ; la nature tient d'ailleurs cela de Dieu. Or c'est en vain qu'un mobile recevrait une motion s'il ne pouvait parvenir à sa fin. Il est donc nécessaire qu'un mobile, susceptible de recevoir quelque motion en vue d'une fin, puisse atteindre celle-ci. Or un homme, après son péché, tant qu'il demeure en cette vie, possède en lui une aptitude à être mû au bien ; les signes en sont son désir du bien et sa douleur du mal qui sont encore en l'homme après son péché. Il est donc possible à l'homme, après avoir péché, de revenir encore au bien qui est l'_uvre de la grâce en lui. Il n'est pas dans la nature de puissance passive qui ne soit susceptible d'être actualisée par quelque puissance active naturelle, a fortiori n'est-il pas dans l'âme humaine de puissance qui ne soit réductible à l'acte sous l'action de la puissance de Dieu. Or, même après le péché, l'âme possède une puissance au bien, car le péché n'enlève pas les puissances naturelles par lesquelles l'âme est ordonnée vers son bien. La puissance de Dieu peut donc la restaurer dans le bien, et ainsi l'homme peut avec le secours de la grâce obtenir la rémission de ses péchés. C'est pourquoi il est dit : « Si vos péchés sont comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige ». Et : « L'amour couvre toutes les fautes ». Ce n'est pas en vain que nous le demandons à Dieu quotidiennement quand nous disons : « Pardonnez-nous nos offenses ». Ainsi nous écartons l'erreur des Novatiens qui prétendaient que l'homme ne peut recevoir le pardon des péchés commis après le baptême.

157 : COMMENT L'HOMME NE PEUT ÊTRE LIBÉRÉ DU PÉCHÉ QUE PAR LA GRÂCE

De ces mêmes considérations on peut montrer comment l'homme ne peut ressusciter du péché que par la grâce. Par le péché mortel en effet l'homme s'est détourné de sa fin dernière ; or ce n'est que par la grâce qu'il est orienté vers sa fin. C'est donc uniquement par la grâce qu'il peut ressusciter du péché. Une disgrâce n'est effacée que par l'amour. Or par le péché mortel l'homme encourt la disgrâce de Dieu ; il est dit en effet : « Dieu hait les pécheurs » ; en ce sens qu'il les veut priver de cette fin dernière qu'il prépare à ceux qu'il aime. L'homme ne peut donc se relever du péché mortel que par la grâce qui l'établit en une certaine amitié avec Dieu. On pourrait ici rappeler toutes les raisons exposées à propos de la nécessité de la grâce. D'où ce mot d'Isaïe : « C'est moi qui efface tes fautes pour l'amour de moi » ; et du Psaume : « Tu as ôté l'iniquité de ton peuple, tu as couvert tous ses péchés ». Ainsi est écartée l'erreur des Pélagiens pour qui l'homme peut se relever de son péché par son libre arbitre.

158 : DE QUELLE MANIÈRE L'HOMME EST DÉLIVRÉ DE SON PÉCHÉ

Puisque l'homme ne peut revenir d'une position opposée à sa position primitive qu'en abandonnant celle-là, pour revenir à l'état de justice, avec le secours de la grâce, il doit nécessairement abandonner le péché qui l'avait écarté de cette rectitude. En outre comme il tend à sa fin dernière et s'en détourne principalement par sa volonté, il est nécessaire pour se relever du péché par la grâce non seulement qu'il s'abstienne de tout acte extérieur peccamineux, mais encore qu'il renonce au péché dans sa volonté. Ce renoncement au péché se fait pour l'homme par le regret du passé et par le propos d'éviter le péché dans l'avenir. Il faut donc que l'homme, se relevant du péché, se repente des péchés passés et se propose de les éviter à l'avenir. Si en effet il n'était pas résolu de se désister du péché, celui-ci ne serait pas de soi opposé à sa volonté, et s'il voulait éviter le péché, sans le regret des péchés passés, ces péchés commis ne seraient pas davantage opposés à sa volonté. - En outre le mouvement qui nous éloigne d'un point est contraire à celui qui nous a rapprochés de ce point, ainsi le mouvement vers la blancheur est contraire à celui vers la noirceur. C'est pourquoi la volonté s'éloigne du péché par le contraire de ce qui l'a entraînée au péché. Or cette inclination au péché lui est venue de l'attachement de son appétit et de son plaisir aux choses inférieures. Elle s'écarte donc du péché par quelques pénitences afflictives en raison de ce péché : par le plaisir la volonté s'est laissée entraîner à consentir au péché, par la pénitence elle s'affermit dans sa haine du péché. Nous voyons comment les animaux eux-mêmes sont arrachés à de très intenses plaisirs par la douleur sous les coups. Or celui qui se relève du péché, doit non seulement regretter le péché passé, mais encore éviter le péché à venir ; il est donc normal qu'il souffre pour le péché afin de s'affermir davantage dans son propos d'éviter le péché. Nous aimons davantage et gardons avec plus de soin ce que nous acquérons dans le travail et la peine : ainsi ceux qui gagnent de l'argent par leur propre labeur, le dépensent moins facilement que ceux qui le possèdent sans travail, ou le tiennent de leurs parents ou de quelque autre manière. Or il est d'une nécessité majeure que l'homme, se relevant du péché, garde soigneusement l'état de grâce et l'amour de Dieu, perdus dans le péché par sa négligence. Il est donc bon qu'il pâtisse dans l'effort et la peine pour les péchés commis. L'ordre de la justice veut qu'au péché soit appliquée une peine. Le respect de l'ordre dans le monde manifeste la sagesse de la Providence de Dieu. Il appartient donc à la manifestation de la bonté et de la gloire de Dieu qu'au péché soit appliquée une peine. Mais le pécheur par son péché, transgressant les lois de Dieu, agit contre l'ordre divinement instauré. Il est donc normal qu'il compense en lui-même par quelque peine le désordre de son péché passé ; ainsi s'arrache-t-il totalement au désordre. Il apparaît donc de cela qu'après avoir, par la grâce, obtenu la rémission de son péché et recouvré l'état de grâce, l'homme demeure obligé par la justice de Dieu à subir une peine pour le péché commis. S'impose-t-il cette peine de son plein gré, on dit alors qu'il satisfait : en se punissant de son péché, il rejoint par l'effort et la peine l'ordre divinement établi qu'il avait transgressé en suivant sa volonté propre. S'il ne s'impose pas cette peine, elle lui est alors infligée par Dieu, car ce qui est soumis à la divine Providence ne saurait rester dans le désordre. Mais on ne dit plus que cette peine est satisfactoire puisqu'elle n'est pas choisie par le patient : elle est purificatrice car, sous une action étrangère, l'homme est comme purifié tandis que tout ce qui en lui était désordonné, est ramené à l'ordre légitime. D'où ce mot de l'Apôtre : « Si nous nous examinions nous-mêmes, nous ne serions pas jugés. Mais le Seigneur nous juge et nous châtie afin que nous ne soyons pas condamnés avec ce monde ». Il est à remarquer pourtant que l'âme se détournant du péché peut éprouver un tel dégoût de ce péché et s'attacher à ce point à Dieu qu'il ne lui reste plus d'obligation de peine à porter. En effet comme on le conclura de notre exposé, la peine, infligée après la rémission du péché, est nécessaire pour affermir l'âme dans le bien ; l'homme est amendé par les peines, les peines sont en effet en quelque sorte des remèdes. La peine est nécessaire encore pour sauvegarder l'ordre de la justice : celui qui a péché, subit la peine. Or l'amour de Dieu suffit à fixer l'homme dans le bien, surtout s'il est fervent : le déplaisir d'une faute passée, s'il est intense, excite une grande douleur. Aussi cette intensité de l'amour de Dieu et de la haine du péché passé fait disparaître la nécessité de peines satisfactoires ou purificatrices ; et si cette intensité ne suffit pas à éluder toute la peine, plus forte elle sera plus diminuée sera celle-ci. Et ce que nous faisons par nos amis, nous paraissons le faire nous-mêmes, car l'amitié, et surtout la dilection de la charité, de deux c_urs n'en fait qu'un. C'est pourquoi on peut satisfaire devant Dieu par un autre comme par soi-même surtout en cas de nécessité. En effet la peine que notre ami souffre pour nous, nous la faisons nôtre ; ainsi nous n'échappons pas à la pénalité, grâce à notre compassion pour notre ami souffrant, et ceci d'autant plus que nous sommes davantage la raison d'être de sa souffrance. Bien plus, l'amour de charité qui porte notre ami à souffrir pour nous, rend sa peine plus acceptable devant Dieu que si nous la subissions nous-même : ici ce serait nécessité, là c'est spontanéité de la charité. Nous voyons ainsi comment l'un peut satisfaire pour l'autre pourvu que l'un et l'autre soient dans la charité. Aussi l'Apôtre dit : « Portez les fardeaux les uns les autres et vous accomplirez ainsi la parole du Christ ».

159 : COMMENT IL EST RAISONNABLE D'IMPUTER A L'HOMME DE NE PAS SE TOURNER VERS DIEU, BIEN QU'IL NE LE PUISSE FAIRE SANS LA GRÂCE

Notre conclusion est donc que l'homme ne peut se diriger à sa fin dernière sans le secours de la grâce divine, qu'il ne peut davantage sans ce secours obtenir ce qui est nécessaire pour marcher à cette fin, comme la foi, l'espérance, la charité et la persévérance. On pourrait dès lors objecter que si tout cela fait défaut il n'en est pas responsable, d'autant qu'il ne peut mériter le secours de la grâce divine, ni se tourner vers Dieu, si Dieu ne le change lui-même : nul n'est responsable de ce qui ressortit à un autre. A le concéder, il s'ensuivrait plusieurs choses déraisonnables. D'abord celui qui n'aurait ni la foi, ni l'espérance, ni l'amour de Dieu, ni la persévérance dans le bien, ne devrait pas être puni, alors qu'il est dit expressément : « Celui qui ne veut pas croire au Christ ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » En outre comme nul ne peut sans ces vertus atteindre sa fin bienheureuse, il s'ensuivrait encore que des hommes ne seraient pas bienheureux et que d'autre part ils ne seraient pas punis par Dieu. Or le contraire est manifeste d'après cette parole qui au jugement divin sera adressée à tous : « Venez, possédez le royaume qui vous a été préparé », ou bien « Retirez-vous au feu éternel ». Pour résoudre ce problème, on considérera que si nul ne peut par le mouvement de son libre arbitre se mériter ou acquérir la grâce divine, il peut pourtant apporter un obstacle à sa réception : il est dit en effet de certains hommes : « Ils dirent à Dieu : retire-toi de nous ; nous ne désirons pas connaître tes voies ». Ils ont été rebelles à la lumière. Et comme il est au pouvoir de notre libre arbitre de mettre ou non un obstacle à la réception de la grâce divine, celui qui apporte cet obstacle est légitimement estimé responsable. Dieu est en effet, en ce qui le concerne, prêt à donner sa grâce à tous les hommes, comme il est dit : « Il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » ; mais ceux-là seuls sont privés de la grâce qui en eux-mêmes y mettent un obstacle : ainsi, alors que le soleil illumine le monde, rend-on responsable celui qui ferme les yeux s'il s'ensuit quelque mal, bien qu'il ne puisse voir sans la lumière du soleil.

160 : COMMENT L'HOMME EN ÉTAT DE PÉCHÉ NE PEUT ÉVITER LE PÉCHÉ SANS LA GRÂCE

Qu'il soit en la puissance du libre arbitre de ne pas présenter d'empêchements à la grâce, comme nous l'avons dit, doit s'entendre de ceux en qui cette faculté naturelle est restée intègre. Que si, par un désordre antérieur, celle-ci est tombée dans le mal, il n'est plus du tout en son pouvoir de ne pas faire obstacle à la grâce. Elle peut en effet un instant par sa propre force s'abstenir de quelque acte peccamineux, mais, laissée longtemps à elle-même, elle tombera dans le péché lequel est un obstacle à la grâce. Du fait qu'il a dévié du droit chemin, le c_ur de l'homme s'est écarté manifestement de l'ordre de la fin légitime. Aussi ce qui au titre de fin dernière devrait être au premier rang de son amour, il l'aime moins que ce vers quoi il s'est tourné d'une manière désordonnée comme vers sa fin dernière. Aussi à chaque fois choisit-il ce qui est conforme à cette fin désordonnée et en opposition avec sa fin légitime, à moins qu'il ne soit réintégré dans l'ordre normal qui met la fin légitime au-dessus de tout, ce qui est en effet de la grâce. Or le choix de ce qui est en opposition avec la fin dernière, est un obstacle à la grâce qui conduit à la fin. Ainsi est-il évident qu'après avoir péché, l'homme ne peut s'abstenir de tout péché avant d'être réintégré dans l'ordre du bien par la grâce. L'âme inclinée vers un point n'est déjà plus à égale distance des deux termes opposés ; elle est plus près de celui vers lequel elle penche, et elle choisit ce vers quoi elle est le plus engagée, à moins que, sur un examen attentif de la raison, elle ne s'en écarte par quelque intérêt ; aussi dans les cas de surprise peut-on facilement saisir quelque indice des dispositions intérieures. Or il est impossible à l'homme de tenir son âme en une telle vigilance qu'elle réfléchisse sur tout ce qu'elle doit vouloir ou faire ; d'où il s'ensuit que sous le coup de son inclination le c_ur choisit ce vers quoi il penche. Ainsi, s'il penche vers le péché, il ne restera pas longtemps sans pécher, faisant alors obstacle à la grâce, à moins qu'il ne soit rétabli dans l'ordre de la justice. La poussée des passions corporelles travaille aussi en ce sens, de même l'appel des objets des sens et les nombreuses occasions de mal qui provoquent facilement l'homme au péché, à moins qu'il n'en soit écarté par un attachement solide à sa fin dernière, ce qui est un effet de la grâce. De la sorte on voit la sottise de l'opinion pélagienne selon laquelle l'homme en état de péché peut éviter le péché sans la grâce. Le contraire est rendu évident par cette demande du Psaume : « Quand ma force m'aura abandonné, ne me délaisse pas ». Et le Seigneur nous apprend à prier : « Ne nous laissez pas tomber dans la tentation, mais délivrez-nous du mal ». Bien que celui qui est en état de péché, n'ait pas le pouvoir de ne pas mettre obstacle à la grâce, à moins qu'il ne soit prévenu par le secours de la grâce, il n'en est pas moins responsable, car cette faiblesse est la suite de son péché antérieur ; ainsi l'ivrogne n'est pas excusé de l'homicide, commis dans l'état d'ébriété où il s'est mis par sa faute. En outre, s'il n'est pas en son pouvoir d'éviter tout péché, il peut toutefois à cet instant éviter tel ou tel péché, comme on l'a dit ; aussi quelque faute qu'il commette, il la commet volontairement. C'est donc légitime de la lui imputer.

161 : COMMENT DIEU DÉLIVRE CERTAINS HOMMES DU PÉCHÉ, ET COMMENT IL Y LAISSE D'AUTRES

Celui qui pèche apporte un obstacle à la grâce, et selon l'ordre normal des choses, il ne devait point la recevoir. Cependant Dieu peut agir en dehors de cet ordre ; ainsi donne-t-il la lumière à l'aveugle et ressuscite-t-il les morts. Parfois dans sa surabondante bonté il prévient de son secours ceux-là mêmes qui mettent un obstacle à la grâce, les détourne du mal et les convertit au bien. Mais il ne donne pas la lumière à tous les aveugles, ni ne guérit tous les infirmes de telle sorte qu'en ceux qu'il guérit, les _uvres de sa puissance apparaissent, et chez les autres l'ordre naturel est sauvegardé. De même il ne prévient pas de son secours tous ceux qui se ferment à la grâce, les écartant du mal et les tournant au bien, mais il en prévient certains en qui il veut manifester sa miséricorde, de telle sorte que chez les autres est révélé l'ordre de sa justice. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Dieu voulant montrer sa colère et faire connaître sa puissance, a supporté avec une grande patience des vases de colère, formés pour la perdition, et il a voulu faire connaître aussi les richesses de sa gloire à l'égard des vases de miséricorde qu'il a d'avance préparés pour la gloire ». Des hommes, retenus dans les mêmes péchés, Dieu dans sa prévenance convertit les uns, maintenant pour les autres, ou le permettant, le cours normal des choses ; pourquoi la conversion de ceux-ci et non de ceux-là, il n'en faut pas chercher la raison. Cela dépend uniquement du libre vouloir de Dieu, comme dépend de sa simple volonté, alors que tout est tiré du néant, que tels êtres soient supérieurs aux autres ; comme encore dépend de la simple volonté de l'artisan que d'une même matière, avec les mêmes dispositions, des vases soient fabriqués en vue d'usages honorables, d'autres soient réservés à des usages inférieurs. C'est pour quoi l'Apôtre dit : « Le potier n'est-il pas maître de son argile, pour faire de la même masse un vase d'honneur et un vase d'ignominie ? » Ainsi nous écartons l'erreur d'Origène pour qui certains hommes se tournent vers Dieu et non les autres en raison d'_uvres que leurs âmes auraient accomplies avant d'être unies aux corps. Nous avons déjà rejeté cette position.

162 : COMMENT DIEU N'EST CAUSE DE PÉCHÉ POUR PERSONNE

Bien que Dieu ne convertisse pas certains pécheurs mais les abandonne, selon leurs mérites, à leur péché, il ne les induit pas pour autant au péché. Les hommes pèchent du fait qu'ils se détournent de Dieu, leur fin dernière. Or tout agent agit en vue de sa fin propre et conforme à sa nature, il est donc impossible que sous l'action de Dieu des hommes se détournent de leur fin dernière qui est Dieu lui-même. Dieu ne peut donc être pour qui que ce soit cause de péché. Toute la sagesse et la bonté de l'homme ont leur source en la sagesse et la bonté de Dieu dont elles sont la ressemblance. Or il répugne à la sagesse et à la bonté de l'homme d'être pour quelqu'un cause de péché, a fortiori cela répugne à la sagesse et à la bonté de Dieu. Tout péché a pour cause la défaillance de l'agent immédiat et non l'action du premier agent : ainsi cette infirmité qu'est la claudication, vient d'une disposition de la jambe et non de la vertu motrice, à laquelle au contraire ressortit tout ce que comporte de perfection le mouvement d'une démarche boiteuse. Or l'auteur immédiat du péché de l'homme est sa volonté ; à celle-ci ressortit donc la défaillance du péché de l'homme et non à Dieu, qui est cause, lui, de ce qu'il y a de perfection dans l'acte même du péché. De là ce mot de l'Ecclésiastique : « Ne dis pas : C'est lui qui m'a égaré, car il n'a pas besoin du pécheur ». Et plus bas : « Il n'a commandé à personne d'être impie, à personne il n'a donné la permission de pécher ». Et Jacques dit : « Que nul lors qu'il est tenté, ne dise : C'est Dieu qui me tente ; car Dieu ne saurait être tenté de mal, et lui-même ne tente personne. » Cependant on trouve dans l'Écriture des passages où il semblerait que Dieu est cause de péché pour quelques-uns. Il est dit en effet : « J'ai appesanti le c_ur de Pharaon et de ses serviteurs ».- « Appesantis le c_ur de ce peuple et rends dures ses oreilles, et bouche-lui les yeux en sorte qu'il ne voie point de ses yeux et qu'il ne se convertisse point et ne soit guéri. » - « Vous nous avez fait errer loin de nos voies, vous avez endurci notre c_ur contre votre crainte ». Et : « Dieu les a livrés à leur sens pervers pour faire ce qui ne convient pas ». Le sens de toutes ces affirmations est que Dieu accorde à certains son secours pour qu'ils évitent le péché, et qu'il ne l'accorde pas à d'autres. Ce secours est non seulement l'infusion de la grâce, mais encore ces sauvegardes extérieures grâce auxquelles la divine Providence écarte de l'homme les occasions de péché et la provocation au péché. Dieu aide encore l'homme contre le péché par la lumière naturelle de la raison et tous les autres biens naturels qu'il lui confère. Quand il les retire à certains hommes, selon le mérite de leur action et les exigences de sa justice, on dit qu'il les endurcit ou les aveugle ou autres expressions que nous avons signalées.

163 : DE LA PRÉDESTINATION, DE LA RÉPROBATION ET DE L'ÉLECTION DIVINE

Nous avons montré que sous l'action divine, des hommes, aidés par la grâce, sont dirigés vers leur fin dernière, tandis que d'autres, privés de ce secours, se détournent de cette fin ; or tout ceci qui est de Dieu, a été prévu et ordonné par sa sagesse de toute éternité. Cette distinction entre les hommes a donc été voulue par Dieu en son éternité. De ceux dont il a fixé par avance qu'ils seraient dirigés à leur fin dernière, on dit qu'il les a prédestinés. D'où ce mot de l'Apôtre : « Nous ayant prédestinés à être ses fils adoptifs, selon sa libre volonté ». - De ceux à l'endroit de qui il a disposé de ne pas donner sa grâce, on dit qu'il les a réprouvés ou qu'il les a haïs, selon ce mot de Malachie : « J'ai aimé Jacob, l'ai haï Esaü ». En raison de cette distinction, la réprobation des uns et la prédestination des autres, on parle d'élection divine, dont il est dit : « Il nous a choisis en lui avant la création du monde ». Ainsi la prédestination et l'élection et la réprobation sont un aspect de la divine providence selon que celle-ci dirige les hommes à leur fin dernière. Aussi notre argumentation en vue de démontrer que la divine Providence ne supprime pas la contingence des êtres, prouve encore que la prédestination et l'élection n'imposent pas une nécessité. Comment la prédestination et l'élection n'ont point leur cause dans les mérites des hommes, cela se prouve non seulement de ce que la grâce de Dieu, effet de la prédestination, n'est point précédée par le mérite, mais encore de ce qu'elle prévient tous les mérites des hommes, et, en plus, de ce que la volonté de Dieu et sa providence sont la cause première de tout ce qui est ; or rien ne peut être cause de la volonté de Dieu et de sa providence, bien que, parmi les effets de la providence, et pareillement de la prédestination, un effet puisse être cause de l'autre.

QUI EN EFFET, comme le dit l'Apôtre, LUI A DONNÉ LE PREMIER POUR QU'IL AIT A RECEVOIR EN RETOUR ? DE LUI, PAR LUI ET POUR LUI SONT TOUTES CHOSES. A LUI LA GLOIRE DANS TOUS DES SIÈCLES! AMEN!

LIVRE QUATRIÈME : TRINITE, SACREMENTS, FINS DERNIERES

 

PRÉAMBULE

1 : PROOEMIUM

« VOICI : CE QU'ON EN A DIT, CE N'EST QU'UNE PARTIE DES VOIES DE DIEU ; ET SI NOUS PARVENONS A PEINE A ENTENDRE UNE PETITE GOUTTE DE SES PAROLES, QUI POURRAIT AVOIR L'INTUITION DU TONNERRE FOUDROYANT DE SA GRANDEUR ? »

L'intelligence humaine, qui, tout naturellement, puise sa connaissance dans le sensible, ne saurait par ses seules forces atteindre à l'intuition de la substance divine en elle-même : de par son élévation, en effet, cette substance est sans proportion aucune avec les êtres sensibles, ni même avec aucun des autres êtres.

Cependant, le bien parfait de l'homme consiste à connaître Dieu, d'une façon ou d'une autre. On serait donc en droit de considérer une créature d'une telle valeur comme rigoureusement absurde, c'est-à-dire comme incapable d'atteindre sa fin, si une voie ne lui avait été ouverte par quoi elle peut s'élever jusqu'à connaître Dieu : en effet, puisque les perfections des choses existantes s'étagent au-dessous de Dieu, qui en constitue comme le sommet, l'intelligence, en partant des perfections infimes et en s'élevant par degrés, peut parvenir à la connaissance de Dieu. Ainsi en va-t-il des mouvements corporels eux-mêmes : que l'on monte ou que l'on descende, le chemin est le même, et seuls varient le point de départ et le terme. Que les perfections s'étagent ainsi à partir de Dieu selon une voie descendante, nous en voyons deux raisons : L'une tient à l'origine des choses : la sagesse divine, en effet, voulant établir la perfection dans les êtres, les a produits selon un ordre, de telle sorte que l'ensemble des créatures forme un tout complet, des êtres les plus élevés aux plus humbles. Quant à l'autre raison, elle se tire de la nature même des choses : toute cause en effet est d'une valeur supérieure à celle de son effet ; les premiers causés seront donc inférieurs à la cause première, à savoir Dieu, tout en étant supérieurs à leurs propres effets, et ainsi de suite jusqu'aux êtres infimes. Mais si en Dieu, sommet suprême des êtres, l'unité la plus absolue se trouve réalisée ; et si, d'autre part, c'est suivant la mesure même de son unité qu'un être est capable d'agir et digne de valeur, la conclusion s'impose : c'est que, plus on s'éloigne du premier principe et plus aussi, dans les êtres, régneront la diversité et la variété. De toute nécessité, en définitive, le mouvement des choses à partir de Dieu doit commencer en son principe par l'unité, pour aboutir à la multiplicité dans les êtres les plus humbles en quoi il s'achève. Ainsi, répondant à la diversité des êtres, apparaît la diversité des voies qui, issues d'un principe unique, s'achèvent dans le divers. Telles sont donc les voies par lesquelles notre intelligence peut s'élever à la connaissance de Dieu. Mais cette intelligence est si faible que nous ne pouvons reconnaître parfaitement ces voies elles-mêmes. Car les organes des sens, qui sont à l'origine de notre connaissance, n'atteignent que les accidents les plus externes, qui sont sensibles au premier chef : la couleur, l'odeur, etc... L'intelligence ne peut donc qu'avec peine, par l'intermédiaire de cette écorce superficielle, pénétrer jusqu'à l'intime connaissance d'une nature inférieure, s'agit-il même de ces êtres dont les accidents sont parfaitement à la portée des organes sensoriels. Combien plus difficilement pourrait-elle étendre ses prises jusqu'à la nature intime des êtres dont peu d'accidents seulement peuvent être saisis par les sens! Et combien plus encore, s'il s'agit de choses dont les accidents nous échappent et que nous ne connaissons que par le pâle intermédiaire de tels ou tels de leurs effets! Mais supposons que la nature même des choses nous puisse être connue : qu'en sera-t-il de l'ordre qui existe en elles, de ces relations mutuelles et de cette tendance à la fin qui ont été réglées par la divine Providence ? Nous n'en pourrons avoir qu'une connaissance superficielle, incapables que nous sommes de saisir les raisons de la Providence de Dieu. Mais alors, si ces voies elles-mêmes ne nous sont connues qu'en partie, comment pourrions-nous, en les suivant, parvenir à la pleine connaissance de celui qui en est le principe ? Il les dépasse en effet sans aucune proportion, et eussions-nous des chemins une science parfaite que nous serions loin encore de connaître leur principe. C'est donc à une connaissance de Dieu bien chétive que l'homme pouvait parvenir en suivant les voies dont nous venons de parler, en utilisant, si l'on peut dire, le regard de son intelligence. Aussi, pour lui permettre d'atteindre à une connaissance plus ferme, Dieu a-t-il poussé la bonté jusqu'à révéler quelque chose de lui-même, au-delà des limites de l'intelligence humaine. Mais jusque dans cette révélation, pour répondre à la nature de l'homme, un certain ordre est observé, de sorte que l'on en vient peu à peu de la connaissance la plus pauvre jusqu'à la plus riche : telle est la loi de tout mouvement. Tout d'abord ces vérités sont révélées à l'homme sans qu'il les puisse comprendre : il doit alors se contenter de les croire comme par ouï-dire ; en effet, aussi longtemps qu'elle demeure en cet état qui l'enchaîne au domaine sensible, l'âme humaine ne saurait en aucune façon s'élever jusqu'à l'intuition de réalités qui débordent toutes les possibilités sensorielles. Mais, une fois délivrée de ces liens, elle pourra parvenir à cette intuition des vérités révélées. A l'égard de Dieu, l'homme dispose donc d'un triple mode de connaissance : Le premier consiste à remonter jusqu'à Dieu par l'intermédiaire des créatures et à la seule lumière naturelle de la raison. Dans le deuxième, c'est la vérité divine, dans sa transcendance par rapport à l'intelligence, qui descend jusqu'à nous par mode de révélation, non pas qu'elle soit déjà démontrée jusqu'à l'évidence, mais seulement offerte à notre foi. Dans le troisième mode enfin, c'est l'esprit humain qui sera élevé jusqu'à la pleine intuition des vérités révélées. C'est à cette triple connaissance que Job veut faire allusion dans les paroles que nous avons placées en tête de notre chapitre. Il dit en effet : Voici ce qu'on a dit, ce n'est qu'une partie des voies de Dieu - et ceci se rapporte à la démarche de l'intelligence, qui, empruntant la voie des créatures, s'élève jusqu'à la connaissance de Dieu. Mais ces voies elles-mêmes nous ne les connaissons qu'imparfaitement ; aussi Job a-t-il raison de préciser : une partie. C'est en partie, en effet, que nous connaissons, comme dit l'Apôtre. Il ajoute ensuite : Et si nous avons peine à entendre une petite goutte de ses paroles, rappelant ainsi le deuxième mode de connaissance suivant lequel les vérités divines sont dévoilées par la parole et offertes à notre foi. Car la foi dépend de la prédication, et la prédication de la parole de Dieu. Jean dit dans le même sens : Sanctifie-les dans la Vérité ; ta Parole est la Vérité. Le terme entendre, employé par Job, montre heureusement que la vérité révélée n'est pas offerte à notre vue, mais à notre foi. De plus, cette connaissance imparfaite est comme un effluve de la connaissance totale : connaissance qui embrasse la vérité divine en elle-même et qui ne nous est dévoilée que par l'intermédiaire des anges qui voient la face du Père ; le mot de goutte est donc bien choisi : que l'on pense au texte de Joël : En ce jour-là les montagnes dégoutteront de douceur. Mais ce qui nous est révélé, ce n'est pas l'ensemble des mystères que les anges et les esprits bienheureux connaissent dans la vision de la Vérité première ; ce n'en est qu'une petite partie : c'est bien ce que signifie la petite goutte. C'est ce que dit l'Ecclésiastique : Qui est capable de le louer tel qu'il est ? Beaucoup de merveilles cachées sont plus grandes encore, car nous ne voyons qu'un petit nombre de ses _uvres. Et le Seigneur déclarait aux Apôtres : J'ai beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne les pouvez porter maintenant. Encore faut-il avouer que ces quelques mystères qui nous sont révélés nous sont présentés sous le couvert de comparaisons et d'obscurités telles que les gens d'étude seuls parviennent à en saisir quelque chose, et que les autres doivent les vénérer comme dans l'obscurité ; quant aux incroyants, ils ne les sauraient mettre en pièces. Maintenant, dit saint Paul, nous voyons dans un miroir, d'une manière obscure. Cette difficulté est soulignée, dans notre texte, par l'expression à peine, qui est ajoutée en un sens très clair. Enfin les derniers mots : Qui pourrait avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur ? font allusion au troisième mode de connaissance, qui nous fera posséder la Vérité première comme objet de vision et non plus de foi : Nous le verrons tel qu'il est. C'est pourquoi on parle ici d'intuition. Ce ne sera plus seulement une petite partie des mystères divins qui sera perçue, mais nous verrons la majesté divine en elle-même, la perfection de tous les biens : Je te montrerai tout bien, disait le Seigneur à Moïse. Il s'agit donc bien de grandeur, comme le dit Job. Et cette vérité même ne sera plus offerte à l'homme comme voilée mais dans toute sa pureté : le Seigneur l'affirmait à ses disciples : L'heure vient, où je ne vous parlerai plus en paraboles, mais je vous parlerai ouvertement du Père. La pureté de cette manifestation est clairement indiquée par le tonnerre. Ces paroles que nous avons citées en commençant conviennent tout à fait à notre propos. Jusqu'à présent en effet, nous n'avons traité des réalités divines que dans la mesure où la raison naturelle peut les connaître, en empruntant la voie des créatures. Nous l'avons fait bien imparfaitement sans doute, à la mesure de notre génie propre, et nous pourrions dire avec Job : Voici, ce qu'on en a dit, ce n'est qu'une partie de ses voies. Il nous reste maintenant à parler de ce que Dieu a révélé à notre croyance, de ces vérités qui dépassent l'intelligence humaine. Il n'est pas jusqu'à la méthode à suivre en ce domaine qui ne nous soit suggérée par les paroles que nous avons inscrites en exergue : en scrutant les paroles de l'Écriture, nous avons peine à entendre leur sublime vérité, dont une petite goutte seulement glisse jusqu'à nous ; de plus, nul, en sa condition présente, ne peut avoir l'intuition du tonnerre foudroyant de sa grandeur : dès lors, quelle autre méthode que de recevoir, comme principes de notre science, les vérités que nous livre la Sainte Écriture, et, en les défendant contre les attaques des incroyants, d'essayer, à la lumière de notre esprit, de pénétrer ces vérités qui nous sont offertes tout enrobées d'ombre ? On se gardera bien, toutefois, de prétendre à une connaissance exhaustive, car, en ce domaine, nous n'avons d'autre preuve que l'autorité de l'Écriture : la raison naturelle ne saurait rien prouver. Il n'en reste pas moins que nous devons manifester l'accord des vérités révélées avec la raison, pour les défendre contre les attaques des infidèles. Qu'il nous soit permis de rappeler que cette méthode a été étudiée déjà au début de cet ouvrage (livre premier, chap. IX). Notons enfin ceci : tandis que la raison, pour parvenir à Dieu, emprunte une dialectique ascendante, la connaissance de foi, que nous possédons par révélation divine, suit au contraire, de Dieu à nous, une voie descendante. Mais, que l'on monte ou que l'on descende, la voie est la même : en étudiant les vérités suprarationnelles, nous suivrons donc la voie que nous avons utilisée déjà pour traiter des vérités que la raison découvre en Dieu. Tout d'abord, parmi les vérités suprarationnelles proposées à notre foi, nous étudierons celles qui ont Dieu lui-même pour objet, tel l'adorable mystère de la Trinité. Deuxièmement, nous traiterons des _uvres divines qui transcendent notre raison, comme celle de l'Incarnation et tout ce qui en découle. Enfin, en troisième lieu, nous étudierons ce qui a été révélé de la fin dernière de l'homme : résurrection, glorification du corps, perpétuelle béatitude de l'âme et tout ce qui s'y rattache.

LE MYSTÈRE DE LA TRINITÉ

LA GÉNÉRATION DU FILS

2 : IL Y A EN DIEU GÉNÉRATION, PATERNITÉ ET FILIATION

Prenant comme point de départ de notre réflexion le mystère de la génération divine, commençons par établir ce que les textes de la Sainte Écriture nous obligent à croire à son sujet. Nous exposerons ensuite les arguments que les Infidèles croient découvrir contre la vérité de la foi ; ces objections résolues, nous poursuivrons le but de cette étude. En affirmant que Jésus-Christ est Fils de Dieu, la Sainte Écriture nous enseigne sur Dieu des noms relatifs à la paternité et à la filiation, noms que l'on trouve très souvent cités dans les textes du Nouveau Testament. Ainsi par exemple en saint Matthieu : Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père ; personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils. Marc commence ainsi son Évangile : Début de l'Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu. Jean l'évangéliste en témoigne fréquemment : le Père, dit-il, aime le Fils et Il lui a tout donné en main. De même que le Père ressuscite les morts et leur donne la vie, de même le Fils donne la vie à qui il veut. Quant à l'apôtre Paul, c'est très souvent aussi qu'il emploie ces mots : il se dit lui-même mis à part pour l'Évangile de Dieu, cet Évangile que Dieu avait promis par ses Prophètes dans les Saintes Écritures au sujet de son Fils ; et encore : après avoir à plusieurs reprises et de diverses manières parlé autrefois à nos pères par les prophètes, Dieu dans ces derniers temps, nous a parlé par le Fils. Ce même enseignement nous est donné, mais plus rarement, dans les textes de l'Ancien Testament. Voici par exemple, au Livre des Proverbes : Quel est son nom ? Quel est le nom de son Fils ? Le sais-tu ? et dans le Psaume : le Seigneur m'a dit : Tu es mon Fils ; et encore : il m'a invoqué : tu es mon Père. Sans doute, certains voudraient que l'on prenne ces deux dernières citations dans un autre sens et qu'on attribue à David la parole : Le Seigneur m'a dit : tu es mon Fils, et à Salomon la parole : Il m'a invoqué : tu es mon Père. Mais le contexte de l'une et l'autre citation montre bien qu'il n'en est pas ainsi. De David, en effet, ne peut se vérifier ce qui suit : Aujourd'hui, je t'ai engendré ; pas davantage : Je te donnerai les nations pour héritage et pour domaine les extrémités de la terre, alors que son royaume, comme en témoigne l'histoire, au Livre des Rois, ne s'est pas étendu jusqu'aux confins de la terre. Pas davantage ne peut-on appliquer à Salomon la parole : Il m'a invoqué : tu es mon Père, alors que le texte porte ensuite : J'établirai son trône pour les siècles des siècles, son trône aura les jours des cieux. D'où l'on doit comprendre que certaines données des citations qui précèdent peuvent s'appliquer à David ou à Salomon, d'autres non. Selon l'usage de l'Écriture, ce qui est dit là de David et de Salomon, est dit figurativement d'un autre en qui tout doit s'accomplir. Les noms de père et de fils tirent leur origine d'une certaine génération ; aussi bien l'Écriture ne passe-t-elle pas sous silence cette expression même de génération divine. On lit en effet au Psaume que nous avons déjà cité : Aujourd'hui, je t'ai engendré. Au Livre des Proverbes il est dit : Il n'y avait pas d'abîme, que déjà j'étais conçue ; avant toutes les collines, j'étais enfantée, ou, selon une autre version : Avant toutes les collines, le Seigneur m'a engendrée. Il est dit encore en Isaïe : Moi qui fais naître, n'enfanterai-je pas ? dit le Seigneur. Moi qui donne aux autres d'engendrer, resterai-je stérile ? dit le Seigneur Dieu. Peut-être dira-t-on que ceci a trait à la fécondité des enfants d'Israël, de retour en leur pays après la captivité, car on lit auparavant : Sion a engendré et mis au monde ses fils ? Cette objection ne tient pas. Quelle qu'en soit l'application, ce même argument qui tombe de la bouche de Dieu garde une force égale : celui-là qui accorde la fécondité à autrui n'est point stérile. Il ne conviendrait pas en outre que celui qui donne aux autres d'engendrer réellement, n'engendrât que de manière figurée, alors que tout se trouve nécessairement en un état plus noble dans la cause que dans les effets. Aussi saint Jean dit-il : Nous avons vu sa gloire comme celle qu'un Unique-engendré tient de son Père, et encore : l'Unique-engendré, le Fils qui est dans le sein du Père, lui-même l'a raconté. Concluons par ce texte de saint Paul, dans l'Épître aux Hébreux : Quand il introduit de nouveau le Premier-engendré dans le monde, il dit : que tous les anges de Dieu l'adorent.

3 : LE FILS DE DIEU EST DIEU

Il faut pourtant remarquer l'usage que fait la Sainte Écriture des noms dont nous venons de parler, pour désigner la création des choses. Voici par exemple, au Livre de Job : Quel est le père de la pluie ? Qui engendre les gouttes de rosée ? De quel sein est sorti la glace ? Le givre du ciel, qui l'a engendré ? De peur donc que ces noms relatifs à la paternité, à la filiation, à la génération ne donnent seulement à penser à la puissance créatrice, la Sainte Écriture ajoute avec force que celui qu'elle nommait fils et engendré, elle ne tairait pas qu'il est aussi Dieu, laissant ainsi à entendre que la génération dont il s'agit est bien plus que la simple création. Aussi Jean écrit-il : Au commencement était le Verbe et le Verbe était en Dieu et le Verbe était Dieu. Qu'il faille voir le Fils sous le nom de Verbe, la suite le montre bien : le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous et nous avons vu sa gloire comme celle qu'un unique-engendré tient de son Père ; et Paul d'écrire dans l'Épître à Tite : la bonté de Dieu, notre Sauveur, et son amour pour les hommes se sont manifestés. L'Ancien Testament d'ailleurs n'a pas tu pareille vérité : le Christ y est appelé Dieu. Ainsi au Psaume : Ton trône, ô Dieu, est établi pour les siècles des siècles ; le sceptre de ta royauté est un sceptre de droiture : tu as aimé la justice et haï l'iniquité. Ainsi encore en Isaïe : un petit enfant nous est né ; un fils nous a été donné ; l'empire a été posé sur ses épaules, et on lui donne pour nom : Admirable, Conseiller, Dieu fort, Père du siècle futur, Prince de la paix. L'Écriture nous enseigne donc ainsi que le Fils de Dieu, engendré par Dieu, est bien Dieu. Et que Jésus-Christ soit le Fils de Dieu, Pierre l'a proclamé quand il a dit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Il est tout ensemble Unique-engendré et Dieu.

4 : EXPOSÉ ET RÉFUTATION DES IDÉES DE PHOTIN TOUCHANT LE FILS DE DIEU

La vérité de cet enseignement de foi, des hommes à l'esprit faux se sont arrogé le droit d'en juger d'après leur sens propre ; des textes que nous venons de citer, ils ont tiré des idées aussi vaines que variées. Certains d'entre eux ont estimé que c'était un usage courant de l'Écriture d'appeler fils de Dieu ceux que justifie la grâce divine. Ainsi, d'après saint Jean : A ceux qui croient en son nom il a donné pouvoir de devenir fils de Dieu, et, d'après l'Épître aux Romains : l'Esprit lui-même rend témoignage que nous sommes fils de Dieu. Jean dit encore, dans sa Première Épître : Voyez quel amour le Père nous a témoigné, que nous soyons appelés fils de Dieu et que nous le soyons en fait. - Ceux-là d'ailleurs, l'Écriture ne manque pas de dire qu'ils ont été engendrés par Dieu. Ainsi l'Épître de Jacques : De sa propre volonté il nous a engendrés par la parole de la vérité ; ainsi encore la Première Épître de Jean : quiconque est né de Dieu, ne commet point de péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui. - Plus remarquable encore, le nom même de dieu leur est attribué. Le Seigneur n'a-t-il pas dit à Moïse : je t'ai établi le dieu de Pharaon ? Le Psaume ne porte-t-il pas : j'ai dit : vous êtes tous des dieux, des fils du Très-Haut et n'est-ce pas, en saint Jean, la parole du Seigneur : la Loi a appelé dieux ceux à qui la parole de Dieu a été adressée ? Ainsi, dans la pensée où ils étaient que Jésus-Christ n'était qu'un homme, ayant pris son origine en la Vierge Marie, gratifié, avant tous les autres, des honneurs de la divinité en raison des mérites de sa vie bienheureuse, ils ont jugé qu'il était fils de Dieu, comme les autres hommes, de par l'esprit d'adoption, qu'il avait été engendré de Dieu par grâce, et que les Écritures l'appelaient Dieu par une certaine assimilation à Dieu, Dieu non point par nature, mais en raison d'une certaine communion à la divine bonté, ainsi qu'il est écrit des saints :... Afin de vous rendre participants de la nature divine, en vous soustrayant à la corruption de la convoitise qui règne dans le monde. Cette position, ils s'efforçaient de la confirmer par l'autorité de la Sainte Écriture. 1. Au dernier chapitre de Matthieu, le Seigneur ne dit-il pas : Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur terre ? S'il était Dieu avant tous les temps, aurait-il reçu cette puissance dans le temps ? 2. Il est dit du Fils qu'il Lui est né, à Lui, c'est-à-dire à Dieu, de la postérité de David, selon la chair, et qu'il a été prédestiné Fils de Dieu miraculeusement. Mais ce qui est prédestiné, ce qui naît, peut-il être éternel ? 3. S'adressant aux Philippiens, l'Apôtre leur dit : Il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la Croix. C'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom. N'est-ce pas prouver que c'est en vertu du mérite de son obéissance et de sa passion qu'il est devenu Dieu dans le temps et qu'il n'est point né Dieu avant tous les temps ? A l'appui de cette opinion on invoque encore tout ce que l'Écriture paraît attribuer de faiblesse au Christ : qu'il ait été porté dans un sein maternel, qu'il ait progressé en âge, souffert la faim, la fatigue, qu'il ait subi la mort, qu'il ait grandi en sagesse, qu'il ait avoué ignorer le jour du jugement, qu'il ait été bouleversé par l'angoisse de la mort, et toutes choses semblables qui ne peuvent convenir à un Dieu qui soit Dieu par nature. D'où l'on conclut que c'est par mérite et par grâce que le Christ a reçu l'honneur divin, et non pas parce qu'il aurait été de nature divine. D'abord tenue par des hérétiques des tout premiers siècles, Cérinthe et Ebion, cette position a été reprise par Paul de Samosate ; Photin lui a donné encore plus d'assiette, à telle enseigne qu'on appelle Photiniens ceux qui la professent. A qui examine attentivement les textes de la Sainte Écriture, il apparaît pourtant clairement que cette opinion, au sens où l'ont conçue ces auteurs, ne s'y trouve pas. Lorsque Salomon dit : Les abîmes n'existaient pas encore et déjà j'étais conçue, il montre assez que cette génération a eu lieu avant tous les êtres corporels. Il s'ensuit que le Fils, engendré par Dieu, n'a pas reçu de Marie le commencement de son existence. Sans doute, on s'est efforcé d'infléchir ces témoignages et d'autres semblables en une interprétation incorrecte ; on a dit qu'il fallait les entendre dans le sens de la prédestination, c'est-à-dire qu'avant la création du monde il avait été déterminé que le Fils de Dieu naîtrait de la Vierge Marie, sans qu'il fût Fils de Dieu avant la création du monde. Prouvons donc clairement que le Fils de Dieu a existé avant Marie, non seulement en tant que prédestiné, mais bien réellement. Aux paroles de Salomon que nous avons déjà citées, font suite celles-ci : Lorsqu'il posa les fondements de la terre, j'étais à l'_uvre avec lui. Si le Fils de Dieu n'avait existé que dans la seule prédestination de Dieu, il n'aurait pu faire quoi que ce soit. Jean l'Évangéliste confirme la chose. Après avoir écrit : Au commencement était le Verbe, - entendons le Fils, comme nous l'avons déjà montré -, il ajoute, de peur que quelqu'un ne le prenne dans le sens de la simple prédestination : Tout a été fait par lui, et sans lui rien n'a été fait, ce qui ne peut être vrai que si le Fils a réellement existé avant la création du monde. - Le Fils de Dieu n'a-t-il pas dit d'ailleurs : Personne ne monte au ciel sinon celui qui descend du ciel, le Fils de l'homme qui est au ciel ; et encore : Je suis descendu du ciel non pour faire ma volonté, mais la volonté de celui qui m'a envoyé ? Il est donc clair qu'il existait avant de descendre du ciel. D'après la position que nous avons dite, ce Fils de Dieu c'est un homme qui s'est élevé, par le mérite de sa vie, au rang de Dieu. L'Apôtre, au contraire, montre qu'il s'est fait homme alors qu'il était Dieu : Bien qu'il fût dans la condition de Dieu, il n'a pas retenu avidement son égalité avec Dieu ; mais il s'est anéanti en prenant la condition d'esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu comme homme par sa manière d'être. La position qui précède contredit donc l'affirmation de l'Apôtre. Entre tous ceux qui reçurent la grâce de Dieu, Moïse l'eut en abondance, lui dont il est dit dans l'Exode que le Seigneur lui parlait face à face, comme un homme a coutume de parler à son ami. Si donc Jésus-Christ n'était appelé Fils de Dieu qu'en raison de la grâce d'adoption, au même titre que les autres saints, Moïse et le Christ seraient appelés fils pour la même raison, encore que le Christ fût pourvu d'une grâce plus abondante ; parmi le reste des saints, en effet, il en est qui possèdent la grâce plus abondamment que d'autres et tous cependant sont appelés fils, pour la même raison. Or Moïse n'est pas appelé fils pour la même raison que le Christ. L'Apôtre, en effet, établit la même distinction entre le Christ et Moïse qu'entre un fils et un serviteur. Tandis que Moïse, écrit-il, a été fidèle dans toute la maison de Dieu en qualité de serviteur, pour rendre témoignage de ce qu'il avait à dire, le Christ, lui, l'a été comme fils, en sa propre maison. Il est donc manifeste que le Christ n'est pas appelé fils en raison de la grâce d'adoption, comme le sont les autres saints. Le même argument peut se tirer d'une quantité de textes de l'Écriture qui appliquent au Christ, d'une manière privilégiée, le nom de Fils de Dieu. Tantôt, sans plus, il est appelé Fils : ainsi la voix du Père au Baptême, qui proclame avec force : Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis mes complaisances. - Tantôt il est appelé Unique-engendré : Nous l'avons vu comme l'Unique-engendré du Père ; et encore : l'Unique-engendré qui est au sein du Père nous l'a fait connaître. S'il était appelé fils communément, comme le sont les autres, on ne pourrait le dire l'Unique-engendré. D'autres fois, il est appelé le Premier-né, pour souligner qu'il est à la source de la filiation dont bénéficient les autres : Ceux que Dieu a connus d'avance, est-il écrit dans l'Épître aux Romains, il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils afin que son Fils soit le Premier-né d'un grand nombre de frères ; et encore : Dieu a envoyé son Fils pour nous conférer l'adoption des fils. C'est donc pour une raison qui lui est propre que le Christ est Fils, Lui dont la filiation est modèle et source pour tous ceux que l'Écriture dote du nom de fils. La Sainte Écriture attribue en propre à Dieu des _uvres qui ne peuvent convenir à d'autres, ainsi la sanctification des âmes, la rémission des péchés. C'est moi, le Seigneur, qui vous sanctifie, est-il dit au Lévitique ; et, en Isaïe : c'est moi qui efface vos fautes pour l'amour de moi. Or l'Écriture attribue l'une et l'autre de ces _uvres au Christ. Ainsi l'Épître aux Hébreux : Celui qui sanctifie et ceux qui sont sanctifiés, tous sont d'un seul. Et encore : Jésus, pour sanctifier le peuple par son sang, a souffert hors de la porte. Le Seigneur d'ailleurs a solennellement affirmé qu'il avait le pouvoir de remettre les péchés, et il l'a confirmé par un miracle. L'ange l'avait annoncé : Il sauvera son peuple de ses péchés. Le Christ qui sanctifie et qui remet les péchés, n'est donc pas appelé Dieu de la même manière que ceux qui sont sanctifiés et dont les péchés sont remis, mais bien comme ayant puissance et nature divines. Ces témoignages de l'Écriture sur la base desquels les hérétiques s'efforçaient de prouver que le Christ n'était pas Dieu par nature, ne peuvent donc servir ce dessein. Nous confessons en effet dans le Christ, Fils de Dieu, après l'Incarnation, deux natures, la nature humaine et la nature divine. De là vient qu'est attribué au Christ, en raison de sa nature divine, ce qui est propre à Dieu, et, en raison de sa nature humaine, tout ce qui semble relever de la faiblesse, comme nous le développerons plus loin. Pour le moment, dans le cadre de cette étude sur la génération divine, qu'il suffise d'avoir montré le bien-fondé scripturaire de l'attribution au Christ des noms de Fils de Dieu et de Dieu, non pas simplement comme à un homme ordinaire, mais bien à raison même de la divinité de sa nature.

5 : EXPOSÉ ET RÉFUTATION DES IDÉES DE SABELLIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU

Tous ceux qui jugent droitement des choses de Dieu ont l'idée très ferme qu'il ne peut y avoir qu'un seul Dieu. Dans cette perspective, puisant dans l'Écriture l'idée que le Christ est Dieu et Fils de Dieu, réellement et par nature, certains en sont venus à croire que le Christ, Fils de Dieu, et Dieu le Père n'étaient qu'un seul Dieu : non point pourtant que Dieu puisse être appelé Fils de par sa nature ou de toute éternité, mais il aurait reçu ce titre de fils au moment de sa naissance de la Vierge Marie, dans le mystère de l'Incarnation. Ainsi, tout ce que le Christ a enduré dans sa chair, ils l'ont attribué au Père : conception et naissance virginales, passion, mort et résurrection, et tout ce que les Écritures nous apprennent du Christ selon la chair. Voici comment l'on s'efforçait d'asseoir cette position sur l'autorité de l'Écriture : - Il est dit dans l'Exode : Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique ; et au Deutéronome : Voyez, je suis le seul (Dieu) ; il n'en est pas d'autre à côté de moi. - Il est dit aussi en saint Jean : Le Père qui demeure en moi fait lui-même ces _uvres ; et : Celui qui me voit voit aussi le Père. Je suis dans le Père et le Père est en moi. De tous ces textes on tirait l'idée que c'était Dieu le Père qui avait reçu le nom de Fils, pour s'être incarné dans le sein de la Vierge. Telle était la position des Sabelliens, surnommés aussi Patripassiens, du fait qu'affirmant que le Père lui-même était le Christ, ils professaient que le Père avait souffert. Cette thèse diffère de la précédente en ce sens qu'elle reconnaît la divinité du Christ, puisqu'elle professe que le Christ est par nature réellement Dieu, ce que niait la première. Mais l'une et l'autre se rencontrent en ce qui touche à la génération et à la filiation : la première prétendait qu'on ne pouvait parler avant Marie de cette filiation et de cette génération en vertu desquelles le Christ était appelé le Fils, et de même la seconde ; ni l'une ni l'autre ne rapportant la génération et la filiation à la nature divine, mais seulement à la nature humaine. Mais la position de Sabellius a ceci de propre que l'expression Fils de Dieu ne désigne pas une personne subsistante mais une propriété qui vient enrichir une personne préexistante ; c'est en tant qu'il prend chair en la Vierge que le Père reçoit le nom de Fils ; le Fils ainsi n'est pas une personne subsistante qui serait distincte de la personne du Père. L'autorité de l'Écriture montre à l'évidence la fausseté d'une telle position. L'Écriture en effet n'appelle pas seulement le Christ Fils de la Vierge, mais aussi Fils de Dieu. Or il est impossible que l'on soit fils de soi-même : le fils étant engendré par le père et le générateur donnant l'être à celui qu'il engendre, il s'ensuivrait en ce cas que celui qui donnerait l'être et celui qui le recevrait seraient un même sujet, ce qui est absolument impossible. Dieu le Père n'est donc pas le Fils : autre est le Fils, autre le Père. Le Seigneur ne dit-il pas d'ailleurs : Je suis descendu du ciel pour faire non pas ma volonté mais la volonté de celui qui m'a envoyé ; et encore : Glorifie-moi, Père, auprès de toi ? Ces textes et d'autres semblables montrent que le Fils est distinct du Père. Certes, dans cette même ligne, on pourra dire que le Christ n'est appelé Fils de Dieu que sous le rapport de la nature humaine, de cette nature humaine que le Père, en personne, a créée, sanctifiée, et assumée. Ainsi pourra-t-on dire que le même sujet, sous le rapport de la divinité, est son propre père, sous le rapport de l'humanité. Rien alors n'empêchera le même sujet, sous le rapport de l'humanité, d'être distinct de lui-même sous le rapport de la divinité. S'il en était ainsi, le Christ serait appelé Fils de Dieu au même titre que les autres hommes, au titre de la création ou à celui de la sanctification. Or on a montré que le Christ est appelé Fils de Dieu pour une tout autre raison que le reste des saints. On ne peut donc concevoir, au sens qui vient d'être exposé, que le Père lui-même soit le Christ et son propre fils. D'ailleurs, là où il n'y a qu'un sujet subsistant, une prédication au pluriel est inadmissible. Or le Christ parle de lui-même et du Père au pluriel : Moi et mon Père, nous sommes un. Le Père en personne n'est donc pas le Fils. Si le Fils, de plus, ne se distingue du Père que par le mystère de l'Incarnation, il n'y a auparavant aucune distinction. Or on trouve dans l'Écriture que le Fils est distinct du Père bien avant l'Incarnation. Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Le Verbe qui était avec Dieu se distinguait donc de Dieu d'une certaine manière : il est d'usage courant de dire qu'une personne est avec une autre personne. - Au Livre des Proverbes celui qui est engendré par Dieu dit encore : j'étais avec lui disposant tout dans l'ordre. Et voilà de nouveau indiquées une certaine communauté et une certaine distinction. - Voici encore ce qui est dit en Osée : J'aurai compassion de la Maison de Juda, je les sauverai en Dieu leur Seigneur : Dieu le Père parlant là des peuples qui doivent être sauvés en Dieu le Fils, personne distincte de lui et digne du nom de Dieu. - Lorsqu'il est dit dans la Genèse : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance, la pluralité et la distinction de ceux qui créent l'homme sont ainsi expressément marquées. Or c'est par Dieu seul, nous enseigne l'Écriture, que l'homme a été créé. La pluralité et la distinction des personnes entre Dieu le Père et Dieu le Fils étaient donc un fait, bien avant l'Incarnation. Ce n'est donc pas en raison du Mystère de l'Incarnation que le Père reçoit le nom de Fils. D'ailleurs la véritable qualité de fils appartient au suppôt même de celui qui reçoit le nom de fils ; ce nom, ce n'est ni la main ni le pied de l'homme qui le reçoivent à proprement parler, mais bien l'homme dont ce pied et cette main ne sont que des parties. Or les noms qui expriment la qualité de père et celle de fils supposent une distinction en ceux dont on les dit, distinction même qui est exigée entre celui qui engendre et celui qui est engendré. Si donc quelqu'un est à juste titre appelé fils, il doit être nécessairement distinct du père, par le suppôt. Or le Christ est vraiment le Fils de Dieu, ainsi qu'il est écrit : Afin que nous soyons en son vrai Fils Jésus-Christ. Il faut donc que le Christ soit, par le suppôt, distinct du Père. Une fois réalisé le mystère de l'Incarnation, le Père ne proclamera-t-il pas : Celui-ci est mon Fils bien-aimé ? Cette désignation se rapporte au suppôt. Le Christ est donc distinct du Père selon le suppôt. Les arguments sur lesquels Sabellius s'efforçait d'asseoir sa thèse ne prouvent donc aucunement son propos, nous le montrerons mieux encore plus loin. Ce n'est pas parce que Dieu est unique ou parce que le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père, que le Fils et le Père doivent avoir un unique suppôt : il peut y avoir une certaine unité entre deux êtres distincts par le suppôt.

6 : EXPOSÉ DES IDÉES D'ARIUS TOUCHANT LE FILS DE DIEU

Que le Fils de Dieu ait tiré son origine de Marie, comme l'affirmait Photin, cela n'est pas conforme à la Sainte Écriture ; et pas davantage les dires de Sabellius selon qui Dieu, Dieu et Père de toute éternité, aurait commencé d'exister comme Fils en assumant un corps charnel. Tout en admettant ce que l'Écriture nous dit de la génération divine, à savoir que le Fils de Dieu a existé avant le mystère de l'Incarnation et même avant la création du monde, d'autres ont estimé pourtant, sous prétexte que ce Fils est distinct de Dieu le Père, qu'il n'était pas de la même nature que lui. Ils ne pouvaient en effet comprendre, - et ils ne voulaient pas croire -, que ces deux-là, distincts personnellement, n'avaient qu'une même essence et qu'une même nature. Parce que la foi nous enseigne de la seule nature de Dieu le Père qu'elle est éternelle, ils crurent que la nature du Fils n'avait pas existé de toute éternité, bien que le Fils existât avant toutes les autres créatures. Et parce que tout ce qui n'est pas éternel a été fait de rien et créé par Dieu, ils enseignaient que le Fils de Dieu avait été fait de rien et n'était qu'une créature. Mais l'autorité de l'Écriture les obligeant à donner au Fils le nom de Dieu, comme il a été dit plus haut, ils affirmaient qu'il était un avec Dieu le Père, non pas par nature, mais en vertu d'une certaine association et d'une participation plus parfaite que celle des autres créatures à la ressemblance divine. Voilà pourquoi, étant donné que l'Écriture appelle dieux et fils de Dieu ces créatures très puissantes auxquelles nous donnons le nom d'anges, selon le mot du Livre de Job : Où étais-tu quand les astres du matin me chantaient et que tous les fils de Dieu poussaient des cris d'allégresse ? et celui du Psaume : Dieu se tient debout dans l'assemblée des dieux, il fallait que celui-là soit appelé fils de Dieu et Dieu par dessus tous les autres, comme plus digne que toutes les autres créatures pour autant que, par lui, Dieu avait créé tout le reste. On s'efforçait d'établir cette thèse sur les preuves que voici. 1. Le Fils dit, en effet, en s'adressant au Père : La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu. Seul donc, le Père est vraiment Dieu ; et comme le Fils n'est pas le Père, il ne peut être vraiment Dieu. 2. Dans la Ire Épître à Timothée, l'Apôtre écrit :Tu garderas les commandements sans tache et sans reproche, jusqu'à la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que fera paraître en son temps le bienheureux et seul Souverain, le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs, qui seul possède l'immortalité et qui habite une lumière inaccessible. Ces mots marquent bien une différence entre Dieu le Père qui manifeste et le Christ qui est manifesté. Seul donc, Dieu le Père qui manifeste est le puissant Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs ; seul il possède l'immortalité, seul il habite une lumière inaccessible. Seul, donc, le Père est vraiment Dieu. Non point le Fils. 3. Le Seigneur dit encore : Le Père est plus grand que moi, et l'Apôtre dit du Fils qu'il a été soumis au Père : Lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même fera hommage à celui, - le Père -, qui lui aura soumis toutes choses. Si le Père et le Fils avaient même nature, ils auraient aussi même grandeur et même majesté : le Fils ne serait pas plus petit que le Père et ne lui serait pas soumis. Concluons donc avec l'Écriture que le Fils n'est pas, comme on le croyait, de même nature que le Père. 4. La nature du Père n'est affectée d'aucun besoin. Le Fils par contre se trouve aux prises avec le besoin : l'Écriture ne nous montre-t-elle pas que le Fils reçoit du Père, ce qui est le fait d'un indigent ? Il est dit en effet : Toutes choses m'ont été données par mon Père, et encore : Le Père aime le Fils et lui a tout remis entre les mains. Le Fils, semble-t-il, n'est donc pas de la même nature que le Père. 5, C'est aussi le propre de l'indigent que d'être enseigné et secouru. Or le Fils est enseigné et aidé par le Père. Le Fils, est-il écrit, ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu'il voit faire au Père, et : Le Père aime le Fils et lui montre tout ce qu'il fait. Le Fils dit lui-même à ses disciples : Tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. Le Fils n'aurait donc pas la même nature que le Père. 6. Recevoir un ordre, obéir, prier, être envoyé, tout cela n'est-il pas le fait d'un inférieur ? Or, tout cela, on le voit affirmer du Fils : Selon le commandement que mon Père m'a donné, j'agis. Il s'est fait obéissant à l'égard du Père, jusqu'à la mort. Je prierai mon Père et il vous donnera un autre Paraclet. Lorsque fut arrivée la plénitude des temps, Dieu a envoyé son Fils. Le Fils est donc inférieur au Père, et lui est soumis. 7. Le Fils, ainsi qu'il le dit lui-même, est glorifié par le Père : Père, glorifie ton nom. Cet autre texte le montre aussi : Une voix vint du ciel, je l'ai glorifié et je le glorifierai encore. L'Apôtre dit aussi que Dieu a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts, et Pierre qu'il a été élevé à la droite de Dieu. Tous ces textes indiquent que le Fils est inférieur au Père. 8. La nature du Père est nécessairement sans défaut. Or il semble que la puissance du Fils ne l'est pas : Être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de l'accorder, sinon à ceux pour qui mon Père l'a préparé. De même aussi sa science : Pour ce qui est de ce jour et de cette heure, nul ne les connaît, ni les anges dans le ciel, ni le Fils, mais le Père seul. Ne voit-on pas encore que sa sensibilité n'était pas pleinement pacifiée, quand l'Écriture affirme qu'il a connu la tristesse, la colère et d'autres passions du même genre ? Il semble donc que le Fils n'a pas la même nature que le Père. 9, On trouve d'ailleurs formellement affirmé dans l'Écriture que le Fils est une créature. Ainsi l'Ecclésiastique : Le Créateur de toutes choses m'a donné ses ordres, celui qui m'a créée a reposé dans ma tente ; et encore : Dès le commencement, avant tous les siècles, il m'a créée. Le Fils est donc une créature. 10. Que le Fils soit compté au nombre des créatures, c'est ce qu'énonce l'Ecclésiastique, en parlant de la personne de la Sagesse : Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, engendrée la première avant toute créature. Et l'Apôtre dit du Fils qu'il est le premier-né de toute la création. Il semble donc que le Fils doive prendre rang parmi les créatures, tout en tenant parmi elles la première place. 11. En priant le Père pour ses disciples, le Fils parle ainsi : Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme nous sommes un. Ainsi donc le Père et le Fils sont un de la manière dont le Fils voulait que ses disciples le soient. Il n'entendait pas, bien sûr, que ses disciples soient un par essence. Le Père et le Fils ne sont donc pas un par essence. D'où il résulte que le Fils est une créature et qu'il est soumis au Père. Telle est la thèse d'Arius et d'Eunome. Elle prend source, semble-t-il, dans les théories des Platoniciens. Ceux-ci admettaient un Dieu suprême, père et créateur de toutes choses ; de ce dieu serait émané tout d'abord un esprit, supérieur à tout le reste, réceptacle des formes de tous les êtres, et gratifié du nom d'intelligence paternelle. Après l'esprit, viendrait l'âme du monde, et enfin les autres créatures. C'est en l'appliquant à cet esprit qu'on interprétait ce que l'Écriture dit du Fils de Dieu, d'autant qu'elle appelle le Fils de Dieu, Sagesse et Verbe de Dieu. A cette opinion fait écho la thèse d'Avicenne qui pose au-dessus de l'âme du premier ciel une intelligence première qui meut ce ciel, et enfin tout au sommet, au-dessus de cette intelligence, Dieu. Les Ariens se sont donc figuré que le Fils de Dieu n'était qu'une créature, supérieure à toute autre créature et par l'intermédiaire de laquelle Dieu aurait tout créé. Et cela d'autant plus facilement que certains philosophes avaient prétendu que les choses étaient sorties du premier principe selon un ordre tel que tout aurait été créé par l'entremise d'une première créature.

7 : RÉFUTATION DE LA THÈSE D'ARIUS

Si l'on étudie attentivement les affirmations de la Sainte Écriture, on verra que cette thèse leur est manifestement opposée. Lorsque l'Écriture donne au Christ et aux anges le nom de fils de Dieu, c'est en effet en des sens différents ; d'où la parole de l'Apôtre : Auquel des anges a-t-il jamais dit : Tu es mon fils, aujourd'hui je t'ai engendré ? parole dont Paul affirme qu'elle était adressée au Christ. A en croire la thèse susdite, c'est dans le même sens que les anges et le Christ seraient appelés fils : aux anges et au Christ ce nom reviendrait en vertu d'une certaine excellence de nature, en laquelle Dieu les a créés. L'instance suivant laquelle le Christ ne fait que posséder une nature plus éminente que les autres anges ne tient pas, car si parmi les anges il y a des ordres divers, c'est pourtant dans un même sens qu'ils ont droit au nom de fils. On ne peut donc pas appeler le Christ fils de Dieu selon l'acception propre à la thèse d'Arius. Du fait même de la création, le nom de fils de Dieu s'applique d'ailleurs à quantité d'êtres : tous les anges et tous les saints. Si donc le Christ était appelé fils dans la même acception, il ne serait plus l'unique-engendré, bien qu'en raison de l'éminence de sa nature, on puisse encore l'appeler premier-né de tous les autres. Or l'Écriture affirme qu'il est bien l'unique-engendré : nous l'avons vu comme l'Unique-engendré du Père. Ce n'est donc pas du fait de la création que le Christ est appelé Fils de Dieu. Le nom de fils ne trouve application, d'ailleurs, d'une manière exacte et vraie, que dans le domaine de la génération des vivants où le sujet de la génération sort de la substance de son générateur : autrement ce nom n'est pas à prendre dans son sens strict, mais plutôt suivant un mode analogique, comme lorsque nous appelons fils, ou bien des disciples ou bien ceux dont nous avons la charge. Si donc le Christ n'était appelé fils que du fait de la création, ce n'est pas en toute vérité que ce nom lui serait appliqué, étant donné que ce qui est créé ne découle pas de la substance de Dieu. Or l'Écriture l'appelle vrai Fils : afin que nous soyons dans son vrai Fils, Jésus-Christ. Le Christ n'est donc pas appelé Fils comme créé par Dieu dans une perfection de nature aussi grande qu'on voudra, mais bien comme engendré de la substance de Dieu. Que le Christ soit appelé Fils du fait de la création, et il ne sera pas vrai Dieu : rien de créé en effet ne peut être appelé Dieu si ce n'est en raison d'une certaine analogie. Or Jésus-Christ est vrai Dieu ; après avoir dit : afin que nous soyons dans son vrai Fils, Jean ajoute : c'est lui qui est le Dieu véritable et la vie éternelle. Ce n'est donc pas du fait de la création que le Christ est appelé Fils de Dieu. L'Apôtre écrit d'ailleurs dans l'Épître aux Romains :... De qui est issu selon la chair le Christ qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement. Amen ; et dans l'Épître à Tite : dans l'attente de la bienheureuse espérance et de l'avènement glorieux de notre grand Dieu et Sauveur, Jésus-Christ. Il est dit encore en Jérémie : Je susciterai à David un germe juste, et on ajoute : et voici le nom dont on l'appellera, le Seigneur notre juste. Le texte hébreu porte le nom tétragramme dont il est certain qu'il ne s'applique qu'à Dieu seul. Tout ceci prouve que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Si le Christ est le véritable Fils, il s'ensuit nécessairement qu'il est Dieu véritable. Ce qui est engendré, même s'il naît de la substance de celui qui l'engendre, ne peut être appelé vraiment fils que s'il est de même espèce que celui dont il procède. Si donc le Christ est vrai Fils de Dieu, il faut qu'il soit vrai Dieu. Il n'est donc pas une créature. Aucune créature ne reçoit en totalité la plénitude de la bonté de Dieu ; les perfections procèdent en effet de Dieu dans les créatures par une sorte de dérivation descendante. Or le Christ possède en lui, totalement, la plénitude de la bonté de Dieu, selon le mot de l'Apôtre : en lui habite la plénitude de la divinité. Le Christ n'est donc pas une créature. L'intelligence des anges peut atteindre à une connaissance plus parfaite que celle des hommes, mais il s'en faut de beaucoup qu'elle atteigne à l'intelligence de Dieu. Or l'intelligence du Christ n'est pas, au plan de la connaissance, inférieure à l'intelligence divine. L'Apôtre le dit : dans le Christ se trouvent cachés tous les trésors de la sagesse et de la science. Le Christ, Fils de Dieu, n'est donc pas une créature. Nous l'avons montré au Livre Premier : est l'essence même de Dieu tout ce que Dieu possède en lui. Or tout ce que le Père possède, appartient au Fils. Celui-ci l'affirme : tout ce que le Père possède est à moi ; et, s'adressant au Père, de dire encore : tout ce qui est à moi est à toi, tout ce qui est à toi est à moi. Le Père et le Fils ont donc même essence et même nature. Le Fils n'est donc pas une créature. Dans l'Épître aux Philippiens, l'Apôtre écrit que le Fils, avant de s'anéantir en prenant la condition d'esclave, était dans la condition de Dieu. Par condition de Dieu, il ne faut pas entendre autre chose que la nature divine, tout comme par condition d'esclave il ne faut pas entendre autre chose que la nature humaine. Le Fils est donc établi dans la nature divine ; il n'est donc pas une créature. Rien de créé ne peut s'égaler à Dieu. Or le Fils est égal au Père. Les Juifs cherchaient à le tuer, est-il écrit, non seulement parce qu'il violait le sabbat, mais parce qu'il appelait Dieu son Père, se faisant l'égal de Dieu. Tel est bien le sens du récit de l'Évangéliste dont le témoignage est véridique : le Christ se disait Fils de Dieu, égal à Dieu, et, pour cette raison, les Juifs le persécutaient. Aucun disciple du Christ ne saurait mettre en doute la vérité de ce témoignage que le Christ porte sur lui-même, quand l'Apôtre, de son côté, dit que le Christ n'a pas cru devoir retenir jalousement son égalité avec le Père. Le Fils est donc l'égal du Père ; il n'est donc pas une créature. On lit, au Psaume, que nul ne peut se comparer à Dieu, même parmi les anges auxquels est donné le titre de fils de Dieu : Qui est semblable à Dieu, parmi les fils de Dieu ? et ailleurs : Qui donc te sera semblable ? entendons : d'une parfaite ressemblance, nous l'avons vu au Livre Premier. Or le christ montre, dans sa manière même de vivre, la parfaite ressemblance qu'il a avec le Père : Comme mon Père a la vie en lui-même, ainsi il a donné au Fils d'avoir la vie en lui-même. On ne peut donc compter le Christ parmi les créatures pourvues du titre de fils de Dieu. Aucune substance créée ne peut être l'image adéquate de la substance divine ; quelque perfection qui apparaisse en quelque créature que ce soit, est inférieure à ce qu'est Dieu, si bien qu'aucune créature ne peut nous apprendre ce qu'est Dieu. Le Fils, lui, est l'image adéquate du Père : l'Apôtre dit en effet qu'il est l'image du Dieu invisible. Et pour qu'on ne pense pas qu'il s'agit d'une image déficiente, incapable de représenter la substance même de Dieu et de faire connaître de Dieu ce qu'il est, - ainsi qu'il en va de l'homme dont il est dit qu'il est une image de Dieu -, l'Apôtre montre qu'il s'agit bien d'une image parfaite et qui représente la substance de Dieu, quand il dit qu'il est le rayonnement de sa gloire et l'empreinte de sa substance. Le Fils n'est donc pas une créature. Rien de ce qui est compris dans un genre n'est cause universelle des êtres qui sont contenus dans ce genre ; un homme ne peut être cause universelle des hommes, car rien n'est cause de soi-même. Le soleil, par contre, qui est en dehors du genre humain, est cause universelle de la génération humaine, et Dieu plus encore. Or le Fils est cause universelle des créatures : Toutes choses ont été faites par lui, est-il écrit en saint Jean, et au Livre des Proverbes, la Sagesse engendrée affirme : J'étais à l'_uvre auprès de lui. L'Apôtre dit encore qu'en lui tout a été créé, au ciel et sur la terre. Il n'appartient donc pas au genre des créatures. Nous avons montré clairement au Deuxième Livre, que les anges, substances incorporelles, ne peuvent venir à l'existence que par création. Nous avons montré aussi qu'aucune substance ne peut créer, sinon Dieu seul. Mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est cause des anges, il les produit dans l'être : Trônes, Dominations, Principautés, Puissances, dit l'Apôtre, tout a été créé par lui et en lui. Le Fils n'est donc pas une créature. C'est de la nature même d'un être que découle l'action qui lui est propre ; nul ne peut avoir part à l'action propre d'un être sans avoir part à la nature même de cet être : l'être qui n'appartient pas à l'espèce humaine ne peut avoir d'activité humaine. Or les actions propres à Dieu conviennent au Fils : créer, contenir et conserver toutes choses dans l'être, purifier des péchés, autant d'activités qui sont le propre de Dieu. Or il est dit du Fils que toutes choses subsistent en lui ; qu'il soutient tout par sa puissante parole et qu'il purifie du péché. Le Fils de Dieu est donc de nature divine et non point une créature. Mais tout ceci, Arius pourrait dire que le Fils ne le fait pas à titre d'agent principal, mais comme instrument de l'agent principal, n'agissant pas en vertu d'un pouvoir qui lui est propre, mais seulement en vertu du pouvoir de l'agent principal. Cette explication, le Seigneur lui-même l'exclut quand il dit : Tout ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement. De même donc que le Père agit par lui-même et de son propre pouvoir, de même le Fils. De ce dernier texte on pourra conclure encore que le Père et le Fils ont même vertu et même pouvoir. Il affirme en effet non seulement que le Fils _uvre à égalité avec le Père, mais qu'il accomplit à égalité les mêmes choses. Or deux ouvriers ne peuvent accomplir en équipe le même ouvrage qu'en y travaillant soit de manière inégale, l'un à titre d'agent principal, l'autre à titre d'instrument, soit à égalité, associés dans une même puissance. Cette puissance peut être la somme d'efforts différents, venant de plusieurs agents, ainsi d'un grand nombre d'hommes qui halent un navire : tous tirent d'un semblable effort, et parce que la force de chacun est limitée et qu'elle ne suffit pas à ce travail, de ces divers efforts résulte une force commune qui parvient à haler le navire. Il n'en peut aller de même pour le Père et pour le Fils : la puissance de Dieu le Père, en effet, n'est pas imparfaite, mais infinie. Il faut donc que la puissance du Père et du Fils soit numériquement la même. Et comme la puissance est un effet de la nature, la nature et l'essence du Père et du Fils doivent être numériquement identiques. Nous pouvons tirer la même conclusion des paragraphes qui précèdent. S'il est vrai en effet que le Fils est de nature divine, comme on l'a montré amplement, et que la nature divine ne peut être sujette à la multiplicité, il en résulte nécessairement qu'il y a chez le Père et chez le Fils même nature et même essence, une d'une identité numérique. C'est en Dieu seul que réside notre ultime béatitude ; c'est en lui seul que l'homme doit placer son espérance ; c'est à lui seul que doit être rendu le culte de latrie. Or notre béatitude réside dans le Fils de Dieu. La vie éternelle, écrit saint Jean, c'est qu'ils te connaissent, toi, - c'est-à-dire le Père -, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. Et Jean dit encore du Fils qu'il est Dieu véritable et Vie éternelle. Or il est certain que l'expression de vie éternelle désigne dans les saintes Écritures la béatitude finale. Dans un texte que cite l'Apôtre, Isaïe dit encore du Fils : Il paraîtra, le rejeton de Jessé, qui se lèvera pour commander aux Nations, en qui les Nations mettront leur espérance. Il est dit aussi dans le Psaume : Tous les rois se prosterneront devant lui, toutes les nations le serviront ; et en saint Jean : Que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ; et de nouveau dans le Psaume : Vous tous, ses anges, adorez-le : verset que l'Apôtre cite à propos du Fils. Il est donc manifeste que le Fils de Dieu est vrai Dieu. Valent ici d'ailleurs les preuves que nous avons produites plus haut pour montrer, contre Photin, que le Christ est Dieu véritable et non point un dieu créé. Enseignée par tous ces textes et d'autres semblables, l'Église catholique professe que le Christ est vraiment et par nature Fils de Dieu, éternel, égal au Père, vrai Dieu, de même essence et de même nature que le Père, engendré, en aucune manière créé. L'Église catholique est donc la seule à professer fidèlement qu'il y a génération en Dieu, quand elle voit dans cette génération du Fils le don de la nature divine que le Père fait au Fils. Les hérétiques, par contre, attribuent cette génération à une nature étrangère : Photin et Sabellius à la nature humaine, Arius, non pas à la nature humaine, mais à une certaine nature créée plus digne que les autres créatures. Arius, en outre, diverge d'avec Sabellius et d'avec Photin en ce qu'il affirme que cette génération a eu lieu avant la création du monde, alors que ceux-ci nient qu'elle ait eu lieu avant la naissance virginale. Sabellius se distingue de Photin en ce qu'il confesse que le Christ est Dieu, vraiment par nature, alors que Photin et Arius le nient, Photin affirmant que le Christ n'est qu'un homme, Arius faisant du Christ une sorte de composé supérieur, de nature humano-divine. Ceux-ci reconnaissent que la personne du Fils est autre que celle du Père ; Sabellius le nie. La Foi catholique, elle, cheminant par une voie d'équilibre, professe avec Arius et Photin, contre Sabellius, qu'autre est la personne du Père, autre celle du Fils, que le Fils est engendré, le Père absolument inengendré ; avec Sabellius, contre Photin et Arius, elle professe que le Christ est Dieu, vraiment et par nature, de même nature que le Père, bien que personne différente. Ne peut-on tirer de tout cela un signe en faveur de la Vérité catholique ? Selon le mot du Philosophe, le faux lui-même porte témoignage : les affirmations erronées s'opposent en effet non seulement aux affirmations vraies, mais entre elles aussi.

8 : EXPLICATION DES TEXTES INVOQUÉS PAR ARIUS

La vérité ne peut contredire la vérité : les textes que les Ariens tirent de l'Écriture véridique pour prouver leurs propres erreurs ne peuvent, c'est évident, s'accommoder de l'intelligence qu'ils en ont. On a montré déjà, d'après les Saintes Écritures, que le Père et le Fils avaient numériquement même essence et même nature divines, selon quoi l'un et l'autre pouvaient être appelés le vrai Dieu, le Père et le Fils n'étant pas deux dieux, mais nécessairement un seul Dieu. A supposer qu'ils fussent deux dieux, l'essence divine devrait se trouver répartie entre l'un et l'autre, ainsi qu'entre deux hommes la nature humaine se trouve numériquement diversifiée, et cela d'autant plus que la nature divine, nous l'avons déjà montré, n'est pas différente de Dieu lui-même. La nature divine étant unique dans le Père et dans le Fils, il faut donc conclure que le Père et le Fils sont un seul Dieu. Bien que nous confessions que le Père est Dieu et que le Fils est Dieu, nous ne nous écartons pas pour autant de la position doctrinale qui affirme un Dieu unique, position que nous avons prouvée au Premier Livre par voie de raison et par voie d'autorité. Aussi, bien qu'il n'y ait qu'un seul vrai Dieu, nous professons que ce titre de vrai Dieu s'applique également au Père et au Fils. 1. Lors donc que le Seigneur dit en s'adressant à son Père : Qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu, l'interprétation de cette parole n'est pas que le Père seul est le vrai Dieu, comme si le Fils n'était pas vraiment Dieu, - le témoignage de l'Écriture prouve clairement le contraire -, mais il faut comprendre que cette unique et véritable déité convient au Père de telle manière que le Fils n'en est pas exclu. Il est d'ailleurs remarquable que le Seigneur ne dit pas : Qu'ils connaissent le seul vrai Dieu, comme si le Père seul était Dieu, mais bien qu'ils te connaissent, et il ajoute : Le seul vrai Dieu, pour montrer que le Père dont il se proclamait le Fils était le Dieu en qui se trouve la véritable et unique divinité. Et parce qu'un vrai fils doit être de même nature que son père, la conséquence en est que cette unique et véritable divinité convient au Fils, bien loin que le Fils en soit exclu. Aussi saint Jean, à la fin de sa Première Épître, commentant pour ainsi dire ces paroles du Seigneur, attribue-t-il au vrai Fils ce que celui-ci dit ici du Père : Que nous connaissions le vrai Dieu et que nous soyons en son vrai Fils. Celui-là est le Dieu véritable et la vie éternelle. Quand bien même le Fils aurait affirmé que seul le Père était le vrai Dieu, il n'en faudrait pas conclure pour autant que le Fils est exclu de la véritable divinité : le Père et le Fils étant un seul Dieu, tout ce qui est attribué au Père en raison de la divinité est par le fait même attribué au Fils, et réciproquement. Ce n'est pas parce que le Seigneur dit que Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père et que personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils, qu'il faille comprendre que le Père et le Fils ne puissent se connaître eux-mêmes. 2. Il est donc clair que la véritable divinité du Fils n'est pas exclue par ces paroles de l'Apôtre :... Que fera paraître en son temps le bienheureux et unique souverain, le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs. Ce n'est pas le Père qui est nommé là, mais ce qui est commun au Père et au Fils. Que le Fils, lui aussi, soit Roi des rois et Seigneur des seigneurs, l'Apocalypse le montre en effet clairement : Il était revêtu d'un vêtement teint de sang, et son nom était Verbe de Dieu, et encore : Sur son vêtement et sur sa cuisse il porte écrit : Roi des rois et Seigneur des Seigneurs. Pas davantage le Fils n'est-il exclu de la réalité qu'exprime cette parole : Lui seul possède l'immortalité, alors qu'il confère l'immortalité à ceux qui croient en lui, selon la parole rapportée par saint Jean : Celui qui croit en moi ne mourra point pour toujours. Quant à la proposition suivante : Celui que personne d'entre les hommes n'a vu ni ne peut voir, elle s'applique certainement au Fils, puisque le Seigneur dit que Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père. Qu'on n'objecte pas que le Fils s'est rendu visible, car c'est selon la chair que cela s'est fait. Selon sa divinité, le Fils, tout comme le Père, est invisible. D'où la parole de l'Apôtre : Sans contredit, c'est un grand mystère de la piété, celui qui a été manifesté dans la chair. Le fait d'affirmer comme nécessaire la différence entre celui qui manifeste et celui qui est manifesté n'oblige pas à croire que cela soit dit du Père seul. Le Fils en effet se manifeste lui-même ; il le dit en Jean : Celui qui m'aime, mon Père l'aimera, et moi aussi, je l'aimerai et je me manifesterai à lui. Aussi lui disons-nous : Montre-nous ton visage et nous serons sauvés. 3. Quant à cette parole du Seigneur : Mon Père est plus grand que moi, l'Apôtre nous enseigne la manière de l'entendre. Plus grand se réfère à moins grand, et cette dernière expression dite du Fils est à comprendre dans le sens d'abaissé. Or l'Apôtre montre que le Fils s'est abaissé quand il a assumé la condition d'esclave, tout en demeurant égal à Dieu le Père selon la condition divine : Alors qu'il était dans la condition de Dieu, il n'a as retenu avidement son égalité avec Dieu, mais il s'est anéanti lui-même, prenant a condition d'esclave. Il n'est pas étonnant alors qu'on dise du Père qu'il est plus grand que lui, quand l'Apôtre décrit le Fils abaissé même au-dessous des anges : Lui qui a été abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d'honneur à cause de la mort qu'il a soufferte. C'est sous ce même rapport, le rapport de son humanité, qu'il est dit du Fils qu'il a été soumis au Père. Le contexte le montre bien. L'Apôtre venait de dire que la mort avait fait son entrée par un homme, et par un homme aussi, la résurrection des morts ;il avait ajouté que chacun ressusciterait en son rang, le Christ d'abord, puis ceux qui lui appartiennent. Puis ce sera la fin, quand il remettra le royaume à Dieu et au Père. Ayant montré en quoi consiste ce royaume, à savoir que tout doit être soumis au Fils, l'Apôtre conclut : Et lorsque tout lui aura été soumis, alors le Fils lui-même se soumettra à celui qui lui a tout soumis. Le contexte littéraire montre donc que tout ceci est à entendre du Christ en tant qu'homme puisque c'est en tant qu'homme qu'il est mort et qu'il est ressuscité. En tant que Dieu, le Christ qui fait tout ce que fait le Père, s'est tout soumis à lui-même, ce qui fait dire à l'Apôtre : Nous attendons le Sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre corps de misère en le rendant semblable à son corps de gloire, en vertu de la puissance qui lui permet de se soumettre toutes choses. 4. Si l'Écriture affirme que le Père donne au Fils et que le Fils, corrélativement, reçoit, on n'en peut conclure que le Fils connaisse le besoin ; c'est son caractère même de Fils qui le veut ainsi. Si le Fils n'était pas engendré par le Père, on ne pourrait dire qu'il est Fils ; or tout être engendré reçoit de qui l'engendre la nature de son générateur. Dans l'affirmation même que le Père donne au Fils, il ne faut rien entendre d'autre que la génération du Fils, génération selon laquelle le Père a donné sa propre nature au Fils. On peut le comprendre encore d'après la nature du don : Ce que le Père m'a donné est plus grand que tout. Ce qui est plus grand que tout, c'est la nature divine, en laquelle le Fils est l'égal du Père. Les paroles mêmes du Seigneur le montrent bien. Après avoir dit que Nul ne pouvait lui ravir ses brebis de la main, il met en avant la parole, citée plus haut, selon laquelle Ce que le Père lui a donné est plus grand que tout, et de la main du Père, ajoute-t-il, nul ne peut ravir quoi que ce soit ; et pas davantage, en conséquence, de la main du Fils. Il n'y aurait pas cet enchaînement si le Fils n'était l'égal du Père, de par le don même que le Père lui a fait. Aussi, pour s'en expliquer plus clairement, le Christ d'ajouter : Moi et le Père, nous sommes un. L'Apôtre dit de même : Il lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus, tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers. Or le nom qui est au-dessus de tout nom, adoré de toute créature, n'est autre que le nom de Dieu. Par ce don, il faut donc entendre la génération par laquelle le Père a donné au Fils la véritable divinité. Dire que Tout lui a été donné par le Père prouve la même chose : tout ne lui aurait pas été donné, si toute la plénitude de la divinité, qui réside dans le Père, ne résidait aussi dans le Fils. Ainsi, contrairement aux thèses de Sabellius, le Christ, en affirmant que le Père lui a tout donné, se proclame du même coup vrai Fils. Par la grandeur du don qui lui est fait, il se reconnaît l'égal du Père ; et voilà Arius confondu. Un tel don, c'est clair, n'accuse donc aucun besoin chez le Fils : Fils, il n'a pas existé avant que ce don ne lui fût fait, puisque ce don, c'est sa génération même, et la plénitude du don ne souffre pas que le bénéficiaire ait jamais éprouvé de besoin. Tout ceci n'est aucunement contredit par ce que nous lisons dans l'Écriture du caractère temporel du don fait par le Père à son Fils. Le Seigneur, par exemple, dira à ses disciples après sa résurrection : Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. L'Apôtre dit aux Philippiens que Dieu a souverainement élevé le Christ et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, parce qu'il s'est fait obéissant jusqu'à la mort, comme s'il n'avait pas eu ce nom de toute éternité. C'est qu'en effet l'Écriture a coutume de parler d'être ou de devenir quand il s'agit pour certaines réalités de se manifester. Ce pouvoir universel et ce nom divin que le Fils a reçus de toute éternité, les Apôtres les manifestent au monde par leur prédication, après la résurrection. N'est-ce pas le sens exact de ces paroles du Seigneur ? Père, dit-il, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j'avais auprès de toi avant que le monde fût, demandant ainsi que la gloire qu'il a reçue du Père de toute éternité, comme Dieu, se manifeste en lui, maintenant qu'il s'est fait homme. 5. Nous comprenons ainsi comment le Fils est enseigné, alors qu'il n'ignore rien. On a montré au Livre Premier qu'en Dieu être et connaître, c'est tout un. La communication de la nature divine est donc aussi une communication de l'intelligence divine. Or une communication d'intelligence peut recevoir les noms de démonstration, de discours, d'enseignement. Du fait que le Fils, par sa naissance, a reçu du Père la nature divine, on dit qu'il a écouté le Père ou que le Père lui a montré, ou l'on emploie quelque autre expression semblable, telle qu'on en lit dans l'Écriture ; ce qui ne signifie aucunement que le Fils fût auparavant dans une ignorance quelconque et qu'ensuite le Père l'aurait enseigné. L'Apôtre déclare en effet le Christ puissance de Dieu et sagesse de Dieu ; il est impossible que la sagesse soit grevée d'ignorance et la puissance de faiblesse. Aussi bien le texte d'après lequel le Fils ne peut rien faire de lui-même n'accuse dans cette action aucune faiblesse. Mais puisque, en Dieu, l'agir ne diffère pas de l'être ni l'action de l'essence, c'est dire que le Fils ne peut agir de lui-même, mais qu'il agit de par le Père, tout comme il ne peut exister de lui-même, mais seulement de par le Père ; s'il existait en effet de lui-même, il ne serait plus Fils. De même donc que le Fils ne peut pas ne pas être Fils, de même ne peut-il agir de lui-même. Mais parce que le Fils reçoit la même nature que le Père, et par conséquent la même puissance, quand bien même il n'existe pas de lui-même et n'agit pas de lui-même, il existe cependant par lui-même et il agit par lui-même ; de même qu'il existe par la propre nature qu'il a reçue du Père, de même agit-il par cette même nature. Aussi après avoir dit que le Fils ne peut rien faire de lui-même, le Seigneur ajoute, pour montrer qu'il peut agir par lui-même, sans qu'il agisse de lui-même : Tout ce qu'il a fait, - il s'agit du Père - le Fils le fait pareillement. 6. Ce qui précède nous montre encore à quel titre le Père commande au Fils, à quel titre le Fils obéit au Père, ou prie le Père, ou est envoyé par lui. Tout ceci se rapporte au Fils pour autant qu'il est soumis au Père, ce qui n'a lieu qu'en raison de l'humanité qu'il a assumée. Le Père commande donc au Fils en tant que celui-ci lui est soumis en raison de sa nature humaine. Les paroles du Seigneur le montrent bien. Lorsqu'il dit : J'agis ainsi afin que le monde connaisse que j'aime mon Père et selon le commandement qu'il m'a donné, la suite du texte montre la portée de cet ordre : Levez-vous, allons-nous-en. Il parle ainsi au moment d'entrer en sa Passion ; il est donc évident que l'ordre qu'il reçoit de souffrir ne lui est adressé qu'en raison de sa nature humaine. De même quand il dit : Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour. Ces commandements s'adressaient au Fils en tant qu'il était aimé de son Père à titre d'homme, tout comme c'était des hommes que le Fils aimait dans la personne de ses disciples. Que ces commandements du Père à son Fils soient à prendre sous le rapport de la nature humaine assumée par le Fils, l'Apôtre le montre quand il dit que le Fils a obéi au Père en tout ce qui intéresse la nature humaine, S'étant fait obéissant envers son Père jusqu'à la mort. Que ce soit aussi sous le rapport de son humanité qu'il convenait au Fils de prier, l'Apôtre le montre bien quand il dit : Dans les jours de sa chair, ayant avec de grands cris et avec larmes offert des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort, il a été exaucé pour sa piété. C'est sous un certain rapport aussi, comme le montre l'Apôtre, que le Fils est dit envoyé par le Père : Dieu a envoyé son Fils, formé d'une femme. Il est dit envoyé, par cela même qu'il a été formé d'une femme : d'être envoyé lui revient donc pour autant qu'il a assumé la chair. Aucun de ces textes, c'est l'évidence même, ne peut donc prouver que le Fils est soumis au Père, si ce n'est en raison de la nature humaine. Une remarque est cependant nécessaire : il est dit du Fils qu'il est envoyé par le Père, de manière invisible, en tant que Dieu, et cela sans préjudice de l'égalité qu'il a avec le Père ; nous le montrerons plus loin quand nous traiterons de la mission de l'Esprit-Saint. 7. Des expressions telles que : Le Fils est glorifié, ou ressuscité, ou exalté par le Père, ne prouvent pas davantage que le Fils est inférieur au Père, si ce n'est sous le rapport de la nature humaine. Le Fils en effet n'a pas besoin de cette glorification, au sens où il entrerait pour la première fois dans la gloire, alors qu'il proclame l'avoir eue en partage dès avant la création du monde ; mais il fallait que la glorification de la chair et l'accomplissement des miracles manifestassent à la foi des peuples cette clarté, que cachait l'infirmité de la chair, abaissement et secret qu'exprime Isaïe quand il dit : Son visage était vraiment voilé, nous n'en avons fait aucun cas. C'est également en tant qu'il a souffert et qu'il est mort, c'est-à-dire selon la chair, que le Christ est ressuscité. Puis donc que le Christ a souffert en la chair, est-il dit dans la 1ère Épître de Pierre, armez-vous vous aussi de la même pensée. Il fallait encore que le Christ fût exalté sous le rapport même où il avait été humilié. Aussi l'Apôtre dit-il : Il s'est abaissé et s'est fait obéissant jusqu'à la mort ; c'est pourquoi Dieu l'a exalté. Ainsi donc, du fait que le Père glorifie, ressuscite, exalte le Fils, il n'est pas prouvé pour autant que le Fils soit inférieur au Père, si ce n'est selon la nature humaine. Selon la nature divine qui fait le Fils égal au Père, c'est entre le Père et le Fils même puissance et même opération. Le Fils s'élève lui-même par sa propre force selon ce mot du Psaume : Lève toi, Seigneur, dans ta force. Lui-même se ressuscite, d'après son propre dire : J'ai le pouvoir de déposer mon âme et le pouvoir de la reprendre. Non seulement il se glorifie lui-même, mais encore il glorifie le Père : Père, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie, non point que le Père se dérobe sous le voile d'un corps qu'il aurait assumé, mais il se cache sous le voile de sa nature invisible. C'est de cette manière-là que le Fils est caché, selon sa nature divine, car c'est au Fils, aussi bien qu'au Père, que s'applique cette parole d'Isaïe : En vérité, vous êtes un Dieu caché, saint d'Israël, ô Sauveur. Le Fils glorifie le Père, non point en lui donnant la gloire, mais en le manifestant au monde : J'ai manifesté ton nom aux hommes, dit-il lui-même. 8. Ne croyons pas davantage qu'il y ait dans le Fils de Dieu quelque défaut de puissance, alors qu'il dit lui-même : Toute puissance m'a été donnée au ciel et sur la terre. Aussi qu'il dise : D'être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de l'accorder, si ce n'est à ceux à qui cela a été préparé par mon Père, ne prouve pas que le Fils n'ait pas le pouvoir de répartir les trônes du ciel. Ne faut-il pas entendre en effet cette élévation aux trônes célestes de la participation à la vie éternelle dont la collation lui appartient ? Ceci le prouve : Mes brebis entendent ma voix et moi je les connais et elles me suivent, et je leur donne la vie éternelle. Il est dit encore que le Père a remis tout jugement au Fils ; or c'est en vertu du jugement que les élus, en égard à leurs mérites, prennent place dans la gloire. Aussi lit-on en saint Matthieu que Le Fils de l'homme placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Le Fils a donc le pouvoir d'établir quelqu'un à sa droite ou à sa gauche, que l'un et l'autre se rapportent à des degrés divers de gloire, ou que l'un se rapporte à la gloire et l'autre au châtiment ; c'est au contexte à fixer l'interprétation de cette parole. Or le contexte, le voici : la mère des fils de Zébédée s'était approchée de Jésus en lui demandant que l'un de ses fils siégeât à sa droite et l'autre à sa gauche ; il semble bien qu'elle ait été poussée à faire cette demande par une certaine confiance en la parenté charnelle qu'elle avait avec le Christ. Dans sa réponse le Seigneur ne dit pas qu'il n'est pas en son pouvoir d'accorder ce qu'elle demande, mais qu'il ne lui appartient pas de l'accorder pour les motifs qui la poussent. Il ne dit pas : D'être assis à ma droite ou à ma gauche, ce n'est pas à moi de l'accorder à quelqu'un. Bien plutôt montre-t-il que c'est à lui de le donner à ceux pour qui le Père l'a préparé. C'est en tant que Fils de la Vierge, non en tant que Fils de Dieu, qu'il ne lui appartient pas de le faire. Aussi bien n'était-ce pas à lui de le donner à ceux qui lui étaient attachés en tant qu'il était le fils de la Vierge, c'est-à-dire selon une parenté charnelle, mais c'était à lui de l'accorder en tant que Fils de Dieu, à ceux pour qui le Père l'avait préparé par éternelle prédestination. Que cette préparation elle-même relève du pouvoir du Fils, le Seigneur lui-même l'affirme quand il dit : Dans la Maison de mon Père, il y a beaucoup de demeures. S'il en était autrement, je vous l'aurais dit, car je vais vous y préparer une place. Il montre ainsi que cette préparation relève de sa puissance. On ne peut davantage concevoir que le Fils ignore l'heure de son avènement, alors qu'En lui, selon la parole de l'Apôtre, sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science, alors aussi qu'il connaît parfaitement bien plus haute réalité, le Père lui-même. Le sens en est que le Fils, constitué homme parmi les hommes, se comporte à la manière de qui en ignore, en ne révélant pas cette heure à ses disciples. N'est-il pas d'usage courant, dans la Sainte Écriture, de dire de Dieu qu'il connaît une chose chaque fois qu'il la fait connaître ? Ainsi dans la Genèse : Je sais maintenant, c'est-à-dire, maintenant j'ai fait connaître, que tu crains Dieu. A l'opposé, on dira du Fils qu'il ignore ce qu'il ne fait pas connaître. - Quant à la tristesse, la crainte et autres passions de ce genre, c'est en tant qu'homme, évidemment, que le Christ les a éprouvées. On n'en peut déduire aucun amoindrissement dans la divinité du Fils. 9. Dire que la sagesse a été créée peut s'entendre d'abord non de la Sagesse qui est le Fils de Dieu, mais de la sagesse que Dieu a mise dans les créatures. Cette sagesse, dit l'Ecclésiastique, Il l'a créée et l'a répandue sur toutes ses _uvres. Cette expression peut aussi se rapporter à la nature créée que le Fils a assumée ; ainsi on comprendra le : J'ai été créée dès le commencement, avant tous les siècles, dans le sens de : Il a été prévu que je serais unie à la créature ; ou encore, on verra dans l'affirmation que la sagesse a été créée et engendrée, l'insinuation du mode de la génération divine. Dans la génération en effet, l'être engendré reçoit la nature de celui qui l'engendre, ce qui est une perfection. Mais dans les générations de chez nous, le générateur lui-même subit un changement : c'est le côté imparfait de la chose. Par contre, dans la création, le créateur ne subit aucun changement mais l'être créé ne reçoit pas la nature du créateur. On dit donc du Fils qu'il est à la fois créé et engendré pour que le terme de création évoque l'immutabilité du Père et le terme de génération l'unité de nature entre le Père et le Fils. Tel est, au témoignage de saint Hilaire, le sens que le Synode (d'Ancyre) a déterminé pour ce texte de l'Écriture. 10. Que le Fils soit appelé le premier-né des créatures, cela ne veut pas dire que le Fils prenne rang parmi les créatures, mais qu'il existe par le Père et qu'il reçoit du Père par qui existent les créatures et de qui elles reçoivent. Le Fils, lui, reçoit du Père la même nature, non point les créatures. Voilà pourquoi le Fils est appelé non seulement le premier-né, mais aussi l'unique-engendré, en raison du mode privilégié sous lequel il reçoit. 11. Quand le Seigneur dit à son Père, à propos des disciples, Qu'ils soient un comme nous sommes un, cela prouve que le Père et le Fils sont un de la même manière dont il faut que les disciples soient un, c'est-à-dire par amour ; mais ce mode d'union n'exclut pas pour autant l'unité d'essence, il la démontre plutôt. Quand il est dit en effet que Le Père aime le Fils et qu'il a tout remis dans sa main, c'est l'existence dans le Fils de la plénitude de la divinité qui nous est montrée là, nous l'avons déjà dit. Il est donc clair que les témoignages des Écritures allégués par les Ariens ne sont aucunement contraires à la vérité que professe la Foi catholique.

9 : EXPLICATION DES TEXTES INVOQUÉS PAR PHOTIN ET SABELLIUS

Cet examen nous amène à voir que les textes d'Écriture invoqués par Photin et Sabellius en faveur de leurs positions ne peuvent pas davantage appuyer leurs erreurs. 1. Lorsque le Christ, après sa résurrection, dit que Toute puissance lui a été donnée au ciel et sur la terre, il ne le dit pas comme s'il venait de recevoir une puissance qui serait nouvelle pour lui, mais bien parce que cette puissance, qu'il a reçue de toute éternité à titre de Fils de Dieu, vient d'apparaître, dans ce même Fils fait homme, par la victoire qu'il a remportée sur la mort en ressuscitant. 2. Et quand l'Apôtre dit en parlant du Fils qu'Il est né de la postérité de David, le sens de cette parole est clairement souligné par ce qu'il ajoute : Selon la chair. L'Apôtre ne dit pas que le Fils de Dieu est né, sans plus, mais qu'il est né de la postérité de David selon la chair, en assumant une nature humaine : Le Verbe s'est fait chair, dit saint Jean. D'où il ressort aussi que ce qui suit : Il a été prédestiné Fils de Dieu avec puissance, se rapporte au Fils sous le rapport de la nature humaine. Que la nature humaine ait été unie au Fils de Dieu, de telle sorte qu'un homme pût être appelé Fils de Dieu, cela ne s'est pas fait en vertu des mérites de cet homme, mais par la grâce de Dieu qui l'a prédestiné. 3. De même encore quand l'Apôtre dit que Dieu a exalté le Christ en raison des mérites de sa passion, cela doit se rapporter à la nature humaine, soumise à l'humiliation de la passion. Aussi ce qui suit : Il lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom, doit-il ainsi s'entendre : il devait être manifesté à la foi des peuples que le nom qui convient au Fils de par sa naissance éternelle, convenait aussi au Fils incarné. 4. Il est également évident que la parole de Pierre selon laquelle Dieu a fait Jésus Christ et Seigneur, doit se rapporter au Fils considéré dans sa nature humaine, en laquelle il commença d'avoir dans le temps ce qu'il possédait de toute éternité en sa nature divine. Les textes que Sabellius avance pour établir l'unité de la divinité : Écoute, Israël, le Seigneur ton Dieu est un Dieu unique, et encore : Voyez que je suis seul et qu'il n'y a pas d'autre Dieu que moi, ne contredisent pas la doctrine de la foi catholique qui confesse que le Père et le Fils ne sont pas deux dieux, mais un seul Dieu. De même, les textes suivants : Le Père qui demeure en moi, c'est lui qui accomplit ces _uvres, et, Je suis dans le Père et le Père est en moi, ne prouvent pas l'unité de personne, comme le voulait Sabellius, mais l'unité d'essence, que niait Arius. Si le Père et le Fils n'étaient qu'une seule personne, on ne pourrait dire convenablement que le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père. A parler exactement, on ne dit pas que le même suppôt est en lui-même, si ce n'est en raison de ses parties ; les parties sont en effet dans le tout, et d'après l'usage que l'on a d'attribuer au tout ce qui se rapporte aux parties, on dit parfois qu'un tout est en lui-même. Mais cette manière de parler ne convient plus quand il s'agit de Dieu puisque, ainsi que nous l'avons montré, il n'y a pas de parties en Dieu. Reste donc, puisqu'il est dit que le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père, que le Père et le Fils ne sont pas un seul et même suppôt. Ces textes prouvent, par contre, que le Père et le Fils ont une même essence. Ceci posé, on voit clairement comment le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père. Étant donné que le Père est sa propre essence, - car en Dieu il n'y a pas de différence entre l'essence et celui qui a l'essence -, le Père est là où est l'essence du Père, et pour la même raison, le Fils là où est l'essence du Fils. D'où il résulte avec évidence, puisque l'essence du Père est dans le Fils et celle du Fils dans le Père, - l'un et l'autre, selon que l'enseigne la foi catholique, ayant une seule et même essence - que le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père. Le même texte réfute ainsi et l'erreur de Sabellius et celle d'Arius.

10 : DIFFICULTÉS CONTRE LA GÉNÉRATION ET LA PROCESSION EN DIEU

Tout bien considéré, nous voyons clairement ce que les Saintes Écritures nous proposent de croire touchant la génération divine, savoir que le Père et le Fils, bien que distincts en leur personne, sont cependant un seul Dieu et possèdent une même essence ou nature. Mais comme il est très étranger à la nature des créatures que deux êtres soient distincts par leur suppôt tout en possédant une même essence, la raison humaine dont les démarches se font à partir des propriétés des créatures, rencontre de nombreuses difficultés à pénétrer ce mystère de la génération divine. 1. La génération qui nous est connue consiste dans un certain changement auquel répond une certaine corruption ; il nous paraît difficile alors d'admettre qu'il y ait génération en Dieu, lui qui est immuable, incorruptible, éternel. 2. Si la génération est un changement, tout sujet de génération doit être sujet de changement. Or ce qui change passe de la puissance à l'acte, le mouvement étant en effet l'acte de ce qui existe en puissance, en tant que tel. Si donc le Fils de Dieu est engendré, il semble qu'il n'est ni éternel, puisqu'il passe de la puissance à l'acte, ni vrai Dieu, puisqu'il n'est pas acte pur, mais qu'il a en lui une part de potentialité. 3. L'être engendré reçoit sa nature de celui qui l'engendre. Si donc le Fils est engendré par Dieu le Père, il faut qu'il ait reçu de son Père la nature qu'il possède. Or il n'est pas possible qu'il ait reçu du Père une nature qui soit, par rapport à celle du Père, numériquement distincte et spécifiquement semblable, comme c'est le cas dans les générations univoques, lorsqu'un homme, par exemple, engendre un homme, ou le feu du feu. L'existence de plusieurs dieux numériquement distincts est impossible, a-t-on prouvé plus haut. Il semble également impossible au Fils de recevoir une nature qui soit numériquement la même que celle du Père. S'il en reçoit une partie, c'est donc que la nature divine est divisible ; s'il la reçoit tout entière, il paraît en résulter que la nature divine, à supposer qu'elle soit totalement transfusée dans le Fils, cesse d'être dans le Père ; ainsi, le Père, en engendrant, subit la corruption. On ne peut davantage affirmer que la nature divine découle du Père dans Fils à la manière d'un trop-plein, comme l'eau d'une source qui s'écoule dans un ruisseau sans que la source en soit tarie ; pas plus qu'elle ne peut subir de division, la nature divine ne peut subir d'augmentation. Une ultime solution semble s'imposer : le Fils a reçu du Père une nature qui n'est ni numériquement ni spécifiquement celle que le Père possède, mais une nature d'un tout autre genre, ainsi qu'il arrive dans les générations équivoques où, par exemple, des animaux, nés de matières en décomposition, sont engendrés par la vertu du soleil, sans relever de son espèce. La conséquence en est que le Fils de Dieu n'est pas vraiment Fils, puisqu'il n'a pas l'espèce du Père ; et il n'est pas vraiment Dieu, puisqu'il ne reçoit pas la nature divine. 4. Si le Fils reçoit sa nature de Dieu le Père, il faut qu'en lui autre soit celui qui reçoit, autre la nature reçue : aucun être ne peut se recevoir lui-même. Le Fils n'est donc pas sa propre essence ou sa propre nature ; il n'est donc pas vraiment Dieu. 5. D'autre part, si le Fils ne se distingue en rien de l'essence divine, alors que cette essence, on l'a prouvé au Livre Premier, est subsistante, et que le Père par ailleurs est aussi cette essence même, il en résulte, semble-t-il, que le Père et le Fils sont confondus dans une même réalité subsistante. Or, dans l'ordre des natures intellectuelles, la réalité subsistante s'appelle une personne (Boëce, De duabus Naturis, contra Eut. et Nest.). Si le Fils est l'essence divine elle-même, il s'ensuit que le Père et le Fils se confondent en une seule personne. Mais si le Fils n'est pas l'essence divine elle-même, il n'est pas vraiment Dieu : on l'a prouvé au sujet de Dieu, au Livre Premier. Il semble donc ou que le Fils n'est pas vraiment Dieu, comme le prétendait Arius, ou qu'il n'est pas personnellement distinct du Père, ainsi que l'affirmait Sabellius. 6. Ce qui est principe d'individuation dans un sujet quelconque ne peut être inhérent à un second, distinct du premier par le suppôt : ce qui est inhérent à plusieurs ne peut être principe d'individuation. Or l'essence de Dieu dont nous parlons est ce par quoi Dieu est individué : l'essence de Dieu, en effet, n'est pas une forme engagée dans la matière, telle que la matière puisse l'individuer. Il n'y a donc pas en Dieu le Père d'autre principe d'individuation que sa propre essence. Son essence ne peut donc se trouver en aucun autre suppôt. Et alors, ou bien elle ne se trouve pas dans le Fils, et ainsi le Fils n'est pas vraiment Dieu, au dire d'Arius, ou bien le Fils n'est pas différent du Père par son suppôt : l'un et l'autre sont une même personne, comme l'affirmait Sabellius. 7. Si le Père et le Fils sont deux suppôts et qu'ils soient cependant un dans leur essence, il faut qu'il y ait en eux un principe de distinction autre que leur essence, puisqu'il est supposé que l'essence leur est commune. Or ce qui est commun ne peut être principe de distinction. Le principe qui distingue le Père et le Fils doit être différent de l'essence divine. La personne du Fils, et de même aussi la personne du Père, doivent donc être composées d'un double élément : une essence commune et un principe de distinction. Père et Fils sont composés ; ni l'un ni l'autre n'est donc vraiment Dieu. On dira peut-être qu'ils se distinguent par la seule relation, en tant que l'un est Père et l'autre Fils, et qu'en ce domaine de la relation ce qui est objet d'attribution ne signifie pas quelque chose d'inhérent au sujet en question, mais plutôt référence à quelque chose, et qu'ainsi il n'en résulte pas de composition. Mais cette réponse ne permet pas, semble-t-il, d'échapper aux incohérences que nous avons signalées. a). Il ne peut y avoir en effet de relation sans un certain absolu ; en tout être relatif l'intelligence doit saisir, avant même la référence à l'autre, la référence au sujet lui-même : un esclave est quelque chose d'absolu, antérieurement à la référence à un maître. La relation par laquelle le Père et le Fils se distinguent entre eux doit donc avoir un certain absolu en lequel elle ait son fondement. Ou bien cet absolu est unique, ou bien il y en a deux. S'il n'y en a qu'un, cet absolu unique ne peut fonder une double relation, à moins qu'il ne s'agisse d'une relation d'identité, incapable de donner naissance à la distinction : ainsi quand on dit que le même est identique au même. Si donc la relation est telle qu'elle exige la distinction, il faut lui supposer la distinction des absolus. Il semble donc impossible que les seules relations distinguent la personne du Père et celle du Fils. b). On est encore obligé de dire que la relation qui distingue le Père du Fils ou bien est une réalité quelconque ou bien n'a d'existence que dans l'intelligence. Si cette relation est une certaine réalité, il ne semble pas que cette réalité soit l'essence divine, puisque l'essence divine est commune au Père et au Fils ; il y aura alors, dans le Fils, quelque chose qui ne sera pas son essence. Ainsi donc, il n'est pas vraiment Dieu, puisqu'on a montré au Livre Premier qu'il n'y a rien en Dieu qui ne soit son essence. Si, par contre, cette relation n'a d'existence que dans l'intelligence, elle ne peut distinguer la personne du Fils de celle du Père, car là où il y a distinction personnelle, il doit y avoir distinction réelle. c). D'ailleurs tout être relatif dépend de l'être qui lui est corrélatif. Mais un être qui dépend d'un autre n'est pas vraiment Dieu. Si donc les personnes du Père et du Fils se distinguent par leurs relations, ni l'un ni l'autre ne sera vraiment Dieu. 8. Si le Père est Dieu et si le Fils est Dieu, il faut que ce nom de Dieu soit attribué substantiellement au Père et au Fils, la divinité ne pouvant être un accident. Or l'attribut substantiel est en réalité l'être même de ce dont on l'affirme ; quand on dit en effet : l'homme est un animal, ce qui est vraiment homme, c'est un animal ; et de même quand on dit : Socrate est un homme, ce qui est vraiment Socrate, c'est un homme. D'où il semble résulter qu'il est impossible de découvrir une pluralité du côté des sujets quand il y a unité du côté de l'attribut substantiel. Socrate et Platon ne sont pas un seul homme, bien qu'ils communient dans l'humanité ; un homme et un âne ne sont pas un seul animal, bien qu'ils communient dans l'animalité. Si donc le Père et le Fils sont deux personnes, il semble impossible qu'ils soient un seul Dieu. 9. Des attributs opposés indiquent qu'il y a pluralité dans le sujet dont on les affirme. Or on attribue à Dieu le Père et à Dieu le Fils des choses opposées : le Père est Dieu inengendré et engendrant ; le Fils, lui, est Dieu engendré. Il semble donc impossible que le Père et le Fils soient un seul Dieu. Voilà donc les arguments, - et il y en a d'autres de même genre -, par lesquels ceux qui veulent mesurer les mystères de Dieu d'après leur propre raison s'efforcent de combattre la génération divine. Mais la vérité est assez forte en elle-même, au-dessus de toute attaque, pour que nous puissions désormais prouver qu'aucun argument de raison ne peut l'emporter sur la vérité de la foi.

11 : COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA GÉNÉRATION EN DIEU. CE QUE LES ÉCRITURES DISENT DU FILS DE DIEU

Il nous faut partir de ce principe, que, dans le réel, la diversité des modes d'émanation suit la diversité des natures ; plus une nature est noble, plus ce qui émane d'elle lui est intérieur. Dans l'ordre du réel, ce sont les corps inanimés qui tiennent la dernière place ; il ne peut y avoir d'émanation en eux que par action de l'un d'entre eux sur un autre. Ainsi le feu naît du feu quand un corps étranger est altéré par le feu et réduit à la qualité et à l'espèce du feu. Aussitôt après, viennent, parmi les corps animés, les plantes ; en elles, déjà, l'émanation procède à partir du dedans : la sève intérieure se transforme en graine, et la graine, confiée à la terre, grandit en plante. Nous avons là le premier degré de vie, le propre des vivants étant de se porter eux-mêmes à l'action ; quant aux êtres qui ne peuvent agir que sur d'autres êtres extérieurs, la vie leur fait totalement défaut. La preuve de la vie chez les plantes, c'est qu'un élément qui leur est intérieur est en mouvement pour donner naissance à une certaine forme. Et pourtant cette vie des plantes est bien imparfaite ; sans doute, l'émanation se fait en elles à partir du dedans, mais ce qui sort peu à peu des profondeurs de la plante lui est au terme totalement extérieur : la sève qui sourd de l'arbre s'épanouit d'abord en fleur, puis dans un fruit, distinct de l'arbre, mais qui lui reste encore attaché ; une fois mûr, ce fruit se détache complètement et, tombant à terre, produit de par sa puissance séminale une nouvelle plante. Il apparaît d'ailleurs, à qui examine attentivement la chose, que cette émanation a son origine première à l'extérieur : c'est en effet de la terre d'où elle tire sa nourriture que la plante, grâce à ses racines, puise sa sève. Un degré plus haut que la vie des plantes, se situe la vie de l'âme sensitive ; l'émanation qui lui est propre, bien qu'ayant son origine à l'extérieur, a son terme à l'intérieur, et plus avant portera son mouvement, plus intérieur sera ce terme : le sensible extérieur imprime en effet sa forme dans les sens extérieurs, de là il passe dans l'imagination, puis enfin dans le trésor de la mémoire. Cependant, à chaque progrès d'une émanation de ce genre, principe et terme relèvent de puissances différentes, aucune puissance sensible ne pouvant se réfléchir sur elle-même. Ce degré de vie l'emporte donc sur la vie végétative dans la mesure où son opération se situe davantage dans les profondeurs de l'être. Mais ce n'est pas là pourtant une vie totalement parfaite, puisque cette émanation est toujours passage d'une puissance à une autre. Le degré suprême et parfait de la vie, c'est donc celui de l'intelligence. L'intelligence en effet peut se réfléchir sur elle-même et se connaître elle-même. Cependant, même dans cette vie intellectuelle, il y a des degrés divers. L'intelligence humaine par exemple, tout en ayant la possibilité de se connaître elle-même, tire pourtant du dehors le point de départ de sa connaissance, puisqu'elle ne peut connaître sans image, comme nous l'avons montré plus haut. La vie intellectuelle est donc plus parfaite chez les anges, puisque leur intelligence, pour prendre conscience d'elle-même, n'a pas à partir de quelque chose d'extérieur, mais se connaît elle-même par soi. Pourtant, la vie des anges n'atteint pas encore l'ultime perfection : bien que l'idée conçue soit en eux totalement intérieure, cette idée n'est pas leur substance, puisque, nous l'avons démontré, connaître et être ne sont pas en eux identiques. Le plus haut degré de perfection de la vie appartient donc à Dieu en qui l'acte d'intellection n'est pas différent de l'acte d'être ; l'objet d'intellection est ainsi nécessairement, en Dieu, l'essence divine elle-même. J'appelle ici objet d'intellection ce que l'intelligence conçoit en elle-même de la chose qu'elle connaît. Ce « concept » n'est en nous ni la réalité perçue, ni la substance de l'intelligence, mais une certaine similitude que l'intelligence conçoit de la chose connue, similitude qui se trouve signifiée par des paroles extérieures ; d'où le nom donné à ce concept lui-même de verbe intérieur, que traduit une parole (ou verbe) extérieure. Que ce concept ne soit pas en nous la réalité même que saisit l'intelligence, c'est évident, car c'est une chose que de connaître telle réalité, c'en est une autre que d'en connaître le concept ; ce que fait l'intelligence en réfléchissant sur sa propre opération. Autres donc sont les sciences des choses, autres celles des concepts. Que ce concept ne soit pas en nous l'intelligence elle-même, cela ressort clairement du fait que l'être du concept consiste dans l'acte même de connaître, ce qui n'est pas le cas pour notre intelligence dont l'acte d'être est différent de l'acte de connaître. Mais puisque, en Dieu, être et connaître c'est tout un, le concept, en lui, est son intelligence même. Et parce que l'intelligence en lui est identique à la chose connue, en se connaissant lui-même il connaît toutes les autres choses, comme on l'a montré au Livre Premier ; concluons que dans la connaissance que Dieu a de lui-même, il y a identité entre l'intelligence, la réalité connue et le verbe. Ceci considérée nous pouvons nous faire quelque idée de la manière d'entendre la génération divine. Il est évident qu'on ne peut concevoir la génération divine à la manière de celle que l'on rencontre chez les êtres inanimés, le générateur imprimant là sa marque spécifique sur une matière extérieure. Selon les exigences de la foi, le Fils engendré par Dieu doit posséder vraiment la divinité, être vraiment Dieu. Mais la divinité n'est pas une forme qui inhère à la matière, pas plus que Dieu n'a d'existence à partir de la matière. On ne peut davantage concevoir la génération divine à la manière de celle que l'on rencontre dans les plantes, et même chez les animaux qui ont de commun avec les plantes les puissances de nutrition et de génération. Il y a génération d'un semblable dans l'espèce quand il y a séparation d'un élément qui était d'abord intérieur à la plante ou à l'animal et qui, au terme, se trouve complètement extérieur au sujet générateur. De Dieu, qui est indivisible, rien ne saurait être séparé. Le Fils engendré par le Père n'est pas extérieur au Père qui l'engendre, mais en lui, comme on l'a montré plus haut. On ne peut davantage concevoir la génération divine selon le mode émanatif que l'on rencontre dans l'âme sensitive. Dieu n'a rien à faire d'un apport extérieur pour pouvoir agir sur un autre être : ou alors il ne serait plus le premier agent. L'accomplissement des opérations de l'âme sensitive ne va d'ailleurs pas sans instruments corporels : il est clair que Dieu n'a pas de corps. Reste donc qu'on doit concevoir la génération divine sous le mode d'une émanation intellectuelle. Voici comment le manifester : D'après ce qu'on a dit au Livre Premier, il est évident que Dieu se connaît lui-même. Or tout objet connu doit se trouver, en tant que connu, dans le sujet qui connaît : l'acte même de connaître signifie l'appréhension de la réalité qui est connue par l'intelligence. Ainsi, notre intellect, qui se connaît, est-il intérieur à lui-même, non seulement comme identique à lui-même de par son essence, mais encore comme saisi par lui-même dans l'acte d'intellection. Il faut donc que Dieu soit en lui-même au titre du connu dans le connaissant. Or le connu dans le connaissant, c'est l'objet d'intellection et le Verbe. Le Verbe, comme Dieu connu, est donc intérieur à Dieu qui se connaît lui-même, tout comme la pierre connue, c'est le verbe de la pierre dans l'intelligence. C'est ce qu'exprime le texte de saint Jean : Le Verbe était avec Dieu. Mais parce que l'intelligence divine ne passe pas de la puissance à l'acte mais demeure toujours en acte, il en résulte que Dieu, nécessairement, a dû se connaître depuis toujours. Du fait qu'il se connaît, il doit avoir un Verbe qui lui soit intérieur. Il est donc nécessaire que le Verbe ait toujours été présent en Dieu. Le Verbe de Dieu est donc co-éternel à Dieu ; il ne lui survient pas dans le temps comme le fait, pour notre intelligence, le verbe intérieur conçu par notre intellect. C'est ce qu'exprime le texte de saint Jean : Au commencement était le Verbe. Non seulement l'intelligence divine est toujours en acte, mais elle est l'acte pur lui-même. L'intelligence divine, dans sa substance, doit donc être son acte de connaître, acte qui est l'acte même de l'intelligence ; or, l'être du verbe intérieurement conçu, du concept, consiste dans le fait même d'être connu. Le Verbe de Dieu, l'intelligence de Dieu, Dieu lui-même par conséquent, qui est sa propre intelligence, ont donc un même être. Or l'être de Dieu, c'est son essence ou sa nature, Dieu lui-même. Le Verbe de Dieu est donc l'être même de Dieu et son essence, vrai Dieu lui-même. Il en va tout autrement du verbe de l'intelligence humaine. Quand en effet notre intelligence se connaît elle-même, autre est l'être de l'intelligence, autre son acte de connaître : la substance de l'intelligence était en puissance d'intellection avant que d'être en acte d'intellection. Il en résulte que l'être du concept est différent de celui de l'intelligence elle-même, puisque l'être du concept consiste dans le fait même d'être connu. Dans l'homme qui se connaît, le verbe intérieurement conçu ne sera donc pas vraiment un homme, un homme qui possède l'être naturel de l'homme ; il sera seulement l'homme-en-tant-que-connu, c'est-à-dire une certaine ressemblance de l'homme réel, saisie par l'intelligence. Par là même qu'il est Dieu connu, le Verbe de Dieu, lui, est vraiment Dieu, possédant par nature l'être divin, car en Dieu il n'y a pas de différence entre l'être naturel et l'être du connaître. C'est ce qu'exprime saint Jean : Le Verbe était Dieu ; affirmation absolue, cette parole montre que le Verbe de Dieu doit être considéré comme vraiment Dieu. Le verbe de l'homme, lui, ne peut être appelé homme purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, en ce sens que le verbe de l'homme est l'homme-en-tant-que-connu. Aussi cette proposition : le verbe est homme, serait fausse ; mais celle-ci : le verbe est l'homme-en-tant-que-connu, peut être vraie. Quand l'Écriture affirme que le Verbe était Dieu, elle montre que le Verbe de Dieu n'est pas simplement un concept comme l'est notre verbe, mais une réalité qui existe et qui subsiste dans une nature. Le vrai Dieu est en effet une réalité subsistante, lui qui possède au suprême degré d'être par soi. Ce n'est pas que la nature divine subsiste dans le Verbe comme s'il y avait unité spécifique et diversité numérique. Le Verbe possède la nature de Dieu, au même titre que le connaître de Dieu est identique à son être même. Or le connaître, c'est l'être même de Dieu. Le Verbe possède donc l'essence divine elle-même, non seulement dans une identité spécifique, mais dans une identité numérique. Une nature d'ailleurs, qui est une selon l'espèce, n'est divisée en plusieurs sujets qu'en fonction de la matière. Or la nature divine est absolument immatérielle. Impossible donc que la nature divine soit spécifiquement une et numériquement diverse. Le Verbe de Dieu a donc en commun avec Dieu une nature numériquement identique. Aussi bien, le Verbe de Dieu, et Dieu dont il est le Verbe, ne sont-ils pas deux dieux, mais un seul Dieu. Que, chez nous, deux sujets possédant la nature humaine soient deux hommes, c'est la conséquence de la division numérique de la nature humaine en eux. Mais ce qui est divisé dans les créatures est parfaitement un en Dieu : ainsi, dans les créatures, l'essence diffère de l'acte d'être, et, chez certaines d'entre elles, le sujet qui existe en son essence est différent de son essence ou nature : cet homme que voici n'est pas son humanité, ni son acte d'être, mais Dieu est son essence et son acte d'être. Il est parfaitement vrai que tout cela est un en Dieu ; et cependant il y a en Dieu tout ce qui relève des notions de sujet subsistant, d'essence, d'acte d'être : sujet subsistant, Dieu ne peut inhérer en un autre sujet ; sous le rapport de l'essence, il lui convient d'être tel, et d'être en acte sous le rapport de son exister. Étant donné qu'en Dieu il y a identité entre le sujet qui connaît, l'acte de connaître et le concept qui est son Verbe, il est nécessaire qu'il y ait en lui, en toute vérité, ce qui relève de la notion de sujet connaissant, de la notion d'acte de connaître et de la notion de concept ou de verbe. Or il entre dans la notion même de verbe intérieur ou de concept, de procéder du sujet qui connaît, conformément à son acte de connaître, puisqu'il est en quelque sorte le terme de l'opération intellectuelle. L'intellect, dans l'acte même de son intellection, conçoit et forme cet objet ou essence connue qu'est le verbe intérieur. Il faut donc que de Dieu, et conformément à son acte même de connaître, procède le Verbe divin. Ainsi le Verbe de Dieu est par rapport à Dieu connaissant, dont il est le Verbe, comme à celui dont il provient : ce qui est la définition même du verbe. Il est vrai que dans l'intelligence divine, l'acte d'intellection et l'objet de cet acte, c'est-à-dire le Verbe, sont essentiellement un, et qu'ils sont, par suite, l'un et l'autre, nécessairement Dieu. Reste pourtant la seule distinction de relation, pour autant que le verbe se rapporte au concevant comme à ce dont il provient. Or c'est un fait que l'Évangéliste, parce qu'il avait dit : le Verbe était Dieu, afin qu'on ne suppose pas toute distinction absolument abolie entre le Verbe et Dieu proférant ou concevant le Verbe, ajoute : Celui-là était au commencement avec Dieu, comme s'il disait : ce Verbe, que j'ai dit être Dieu, en quelque manière est distinct de Dieu disant, en sorte qu'on puisse dire : Il est avec Dieu. Le verbe intérieurement conçu est, répétons-le, une certaine idée ou ressemblance de la chose connue. Or, cette ressemblance, là où elle existe comme ressemblance d'une autre chose, ou bien a raison d'exemplaire, si elle joue le rôle de principe, ou bien a raison d'image, si le rôle de principe est joué par ce dont elle est la ressemblance. L'un et l'autre cas se rencontrent dans notre intelligence. C'est ainsi que la ressemblance des produits de l'art, - celle qui subsiste dans l'esprit de l'artisan -, est principe de l'opération par laquelle ce produit est fabriqué : il faut donc la comparer au produit, comme le modèle (ou exemplaire) à sa reproduction. Par contre, la ressemblance de la chose naturellement conçue dans notre intelligence, nous la référons comme à son principe à la chose dont nous portons en nous la ressemblance. Notre acte d'intellection en effet tire son principe des sens, lesquels sont affectés par les choses naturelles. Quant à Dieu, qui connaît et soi-même et les autres existants, son acte d'intellection est principe des choses connues de lui, puisque ces choses, causées par intelligence et volonté, viennent de lui, et qu'elles se réfèrent à l'intelligible qu'il est lui-même comme à leur principe ; car Dieu est cet Intelligible identique à l'Intellect en acte d'Intelligence, dont l'émanation, pour ainsi dire, est le Verbe conçu. Par rapport aux autres choses connues de Dieu, le Verbe de Dieu doit donc être regardé comme l'Exemplaire ; par rapport à Dieu lui-même dont il est le Verbe, il doit être regardé comme son Image. C'est ce qu'exprime l'Épître aux Colossiens en parlant du Verbe : Il est l'image du Dieu invisible. En ce qui concerne la ressemblance, il existe une différence entre l'intellect et le sens. Le sens appréhende la chose en ses accidents extérieurs, couleur, saveur, quantité, etc. ; l'intellect pénètre, lui, à l'intérieur de la chose. Mais comme toute connaissance mesure sa perfection à la ressemblance qui s'instaure entre connaissant et connu, le sens sera donc affecté par une ressemblance de la chose sensible appréhendée dans ses accidents ; l'intellect le sera par une ressemblance de la chose intellectuellement connue, appréhendée dans son essence. Le verbe conçu dans l'intellect est donc, à l'égard de la substance de la chose ainsi connue, image ou exemplaire. Le Verbe de Dieu, nous l'avons montré, est l'image de Dieu : il l'est donc nécessairement quant à son essence. C'est un fait que l'Apôtre l'appelle, dans l'Épître aux Hébreux : Figure de la substance de Dieu. Mais l'image d'une chose est double. Certaines images ne possèdent pas de nature commune avec ce dont elles sont l'image ; ou ne sont images qu'en regard des accidents extérieurs (par exemple, une statue d'airain, image de l'homme, n'est pourtant pas un homme) ; ou encore ne sont images que par rapport à la substance : ainsi l'idée d'homme, dans l'intellect, n'est pas un homme, puisque, selon le mot du Philosophe, ce qui est dans l'âme, ce n'est pas la pierre, mais la représentation de la pierre. Par contre, l'image d'une chose, qui communie dans la même nature avec la chose dont elle est l'image, c'est comme un fils de roi, vivant portrait de son père, et de même nature que lui. Or nous avons montré que le Verbe de Dieu est l'Image de Dieu qui le profère, quant à son essence même ; que de plus il communie avec lui dans la même nature. Reste donc que le Verbe de Dieu est non seulement Image, mais encore Fils. Être l'image d'une chose, mais sans aller jusqu'à partager une même nature avec elle, voilà ce qu'on trouve en celui qu'on ne peut appeler fils (nous parlons des vivants, bien entendu) ; mais ce qui procède d'un vivant et lui ressemble par l'espèce, on l'appelle son Fils. Et c'est là ce que dit le Psaume : Le Seigneur m'a dit, Tu es mon Fils. Autre point à considérer : comme en toute nature la procession du fils à partir du père est naturelle (et c'est par une telle procession que le Verbe de Dieu est dit Fils de Dieu), il faut qu'il procède du Père naturellement. Ceci concorde bien avec les précédentes affirmations, comme on peut le rendre perceptible à la lumière de ce qui se passe dans notre intellect. Notre intellect jouit en effet naturellement de certaines connaissances : ainsi des premiers principes, dont les concepts intelligibles, nommés verbes intérieurs, existent en lui naturellement et procèdent de lui. Il y a aussi certains objets de connaissance que notre intellect n'atteint pas naturellement, mais auxquels il parvient par voie de raisonnement : leurs concepts n'existent pas naturellement dans notre intellect, on les acquiert par l'étude. Il est manifeste que Dieu se connaît naturellement soi-même, comme il est naturellement : son acte d'intelligence est son acte d'être, nous l'avons dit. Le Verbe de Dieu, se connaissant soi-même, en procède donc naturellement. Et comme le Verbe de Dieu est de même nature que Dieu qui le profère, et sa propre ressemblance, il en résulte que ce processus naturel ressemble, en ce qui concerne l'identité de nature, à celui d'où naît la procession. Or la véritable définition de la génération chez les vivants, c'est que l'engendré procède du générateur comme sa ressemblance et communie dans la même nature que lui. Le Verbe de Dieu est donc vraiment engendré par Dieu qui le profère : sa procession, on peut l'appeler génération ou naissance. C'est ce que dit le Psaume : Moi, je t'ai engendré aujourd'hui, c'est-à-dire dans l'éternité qui toujours est présente, où ne se compte ni passé ni futur. Il est donc évidemment faux de dire, avec les Ariens, que le Père a engendré le Fils par volonté, car être par volonté, c'est ne pas être par nature. Considérons encore ceci. Ce qui est engendré, aussi longtemps qu'il demeure en son générateur, est appelé « conçu ». Or le Verbe de Dieu est engendré par Dieu de telle façon qu'il ne se détache pas de lui, mais demeure en lui. C'est évident d'après ce qui précède. Ainsi, on peut appeler à bon droit le Verbe de Dieu conçu (concept). Et c'est là ce que dit la Sagesse de Dieu dans les Proverbes : Il n'y avait point encore d'abîmes, que déjà j'étais conçue. Mais il y a une différence entre la conception du Verbe de Dieu et la conception matérielle que chez nous l'on trouve réalisée dans les êtres animés. L'enfant, tant qu'il est conçu et enfermé dans le sein, n'a pas encore la perfection ultime qui lui permettrait de subsister par soi, distinct, selon le lieu, de son générateur. Il faut par conséquent que dans la génération animale, autre soit la conception, et autre la naissance. C'est par la naissance en effet que l'enfant sort du sein maternel et s'en voit séparé quant au lieu même. Mais le Verbe de Dieu, alors même qu'il existe en Dieu qui le profère, est parfait, subsistant en soi, distinct de Dieu qui le profère. Bien entendu, il ne s'agit pas ici d'une distinction locale ; il y a seulement, comme on l'a dit, distinction de relation. Ainsi, dans la génération du Verbe de Dieu, conception et naissance sont identiques. De fait, quand il est dit par la bouche de la Sagesse : Déjà j'étais conçue, c'est pour ajouter aussitôt : avant les collines, j'étais enfantée. - Naissance et conception, dans le monde corporel, dès lors qu'elles s'accompagnent de mouvement, ne vont pas sans quelque succession. Le terme de la conception, c'est l'être de ce qui est conçu existant en ce qui conçoit ; le terme de la naissance, c'est l'être de ce qui est né, existant séparément de ce qui le fait naître. Par suite, et nécessairement, ce qui est conçu, dans le monde corporel, n'existe pas encore ; et ce qui naît, au cours même de la naissance, n'est pas encore distinct de ce qui le fait naître. Mais dans le cas du Verbe intelligible, conception et naissance se font sans mouvement, sans succession. Dès lors que le Verbe est conçu, il est ; dès lors qu'il naît, il est distinct de ce qui le fait naître. Ainsi en va-t-il dans le phénomène de l'illumination, exempt de toute succession, où le sujet est tout aussitôt illuminé que placé sous le feu de la lumière. Si les choses se passent ainsi quand il s'agit de notre verbe intelligible, à plus forte raison quand il s'agit du Verbe de Dieu. Dans ce dernier cas, non seulement la conception intelligible est en même temps naissance, mais encore l'une et l'autre se font dans l'éternité, où il ne peut y avoir ni avant ni après. Et de fait, si la Sainte Écriture déclare, en faisant parler la Sagesse : Avant les collines, j'étais enfantée, elle ajoute, de peur que l'on ne suppose, du fait de cette naissance, l'inexistence antérieure de la Sagesse : Quand il disposait les cieux, j'étais là. Autrement dit, si, dans la génération charnelle animale, il y a d'abord conception, puis naissance, et enfin présence de l'enfant à son procréateur, à titre de co-associé distinct de lui, tous ces événements il faut les tenir dans la génération divine pour simultanés : le Verbe est simultanément conçu, né, présent. Il y a naissance quand il y a procession hors du sein : c'est pourquoi la génération du Verbe est appelée sortie hors du sein aussi bien que naissance, et les deux expressions sont là pour marquer la distinction du Verbe et de son principe : Je l'ai fait sortir de mon sein, dit le Psaume. Cependant la distinction du Verbe de Celui qui le profère n'est pas telle qu'elle empêche le Verbe d'être en Lui, nous l'avons montré plus haut ; aussi, de même que pour marquer la distinction du Verbe, on le dit né, ou sorti du sein, de même pour montrer qu'une telle distinction n'exclut pas l'existence du Verbe en celui qui le dit, saint Jean déclare : Il est dans le sein du Père. Il faut observer qu'il n'y a pas de génération charnelle animale sans vertu active et passive. La vertu active définit le père, la vertu passive, la mère. En fait, parmi les actions requises pour la génération certaines relèvent du père, et certaines de la mère : donner la nature et l'espèce, voilà la part du père ; concevoir et enfanter, voilà la part de la mère, considérée comme patiente et réceptive. Nous parlons de la procession du Verbe, dans la mesure où Dieu se comprend soi-même. Or l'intellection divine est le fruit, non de quelque vertu passive, mais pour ainsi dire d'une vertu active, puisque l'intellect divin n'est pas en puissance, mais tout en acte. La génération du Verbe définit l'action d'un père, nullement celle d'une mère. Ainsi, les fonctions qui dans la génération charnelle sont réparties entre le père et la mère, la Sainte Écriture les attribue toutes au Père dans la génération du Verbe : donner la vie au Fils, concevoir, enfanter, tout cela on l'affirme du Père.

12 : COMMENT LE FILS EST APPELÉ SAGESSE DE DIEU

Après avoir appliqué à la génération du Verbe ce qui était dit de la Sagesse divine, reste à montrer qu'on peut reconnaître le Verbe de Dieu dans la Sagesse de Dieu, à propos de laquelle déjà on a avancé maintes citations. Si nous voulons partir des réalités humaines pour parvenir à la connaissance de Dieu, il nous faut remarquer que le nom de sagesse s'applique chez l'homme à un certain habitus grâce auquel notre esprit atteint les connaissances les plus hautes, dont celle de Dieu. D'après cet habitus de sagesse, il se forme dans notre intelligence une certaine idée de Dieu, idée qui est un verbe intérieur et à laquelle nous avons coutume de donner le nom de sagesse, selon cette manière de parler qui donne aux actes et aux effets des habitus le nom des habitus dont ils procèdent ; ainsi arrive-t-il de donner le nom de justice à ce qui est accompli avec justice, de force à ce qui est accompli avec force, et, d'une manière générale, d'appeler vertu ce qui est accompli d'une manière vertueuse. Ainsi appellera-t-on sagesse ce qui est pensé avec sagesse. Du fait même que Dieu se connaît, il faut affirmer l'existence en lui de la sagesse ; mais parce que Dieu se connaît sans l'intermédiaire d'aucune espèce, si ce n'est par son essence ; bien plus, parce que son acte d'intellection est sa propre essence, la sagesse de Dieu ne peut pas être un habitus, elle est l'essence même de Dieu. Or il est manifeste, d'après ce que nous avons dit, que le Fils de Dieu est Verbe et idée de Dieu se connaissant lui-même. Il en résulte que le Verbe de Dieu, en tant que conçu avec sagesse par l'intelligence divine, peut être appelé en propriété de termes Sagesse conçue ou engendrée ; d'où le mot de l'Apôtre, appelant le Christ Sagesse de Dieu. Mais le verbe même de sagesse conçu par l'esprit est une certaine manifestation de la sagesse en acte d'intellection ; ainsi, en nous, nos actes manifestent-ils tous nos habitus. Aussi, parce que la divine sagesse reçoit le nom de lumière pour autant qu'elle consiste dans un acte pur de connaissance, et parce que, d'autre part, la manifestation de la lumière c'est la splendeur qui en procède, il convient que le Verbe de la divine sagesse soit appelé la splendeur de la lumière, selon la parole de l'Apôtre disant du Fils qu'il est la splendeur de la gloire. Voilà pourquoi le Fils s'attribue le rôle de manifester le Père, quand il dit : Père, j'ai manifesté ton nom aux hommes. Remarquons cependant que si le Fils, Verbe de Dieu, peut être appelé en propriété de termes Sagesse conçue, le nom de sagesse pris à l'état absolu est nécessairement commun au Père et au Fils ; la sagesse que fait resplendir le Verbe, c'est en effet l'essence du Père, essence commune au Père et au Fils.

13 : IL N'Y A QU'UN FILS EN DIEU

Dieu, qui connaît tout le reste en se connaissant lui-même, - nous l'avons montré au Livre Premier -, se connaît lui-même dans un unique et simple regard, puisque son acte d'intellection est son propre acte d'être. Le Verbe de Dieu est donc nécessairement unique. Mais, puisque la génération du Fils en Dieu ne fait qu'un avec la conception du Verbe, il n'y a par conséquent en Dieu qu'une seule génération et qu'un seul Fils unique à être engendré par le Père. Aussi saint Jean écrit-il : Nous l'avons vu comme le Fils unique du Père, et encore : Le Fils unique qui est dans le sein du Père, c'est lui-même qui nous l'a raconté. De ce qui précède il semble résulter pourtant que le Verbe de Dieu a un autre verbe, le Fils de Dieu un autre fils. Nous avons montré en effet que le Verbe de Dieu est vrai Dieu. Il faut donc que tout ce qui est attribué à Dieu soit attribué au Verbe de Dieu. Or Dieu, nécessairement, se connaît lui-même. Le Verbe de Dieu se connaît donc lui-même. Mais si, du fait que Dieu se connaît lui-même, on affirme en Dieu un Verbe qui est engendré par lui, il semble qu'on doive attribuer au Verbe, du fait qu'il se connaît lui-même, un autre verbe. Ainsi il y aura un verbe du Verbe et un fils du Fils, et ce verbe, s'il est Dieu, à son tour se connaîtra lui-même et aura un autre verbe ; la génération divine procédera ainsi à l'infini. Nous avons déjà de quoi répondre à cette difficulté. En montrant que le Verbe de Dieu était Dieu, on a montré cependant qu'il n'était pas un Dieu différent du Dieu dont il était le Verbe, mais qu'il n'était avec lui qu'un seul et même Dieu, n'ayant pour s'en distinguer que le fait de prendre origine en lui, comme Verbe-procédant. De même que le Verbe n'est pas un autre Dieu, de même n'est-il pas davantage une autre intelligence, ni par conséquent un autre acte d'intellection. Il n'y a donc pas d'autre verbe. Il ne s'ensuit pas pour autant, si l'on tient compte que le Verbe se connaît lui-même, qu'il soit à lui-même son propre verbe. La seule différence en effet que le Verbe ait avec celui qui le dit, est qu'il prend origine en lui. Tout le reste doit être également attribué à Dieu qui dit, le Père, et au Verbe, le Fils, puisque le Verbe lui aussi est Dieu. Seulement il faut attribuer spécialement au Père que c'est de lui que procède le Verbe, et au Verbe qu'il procède de Dieu qui le dit. La conséquence évidente, c'est que le Fils n'est pas impuissant, même s'il ne peut engendrer un Fils, alors que le Père, lui, engendre un Fils. La même puissance, comme la même divinité, appartient au Père et au Fils. Or comme la génération en Dieu consiste dans la conception intelligible du Verbe, en tant que Dieu se connaît lui-même, la puissance de génération doit aller en Dieu de pair avec la puissance de se connaître soi-même. Comme en Dieu l'acte de connaissance de soi est unique et sans mélange, la puissance de connaissance de soi, qui n'est pas différente de son acte, doit donc être également unique. La conception du Verbe, tant du côté de celui qui dit que du côté de celui qui est engendré, est le fait de la même puissance. C'est en vertu de la même puissance que le Père engendre et que le Fils est engendré. Le Père ne possède donc aucune puissance que le Fils ne possède, mais le Père, eu égard à la génération, a la puissance d'engendrer, le Fils celle d'être engendré, puissance, faut-il conclure, qui ne comporte de différence que par la seule relation. Mais l'Apôtre affirmant que le Fils de Dieu a un verbe, ne semble-t-il pas que le Fils ait un fils et le Verbe un verbe ? Comment interpréter ces paroles : En ces jours-là, il nous a parlé dans son Fils, puis : Lui, comme il est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance, soutenant toutes choses par le verbe de sa puissance, etc... ? L'intelligence de ce texte nous est fournie par des données précédentes. Le concept de la sagesse, le verbe, a-t-il été dit plus haut, peut revendiquer pour soi le nom de sagesse. En poursuivant cette étude, on verra que l'effet extérieur qui découle du concept de la sagesse peut lui aussi être appelé sagesse, puisqu'il est admis que l'effet peut prendre le nom de la cause : on appelle sagesse d'un homme non seulement ce qu'il pense avec sagesse, mais aussi ce qu'il fait avec sagesse. De là vient que le déploiement de la sagesse divine dans l'_uvre de la création est appelé sagesse de Dieu : Il l'a créée, - la sagesse - par l'Esprit-Saint ; et encore : Il l'a répandue sur toutes ses _uvres. Ainsi ce qui sort du Verbe prend-il le nom de verbe : chez nous, en effet, l'expression vocale du verbe intérieur prend le nom de verbe, comme si elle était le verbe du verbe, manifestant le verbe intérieur. Ainsi le concept de l'intelligence divine, qu'est le Fils, n'est pas seul à porter le nom de Verbe ; le déploiement du concept divin dans les _uvres extérieures porte aussi le nom de verbe du Verbe. Ainsi faut-il entendre que le Fils porte tout par le verbe de sa puissance ; ainsi faut-il entendre la parole du Psaume : Feu, grêle, neige, glace, vents de tempête, qui accomplissent son verbe, comme les effets du concept divin, qui se déploient dans le monde grâce aux puissances des créatures. Puisque Dieu, a-t-on dit, en se connaissant lui-même, connaît tout le reste, le Verbe conçu en Dieu, dès là que Dieu se connaît, doit être le Verbe de toutes choses, mais non pas de la même manière Verbe de Dieu et Verbe du reste. Verbe de Dieu, il procède en effet de Dieu ; Verbe des choses, il ne procède pas d'elles, mais bien plutôt est-ce sa science qui produit les choses dans l'être, comme on l'a montré. Il faut donc que le Verbe de Dieu, Verbe de toutes les choses qui ont été créées, soit idée parfaite. Comment peut-il être idée de chaque chose, cela ressort de ce qu'on a exposé au Livre Premier, où l'on a montré que Dieu a la connaissance particulière de toutes choses. Quiconque applique son intelligence à quelque _uvre que ce soit, travaille selon l'idée de l'_uvre qu'il porte en lui : une maison, réalité matérielle, se construit selon l'idée que l'architecte a dans son esprit. Or Dieu produit les choses dans l'être, non point poussé par une nécessité de nature, mais comme agissant selon son intelligence et sa volonté. Dieu a tout fait par son Verbe, qui est l'idée des choses qu'il a faites. Toutes choses ont été faites par lui. Moïse, quand il décrit l'origine du monde, abonde dans le même sens en s'exprimant ainsi, à propos de chacune des _uvres de Dieu : Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière se fit. Dieu dit : qu'il y ait un firmament, etc... Le Psalmiste résume tout ceci en disant : Il dit, et les choses furent créées. Dire, c'est produire un verbe. Ainsi donc doit-on entendre le : Dieu dit et les choses furent créées ; Dieu a produit le Verbe par qui il a produit les choses dans l'être, comme par leur idée parfaite. Conservation et production des choses ont même cause. De même que le Verbe de Dieu a créé toutes choses, ainsi les conserve-t-il dans l'être. D'où le mot du Psalmiste : Les cieux ont été établis par le Verbe du Seigneur, et celui de l'Apôtre, à propos du Fils : Il porte tout par le verbe de sa puissance, dont nous avons vu plus haut comment l'entendre. Le Verbe de Dieu, notons-le, diffère cependant de l'idée qui est dans l'esprit de l'artisan. Le Verbe de Dieu est Dieu subsistant ; l'idée de l'_uvre dans l'esprit de l'artisan n'est pas, elle, un être subsistant, mais simplement une forme intelligible. Une forme non subsistante ne peut avoir d'action propre, car l'action est le fait d'un être parfait et subsistant ; ce qui lui appartient, c'est qu'on agisse par elle, car la forme est le principe d'action grâce auquel l'agent peut agir. L'idée de maison dans l'esprit du maçon ne construit pas la maison ; mais c'est grâce à cette idée que le maçon bâtit la maison. Le Verbe de Dieu, lui, idée des choses faites par Dieu, ne se contente pas d'être principe d'action, il agit, car il est subsistant. Aussi la Sagesse de Dieu dit-elle, au Livre des Proverbes : J'étais auprès de lui, disposant toutes choses, et le Seigneur lui-même, en saint Jean : Mon Père agit et moi aussi j'agis. Remarquons de plus que la chose à la fabrication de laquelle préside l'intelligence, préexiste dans l'idée avant qu'on l'amène à exister en acte. Or le Verbe de Dieu, nous l'avons montré, est l'idée de tout ce qui a été créé par Dieu. Tout ce qui a été créé par Dieu doit donc avoir préexisté dans le Verbe de Dieu avant d'exister dans sa nature propre. Or ce qui est dans un être est dans cet être selon le mode d'être qui est propre à cet être, non pas selon le sien propre : la maison est, dans l'esprit du maçon, à l'état intelligible et immatériel. On doit donc comprendre que les choses aient préexisté dans le Verbe de Dieu selon le mode qui lui est propre. Or le mode d'être du Verbe, c'est d'être unique, simple, immatériel, et non seulement vivant, mais la vie même, puisqu'il est son acte d'être. Les choses créées par Dieu doivent donc avoir préexisté dans le Verbe de toute éternité, de manière immatérielle, sans aucune composition et de telle sorte qu'elle ne fussent rien d'autre dans le Verbe que le Verbe lui-même, qui est la vie. Voilà qui explique la parole de saint Jean : Ce qui a été fait, était vie en lui, c'est-à-dire dans le Verbe. De même que celui qui fait _uvre d'intelligence produit les choses dans l'être selon l'idée qu'il porte en lui, ainsi celui qui enseigne produit-il la science chez son disciple, selon l'idée qu'il porte en lui, la science du disciple étant tirée, comme à titre d'image, de celle du maître. Or l'intelligence divine n'est pas seulement cause de tout ce qui subsiste dans la nature ; toute connaissance intellectuelle prend source en elle. Le Verbe de Dieu, idée de l'intelligence divine, doit donc être source de toute connaissance intellectuelle. Voilà pourquoi il est dit : La vie était la lumière des hommes, le Verbe de Dieu, vie en qui toutes choses sont vie, manifestant, comme une lumière, la vérité à l'esprit des hommes. - Ce n'est pas la faute du Verbe que tous les hommes ne parviennent pas à la connaissance de la vérité, mais que certains demeurent dans les ténèbres. C'est la faute des hommes qui ne se tournent pas vers le Verbe et qui ne peuvent pleinement le recevoir : aussi les ténèbres continuent-elles d'envelopper les hommes, plus ou moins intenses selon que les hommes se tournent plus ou moins vers le Verbe et lui font accueil. Aussi bien saint Jean, voulant exclure toute déficience de la puissance de manifestation du Verbe, après avoir dit que la vie était la lumière des hommes, ajoute que cette lumière brille dans les ténèbres et que les ténèbres ne l'ont point accueillie. L'existence des ténèbres ne vient pas de ce que le Verbe ne resplendit pas ; mais de ce que certains n'accueillent pas la lumière du Verbe, ainsi des ténèbres que n'arrive pas à percer la lumière du soleil matériel pour qui a les yeux fermés ou malades. Voilà, enseignés que nous avons été par les Saintes Écritures, ce que nous pouvons concevoir de la génération divine et de la puissance du Fils unique de Dieu.

14 : SOLUTION DES DIFFICULTÉS SOULEVÉES CONTRE LA GÉNÉRATION EN DIEU

La vérité ne tolère aucune erreur et dissipe tout doute. Il va nous être facile de résoudre les objections qui semblaient faire difficulté touchant la génération en Dieu. 1. Les chapitres précédents nous ont amenés à affirmer nettement en Dieu l'existence d'une génération intelligible, non point telle que celle des êtres matériels, chez qui la génération est un certain changement, accompagné, en contrepartie, d'une certaine corruption. La conception du verbe dans notre intelligence ne s'accompagne en effet d'aucun changement ni d'aucune corruption, et c'est à cette conception, nous l'avons vu, que ressemble la génération du Fils de Dieu. 2. Le verbe qui est conçu dans notre esprit ne passe de la puissance à l'acte qu'autant que notre intellect passe de la puissance à l'acte ; notre intellect donne naissance à un verbe pour autant seulement qu'il existe en acte : au moment même où il existe en acte, il lui naît un verbe. Mais l'intelligence divine, elle, n'est jamais en puissance, seulement en acte. La génération du Verbe n'a donc pas lieu suivant le passage de la puissance à l'acte, mais comme l'acte qui naît de l'acte, la splendeur de la lumière, l'idée de l'intelligence en acte. D'où il ressort que la génération n'empêche pas le Fils de Dieu d'être vraiment Dieu et éternel. Bien plutôt, est-il nécessaire que celui qui est Verbe de Dieu soit coéternel à Dieu, l'intelligence en acte n'étant jamais sans verbe. 3. Puisque la génération du Fils de Dieu n'est pas matérielle mais intellectuelle, c'est sottise de se demander si le Père a donné tout ou partie de sa nature. Il est évident que si Dieu se connaît, le Verbe doit en embrasser toute la plénitude. Et pourtant la substance donnée au Fils ne cesse pas d'être dans le Père, pas plus que chez nous la nature propre d'une chose qui entre dans le champ de l'intelligence ne cesse d'être dans cette chose, étant donné que le Verbe de notre intelligence tient de la chose elle-même qu'elle appréhende la faculté d'embrasser cette nature d'une manière intelligible. 4, Du fait d'ailleurs que la génération divine n'est pas matérielle, il est évident que dans le Fils de Dieu, sujet récepteur et nature reçue n'ont pas besoin d'être différents, ce qu'exigent les générations matérielles où la matière de l'engendré reçoit la forme du générateur. Dans la génération intelligible, il n'en va pas ainsi. Le verbe ne naît pas de l'intelligence de manière qu'il faille présupposer en lui une partie réceptrice et une autre qui naisse de l'intellect ; c'est dans sa totalité que le verbe naît de l'intelligence, de même qu'en nous un verbe naît d'autres verbes, comme la conclusion des principes. Or là où un être naît en son entier d'un autre être point n'est besoin de supposer une partie réceptrice et une partie reçue ; c'est un être complet qui sort de celui dont il naît. 5. Il est également clair que l'impossibilité de distinguer en Dieu plusieurs subsistants n'exclut pas une authentique génération. L'essence divine, toute subsistante qu'elle soit, ne peut être séparée de la relation qu'il faut bien poser en Dieu du fait que le Verbe conçu dans l'intellect divin prend origine en Dieu qui le profère. Le Verbe est l'essence divine ; et Dieu qui le profère, et de qui naît le Verbe, est aussi l'essence divine, essence en rien différente, mais numériquement identique. Or Dieu ne pouvant être sujet d'accident, ces relations ne sont pas en Dieu accidentelles, mais subsistantes. Si donc l'on considère les relations, il y a pluralité de subsistants. Il y a unicité dans la ligne de l'essence. Aussi bien dit-on qu'il y a un seul Dieu, car il n'y a qu'une essence subsistante, et plusieurs personnes, en raison de la distinction des relations subsistantes. La distinction des personnes en effet, même chez l'homme, ne se prend pas selon l'essence de l'espèce, mais selon ce qui s'ajoute à la nature de l'espèce. En toutes les personnes humaines se retrouve une unique nature spécifique, et pourtant il y a multiplicité de personnes, les hommes se distinguant entre eux par ce qui s'ajoute à la nature. En Dieu, on ne doit donc pas affirmer l'unicité de personne en raison de l'unité de l'essence subsistante, mais bien, en raison des relations, la pluralité des personnes. 6. Par où l'on voit que le principe d'individuation, ou ce qui en tient lieu, ne s'identifie pas avec l'« être-dans-un-autre » : l'essence divine en effet n'est pas dans un autre Dieu, pas plus que la paternité n'est dans le Fils. 7. Si les deux personnes, celle du Père et celle du Fils, ne se distinguent pas par l'essence mais par la relation, la relation cependant n'est pas réellement différente de l'essence, puisque, en Dieu la relation ne peut être un accident. Si l'on considère attentivement les conclusions étudiées au Livre 1er, on ne pourra pas davantage regarder comme impossible qu'il y ait en Dieu les perfections de tous les êtres, non pas selon une certaine composition, mais selon l'unité et la simplicité de son essence. C'est par une forme qu'un homme est vivant, par une autre forme qu'il est sage, par une autre encore qu'il est juste : toutes choses que Dieu possède de par son essence. De même donc que dans un homme sagesse et justice sont des accidents, et qu'en Dieu elles sont identiques à son essence, de même une relation, mettons la relation de paternité ou celle de filiation, bien qu'accident chez l'homme, est en Dieu l'essence divine. Affirmer que la sagesse divine est l'essence de Dieu, ce n'est pas dire pour autant qu'elle soit inférieure à la nôtre, laquelle ajoute à l'essence. C'est dire au contraire que la sagesse divine dépasse la nôtre au point que ce à quoi notre essence ne peut atteindre, comme la science et la justice, Dieu la possède parfaitement par son essence. Tout ce qui se présente de distinct chez nous entre l'essence et la sagesse, il faut l'attribuer en bloc à Dieu considéré dans son essence. La même raison vaut pour le reste. Puisque les relations de paternité et de filiation sont l'essence divine, tout ce qui est propre à la paternité doit se rencontrer en Dieu, bien que la paternité soit l'essence même de Dieu. C'est le propre de la paternité de se distinguer de la filiation : affirmer le rapport de père à fils, c'est affirmer le rapport à un autre, et c'est toute la raison de père que d'être père d'un fils. Quand bien même Dieu le Père est l'essence divine, et de même Dieu le Fils, du fait que Dieu est Père, il se distingue du Fils, bien que le Père et le Fils soient un, l'un et l'autre étant l'essence divine. a) On voit clairement ainsi que la relation en Dieu n'est pas sans un fondement absolu. Cette référence à un absolu est cependant différente en Dieu et dans les créatures. Dans les créatures, la relation se réfère à l'absolu, à titre d'accident se référant à son sujet ; en Dieu, la référence se fait par mode d'identité, comme il en va pour ce qu'on affirme de lui. Or un même sujet ne peut soutenir en soi des relations opposées, un même homme, par exemple, être ensemble père et fils. Mais l'essence divine, en raison de sa perfection absolue, est identique à la sagesse, à la justice, etc., toutes choses qui chez nous relèvent de genres divers. Ainsi rien n'empêche qu'une unique essence soit identique à la paternité et à la filiation, rien n'empêche que le Père et le Fils soient un seul Dieu, bien que le Père ne soit pas le Fils : c'est la même essence, en effet, qui possède naturellement l'être et son propre Verbe intelligible. b) Il est clair aussi, après tout ce que l'on a dit, qu'en Dieu les relations sont d'ordre réel, et pas seulement notionnel. Toute relation qui découle de l'opération d'une chose, ou de sa puissance, ou de sa quantité, existe réellement : autrement, elle existerait dans la seule intelligence, comme il en va pour la science et son objet. La relation de la science à son objet est en effet la conséquence de l'action du sujet connaissant, non de celle de l'objet connu, celui-ci se comportant de la même manière, quant à lui, aussi bien lorsqu'il est saisi par l'intelligence que lorsqu'il ne l'est pas. C'est ainsi que la relation est réelle du côté du sujet connaissant, de raison du côté de l'objet, l'objet étant mis en relation avec la science du fait que la science se rapporte à lui. Même chose pour les notions de droite et de gauche. Les animaux ont en effet des possibilités qui donnent naissance à des relations de droite et de gauche ; une telle relation existe vraiment et réellement chez l'animal : de quelque côté qu'il se tourne, cette relation se comporte toujours de la même manière ; jamais son côté droit ne prendra le nom de côté gauche. Par contre, les êtres inanimés, démunis de telles possibilités, n'ont pas en eux réellement de semblable relation ; on leur attribue seulement la relation de droite et de gauche, du fait que des êtres animés se comportent d'une certaine manière à leur égard : ainsi dit-on d'une même colonne qu'elle est tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant qu'un être animé se situe différemment par rapport à elle. La relation du Verbe à Dieu qui le profère, et dont il est le Verbe, est affirmée en Dieu du fait qu'il se connaît soi-même, opération qui lui est intérieure, bien plus qui est Dieu lui-même. Reste donc que les relations dont on a parlé sont en Dieu vraiment et réellement, et non pas seulement le fait de notre intelligence. c) Affirmer en Dieu l'existence de la relation ne signifie pas qu'il y ait en lui quoi que ce soit qui possède un être dépendant. Chez nous, les relations ont un être dépendant, différent de celui de la substance ; elles possèdent, comme les autres accidents, un être qui leur est propre, propre à leur nature même. Les accidents étant des formes surajoutées à la substance et produites par les principes de celle-ci, il convient que leur être se surajoute à celui de la substance, en dépendance de lui. Le degré d'être, plus ou moins grand, de chacun de ces accidents, se mesure à la plus ou moins grande proximité et perfection de la forme accidentelle par rapport à la substance. Voilà pourquoi la relation, qui vient s'ajouter réellement à la substance, possède le dernier degré de l'être, et le plus imparfait : le dernier, parce qu'il suppose non seulement l'être de la substance, mais encore l'être des autres accidents qui sont à l'origine de la relation (l'un quantitatif, par exemple, étant à l'origine de l'égalité, l'un qualitatif à l'origine de la similitude) ; le plus imparfait, parce que la nature même de la relation étant d'être-à-un-autre, son être propre qui se surajoute à la substance, dépend non seulement de l'être de la substance, mais encore de l'être d'un agent extérieur. Ce n'est pas le cas en Dieu, bien sûr. Tout ce qui est en Dieu, est substance de Dieu. De même donc qu'en Dieu, l'être de la sagesse n'est pas un être dépendant de la substance, car l'être de la sagesse est l'être de la substance, de même l'être de la relation ne dépend ni de la substance ni d'un agent extérieur, l'être de la relation étant l'être même de la substance. Affirmer la relation en Dieu, ce n'est pas pour autant affirmer en lui un être dépendant, mais seulement une certaine référence en laquelle consiste la nature même de la relation. Ainsi quand on affirme la sagesse en Dieu, il ne s'ensuit pas qu'il y ait en lui un certain être accidentel, mais seulement une certaine perfection en quoi consiste la nature même de sagesse. Autre point nettement acquis : l'imperfection manifeste des relations créées n'entraîne pas que les personnes divines, différenciées par les relations, soient imparfaites, mais seulement que la distinction des personnes divines est des plus ténues. 8. Il est clair aussi que le Père et le Fils, distincts entre eux, ne sont pas plusieurs dieux, bien que le nom de Dieu soit dit substantiellement du Père et du Fils. Distincts de par la distinction des relations subsistantes, ils sont un seul Dieu de par l'unité de l'essence subsistante. Chez les hommes, il est impossible que plusieurs soient un seul, car l'essence « humanité » n'est pas numériquement une en eux, pas plus que l'essence « humanité » n'est subsistante, au point que l'homme soit l'« humanité. » 9. Le fait, en Dieu, de l'unité de l'essence et de la distinction des relations montre bien qu'il n'est pas impossible de trouver en lui certaines oppositions, nous voulons dire de ces oppositions qui sont la conséquence de la distinction des relations, ainsi d'être engendrant et engendré, opposition relative, ainsi d'être engendré et inengendré, opposition d'affirmation et de négation. Partout où l'on trouve, en effet, une certaine distinction, doit se trouver une opposition de négation et d'affirmation. Les choses qui ne souffrent ni affirmation ni négation, sont parfaitement indistinctes : quand donc une chose serait en tout ce qu'est une autre, ces deux choses n'en feraient strictement qu'une, n'étant distinctes en rien. Mais en voilà assez sur la génération en Dieu.

LA PROCESSION DU SAINT-ESPRIT

15 : QU'IL Y A UN SAINT-ESPRIT EN DIEU

La Sainte Écriture ne nous oblige pas seulement à croire qu'il y a en Dieu un Père et un Fils ; à ces ceux-là elle ajoute un Saint-Esprit. Le Seigneur dit en effet, en saint Matthieu : Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et saint Jean écrit : ils sont trois dans le ciel à rendre témoignage : le Père, le Verbe et l'Esprit-Saint. L'Écriture fait également mention d'une certaine procession de cet Esprit-Saint : Lorsque le Paraclet sera venu, que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de vérité qui procède du Père, il vous rendra témoignage à mon sujet.

16 : L'ESPRIT-SAINT, A-T-ON DIT, N'EST QU'UNE CRÉATURE. RAISONS MISES EN AVANT

Invoquant à leur appui des textes d'Écriture, certains ont tenu que l'Esprit-Saint était une créature, d'un ordre seulement plus élevé que les autres. 1. Voici, par exemple, le témoignage d'Amour, selon du moins la version des Septante : Le voici, formant les montagnes, créant l'esprit, annonçant aux hommes sa parole ; et celui de Zacharie : Le Seigneur parle, déployant le ciel, assoyant la terre, créant l'esprit de l'homme en lui. L'Esprit-Saint, semble-t-il, serait ainsi une créature. 2. Dans son enseignement, le Seigneur affirme de l'Esprit-Saint qu'il ne parlera pas de lui-même mais qu'il dira tout ce qu'il aura entendu. On en déduira que l'Esprit ne dit rien de sa propre autorité, mais qu'il est au service de qui lui commande. Or, redire ce qu'on a entendu, n'est-ce pas le propre d'un serviteur ? L'Esprit-Saint ne serait donc qu'une créature soumise à Dieu. 3. Il revient à un inférieur d'être envoyé en mission, l'envoi au contraire impliquant autorité. Or l'Esprit-Saint est chargé de mission, envoyé, par le Père et par le Fils. L'Esprit-Saint Paraclet que le Père enverra en mon nom vous enseignera toutes choses. Lorsque le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père sera venu... L'Esprit-Saint serait donc inférieur au Père et au Fils. 4. La Sainte Écriture associe le Fils au Père en tout ce qui paraît relever de la divinité, mais ne fait pas mention de l'Esprit-Saint. Tel ce texte de saint Matthieu : Personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père ; personne ne connaît le Père si ce n'est le Fils. Aucune mention n'est faite de l'Esprit-Saint. Tel cet autre texte de saint Jean : La vie éternelle c'est qu'ils te connaissent toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé Jésus-Christ, qui ne fait pas davantage mention de l'Esprit-Saint. De même quand l'Apôtre dit : la grâce soit avec vous et la paix qui vient de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus-Christ, ou encore : Nous n'avons qu'un seul Dieu, le Père de qui tout vient et en qui nous sommes, qu'un seul Seigneur, Jésus-Christ par qui tout vient et par qui nous sommes, rien en tout cela ne nous parle de l'Esprit-Saint dont il semble bien qu'il ne soit pas Dieu. 5. Tout ce qui est sujet au mouvement est créé. Dieu, on l'a déjà montré, est immobile. Or l'Écriture attribue du mouvement à l'Esprit-Saint. D'après la Genèse, l'Esprit de Dieu planait sur les eaux ; et on lit, en Joël : Je répandrai de mon esprit sur toute chair. L'Esprit-Saint serait donc une créature. 6. Tout ce qui est capable de croissance et de division est mobile et créé. Or, ces attributs, l'Écriture semble bien les assigner à l'Esprit-Saint. Le Seigneur dit en effet à Moïse : Rassemble-moi soixante-dix des anciens d'Israël ; j'enlèverai de ton esprit que je leur donnerai. Au quatrième Livre des Rois, on lit qu'Élisée demanda à Élie : Je t'en prie : que ton esprit redouble en moi. Et Élie de lui répondre : si tu t'aperçois de mon départ, quand je te serai enlevé, alors il sera fait comme tu le demandes. Capable de changement, l'Esprit-Saint ne serait donc pas Dieu. 7. La tristesse ne saurait affecter Dieu ; la tristesse est une passion et Dieu est impassible. Mais la tristesse affecte l'Esprit-Saint. Aussi bien, l'Apôtre dit-il : Ne contristez pas le Saint-Esprit de Dieu ; et Isaïe : ils l'ont provoqué à la colère, ils ont attristé son Saint-Esprit. Il semble donc que l'Esprit-Saint ne soit pas Dieu. 8. D'ailleurs il ne convient pas à Dieu de prier, mais plutôt d'être prié. Or la prière est attribuée au Saint-Esprit : L'Esprit lui-même prie pour nous en gémissements ineffables. La même conclusion s'impose. 9. Nul ne peut donner décemment que ce sur quoi il a domaine. Mais Dieu le Père et le Fils également font don du Saint-Esprit. Le Seigneur dit en effet en saint Luc : Votre Père donnera du ciel l'esprit de bonté à ceux qui le demanderont ; et saint Pierre d'affirmer : Dieu donnera l'Esprit-Saint à ceux qui lui obéiront. Tout cela semble indiquer que l'Esprit-Saint n'est pas Dieu. 10. Au reste, si l'Esprit-Saint est vrai Dieu, il faut qu'il ait la nature divine, et ainsi, puisque l'Esprit procède du Père, il est nécessaire qu'il reçoive de lui la nature divine. Mais recevoir la nature de celui par qui l'on est produit, c'est être engendré par lui, le propre de l'engendré étant d'être produit à la ressemblance spécifique de son principe. L'Esprit-Saint sera donc engendré, et Fils par conséquent ; ce qui est contraire à la foi orthodoxe. 11. D'ailleurs si l'Esprit-Saint reçoit du Père la nature divine sans être pour autant engendré, la nature divine devra être communiquée de deux manières, et sous le mode de génération, selon lequel procède le Fils et sous le mode dont procède l'Esprit-Saint. Or, à regarder l'ensemble des natures, il ne parait pas normal qu'une seule et même nature puisse se communiquer sous deux modes différents. Puisque l'Esprit-Saint ne reçoit pas sa nature par mode de génération, il ne la recevra donc d'aucune manière. Et ainsi ne sera-t-il pas véritablement Dieu. Telle fut la position tenue par Arius, pour qui le Fils et l'Esprit n'étaient que des créatures, l'Esprit étant inférieur au Fils dont il n'était que le ministre, le Fils, lui, étant inférieur an Père. - Sur la question du Saint-Esprit, Arius fut suivi par Macédonius. Celui-ci, d'après saint Augustin, tenait sainement que le Père et le Fils possédaient une seule et même nature, mais il ne voulait pas le croire de l'Esprit-Saint, affirmant qu'il était une créature. D'où le nom de semi-ariens donné parfois aux disciples de Macédonius, qui s'accordaient en partie avec les ariens, et en partie s'en séparaient.

17 : L'ESPRIT-SAINT EST VRAIMENT DIEU

Les textes de l'Écriture témoignent à l'évidence de la divinité de l'Esprit-Saint. On ne consacre de temple qu'à Dieu seul : Dieu dans son temple saint, chante le Psaume. Or l'Esprit-Saint se voit dédier des temples : Ne savez-vous pas que vos corps sont les temples de l'Esprit-Saint ? dit l'Apôtre. L'Esprit-Saint est donc Dieu. Affirmation d'autant plus remarquable que quelques versets auparavant, l'Apôtre note que nos membres, dont il dit qu'ils sont les temples de l'Esprit-Saint, sont les membres du Christ : Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ ? Il ne conviendrait pas, le Christ étant Dieu, que les membres du Christ fussent temple de l'Esprit-Saint, si l'Esprit-Saint n'était pas Dieu. Les saints ne vouent le culte de latrie qu'au vrai Dieu : Tu craindras le Seigneur ton Dieu et tu ne serviras que lui seul, est-il ordonné au Deutéronome. Or les saints vouent le culte de latrie à l'Esprit-Saint, selon ce mot de l'Apôtre aux Philippiens : Nous sommes la vraie circoncision, nous qui adorons l'Esprit Dieu, texte ainsi présenté par les codex grecs et les plus vieilles versions latines, bien que certaines recensions portent : Nous qui par l'Esprit du Seigneur rendons un culte. Le texte grec montre bien qu'il faille l'entendre d'un culte de latrie, dû à Dieu seul. L'Esprit-Saint est donc véritablement Dieu, auquel est dû le culte de latrie. Sanctifier les hommes est proprement l'_uvre de Dieu. C'est moi le Seigneur qui vous sanctifie, lit-on au Lévitique. Or c'est le Saint Esprit qui sanctifie : Vous avez été lavés, vous avez été sanctifiés, vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans l'Esprit de notre Dieu, écrit l'Apôtre aux Corinthiens : et aux Thessaloniciens : Dieu nous a choisis, prémices pour le salut, dans la sanctification de l'Esprit et dans la foi à la vérité. Il faut donc que l'Esprit-Saint soit Dieu. Le rôle que joue l'âme dans la vie naturelle du corps, Dieu le joue dans la vie de justice de cette même âme. De même, dit le Seigneur en saint Jean, que le Père qui vit m'a envoyé et que je vis par mon Père, de même celui qui me mange vivra par moi. Or une telle vie est l'_uvre de l'Esprit-Saint. On lit en effet presque aussitôt : c'est l'Esprit qui donne la vie ; et l'Apôtre d'écrire aux Romains : Si par l'Esprit vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez. L'Esprit-Saint est donc de nature divine. Le Seigneur, comme preuve de sa divinité, en face des Juifs qui ne pouvaient supporter qu'il se fit l'égal de Dieu, affirme qu'il a le pouvoir de résurrection. De même que le Père ressuscite les morts et donne la vie, de même le Fils donne la vie à qui il veut. Or ce pouvoir de résurrection, le Saint-Esprit le possède. L'Apôtre dit en effet aux Romains : Si son Esprit qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d'entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, en raison de son Esprit qui habite en vous. L'Esprit-Saint est donc de nature divine. La création, on l'a déjà montré, n'est l'_uvre que de Dieu. Or la création relève de l'Esprit-Saint. Envoie ton Esprit, chante le Psaume, et les êtres seront créés. Il est dit encore au Livre de Job : l'Esprit de Dieu m'a créé : et l'Ecclésiastique affirme : Lui-même l'a créée, - la Sagesse -, par le Saint-Esprit. L'Esprit-Saint est donc de nature divine. Autre donnée : L'Esprit pénètre tout, dit l'Apôtre aux Corinthiens, même les abîmes de Dieu. Qui donc sait ce qui est dans l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi personne ne connaît ce qui est de Dieu, si ce n'est l'Esprit de Dieu. Aucune créature ne peut embrasser tous les abîmes de Dieu, comme le montre à l'évidence cette parole du Seigneur : Personne ne connaît Je Fils si ce n'est le Père, ni le Père si ce n'est le Fils. Et Dieu de dire, par la bouche d'Isaïe : C'est mon secret à moi. L'Esprit-Saint n'est donc pas une créature. Selon la comparaison de l'Apôtre, l'Esprit-Saint se comporte à l'égard de Dieu comme l'esprit de l'homme à l'égard de l'homme. Or l'esprit de l'homme est intérieur à l'homme, non point d'une nature étrangère, mais partie de lui-même. L'Esprit-Saint n'est donc pas d'une autre nature que Dieu. Si l'on compare les paroles, déjà citées, de l'Apôtre à celles du prophète Isaïe, on verra clairement que l'Esprit-Saint est Dieu. Nul _il n'a vu, Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui espèrent en toi. Ayant cité ces paroles, l'Apôtre ajoutait : L'Esprit scrute les profondeurs de Dieu. L'Esprit-Saint connaît donc ces profondeurs que Dieu a préparées à ceux qui espèrent en lui. Si donc, comme l'affirme Isaïe, nul n'a vu ces choses hormis Dieu, il est clair que l'Esprit saint est Dieu. Il est dit encore en Isaïe : J'entendis la voix de Dieu qui disait : Qui enverrai-je et qui ira pour nous ? Et je dis : me voici, envoyez-moi. Et il dit : Va, tu diras à ce peuple : Écoutez, auditeurs, et ne comprenez pas. Or ces paroles, Paul les attribue à l'Esprit-Saint, lorsque s'adressant aux Juifs il leur dit : L'Esprit-Saint s'est justement exprimé par le prophète Isaïe quand il a dit : Va vers ce peuple et dis-leur : Vous entendrez de vos oreilles et vous ne comprendrez pas. Il est évident que l'Esprit-Saint est Dieu. Au témoignage de l'Écriture, c'est Dieu qui a parlé par les prophètes : S'il se trouve parmi vous quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision ou je lui parlerai en songe, lit-on au livre des Nombres : et le Psalmiste proclame : J'écouterai ce que dit en moi le Seigneur Dieu. Or l'Esprit-Saint, la chose est claire, a parlé par les prophètes, ainsi en témoigne le Livre des Actes : Il faut que s'accomplisse la parole de l'Écriture que l'Esprit-Saint a prédite par la bouche de David ; ainsi encore le Seigneur lui-même, en saint Matthieu, et saint Marc : Comment les scribes disent-ils que le Christ est fils de David ? David lui-même disait dans L'Esprit-Saint : le Seigneur a dit à mon Seigneur : Assieds-toi à ma droite ; et saint Pierre, enfin : Ce n'est pas par une volonté d'homme qu'une prophétie a jamais été portée, mais c'est inspirée par L'Esprit-Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. Tous ces témoignages convergent vers une même conclusion : l'Esprit-Saint est Dieu. L'Écriture montre encore que la révélation des mystères est l'_uvre propre de Dieu, ainsi, au Livre de Daniel : Il y a un Dieu au ciel qui révèle les mystères. Or l'Écriture montre aussi que cette révélation des mystères est l'_uvre du Saint-Esprit. L'Apôtre dit aux Corinthiens : Dieu nous a révélé par son Esprit ; et encore : L'Esprit raconte les mystères. L'Esprit-Saint est donc Dieu. Enseigner d'un enseignement intime, c'est _uvre de Dieu, qui enseigne à l'homme la science, donne la sagesse aux sages, et le savoir à ceux qui entendent son enseignement. Or tout cela, c'est proprement l'_uvre du Saint Esprit dont le Seigneur dit : L'Esprit-Saint Paraclet, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses. L'Esprit Saint est donc de nature divine. A qui possède l'identité d'opération, appartient nécessairement l'identité de nature. Or le Fils et l'Esprit-Saint ont même opération. Que le Christ parle au c_ur des saints, l'Apôtre le montre bien quand il dit aux Corinthiens : Vous cherchez une preuve de celui qui parle en moi, le Christ ? Mais c'est aussi, sans doute possible, l'_uvre de l'Esprit-Saint : Ce n'est pas vous qui parlerez, c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous, lit-on en saint Matthieu. II y a donc identité de nature entre le Fils et l'Esprit-Saint, et par conséquent entre eux et le Père, puisque le Père et le Fils ont même nature. C'est encore le privilège de Dieu que de se faire une demeure dans l'âme des saints. S'adressant aux Corinthiens, l'Apôtre leur dit : Vous êtes le temple du Dieu vivant, selon la parole du Seigneur : j'habiterai chez eux. Ce que l'Apôtre attribue aussi à l'Esprit-Saint : Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit-Saint habite en vous ? L'Esprit-Saint est donc Dieu. Dieu seul a le don d'être partout. C'est moi, dit-il en Jérémie, qui emplit le ciel et la terre. Or ce don, l'Esprit le partage, lui aussi. L'Esprit du Seigneur, proclame le Livre de la Sagesse, a rempli l'orbe des terres. Où irai-je loin de ton Esprit, où fuirai-je loin de ta face ? Si je monte au ciel, tu y es. Le Seigneur dit encore à ses disciples : Vous recevrez la puissance de l'Esprit qui surviendra en vous, et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et en Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre. On doit en conclure que l'Esprit-Saint est partout, lui qui demeure au c_ur d'hommes en tous lieux répandus. L'Esprit-Saint est donc Dieu. L'Écriture d'ailleurs donne expressément à l'Esprit-Saint le nom de Dieu.Ananie, interroge saint Pierre, pourquoi Satan a-t-il induit ton c_ur à mentir à l'Esprit-Saint ? Et il ajoute : ce n'est pas aux hommes, mais à Dieu que tu as menti. L'Esprit-Saint est donc Dieu. Celui qui parle en langues, écrit saint Paul aux Corinthiens, ne parle pas aux hommes mais à Dieu : personne ne le comprend, car c'est l'Esprit qui lui dicte des mystères. Ce qu'il faut interpréter ainsi : l'Esprit-Saint parlait en ceux qui s'exprimaient en langues. L'Apôtre ajoutera : Il est écrit dans la loi : je parlerai à ce peuple dans des langues étrangères et par des lèvres étrangères, et ainsi il ne m'écoutera pas, dit le Seigneur. L'Esprit-Saint, qui exprime des mystères dans des langues et par des lèvres étrangères, est donc Dieu. L'Apôtre reprend encore : si tous prophétisent et qu'il entre un infidèle ou un non-initié, il est convaincu par tous, il est jugé par tous ; les secrets de son c_ur sont révélés de telle sorte que se prosternant la face contre terre, il adorera Dieu, proclamant que Dieu est vraiment au milieu de vous. Mise en rapport avec la citation précédente, - l'Esprit exprime des mystères -, la manifestation des secrets du c_ur apparaît clairement comme l'_uvre de l'Esprit-Saint. Ce qui est la marque propre de la divinité : Le c_ur de l'homme est corrompu et impénétrable, qui le connaîtra ? Moi, le Seigneur, qui scrute les c_urs et éprouve les reins, lit-on en Jérémie. Ainsi, selon l'Écriture, au jugement même de l'infidèle, celui-là qui révèle les secrets des c_urs est Dieu. L'Esprit-Saint est donc Dieu. S'adressant aux Corinthiens, l'Apôtre leur dit : Les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes ; Dieu n'est pas un Dieu de discorde mais de paix. Or les grâces prophétiques, ce que l'Écriture appelle les esprits des prophètes, viennent de l'Esprit-Saint. L'Esprit-Saint, qui dispense ainsi ces grâces non pour la discorde mais pour la paix, est donc Dieu, puisqu'il est dit : Dieu n'est pas un Dieu de discorde mais un Dieu de paix. L'adoption divine ne peut être que l'_uvre de Dieu. Aucune créature spirituelle n'est appelée fils de Dieu en vertu de sa nature, mais en vertu d'une grâce d'adoption. Aussi l'Apôtre attribue-t-il cette _uvre au Fils de Dieu, qui est vrai Dieu : Dieu a envoyé son Fils afin que nous recevions l'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint est cause de l'adoption. L'Apôtre écrira aux Romains : Vous avez reçu l'Esprit d'adoption filiale, en qui nous crions : Abba, Père. L'Esprit-Saint n'est donc pas une créature ; mais bien Dieu. D'ailleurs, si l'Esprit-Saint n'était pas Dieu, c'est créature qu'il lui faudrait être. Or il est évident que l'Esprit-Saint n'est pas une créature corporelle. Pas davantage n'est-il une créature spirituelle. Aucune créature spirituelle en effet ne peut se répandre à l'intime d'une autre créature, la créature n'étant pas participable, mais plutôt participante. Or l'Esprit-Saint est répandu à l'intime de l'âme des saints, participé pour ainsi dire par eux. Le Christ, lit-on dans l'Écriture, en fut rempli, et de même les Apôtres. L'Esprit-Saint n'est donc pas une créature, mais bien Dieu. Si quelqu'un prétend que les _uvres proprement divines dont il vient d'être question, ne sont pas attribuées à l'Esprit-Saint au titre de la causalité première, apanage de Dieu, mais au titre du ministère instrumental, part de la créature, la fausseté de cette opinion est manifestée à l'évidence par ces paroles de l'Apôtre : il y a diversité d'opérations, mais c'est le même Dieu qui opère tout en tous ; et ensuite, après l'énumération des divers dons de Dieu : C'est un même et seul Esprit qui opère toutes ces choses, les répartissant à chacun comme il lui plaît. C'est dire clairement que l'Esprit-Saint est Dieu, puisqu'on lui attribue des _uvres qu'on avait plus haut attribuées à Dieu, et puisqu'on affirme qu'il les accomplit selon son bon plaisir. Il est donc évident que l'Esprit-Saint est Dieu.

18 : L'ESPRIT-SAINT EST UNE PERSONNE SUBSISTANTE

On a prétendu que l'Esprit-Saint n'était pas une personne subsistante. Au dire de certains disciples de Macédonius, ce serait la divinité même du Père et du Fils. D'autres y verraient une certaine perfection de l'âme, sagesse ou charité, ou quelque chose de semblable, que Dieu nous conférerait et à quoi nous aurions part comme à des accidents créés. A l'encontre de tout cela, il nous faut montrer que l'Esprit-Saint n'est rien de tel. Ce ne sont pas en effet les formes accidentelles qui agissent à proprement parler, mais plutôt celui qui les possède, au gré de sa volonté ; le sage use de sa sagesse, comme il l'entend. Or l'Esprit-Saint, on l'a montré, agit au gré de sa volonté. On ne peut donc considérer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection accidentelle de l'âme. L'Esprit, c'est l'enseignement de l'Écriture, est cause de toutes les perfections de l'âme humaine. L'Apôtre dit aux Romains : La charité de Dieu a été répandue dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné ; et aux Corinthiens : A l'un est donnée par l'Esprit une parole de sagesse, à l'autre, une parole de science, selon le même Esprit. On ne peut donc considérer l'Esprit-Saint comme une quelconque perfection accidentelle de l'âme humaine, alors qu'il est la cause de toutes ces perfections. Que le nom d'Esprit-Saint, d'autre part, désigne l'essence du Père et du Fils, sans que ce même Esprit puisse s'en distinguer personnellement, voilà qui s'oppose à tout ce que l'Écriture nous en révèle. L'Esprit-Saint, lit-on en saint Jean, procède du Père, reçoit du Fils, ce qu'on ne saurait entendre de l'essence divine qui ne procède point du Père ni ne reçoit du Fils. Il faut donc affirmer que l'Esprit-Saint est une personne subsistante. La Sainte Écriture d'ailleurs parle clairement de l'Esprit-Saint comme d'une personne subsistante. Alors qu'ils servaient le Seigneur, lit-on dans les Actes, et qu'ils jeûnaient, l'Esprit-Saint leur dit : Mettez-moi à part Saul et Barnabé pour le travail auquel je les ai appelés. Et ceux-ci, chargés de mission par l'Esprit-Saint, s'en allèrent. Toujours dans les Actes, les Apôtres disent : Il a paru bon à l'Esprit saint et à nous de ne point vous imposer d'autre fardeau. On n'affirmerait pas tout cela de l'Esprit-Saint, s'il n'était pas une personne subsistante. Le Père et le Fils étant des personnes subsistantes, de nature divine, l'Esprit saint ne serait pas dénombré avec eux s'il n'était pas une personne subsistant dans la nature divine. C'est pourtant ce que fait le Seigneur, quand il dit à ses disciples, en saint Matthieu : Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. L'Apôtre fait de même, en écrivant aux Corinthiens : La grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu et la communication de l'Esprit-Saint soient avec vous tous, toujours. Saint Jean écrira dans sa 1re Épître ils sont trois à rendre témoignage dans le Ciel, le Père, le Verbe et l'Esprit Saint, et ces trois-là sont un. Il est ainsi montré clairement que non seulement l'Esprit-Saint est une personne subsistante comme le Père et le Fils, mais encore qu'il a avec eux unité d'essence. On pourrait chicaner là-contre et dire : autre chose est l'Esprit de Dieu, autre chose l'Esprit-Saint. Dans les citations précédentes, en effet, il est parlé tantôt d'Esprit de Dieu et tantôt d'Esprit-Saint. Qu'il y ait identité entre l'Esprit de Dieu et l'Esprit-Saint, l'Apôtre le montre clairement. Ayant dit : Dieu nous a révélé par l'Esprit-Saint, il ajoute en confirmation : l'Esprit en effet sonde tout, même les abîmes de Dieu, pour conclure enfin : ainsi ce qui est en Dieu, personne ne le connaît, si ce n'est l'Esprit de Dieu. Preuve évidente de l'identité de l'Esprit-Saint et de l'Esprit de Dieu. La même conclusion est imposée par ces paroles du Seigneur, en saint Matthieu : ce n'est pas vous qui parlerez, mais c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous : Marc donnant en lieu parallèle : ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit-Saint. Esprit-Saint et Esprit de Dieu, c'est manifestement tout un. Ainsi donc, tous les textes précédemment cités aboutissent à la même conclusion : l'Esprit-Saint n'est pas une créature, mais bien vrai Dieu ; on ne saurait donc être obligé d'affirmer, c'est évident, qu'il faille comprendre que l'Esprit saint emplit l'âme des saints et les habite, de la même manière que le diable dont il est dit qu'il emplit et habite certains, ainsi de Judas en qui Satan entra, après qu'il eut pris la bouchée de pain, on encore d'Ananie que Pierre, d'après certaines versions, interroge ainsi : Ananie, pourquoi Satan a-t-il empli ton c_ur ? Simple créature, le diable ne peut emplir quelqu'un par participation de lui-même ; il ne peut davantage habiter substantiellement l'âme d'autrui ; mais on dit de lui qu'il en remplit certains par les effets de sa malice, telle cette imprécation de l'Apôtre : Homme de toutes sortes de ruses et de mensonges! L'Esprit-Saint, qui est Dieu, peut, lui, habiter l'âme par sa propre substance et rendre bon par participation de lui-même. Dieu, il est en effet sa propre bonté, ce qui ne peut se vérifier d'aucune créature. Pour autant rien ne s'oppose à ce qu'il remplisse l'âme des saints des effets de sa puissance.

19 : COMMENT COMPRENDRE CE QUI EST DIT DE L'ESPRIT-SAINT

Instruits par le témoignage des Saintes Écritures, nous tenons fermement que l'Esprit-Saint est vrai Dieu, subsistant, personnellement distinct du Père et du Fils. Encore faut-il examiner de quelle manière entendre cette vérité, sous ses différents aspects, pour pouvoir la défendre contre les attaques des infidèles. Pour atteindre à la lumière en ce domaine, il faut poser d'abord qu'en toute nature intellectuelle se trouve nécessairement la volonté. L'intellect en effet passe à l'acte, à l'acte d'intellection, grâce à la forme intelligible, de même qu'une chose naturelle passe à l'acte dans son être naturel grâce à sa forme propre. Or une chose naturelle, par la forme qui la parfait dans son espèce, a pente vers les opérations qui lui sont propres et vers la fin que ces opérations lui permettent d'atteindre. Tel est un être, et telle la manière dont il agit et tend vers ce qui lui convient. De la forme intelligible doit donc découler dans l'intelligence en acte une inclination aux opérations et à la fin qui lui sont propres. Cette inclination, dans la nature intellectuelle, c'est la volonté, principe des opérations qui sont en nous et par lesquelles l'être doué d'intelligence _uvre en vue de sa fin, la fin et le bien étant l'objet même de la volonté. En tout être doué d'intelligence, il doit donc y avoir volonté. Une multiplicité d'actes, de désir, de jouissance, de haine, etc. paraissent relever de la volonté ; c'est l'amour pourtant qui se révèle en être l'unique principe et la commune racine. Essayons de comprendre. La volonté, a-t-on dit, se comporte dans les êtres doués d'intelligence comme l'inclination naturelle, ce qu'on nomme encore l'appétit naturel, dans les êtres naturels. L'inclination naturelle naît de ce qu'en vertu de sa forme, racine de l'inclination, l'être naturel est en affinité et en conformité avec ce vers quoi il tend, comme le corps lourd avec le lien inférieur. C'est ainsi que toute inclination de la volonté naît de l'appréhension d'une chose, perçue de par sa forme intelligible comme conforme et désirable. Or être ému de désir pour une chose, c'est l'aimer. Toute inclination de la volonté, et même tout appétit sensible, tire donc son origine de l'amour. Quand nous aimons une chose, nous la désirons si elle est absente, nous nous réjouissons de sa présence, nous nous attristons de ce qu'il y ait un obstacle entre elle et nous, nous haïssons tout ce qui nous en sépare et c'est pour nous un sujet de colère. Ainsi donc ce qui est aimé ne se trouve pas seulement dans l'intelligence de celui qui aime mais aussi dans sa volonté, de manière différente cependant dans l'une et dans l'autre. Dans l'intelligence, l'objet aimé se trouve selon sa ressemblance spécifique ; il se trouve par contre dans la volonté de l'aimant à la manière dont le terme d'un mouvement se trouve dans le principe moteur qui lui est proportionné de par la convenance et conformité qu'il y a entre le principe et le terme. Prenons l'exemple du feu : dans le feu, il y a d'une certaine manière mouvement de bas en haut, en raison de la légèreté qui donne au feu proportion et convenance avec un lien supérieur, alors que le feu qui naît se trouve dans le feu qui l'engendre selon la ressemblance de sa forme. Puisqu'il y a volonté en toute nature intellectuelle, et puisque Dieu est doué d'intelligence, il faut donc qu'il y ait en lui volonté ; non pas que la volonté de Dieu soit quelque chose qui vienne s'ajouter à son essence, pas plus que ne le fait l'intelligence. La volonté de Dieu, c'est la substance même de Dieu. Et comme l'intelligence de Dieu est aussi la substance même de Dieu, il s'ensuit qu'en lui intelligence et volonté sont une seule chose. Ce que nous avons dit au Livre Premier peut éclairer comment ce qui est multiple dans les autres êtres est un en Dieu. On a montré également que l'activité de Dieu est son essence même, et que l'essence de Dieu c'est sa volonté. Il ne peut donc y avoir en Dieu volonté virtuelle ou habituelle, mais seulement volonté actuelle. Or on a montré que tout acte de la volonté avait sa racine dans l'amour. Il y a donc nécessairement amour en Dieu. On a montré encore que l'objet propre de la volonté de Dieu est sa bonté. Dieu doit donc s'aimer lui-même et sa bonté, d'abord et par-dessus tout. Mais puisque l'aimé est nécessairement présent d'une certaine manière dans la volonté de l'aimant et que Dieu s'aime lui-même, il est nécessaire que Dieu soit présent dans sa volonté comme l'aimé dans l'aimant. L'aimé est dans l'aimant pour autant qu'il est aimé ; mais aimer, c'est un certain vouloir. Or le vouloir de Dieu est son être, tout aussi bien que sa volonté. La présence de Dieu dans sa volonté, par mode d'amour, n'est donc pas accidentelle comme pour nous, mais essentielle. Il faut donc que Dieu, considéré comme existant dans sa propre volonté, soit vraiment et substantiellement Dieu. La présence d'un être dans la volonté, comme aimé dans l'aimant, a un certain rapport avec l'opération qui le fait naître dans l'intelligence et avec la réalité elle-même dont on nomme verbe le concept intellectuel ; on ne saurait être aimé si, d'une certaine manière, on n'était connu, et ce n'est pas seulement la connaissance de l'aimé qui est objet d'amour, mais bien l'aimé lui-même en tant qu'il est bon. Il est donc nécessaire que l'amour par lequel Dieu est dans la volonté divine comme l'aimé dans l'aimant, procède et du Verbe de Dieu et de Dieu Père du Verbe. Étant prouvé, d'autre part, que la présence de l'aimé dans l'aimant ne se réalise pas selon la ressemblance spécifique, - comme le fait dans l'intelligence en acte la chose intellectuellement perçue -, étant prouvé par ailleurs que ce qui procède d'un autre à titre d'engendré procède de son générateur selon la ressemblance spécifique, il faut conclure que le processus grâce auquel une chose devient présente dans la volonté à titre d'aimé dans l'aimant, ne s'accomplit pas par mode de génération ; la définition de ce mode se trouvant par contre réalisée dans le processus grâce auquel une chose est rendue présente dans l'intelligence. Pour autant donc qu'il procède par mode d'amour, Dieu ne procède pas comme engendré. On ne peut donc, ainsi, lui donner le nom de fils. Mais parce que l'aimé existe dans la volonté comme facteur d'inclination, poussant intérieurement, d'une certaine manière, l'aimant vers la chose aimée, et que l'impulsion, de l'intérieur, est chez un vivant le fait de l'esprit, il paraît convenable de donner à Dieu procédant par mode d'amour, le nom d'Esprit, comme s'il était produit par une certaine spiration. Voilà pourquoi l'Apôtre attribue à l'Esprit et à l'Amour une certaine force d'impulsion. Ceux qui sont conduits par l'Esprit de Dieu, écrit-il aux Romains, ceux-là sont fils de Dieu ; et aux Corinthiens : La charité du Christ nous presse. Comme tout mouvement de l'intelligence reçoit son nom de son terme et que l'amour dont on vient de parler est ce par quoi Dieu s'aime lui-même, il convient de donner à Dieu procédant par mode d'amour, le nom d'Esprit-Saint, le mot saint servant habituellement à désigner tout ce qui est consacré à Dieu.

20 : DES EFFETS QUE L'ÉCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT PAR RAPPORT A LA CRÉATION TOUTE ENTIÈRE

Dans la ligne de ce qui vient d'être dit, il nous faut étudier les effets que la Sainte Écriture attribue à l'Esprit-Saint. On a montré déjà que la bonté de Dieu est la raison pour laquelle il veut qu'il y ait d'autres choses, et comment ces choses sont produites dans l'être par sa volonté. L'amour dont il aime sa propre bonté est donc la cause de la création des choses. Aussi certains philosophes de l'antiquité, Aristote par exemple au 1er Livre des Métaphysiques, ont-ils affirmé que l'amour des dieux était la cause de tout. Denys, dans les Noms divins, assure que l'amour de Dieu ne s'est point permis d'être infécond. Or on a établi plus haut que l'Esprit Saint procède par mode d'amour, de l'amour dont Dieu lui-même s'aime. L'Esprit Saint est donc le principe de la création des choses. C'est ce qu'exprime le Psaume : Envoie ton Esprit et elles seront créées. L'Esprit-Saint procède par mode d'amour, et l'amour est doté d'une certaine force d'impulsion et de mouvement. Il faut donc attribuer en propre à l'Esprit Saint le mouvement que Dieu communique aux choses. Le premier mouvement ou changement à concevoir comme produit par Dieu dans les choses est celui selon lequel il a produit des espèces diverses à partir d'une matière créée informe. Oeuvre que l'Écriture attribue à l'Esprit Saint : L'Esprit du Seigneur planait sur les eaux, nous dit la Genèse, et saint Augustin veut que l'on voie dans les eaux la matière première sur laquelle l'Esprit du Seigneur est dit planer, non pas comme sujet, mais comme principe du mouvement. Le gouvernement des choses par Dieu doit s'entendre comme une certaine motion selon laquelle Dieu dirige et met en mouvement tous les êtres vers leurs fins propres. Si donc l'impulsion et le mouvement sont, en raison de l'amour, le fait de l'Esprit-Saint, il convient de lui attribuer le gouvernement et le développement des êtres. Aussi bien, lit-on au Livre de Job : L'Esprit du Seigneur m'a fait ; et chante-on avec le Psaume : Ton bon Esprit me conduira dans la voie droite. Gouverner des sujets, c'est l'acte propre du Seigneur. Il convient donc d'attribuer la seigneurie à l'Esprit-Saint. L'Esprit est Seigneur, dit l'Apôtre ; et le Symbole de foi : Je crois en l'Esprit-Saint Seigneur. C'est le mouvement surtout qui manifeste la vie : nous appelons vivants les êtres qui se meuvent eux-mêmes, et d'une façon générale tout ce qui par soi-même peut se déterminer à l'action. Si donc, en raison de l'amour, la mise en mouvement et le mouvement appartiennent à l'Esprit-Saint, il convient de lui attribuer la vie. C'est l'Esprit qui donne la vie, dit saint Jean, et Ézéchiel : Je vous donnerai l'Esprit et vous vivrez. Dans le Symbole de foi nous professons croire en l'Esprit qui donne la vie. Ce qui d'ailleurs est en parfait accord avec le nom même d'Esprit : c'est l'esprit vital répandu dès le commencement dans tous les membres qui assure aux animaux leur vie corporelle.

21 : DES EFFETS QUE L'ÉCRITURE ATTRIBUE A L'ESPRIT-SAINT DANS L'ORDRE DES DONS ACCORDÉS PAR DIEU A LA CRÉATURE RAISONNABLE

Une autre ligne de réflexion se propose, qui concerne les effets propres à la nature raisonnable. Du moment que nous sommes assimilés, d'une certaine manière, à la perfection divine, nous disons que cette perfection nous est donnée par Dieu : ainsi de la sagesse qui nous est donnée par Dieu pour autant que nous sommes assimilés à la sagesse divine. Étant donné que le Saint-Esprit procède par amour, de l'amour dont Dieu s'aime lui-même, du fait qu'en aimant Dieu nous sommes rendus conformes à cet amour, nous disons que l'Esprit-Saint nous est donné par Dieu. L'amour de Dieu, dit l'Apôtre, a été répandu dans nos c_urs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné. Reconnaissons cependant que tout ce qui en nous est de Dieu, lui est rapporté comme à sa cause efficiente et comme à sa cause exemplaire : à sa cause efficiente, en tant que c'est par la puissance active de Dieu que quelque chose s'accomplit en nous ; à sa cause exemplaire, en tant que ce qui en nous est de Dieu, imite Dieu d'une certaine manière. Mais le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont même puissance comme même essence, il faut donc que tout ce que Dieu accomplit en nous, ait pour cause efficiente à la fois le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Or le verbe de sagesse qui nous est infusé par Dieu et grâce auquel nous connaissons Dieu, est spécialement représentatif du Fils. De même l'amour dont nous aimons Dieu est-il spécialement représentatif du Saint-Esprit. C'est pourquoi nous disons que la charité qui est en nous, bien que le Père, le Fils et le Saint-Esprit en soient la cause, est en nous spécialement par le Saint-Esprit. Les _uvres de Dieu ne commencent pas seulement à exister de par l'action divine ; cette action les tient encore dans l'être. Or rien ne peut agir là où il n'est pas ; agent et _uvre doivent se trouver ensemble en acte, comme le moteur et l'objet mis en mouvement. Partout où il y a _uvre de Dieu, Dieu doit s'y trouver à titre d'auteur. Aussi bien l'amour dont nous aimons Dieu, se trouvant en nous du fait de l'Esprit-Saint, l'Esprit-Saint lui-même doit se trouver en nous, aussi longtemps que nous demeurons dans la charité. Ne savez-vous pas, dit saint Paul aux Corinthiens, que vous êtes le temple de Dieu et que l'Esprit-Saint habite en vous ? Étant donné d'autre part que l'Esprit-Saint nous rend amis de Dieu, et que l'être aimé, en tant qu'aimé, habite celui qui l'aime, il est nécessaire que le Père et le Fils, grâce à l'Esprit-Saint, habitent aussi en nous. Nous viendrons en lui, - en celui qui aime Dieu -, dit le Seigneur en saint Jean, et nous ferons en lui notre demeure ; et saint Jean dans sa 1re Épître : En cela nous connaissons qu'il demeure en nous par l'Esprit qu'il nous a donné. Dieu aime d'un amour infini ceux qu'il s'est constitué ses amis par l'Esprit-Saint. Il n'y a qu'un tel amour qui puisse conférer un tel bien, selon la parole du Seigneur au Livre des Proverbes : J'aime ceux qui m'aiment ; saint Jean dira : Non pas que ce soit nous qui avons aimé Dieu en premier, mais bien Dieu le premier qui nous a aimés. Or tout être qui est objet d'amour habite celui qui l'aime. En vertu de l'Esprit-Saint ce n'est donc pas seulement Dieu qui habite en nous, mais nous-mêmes qui devons habiter en Dieu. Celui qui demeure dans la charité, dit saint Jean, demeure en Dieu et Dieu en lui, et encore : Nous savons que nous demeurons en lui et lui en nous, parce qu'ils nous a donné de son Saint-Esprit. C'est le privilège de l'amitié que l'ami révèle ses secrets à son ami. L'amitié crée en effet la communauté des sentiments, et fait pour ainsi dire de leur c_urs un seul ; aussi ce que l'on confie à un ami ne semble pas quitter son propre c_ur. Voilà pourquoi le Seigneur pourra dire à ses disciples : Je ne vous appellerai plus désormais mes serviteurs mais mes amis, car tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître. L'Esprit-Saint nous constituant amis de Dieu, il convient donc de lui attribuer la révélation aux hommes des mystères de Dieu. Tel est le sens de la parole de l'Apôtre : Il est écrit que l'_il n'a pas vu ni l'oreille entendu, ni qu'il soit monté au c_ur de l'homme, ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment ; mais Dieu nous l'a révélé par son Saint-Esprit. La parole de l'homme naît de ce qu'il connaît ; on attribuera donc avec raison au Saint-Esprit les paroles de l'homme sur les divins mystères, ainsi dans la 1re Épître aux Corinthiens : C'est par l'Esprit qu'il parle des mystères ; et encore, en saint Matthieu : Ce n'est pas vous qui parlerez, mais l'Esprit du Père qui parlera en vous. Et saint Pierre de dire des prophètes : C'est poussés par l'Esprit Saint que les saints hommes de Dieu ont parlé. C'est bien ce que nous fait dire le Symbole de foi : Qui a parlé par les Prophètes. L'amitié n'a pas pour seul privilège de nous faire révéler nos secrets à nos amis, en raison de la communauté de sentiments ; cette même communauté exige que l'on donne à son ami ce que l'on possède. Au dire du Philosophe, un ami est pour un homme un autre soi-même. On doit donc subvenir aux besoins de son ami comme aux siens propres, en lui donnant ce que l'on a. D'où cette définition de l'amitié : Vouloir et faire du bien à son ami, définition conforme à cette parole de saint Jean : Celui qui possède les biens de ce monde et qui voyant son frère dans la nécessité lui fermera ses entrailles, comment l'amour de Dieu habite-t-il en lui ? C'est en Dieu que tout cela a sa plus haute réalisation, lui dont l'agir répond parfaitement au vouloir. Aussi bien convient-il de dire que tous les dons de Dieu nous viennent par l'Esprit-Saint. A l'un l'Esprit donne une parole de sagesse, à l'autre une parole de science, selon le même Esprit, dit l'Apôtre, qui conclut, après avoir énuméré les différents dons : C'est un seul et même Esprit qui produit tous ces dons, les répartissant à chacun selon qu'il lui plaît. Autre exemple éclairant : pour qu'un corps puisse se joindre au feu, il lui faut devenir conforme au feu en acquérant cette légèreté qui donne au feu son mouvement propre. De même en va-t-il pour la béatitude de la fruition divine, propre à Dieu de par sa nature. Pour que l'homme y parvienne, il lui faut d'abord se rendre conforme à Dieu grâce à certaines qualités spirituelles ; il faut ensuite que ces perfections président à son action ; alors il pourra atteindre la béatitude. Or les dons spirituels, avons-nous dit, nous viennent par l'Esprit-Saint. C'est donc grâce à lui toujours que la route de la béatitude nous est ouverte. Triple étape qu'évoque ainsi l'Apôtre : Dieu nous a oints, Dieu nous a marqués d'un sceau ; il a mis dans nos c_urs le gage de l'Esprit. Et encore : Vous avez été marqués du sceau de l'Esprit de la promesse, cet Esprit qui est le gage de notre héritage. La marque du sceau se rapporte, semble-t-il, à la ressemblance de configuration, l'onction à l'aptitude de l'homme à l'égard des _uvres de perfection, le gage à l'espérance qui nous oriente vers l'héritage céleste, accomplissement de la béatitude. La bienveillance que l'on porte à quelqu'un pousse parfois à l'adopter pour fils, à telle enseigne que l'héritage du père adoptif passera au fils d'adoption. C'est avec raison que l'on peut, selon le mot de saint Paul aux Romains, attribuer à l'Esprit-Saint l'adoption des fils de Dieu : Vous avez reçu l'Esprit d'adoption des fils, en qui nous crions : Abba, Père. Dès qu'une amitié s'est nouée entre deux hommes, toute injure, qui serait de nature à lui porter ombrage, se voit écartée. L'amour couvre toutes les fautes, dit le Proverbe. Aussi bien, puisque c'est l'Esprit-Saint qui fonde notre amitié avec Dieu, est-il normal que ce soit par lui que Dieu nous remette nos péchés : Recevez l'Esprit-Saint, dira le Seigneur à ses disciples, ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. En saint Matthieu, le pardon des péchés est dénié à ceux qui blasphèment contre le Saint-Esprit, comme n'ayant pas en eux ce par quoi l'homme peut obtenir le pardon de ses fautes. De là vient aussi que nous disons du Saint-Esprit qu'il nous renouvelle, qu'il nous purifie, qu'il nous lave. Envoie ton Esprit et les choses seront créées et tu renouvellera la face de la terre, chante le Psaume. Aux Éphésiens Paul dira : Renouvelez-vous intérieurement dans l'Esprit. Et en Isaïe, on peut lire : Quand le Seigneur aura lavé les souillures des fils de Sion, et du milieu de la ville le sang de ses filles, dans l'Esprit de jugement et dans l'Esprit de feu.

22 : DU RÔLE QUE L'ÉCRITURE FAIT JOUER A L'ESPRIT-SAINT DANS LE RETOUR DE LA CRÉATURE VERS DIEU

Nous venons de voir le rôle que l'Écriture fait jouer au Saint-Esprit dans l'action créatrice de Dieu à notre égard. Voyons maintenant comment l'Esprit-Saint nous entraîne dans notre retour vers Dieu. Le privilège par excellence de l'amitié, semble-t-il, c'est que l'on puisse vivre dans l'intimité de son ami. Selon la parole de l'Apôtre : Notre Dieu est dans les cieux, l'intimité de l'homme avec Dieu se réalise dans la contemplation de Dieu. Étant donné que c'est l'Esprit-Saint qui nous rend amis de Dieu, il est normal que ce soit lui qui nous constitue contemplateurs de Dieu. Ce qui faisait dire à l'Apôtre : Quant à nous tous, regardant et visage découvert la gloire de Dieu, nous sommes transformés de clarté en clarté, comme par l'Esprit du Seigneur. C'est un autre trait de l'amitié que de se réjouir de la présence de son ami, de trouver sa joie dans ses paroles et dans ses gestes, de chercher en lui réconfort en face de tous les sujets d'inquiétude ; aussi dans les moments de tristesse, cherche-t-on refuge surtout près des amis dans l'espoir d'être consolé. Or c'est l'Esprit-Saint qui nous introduit dans l'amitié de Dieu, qui le fait habiter en nous et nous en lui. Il est donc normal que ce soit par l'Esprit-Saint que nous vienne la joie de Dieu et le réconfort contre toutes les oppositions et tous les assauts du monde. Tel est bien le sens du Psaume : Rends-moi la joie de ton salut et soutiens-moi par l'Esprit directeur ; tel encore le sens de cette parole de saint Paul : Le Royaume de Dieu, c'est la justice, la paix et la joie dans l'Esprit-Saint ; et de cette parole du Livre des Actes : l'Église avait la paix ; elle se développait et marchait dans la crainte de Dieu, remplie de la consolation de l'Esprit-Saint. C'est aussi la raison pour laquelle le Seigneur l'appelle l'Esprit-Saint Paraclet, c'est-à-dire Consolateur : Le Consolateur, l'Esprit-Saint... Un autre trait caractéristique de l'amitié, c'est d'accorder sa volonté à la volonté de l'ami. La volonté de Dieu, elle, nous est manifestée par ses préceptes. Il relève donc de l'amour dont nous aimons Dieu que nous accomplissions ses commandements : Si vous m'aimez, gardez mes commandements, nous dit le Seigneur en saint Jean. Puisque c'est l'Esprit-Saint qui nous constitue amis de Dieu, c'est lui encore qui nous pousse en quelque sorte à accomplir les commandements de Dieu : Ceux que meut l'Esprit de Dieu, ceux-là sont Fils de Dieu, écrit saint Paul aux Romains. Remarquons cependant que les fils de Dieu, l'Esprit-Saint ne les meut pas comme des esclaves, mais comme des hommes libres. L'homme libre est celui qui est maître de lui-même, dit le Philosophe au 1er Livre des Métaphysiques. Nous faisons librement ce que nous accomplissons par décision personnelle, autrement dit par volonté. Toute action accomplie contre la volonté, en effet, n'est pas une action libre, mais une action servile ; qu'il s'agisse de violence absolue, quand par exemple le principe de l'action est totalement extérieur, ne conférant aucune force à qui en est la victime, - (que l'on songe à quelqu'un qui est poussé violemment) - ; ou qu'il s'agisse d'une violence mêlée de volontaire, lorsque quelqu'un par exemple veut faire ou subir une moindre contrainte pour en éviter une plus grande. L'Esprit-Saint, lui, faisant de nous des amis de Dieu, nous incline à agir de telle sorte que tette action soit volontaire. Fils de Dieu que nous sommes, l'Esprit-Saint nous donne donc d'agir librement, par amour, et non pas servilement, par crainte. Saint Paul le déclare aux Romains : Ce n'est pas un esprit de servitude que vous avez reçu, pour être à nouveau dans la crainte, mais l'Esprit d'adoption des fils. La volonté est orientée vers ce qui est réellement le bien. Qu'en raison d'une passion, qu'en raison d'une habitude ou d'une disposition mauvaise, l'homme se détourne de ce qui est le bien réel, il agira servilement, pour autant qu'il y est poussé par quelque agent extérieur, compte tenu de l'orientation naturelle de la volonté. Si par contre on regarde l'acte de la volonté, de la volonté orientée vers un bien apparent, c'est librement que l'homme agit en suivant une passion ou une habitude mauvaise ; il agirait servilement, au contraire, si, dans la même disposition de la volonté, il s'abstenait de faire ce qu'il veut, dans la crainte d'une loi qui l'interdit. L'Esprit-Saint, lui, oriente par amour notre volonté vers le vrai bien auquel elle est naturellement orientée ; aussi bien nous délivre-t-il tant de la servitude qui nous fait agir, esclaves de la passion et des suites du péché, contre l'orientation de la volonté, que de la servitude qui nous fait agir, soumis à la loi, contre le mouvement de notre volonté non point comme des amis mais comme des esclaves. Là où est l'Esprit du Seigneur, proclame à juste titre l'Apôtre, là est la liberté ; et encore : Si vous êtes sous la conduite de l'Esprit, vous n'êtes plus sous la loi. Voilà pourquoi on dit encore de l'Esprit-Saint qu'il mortifie les _uvres de la chair ; par son amour l'Esprit-Saint nous oriente vers le vrai bien dont nous détournent les passions de la chair, selon la parole de l'Apôtre : Si, par l'Esprit, vous mortifiez les _uvres de la chair, vous vivrez.

23 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS CITÉES PLUS HAUT CONTRE LA DIVINITÉ DE L'ESPRIT-SAINT

Reste à répondre aux objections citées plus haut et d'où l'on semblait conclure que l'Esprit-Saint était une créature et non pas Dieu. 1. Premier motif de réflexion : le mot esprit est emprunté, semble-t-il, au phénomène de la respiration des animaux qui inspirent et expirent l'air avec un certain mouvement. De là le mot esprit en est venu à désigner n'importe quel ébranlement ou mouvement de corps aérien. C'est ainsi que le Psaume nomme esprit le vent : Feu, grêle, neige, glace, esprits des tempêtes, qui accomplissez sa parole. Ainsi encore la vapeur subtile, répandue à travers les membres pour leur permettre de se mouvoir, reçoit-elle le nom d'esprit. Par ailleurs, étant donné que l'air est invisible, le mot esprit s'est vu appliquer ensuite à toutes les puissances invisibles, sources d'action. Voilà pourquoi reçoivent le nom d'esprit, l'âme sensitive, l'âme raisonnable, les anges, Dieu ; et à titre spécial, Dieu, en tant qu'il procède par mode d'amour, parce que l'amour évoque une puissance d'action. - Ainsi, quand Amos dit de Dieu qu'il crée l'esprit, on doit l'entendre du vent, comme le porte très clairement la version dont nous nous servons, ce qui est d'ailleurs en parfait accord avec le contexte immédiat, disant de Dieu qu'il forme les montagnes. - Quant à la citation de Zacharie : Dieu crée et façonne l'esprit de l'homme en lui, il faut l'entendre de l'âme humaine. On ne peut donc conclure de tout cela que l'Esprit-Saint est une créature. 2. On ne peut davantage le conclure de cette parole du Seigneur concernant l'Esprit-Saint : Il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu'il aura entendu. L'Esprit-Saint, nous l'avons vu, est Dieu, procédant de Dieu. Il doit donc tenir son essence d'un autre, ainsi qu'on l'a dit du Fils. Comme, en Dieu, science, puissance et action sont son essence même, le Fils et l'Esprit-Saint tiennent d'un autre toute science, toute puissance et toute action, le Fils du Père seulement, l'Esprit Saint du Père et du Fils. Et comme une des opérations de l'Esprit-Saint est de parler aux c_urs des saints, on dira qu'il ne parle pas de lui-même, car il n'agit pas de lui-même. Pour lui, entendre, c'est recevoir la science, tout comme l'essence, du Père et du Fils ; aussi bien, puisque l'Écriture a l'habitude de se servir des réalités humaines pour nous révéler les mystères de Dieu, est-ce par l'audition que nous recevons la science. Que le Seigneur dise, au futur : il entendra, alors que l'Esprit-Saint le fait de toute éternité, ne doit pas nous troubler ; des mots aptes à désigner n'importe quel temps peuvent bien s'appliquer à l'éternel, puisque l'éternel embrasse le temps tout entier. 3. Pour les mêmes raisons, la mission qui fait dire de l'Esprit-Saint qu'il est envoyé par le Père et par le Fils ne peut nous amener à conclure qu'il est créature. Du Fils de Dieu, on l'a vu, il est dit qu'il a été envoyé, parce qu'il est apparu aux hommes dans une chair visible et qu'ainsi il s'est trouvé d'une manière nouvelle, qu'il n'avait pas auparavant, c'est-à-dire d'une manière visible, présent au monde auquel il était présent depuis toujours, comme Dieu, d'une manière invisible. Ce que le Fils accomplissait là, il le faisait de par la volonté de son Père ; d'où l'expression : envoyé par le Père. C'est aussi d'une manière visible que le Saint-Esprit est apparu, soit sous l'apparence d'une colombe sur le Christ, au baptême, soit en langue de feu sur les Apôtres. Bien qu'il ne soit pas devenu colombe ou feu, comme le Christ s'était fait homme, c'est cependant sous certains signes et sous certaines apparences visibles qu'il est apparu, se rendant ainsi présent au monde d'une manière nouvelle, d'une manière visible. Et cela de par le Père et de par le Fils, d'où l'expression : envoyé par le Père et par le Fils. Ce qui ne prouve pas qu'il leur est inférieur ; mais bien qu'il procède d'eux. Il est pourtant un autre mode sous lequel on dit du Fils et de l'Esprit qu'ils sont envoyés de manière invisible. Nous avons vu comment le Fils procède du Père par mode de connaissance, de cette connaissance dont Dieu se connaît lui-même, et comment l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils par mode d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-même. Du fait que l'Esprit-Saint fait d'un homme un ami de Dieu, il est son hôte ; il est ainsi en lui sous un mode nouveau, habitant cet homme selon un effet nouveau et propre. Et puisque c'est de par le Père et de par le Fils que l'Esprit-Saint accomplit dans l'homme cet effet nouveau, on dit qu'il est envoyé par le Père et par le Fils de manière invisible. On dira de même du Fils qu'il est envoyé dans l'âme d'un homme, lorsque cet homme est ainsi établi dans la connaissance de Dieu, que de cette connaissance l'amour procède en lui. Il est donc clair que ce mode de mission n'entraîne pas davantage d'infériorité dans le Fils et dans l'Esprit, mais implique simplement procession d'un autre. 4. L'Esprit-Saint n'est pas davantage exclu de la divinité parce que de temps en temps Père et Fils sont énumérés ensemble, sans qu'il soit fait mention de l'Esprit-Saint. L'Écriture sous-entend par là que tout ce qui relève de la divinité et qui est dit de l'une des trois personnes doit être compris des trois ensemble, du fait qu'elles sont un seul Dieu. On ne peut penser Dieu le Père sans le Verbe et sans l'Amour, et réciproquement : aussi bien dans un seul des trois, doit-on saisir tous les trois. Ainsi fait-on parfois mention du Fils seul, en ce qui est commun aux trois : Personne ne connaît le Père, si ce n'est le Fils, bien que le Père et l'Esprit-Saint connaissent le Père. De même l'Apôtre dira de l'Esprit-Saint : ce qui est de Dieu, personne ne le connaît si ce n'est l'esprit de Dieu, bien que ni le Père ni le Fils, c'est incontestable, ne soient exclus de cette connaissance des divins mystères. 5. On ne peut non plus conclure que l'Esprit-Saint est une créature, de certaines paroles de l'Écriture qui le concernent et font allusion au mouvement. De telles expressions sont à prendre dans un sens métaphorique. C'est à Dieu même parfois que l'Écriture attribue le mouvement ; ainsi dans la Genèse : Lorsqu'ils entendirent la voix du Seigneur qui marchait dans le jardin, et encore : je descendrai, et je verrai s'ils ont accompli en fait (ce que dénonce) la clameur (qui est venue jusqu'à moi). Quand l'Écriture nous dit que l'Esprit du Seigneur planait sur les eaux, il faut l'entendre comme de la volonté qui se porte sur son objet, de l'amour qui se porte sur l'être aimé. Certains pourtant voudraient l'entendre, non point de l'Esprit-Saint, mais de l'air dont le lieu naturel est au-dessus de l'eau et dont les multiples transformations seraient signifiées par le « il planait sur les eaux ». La promesse : Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, est à entendre de la manière dont on dit que l'Esprit-Saint est envoyé aux hommes par le Père et par le Fils. Le terme d'effusion (ou son équivalent) signifie l'abondance des effets de l'Esprit-Saint qui ne se cantonnera pas à un seul mais se répandra sur un grand nombre d'où d'ailleurs il rejaillira en quelque manière sur d'autres, comme cela se produit dans les effusions matérielles. 6. L'expression suivante : Je prendrai de l'Esprit qui est sur toi et je le mettrai sur eux, ne doit pas s'interpréter de l'essence même ou de la personne de l'Esprit Saint, qui est indivisible, mais de ses effets selon lesquels il habite en nous, effets capables dans l'homme d'augmentation ou de diminution. Non point d'ailleurs que ce que l'on enlève à l'un doive être accordé à l'autre dans une identité numérique, comme cela se produit chez les êtres corporels ; non, cela signifie qu'un effet semblable peut grandir chez l'un, alors qu'il décroît chez l'autre. Il n'est pas requis davantage que le même effet, pour enrichir l'un, doive être enlevé à l'autre : un même don spirituel peut être simultanément possédé par un grand nombre sans aucun détriment pour qui que ce soit. La citation qui précède ne doit donc pas être interprétée comme une soustraction aux dons spirituels de Moïse, dans le but d'en enrichir autrui ; elle doit être interprétée simplement en référence à un acte ou à une fonction : ce que l'Esprit-Saint avait accompli jusque là par le seul ministère de Moise, il l'accomplirait désormais par plusieurs. Élisée ne demandait pas davantage que l'essence ou la personne de l'Esprit Saint s'accrut du double, mais que les deux effets de l'Esprit-Saint qui étaient en Élie, la prophétie et le don des miracles, se trouvent aussi en lui. Rien ne s'opposait d'ailleurs à ce que l'un ait part à un effet de l'Esprit-Saint plus abondamment que l'autre, selon le double ou toute autre proportion, à la mesure limitée de l'un et de l'autre. Mais il n'est pas plausible qu'Élisée l'ait demandé pour être supérieur à son maître dans un don spirituel. 7. Il est d'usage courant dans l'Écriture d'attribuer à Dieu, en raison d'une certaine analogie, les passions de l'âme humaine : Le Seigneur s'est pris de colère contre son peuple, dit le Psaume. C'est en vertu de la ressemblance des effets qu'on dit de Dieu qu'il s'est mis en colère : il punit, comme le font les gens en colère. Aussi le Psalmiste d'ajouter : Et il les a livrés aux mains des nations. C'est aussi en raison d'une similitude d'effet qu'on dit de l'Esprit-Saint qu'il s'attriste : il abandonne les pécheurs, comme les hommes abandonnent ceux qui leur ont fait de la peine. 8. Il est encore d'usage courant, dans l'Écriture, d'attribuer à Dieu ce qu'il accomplit dans l'homme. Ainsi lit-on dans la Genèse : J'ai appris maintenant que tu crains Dieu, pour : j'ai maintenant fait connaître, etc.. On dira encore de l'Esprit qu'il prie, parce qu'il fait prier les hommes ; il met en effet dans nos c_urs l'amour de Dieu, cet amour qui éveille en nous le désir de jouir de lui ; épris de ce désir, nous le prions. 9. Comme l'Esprit-Saint procède par mode d'amour, de cet amour dont Dieu s'aime lui-même, et que c'est du même amour que Dieu s'aime lui-même et aime tout le reste en raison de sa bonté, il est évident que l'amour dont Dieu nous aime relève de l'Esprit-Saint. Et de même l'amour dont nous aimons Dieu, puisque c'est lui qui nous rend amis de Dieu. Sous l'un et l'autre rapport il appartient à l'Esprit-Saint d'être donné. En raison d'abord de l'amour dont Dieu nous aime, selon l'usage de parler qui veut que l'on donne son amour à quelqu'un quand on commence à l'aimer. Bien sûr, sous le rapport de la volonté divine dont il nous aime, Dieu ne commence pas à aimer quelqu'un dans le temps, mais c'est dans le temps, lorsque Dieu attire tel homme à lui, que l'effet de cet amour prend dans cet homme. Il appartient aussi à l'Esprit-Saint d'être donné en raison de l'amour dont nous aimons Dieu, puisque c'est l'Esprit qui le met en nous ; conformément à cet amour, il habite en nous et nous le possédons de telle sorte que grâce à lui nous puissions jouir de Dieu. Et comme d'être en nous et nous de le posséder, en raison de l'amour qu'il met en nous, l'Esprit-Saint le réalise de par la volonté du Père et du Fils, il est normal de dire qu'il nous est donné par le Père et par le Fils. Cela ne veut pas dire qu'il est inférieur au Père et au Fils mais qu'il prend origine en eux. On dit d'ailleurs qu'il se donne lui-même à nous, en tant qu'avec le Père et le Fils, il est cause de l'amour selon lequel il habite en nous. 10. Si le Saint-Esprit est vraiment Dieu et s'il tient du Père et du Fils la véritable nature divine, il ne peut pourtant pas être fils. Le nom de fils désigne qui est engendré ; si donc un être quelconque reçoit d'un autre sa nature, non pas par génération, mais de toute autre manière, la notion de filiation ne se vérifierait pas en lui. Supposons un homme qui, doté d'un pouvoir miraculeux, fabriquerait un homme à partir d'une quelconque partie de lui-même, ou encore d'une manière tout extérieure, à l'exemple d'une _uvre d'art ; l'homme ainsi produit ne serait pas appelé le fils de celui qui l'aurait ainsi produit, car il ne procéderait pas de lui par naissance. La procession de l'Esprit-Saint ne réalise pas la définition de la naissance, on l'a vu. L'Esprit-Saint, bien que tenant du Père et du Fils la nature divine, ne peut cependant pas être appelé leur fils. 11. Il n'est pas contraire à la raison que dans la nature divine seulement, la nature se communique de diverses manières, puisque en Dieu et en Dieu seul, l'opération est l'être même. Aussi bien, puisque, en lui, comme en toute nature intellectuelle, il y a acte d'intelligence et acte de volonté, ce qui procède en lui par mode d'intelligence comme Verbe, ou par mode d'amour et de volonté comme amour, doit avoir l'être divin et être Dieu. Ainsi donc Fils aussi bien qu'Esprit sont véritablement Dieu. Voilà dit ce qu'il fallait sur la divinité de l'Esprit-Saint. A partir de ce qu'on a dit de la naissance du Fils, il va falloir maintenant examiner les difficultés qui concernent sa procession.

24 : L'ESPRIT-SAINT PROCÈDE DU FILS

Se fourvoyant dans les questions qui touchent à la procession de l'Esprit-Saint, certains ont prétendu que l'Esprit-Saint ne procédait pas du Fils. Il faut donc montrer que l'Esprit-Saint procède du Fils. L'Écriture affirme clairement en effet que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils : Si quelqu'un n'a pas l'Esprit du Christ, dit Paul aux Romains, il ne lui appartient pas. Et pour que l'on ne puisse pas dire qu'autre est l'Esprit qui procède du Père, autre l'Esprit du Fils, les mêmes paroles de l'Apôtre montrent que l'Esprit du Père et l'Esprit du Fils, c'est un même Esprit. La parole que nous venons de citer était en effet précédée de ceci : Si l'Esprit de Dieu habite en vous. On ne peut dire de l'Esprit-Saint qu'il est l'Esprit du Christ du seul fait que le Christ l'a reçu comme homme. Jésus, rempli de l'Esprit-Saint, nous dit saint Luc, revint du Jourdain. Paul en effet écrit aux Galates : Parce que vous êtes fils de Dieu, Dieu a envoyé dans vos c_urs l'Esprit de son Fils, qui crie Abba, Père. C'est donc comme Esprit du Fils de Dieu que l'Esprit-Saint fait de nous des fils de Dieu. Or nous devenons fils de Dieu par adoption, par assimilation à celui qui est Fils de Dieu par nature, selon cette parole de l'Apôtre : Ceux qu'il a connus d'avance, il les a aussi prédestinés à devenir conformes à l'image de son Fils, afin que son Fils soit le premier-né d'un grand nombre de frères. L'Esprit-Saint est donc l'Esprit du Christ, en tant que celui-ci est Fils de Dieu par nature. Mais l'Esprit-Saint ne peut être dit Esprit du Fils de Dieu sous un autre rapport que celui de son origine, puisque c'est la seule distinction qui intervienne en Dieu. Il est donc nécessaire de dire que l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils, parce qu'il en procède. L'Esprit-Saint est envoyé par le Fils : Lorsque sera venu le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, dit le Seigneur en saint Jean. Mais qui envoie a autorité, d'une certaine manière, sur son envoyé. On doit donc dire que le Fils a une certaine autorité sur le Saint-Esprit, non point qu'il s'agisse d'une autorité souveraine ou supérieure ; il ne peut s'agir que d'un rapport d'origine. L'Esprit-Saint procède donc du Fils. On avancera que le Fils lui-même est envoyé par l'Esprit-Saint, selon le mot du Seigneur en salut Luc, déclarant accomplie en lui la parole d'Isaïe : L'Esprit du Seigneur est sur moi, il m'a envoyé évangéliser les pauvres. Mais il faut bien penser que c'est selon la nature qu'il a assumée que le Fils est envoyé par l'Esprit-Saint. Or l'Esprit-Saint, lui, n'a pas assumé de nature créée, de telle sorte qu'on puisse le dire, selon cette nature, envoyé par le Fils, ou soumis sous ce rapport à l'autorité du Fils. Reste donc que sous le rapport de la personne éternelle, le Fils a autorité sur l'Esprit-Saint. En saint Jean, le Fils dit de l'Esprit-Saint : Il me glorifiera parce qu'il recevra ce qui est de moi. Or on ne peut pas dire qu'il reçoit ce qui est du Fils sans pourtant qu'il ne reçoive du Fils, comme si l'on disait qu'il reçoit du Père l'essence divine qui appartient au Fils. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : Tout ce que possède mon Père est à moi. C'est pourquoi je vous ai dit qu'il recevra ce qui est de moi. Si, en effet, tout ce qui appartient au Père appartient aussi au Fils, il faut que l'autorité du Père, en tant que le Père est principe de l'Esprit-Saint, appartienne aussi au Fils. De même donc que l'Esprit-Saint reçoit du Père ce qui est au Père, ainsi il reçoit du Fils ce qui est au Fils. On peut en appeler dans ce sens aux textes des Pères de l'Église, y compris des Pères grecs. Voici d'abord saint Athanase : L'Esprit-Saint est du Père et du Fils, ni fait, ni créé, ni engendré, mais procédant. Voici saint Cyrille dans la lettre que reçut de lui le Concile de Chalcédoine : L'Esprit de Vérité s'appelle et est réellement l'Esprit de Vérité, et il découle d'elle, la Vérité, comme aussi de Dieu le Père. Voici enfin Didyme dans son Traité du Saint-Esprit : Le Fils n'est rien en dehors de ce qui lui est donné par le Père et pas davantage la personne de l'Esprit-Saint en dehors de ce qui lui est donné par le Fils. Or il est stupide d'accorder, comme font certains, que l'Esprit-Saint est bien du Fils, découle de lui, mais n'en procède pas. Parmi tous les mots en effet qui se rapportent à l'origine, c'est le terme de procession qui a l'extension la plus grande : tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, est à partir d'un être, on le dit procéder de lui. Comme, d'autre part, il est préférable de désigner les mystères divins par des termes communs plutôt que par des termes particuliers, le mot de procession est celui qui convient le mieux pour désigner l'origine des personnes divines. Si donc l'on accorde que l'Esprit-Saint est du Fils, découle de lui, on devra accorder qu'il procède de lui. On lit dans la définition du Ve Concile : Nous suivons en tout les saints Pères et Docteurs de l'Église, Athanase, Hilaire, Basile, Grégoire le Théologien et Grégoire de Nysse, Ambroise, Augustin, Théophile, Jean de Constantinople, Cyrille, Léon, Proclus, et nous recevons tout ce qu'ils ont dit sur la foi orthodoxe et sur la condamnation des hérétiques. Or il ressort clairement de multiples textes de saint Augustin, surtout dans ses traités De Trinitate et Super Joannem, que l'Esprit-Saint est du Fils. Il faut donc accorder que l'Esprit-Saint procède du Fils, tout comme il procède du Père. Des preuves de raison viennent éclairer cette conclusion. Dans les choses, une fois écartée la distinction de la matière, qui ne saurait trouver place chez les personnes divines, on ne trouve de distinction qu'en vertu d'une certaine opposition. Les choses qui n'ont entre elles aucune opposition peuvent se rencontrer dans un même sujet : elles n'ont pas en elles de quoi les distinguer. Ce qui est blanc et ce qui est triangulaire, bien que divers, peut se trouver réunis dans un même sujet, parce que ne s'opposant pas. Or les Sources de la Foi catholique nous obligent à affirmer que l'Esprit-Saint se distingue du Fils ; autrement il n'y aurait pas trinité mais dualité de personnes. Il faut donc qu'il y ait à l'origine de cette distinction une certaine opposition. Non point opposition d'affirmation et de négation, par laquelle les existants se distinguent des non-existants. Pas davantage opposition de privation et d'avoir, qui fait que les existants parfaits se distinguent des existants imparfaits. Il ne peut s'agir non plus d'opposition de contrariété selon laquelle se distinguent les existants de forme différente, la contrariété, pour les philosophes, étant différence formelle. Une telle différence ne trouve pas place dans les personnes divines dont la forme est unique, comme est unique leur essence, ainsi que l'Apôtre le dit du Fils : quand il était dans la forme de Dieu, c'est-à-dire dans la forme du Père. Reste donc qu'une personne divine ne peut se distinguer d'une autre que par opposition de relation : ainsi le Fils se distingue-t-il du Père selon l'opposition relative de Père et de Fils. Par ailleurs, il ne peut y avoir d'opposition relative dans les personnes divines, que d'origine. L'opposition de relation se fonde en effet soit sur la quantité ainsi du double et de la moitié, soit sur l'action et la passion, ainsi du maître et de l'esclave, du moteur et du mû, du père et du fils. Des oppositions de relation, qui ont la quantité pour fondement, les unes se fondent sur une différence de quantité, ainsi du double et de la moitié, du plus grand et du plus petit ; d'autres sur l'unité elle-même, ainsi du même qui signifie unique en substance, de l'égal qui signifie unique en quantité, du semblable qui signifie unique en qualité. Mais les personnes divines ne peuvent se distinguer par des relations fondées sur la diversité de quantité : ce serait supprimer l'égalité des trois personnes. Pas davantage le peuvent-elles par des relations fondées sur l'unité, car de telles relations n'ont pas pour effet la distinction, mais semblent plutôt du domaine de la conformité, même si certaines d'entre elles supposent la distinction. Quant aux relations fondées sur l'action et la passion, l'un des deux membres a toujours le rôle de sujet, inégal en puissance, sauf dans les relations d'origine qui n'impliquent aucune infériorité, puisque là un être en produit un autre qui lui est semblable, égal à lui en nature et en puissance. Reste donc que les personnes divines ne peuvent se distinguer entre elles que par opposition relative d'origine. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il faut qu'il procède de lui ; on ne peut dire en effet que le Fils procède de l'Esprit-Saint, puisqu'il est dit plutôt que l'Esprit-Saint appartient au Fils et qu'il est donné par lui. Le Fils et l'Esprit-Saint tirent du Père leur origine. Il faut donc que le Père ait avec le Fils et avec l'Esprit-Saint le rapport que le principe possède avec ce qui tire de lui son origine. Or le rapport qu'il a avec le Fils est un rapport de paternité, non pas celui qu'il a avec l'Esprit-Saint, car alors l'Esprit-Saint serait Fils, la paternité n'ayant de sens que par rapport au fils. Il doit donc y avoir dans le Père une autre relation qui le mette en rapport avec l'Esprit-Saint : cette relation, on l'appelle spiration. De même que dans le Fils il y a une relation, la filiation, qui le met en rapport avec le Père, de même doit-il y avoir dans l'Esprit-Saint une relation différente qui le met en rapport avec le Père, et qu'on appelle procession. Ainsi, sous le rapport de l'origine du Fils à partir du Père, il y a une double relation, l'une dans le principe de l'origine, la paternité, l'autre dans le terme de l'origine, la filiation ; de même, sous le rapport du Saint-Esprit, trouve-t-on une double relation, la spiration et la procession. Paternité et spiration ne constituent pas deux personnes, - elles sont le fait de l'unique personne du Père -, car elles se s'opposent pas entre elles. La filiation et la procession ne constitueraient pas davantage deux personnes, mais seraient le fait d'une seule, si elles ne s'opposaient pas entre elles. Or il n'y a place pour d'autre opposition que celle qui intéresse l'origine. Il faut donc que l'opposition d'origine entre le Fils et l'Esprit-Saint soit telle qu'il y en ait un à procéder de l'autre. A supposer que plusieurs êtres, distincts entre eux, se rencontrent en quelque chose de commun, leur distinction doit se faire selon certaines différences essentielles, non point accidentelles, qui appartiennent en propre à cet élément commun. Ainsi l'homme et le cheval se rencontrent dans le genre animal et se distinguent l'un de l'autre, non par la couleur blanche ou noire, qui sont accidentelles au genre animal, mais par le caractère raisonnable et par le caractère irraisonnable qui sont des propriétés essentielles du genre animal. L'animal, en effet, étant l'être qui possède une âme, doit se diversifier selon le fait d'avoir une âme de telle on telle qualité, en l'occurrence raisonnable on irraisonnable. Or il est clair que le Fils et le Saint-Esprit ont en commun de tirer leur origine d'un autre, l'un et l'autre procédant du Père, alors que sous ce rapport le Père se distingue d'eux par le fait d'être sans naissance possible. Si donc l'Esprit-Saint se distingue du Fils, il faut que ce soit par ces différences qui divisent de façon essentielle ce qui est existant-à-partir-d'un-autre. Ces différences ne peuvent être que des différences du même genre, concernant l'origine et faisant que l'un des deux est à partir de l'autre. Reste donc, pour que l'Esprit-Saint se distingue du Fils, qu'il doit procéder du Fils. Mais l'Esprit-Saint, dira-t-on peut-être, se distingue du Fils, non point parce qu'il procède du Fils, mais parce que l'un et l'autre procèdent différemment du Père : ce qui en fait revient nécessairement au même. Si l'Esprit-Saint en effet est différent du Fils, il faut que l'origine de la procession de l'un et de l'autre soit différente. Une double origine ne se peut distinguer qu'en raison de son terme, ou de son principe, ou de son sujet. L'origine d'un cheval diffère de celle d'un b_uf, en raison du terme : ces deux origines ayant pour termes des natures spécifiquement différentes. Il y aura différence du côté du principe, si nous supposons par exemple que dans la même espèce animale certains être naissent exclusivement en vertu de la puissance active du soleil, alors que d'autres naîtront en vertu et de la puissance active du soleil et de celle de leur germe. Quant au sujet, la génération de ce cheval diffère de celle de celui-ci pour autant que la nature spécifique est participée par une matière différente. Mais cette dernière distinction, prise du côté du sujet, ne peut se vérifier dans les personnes divines puisqu'elles sont absolument immatérielles. De même, du côté du terme, si l'on peut dire, il ne peut y avoir distinction des processions ; car c'est la même et unique nature que le Fils reçoit en naissant, et l'Esprit-Saint en procédant. Reste donc que la distinction d'origine de l'un et de l'autre ne peut se prendre que du côté du principe. Or il est clair que le principe de l'origine du Fils est le Père seul. Si donc le Père seul est le principe de la procession de l'Esprit-Saint, la procession de l'Esprit Saint ne sera pas différente de la génération du Fils : et l'Esprit-Saint pas différent du Fils. Il est donc nécessaire de dire, pour qu'il y ait processions différentes et sujets différents de procession, que l'Esprit-Saint ne procède pas seulement du Père, mais du Père et du Fils. On dira peut-être encore que les processions diffèrent sous le rapport du principe, en tant que le Père produit le Fils par mode intellectuel comme Verbe, et l'Esprit-Saint par mode volontaire comme Amour. Il faudra dire alors que les deux processions et les deux procédants se distinguent à la manière dont en Dieu le Père se distinguent intelligence et volonté. Or, en Dieu le Père, intelligence et volonté ne se distinguent pas d'une distinction réelle, mais seulement d'une distinction de raison. Il faudra donc conclure que les deux processions et les deux procédants ne se distinguent que d'une distinction de raison. Mais deux choses distinctes seulement en raison peuvent être réciproquement sujets ou attributs l'une de l'autre : on dira, ce qui est vrai, que la volonté de Dieu est son intelligence et réciproquement. Il faudrait conclure alors que l'Esprit-Saint est le Fils et réciproquement, ce qui n'est rien moins que l'impiété professée par les Sabelliens. Il ne suffit donc pas d'affirmer, pour que l'Esprit-Saint et le Fils soient distincts, que le Fils procède par mode intellectuel et l'Esprit-Saint par mode volontaire, si l'on n'ajoute que l'Esprit-Saint procède du Fils. Du fait même que l'Esprit-Saint procède par mode volontaire et le Fils par mode intellectuel, il résulte que l'Esprit-Saint procède du Fils. L'amour en effet procède du verbe ; nous-mêmes, nous ne pouvons rien aimer qui ne soit conçu par une parole (ou verbe) du c_ur. Si l'on considère différentes espèces de choses, on découvre entre elles un certain ordre ; les vivants sont supérieurs aux non-vivants, les animaux supérieurs aux plantes, l'homme supérieur aux autres animaux, et en chacun de ces ordres on découvre des degrés divers qui varient avec les espèces ; ce qui avait amené Platon à professer que les espèces des choses étaient des nombres, variant spécifiquement par addition ou soustraction d'unité. Aussi bien, dans les substances immatérielles, ne peut-il y avoir distinction qu'en raison de l'ordre. Or entre les personnes divines, totalement immatérielles, il ne peut y avoir d'ordre que celui de l'origine. Deux personnes ne peuvent procéder d'une seule autre que si l'une des deux procède de l'autre. Il faut donc que l'Esprit-Saint procède du Fils. Le Père et le Fils, eu égard à l'unité d'essence, ne différent entre eux que parce que celui-là est Père, celui-ci Fils. En dehors de cela tout est commun au Père et au Fils. Or le fait d'être principe du Saint-Esprit n'intéresse pas la notion de paternité et de filiation ; autre est la relation, en effet, en vertu de laquelle le Père est Père, autre la relation en vertu de laquelle le Père est principe du Saint-Esprit. Il est donc commun au Père et au Fils d'être principe du Saint-Esprit. Tout ce qui n'est pas contraire à la définition d'une chose quelconque peut, sauf accident, se rapporter à cette chose. Il n'est pas contraire à la notion de Fils d'être principe de l'Esprit-Saint, ni en tant que Dieu, car le Père est principe de l'Esprit-Saint, ni en tant que Fils, car autre est la procession de l'Esprit-Saint, autre celle du Fils. Or il n'est pas contradictoire que ce qui dépend d'un principe selon une procession soit à son tour principe d'une autre procession. Il n'est donc pas impossible que le Fils soit principe de l'Esprit-Saint. Or ce qui n'est pas impossible, peut exister, et comme en Dieu, au dire du Philosophe, être et pouvoir ne sont pas différents, le Fils est donc principe de l'Esprit-Saint.

25 : COMMENT L'ON VEUT DÉMONTRER QUE L'ESPRIT-SAINT NE PROCÈDE PAS DU FILS. RÉFUTATION DE CES OBJECTIONS

Certains esprits, obstinément butés contre la vérité, font appel à des arguments, à peine dignes d'être réfutés, qui tendraient à prouver le contraire. On prétend par exemple que le Seigneur, parlant de la procession de l'Esprit-Saint, dit, sans faire mention du Fils, qu'il procède du Père : Lorsque sera venu le Paraclet, que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de Vérité, qui procède du Père. Étant donné qu'on ne doit rien penser de Dieu qui ne soit révélé par l'Écriture, il serait interdit ainsi d'affirmer que l'Esprit-Saint procède du Fils. Futilité que tout cela. En effet, en raison de l'unité d'essence, tout ce que l'Écriture dit d'une personne, on doit l'entendre aussi d'une autre, - quand bien même s'y ajouterait un terme exclusif -, à moins que cela ne s'oppose à la propriété de la personne elle-même. Quand bien même il est dit, en saint Matthieu, que personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père, ni le Fils lui-même ni le Saint-Esprit ne sont exclus de cette connaissance du Fils. Même si l'Évangile affirmait que l'Esprit-Saint ne procède que du Père, il ne serait pas exclu par là qu'il procédât du Fils, puisque cela ne s'oppose pas à ce qui est la propriété du Fils. - Rien d'étonnant d'ailleurs à ce que le Seigneur, en affirmant que l'Esprit-Saint procède du Père, ne fasse pas mention de lui-même, car il a l'habitude de tout rapporter au Père, de qui il tient tout, ainsi qu'il le dit en saint Jean : Ma doctrine n'est pas de moi, mais de celui qui m'a envoyé, le Père. On pourrait citer beaucoup d'autres paroles semblables du Seigneur, destinées à mettre en valeur dans le Père sa puissance de principe. - Cependant, dans le texte qu'on vient de citer, le Seigneur n'a pas totalement passé sous silence le fait pour lui d'être principe du Saint-Esprit ; après s'être dit la Vérité, n'a-t-il pas affirmé que l'Esprit-Saint était l'Esprit de Vérité? On avance encore que certains Conciles ont interdit, sous peine d'anathème, d'ajouter quoi que ce soit au Symbole rédigé par les Conciles ; dans ce Symbole pourtant on ne trouve aucune mention de la procession du Saint-Esprit à partir du Fils. D'où l'anathème porté contre les Latins qui ont ajouté cette affirmation au Symbole. Tout cela est sans portée. Dans la définition du Concile de Chalcédoine, il est dit que les Pères réunis à Constantinople ont confirmé la doctrine du Concile de Nicée : Non contents de n'apporter aucune donnée minimisante, ils ont au contraire, contre ceux qui essaient de nier que l'Esprit-Saint fût Seigneur, proclamé l'intelligence qu'ils en avaient en se basant sur les témoignages de l'Écriture. De même doit-on dire que la procession de l'Esprit-Saint à partir du Fils est implicitement contenue dans l'affirmation du Concile de Constantinople, selon laquelle il procède du Père ; tout ce que l'on conçoit du Père, en effet, on doit le concevoir aussi du Fils. L'autorité du Pontife Romain, dont on sait que les Conciles anciens tiennent leur confirmation, a légitimé d'ailleurs cette addition. On avance encore que l'Esprit-Saint, parce que simple, ne peut pas procéder de deux personnes et que s'il procède parfaitement du Père, il ne peut procéder du Fils, etc. A cela un théologien novice pourrait aisément répondre. Le Père et le Fils sont en effet principe unique de l'Esprit-Saint, en raison de l'unité de la puissance divine, et c'est d'une unique opération qu'ils produisent l'Esprit-Saint, tout comme les trois personnes sont principe unique de la créature et la produisent d'une unique action.

LA TRINITÉ

26 : IL N'Y A QUE TROIS PERSONNES EN DIEU : LE PÈRE, LE FILS ET LE SAINT-ESPRIT

De tout cela il faut retenir qu'il n'y a que trois personnes à subsister dans la nature divine, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et que ces trois personnes, distinctes entre elles par les seules relations, sont un seul Dieu. Le Père se distingue du Fils par la relation de paternité et par son innascibilité ; le Fils se distingue du Père par la relation de filiation. Père et Fils se distinguent de l'Esprit-Saint par ce qu'on nomme la spiration ; l'Esprit-Saint se distinguant du Père et du Fils par la procession d'amour, selon laquelle il procède de l'un et de l'autre. Aucune place, dans la nature divine, pour une quatrième personne. Les personnes divines, en effet, unies dans l'essence, ne peuvent se distinguer qu'en vertu des relations d'origine. Ces relations d'origine, on doit les concevoir non pas comme procession qui tendrait vers des réalités extérieures, car alors le sujet de la procession n'aurait pas avec son principe communauté d'essence, mais comme procession dont le terme est en Dieu. C'est seulement, on l'a vu, dans l'opération de l'intelligence et de la volonté qu'un sujet de procession peut demeurer à l'intérieur de son principe. Les personnes divines ne peuvent donc se multiplier en dehors de ce qu'exigent les processions de l'intelligence et de la volonté en Dieu. Or Dieu ne peut avoir qu'une procession d'intelligence ; son acte d'intellection est unique, simple et parfait, puisque, en se concevant, il conçoit tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu qu'une seule procession du Verbe. De même faut-il que la procession d'amour soit unique aussi, puisque le vouloir divin est unique et simple, Dieu, en s'aimant, aimant tout le reste. Il ne peut donc y avoir en Dieu que deux personnes qui procèdent, l'une par mode d'intellection, et c'est le Fils, l'autre par mode d'amour, et c'est l'Esprit-Saint. Il y a enfin une personne qui ne procède pas, c'est le Père. Ainsi donc, il ne peut y avoir que trois personnes dans la Trinité. Si les personnes doivent se distinguer selon la procession, il n'y a d'autre part que trois situations possibles pour une personne par rapport aux processions : ou bien elle ne procède pas, ce qui est le propre du Père ; ou bien elle procède de qui ne procède pas, c'est le propre du Fils ; ou bien elle procède de qui procède, c'est le propre du Saint-Esprit. Il est donc impossible de supposer plus de trois personnes. Sans doute, dans les autres vivants, les relations d'origine peuvent se multiplier : il y aura ainsi, dans la nature humaine, plusieurs pères et plusieurs fils. Dans la nature divine, c'est une impossibilité radicale. La filiation, se faisant dans une même nature, selon la même espèce, ne peut se multiplier qu'en fonction de la matière ou du sujet, comme il en va des autres formes. Mais en Dieu, il n'y a ni matière ni sujet ; les relations elles-mêmes sont subsistantes. Il est donc impossible qu'il y ait en Dieu plusieurs filiations. Et ainsi des autres relations. Il n'y a donc que trois personnes en Dieu. On objectera que dans le Fils, Dieu parfait, il se trouve une puissance d'intellection qui est parfaite et qui peut donc produire un verbe. De même y a-t-il dans l'Esprit-Saint une bonté infinie, principe de communication, capable de communiquer la nature divine à une autre personne divine. Mais il faut bien remarquer que le Fils est Dieu à titre d'engendré, non pas de générateur, et que sa puissance d'intellection est en lui comme en qui procède par manière de verbe, non pas comme en qui produit un verbe. De même l'Esprit-Saint est Dieu comme sujet de procession ; en lui, la bonté infinie se trouve comme dans une personne qui reçoit, non pas comme en qui communique à autrui une bonté infinie. Les personnes, en effet, ne se distinguent entre elles que par les relations. Toute la plénitude de la divinité se trouve donc dans le Fils, identique à celle du Père, mais avec la relation de naissance, alors qu'elle se trouve dans le Père avec la relation de génération active. Si donc la relation propre du Père était attribuée au Fils, toute distinction serait supprimée. Il en va de même pour l'Esprit-Saint. Nous pouvons d'ailleurs contempler dans l'esprit de l'homme la ressemblance de cette divine Trinité. L'esprit lui-même, dans l'acte de connaissance qu'il a de soi, conçoit en lui-même son propre verbe. Ce verbe n'est rien d'autre que l'esprit conçu comme objet d'intellection, l'esprit saisi par l'intellect, existant dans l'esprit. De plus, s'aimant lui-même, l'esprit se produit dans la volonté, comme aimé. Mais il ne procède pas plus avant à l'intérieur de soi. Le cercle est fermé quand, par amour, l'esprit revient à la substance même d'où la procession avait commencé, avec l'idée conçue dans l'intelligence ; il y a cependant procession vers des effets extérieurs, quand, par amour de soi, l'esprit sort de lui-même pour une activité quelconque. Ainsi nous trouvons trois choses dans l'esprit : l'esprit lui-même, principe de la procession, existant en sa nature propre ; l'esprit conçu comme objet d'intellection, dans l'intellect ; l'esprit comme objet d'amour, dans la volonté. Ces trois choses ne sont pourtant pas une unique nature. Se connaître soi-même n'est pas pour l'esprit son être même, pas plus que se vouloir soi-même n'est en lui identique à son être ou à son acte d'intellection. Aussi bien l'esprit en tant qu'objet d'intellection, l'esprit en tant qu'objet d'amour, ne sont pas autant de personnes, n'étant pas subsistants. L'esprit lui-même, existant en sa nature propre, n'est pas une personne, car il n'est pas un tout qui subsiste, mais une partie d'un subsistant, l'homme. C'est donc sous le rapport de la procession, qui, selon le mot de Boëce, multiplie la Trinité, que l'on peut découvrir dans notre esprit une ressemblance avec la divine Trinité. Il est clair en effet, après ce que l'on a dit, que la nature divine se révèle à nous comme Dieu inengendré, principe de toute procession, le Père ; comme Dieu engendré par mode de verbe conçu dans l'intellect, le Fils ; comme Dieu qui procède par mode d'amour, le Saint-Esprit. Impossible de découvrir, au sein de la nature divine, d'autre procession, si ce n'est une procession qui aboutisse à des effets extérieurs. La ressemblance de notre esprit avec la sainte Trinité cesse en cela que le Père, le Fils et le Saint-Esprit relèvent d'une nature unique et que chacun d'eux est une personne parfaite, étant donné que l'acte d'intellection et l'acte de vouloir, c'est l'être même de Dieu. C'est pourquoi il en va de la ressemblance de Dieu dans l'homme, comme de celle d'Hercule dans une statue de pierre : il y a représentation formelle, non point identité de nature. On dira donc qu'il y a dans l'esprit de l'homme une image de Dieu, selon le mot de la Genèse : Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. Les autres êtres présentent aussi une certaine similitude avec la divine Trinité, pour autant que chaque chose est une dans sa substance, formée par une certaine idée, possédant un certain ordre. On l'a dit, la conception de l'intelligence dans un être intellectuel est comparable à l'information de l'idée (ou espèce) dans un être naturel, l'amour, lui, étant comparable à l'inclination ou à l'ordre dans un être naturel. Les espèces des êtres naturels représentent donc de loin le Fils ; leur ordre représentant le Saint-Esprit. Et c'est ainsi qu'en raison de cette représentation lointaine et obscure que l'on trouve dans les êtres privés de raison, on dit qu'il y a en eux un vestige de la Trinité, non point une image, selon cette parole du Livre de Job : Prétends-tu saisir les vestiges de Dieu ? Mais c'est assez parlé, pour le moment, de la divine Trinité.

L'INCARNATION

Les deux natures

27 : L'INCARNATION DU VERBE D'APRÈS LA SAINTE ÉCRITURE

En traitant plus haut de la génération divine, nous avons vu comment le Fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ, se voyait attribuer certaines choses selon la nature divine et certaines autres selon cette nature humaine dans laquelle lui, le Fils éternel de Dieu, il a voulu s'incarner, en l'assumant dans le temps. Plus que toutes les _uvres de Dieu, ce mystère dépasse l'entendement. Rien de plus extraordinaire pour notre pensée que le Fils de Dieu, vrai Dieu, se soit fait vrai homme. Aussi bien tous les autres gestes admirables de Dieu se trouvent-ils ordonnés à asseoir la foi en celui-là, le plus étonnant de tous, selon le mot du Philosophe : En chaque genre il faut considérer le maximum comme la cause du reste. Cette admirable incarnation de Dieu, nous la professons sur la proposition même de l'autorité de Dieu. Il est dit en effet en saint Jean : Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous. L'Apôtre Paul écrit du Fils de Dieu, aux Philippiens : Lui qui était de condition divine, il ne crut pas devoir garder jalousement son égalité avec Dieu ; il s'anéantit lui-même au contraire, prenant la condition d'esclave, se faisant semblable aux hommes, ayant visiblement tous les dehors de l'homme. Les paroles du Seigneur Jésus-Christ le montrent clairement. Tantôt il s'attribue ce qui est humble et humain : Le Père est plus grand que moi, ou : Mon âme est triste jusqu'à la mort, et qui se rapporte à la nature humaine qu'il a assumée ; tantôt il s'attribue ce qui est élevé et divin : Moi et le Père, nous sommes un, ou, Tout ce qu'a le Père est mien, et qui, sans conteste, se rapporte à la nature divine. Les actes du Seigneur, décrits dans l'Écriture, le montrent également. Qu'il ait eu peur, qu'il se soit attristé, qu'il ait eu faim, qu'il soit mort, c'est le fait de la nature humaine. Que par sa propre puissance il ait guéri les malades, ressuscité les morts, qu'il ait commandé avec succès aux éléments de ce monde, qu'il ait chassé les démons, pardonné les péchés, qu'il ait ressuscité d'entre les morts quand il l'a voulu, qu'il soit enfin monté au ciel, tout cela révèle en lui une force divine.

28 : ERREUR DE PHOTIN CONCERNANT L'INCARNATION

Altérant le sens des Écritures, certains se sont fait une idée erronée de la divinité et de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ebion et Cérinthe par exemple, et après eux Paul de Samosate et Photin, n'ont reconnu dans le Christ que la seule nature humaine. Ils se sont imaginé, on l'a vu plus haut, que le Christ ne possédait pas la divinité par nature, mais en vertu seulement d'une participation très haute à la gloire de Dieu, que lui avaient méritée ses _uvres. Sans préjudice de ce que nous avons dit plus haut, une telle opinion est la négation même du mystère de l'Incarnation. A l'en croire, ce n'est pas Dieu qui, pour devenir homme, aurait assumé un corps, mais bien plutôt un homme charnel qui se serait fait Dieu. L'affirmation de saint Jean : Le Verbe s'est fait chair, ainsi ne serait pas vraie ; il faudrait dire au contraire : La chair s'est faite Verbe. Ce n'est plus d'anéantissement et d'abaissement qu'il faudrait parler pour le Fils de Dieu, mais plutôt de glorification et d'exaltation pour l'homme. L'Apôtre aurait menti en écrivant aux Philippiens : Lui qui était de condition divine, s'est anéanti lui-même prenant la condition d'esclave ; seule se vérifierait l'exaltation de l'homme dans la gloire divine, dont il est dit plus bas : C'est pourquoi Dieu l'a exalté. L'affirmation du Seigneur : Je suis descendu du ciel, ne serait plus vraie, mais seulement celle-ci : Je monte vers mon Père, alors que l'Écriture les allie : Personne n'est monté au ciel, dit le Seigneur en saint Jean, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel ; et saint Paul aux Éphésiens : Celui-là qui était descendu, c'est celui-là même qui est monté par delà tous les cieux. Ainsi il n'appartiendrait pas au Fils d'avoir été envoyé par le Père, ni d'être sorti du Père pour venir dans le monde, mais seulement d'aller vers le Père. Le Seigneur, pourtant, affirme conjointement l'un et l'autre : Je vais vers celui qui m'a envoyé, et encore : Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde, et de nouveau je quitte le monde et m'en vais vers le Père. Double affirmation qui prouve à la fois et l'humanité et la divinité.

29 : ERREUR DES MANICHÉENS CONCERNANT L'INCARNATION

D'autres, qui niaient la vérité de l'Incarnation, ont fait appel à je ne sais quel simulacre d'incarnation. Les Manichéens, c'est d'eux qu'il s'agit, ont prétendu que le Fils de Dieu n'avait pas assumé un corps authentique, mais un simple fantôme. Il ne pouvait donc être homme véritable mais pure apparence d'homme. En conséquence, tous ses gestes d'homme, sa naissance, le fait de manger, de boire, de marcher, sa mort et son ensevelissement, tout cela n'a pas été réalité, mais simulacre. C'est tout le mystère de l'Incarnation qui est ainsi ramené par eux au rang de fiction. Mais c'est tout d'abord vider de son sens l'autorité de l'Écriture. L'apparence de la chair n'est pas la chair, ni l'apparence de la marche, la marche, etc. L'Écriture mentirait donc en disant : Le Verbe s'est fait chair, s'il s'agit seulement d'une chair fantôme. Elle mentirait encore lorsqu'elle nous dit que le Christ a marché, mangé, qu'il est mort et a été enseveli, si tout cela ne s'est fait que par manière d'apparition fantomatique. Pour peu que l'on retranche à l'autorité de l'Écriture, il ne peut plus rien y avoir de ferme dans notre foi, fondée sur les Écritures comme l'indique ce mot de l'Évangile de saint Jean : Tout cela a été écrit pour que vous croyiez. On dira peut-être que la Vérité de l'Écriture n'est pas en cause quand cette même Écriture rapporte comme réellement arrivé ce qui ne fut qu'apparence ; les ressemblances des choses ne reçoivent-elles pas dans un sens équivoque et figuré le nom de ces choses elles-mêmes, ainsi du portrait d'un homme qui reçoit dans un sens équivoque le nom d'homme ? Et la Sainte Écriture elle-même n'emploie-t-elle pas couramment cette manière de parler, ainsi saint Paul aux Corinthiens : Ce rocher, c'était le Christ ? Et c'est souvent que l'on voit appliquer à Dieu par l'Écriture, en raison d'une simple similitude, des noms d'êtres corporels, ainsi des noms d'agneau, de lion, etc... Bien sûr, les ressemblances des choses peuvent prendre parfois, de manière équivoque, le nom des choses elles-mêmes. L'Écriture ne peut cependant nous proposer le récit d'un fait sous une équivoque telle que les autres lieux scripturaires ne puissent en manifester la vérité ; il n'y aurait plus alors, pour l'homme, enseignement, mais source d'erreur, ce que réprouve cette parole de l'Apôtre aux Romains : Tout ce qui a été écrit l'a été pour notre instruction, et à Timothée : Toute l'Écriture est inspirée de Dieu, utile pour enseigner et former. C'est tout le récit évangélique d'ailleurs qui serait mythologique, s'il nous parlait d'apparences comme de réalités mêmes, alors que saint Pierre déclare : Ce n'est pas sur la foi de fables imaginaires que nous vous avons fait connaître la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Si l'Écriture en quelque endroit raconte certaines choses qui furent du domaine de l'apparence et non de la réalité, le contexte nous permet de le comprendre comme tel. Ainsi, dans la Genèse, quand on nous dit qu'Abraham levant les yeux, trois hommes lui apparurent, il est facile de comprendre que c'était des hommes selon l'apparence. C'est Dieu qu'Abraham adore en lui, c'est Dieu qu'il confesse : Parlerai-je à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre ? Et encore : Ce n'est pas ta manière, toi qui juges toute la terre. Quand Isaïe et Ézéchiel décrivent des visions imaginatives, ils ne nous induisent pas en erreur ; le genre qu'ils empruntent n'est pas celui du récit historique, mais celui de la description prophétique. Toujours, d'ailleurs, ils introduisent une clausule pour indiquer qu'il s'agit d'une apparition : Je vis le Seigneur assis, note Isaïe, et Ézéchiel : La main du Seigneur fut sur moi et je vis, et encore : Une forme de main me saisit et m'enleva, et je fus amené à Jérusalem, dans une vision de Dieu. Les comparaisons qu'emprunte l'Écriture pour parler des choses de Dieu ne peuvent non plus engendrer l'erreur. Elles ne le peuvent parce qu'elles sont prises si bas que le procédé est évident : il y a comparaison et non traduction du réel. D'autre part, la vérité qui peut être voilée par certaines comparaisons dans tel ou tel passage se voit manifestée clairement, au sens propre, par d'autres textes de l'Écriture. En fait, il ne se passe rien de tel pour notre propos : il n'est aucun texte de l'Écriture qui s'oppose à la vérité de tout ce qui nous est dit de l'humanité du Christ. On objectera peut-être ce que saint Paul écrit aux Romains : Dieu a envoyé son Fils, avec une chair semblable à celle du péché ; ou encore ce qu'il écrit aux Philippiens : S'étant fait semblable aux hommes, ayant visiblement tous les dehors de l'homme. Mais le sens qu'on en veut tirer est exclu par ce qu'ajoute l'Apôtre. Il ne parle pas seulement de la ressemblance de la chair, mais bien de la chair de péché : le Christ était en possession d'une véritable chair, non point d'une chair du péché, car le péché n'avait pas de place en lui ; il possédait une chair semblable à la chair de péché, car sa chair était capable de souffrir, telle que la chair de l'homme l'était devenue depuis le péché. Du texte invoqué : s'étant fait semblable aux hommes, l'incidente : prenant la forme (condition) d'esclave, exclut toute idée de fiction. Le mot forme est évidemment dans le sens de nature, non dans celui de ressemblance, ainsi qu'il allait lorsque l'Apôtre disait : lui qui était dans la forme (condition) de Dieu, où le mot forme est pris dans le sens de nature, les manichéens n'ayant d'ailleurs aucune prétention à faire du Christ une simple ressemblance de Dieu. Toute idée de fiction est encore exclue par ce qui suit : s'étant fait obéissant jusqu'à la mort. Le mot de ressemblance n'est donc pas à prendre dans le sens d'une ressemblance extérieure, mais dans celui de la ressemblance naturelle de l'espèce ; ainsi dit-on des hommes qu'ils se ressemblent par l'espèce. La Sainte Écriture s'oppose bien plus encore, expressément, à tout soupçon de fantasmagorie. Saint Matthieu dit que les disciples, en voyant Jésus marcher sur les eaux, se troublèrent et dirent : c'est un fantôme. Et ils criaient de peur. Mais le Seigneur chasse aussitôt le soupçon des disciples. Saint Matthieu ajoute : Jésus, aussitôt, leur parla et il dit : Ayez confiance, c'est moi ; ne craignez pas. Ce serait d'ailleurs contraire à la raison, que le Christ, qui avait choisi ses disciples pour qu'ils rendissent témoignage à la vérité, à partir de tout ce qu'ils avaient vu et entendu, leur eût caché le fait de n'avoir plus qu'un corps-fantôme ; au sens contraire, l'apparition d'un fantôme ne les eût pas emplis de frayeur. C'est avec plus d'énergie encore que le Seigneur, après sa résurrection, chasse de l'esprit de ses disciples un pareil soupçon. Les disciples, saisis de terreur et d'effroi, nous dit Luc, pensèrent voir un esprit, en voyant Jésus. Mais lui de leur dire : pourquoi vous troublez-vous, et pourquoi des doutes s'élèvent-ils dans vos c_urs. Voyez mes mains et mes pieds ; c'est bien moi. Touchez et voyez : un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai. C'est bien en vain qu'il se serait prêté à leur examen, s'il n'avait eu qu'un corps-fantôme. Les Apôtres se donnent eux-mêmes comme les dignes témoins du Christ. Saint Pierre, au Livre des Actes, atteste : Jésus, Dieu l'a ressuscité le troisième jour, il lui a donné de se faire voir, non à tout le peuple, mais aux témoins choisis d'avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui, après sa résurrection d'entre les morts. L'Apôtre saint Jean, au début de sa Ire Épître, écrit : Ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, et ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, nous en portons témoignage. On ne peut concevoir de témoignage authentique de la vérité que celui qui s'appuie sur la réalité des choses, et non sur des gestes fictifs. Si donc le Christ n'a eu qu'un corps-fantôme ; s'il n'a pas mangé et bu, s'il n'a pas été vu et touché, de manière authentique, mais simplement fantomatique, le témoignage que les Apôtres portent sur le Christ n'est pas digne de foi. Et, selon le mot de saint Paul, leur prédication est sans objet, sans objet notre foi. De plus, si le Christ n'a pas eu un corps authentique, il n'est pas mort réellement. Il n'est donc pas réellement ressuscité. Et les Apôtres qui annoncent au monde la résurrection du Christ, sont ainsi de faux témoins. C'est bien ce que dit l'Apôtre : Nous voilà convaincus de faux témoignage à l'égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre Dieu qu'il a ressuscité le Christ, alors qu'il ne l'a pas ressuscité. Selon le mot de l'Ecclésiastique : de l'homme de mensonge, que peut-il sortir de vrai ? Le mensonge est une route qui ne peut conduire à la vérité. Or le Christ est venu en ce monde pour manifester la vérité ; il le déclare lui-même : C'est pour cela que je suis né, pour cela que je suis venu, pour rendre témoignage à la vérité. Il n'y eut donc dans le Christ aucune place pour le mensonge. Ce qui n'aurait pas été si ce qu'on dit de lui n'était arrivé qu'en apparence, puisque, au dire du Philosophe, est faux ce qui n'est pas tel qu'il apparaît. Ainsi donc, tout ce qu'on dit du Christ a existé selon la réalité. Saint Paul écrit dans l'Épître aux Romains que nous avons été justifiés dans le sang du Christ, et saint Jean dans l'Apocalypse : Tu nous as rachetés, Seigneur, dans ton sang. Si le Christ n'avait pas eu réellement de sang, il ne l'aurait pas réellement répandu pour nous. Ainsi nous ne serions ni réellement justifiés, ni réellement rachetés. Il ne servirait de rien d'être dans le Christ. Si l'on doit regarder comme une apparition fantomatique la venue du Christ en ce monde, cette venue n'a rien amené de nouveau. Ne voit-on pas en effet Dieu apparaître dans l'Ancien Testament à Moïse et aux prophètes sous de multiples figures, ainsi qu'en témoignent les écrits néo-testamentaires eux-mêmes ? C'est tout l'enseignement du Nouveau Testament qui serait vidé de sens. Ce n'est donc pas un corps-fantôme, mais un corps authentique, que le Fils de Dieu a assumé.

30 : ERREUR DE VALENTIN CONCERNANT L'INCARNATION

Valentin pense à peu près de même du mystère de l'Incarnation. Pour lui, le Christ ne fut pas en possession d'un corps terrestre, mais d'un corps qu'il apporta du ciel ; il ne reçut rien de la Vierge Mère, mais passa par elle comme par un canal. L'erreur de Valentin semble avoir pris occasion de certaines paroles de la Sainte Écriture. Le Seigneur dit en effet, en saint Jean : Nul n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est dans le ciel... Celui qui vient du ciel est au-dessus de tous. Et encore : Je suis descendu du ciel pour faire, non ma volonté mais la volonté de celui qui m'a envoyé. Et saint Paul écrit aux Corinthiens : Le premier homme, issu de la terre, est terrestre ; le second homme, lui, issu du ciel, est céleste. Tous ces textes, on veut les interpréter comme s'il fallait croire que le Christ est descendu du ciel, y compris dans son corps. Cette position de Valentin procède de la même erreur radicale que celle des Manichéens : tout ce qui est terrestre, croyaient-ils, est la création du diable. Dans une telle perspective, puisque, selon le mot de saint Jean, c'est pour détruire les _uvres du diable que le Fils de Dieu est apparu, il ne convenait pas qu'il prît un corps à la création du diable, quand saint Paul écrit aux Corinthiens : Quelle union peut-il y avoir entre la lumière et les ténèbres ? Quel accord entre le Christ et Bélial ? Surgies de la même racine, donnant les mêmes fruits, ces deux positions aboutissent à la même contradiction. Chaque espèce en effet a, bien déterminés, les principes essentiels, matière et forme, qui constituent, dans les êtres composés de matière et de forme, la définition même d'espèce. La matière propre de l'homme, c'est la chair humaine, les os, etc. ; et de même, la matière de la chair et des os et du reste, c'est le feu, l'air, l'eau, la terre, etc. Si donc le corps du Christ n'était pas un corps terrestre, il n'y avait pas en lui de chair et d'os authentiques, mais simple apparence de tout cela. Et ainsi, il n'était pas vraiment homme, mais simple apparence d'homme, alors pourtant qu'il dit lui-même : Un esprit n'a pas de chair et d'os, comme vous voyez que j'en ai. Tout corps céleste est, par nature, incorruptible et inaltérable, et il ne peut sortir de son lieu. Il ne convenait pas que le Fils de Dieu fit subir quelque atteinte à la dignité de la nature qu'il assumait, mais bien plutôt qu'il la rehaussât. Ce n'est donc pas un corps céleste, incorruptible, qu'il apporta dans les régions inférieures, mais bien un corps terrestre et passible qu'il assuma pour en faire un corps incorruptible et céleste. Du Fils de Dieu, l'Apôtre dit qu'il est issu, selon la chair, de la race de David. ,Le corps de David était bien un corps terrestre. Et donc aussi le corps du Christ. L'Apôtre dit encore aux Galates que Dieu a envoyé son Fils formé d'une femme, et saint Matthieu, que Jacob a engendré Joseph, l'époux de Marie, de qui est né Jésus, qu'on appelle le Christ. On ne dirait pas du Christ qu'il a été formé ou qu'il est né d'une femme, s'il n'avait fait que passer par elle, comme par un canal, sans rien prendre d'elle. C'est bien d'elle qu'il a pris son corps. Marie d'ailleurs ne pourrait être appelée la Mère de Jésus, comme en témoigne l'Evangéliste, si Jésus n'avait rien reçu d'elle. Dans l'Epître aux Hébreux saint Paul écrit : Le sanctificateur, le Christ, et les sanctifiés, les fidèles du Christ, ont même origine. C'est pour cela qu'il ne rougit pas de les appeler ses frères, quand il dit : j'annoncerai ton nom à mes frères. Et il ajoute un peu plus loin : Puis donc que les enfants ont eu en partage la chair et le sang, lui aussi y a pris part également. Mais si le Christ n'a eu qu'un corps céleste, il est évident que nous n'avons pas même origine, nous qui possédons un corps terrestre, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas être appelés ses frères. Et lui n'a pas eu davantage part à la chair et au sang ; chair et sang, c'est clair, sont composés d'éléments inférieurs, et ne sont pas de nature céleste. Il est donc évident que l'opinion en question est en opposition avec la pensée de l'Apôtre. Il est aussi évident que les interprétations sur lesquelles elle se fonde, sont sans aucun poids. Car ce n'est pas selon le corps ou selon l'âme, mais en tant que Dieu, que le Christ est descendu du ciel. Les paroles mêmes du Seigneur demandent qu'on le comprenne ainsi. Quand il dit : Nul n'est monté au ciel, si ce n'est celui qui est descendu du ciel, il ajoute : le Fils de l'homme, qui est dans le ciel, montrant ainsi qu'il est descendu du ciel sans pour autant cesser d'y être. Dieu seul peut être en terre, au point d'emplir aussi le ciel, selon le mot qu'on lit en Jérémie : J'emplis le ciel et la terre. Le Fils de Dieu, en tant que Dieu, n'a donc pas pu descendre du ciel suivant un mouvement local : ce qui se meut en effet d'un mouvement local ne peut accéder à un lieu qu'en en quittant un autre. On dit du Fils de Dieu qu'il est descendu du ciel en cela même qu'il s'est associé une substance terrienne, l'Apôtre disant qu'il s'est anéanti, en prenant la forme d'esclave, sans pour autant abandonner sa nature de Dieu. Tout ce qui précède montre ainsi clairement la fausseté radicale de cette position. Nous avons montré au Livre deuxième que ces réalités corporelles ont bien Dieu pour auteur, et non point le diable.

31 : ERREUR D'APOLLINAIRE CONCERNANT LE CORPS DU CHRIST

L'erreur d'Apollinaire touchant le mystère de l'Incarnation est plus déraisonnable encore. D'accord avec les positions qu'on vient de voir pour affirmer que le Christ n'a pas pris son corps de la Vierge, il prétend, impiété plus grande, que quelque chose du Verbe s'est changé en la chair du Christ. L'occasion de son erreur, il la trouve dans cette parole de saint Jean : Le Verbe s'est fait chair, croyant pouvoir l'interpréter comme si le Verbe lui-même se fût changé en chair, parallèlement au sens de cette autre parole de saint Jean : Dès que le maître du festin eut goûté l'eau devenue vin, parole dont le sens est que l'eau s'était changée en vin. En partant de ce qu'on a montré, il est facile de saisir l'invraisemblance d'une telle erreur. Dieu, nous l'avons vu, est parfaitement immuable. Or il est évident que tout ce qui est changé en autre chose, est le sujet d'une mutation. Puis donc que le Verbe de Dieu est vrai Dieu, il lui est impossible d'avoir été changé en chair. Parce qu'il est Dieu, le Verbe de Dieu est simple. Nous avons vu déjà qu'en Dieu il n'y a pas de composition. Si donc quelque chose du Verbe de Dieu a été changé en chair, il faut que ce soit le Verbe tout entier qui ait subi ce changement. Or ce qui est changé en quelque chose d'autre, cesse d'être ce qu'il était auparavant : l'eau changée en vin n'est plus de l'eau mais du vin. Ainsi donc, d'après l'opinion d'Apollinaire, il n'y aurait plus de Verbe de Dieu après l'Incarnation. Ce qui est manifestement impossible : d'une part, en effet, le Verbe de Dieu est éternel, ainsi que l'affirme saint Jean : Au commencement était le Verbe ; le Christ, d'autre part, après l'Incarnation, est appelé Verbe de Dieu, selon cette parole de l'Apocalypse : Il était vêtu d'un vêtement teint de sang, et son nom était Verbe de Dieu. D'ailleurs il est impossible de changer l'une dans l'autre des choses qui ne communient pas dans la matière et dans un même genre : on ne fait pas de la blancheur avec une ligne, ce sont choses de genre différent ; un corps élémentaire ne peut se changer en corps céleste ou en quelque substance incorporelle, et réciproquement, car ils ne communient pas dans la matière. Or le Verbe de Dieu, parce qu'il est Dieu, ne communie avec rien d'autre ni dans la matière ni dans un genre quelconque : Dieu ne rentre en effet dans aucun genre, et n'a pas davantage de matière. Il est donc impossible que le Verbe de Dieu se soit changé en chair ou en quoi que ce soit. La définition même de chair, d'os, de sang, et de toute autre partie de ce genre, veut que ces choses aient une matière déterminée. Si donc, à en croire Apollinaire, le Verbe de Dieu s'est changé en chair, il doit en résulter que le Christ n'a pas eu une véritable chair ni rien de semblable. Ainsi, il n'aura pas été homme véritable, mais simple apparence d'homme, avec toutes les autres conséquences que nous avons opposées à Valentin, au chapitre précédent. La parole de saint Jean : Le Verbe s'est fait chair, ne signifie donc pas que le Verbe s'est changé en chair, mais qu'il a assumé une chair pour vivre avec les hommes et se manifester à eux de manière visible. Aussi saint Jean ajoute-t-il : et il a habité chez nous, et nous avons vu sa gloire. Baruch avait dit, également, de Dieu qu'il est apparu sur la terre et qu'il a vécu avec les hommes.

L'âme du Christ

32 : ERREUR D'ARIUS ET D'APOLLINAIRE SUR L'AME DU CHRIST

Ce n'est pas seulement au sujet du corps du Christ, c'est aussi au sujet de son âme que l'intelligence de certains s'est égarée. Arius a supposé que le Christ n'avait pas eu d'âme, qu'il n'avait fait qu'assumer une chair à l'égard de laquelle la divinité aurait tenu lieu d'âme. C'est par une sorte de nécessité qu'il a été amené à cette position. Voulant affirmer que le Fils de Dieu n'est qu'une créature, qu'il est inférieur au Père, il a choisi pour le prouver les textes d'Écriture qui soulignent dans le Christ l'infirmité humaine. Et pour éviter d'être réfuté par qui lui dirait que les textes ainsi invoqués ne se rapportent pas au Christ dans la ligne de la nature divine, mais dans celle de la nature humaine, il supprime astucieusement l'âme du Christ ; ainsi, ce qui ne pouvait directement se rapporter au corps humain, l'étonnement, la crainte, la prière, par exemple, devait nécessairement impliquer une infériorité dans le fils même de Dieu. En confirmation de sa position, il amenait la parole, déjà citée, de saint Jean : Le Verbe s'est fait chair, voulant en tirer que le Verbe n'avait fait qu'assumer la chair, non point une âme. Apollinaire l'a suivi dans cette position. C'est manifestement insoutenable. Nous avons vu déjà que Dieu ne pouvait être forme d'un corps. Puisque le Verbe de Dieu est Dieu, il est impossible qu'il soit forme d'un corps, au point de jouer le rôle de l'âme à l'égard de ce corps. Cette raison vaut contre Apollinaire, qui reconnaissait la divinité du Verbe de Dieu. Bien qu'Arius niât cette divinité, cette raison joue aussi contre lui. Car ce n'est pas seulement Dieu qui ne peut être formé d'un corps, c'est aussi tous les esprits supracélestes, au tout premier rang desquels Arius plaçait le fils de Dieu. A moins que l'on n'adopte la position d'Origène pour qui les âmes humaines seraient de même espèce et de même nature que les esprits supracélestes, opinion dont nous avons montré déjà la fausseté. Supprimé ce qui est inclus dans la définition de l'homme, nous ne pouvons plus avoir un homme authentique. Or il est clair que l'âme rentre en premier lieu dans la définition de l'homme, puisqu'elle est sa forme. Si donc le Christ n'a pas eu d'âme, ce n'est pas un homme authentique, cela contre l'affirmation de l'Apôtre disant à Timothée : Il n'y a qu'un médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même. De l'âme dépend non seulement la définition de l'homme, mais encore celle de toutes ses parties ; enlevée l'âme, l'homme mort, c'est d'une manière équivoque qu'on parle d'_il, de chair, d'os humains, comme on parle d'_il reproduit en peinture ou en sculpture. Si donc le Christ n'a pas eu d'âme, ni sa chair ni rien de ce qui par ailleurs compose l'homme, ne furent authentiques, alors que le Seigneur lui-même témoigne du contraire, quand il dit : Un esprit n'a pas de chair ni d'os, comme vous voyez que j'en ai. Ce qui naît d'un vivant ne peut être dit son fils que s'il procède de lui selon la même espèce : on ne dit pas d'un ver qu'il est fils de l'animal dont il naît. Si le Christ n'a pas eu d'âme, il n'était pas de la même espèce que les autres hommes, car là où il y a forme différente, il ne peut y avoir même espèce. On ne pourra donc pas dire que le Christ est le fils de la Vierge Marie, ni qu'elle est sa mère, ce qu'affirme pourtant l'Évangile. L'Évangile, d'ailleurs, nous dit expressément que le Christ avait une âme. Mon âme est triste jusqu'à la mort, est-il écrit en saint Matthieu, et en saint Jean : Maintenant mon âme est troublée. Arius et Apollinaire rétorqueront peut-être que le mot âme est pris ici dans le sens même de fils de Dieu, puisque, pour eux, c'est le Fils de Dieu qui joue le rôle d'âme à l'égard de la chair. Qu'on prenne cette parole du Seigneur, en saint Jean : J'ai le pouvoir de déposer mon âme, et le pouvoir de la reprendre, on doit comprendre qu'il y eut autre chose que l'âme dans le Christ, autre chose qui avait le pouvoir de déposer son âme et de la reprendre. Or il n'était pas au pouvoir du corps de s'unir au Fils de Dieu ou de s'en séparer ; c'est au-dessus des forces de la nature. Il faut donc comprendre que dans le Christ autre était l'âme, autre la divinité du Fils de Dieu, à laquelle on peut justement attribuer un tel pouvoir. Tristesse, colère et passions du même genre relèvent de l'âme sensitive, comme le montre le Philosophe au VIIe Livre des Physiques. Or les Évangiles montrent que tout cela a existé chez le Christ. Il faut donc que le Christ ait eu une âme sensitive ; dont il est trop clair qu'elle est différente de la nature divine du Fils de Dieu. Mais on dira peut-être que ce que les Évangiles nous rapportent d'humain à propos du Christ est dit d'une manière métaphorique, ainsi qu'il en va de Dieu dans de multiples passages des Saintes Écritures. Il faut alors prendre ce qui ne peut être dit et compris que de manière propre. De même que l'on comprend au propre et non au figuré ce que les Évangélistes nous disent des autres faits et gestes corporels du Christ, ainsi doit-on entendre d'une manière qui ne soit pas métaphorique qu'il a mangé et qu'il a eu faim. Avoir faim n'appartient qu'à un être doué d'une âme sensitive, puisque la faim est l'appétit de la nourriture. Il faut donc que le Christ ait eu une âme sensitive.

33 : ERREUR D'APOLLINAIRE AFFIRMANT QUE LE CHRIST N'EUT PAS D'AME RAISONNABLE. ERREUR D'ORIGÈNE AFFIRMANT QUE L'AME DU CHRIST AURAIT ÉTÉ CRÉÉE AVANT LE MONDE

Convaincu par ces témoignages de l'Évangile, Apollinaire reconnut l'existence dans le Christ d'une âme sensitive, mais d'une âme sans esprit ni intelligence, telle qu'en elle le Verbe de Dieu aurait tenu lieu d'esprit et d'intelligence. Même ainsi on ne saurait éviter les inconvénients soulignés plus haut. L'homme en effet a rang dans l'espèce humaine du fait qu'il possède un esprit et une raison humaine. Si donc le Christ n'en a pas été pourvu, il n'a pas été vraiment un homme, de la même espèce que nous. L'âme qui est dépourvue de raison appartient à une autre espèce que l'âme qui en est douée. C'est un axiome du Philosophe, au VIIIe Livre des Métaphysiques, que dans les définitions et dans les espèces, n'importe quelle différence essentielle, qu'on ajoute ou qu'on retranche, change l'espèce, ainsi qu'il en va de l'unité pour les nombres. Or le raisonnable est une différence spécifique. Si donc le Christ n'a eu qu'une âme sensitive, dépourvue de raison, cette âme n'était pas de la même espèce que la nôtre, dotée, elle, de raison. D'ailleurs, même entre les âmes dépourvues de raison, il existe des diversités d'espèces : on le voit bien chez les animaux, si différents entre eux par l'espèce, et dont chacun tient son espèce de l'âme qui lui est propre. L'âme sensitive dépourvue de raison est donc pour ainsi dire un genre qui comprend plusieurs espèces. Or il n'est rien dans un genre qui n'existe dans l'une de ses espèces. Si donc l'âme du Christ a été du genre de l'âme sensitive dépourvue de raison, elle doit avoir été contenue dans l'une des espèces de ce genre : dans l'espèce âme de lion ou âme de quelque autre bête sauvage. Ce qui est parfaitement absurde. Le corps est à l'âme ce qu'est la matière à la forme, l'instrument à l'agent principal. Or il doit y avoir proportion entre la matière et la forme, entre l'instrument et l'agent principal. A la diversité des âmes doit donc correspondre la diversité des corps. Cela saute aux yeux : nous voyons les animaux des diverses espèces présenter une organisation différente des membres, qui correspond à la diversité des âmes. Si donc le Christ n'a pas eu une âme comme la nôtre, il n'a pas eu davantage de membres tels que les membres de l'homme. Parce qu'il tient le Verbe de Dieu pour vrai Dieu, Apollinaire lui refuse tout possibilité d'étonnement : nous nous étonnons en effet de ce dont nous ignorons la cause. Et ce n'est pas non plus l'âme sensitive qui est capable d'étonnement ; il ne lui appartient pas de s'enquérir de la connaissances des causes. Or il y a eu étonnement chez le Christ, comme en témoigne l'Évangile ; saint Matthieu nous dit, par exemple, qu'en entendant les paroles du centurion, Jésus s'étonna. Il faut donc admettre chez le Christ, en plus de la divinité et de l'âme sensitive, ce qui lui a permis d'éprouver de l'étonnement, c'est-à-dire l'esprit humain. Tout ce que non avons dit montre clairement que le Christ a possédé un corps humain et une âme humaine authentiques. Quand donc saint Jean dit que le Verbe s'est fait chair, il ne faut pas comprendre cette parole comme si le Verbe s'était changé en chair, ou comme si le Verbe n'avait assumé que la chair seule, ou qu'une chair douée d'âme sensitive, à l'exclusion de l'esprit. Non, quand on nous dit que le Verbe s'est fait chair, c'est comme si on disait que le Verbe s'est fait homme, la partie étant prise pour le tout, selon l'usage courant de l'Écriture, qui pose parfois l'âme pour l'homme, comme dans l'Exode : Toutes les âmes qui étaient issues de Jacob étaient au nombre de soixante-dix ; ou bien encore la chair pour l'homme tout entier, ainsi en Isaïe : Toute chair verra également que la bouche du Seigneur a parlé. Ainsi donc le mot chair est pris ici pour l'homme tout entier, afin de traduire la faiblesse de la nature humaine, assumée par le Verbe de Dieu. Mais si le Christ, comme on l'a montré, a eu une chair humaine et une âme humaine, il est clair que son âme n'a pas été avant que son corps ne fut conçu. On a vu déjà comment les âmes humaines ne préexistaient pas à leurs propres corps. S'avère ainsi erronée la position d'Origène selon laquelle l'âme du Christ aurait été créée avec toutes les autres créatures spirituelles et assumée par le Verbe de Dieu, dès le commencement, avant que n'existent les créatures corporelles : c'est seulement vers la fin des temps, pour le salut des hommes, qu'elle aurait revêtu la chair.

L'union des deux natures

34 : ERREUR DE THÉODORE DE MOPSUESTE ET DE NESTORIUS TOUCHANT L'UNION DU VERBE ET DE L'HOMME

On voit donc qu'il n'a manqué au Christ, ni la nature divine, comme l'affirmaient Ebion, Cérinthe et Photin ; ni un corps humain authentique, comme le voulaient les Manichéens et Valentin, ni même une âme humaine, comme le prétendaient Arius et Apollinaire. Ces trois substances : divinité, âme humaine, corps humain authentique se rencontrant dans le Christ, reste à chercher, d'après les données de l'Écriture, ce qu'il faut penser de leur union. Théodore de Mopsueste et Nestorius, son disciple, avancèrent, au sujet de cette union, l'opinion que voici. Une âme humaine et un véritable corps humain, dirent-ils, se sont unis dans le Christ pour former un homme de même espèce et de même nature que le reste des hommes ; dans cet homme, Dieu a habité comme en son temple, autrement dit par grâce, ainsi qu'il en va chez les autres saints. C'est pourquoi, en saint Jean, le Christ lui-même dit aux Juifs : Détruisez ce temple, et en trois jours je le reconstruirai. L'Évangéliste ajoutant par manière d'explication : Il le disait du temple de son corps. Et saint Paul écrira aux Colossiens : Il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude. Il en est résulté une union des volontés entre cet homme et Dieu, cet homme adhérant à Dieu de toute sa bonne volonté, et Dieu l'accueillant dans sa bienveillance, selon qu'il est écrit en saint Jean : Celui qui m'a envoyé est avec moi, et il ne m'a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît. On doit donc comprendre qu'il en va de l'union de cet homme avec Dieu comme de celle dont parle l'Apôtre quand il dit : Celui qui adhère à Dieu n'est avec lui qu'un esprit. De même que cette dernière union permet d'appliquer aux hommes des noms qui ne conviennent en propre qu'à Dieu, de telle manière qu'on les dise dieux, fils de Dieu, Seigneurs, saints et christs, ainsi qu'il ressort de divers passages de l'Écriture, de même des noms propres à Dieu s'appliquent à cet homme, de telle manière que, en raison de l'habitation de Dieu en lui et de l'union de leur volonté, on le dise Dieu, Fils de Dieu, Seigneur, Salut et Christ. Cependant, parce que cet homme a joui d'une plénitude de grâce plus grande que celle du reste des saints, plus que les autres il a été temple de Dieu, plus étroitement que les autres il a été uni à Dieu par la volonté, ayant part aux noms divins par un privilège singulier. Cette excellence de grâce lui a valu d'être constitué participant de la dignité et de l'honneur dus à Dieu, au point d'être adoré tout ensemble avec Dieu. A suivre cette opinion, on doit donc distinguer la personne du Verbe de Dieu de celle de cet homme adoré tout ensemble avec le Verbe de Dieu. Si l'on parle d'une seule personne pour l'un et pour l'autre, on le fera en raison de l'union des volontés dont il a été question ; on dira que cet homme et le Verbe de Dieu sont une seule personne, comme on dit d'un homme et d'une femme qu'ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Une telle union pourtant ne permet pas d'attribuer à l'un tout ce qu'il est possible de dire de l'autre ; tout ce qui est vrai de l'homme ne l'est pas de la femme, et réciproquement. Ainsi, dans cette union du Verbe et de cet homme, croit-on pouvoir faire remarquer que ce qui est propre à cet homme, ce qui relève de la nature humaine, ne peut être attribué à juste titre au Verbe de Dieu, ou à Dieu : que cet homme ait pu naître d'une vierge, qu'il ait pu souffrir, mourir, qu'il ait pu être enseveli, tout cela, affirment Théodore de Mopsueste et Nestorius, ne peut être dit de Dieu ou du Verbe de Dieu. Certains noms cependant qui s'appliquent en tout premier lieu à Dieu peuvent se voir attribués d'une certaine manière aux hommes, ainsi des noms de Christ, Seigneur, Saint, ou même du nom de fils de Dieu ; rien n'empêche, nous dit-on, de qualifier de tels noms les réalités humaines dont il vient d'être question. C'est à bon droit, en effet, à en croire ces auteurs, que nous disons que le Christ, Seigneur de gloire, Saint des saints ou Fils de Dieu, est né d'une Mère, a souffert, est mort et a été enseveli. C'est pourquoi, nous dit-on encore, le Bienheureuse Vierge doit être appelée la Mère du Christ, non la Mère de Dieu ou du Verbe de Dieu. A bien y regarder, ce n'est rien de moins que nier la vérité de l'Incarnation. D'après une telle position, le Verbe de Dieu n'a été uni à cet homme qu'en raison d'une habitation par grâce, d'où découlait l'union des volontés. Mais que le Verbe de Dieu habite dans un homme, ce n'est pas, pour le Verbe de Dieu, s'incarner. Depuis la création du monde, le Verbe de Dieu, et Dieu lui-même, ont habité dans tous les saints, comme en témoigne l'Apôtre : Vous êtes le temple du Dieu vivant : ainsi que Dieu l'a dit : j'habiterai en eux. On ne peut parler d'incarnation à propos d'une telle habitation, sans quoi Dieu se serait incarné bien souvent depuis le commencement du monde. - Pour réaliser la définition d'incarnation en effet, il ne suffit pas au Verbe de Dieu, ou à Dieu, d'habiter dans un homme avec une plus grande plénitude de grâce, car le plus et le moins ne modifient pas l'espèce de l'union.- Étant donné que toute la religion chrétienne est fondée sur la foi en l'Incarnation, il est bien évident que c'est le fondement même de cette religion que bouleverse la position de Théodore de Mopsueste et de Nestorius. La manière même de parler des Saintes Écritures montre la fausseté d'une telle position. L'Écriture en effet a coutume d'exprimer l'habitation de Dieu dans ses saints de la manière suivante : Le Seigneur parla à Moïse, le Seigneur dit à Moïse ; la parole du Seigneur fut adressée à Jérémie (ou à quelque autre prophète) ; la parole de Dieu fut mise dans la main d'Aggée le prophète. Nulle part on ne lit que la parole de Dieu se soit faite ou Moïse ou Jérémie, ou quelqu'un d'autre. Or c'est de cette manière privilégiée que l'Évangéliste traduit l'union du Verbe de Dieu avec la chair du Christ, quand il dit : Le Verbe s'est fait chair. Les témoignages de l'Écriture montrent donc clairement que ce n'est pas seulement par mode d'habitation que le Verbe de Dieu s'est trouvé dans l'homme-Christ. Tout ce qui est devenu quelque chose, est ce qu'il est devenu. Ce qui est devenu homme, est homme ; ce qui est devenu blanc, est blanc. Le Verbe de Dieu, lui, s'est fait homme. Le Verbe de Dieu est donc homme. Or il est impossible que de deux êtres différents par la personne, l'hypostase ou le suppôt, l'un puisse être attribué à l'autre. Quand on dit : L'homme est un animal, c'est cela même qui est animal qui est homme ; et quand on dit : L'homme est blanc, c'est l'homme lui-même dont on signifie qu'il est blanc, bien que la blancheur soit en dehors de la définition de l'homme. Ainsi ne peut-on dire d'aucune manière que Socrate est Platon ou quelque autre singulier d'espèce identique ou d'espèce différente. Si donc, au témoignage de l'Évangéliste, le Verbe s'est fait chair, c'est-à-dire homme, il est impossible qu'il y ait, pour le Verbe de Dieu et pour cet homme, deux personnes, ou deux hypostases, ou deux suppôts. Les pronoms démonstratifs se rapportent à le personne, ou à l'hypostase ou au suppôt personne ne dirait : Je cours, alors qu'un autre courrait, à moins de parler au figuré, à supposer qu'un autre courût à sa place. Or cet homme qu'on appelle Jésus dit de lui : avant qu'Abraham fût, je suis ; et encore : moi et le Père, nous sommes un, et beaucoup d'autres choses qui manifestement relèvent de la divinité du Verbe. Il est donc clair que c'est la personne même du Fils de Dieu qui est la personne, et l'hypostase, de l'homme qui parle ainsi. On a vu plus haut que ce n'est pas le corps du Christ qui est descendu du ciel, comme le prétendait Valentin, son âme, comme le voulait Origène. Reste donc que c'est le Verbe de Dieu dont on puisse dire qu'il est descendu, non pas d'un mouvement local, mais de par son union avec une nature inférieure, comme on l'a déjà dit. Mais cet homme, qui parle en son nom propre, dit qu'il est descendu du ciel : Je suis le pain vivant, qui est descendu du ciel. Il est donc nécessaire que la personne du Verbe de Dieu soit la personne et l'hypostase de cet homme. L'ascension au ciel revient évidemment au Christ en tant qu'homme, cet homme qui s'éleva sous les yeux des Apôtres. Descendre du ciel, c'est le fait du Verbe de Dieu. Or l'Apôtre dit dans l'Épître aux Éphésiens : Celui qui était descendu, c'est celui-là même qui est monté. Il est donc nécessaire que la personne même, et l'hypostase, du Verbe soit la personne et l'hypostase de cet homme. Ce qui prend origine dans le monde, ce qui n'existe pas avant d'être dans le monde, ne peut venir en ce monde. Mais l'homme-Christ prend selon la chair origine en ce monde, car il a eu un corps authentique d'homme de cette terre. Sous le rapport de l'âme, non plus, il n'a pas existé avant d'être en ce monde : il a possédé une véritable âme humaine, qui, par nature, n'existe pas avant d'être unie au corps. Reste donc que cet homme n'a pu, par son humanité, venir en ce monde. Or il affirme lui-même qu'il est venu en ce monde : Je suis sorti du Père, et je suis venu dans le monde. Il est donc clair que ce qui est le fait du Verbe de Dieu peut être attribué à cet homme. Que la venue en ce monde appartienne au Verbe de Dieu, Jean l'Évangéliste l'a montré clairement quand il dit : Il était dans le monde, et le monde par lui a été fait, et le monde ne l'a pas reconnu ; il vint chez lui. La personne et l'hypostase du Verbe de Dieu doit donc être la personne et l'hypostase de cet homme qui parle ainsi. On lit dans l'Épître aux Hébreux : En entrant dans le monde, il dit : tu n'as voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu m'as formé un corps. Celui qui entre dans monde, c'est le Verbe de Dieu. C'est donc pour le Verbe même de Dieu qu'un corps est formé, un corps qui lui est propre. Il serait impossible de parler ainsi si le Verbe de Dieu et cet homme n'avaient pas même hypostase. Tout changement, ou toute souffrance, qui affecte le corps de quelqu'un peut être attribué à celui-là même dont c'est le corps. Si le corps de Pierre est blessé, flagellé, si ce corps meurt, on pourra dire que c'est Pierre qui est blessé, flagellé, et qui meurt. Mais le corps de cet homme, ce fut le corps du Verbe de Dieu. Toute la souffrance qui a affligé le corps de cet homme peut donc être attribuée au Verbe de Dieu. C'est ici toute vérité qu'on peut dire du Verbe de Dieu qu'il a souffert, qu'il a été crucifié, qu'il est mort et qu'il a été enseveli. Ce que niaient Théodore de Mopsueste et Nestorius. On lit encore dans l'Épître aux Hébreux : Il convenait que celui pour qui et par qui sont toutes choses et qui devait conduire un grand nombre de fils à la gloire, auteur de leur salut, fut rendu parfait par la souffrance. Autrement dit, celui-là a souffert et est mort, pour qui toute chose existe, par qui toute chose existe, celui qui conduit les hommes à la gloire et qui est l'auteur de leur salut. Mais voilà quatre prérogatives de Dieu, qui ne peuvent être accordées à aucun autre. N'est-il pas dit dans les Proverbes : Le Seigneur a tout fait pour lui-même et dans saint Jean, à propos du Verbe de Dieu : Tout a été fait par lui ?Le Psaume ne chante-t-il pas : Le Seigneur donnera la grâce et la gloire ?et encore : Le salut des justes vient du Seigneur. C'est donc en toute vérité qu'on dira que Dieu, Verbe de Dieu, a souffert et est mort. Bien sûr, homme, ayant part à quelque seigneurie, peut-être appelé seigneur ; mais aucun homme, aucune créature, ne peut être appelé le Seigneur de gloire, car la gloire de la béatitude à venir, Dieu seul la possède par nature ; les autres ne le possèdent que par don gratuit. Aussi le Psaume chante-t-il : Le Seigneur des puissances, c'est lui le Roi de gloire. Or l'Apôtre dit que le Seigneur de gloire a été crucifié. On peut donc vraiment dire que Dieu a été crucifié. Le Verbe de Dieu est appelé Fils de Dieu par nature, comme on l'a vu plus haut ; l'homme, lui, en raison de l'habitation de Dieu en lui, est appelé fils de Dieu par grâce d'adoption. Ainsi donc, à suivre la position que nous étudions, il faudrait admettre dans le Seigneur Jésus-Christ un double mode de filiation : le Verbe qui habite en l'homme étant en effet Fils de Dieu par nature, l'homme habité étant fils de Dieu par grâce d'adoption. On ne pourrait plus dire que cet homme est le propre Fils de Dieu et son unique-engendré ; on ne le pourrait plus dire que du seul Verbe de Dieu, engendré par le Père de manière unique, par naissance proprement dite. Or l'Écriture impute la passion et la mort au propre Fils unique de Dieu. Saint Paul dit aux Romains : Il n'a pas épargné son propre Fils, mais l'a livré pour nous tous. Et saint Jean : Dieu a tellement aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui, ne périsse pas, mais ait la vie éternelle. Et pour bien montrer qu'il s'agit d'abandon à la mort, Jean avait dit auparavant du fils de l'homme, crucifié : De même que Moïse a élevé le serpent dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui... L'Apôtre montre, lui aussi, comment la mort du Christ prouve l'amour de Dieu pour le monde : Dieu prouve ainsi son amour pour nous ; c'est alors que nous étions pécheurs que le Christ est mort pour nous. C'est donc à bon droit qu'on peut dire du Verbe de Dieu, qu'il a souffert et qu'il est mort. Quelqu'un est dit le fils de telle mère, parce que c'est en elle que son corps s'est formé, bien que l'âme n'ait point son principe dans la mère, mais à l'extérieur. Or le corps de l'homme-Christ s'est formé dans la Vierge Mère, et l'on a montré comment le corps de cet homme est le corps du Fils de Dieu par nature, du Verbe de Dieu. Il est donc juste de dire que la Bienheureuse Vierge est la Mère du Verbe de Dieu, et même la Mère de Dieu, bien que la divinité du Verbe ne vienne pas de sa mère ; il n'est pas nécessaire en effet que le fils tire de sa mère le tout de sa substance, mais seulement son corps. L'Apôtre dit aux Galates : Dieu a envoyé son fils, formé d'une femme. C'est indiquer dans quel sens il faut comprendre la mission du Fils de Dieu, dont on nous dit qu'il est envoyé en tant qu'il est formé d'une femme. Or ceci ne serait pas vrai si le Fils de Dieu n'avait pas existé avant d'être formé d'une femme. Il est bien clair que ce qui est envoyé doit exister avant de se trouver en ce en quoi il est envoyé. Mais cet homme, fils adoptif au dire de Nestorius, n'a pas existé avant de naître de la femme. Quand donc l'Écriture dit que Dieu a envoyé son Fils, on ne peut l'entendre du fils adoptif, mais on doit l'entendre du Fils par nature de Dieu Verbe de Dieu. Et du fait que quelqu'un, formé d'une femme, est appelé le fils de cette femme, Dieu, Verbe de Dieu ,est fils d'une femme. Les paroles de l'Apôtre, dira-t-on peut-être, ne signifient pas que le Fils de Dieu a été envoyé pour être formé d'une femme, mais bien que le Fils de Dieu, formé d'une femme, sous la loi, a été envoyé pour racheter ceux qui étaient sous la loi. Ainsi, il ne faudrait pas entendre les mots « son fils » du Fils par nature, mais de cet homme qui est fils par adoption. Mais les paroles mêmes de l'Apôtre interdisent de le comprendre ainsi. Seul celui qui est au-dessus de la loi, qui est l'auteur de la loi, peut délier de la loi. Or la loi a été donnée par Dieu. Dieu seul peut donc libérer de l'esclavage de la loi. C'est bien ce que l'Apôtre dit du Fils de Dieu, dans le passage en question. Le Fils de Dieu dont il s'agit est donc le Fils par nature. Il est donc vrai de dire que le Fils de Dieu par nature, Dieu Verbe de Dieu, a été formé d'une femme. La même évidence ressort de ce verset du Psaume qui attribut à Dieu lui-même la rédemption du genre humain : Tu m'as racheté, Seigneur, Dieu de vérité. L'adoption des fils de Dieu se fait par l'Esprit-Saint, selon ce mot de saint Paul dans l'Épître aux Romains : Vous avez reçu l'Esprit d'adoption des fils. Or l'Esprit-Saint n'est pas un don des hommes, mais un don de Dieu. L'adoption filiale n'a donc pas l'homme pour cause, mais Dieu. Or le Fils de Dieu, envoyé par Dieu et formé d'une femme, est cause de cette adoption comme en témoigne l'Apôtre quand il ajoute (dans le passage de l'Épître aux Galates, cité plus haut) : Afin que nous recevions l'adoption des fils. Cette parole de l'Apôtre, il faut donc la comprendre du Fils de Dieu par nature. Dieu, le Verbe de Dieu, a donc été formé d'une femme, de la Vierge Mère. Le Verbe s'est fait chair, dit saint Jean. Mais il ne peut tenir sa chair que d'une femme. Le Verbe a donc été formé d'une femme, de la Vierge Mère. La Vierge est donc la Mère du Verbe de Dieu. L'Apôtre dit encore dans l'Épître aux Romains que c'est des patriarches que, selon la chair, est issu le Christ, qui est au dessus de tout, Dieu à jamais béni. Le Christ n'est issu des patriarches que par la médiation de la Vierge. Ainsi donc, Dieu, qui est au-dessus de tout, est issu, selon la chair, de la Vierge. La Vierge est donc, selon la chair, la Mère de Dieu. Dans l'Épître aux Philippiens, l'Apôtre dit encore du Christ Jésus qu'alors qu'il était de condition divine, il s'est anéanti, prenant la condition d'esclave, se faisant semblable aux hommes. Si, à suivre Nestorius, nous divisons le Christ en deux, c'est-à-dire en cet homme qui est fils par adoption et en le Fils de Dieu par nature, le Verbe de Dieu, cette parole de l'Apôtre ne peut s'entendre de cet homme. Cet homme,en effet, à supposer qu'il soit simplement homme, n'a pu être d'abord dans la condition de Dieu et prendre ensuite la ressemblance de l'homme ; bien plutôt, au contraire, est-ce l'homme déjà existant qui est devenu participant de la divinité, en quoi il n'a pas été anéanti, mais exalté. Il faut donc entendre la Parole de l'Apôtre du Verbe de Dieu qui, d'abord, de toute éternité dans la condition de Dieu, c'est-à-dire de nature divine, s'est ensuite anéanti en se faisant semblable aux hommes. La seule habitation du Verbe de Dieu dans l'homme Jésus-Christ ne peut rendre compte de cet anéantissement. Depuis le commencement du monde, en effet, le Verbe de Dieu a habité dans les saints par grâce ; on n'a pas dit pour autant qu'il s'était anéanti. Car Dieu communique sa bonté aux créatures sans rien soustraire de lui-même ; il en est plutôt exalté, en ce sens que la bonté des créatures manifeste sa grandeur, et d'autant plus que les créatures sont plus parfaites. Si donc le Verbe de Dieu a habité plus parfaitement dans l'homme-Christ que dans les autres saints, c'est ici moins que partout ailleurs que peut se réaliser l'anéantissement du Verbe. La seule habitation du Verbe de Dieu dans cet homme, pour reprendre l'expression de Nestorius, ne peut expliquer l'union du Verbe avec la nature humaine ; seule le peut le fait que le Verbe de Dieu se soit fait vraiment homme. Ainsi seulement peut-il y avoir anéantissement, à tel titre qu'on dise du Verbe de Dieu qu'il s'est anéanti, c'est-à-dire fait tout petit ; non en perdant sa propre grandeur mais en assumant la petitesse de l'homme, comme si, l'âme préexistant au corps, on disait d'elle qu'elle devient la substance corporelle qu'est l'homme, non en changeant sa propre nature, mais en assumant une nature corporelle. Le Saint-Esprit c'est évident, a habité dans l'homme Christ. Saint Luc nous dit que Jésus, rempli du Saint-Esprit, s'éloigna du Jourdain. Si l'incarnation du Verbe doit être comprise en ce sens que le Verbe de Dieu a habité en plénitude dans cet homme ; il faudra dire aussi que l'Esprit-Saint s'est incarné. Ce qui est parfaitement en dehors de l'enseignement de la foi. Le Verbe de Dieu habite dans les saints Anges, que la participation du Verbe remplit d'intelligence. Or l'Apôtre dit dans l'Épître aux Hébreux : Il n'a jamais pris les anges, mais il a pris la descendance d'Abraham. Il est donc clair que la seule habitation ne peut nous faire comprendre l'assomption de la nature humaine par le Verbe. A suivre la position de Nestorius, selon laquelle le Christ serait divisé en deux hypostases différentes, le Verbe de Dieu, d'une part, et cet homme, de l'autre, il est impossible d'appeler Christ le Verbe de Dieu. C'est ce qui ressort aussi bien de la manière de parler de l'Écriture qui, avant l'incarnation, n'appelle jamais Christ Dieu ou le Verbe de Dieu, que de la signification même du nom. Christ veut dire oint, entendez oint de l'huile d'allégresse, c'est-à-dire de l'Esprit-Saint, ainsi que l'explique saint Pierre au Livre des Actes. Or on ne peut dire que le Christ ait été oint de l'Esprit-Saint ; autrement le Saint-Esprit serait supérieur au Fils, comme le sanctificateur l'est au sanctifié. Il faudra donc que ce nom de Christ ne puisse s'entendre que de l'homme seul. Quand l'Apôtre dit aux Philippiens : Ayez en vous les sentiments qui furent ceux du Christ Jésus, cette parole s'applique à l'homme. Or l'Apôtre ajoute : Lui qui était de condition divine, il n'a pas cru devoir garder jalousement son égalité avec Dieu. Il est donc vrai de dire que cet homme est de condition, c'est-à-dire de nature, divine, égal à Dieu. Les hommes pourront être appelés dieux, fils de Dieu, dans la mesure où Dieu habite en eux ; on ne dira jamais qu'ils sont les égaux de Dieu. Il est donc évident que ce n'est pas en raison de la seule habitation que l'homme-Christ est appelé Dieu. Des saints peuvent se voir appliquer le nom de Dieu en raison de la grâce qui les habite ; mais jamais on n'attribue à quelque saint que ce soit, en raison de la grâce qui l'habite, des _uvres qui n'appartiennent qu'à Dieu, comme de créer le ciel et la terre, ou toute autre chose de ce genre. Or la création de toutes choses est attribuée au Christ-homme. Saint Paul écrit dans l'Épître aux Hébreux : Considérez l'Apôtre et le Grand-Prêtre de la foi que nous professons, Jésus-Christ, qui est fidèle à celui qui l'a créé, comme Moïse l'a été, sur toute sa maison. Ce qu'on doit entendre de l'homme, et non du Verbe de Dieu, aussi bien parce que, à suivre la position de Nestorius, comme on l'a vu, le Verbe de Dieu ne peut être appelé Christ, que parce que le Verbe de Dieu n'est pas créé mais engendré. L'Apôtre ajoute d'ailleurs : la gloire dont il se trouve justement honoré l'emporte sur celle de Moïse, autant que la dignité de celui qui bâtit la maison l'emporte sur celle de le maison. C'est donc le Christ-homme qui a bâti la maison de Dieu. L'Apôtre apporte la confirmation suivante : car toute maison est construite par quelqu'un et celui qui a créé l'univers, c'est Dieu. Ainsi donc l'Apôtre, en affirmant que Dieu a créé l'univers, prouve que c'est le Christ-homme qui a construit la maison de Dieu. Mais cette preuve n'aurait aucune porté si le Christ n'était Dieu, créateur de toutes choses. Ainsi donc, c'est à cet homme qu'est attribuée la création de l'univers, _uvre propre de Dieu. Le Christ-homme est donc lui-même Dieu par l'hypostase, et non pas seulement en raison de l'habitation. Cet homme qu'est le Christ, parlant de lui-même, s'attribue quantité d'_uvres divines et surnaturelles : Je le ressusciterai au dernier jour ; je leur donne la vie éternelle. Ce serait le comble de l'orgueil si l'homme qui parle ainsi n'était pas Dieu lui-même selon l'hypostase, mais n'était qu'habité par Dieu. Or ce ne peut être le cas du Christ qui déclare, d'après saint Matthieu : Apprenez de moi que je suis doux et humble de c_ur. La personne de cet homme est donc la même que celle de Dieu. De même qu'on lit dans l'Écriture que cet homme a été exalté, exalté par la droite de Dieu, nous dit le Livre des Actes, de même lit-on que Dieu s'est anéanti : il s'est anéanti... dit Paul aux Philippiens. De même donc que les grandeurs peuvent être attribuées à cet homme en raison de l'union, par exemple qu'il est Dieu, qu'il ressuscite les morts, etc., de même les abaissements peuvent être attribués à Dieu, comme d'être né de la Vierge, d'avoir souffert, d'être mort, d'avoir été enseveli. Les termes relatifs, aussi bien noms que pronoms, se rapportent à un même sujet. Or, l'Apôtre, parlant du Fils de Dieu, dit aux Colossiens qu'en lui tout a été, créé au ciel et sur la terre, le monde visible et l'invisible, et il ajoute : C'est lui la tête du corps qu'est l'Eglise, car il est le principe et le premier-né d'entre les morts. Or il est clair que l'expression : en lui tout a été créé, se rapporte au Verbe, que cette autre : premier-né d'entre les morts, se rapporte à l'homme qu'est le Christ. Ainsi donc, le Verbe de Dieu et cet homme qu'est le Christ sont un même suppôt et par conséquent une même personne ; tout ce qui est dit de cet homme doit être dit du Verbe de Dieu, et réciproquement. L'Apôtre écrit dans la Ire Épître aux Corinthiens : Il n'y a qu'un seul Seigneur Jésus-Christ, par qui toutes choses... Or il est manifeste que « Jésus », le nom de cet homme par qui toutes choses existent, se rapporte au Verbe de Dieu. Ainsi donc le Verbe de Dieu et cet homme sont un seul Seigneur, non point deux seigneurs ou deux fils, comme le prétendait Nestorius. Il en résulte que le Verbe de Dieu et cet homme sont une seule personne. Tout bien considéré, cette opinion de Nestorius concernant le mystère de l'Incarnation, diffère bien peu de celle de Photin. Pour l'un comme pour l'autre, cet homme qu'est le Christ ne pouvait être appelé Dieu qu'en raison de la seule habitation de la grâce. Pour Photin, sans doute, cet homme avait mérité le nom de Dieu et la gloire, par sa passion et ses bonnes _uvres ; pour Nestorius, par contre, c'était dès l'origine de sa conception qu'il était en possession de ce nom et de cette gloire, en raison de la plénitude que revêtait l'habitation de Dieu en lui. Quant à la génération éternelle du Verbe, les divergences étaient grandes. Nestorius la professait ; Photin, lui, la niait absolument.

35 : CONTRE L'ERREUR D'EUTYCHÈS

Le mystère de l'Incarnation, nous venons de le montrer de diverses manières, doit se comprendre comme le fait, pour le Verbe de Dieu et cet homme, de n'être qu'une seule et même personne. Reste une difficulté dans la manière d'envisager cette vérité. La nature divine, en effet, exige d'avoir sa personnalité. Il semble qu'il en aille de même pour la nature humaine ; tout ce qui subsiste dans une nature intellectuelle ou raisonnable réalise en effet la définition de la personne. Il paraît donc impossible qu'il y ait une seule personne et deux natures, la divine et l'humaine. Devant cette difficulté, diverses solutions ont été proposées. Eutychès, voulant contre Nestorius sauver dans le Christ l'unicité de la personne, prétendit qu'il n'y avait aussi dans le Christ qu'une seule nature, en ce sens que les deux natures, la divine et l'humaine, qui existaient distinctes avant l'union, se fondirent dans l'union en une seule nature. Ainsi, disait-il, la personne du Christ est la résultante de deux natures, mais ne subsiste pas dans deux natures. C'est ce qui le fit condamner au Concile de Chalcédoine. La fausseté d'une telle position éclate de bien des manières. On a vu plus haut qu'il y avait dans le Christ Jésus un corps, une âme raisonnable et la divinité. Il est évident que même après l'union le corps du Christ ne s'identifiait pas avec la divinité : le corps du Christ, même après l'union, on pouvait le toucher, on pouvait, de ses yeux, le voir, dessiné par les lignes des membres, toutes propriétés étrangères à la divinité du Verbe. De même l'âme du Christ ne pouvait, même après l'union, s'identifier avec sa divinité, puisque, même après l'union, affectée par les passions de tristesse, de douleur et de colère, qui ne sauraient atteindre d'aucune manière la divinité du Verbe. Or une âme humaine et un corps constituent une nature humaine. Ainsi donc, même après l'union, la nature humaine, dans le Christ, reste distincte de la divinité du Verbe, de sa nature divine. Même après l'union, il y a donc, dans le Christ, deux natures. La nature, c'est ce qui permet de dire de telle chose qu'elle est une chose naturelle. On peut dire d'une chose qu'elle est naturelle, à partir du moment où elle est en possession de sa forme, à l'instar d'une chose fabriquée artificiellement : on ne parle pas de maison avant que celle-ci n'ait reçu sa forme de qui la bâtit, et de même ne parle-t-on pas de cheval avant que celui-ci ne soit en possession de la forme de sa nature propre. La forme d'une chose naturelle est donc la nature de cette chose. Or on doit affirmer qu'il y a dans le Christ, même après l'union, deux formes. Dans l'Epître aux Philippiens, l'Apôtre dit du Christ Jésus qu'alors qu'il était dans la forme de Dieu, il a pris la forme d'esclave. Impossible de dire que la forme de Dieu est la même que la forme d'esclave : on ne prend pas ce qu'on possède déjà ; et donc, à supposer que la forme de Dieu soit identique à la forme d'esclave, le Christ qui possédait déjà la forme de Dieu, n'aurait pas eu à prendre la forme d'esclave. Il est également impossible d'affirmer que la forme d'esclave ait été anéantie dans l'union ; le Christ, alors, n'aurait pas pris la forme d'esclave. On ne peut dire davantage que la forme d'esclave se soit mélangée à la forme de Dieu : ce qui se mélange ne demeure pas dans son intégrité, chaque élément étant en partie détruit ; on ne pourrait plus dire alors que le Christ a pris la forme d'esclave, mais simplement quelque chose de cette forme. On doit donc dire, avec l'Apôtre, que même après l'union, il y a eu deux formes dans le Christ, et donc deux natures. Le mot de nature signifie en premier lieu la génération même des êtres qui naissent. Partant de là, on s'en est servi pour signifier le principe d'une telle génération, puis pour signifier tout principe de mouvement qui est intérieur à un être mobile. Et comme un tel principe n'est autre que la matière ou la forme, le mot de nature en est venu à désigner la forme ou la matière d'un être naturel qui possède en lui le principe de son mouvement. Étant donné d'autre part que la forme et la matière constituent l'essence d'un être naturel, le mot de nature a fini par désigner l'essence de tout ce qui existe dans la nature, tant et si bien qu'on appelle nature d'une chose l'essence signifiée par la définition. C'est en ce sens qu'il est ici question de nature, quand nous disons qu'il y a dans le Christ la nature humaine et la nature divine. Si donc, comme l'a supposé Eutychès, il y eut avant l'union deux natures, l'humaine et la divine, qui se seraient fondues en une seule dans l'union, il faut que cela se soit fait selon l'une des manières grâce auxquelles il est possible de passer du multiple à l'un. Ce passage peut se faire tout d'abord par simple ordonnance, ainsi d'une cité faite d'une multitude de maisons, d'une armée faite d'une multitude de soldats. Il peut se faire encore par ordonnance et par composition, ainsi d'une maison faite de divers éléments réunis et de l'assemblage des murs. Mais ces deux manières-là ne peuvent aboutir à constituer une nature unique à partir de plusieurs. Les choses en effet qui n'ont pour forme que l'ordonnance ou la composition, ne sont pas des choses naturelles, dont l'unité puisse être appelée une unité de nature. Le mélange se présente comme une troisième manière de passer du multiple à l'un ; c'est le cas, par exemple, du corps mixte, obtenu à partir des quatre éléments. Mais cette manière ne répond aucunement à notre propos. Premièrement, il ne peut y avoir mélange que d'éléments qui ont en commun la matière et qui peuvent agir et réagir les uns sur les autres, ce qui, dans le cas, s'avère impossible, puisque Dieu est immatériel et parfaitement impassible. Deuxièmement, il ne peut y avoir mélange d'éléments dont l'un dépasse l'autre : que l'on verse une goutte de vin dans mille amphores d'eau, il n'y aura pas mélange, mais corruption du vin ; pour la même raison on ne peut dire du bois que l'on jette dans un brasier qu'il se mélange au feu, mais bien qu'en vertu de la puissance supérieure du feu, il est consumé par le feu. Or la nature divine dépasse à l'infini la nature humaine, la puissance de Dieu, on l'a vu, étant infinie. Il ne peut donc y avoir d'aucune façon mélange des deux natures. Troisièmement, à supposer qu'il y eût mélange, aucune des deux natures ne demeurerait entière : les éléments d'un mélange ne demeurent pas entiers dans le corps mixte, s'il y a vraiment mélange. Une fois faite la synthèse des deux natures, de la divine et de l'humaine, il ne resterait plus aucune des deux natures, on serait devant un troisième terme : ainsi le Christ ne serait ni Dieu ni homme. On ne peut donc interpréter en ce sens la position d'Eutychès, à savoir qu'avant l'union il y avait deux natures, et qu'après l'union il n'y avait plus, dans le Seigneur Jésus-Christ, qu'une seule nature, constituée pour ainsi dire par les deux natures. Reste alors l'interprétation que voici : après l'union, une seule des deux natures a subsisté. Mais alors, ou bien, il n'y eut dans le Christ que la seule nature divine, et ce qu'on voyait d'humain en lui n'était qu'apparence fantastique, et c'est la thèse manichéenne ; ou bien la nature divine fut changée en nature humaine, et c'est la thèse d'Apollinaire, thèses que nous avons l'une et l'autre discutées plus haut. Il est donc impossible, et il n'y a pas d'autre conclusion, qu'avant l'union le Christ ait eu deux natures, et qu'il n'en eût qu'une seule après l'union. Deux natures subsistantes ne peuvent jamais constituer une seule nature. Chaque nature est un tout, alors que ce qui sert à constituer quelque chose tombe sous la définition de partie. Ainsi, l'âme et le corps constituant un tout, on ne peut dire ni du corps ni de l'âme qu'ils sont une nature, prise dans le sens où nous parlons maintenant de nature, car ni le corps ni l'âme, parties d'une même et unique nature, n'ont une espèce complète. La nature humaine, elle, étant une certaine nature complète, et de même la nature divine, il est impossible que l'une et l'autre se rencontrent pour donner une nature unique, à moins que l'une ou l'autre ne soit corrompue. Ce qui est impossible, puisque, ainsi qu'on l'a dit précédemment, le Christ est manifestement et vrai Dieu et vrai homme. Impossible donc que le Christ n'ait eu qu'une seule nature. Quand deux éléments subsistants constituent une nature, ou bien c'est à titre de parties corporelles, comme les membres dont est constitué un animal, ce qu'on ne peut dire ici, puisque la nature divine n'est rien de corporel ; ou bien c'est à titre de matière et de forme, comme l'âme et le corps dont est constitué l'animal, ce qui ne s'applique pas davantage ici, puisque Dieu, on l'a montré au Livre Premier, n'est pas matière et qu'il ne peut être la forme de quoi que ce soit. Si donc le Christ est vrai Dieu et vrai homme, il est impossible qu'il n'y ait en lui qu'une seule nature. Toute soustraction ou toute addition d'un principe essentiel change l'espèce d'une chose et donc sa nature, qui n'est rien d'autre que l'essence signifiée par la définition. Aussi voyons-nous la différence spécifique que l'on ajoute à la définition ou qu'on en soustrait, établir des différences entre espèces : l'animal raisonnable et l'animal dépourvu de raison sont d'espèce différente ; de même que dans les nombres l'unité que l'on ajoute ou que l'on soustrait donne un nombre spécifiquement différent. Or la forme est un principe essentiel. Toute addition de forme donne donc une autre espèce et une autre nature, puisque nous parlons maintenant de nature. Si donc la divinité du Verbe doit s'ajouter comme une forme à la nature humaine, elle constituera une autre nature. Le Christ, ainsi, ne sera plus de nature humaine, mais d'une autre nature, comme le corps animé est d'une autre nature qu'un corps pur et simple. Les êtres qui ne communient pas dans une même nature, ne peuvent se ressembler selon l'espèce ; ainsi en va-t-il par exemple de l'homme et du cheval. Or si la nature du Christ est un composé de nature divine et de nature humaine, il est évident que cette nature ne se retrouvera pas chez les autres hommes. Le Christ ne nous sera donc pas semblable selon l'espèce, ce qui contredit la parole de l'Apôtre dans l'Epître aux Hébreux : Il a dû se faire en tout semblable à ses frères. Forme et matière composent toujours une espèce, qu'il est possible d'attribuer à plusieurs sujets en acte ou en puissance, pour autant qu'ils réalisent la définition de l'espèce. Si donc la nature divine vient s'ajouter en guise de forme à la nature humaine, il devra résulter de leur composition une certaine espèce commune, susceptible d'être participée par un grand nombre de sujets. Ce qui est manifestement erroné, car il n'y a qu'un seul Christ Jésus, Dieu et homme. La nature divine et la nature humaine n'ont donc pas constitué dans le Christ une nature unique. L'affirmation d'Eutychès, - qu'avant l'union il y aurait eu deux natures dans le Christ - est d'ailleurs étrangère à l'enseignement de la foi. La nature humaine étant constituée par l'âme et par le corps, il s'ensuivrait que l'âme ou le corps, ou l'un et l'autre, aurait existé avant l'incarnation du Christ. Ce que nous avons dit plus haut en marque la fausseté. Il est donc contraire à la foi d'affirmer qu'avant l'union il y aurait eu deux natures dans le Christ, et une seule après.

36 : ERREUR DE MACAIRE D'ANTIOCHE, SELON QUI IL N'Y AURAIT DANS LE CHRIST QU'UNE SEULE VOLONTÉ

La position de Macaire d'Antioche pour qui le Christ n'a qu'une seule opération et une seule volonté, revient au même ou à peu près. Chaque nature, en effet, a son opération propre ; la forme, qui donne à chaque nature d'avoir une espèce propre, est principe d'opération. Il faut donc qu'aux formes diverses des diverses natures correspondent des actions différentes. Si donc le Christ n'a qu'une seule action, il est nécessaire qu'il n'ait qu'une seule nature : c'est l'hérésie d'Eutychès. Il est donc faux de dire que le Christ n'a qu'une seule opération. La nature divine, qui donne au Christ d'être consubstantiel au Père, est chez lui parfaite, et de même est parfaite la nature humaine qui lui donne d'être de la même espèce que nous. Mais il rentre dans la perfection de la nature divine qu'elle ait la volonté, et de même aussi la perfection de la nature humaine exige-t-elle la volonté qui dote l'homme de libre arbitre. Il faut donc que le Christ ait deux volontés. La volonté, comme l'intelligence, est une partie potentielle de l'âme humaine. Si donc il n'y a dans le Christ d'autre volonté que la volonté du Verbe, on doit affirmer pour la même raison qu'il n'y a eu en lui d'autre intelligence que l'intelligence du Verbe. Et c'est revenir à la position d'Apollinaire. Si le Christ n'a eu qu'une seule volonté cette volonté doit être nécessairement la volonté divine : impossible en effet pour le Verbe de perdre la volonté divine qu'il avait de toute éternité. Or la volonté divine ne peut pas mériter ; le mérite en effet n'est possible qu'à celui qui tend vers la perfection. La passion du Christ, ainsi, n'aurait été cause d'aucun mérite, ni pour lui ni pour nous. Ce qui est contraire à l'enseignement de l'Apôtre qui dit, dans l'Epître aux Philippiens : Il s'est fait obéissant envers son Père jusqu'à la mort, c'est pourquoi Dieu l'a exalté. Si le Christ n'a pas eu de volonté humaine, il en résulte qu'il n'a pas joui du libre arbitre dans la ligne de la nature qu'il avait assumée ; c'est la volonté en effet qui donne à l'homme de jouir du libre arbitre. Le Christ, en tant qu'homme, n'agissait donc pas, alors, d'une manière humaine, mais à la manière du reste des animaux, privés de libre arbitre. Il n'y a donc rien eu dans son activité de vertueux et de louable, digne de notre imitation. Et c'est en vain qu'il dit, en saint Matthieu : Apprenez de moi que je suis doux et humble de c_ur, et en saint Jean : Je vous ai donné l'exemple, afin que ce que j'ai fait, vous le fassiez, vous aussi. Un homme pur et simple, bien qu'unique quant au suppôt, possède une multiplicité d'appétits et d'opérations, proportionnée à la diversité de ses principes naturels. Relativement à la partie raisonnable, il est doué de volonté ; relativement à la partie sensitive, il possède irascible et concupiscible ; son appétit naturel découle de ses forces naturelles. De même il voit, grâce à ses yeux : grâce à ses oreilles, il entend. Grâce à ses pieds il marche, et grâce à sa langue il peut parler. Grâce à son intelligence il comprend. Voilà bien des opérations différentes. Il en est ainsi parce que la multiplicité des opérations ne vient pas seulement de ce qu'il y a diversité de sujets à l'_uvre, mais aussi de ce qu'il y a, dans un seul et même sujet, diversité des principes d'où les opérations tirent leur spécification. L'Écriture montre clairement que le Christ a eu deux volontés. En saint Jean, il dit lui-même : Je suis descendu du ciel non pas pour faire ma volonté, mais pour faire la volonté de celui qui m'a envoyé ; et en saint Luc : Que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne, qui se fasse. Ces paroles montrent bien que le Christ a eu une certaine volonté propre, différente de la volonté du Père. Mais il est évident qu'il y avait en lui une volonté qui lui était commune avec le Père : de même que le Père et le Fils ont même et unique nature, de même ont-ils même et unique volonté. Il y a donc bien deux volontés chez le Christ. Du côté des opérations c'est à la même conclusion qu'on aboutit. Qu'il y ait eu chez le Christ une même et unique opération commune avec le Père, il l'affirme lui-même : Tout ce que fait le Père, le Fils le fait également. Mais il y a eu chez lui d'autres opérations, qui ne peuvent convenir au Père, comme dormir, avoir faim, manger, etc., toutes choses que le Christ, selon le récit des Évangélistes, a accomplies ou souffertes dans son humanité. Le Christ n'a donc pas eu qu'une seule opération. Cette opinion semble être née de l'incapacité de ces auteurs à distinguer entre unité pure et simple et unité d'ordre. Ils ont bien vu en effet que la volonté humaine, chez le Christ, avait été tellement subordonnée à la volonté divine que le Christ n'avait, de volonté humaine, rien voulu que ce que lui demandait de vouloir la volonté divine. De même encore, le Christ, dans sa nature humaine, n'a-t-il rien accompli, par agir ou par pâtir, que n'avait disposé la volonté divine, selon la parole rapportée par saint Jean : Je fais toujours ce qui lui plaît. Toute opération humaine du Christ recevait d'ailleurs une certaine efficacité divine de l'union avec la divinité, de même que l'action d'un agent second reçoit une certaine efficacité de l'agent principal ; ainsi s'explique que toute action ou toute passion du Christ ait eu valeur de salut. C'est aussi la raison pour laquelle Denys appelle théandrique, c'est-à-dire divino-humaine l'opération du Christ, parce que, aussi bien, _uvre de Dieu et de l'homme. Voyant donc la volonté et l'activité humaines du Christ ainsi subordonnées infailliblement à la volonté et à l'activité divines, nos auteurs en ont conclu que le Christ ne possédait qu'une seule volonté et une seule activité, malgré la différence qu'il y a, nous l'avons dit, entre l'unité d'ordre et l'unité pure et simple.

37 : L'AME ET LE CORPS, D'APRÈS CERTAINS, N'AURAIENT POINT CONSTITUÉ CHEZ LE CHRIST UN VÉRITABLE COMPOSÉ. RÉFUTATION DE CETTE ERREUR

Tout ce que nous venons de voir montre clairement qu'il y a dans le Christ, comme l'atteste la foi, une seule personne et deux natures, à l'encontre des affirmations de Nestorius et d'Eutychès. Mais ce mystère étant hors des prises de la raison naturelle, il s'est trouvé, depuis, d'autres auteurs pour affirmer la position que voici. L'union de l'âme et du corps, on le sait, constitue l'homme ; l'union de cette âme et de ce corps constitue cet homme, dont on signifie ainsi l'hypostase et la personne. Or, craignant d'être obligés d'affirmer dans le Christ une hypostase ou personne, différente de l'hypostase, ou personne, du Verbe, voulant donc éviter l'hérésie de Nestorius, certains ont prétendu qu'il n'y avait pas eu, chez le Christ, union substantielle de l'âme et du corps. Il leur paraissait impossible, par ailleurs, qu'un être se trouvât en possession d'un élément substantiel qui ne relevât point de la nature qu'il avait auparavant, et cela sans changement de sa part. Or le Verbe est absolument immuable. De crainte d'affirmer que l'âme et le corps assumés par le Christ n'appartinssent à la nature qu'il possédait de toute éternité, ces auteurs ont prétendu que le Christ n'avait pris une âme humaine et un corps que de manière accidentelle, à la manière dont on prend un vêtement ; ils croyaient ainsi éviter l'erreur d'Eutychès. Mais une telle opinion est en complète opposition avec l'enseignement de la foi. C'est en effet l'union de l'âme et du corps qui constitue l'homme ; la forme, en venant s'unir à la matière, constituant l'espèce. Si donc, chez le Christ, l'âme et le corps ne sont pas unis, le Christ n'a pas été un homme, ce qui contredit l'affirmation de l'Apôtre sur le Médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même. On dit de chacun d'entre nous qu'il est un homme, parce qu'il est constitué d'une âme raisonnable et d'un corps. Si l'on dit du Christ qu'il est un homme, non pas pour cette raison, mais seulement parce qu'il s'est trouvé en possession d'une âme et d'un corps sans union (substantielle), c'est parler d'une manière équivoque, et le Christ ne sera pas en fait de la même espèce que nous. Ce qui est contraire à l'affirmation de l'Apôtre : Il a dû en tout se faire semblable à ses frères. Ce n'est pas n'importe quel corps qui fait partie de la nature humaine, mais seulement le corps humain. Or un tel corps n'est humain que parce qu'il est vivifié par l'union d'une âme raisonnable ; ce n'est que d'une manière équivoque que l'on peut parler, une fois l'âme séparée, d'_il, de main, de pied, de chair et d'os. Si donc le Verbe a assumé un corps sans union avec l'âme, on ne pourra pas dire qu'il a assumé la nature humaine. L'âme humaine, par nature, appelle l'union avec le corps. L'âme qui ne réalise jamais cette union avec le corps pour former un tout, n'est pas une âme humaine, car ce qui est en dehors de la nature, dit le Philosophe, ne peut pas être toujours. Si donc l'âme du Christ ne s'est pas unie à son corps pour former un tout, il reste que cette âme n'est pas une âme humaine. Et le Christ, ainsi, n'a pas eu la nature humaine. Si l'union du Verbe avec son corps et son âme a été une union accidentelle, à la manière d'un vêtement, la nature humaine n'a pas été la nature du Verbe. Le Verbe, après l'union, n'a donc pas subsisté en deux natures : on ne dit pas qu'un homme, du fait qu'il est revêtu d'un habit, subsiste en deux natures. C'est pourtant ce qu'Eutychès, condamné au Concile de Chalcédoine, avait affirmé. Rien de ce que subit le vêtement n'est attribué à celui qui le porte ; on ne dit pas que l'homme naît quand un vêtement lui est mis, ni qu'il est blessé quand ce vêtement est déchiré. Si donc le Verbe a assumé une âme et un corps à la manière dont un homme prend un vêtement, on ne pourra pas dire que Dieu est né et a souffert en raison du corps qu'il a assumé. Si le Verbe a assumé la nature humaine à la manière d'un vêtement, seulement pour pouvoir se manifester aux yeux des hommes, c'est inutilement qu'il aurait assumé une âme, invisible par sa nature. Ainsi, le Fils n'aurait pas assumé un corps humain d'une manière différente de celle dont le Saint-Esprit, pour se manifester, revêtit l'apparence d'une colombe. Ce qui est faux, bien sûr, car on ne dit pas de l'Esprit-Saint qu'il s'est fait colombe, et inférieur au Père, comme on dit du Fils qu'il s'est fait homme, et inférieur au Père, suivant la nature qu'il avait assumée. A bien y regarder, cette position entraîne les inconséquences de plusieurs hérésies. Affirmer que le Fils de Dieu a pris une âme et un corps d'une manière accidentelle, comme un homme prend un vêtement, c'est revenir à l'opinion de Nestorius, soutenant que l'union du Verbe de Dieu dans l'homme s'était faite par manière d'habitation : on ne peut concevoir en effet que Dieu ait été revêtu d'un corps par contact corporel, on ne peut l'entendre que de la grâce qui habitait ce corps. Affirmer comme accidentelle l'union du Verbe avec l'âme et le corps humains oblige à dire, avec Eutychès, que le Verbe, après l'union, n'a pas subsisté en deux natures : rien en effet ne subsiste en ce qui lui est uni par accident. Dire que l'âme et le corps ne se sont pas unis pour former un tout, c'est revenir en partie aux thèses d'Arius et d'Apollinaire, pour qui le corps du Christ n'était pas animé par une âme raisonnable ; c'est en partie revenir aux thèses manichéennes selon lesquelles le Christ n'était pas véritablement homme, mais apparence fantomatique. Si en effet l'âme n'était pas unie au corps pour constituer un tout, que le Christ parût semblable aux autres hommes constitués tels par l'union de l'âme et du corps, cela n'était qu'apparence fantomatique. C'est la parole de l'Apôtre dans l'Épître aux Philippiens : Habitu inventus ut homo, qui a été le point de départ de cette position, ses auteurs ne comprenant pas qu'elle avait un sens métaphorique. Or les choses dont on parle métaphoriquement ne sont pas nécessairement semblables en tout. La nature humaine assumée par le Verbe ressemble donc d'une certaine manière à un vêtement, en ce sens que la chair rendait visible le Verbe, comme un vêtement manifeste un homme ; mais non en ce sens que l'union du Verbe avec la nature humaine n'avait, dans le Christ, qu'un mode accidentel.

38 : L'UNIQUE PERSONNE DU CHRIST AURAIT, DISENT CERTAINS, DEUX SUPPOTS OU DEUX HYPOSTASES. RÉFUTATION DE CETTE ERREUR

Voulant éviter, en raison de ses inconvénients, la position que nous venons de voir, d'autres auteurs ont affirmé que l'âme et le corps du Seigneur Jésus-Christ avaient constitué une substance, c'est-à-dire un homme de même espèce que les autres hommes, un homme uni au Verbe de Dieu, non point dans la nature, mais dans la personne. Mais cet homme étant une substance individuelle, ce qui est être hypostase et suppôt, ils prétendirent que dans le Christ cet homme et le Verbe de Dieu avaient une hypostase et un suppôt distincts, mais une même et unique personne. C'est en raison de cette unité, disaient-ils, qu'on peut faire du Verbe de Dieu un prédicat de cet homme, et de cet homme un prédicat du Verbe de Dieu. Ainsi l'expression : le Verbe de Dieu est homme, signifie-t-elle : la Personne du Verbe de Dieu est la personne de cet homme, et réciproquement. Pour cette raison, disent-ils, tout ce qu'on attribue au Verbe de Dieu, on peut l'attribuer à cet homme, et réciproquement, à condition toutefois d'opérer une certaine disjonction, de telle manière que le sens de l'expression ; Dieu a souffert, soit : cet homme, qui est Dieu en raison de l'unité de la personne, a souffert, et que le sens de l'expression : cet homme a créé les étoiles, soit, celui-là qui est homme... Mais on retombe ainsi, nécessairement, dans l'erreur de Nestorius. Si l'on fait attention à la différence qu'il y a entre personne et hypostase, on s'aperçoit que la personne n'est pas étrangère à l'hypostase, mais partie de celle-ci. La personne en effet n'est rien d'autre qu'une hypostase de telle nature, c'est-à-dire de la nature raisonnable, selon la définition donnée par Boëce : la personne est la substance individuelle de la nature raisonnable ; si bien que toute hypostase n'étant pas une personne, toute hypostase de la nature humaine est cependant une personne. Si donc la seule union de l'âme et du corps a constitué chez le Christ une substance individuelle, qui est hypostase, autrement dit cet homme, cette même union a dû constituer une personne. Il y aura donc ainsi dans le Christ deux personnes, l'une, la personne de cet homme, constituée de neuf, l'autre, la personne éternelle du Verbe de Dieu. C'est l'impiété nestorienne. A supposer que l'hypostase de cet homme ne puisse être dite une personne, l'hypostase du Verbe de Dieu est cependant identique à sa personne. Si donc l'hypostase du Verbe de Dieu n'est pas l'hypostase de cet homme, la personne du Verbe de Dieu ne sera pas davantage la personne de cet homme. Ainsi il sera faux de dire, comme le font ces auteurs, que la personne de cet homme est la personne du Verbe de Dieu. A supposer encore que la personne soit autre chose que l'hypostase du Verbe de Dieu, on ne pourrait trouver d'autre différence qu'une certaine propriété que la personne ajoute à l'hypostase ; rien en effet de ce qui appartient au genre de la substance ne peut ajouter à l'hypostase, qui est ce qu'il y a de plus achevé dans ce genre de substance qu'on appelle substance première. Si donc l'union s'est faite selon la personne mais non selon l'hypostase, il en résulte que cette union ne s'est faite que selon une certaine propriété accidentelle. Ce qui est encore revenir à l'erreur de Nestorius. Dans sa lettre à Nestorius, approuvée par le Concile d'Éphèse, saint Cyrille écrit : Si quelqu'un ne confesse pas que le Verbe qui procède du Père soit unis à la chair selon la subsistance, et que le Christ avec son corps soit un seul et même sujet, Dieu et homme tout ensemble, qu'il soit anathème. Presque partout, dans les Actes du Concile, un tel anathème vise l'erreur de Nestorius qui posait deux hypostases dans le Christ. Au IIIe Livre de la Foi orthodoxe, saint Jean Damascène, écrit : Nous disons que l'union s'est faite à partir de deux natures parfaites, non pas selon la personne, comme le prétend Nestorius, cet ennemi de Dieu, mais selon l'hypostase. Ce qui revient à dire expressément que la position de Nestorius consiste à confesser une seule personne et deux hypostases. Hypostase et suppôt, c'est nécessairement la même chose. C'est en effet à la substance première, qu'est l'hypostase, que tout est rapporté à titre de prédicat, l'universel du genre de la substance, et l'accidentel, comme le montre le Philosophe dans les Prédicaments. Si donc le Christ n'a pas eu deux hypostases, il n'a pas eu davantage deux suppôts. Si le Verbe et cet homme ont un suppôt différent, il est impossible que cet homme étant pris comme sujet, le Verbe de Dieu le soit du même coup et réciproquement. Les suppôts étant distincts, il est nécessaire au contraire de distinguer ce qui est dit de chacun d'eux : les attributs divins dont nous avons parlé ne peuvent en effet convenir à l'homme pris comme sujet, si ce n'est à cause du Verbe, et inversement. Il faudra donc départager ce que les Écritures disent du Christ, des réalités divines et des réalités humaines ; ce qui va contre l'affirmation de saint Cyrille, approuvée par le Concile : Quiconque répartit entre deux personnes ou deux subsistances les paroles des Évangiles et des Écrits Apostoliques, prononcées par les Saints au sujet du Christ, ou par le Christ lui-même à son propre sujet ; quiconque applique certaines de ces paroles à l'homme, expressément contredistingué du Verbe issu de Dieu, et certaines autres, comme capables d'être dites de Dieu, au seul Verbe issu de Dieu le Père, qu'il soit anathème. D'après cette position, tout ce qui appartient par nature au Verbe de Dieu ne pourrait être dit de cet homme qu'en vertu d'une certaine association dans l'unique personne ; détour exprimé par la disjonction qu'ils font intervenir quand ils disent ainsi : Cet homme a créé les étoiles, c'est-à-dire, le Fils de Dieu, qui est cet homme, etc. Quand on dit : cet homme est Dieu, il faut entendre : c'est par le Verbe que cet homme est Dieu. De telles expressions sont condamnées par saint Cyrille : Quiconque, dit-il, a l'audace de prétendre que l'homme assumé doive être co-adoré avec le Verbe de Dieu, co-glorifié avec lui, co-appellé Dieu, comme s'il s'agissait d'un autre par rapport à un autre (c'est le sens auquel oblige tout emploi du préfixe « co ») ; quiconque n'honore pas plutôt l'Emmanuel d'une unique adoration, quiconque ne lui rend pas gloire uniment, en tant que le Verbe s'est fait chair, qu'il soit anathème. Si cet homme est, par le suppôt, différent du Verbe de Dieu, il ne peut relever de la personne du Verbe qu'en vertu de l'assomption par laquelle le Verbe l'a assumé. Mais ceci est incompatible avec la droite intelligence de la foi. Il est dit en effet au Concile d'Éphèse, d'après les paroles de Félix, pape et martyr : Nous croyons en notre Dieu Jésus, né de la Vierge Marie, car il est Fils éternel de Dieu et Verbe, non point homme assumé par Dieu de manière à être différent de lui. Le Fils de Dieu n'a pas davantage assumé un homme, de manière à être différent de cet homme ; mais Dieu, demeurant parfait, est devenu en même temps homme parfait, né corporellement de la Vierge. Là où il y a plusieurs suppôts, il y a purement et simplement plusieurs existants, qui ne peuvent être un que sous un certain rapport. Si donc il y a dans le Christ deux suppôts, il y aura en conséquence deux existants, et non pas simplement deux sous un certain rapport. C'est désagréger Jésus : tout existant est en effet en tant qu'il est un ; ce qui n'est pas purement et simplement un, n'est pas purement et simplement un existant.

39 : L'INCARNATION DU CHRIST TELLE QUE LA TIENT LA FOI CATHOLIQUE

Après tout ce que nous avons dit, il est clair que l'enseignement de la foi catholique oblige à affirmer dans le Christ la nature divine parfaite, et la nature humaine parfaite, constituée d'une âme raisonnable et d'un corps humain. Ces deux natures sont unies dans le Christ, non point par simple manière d'habitation, ni sous un mode accidentel, analogue à celui d'un homme qui met un vêtement, ni davantage par un rapport, ou une propriété, simplement personnel ; mais bien selon une unique hypostase et un unique suppôt. Telle est la seule manière de sauvegarder ce que l'Écriture nous dit de l'Incarnation. La Sainte Écriture en effet attribuant indistinctement à cet homme ce qui est de Dieu et à Dieu ce qui est de cet homme, nous l'avons assez vu, celui dont on affirme les unes et les autres de ces choses doit être un seul et même sujet. Mais ce qui est opposé ne peut être affirmé authentiquement du même sujet, sous le même rapport. Or les attributs divins et les attributs humains du Christ sont opposés entre eux, comme d'avoir souffert et d'être impassible, d'être mort et d'être immortel, etc. Il faut donc que ces attributs du Christ, divins et humains, lui soient appliqués sous des rapports différents. Si donc l'on regarde le sujet dont on les dit, il n'y a pas lieu de faire de distinction, on se trouve devant l'unité. Mais si l'on regarde le rapport selon lequel on les dit, il faut alors distinguer. Les propriétés naturelles sont en effet attribuées à chaque chose selon la nature propre de cette chose : ainsi dit-on de cette pierre qu'elle tend vers le bas, selon sa nature qui est d'être pesante. Étant donné que c'est sous des rapports différents que les attributs divins et les attributs humains sont affirmés du Christ, il est nécessaire de reconnaître dans le Christ deux natures sans confusion ni mélange possible. Quant à ce dont on affirme telles propriétés naturelles répondant à la nature propre à cette chose et relevant du genre de la substance, c'est de l'hypostase et du suppôt qu'il s'agit. Étant donné la non-distinction et l'unicité de ce dont on affirme, chez le Christ, les attributs divins et les attributs humains, on doit reconnaître chez le Christ une unique hypostase et un unique suppôt pour la nature humaine et pour la nature divine. Aussi c'est en toute vérité et propriété qu'on affirmera de cet homme les attributs divins, en tant que cet homme se comporte comme suppôt non seulement de la nature humaine, mais aussi de la nature divine ; inversement, les attributs humains sont affirmés du Verbe de Dieu, en tant qu'il est suppôt de la nature humaine. On voit par là comment l'incarnation du Fils n'entraîne nécessairement ni l'incarnation du Père ni celle de l'Esprit-Saint, puisque l'Incarnation ne s'est pas faite par union de nature, de cette nature en laquelle communient les trois Personnes divines, mais selon l'hypostase et le suppôt, par où elles se distinguent toutes les trois. Ainsi, de même que dans la Trinité, il y a plusieurs personnes qui subsistent dans une unique nature, de même, dans le mystère de l'incarnation, y a-t-il une unique personne qui subsiste dans plusieurs natures.

40 : OBJECTIONS CONTRE LA FOI EN L'INCARNATION

Cet enseignement de la foi catholique se heurte cependant à bien des difficultés, qui sont autant d'armes aux mains des adversaires de la foi en l'Incarnation. 1. On a montré au Livre Premier que Dieu n'est ni corps, ni puissance enfermée dans un corps. Mais s'il a pris chair, il en résulte qu'après l'incarnation, ou bien il a été changé en corps, ou bien il est devenu puissance enfermée dans un corps. Il est donc impossible, semble-t-il, que Dieu se soit incarné. 2. Tout ce qui acquiert une nouvelle nature est sujet à un changement substantiel : un être est engendré en cela même qu'il acquiert une certaine nature. Si donc l'hypostase du Fils de Dieu se trouve subsister à neuf dans la nature humaine, il semble qu'elle ait subi un changement substantiel. 3. Aucune hypostase de quelque nature que ce soit ne peut déborder cette nature ; bien plutôt, est-ce la nature qui déborde l'hypostase en englobant de nombreuses hypostases. Si donc l'hypostase du Fils de Dieu est devenue hypostase de la nature humaine, il en résulte qu'après l'incarnation, le Fils de Dieu ne se trouve plus partout, étant donné que la nature humaine n'est pas dotée d'ubiquité. 4. Une seule et même chose ne possède qu'un seul « ce-que-cela-est », expression qui désigne la substance de la chose, substance qui est unique en chaque chose. Or le « ce-que-cela-est » de n'importe quelle chose, c'est sa nature : la nature d'une chose, dit en effet le Philosophe, est ce qu'exprime la définition. Il semble donc impossible qu'une seule hypostase subsiste en deux natures. 5. Dans le monde des êtres immatériels, il ne peut y avoir de différence entre la quiddité d'une chose et cette chose elle-même. Ceci se réalise au premier chef en Dieu qui est non seulement sa quiddité, mais encore est son propre acte d'être. Mais la nature ne peut être identique à une hypostase divine. Il semble donc impossible qu'une hypostase divine subsiste dans la nature humaine. 6. La nature est plus simple et plus formelle que l'hypostase qui subsiste en elle. C'est en effet par l'adjonction d'un certain élément matériel qu'une nature commune est individuée à la mesure de telle hypostase. Si donc une hypostase divine subsiste dans la nature humaine, il en résulte, semble-t-il, que la nature humaine est plus simple et plus formelle que cette hypostase divine. Ce qui est parfaitement impossible. 7. C'est seulement dans les êtres composés de matière et de forme, qu'on trouve une différence entre l'individu singulier et sa quiddité. La raison en est que le singulier est individué par une matière désignée qui n'est pas comprise dans la quiddité et dans la nature de l'espèce ; dans la désignation de Socrate est incluse telle matière, qui ne rentre pas dans la définition de la nature humaine. Toute hypostase subsistant dans la nature humaine est donc constituée par une matière désignée. On ne saurait l'affirmer d'une hypostase divine. Il est donc impossible, semble-t-il, que l'hypostase du Verbe de Dieu subsiste dans la nature humaine. 8. L'âme et le corps n'ont pas été chez le Christ d'une moindre puissance que chez les autres hommes. Or chez les autres hommes, leur union constituent le suppôt, l'hypostase et la personne. L'union de l'âme et du corps constitue donc chez le Christ un suppôt, une hypostase, une personne ; non point le suppôt, l'hypostase et la personne du Verbe de Dieu, laquelle est éternelle. Il y a donc dans le Christ, semble-t-il, un autre suppôt, une autre hypostase, une autre personne, que le suppôt, l'hypostase, la personne du Verbe de Dieu. 9. De même que l'âme et le corps constituent la nature humaine en général, de même telle âme et tel corps constituent tel homme, qui est une hypostase d'homme. Or le Christ eut telle âme et tel corps. Leur union a donc, semble-t-il, constitué une hypostase. On aboutit à la même conclusion que précédemment. 10. Cet homme qui est le Christ, considéré comme constitué seulement d'une âme et d'un corps, est une certaine substance, non point une substance universelle, mais une substance particulière. C'est donc une hypostase. 11. S'il y a chez le Christ même suppôt pour la nature humaine et pour la nature divine, l'hypostase divine devra rentrer dans l'idée qu'on aura de cet homme qui est le Christ. Mais ceci ne rentre point dans l'idée qu'on a des autres hommes. C'est donc d'une manière équivoque que le mot homme sera dit du Christ et des autres. Et ainsi le Christ ne sera pas de la même espèce que nous. 12. Le Christ, nous l'avons dit, présente ces trois composantes : une âme, un corps, la divinité. Or l'âme, qui est plus noble que le corps, n'est pas le suppôt du corps ; elle en est plutôt la forme. Ce n'est donc pas davantage ce qui est divin qui est le suppôt de la nature humaine, alors que ce qui est divin se tient plutôt, par rapport à cette nature, du côté de la forme. 13. Tout ce qui s'ajoute à quelque chose dont l'être est achevé, s'y ajoute d'une manière accidentelle. Or il est évident que le Verbe de Dieu étant éternel, la chair qu'il a assumée s'ajoute à lui, une fois son être achevé. C'est donc d'une manière accidentelle qu'elle le fait.

41 : DE QUELLE MANIÈRE ENTENDRE L'INCARNATION DU FILS DE DIEU

Pour voir quelle solution apporter à ces difficultés, revenons un peu en arrière. Étant donné qu'Eutychès affirme que l'union de Dieu et de l'homme s'est faite dans la nature, que Nestorius par contre prétend qu'elle ne s'est faite ni dans la nature ni dans la personne, la foi catholique, elle, tenant que l'union s'est faite dans la personne, il semble nécessaire de savoir au préalable ce que c'est qu'être uni dans la nature, ce que c'est qu'être uni dans la personne. Le mot de nature a des emplois multiples ; il sert à désigner tantôt la génération des vivants, tantôt le principe de la génération et du mouvement, tantôt la matière et la forme. On l'emploie même parfois pour désigner le « ce-que-c'est » d'une chose, l'ensemble des éléments qui appartiennent à l'intégrité d'une espèce : ainsi disons-nous que la nature humaine est commune à tous les hommes, et ainsi du reste. Sont donc unis dans la nature les éléments qui constituent l'intégrité d'une espèce : ainsi l'âme et le corps s'unissent pour constituer une espèce du genre animal ; ainsi, d'une manière générale, s'unissent toutes les parties d'une espèce. Or il est impossible qu'une espèce déjà constituée dans son intégrité se voie unir, dans l'unité de nature, un élément étranger, à moins que l'espèce ne soit détruite. Les espèces en effet sont comme les nombres dont l'espèce change avec l'addition ou la soustraction de n'importe quelle unité ; que quelque chose vienne s'ajouter à une espèce déjà complète, et l'on a désormais, nécessairement, une autre espèce : que le sensible, par exemple, vienne s'ajouter à une substance simplement animée, et l'on aura une autre espèce, car la plante et l'animal sont deux espèces différentes. - Il arrive cependant de trouver dans un individu de telle espèce un élément qui ne fasse pas partie de l'intégrité de l'espèce, comme pour Socrate ou Platon d'être blanc ou d'être vêtu, comme un sixième doigt, etc. Rien n'empêche donc que certains éléments s'unissent dans l'individu, qui ne peuvent s'unir dans la seule intégrité de l'espèce, ainsi dans Socrate la nature humaine et la blancheur ou la musique, etc., dont on dit qu'elles sont un par le sujet. - Et comme l'individu dans le genre de la substance reçoit le nom d'hypostase, et dans les substances raisonnables le nom de personne, on dit à bon droit que tous ces éléments sont unis selon l'hypostase, ou encore selon la personne. Ainsi donc, de toute évidence, rien n'empêche que certaines choses ne pouvant s'unir selon la nature, le fassent selon l'hypostase ou la personne. Entendant parler d'union accomplie dans le Christ entre Dieu et l'homme, les hérétiques empruntèrent, pour l'expliquer, des voies opposées, en oubliant celle de la vérité. Certains pensèrent en effet que cette union s'était faite à la manière dont s'accomplit l'union en une seule nature : ainsi Arius et Apollinaire affirmèrent-ils que le Verbe jouait à l'égard du corps du Christ le rôle de l'âme ou celui de l'esprit ; ainsi encore Eutychès, qui distinguait avant l'incarnation les deux natures de Dieu et de l'homme, mais qui n'en affirmait plus qu'une seule après l'incarnation. Mais la réalité est en opposition complète avec ces affirmations. Il est clair en effet que la nature du Verbe est de toute éternité dans une intégrité absolument parfaite, sans possibilité aucune de corruption ou de changement. Il est donc impossible qu'un élément étranger à la nature divine, comme la nature humaine ou une partie quelconque de cette nature, s'adjoigne à elle dans l'unité de nature. D'autres hérétiques, voyant l'impasse d'une telle position, prirent une voie contraire. Ce qui s'ajoute au sujet d'une certaine nature, sans pour autant faire partie de l'intégrité de cette nature, ou bien fait figure d'accident, comme la blancheur et la musique, ou bien se comporte à l'égard de ce sujet d'une manière accidentelle, ainsi l'anneau, le vêtement, etc. Voyant donc que la nature humaine s'adjoignait au Verbe de Dieu sans appartenir à l'intégrité de sa nature, ils regardèrent comme nécessaire que cette union de la nature humaine avec le Verbe soit une union accidentelle. Il était évident que la nature humaine ne pouvait inhérer au Verbe à titre d'accident, puisque Dieu n'est pas susceptible d'accident, et puisque, d'autre part, la nature humaine, étant du genre de la substance, ne peut être accident d'aucun sujet. Restait donc, semblait-il, que la nature humaine s'adjoignît au Verbe, non pas comme accident mais comme se comportant à son égard d'une manière accidentelle. Telle était la position de Nestorius pour qui la nature humaine du Christ se comportait à l'égard du Verbe à la manière d'un temple, de telle sorte que l'on dût entendre l'union du Verbe avec la nature humaine sous le seul mode de l'habitation. Et comme un temple tient son individuation de celui qui l'habite et que l'individuation qui convient à la nature humaine, c'est la personnalité, restait que la personnalité de la nature humaine dût être différente de celle du Verbe. Le Verbe et cet homme étaient ainsi deux personnes. Voulant éviter cette incohérence, certains avancèrent, touchant la nature humaine, une disposition telle que la personnalité ne pût lui convenir à proprement parler : ainsi, disaient-ils, l'âme et le corps, en quoi consiste l'intégrité de la nature humaine, auraient été assumés par le Verbe de telle manière que l'union de l'âme et du corps n'auraient pas constitué une substance ; on pensait échapper ainsi à la nécessité d'affirmer que cette substance, ainsi constituée, eût à vérifier la définition de la personne. On prétendait au contraire que l'union du Verbe avec l'âme et le corps était comparable à l'union d'éléments qui se comportent entre eux de manière accidentelle, mettons comme un homme vêtu par rapport à son vêtement, en quoi c'était, d'une certaine manière, démarquer Nestorius. Tout ceci ayant été réfuté par ce que nous avons dit plus haut, il est nécessaire d'affirmer que l'union du Verbe et de l'homme s'est faite de telle manière que deux natures ne se sont pas fondues en une seule, que l'union du Verbe avec la nature humaine ne s'est pas faite davantage comme celle d'une substance, l'homme par exemple, avec des choses extérieures, qui se comportent à son égard de manière accidentelle, comme la maison ou le vêtement. Il faut affirmer que le Verbe subsiste dans la nature humaine comme dans la nature qui lui est devenue propre par l'incarnation, au point que ce corps soit vraiment le corps du Verbe de Dieu, et de même l'âme, et que le Verbe de Dieu soit vraiment homme. Certes, l'homme ne peut expliquer parfaitement une telle union ; à notre manière et selon nos possibilités, nous nous efforcerons cependant de dire quelque chose pour édifier la foi, pour défendre la foi catholique, touchant ce mystère, contre ceux qui l'attaquent. Dans tout le domaine du créé, rien ne ressemble tant à cette union que l'union de l'âme et du corps. La ressemblance serait même plus grande, comme saint Augustin lui-même le note dans son traité Contre Félicien, s'il n'y avait qu'un seul intellect dans tous les hommes, ainsi que l'ont prétendu certains pour qui l'on devrait dire que l'intellect préexistant s'unit de telle manière à un f_tus d'homme nouvellement formé, que de l'un et de l'autre est produite une personne, de même que nous affirmons du Verbe préexistant qu'il s'est uni à la nature humaine pour former avec elle une unique personne. Aussi bien est-ce en raison de la ressemblance qu'il y a entre ces deux unions qu'on lit dans le Symbole d'Athanase : De même que l'âme raisonnable et le corps, c'est un seul homme, de même Dieu et l'homme, c'est un seul Christ. Mais l'âme raisonnable étant unie au corps à la fois comme à une matière et comme à un instrument, il ne peut y avoir ressemblance avec le premier mode d'union : autrement cette union de Dieu et de l'homme donnerait une nature unique, puisque matière et forme sont les éléments constituants d'une nature spécifique. Reste donc que l'on devra retenir la ressemblance selon laquelle l'âme est unie au corps comme à un instrument. Les affirmations des anciens Docteurs sont bien dans cette ligne, eux qui regardaient la nature humaine du Christ comme l'organe de la divinité, de même que l'on regarde le corps comme l'organe de l'âme. C'est qu'en effet le corps, avec ses membres, est outil de l'âme d'une autre manière que peuvent l'être des instruments extérieurs. Cette hache n'est pas un instrument propre, comme l'est cette main : beaucoup d'ouvriers peuvent se servir de cette hache, tandis que cette main sert à l'opération propre de cette âme. Aussi bien la main est-elle un organe uni et propre, la hache, elle, un instrument extérieur et commun. Ainsi en va-t-il, peut-on dire, de l'union de Dieu et de l'homme. Tous les hommes sont devant Dieu comme des instruments dont il se sert : C'est lui, nous dit l'Apôtre, qui, dans sa bienveillance, produit en nous le vouloir et le faire. Mais les autres hommes sont devant Dieu comme des instruments extrinsèques et séparés : Dieu ne les meut pas à des opérations qui lui sont strictement propres, mais à celles qui sont communes à toute la nature raisonnable, comme de connaître la vérité, d'aimer ce qui est bon, de faire ce qui est juste. Par contre, la nature humaine a été assumée dans le Christ au point d'accomplir, à titre d'instrument, les opérations propres à Dieu seul, comme d'effacer les péchés, d'illuminer les esprits par la grâce, d'introduire dans le plein épanouissement de la vie éternelle. La nature humaine du Christ est donc par rapport à Dieu comme un instrument propre et conjoint, telle la main par rapport à l'âme. Qu'une chose soit par nature l'instrument propre d'un être qui pourtant n'en est pas la forme, n'est pas en désaccord avec l'ordre normal des êtres naturels. La langue, en tant qu'instrument du langage, est l'organe propre de l'intellect qui pourtant, le Philosophe en fait la preuve, n'est l'acte d'aucune partie du corps. De même trouve-t-on encore tel instrument qui n'appartient pas à la nature de l'espèce et qui pourtant, par rapport à la matière, appartient à tel individu, un sixième doigt par exemple. Rien n'empêche donc d'envisager ainsi l'union de la nature humaine avec le Verbe, à telle enseigne que la nature humaine soit au Verbe comme un instrument non séparé mais conjoint, sans que cependant la nature humaine n'appartienne à la nature du Verbe, ni que le Verbe en soit la forme ; elle appartient cependant à sa personne. Les exemples que l'on a invoqués ne sont pas tels qu'on doive y chercher une ressemblance parfaite : l'union du Verbe de Dieu avec la nature humaine est à entendre d'une manière beaucoup plus sublime et plus profonde que celle de l'âme avec n'importe lequel de ses instruments propres, principalement quand on l'affirme conjoint avec la nature humaine tout entière par la médiation de l'intellect. Et bien que le Verbe de Dieu pénètre toutes choses de sa puissance, puisqu'il conserve et porte tout, il peut s'unir aux créatures intellectuelles, capables de par une certaine affinité de ressemblance de jouir vraiment du Verbe et d'y avoir part, d'une manière et plus éminente et plus ineffable.

42 : IL CONVENAIT PARFAITEMENT AU VERBE DE DIEU D'ASSUMER LA NATURE HUMAINE

On voit ainsi qu'il revenait de préférence à la personne du Verbe d'assumer la nature humaine. Si, en effet, l'assomption de la nature humaine a pour fin le salut de l'homme, si d'autre part le salut consiste pour l'homme à être comblé selon son intelligence par la contemplation de la Vérité Première, il convenait au plus haut point que la nature humaine soit assumée par le Verbe qui procède du Père par mode d'émanation intellectuelle. Il y a, semble-t-il, une très haute affinité entre le Verbe et la nature humaine. C'est en tant qu'il est raisonnable que l'homme forme une espèce propre. Or il y a affinité entre le Verbe et la raison ; le logos des Grecs ne signifie-t-il pas verbe (parole) et raison? Il était donc de la plus haute convenance que le Verbe s'unisse à la nature raisonnable : en raison même de l'affinité qu'on a soulignée, la sainte Écriture attribue en effet le nom d'image et au Verbe et à l'homme. L'Apôtre, dans l'Épître aux Colossiens, dit du Verbe qu'il est l'image invisible de Dieu, et dans la Ire Epître aux Corinthiens il dit également de l'homme qu'il est l'image de Dieu. D'ailleurs ce n'est pas seulement avec la nature raisonnable, c'est d'une manière générale avec toutes les créatures que le Verbe a une certaine affinité, puisqu'il enferme en lui les idées de tout ce qui est créé par Dieu, comme l'artisan embrasse dans la conception de son intelligence les idées des objets qu'il fabrique. Ainsi toutes les créatures ne sont-elles qu'une certaine expression réelle, qu'une certaine représentation de tout ce qui est embrassé dans la conception du Verbe de Dieu ; c'est pourquoi saint Jean nous dit que toutes choses ont été faites par le Verbe. Il convient donc que le Verbe se soit uni à une créature, en l'espèce à la nature humaine.

43 : LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE PAR LE VERBE N'A PAS PRÉEXISTÉ A CETTE UNION ; MAIS ELLE A ÉTÉ ASSUMÉE AU MOMENT MEME DE LA CONCEPTION

Le Verbe ayant assumé une nature humaine dans l'unité de la personne, on l'a vu, cette nature humaine ne pouvait préexister à son union avec le Verbe. A supposer en effet qu'elle préexistât, puisque la nature ne peut préexister si ce n'est dans l'individu, il aurait fallu qu'existe un individu de cette nature humaine préexistant à l'union. Or l'individu de la nature humaine, c'est l'hypostase et la personne. Il faudrait donc dire que la nature humaine que devait assumer le Verbe, préexistait dans une certaine hypostase ou personne. Si donc, une fois que cette nature eût été assumée, subsistait la première hypostase ou personne, ce sont deux hypostases ou personnes, l'une du Verbe, l'autre de l'homme, qui subsisteraient après l'union. Et ainsi l'union ne se serait pas faite dans l'hypostase ou la personne. Ce qui est contraire à l'enseignement de la foi. Par contre, si cette hypostase ou cette personne en laquelle avait préexisté la nature que devait assumer le Verbe n'était point demeuré, cela n'aurait pu se faire sans quelque corruption : aucun singulier en effet ne cesse d'être ce qu'il est si ce n'est par corruption. Ainsi donc il aurait fallu que cet homme qui préexistait à l'union se corrompît, et en conséquence la nature humaine qui existait en lui. Il est donc impossible que le Verbe ait assumé dans l'unité de la personne quelque homme qui préexistât. Ce serait aussi porter atteinte à la perfection de l'incarnation du Verbe de Dieu s'il lui manquait l'un des éléments qu'implique la nature de l'homme. Or il est naturel à l'homme de naître d'une naissance humaine. Ce que n'aurait pas le Verbe de Dieu s'il avait assumé un homme déjà existant : c'est en effet dans sa propre naissance que cet homme aurait commencé d'exister comme homme pur et simple. Aussi bien ne pourrait-on attribuer de naissance au Verbe, pas plus qu'appeler Mère du Verbe la Bienheureuse Vierge. Or la Foi Catholique professe que le Fils de Dieu a été en tout, hormis le péché, semblable à nous, selon la nature, affirmant avec l'Apôtre qu'il a été engendré d'une femme et qu'il est né, et que la Vierge est mère de Dieu. Il était donc impossible qu'il assumât un homme déjà existant. Par où l'on voit aussi que c'est dès le début même de la conception qu'il s'est uni la nature humaine. De même en effet que l'union du Verbe de Dieu avec la nature humaine requiert qu'il soit né de naissance humaine afin d'être un homme authentique et naturel, qui nous soit conforme en tous ses éléments de nature, de même cette union requiert que le Verbe de Dieu ait été conçu d'une conception humaine : l'ordre de la nature veut qu'un homme ne naisse que s'il a été d'abord conçu. Or si la nature humaine qui devait être assumée avait d'abord été conçue en un quelconque état avant d'être unie au Verbe, on ne pourrait attribuer cette conception au Verbe de Dieu et le dire conçu d'une conception humaine. Il faut donc que le Verbe de Dieu se soit uni à la nature humaine dès le début même de la conception. Dans la génération humaine, la vertu active tend à l'achèvement de la nature humaine dans un individu déterminé. Si le Verbe de Dieu n'avait pas assumé la nature humaine dès le début de la conception, la vertu active, antérieurement à l'union, aurait, dans la génération, ordonné son action vers un individu de la nature humaine, c'est-à-dire vers une hypostase ou personne humaine ; après l'union, par contre, il aurait fallu que la génération tout entière s'ordonnât vers une autre hypostase ou personne, vers le Verbe de Dieu, qui naissait dans la nature humaine. Ainsi donc il n'y aurait pas eu de génération numériquement une, puisque cette génération aurait abouti à deux personnes. Elle n'aurait pas été non plus uniforme en sa totalité, ce qui est contraire, semble-t-il, à l'ordre de la nature. Il ne convenait donc pas que le Verbe de Dieu assumât la nature humaine après la conception ; il convenait au contraire qu'il le fît dans le moment même de la conception. Le déroulement de la génération humaine paraît exiger que le sujet naissant soit le même que le sujet conçu, et pas un autre, puisque la conception est ordonnée à la naissance. Si donc le Fils de Dieu est né de naissance humaine, il faut aussi que le sujet de la conception humaine soit le Fils de Dieu, et non pas un simple homme.

44 : PERFECTION DE LA NATURE HUMAINE ASSUMÉE PAR LE VERBE DANS LA CONCEPTION MEME ; SELON L'AME ET SELON LE CORPS

Nous allons voir clairement, alors, que dès le début de la conception une âme raisonnable fut unie au corps. C'est en effet par l'intermédiaire de l'âme raisonnable que le Verbe de Dieu a assumé le corps ; si le corps de l'homme se prête plus que les autres corps à être assumé par Dieu, c'est uniquement en raison de l'âme raisonnable. Le Verbe de Dieu n'a donc pas assumé un corps sans assumer une âme raisonnable. Étant donné qu'il a assumé le corps dès le début même de la conception, c'est aussi dès le début de la conception que l'âme raisonnable a été unie au corps. Posé ce qui, dans la génération, vient en dernier, il est nécessaire de poser ce qui, selon le déroulement de la génération, vient avant. Ce qui est dernier dans la génération, c'est ce qui est pleinement achevé. Or ce qui est pleinement achevé, c'est l'individu même qui est engendré, individu qui dans la génération humaine est une hypostase ou personne, à la constitution de laquelle concourent l'âme et le corps. Étant donc posée la personnalité de l'homme engendré, le corps et l'âme raisonnable doivent nécessairement exister. Or la personnalité de l'homme-Christ n'est pas différente de celle du Dieu-Verbe. Mais le Verbe de Dieu s'étant, dans la conception même, uni un corps humain, il y avait là la personnalité de cet homme. Il fallait donc qu'il y eût là aussi une âme raisonnable. Source et origine de toutes les perfections et de toutes les formes, le Verbe n'aurait pu s'unir à quelque chose d'informe, qui n'aurait pas été encore en possession de sa perfection de nature. Or, avant l'animation, tout être corporel est informe, ne possédant pas encore la perfection de sa nature. Il fallait donc que dès le début de la génération, cette âme ait été unie au corps. Si donc le Verbe de Dieu n'a rien pu assumer d'informe, on voit clairement par là que le corps, par lui assumé, a été formé dès le début de la conception. - De même, l'âme exige une matière qui lui soit propre, ainsi que le fait toute autre forme naturelle. Or la matière propre de l'âme, c'est un corps organisé, l'âme, selon la définition du Philosophe, étant l'entéléchie d'un corps organique physique en puissance de vie. Si donc l'âme a été unie au corps dès le début de la conception, il est nécessaire que le corps ait été organisé et formé dès le début de la conception. - D'ailleurs cette organisation du corps précède, dans le développement de la génération, l'infusion de l'âme raisonnable. Posé ce qui vient en dernier, il est donc nécessaire qu'ait été posé ce qui vient auparavant. Il n'y a d'autre part aucun empêchement à ce que la croissance quantitative jusqu'à la mesure fixée suive l'animation du corps. On doit donc penser, en ce qui concerne la conception de l'homme assumé par le Verbe, qu'au début même de la conception le corps fut organisé et formé, mais sans avoir encore la quantité fixée.

45 : IL CONVENAIT QUE LE VERBE NAQUIT D'UNE VIERGE

On voit ainsi qu'il était de la plus haute convenance que cet homme naquit d'une mère vierge, sans l'intervention d'une semence naturelle. La semence de l'homme est en effet requise, dans la génération humaine, en raison de la puissance active qu'elle renferme. Mais dans la génération du corps du Christ la puissance active ne peut être une puissance naturelle, nous l'avons dit plus haut ; la puissance naturelle en effet n'achève pas d'un seul coup la formation du corps, il lui faut pour cela du temps. Or c'est au début même de sa conception, nous l'avons montré, que le corps du Christ a été formé et organisé. Reste donc que la génération humaine du Christ s'est faite sans l'intervention de semence naturelle. La semence du mâle dans la génération de n'importe quel animal, attire à soi la matière fournie par la mère, la puissance que renferme la semence du mâle tendant pour ainsi dire à l'achèvement de soi-même comme à la fin de toute la génération. Aussi, la génération achevée, la semence elle-même transformée et achevée, c'est le petit qui naît. Mais dans la génération humaine du Christ, l'aboutissement de cette génération n'a pas été la constitution d'une personne ou hypostase humaine, mais l'union à la personne divine. Cette génération ne pouvait donc connaître le principe actif d'une semence d'homme, mais uniquement la puissance divine. De même que dans la génération ordinaire des hommes la semence d'homme attire, pour qu'elle subsiste en elle, la matière fournie par la mère, de même dans la génération du Christ, est-ce le Verbe de Dieu qui attire cette même matière pour qu'elle s'unisse à lui. Il convenait aussi, bien sûr, que la génération humaine du Verbe de Dieu vit briller quelque propriété de la génération spirituelle du verbe. Or le verbe, pour autant qu'il procède de celui qui le dit, qu'il soit conçu à l'intérieur ou qu'il soit proféré à l'extérieur, n'entraîne aucune corruption pour son auteur ; bien au contraire voit-on qu'il lui procure une plénitude de perfection. Il était donc convenable que le Verbe de Dieu, dans sa génération humaine, fût conçu et naquît sans que l'intégrité de sa mère en soit atteinte. Il convenait encore que le Verbe de Dieu, qui constitue toutes choses dans l'être et les conserve dans leur intégrité, naquit de telle manière qu'il conservât en tout l'intégrité de sa mère. Il était donc convenable que ce fût une vierge qui l'engendrât. Bien que le Christ ait été engendré d'une autre manière que le reste des hommes, ce mode de génération ne porte aucune atteinte à l'authenticité de son humanité. La puissance de Dieu est infinie ; c'est elle qui donne à toutes les causes de pouvoir sortir leurs effets, si bien que tout effet produit par n'importe quelle cause, Dieu peut le produire, de même espèce et de même nature, sans l'intermédiaire de cette cause. Tout comme la puissance naturelle, qui est contenue dans la semence de l'homme, produit un homme authentique, d'espèce et de nature humaine, la puissance de Dieu, qui a donné à la semence un tel pouvoir, peut, sans l'intervention de ce pouvoir, produire l'effet qui lui est propre, constituer un homme authentique, d'espèce et de nature humaine. Si l'on objecte que dans la génération normale, l'homme ainsi engendré possède un corps constitué normalement par la semence d'un mâle et par la matière, quelle qu'elle soit, fournie par une femme, et qu'ainsi le corps du Christ, n'ayant pas été engendré à partir d'une semence mâle, n'a pu avoir la même nature que la nôtre, Aristote va nous permettre de répondre avec clarté. Au 1er Livre de la Génération des Animaux, il affirme en effet que la semence du mâle n'entre pas matériellement dans la constitution du f_tus ; elle joue seulement le rôle de principe actif, la matière du corps étant intégralement fournie par la mère. Ainsi, par sa matière, le corps du Christ ne diffère pas des nôtres, nos corps étant eux aussi constitués par ce qui est tiré de la mère. D'ailleurs, si la position d'Aristote choque quelqu'un, l'objection à laquelle elle répond ne tient pas pour autant. Ressemblance ou différence dans la matière ne sont pas à prendre selon l'état de la matière telle qu'elle est au début même de la génération, mais selon l'état où se trouve cette matière, une fois préparée, au terme de la génération. Il n'y a aucune différence matérielle, dans l'air, selon qu'il est engendré de la terre, ou selon qu'il est engendré de l'eau ; terre et eau, au début de la génération, peuvent bien être différentes, l'action du principe générateur les réduit au rôle d'une unique disposition. Ainsi donc la puissance de Dieu peut-elle réduire, en fin de génération, la matière tirée exclusivement de la femme à la même disposition qu'aurait cette matière si elle avait été empruntée à la fois au principe mâle et au principe femelle. Le prétexte d'une diversité de matière n'entraînera donc aucune dissemblance entre le corps du Christ, formé par la puissance de Dieu à partir d'une matière empruntée exclusivement à la mère, et nos corps, formés par la puissance de la nature, quand bien même, de par leur matière, ils sont tirés de l'un et l'autre parents. Il est clair en effet que la différence est plus grande entre la matière qui est empruntée à la fois à l'homme et à la femme et ce limon de la terre dont Dieu a formé le premier homme, un homme certes authentique et en tout semblable à nous, qu'entre cette même matière et celle qui est tirée exclusivement d'une femme et dont le corps du Christ a été formé. La naissance virginale du Christ ne porte donc aucune atteinte à l'authenticité de son humanité ni à sa ressemblance avec nous. Si la puissance de la nature exige une matière déterminée pour produire, à partir d'elle, un effet déterminé, la puissance de Dieu, qui peut tout produire à partir de rien, n'est pas limitée dans son agir à une matière déterminée. Que Marie ait conçu et enfanté en demeurant vierge, n'enlève rien à sa dignité de Mère du Christ et n'empêche aucunement qu'on ne puisse la dire vraiment et naturellement mère du Fils de Dieu. De par la puissance de Dieu, elle a donné la matière normalement nécessaire, seule chose requise du côté de la mère, pour que soit engendré le corps du Christ. Quant à ce qui, chez les autres mères, entraîne la corruption de la virginité, la fin n'en est pas ce qui relève de la mère, mais bien ce qui relève du père, c'est-à-dire de permettre à la semence mâle d'atteindre le lieu de la génération.

46 : LE CHRIST EST NÉ DE L'ESPRIT-SAINT

Toutes les _uvres divines qui ont les créatures pour objet sont, on le sait, communes à la Trinité tout entière. Il convient cependant d'attribuer la formation du corps du Christ, accomplie par la puissance divine, à l'Esprit-Saint, bien que cette formation soit l'_uvre commune de toute la Trinité. Cette convenance est à prendre d'abord du côté de l'Incarnation du Verbe. De même en effet que le verbe que nous concevons dans notre esprit est invisible, mais qu'il devient perceptible au sens quand il est proféré extérieurement par la voix, de même le Verbe de Dieu existe au sein du Père, selon la génération éternelle, d'une manière invisible, mais s'est rendu perceptible à nos sens par son incarnation. Il s'ensuit que l'incarnation du Verbe de Dieu est analogue à l'expression vocale de notre verbe. Or cette expression se réalise grâce à notre esprit (expir) qui permet à la voix de notre verbe de se former. Il est donc convenable d'attribuer à l'Esprit de Dieu la formation de son corps. Cette convenance est à prendre aussi du côté de la génération humaine. La vertu active, qui est enfermée dans la semence humaine et qui attire à elle la matière donnée par la mère, agit grâce à l'esprit (souffle, air chaud) dont la présence en elle donne à la semence son effervescence et sa limpidité. Le Verbe de Dieu prenant chair d'une Vierge, il y a convenance à dire que cela s'est fait par l'action de son Esprit. L'attribution à l'Esprit-Saint de la formation du corps du Christ suggère enfin avec bonheur le motif qui a poussé le Verbe à s'incarner. Ce ne pouvait être rien d'autre que l'immense amour de Dieu pour l'homme, pour cet homme dont Dieu a voulu s'unir la nature dans l'unité de la personne. Or en Dieu, nous l'avons dit, c'est l'Esprit-Saint qui procède comme amour. Il était donc convenable que l'_uvre de l'incarnation fût attribuée à l'Esprit-Saint. La Sainte Écriture a coutume d'ailleurs d'attribuer toutes les grâces à l'Esprit-Saint ; ce qui est donné gracieusement en effet l'est en vertu de l'amour du donateur. Or nulle grâce plus grande n'a été faite à l'homme que d'être uni à Dieu dans la personne. Il convenait donc d'y voir là l'_uvre de l'Esprit-Saint.

47 : LE CHRIST N'EST PAS FILS DE L'ESPRIT-SAINT SELON LA CHAIR

Affirmer que le Christ a été conçu de l'Esprit-Saint et de la Vierge, ce n'est pas dire pour autant que l'Esprit-Saint est père du Christ, selon la génération humaine, comme on dit de la Vierge qu'elle est sa mère. L'Esprit-Saint en effet n'a pas tiré la nature humaine du Christ de sa propre substance ; seule sa puissance a _uvré à la produire. On ne peut donc dire de l'Esprit-Saint qu'il est le père du Christ dans la ligne de la génération humaine. Ce serait d'autre part une source d'erreur que de dire du Christ qu'il est fils de l'Esprit-Saint. Il est clair en effet que le Verbe de Dieu possède une personne distincte en tant que Fils de Dieu le Père. Si donc, dans la ligne de la génération humaine, on le disait fils du Saint-Esprit, on donnerait à entendre que le Christ est deux fois fils, puisque le Verbe de Dieu, comme tel, ne peut être fils de l'Esprit-Saint. Et puisque la qualité de fils relève de la personne et non de la nature, il en résulterait l'existence dans le Christ de deux personnes. Ce qui est incompatible avec la foi catholique. On ne saurait davantage transférer à une autre personne l'autorité et le nom du Père, ce qui serait le cas si l'on donnait au Saint-Esprit le nom de père du Christ.

48 : ON NE PEUT DIRE DU CHRIST QU'IL EST UNE CRÉATURE

Bien que la nature humaine assumée par le Verbe soit une créature, nous allons voir qu'il est impossible d'affirmer purement et simplement du Christ qu'il est une créature. Etre créé, c'est devenir quelque chose. Se terminant à l'être pur et simple, le devenir est le propre de ce qui possède un être subsistant, tel, dans le genre de la substance, l'individu parfaitement achevé qui, dans la nature intellectuelle, reçoit le nom de personne, ou encore d'hypostase. Quant aux formes, aux accidents, et même aux diverses parties, qui n'ont pas en soi un être subsistant, mais subsistent au contraire dans un autre, on ne peut leur attribuer le devenir que d'un certain point de vue ; aussi bien, quand un homme devient blanc, ne dit-on pas qu'il devient purement et simplement, mais seulement d'un certain point de vue. Le Christ, on l'a vu, n'a pas d'autre hypostase ou personne que la personne ou hypostase, incréée, du Verbe de Dieu. On ne pourra donc pas dire purement et simplement que le Christ est une créature, sinon en ajoutant : en tant qu'il est homme, ou : selon la nature humaine. Bien que le sujet qu'est l'individu dans le genre de la substance ne puisse se voit attribuer purement et simplement, mais seulement sous un certain rapport, le devenir qui affecte ses accidents ou telle de ses parties, on peut cependant attribuer absolument à ce sujet tout ce qui a rapport naturel avec ses accidents ou ses parties, dans la ligne de leur propre définition. Ainsi dira-t-on purement et simplement que l'homme est doué-de-la-vue, parce que cela a trait à l'_il ; qu'il est frisé en raison de ses cheveux ; qu'il est perceptible-aux-regards, parce que coloré. Ainsi donc, tout ce qui a trait, proprement, à la nature humaine peut être attribué au Christ, purement et simplement ; ainsi peut-on dire qu'il est homme, qu'il est perceptible-aux-regards, qu'il a marché, etc. Quant à ce qui regarde proprement la personne, on ne pourra l'attribuer au Christ, sous le rapport de la nature humaine, qu'en prenant la précaution d'ajouter, explicite ou supposée, une certaine incise.

49 : RÉPONSE AUX DIFFICULTÉS SOULEVÉES PLUS HAUT CONTRE L'INCARNATION

Dès lors, il est facile de répondre aux difficultés soulevées contre la foi en l'Incarnation. 1. Nous avons vu que l'incarnation du Verbe n'était pas à entendre comme une conversion du Verbe en la chair, ou comme une union au corps, à titre de forme. Que le Verbe se soit incarné n'entraîne donc aucunement que Dieu soit réellement corps ou puissance enfermée dans un corps, comme le voulait la première objection. 2. Que le Verbe ait assumé une nature humaine n'entraîne pas davantage qu'il ait subi un changement substantiel. S'il y a eu changement, ce n'est aucunement dans le Verbe lui-même, mais dans la nature humaine qui a permis au Verbe, - ce qu'il ne pouvait en lui-même - d'être engendré et de naître dans le temps. 3. La troisième difficulté ne présente, elle non plus, rien d'inéluctable. L'hypostase en effet ne dépasse pas les limites de la nature d'où elle tire sa subsistance. Or le Verbe de Dieu ne tire pas sa subsistance de la nature humaine, attirant au contraire cette nature humaine à sa propre subsistance, à sa propre personnalité. Il ne subsiste donc pas grâce à elle, mais en elle. Rien n'empêche donc le Verbe de Dieu d'être partout, bien que la nature humaine assumée par le Verbe, ne soit pas partout. 4. Et l'on a ainsi la réponse à la quatrième difficulté. Chaque réalité subsistante ne peut avoir qu'une seule nature qui lui donne l'être, purement et simplement. Ainsi, c'est la seule nature divine qui donne au Verbe de Dieu d'être ; ce n'est point la nature humaine, qui lui donne seulement d'être ceci, c'est-à-dire d'être un homme. 5. La cinquième difficulté se résout de la même manière. Il est impossible en effet que la nature qui donne au Verbe de subsister soit distincte de la personne même du Verbe. Or c'est la nature divine qui donne à la personne du Verbe sa subsistance ; et non point la nature humaine que la personne du Verbe attire à soi pour qu'elle y trouve à subsister, comme on l'a dit. Il n'est donc aucunement nécessaire que la nature humaine soit identique à la personne du Verbe. 6. Par là même est exclue la sixième difficulté. L'hypostase en effet est moins simple, réellement ou notionnellement, que la nature qui la constitue dans l'être : réellement, quand l'hypostase n'est pas sa propre nature ; notionnellement, et notionnellement seulement, dans les êtres où l'hypostase est identique à la nature. Or l'hypostase du Verbe n'est pas constituée, purement et simplement, par la nature humaine, au point d'être constituée par elle dans l'être ; la nature humaine donne seulement au Verbe d'être homme. Il n'y a donc aucune nécessité à ce que la nature humaine soit plus simple que le Verbe en tant que Verbe ; elle sera seulement plus simple que le Verbe en tant qu'il est cet homme. 7. Et l'on voit ainsi clairement la solution de la septième difficulté. Point n'est besoin que l'hypostase du Verbe de Dieu soit constituée par une matière déterminée, sauf pour autant qu'elle est cet homme. C'est ainsi, et ainsi seulement, qu'elle est constituée par la nature humaine. 8. Que l'âme et le corps du Christ soient assumés dans la personnalité du Verbe, sans constituer une personne différente de celle du Verbe, cela ne témoigne pas d'une moindre puissance, comme le prétendait la huitième objection, mais au contraire d'une plus grande dignité. C'est avoir un mieux-être que d'être uni à plus digne que soi, au lieu d'exister par soi, à l'exemple de l'âme sensitive qui possède chez l'homme un être plus noble que chez le reste des animaux, où elle est la forme première, ce qu'elle n'est pas chez l'homme. 9. On a ainsi la réponse à la neuvième difficulté. Le Christ eut vraiment cette âme et ce corps, une âme et un corps qui n'en constituaient pas pour autant une personne distincte de la personne du Verbe de Dieu, puisqu'ils étaient assumés dans la personnalité du Verbe. C'est ainsi que le corps, lorsqu'il est inanimé, a son espèce propre, et qu'il reçoit son espèce de l'âme, quand il est animé. 10. Par là aussi est résolue la dixième objection. Cet homme qui est le Christ est évidemment une certaine substance, qui n'est pas universelle mais particulière. Cet homme est aussi une certaine hypostase, mais une hypostase qui n'est pas distincte de celle du Verbe, puisque la nature humaine a été assumée par l'hypostase du Verbe de telle manière que le Verbe subsiste aussi bien dans la nature humaine que dans la nature divine. Or ce qui subsiste dans la nature humaine, c'est cet homme. Quand on parle de cet homme, c'est donc le Verbe lui-même qui est sous-entendu. On reportera peut-être cette objection à l'endroit de la nature humaine en disant qu'elle aussi est une certaine substance qui n'est pas universelle mais particulière, et que par conséquent elle est une hypostase. Mais c'est une erreur évidente. Même chez Socrate ou chez Platon, la nature humaine, en effet, n'est pas une hypostase, l'hypostase étant ce qui subsiste en elle. Dire d'une nature qu'elle est une substance et une substance particulière n'a pas le même sens que d'affirmer d'une hypostase qu'elle est une substance particulière. Le mot substance, en effet, a, d'après le Philosophe, une double signification : celle de suppôt dans le genre de la substance, - on lui donne le nom d'hypostase - ; celle du ce-que-c'est, ou de la nature de la chose. Mais on ne peut dire davantage des parties d'une substance qu'elles sont des substances particulières, comme si elles subsistaient par soi, alors qu'elles subsistent dans le tout. On ne peut donc leur donner le nom d'hypostases puisqu'aucune d'elles n'est une substance complète. Autrement il en résulterait qu'un homme compterait autant d'hypostases que de parties. 11. Quant à la onzième difficulté, elle tombe du fait qu'il y a équivoque quand le même nom désigne des formes diverses, non point quand il y a diversité de sujets. Ainsi le nom d'homme n'est pas pris de manière équivoque parce qu'on l'applique tantôt à Socrate, tantôt à Platon. Dit du Christ comme du reste des hommes, ce nom d'homme désigne toujours la même forme, la nature humaine. Il est donc employé là d'une manière univoque. Il n'y a diversité que du côté des sujets : appliqué au Christ, ce nom d'homme suppose une hypostase incréée ; appliqué aux autres hommes il suppose une hypostase créée. 12. Dire que l'hypostase du Verbe fait fonction du sujet pour la nature humaine, ce n'est pas dire pour autant, comme le voulait la douzième objection, qu'elle est soumise à cette nature comme à plus formel. Ce serait le cas, nécessairement, si la nature humaine constituait purement et simplement dans l'être l'hypostase du Verbe, ce qui est évidemment faux. On dit en effet que l'hypostase du Verbe fait fonction de sujet à l'endroit de la nature humaine, en tant qu'elle attire cette nature à sa propre subsistance, comme un élément plus noble en attire un autre qu'il s'unit. 13. Cela ne veut pas dire cependant, sous prétexte, comme le voulait la dernière objection, que le Verbe préexiste de toute éternité, que la nature humaine ne contracte avec le Verbe qu'un rapport accidentel. Le Verbe, en effet, a assumé la nature humaine au point d'être authentiquement homme. Or être homme, c'est être dans le genre de la substance, Puis donc que son union avec la nature humaine donne à l'hypostase du Verbe d'être homme, cela ne peut se faire d'une manière accidentelle, puisque les accidents ne confèrent pas l'être substantiel.

50 : COMMENT LE PÉCHÉ ORIGINEL SE TRANSMET DU PREMIER HOMME A SA DESCENDANCE

Nous venons donc de voir comment rien de ce qu'enseigne la Foi catholique sur l'Incarnation du Fils de Dieu n'était impossible. Il nous faut montrer maintenant quelle convenance il y avait à ce que le Fils de Dieu assumât la nature humaine. Le fondement même de cette convenance, l'Apôtre semble le voir dans le péché originel, quand il écrit aux Romains : De même que par la désobéissance d'un seul homme, tous ont été constitués pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul, tous seront constitués justes. Mais l'hérésie pélagienne niant l'existence du péché originel, nous allons montrer que tous les hommes naissent avec lui. Voici d'abord le texte de la Genèse : Le Seigneur Dieu prit l'homme et le mit dans le jardin, et il lui donna cet ordre : mange de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal. Le jour où tu en mangeras, tu mourras de mort. Mais Adam n'étant pas mort le jour même où il mangea de ce fruit, il faut interpréter cette parole : Tu mourras de mort, dans le sens suivant : Tu seras voué à la nécessité de mourir. Condamnation vaine, si l'homme avait été voué à cette nécessité dès la création de sa nature. On doit donc dire que la mort, - et la nécessité de mourir - c'est une peine infligée à l'homme pour son péché. Or une peine n'est infligée justement qu'en raison d'une faute. Il faut donc qu'une certaine faute se trouve réalisée en quiconque est le sujet de cette peine. Or tout homme est le sujet de cette peine, et ceci dès sa naissance ; dès là qu'il naît, il naît voué à la nécessité de mourir ; ainsi en voit-on mourir certains aussitôt leur naissance, du sein maternel portés au tombeau. C'est donc qu'il y a en eux du péché. Il ne peut s'agir de péché actuel, puisque ces enfants n'ont pas l'usage de leur libre-arbitre, nécessaire pour qu'on impute à l'homme son péché. Il faut donc dire que le péché qui est en eux leur a été transmis par mode d'origine. C'est bien ce qui ressort, expressément, des paroles de l'Apôtre aux Romains : De même que par un seul homme le péché est entré dans ce monde, et par le péché la mort, ainsi la mort est passée dans tous les hommes parce que tous ont péché. Or on ne peut pas dire que du fait d'un seul homme, le péché est entré dans le monde simplement par voie d'imitation. Le péché alors n'aurait atteint que ceux qui, en péchant, auraient imité le premier homme ; la mort, qui est entrée dans le monde par le péché, n'atteindrait que ceux qui pèchent à l'imitation du premier homme. Cette interprétation, l'Apôtre l'exclut, quand il ajoute : La mort a régné d'Adam à Moïse sur ceux-là même qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d'Adam. Quand l'Apôtre parle de l'entrée du péché dans le monde, par le fait d'un seul homme, il n'entend donc pas que cette entrée se réalise par voie d'imitation, mais bien par voie d'origine. Si l'Apôtre avait parlé d'une entrée du péché dans le monde, réalisée par voie d'imitation, il l'aurait attribuée au diable plutôt qu'à l'homme, dans la perspective de ces paroles de la Sagesse : C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans l'orbe des terres : ils l'imitent, ceux qui lui appartiennent. David, d'ailleurs, dit dans le Psaume : Voici, dans l'iniquité je fus engendré, dans le péché ma mère m'a conçu. Parole qu'on ne peut entendre d'un péché actuel : on raconte que David a été conçu et est né d'un mariage légitime. Cette parole, on doit donc l'entendre du péché originel. Il est dit également, au Livre de Job : Qui peut rendre pur ce qui a été conçu d'une semence impure ? N'est-ce pas toi seul ? On ne peut déduire avec certitude que l'impureté de la semence humaine transmet à l'homme ainsi conçu une certaine impureté, ce qu'il faut entendre d'une impureté de péché, la seule qui puisse conduire l'homme à être jugé. Job, en effet, venait de dire : Tu daignes ouvrir les yeux sur un être de cette sorte, et le traduire en jugement devant toi ? Il y a donc un péché que l'homme contracte dès son origine, et qu'on appelle le péché originel. Le Baptême et les autres sacrements de l'Eglise sont des remèdes contre le péché. Or c'est la coutume universelle de l'Eglise de conférer le baptême aux enfants nouveau-nés. Ce serait inutile s'il n'y avait pas en eux de péché. Il ne peut s'agir de péché actuel, puisque ces enfants n'ont pas l'usage du libre-arbitre, sans lequel l'homme ne peut se voir imputer comme faute quelque acte que ce soit. Il faut donc affirmer en eux l'existence d'un péché transmis par origine, Dieu et l'Eglise ne faisant rien de vain et d'inutile. Mais le Baptême, dira-t-on peut-être, est donné aux enfants, non point pour les purifier du péché, mais pour leur permettre de parvenir au royaume de Dieu, ce qu'on ne peut faire autrement, puisque le Seigneur dit en saint Jean : A moins de renaître de l'eau et de l'Esprit-Saint, on ne peut entrer dans le royaume de Dieu. Cette objection n'a pas de sens. Personne n'est exclu du Royaume de Dieu, si ce n'est en raison de quelque faute. La fin de toute créature raisonnable est en effet de parvenir à la béatitude, laquelle n'est réalisée que dans le royaume de Dieu. Ce royaume n'est rien d'autre, lui, que la société organisée de ceux qui jouissent de la vision de Dieu, de cette vision en quoi consiste la véritable béatitude. Or rien ne manque sa fin, si ce n'est en raison de quelque péché. Si donc les enfants qui n'ont pas encore été baptisés ne peuvent parvenir au royaume de Dieu, on doit affirmer qu'il y a en eux un certain péché. Ainsi, fidèles à l'enseignement de la foi catholique, il nous faut tenir que les hommes naissent avec le péché originel.

51 : OBJECTIONS CONTRE LE PÉCHÉ ORIGINEL

Cette vérité ne manque pas de rencontrer quelques difficultés. 1. Le péché d'un homme n'est pas imputé comme faute à d'autres hommes : Ézéchiel affirme que le fils ne porte pas l'iniquité du père. La raison en est que nous ne sommes loués ou blâmés que de ce qui dépend de nous, de ce que nous commettons volontairement. Le péché du premier homme ne peut donc pas être imputé au genre humain tout entier. 2. Si l'on dit qu'un seul péchant, c'est tous qui ont péché en lui, comme l'Apôtre paraît le dire, et qu'ainsi ce n'est pas le péché d'un autre mais son propre péché qui est imputé à chaque homme, il ne semble pas que cette position puisse tenir. Ceux qui sont nés d'Adam n'étaient pas encore en acte en Adam, quand celui-ci pécha ; ils n'étaient en lui que virtuellement, comme en leur origine première. Or seul un être qui existe en acte peut pécher, puisque pécher c'est agir. Nous n'avons donc pas tous péché en Adam. 3. Nous avons péché en Adam, dira-t-on, en ce sens que le péché découle de lui en nous, par voie d'origine, en même temps que la nature. Cela semble bien impossible. L'accident, en effet, qui ne passe point de sujet en sujet, ne peut être transmis qu'avec son sujet. Or le sujet du péché, c'est l'âme raisonnable, qui ne nous est pas transmise à partir du premier homme, mais que Dieu crée individuellement en chaque homme. Le péché ne peut donc pas nous être transmis depuis Adam par voie d'origine. 4. Si le péché se transmet du premier homme en tous les autres pour la raison que tous tirent leur origine de lui, il semble bien que le Christ, qui tire son origine du premier homme, soit lui aussi soumis au péché originel. Ce qui est contraire à la foi. 5. Ce qui affecte une chose conformément à son origine naturelle, est naturel à cette chose. Or ce qui est naturel à une chose, ne peut faire en elle figure de péché ; ce n'est point péché pour une taupe que d'être aveugle. Le péché n'a donc pas pu découler du premier homme en tous les autres par voie d'origine. 6. Que le péché se soit transmis du premier homme en sa descendance par voie d'origine, non pas en ce qu'il y a de naturel en cette origine, mais en ce qu'il y a de vicié, il semble que ce soit insoutenable. Toute déficience dans l'_uvre de la nature est la conséquence de la déficience d'un principe naturel : telle altération de la semence est à l'origine de petits d'animaux, qui sont monstrueux. Mais il n'y a pas lieu de supposer dans la semence humaine une altération de quelque principe naturel. Il ne semble donc pas qu'un péché ait pu se transmettre du premier homme en sa descendance, à partir d'un vice d'origine. 7. Les péchés qui, dans les _uvres de la nature, sont la conséquence de l'altération d'un principe naturel, ne se produisent ni toujours ni souvent ; ils se produisent seulement dans un petit nombre de cas. Si donc, du premier homme à sa descendance, le péché se transmettait en raison d'un vice d'origine, il ne se transmettrait pas à tous, mais à un petit nombre. 8. Si un vice d'origine entraîne dans la descendance quelque déficience, celle-ci doit être du même genre que le défaut qui se trouve à la source, puisqu'il y a conformité entre les effets et leurs causes. Or l'origine qu'est la génération humaine, acte de cette puissance de génération qui ne participe d'aucune manière à la raison, ne peut enfermer un défaut qui relève du genre de la faute ; seuls, en effet, les actes qui sont soumis à la raison d'une manière ou d'une autre, peuvent être des actes vertueux ou des actes vicieux : on n'impute pas comme faute à un homme de naître, en raison d'un vice d'origine, lépreux ou aveugle. Une déficience coupable ne peut donc, d'aucune manière, découler, en raison d'un vice d'origine, du premier homme en ses descendants. 9. Le péché ne détruit pas un bien de nature : au dire de Denys, les démons même demeurent en possession des biens qui leur sont naturels. Or la génération est un acte de la nature. Le péché du premier homme n'a donc pas pu vicier l'origine de la génération humaine, au point que ce péché du premier homme se transmît à toute sa descendance. 10. L'homme engendre un homme semblable à lui, spécifiquement. En ce qui ne rentre pas dans la définition de l'espèce, il n'est aucunement nécessaire que le fils soit semblable à ses parents. Or le péché ne peut entrer dans la définition de l'espèce : le péché en effet n'est pas dans la ligne des choses de la nature ; il est bien plutôt une altération de l'ordre naturel. Il n'est donc aucunement nécessaire que du premier homme, pécheur, les autres hommes naissent pécheurs. 11. Les enfants ressemblent davantage à leurs proches parents qu'à leurs parents éloignés. Or il arrive parfois que de proches parents soient sans péché et ne commettent aucun péché dans l'acte même de la génération. Tous ne naissent donc pas pécheurs en raison du péché du premier homme. 12. Supposons d'ailleurs que le péché se soit transmis du premier homme dans les autres. Puisque le bien, comme on l'a montré, a une puissance d'action supérieure à celle du mal, Adam, à plus forte raison, a-t-il transmis aux autres hommes sa satisfaction et sa justice. 13. Si le péché du premier homme s'est propagé, par mode d'origine, en sa descendance, la même raison fera que les péchés des autres parents se transmettront à leurs propres descendants. Ainsi les générations postérieures seront sans cesse plus accablées par le péché que les générations précédentes. Conclusion d'autant plus nécessaire, si le péché passe des parents dans l'enfant, sans que la satisfaction puisse le faire.

52 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES

Avant de répondre à ces objections, il est bon de faire remarquer d'abord certains signes, qui sont les manifestations probables du péché originel dans le genre humain. Dieu, nous l'avons vu, veille avec tant de soin sur l'activité des hommes qu'il récompense les bonnes _uvres et punit les _uvres mauvaises, si bien que la peine elle-même peut être un témoignage de la faute. Or le genre humain, d'une façon générale, subit un certain nombre de peines, tant corporelles que spirituelles. La plus lourde des peines corporelles, à laquelle toutes les autres, faim, soif, etc., sont ordonnées, c'est la mort. La plus lourde des peines spirituelles, c'est l'infirmité de la raison, qui rend difficile à l'homme l'accès à la connaissance du vrai, facile au contraire la chute dans l'erreur, qui empêche l'homme de dominer parfaitement ses appétits bestiaux, mais laisse au contraire souvent ceux-ci l'enténébrer. Peut-être dira-t-on que de telles déficiences, aussi bien corporelles que spirituelles, n'ont pas un caractère pénal, que ce sont des déficiences de nature, conséquences inéluctables de la matière. Il est inévitable que le corps humain, composé d'éléments contraires, soit corruptible ; il est inévitable, aussi, que l'appétit sensible se porte vers ce qui est délectable au sens, tout en étant parfois contraire à la raison. Étant donné d'autre part que l'intellect possible est ouvert en puissance à tous les intelligibles, qu'il n'en possède en acte aucun, obligé qu'il est de les acquérir par les sens, il est inévitable qu'il atteigne avec difficulté la science de la vérité, inévitable qu'en raison de la présence des images, il dévie facilement hors du vrai. A considérer droitement les choses, on pourra estimer cependant comme assez probable, - supposé la providence divine qui ajuste à chaque perfection les objets qui lui conviennent - que Dieu a uni une nature supérieure à une nature inférieure pour que la première dominât sur la seconde. S'il arrivait que quelque déficience naturelle gênât cette souveraineté, on doit supposer qu'une grâce spéciale, surnaturelle, viendrait lever cet empêchement. Ainsi doit-on juger que l'âme raisonnable, d'une nature plus haute que le corps, lui est unie de telle manière qu'aucun élément corporel ne puisse s'opposer à l'âme, qui fait vivre le corps. De même doit-on estimer que la raison, unie dans l'homme à l'appétit sensible et aux autres puissances sensitives, ne peut être gênée par ces puissances ; mais qu'au contraire elle les domine. Dociles à l'enseignement de la foi, nous affirmons donc que l'homme a été dès l'origine établi par Dieu dans des conditions telles que ses puissances inférieures devaient le servir sans entraves, qu'aucun obstacle corporel ne devait gêner la sujétion de son corps, Dieu et sa grâce suppléant pour ce faire à l'indigence de la nature, aussi longtemps du moins que la raison de l'homme demeurerait soumise à Dieu. Cette raison de l'homme une fois détournée de Dieu, on verrait les puissances inférieures se révolter contre la raison, et le corps atteint de passions contraires à la vie, laquelle vient de l'âme. De telles déficiences, naturelles à l'homme, semble-t-il, à considérer dans l'absolu la nature humaine en ce qu'elle a d'inférieur, témoignent cependant avec assez de probabilité de leur caractère pénal, si l'on considère la providence de Dieu et la dignité de la partie supérieure de la nature humaine. On peut ainsi conclure à l'existence d'un péché qui, dès l'origine, souille le genre humain. Ceci dit, il nous faut répondre aux objections proposées. 1. Il n'y a pas d'incohérence à dire qu'un seul ayant péché, son péché est transmis à tous les hommes par voie d'origine, bien que chacun ne soit loué ou blâmé que de ce qu'il a fait lui-même, - c'était le sens de la première objection. Autre chose en effet ce qui est le fait d'un individu, autre chose ce qui est le fait de toute une espèce, car, selon le mot de Porphyre, en participant à l'espèce, la multitude des hommes est pour ainsi dire un seul homme. Le péché d'un individu, d'une personne humaine, n'est donc imputé comme faute à personne d'autre qu'à son auteur, les hommes étant personnellement distincts les uns des autres. Mais qu'un péché affecte la nature même de l'espèce, il n'y a pas d'inconvénient à ce qu'il se propage d'un homme à un autre, tout comme la nature de l'espèce est transmise par un homme à d'autres hommes. Or le péché est un certain mal de la nature raisonnable. Le mal étant la privation d'un bien, c'est d'après le bien dont on est privé qu'il faut juger que tel péché atteint la nature commune, tel péché une personne particulière. Les péchés actuels, ceux que les hommes commettent communément, détruisent un certain bien de la personne du pécheur, la grâce et l'ordre normal des parties de l'âme ; de là vient que ce sont des péchés personnels, et qu'une personne les commettant, ils se sont pas imputés à une autre. Or le premier péché du premier homme n'a pas seulement privé celui-ci d'un bien qui lui était propre et personnel, de la grâce et de l'ordre normal de l'âme, il l'a privé aussi d'un bien qui appartenait à la nature commune. Comme nous l'avons dit déjà, la nature humaine, dès ses origines, avait été établie dans des conditions telles que les puissances inférieures étaient soumises parfaitement à la raison, la raison à Dieu, et le corps à l'âme, Dieu suppléant en cela par sa grâce à l'indigence de la nature. Or un tel privilège, auquel certains donnent le nom de justice originelle, avait été concédé au premier homme pour que celui-ci le transmît à ses descendants en même temps que la nature humaine. Mais la raison s'étant soustraite avec le péché du premier homme à la suzeraineté de Dieu, il s'ensuivit que les puissances inférieures ne furent plus soumises parfaitement à la raison, ni le corps à l'âme. Et cela ne se produisit pas seulement dans le premier pécheur ; la même déficience eut son retentissement en ses descendants, en qui devait être transmise la justice originelle. Ainsi le péché du premier homme, de cet homme dont tous les autres hommes sont issus, comme la foi l'enseigne, fut un péché à la fois personnel, privant le premier homme lui-même du bien qui lui était propre, et un péché de nature, le privant lui, et par voie de conséquence ses descendants, du privilège conféré à la nature humaine tout entière. Une telle déficience, dérivant du premier homme en tous les autres, réalise, même en ces autres, la notion de faute, en tant que tous les hommes, de par leur participation à la nature commune, sont considérés comme un seul homme. La volonté du premier homme donne ainsi à ce péché d'être volontaire, tout comme la volonté de ce premier moteur qu'est la raison donne à l'action de la main d'avoir valeur de faute, de telle sorte qu'en ce péché de nature les hommes, distincts entre eux, doivent être considérés comme les parties d'une nature commune, analogues aux diverses parties d'un homme unique, dans le cas du péché personnel. 2. En ce sens, il est vrai de dire qu'un seul ayant péché, tous ont péché en lui, selon l'expression de l'Apôtre, - ce qui était l'argument de la deuxième objection. Non pas que les autres hommes fussent en lui en acte ; ils y étaient virtuellement, comme en leur principe originel. On ne peut dire non plus qu'ils ont péché en lui, en tant que posant un acte déterminé ; ils ont péché en lui en tant que faisant partie de sa nature, corrompue par le péché. 3. Que le péché se transmette du premier homme à sa descendance, cela n'entraîne pas pour autant que l'âme raisonnable, - c'est elle qui est sujet du péché - soit transmise en même temps que la semence : difficulté que formulait la troisième objection. Ce péché de nature, que l'on qualifie d'originel, se propage de la même manière que la nature de l'espèce : celle-ci, bien que parachevée par l'âme raisonnable, n'est pas cependant transmise avec la semence ; ce qui est transmis, c'est seulement le corps, un corps apte de soi à recevoir une âme de cette qualité. 4. Bien que le Christ appartînt, selon la chair, à la descendance du premier homme, il n'a pas pour autant contracté la souillure du péché originel, - comme le concluait la quatrième objection. Le Christ, en effet, n'a reçu du premier homme que la matière du corps humain : ce n'était pas une puissance dérivée du premier homme, mais la puissance du Saint-Esprit qui devait former son corps. Dans cette transmission au Christ de la nature humaine, Adam n'a donc pas joué le rôle d'agent ; il n'a joué que le rôle de principe matériel. 5. Remarquons encore que les déficiences dont nous avons parlé sont transmises par voie d'origine naturelle, du fait que la nature est privée du secours de la grâce, secours que le premier homme avait reçu pour le transmettre à ses descendants en même temps que la nature. Cette privation étant la suite d'un péché volontaire, les déficiences qui en résultent prennent valeur de faute. De telles déficiences sont donc ainsi et coupables par référence à leur source première, et naturelles par référence à la nature privée de secours. Voilà pourquoi l'Apôtre écrit dans l'Epître aux Éphésiens : Nous étions par nature enfants de colère. Ainsi est résolue la cinquième objection. 6. Il est clair, maintenant, que le vice d'origine, d'où sort le péché originel, vient de l'absence d'un principe, de l'absence du don gratuit conféré à la nature humaine, dès sa création. En fait, ce don était d'une certaine manière naturel, non point qu'il eût pour cause les principes de la nature, mais parce qu'il avait été conféré au premier homme pour être transmis en même temps que la nature. La sixième objection, elle, voulait réserver le qualificatif de naturel à ce qui a pour cause les principes de la nature. 7. La septième objection procédait de la même manière, arguant du défaut d'un principe naturel qui fasse partie de la nature de l'espèce : ce qui résulte du défaut d'un tel principe naturel ne se produit en effet que dans la minorité des cas. Mais nous avons dit comment la déficience qu'est le péché originel provient du défaut d'un principe surajouté aux principes de l'espèce. 8. Il faut savoir aussi que l'acte de la puissance de génération ne peut être affecté par un vice du genre du péché actuel ; celui-ci dépend de la volonté d'une personne singulière, alors que l'acte de la puissance de génération n'obéit ni à la raison ni à la volonté, - ce que mettait en avant la huitième objection. Mais rien n'empêche que le vice de la faute originelle, - celle-là, relève de la nature - affecte l'acte de la puissance de génération, les actes de cette puissance recevant le nom d'actes naturels. 9. Quant à la neuvième objection, il est facile d'y répondre, grâce à ce qui précède. Le péché en effet ne détruit pas le bien de nature qui est partie intégrante de la nature ; ce que le péché du premier homme a pu détruire, c'est un bien de nature surajouté par grâce. 10. Ce qui précède nous fournit également une réponse facile et claire à la dixième objection. Privation et déficience étant corrélatives, il y a ressemblance dans le péché originel entre les fils et leurs pères dans la mesure même où le don, conféré dès les origines à la nature, aurait dû être transmis par les parents à leur postérité. Sans qu'il fit partie, par définition, de l'espèce, ce don avait été conféré par grâce divine au premier homme pour que celui-ci le transmit à l'espèce tout entière. 11. Remarquons encore ceci : les sacrements de la grâce peuvent bien purifier l'homme du péché originel, de telle manière que ce péché ne lui soit plus imputé comme faute, - en ceci consiste la libération personnelle du péché originel -, la nature n'en est pas pour autant totalement guérie, si bien que le péché originel continue d'être transmis à la postérité, suivant l'acte de la nature. Ainsi le péché originel peut ne plus exister dans l'homme qui engendre, en tant que cet homme est une personne ; il peut même se faire, comme l'avançait la onzième objection, qu'il n'y ait dans l'acte de la génération aucun péché actuel ; mais en tant que l'homme qui engendre est principe naturel de la génération, la souillure du péché originel, de ce péché qui affecte la nature, est présente en lui et dans l'acte de génération qu'il accomplit. 12. Il faut savoir aussi que le péché actuel du premier homme est passé dans la nature ; la nature, en effet, grâce au privilège qui lui avait été conféré, était alors encore parfaite. Mais une fois la nature privée de ce privilège par le péché du premier homme, l'activité de celui-ci n'eut plus qu'un caractère strictement personnel. Dès lors il lui était impossible de satisfaire pour la nature tout entière, et de rétablir par son activité, le bien de la nature. Il ne pouvait que satisfaire partiellement pour ce qui touchait à sa personne. Nous avons ainsi la solution de la douzième objection. 13. Cela vaut également pour la treizième objection. Les péchés des parents plus immédiats trouvent en effet une nature privée du privilège qui lui avait été conféré à l'origine. Il n'en résulte donc pas une déficience qui se transmettrait aux descendants, mais seulement une déficience qui affecte la personne du pécheur. Ainsi donc, pour la confusion de l'hérésie pélagienne qui niait le péché originel, l'existence dans l'homme du péché originel ne présente aucune incohérence, rien qui soit contraire à la raison.

53 : OBJECTIONS CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION

La foi en l'Incarnation est taxée de folie par les infidèles ; selon le mot de l'Apôtre aux Corinthiens : Il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Ce qu'il est fou de prêcher, ce n'est pas seulement ce qui est impossible, c'est aussi ce qui est messéant. Dans leur acharnement à combattre l'Incarnation, les infidèles s'efforcent de montrer que ce qu'enseigne la foi catholique est non seulement impossible, mais encore inconvenant et contraire à la bonté de Dieu. 1. Il convient en effet à la bonté de Dieu que toute chose tienne son rang. Or l'ordre des choses veut que Dieu soit exalté par dessus tout, que l'homme par contre se tienne au rang des créatures les plus basses. Il ne sied donc pas à la majesté de Dieu de s'unir à la nature de l'homme. 2. A supposer qu'il soit convenable pour Dieu de se faire homme, il faudrait qu'il en résultât quelque chose d'utile. Or quelque utilité qu'on mette en avant, Dieu, dans sa toute-puissance, pouvait la produire par sa seule volonté. Comme tout doit se faire aux moindres frais, il n'y avait aucune nécessité, aucune utilité, à ce que Dieu s'unit la nature humaine. 3. Dieu est la cause universelle de tout : son objectif principal est l'utilité de l'univers tout entier. Or l'assomption de la nature humaine n'est utile qu'à l'homme. Si donc Dieu devait assumer une nature étrangère, il ne convenait pas qu'il assumât seulement la nature humaine. 4. L'union entre deux êtres est d'autant plus convenable que l'un ressemble davantage à l'autre. Beaucoup plus que la nature humaine, la nature angélique est semblable à Dieu, et proche de lui. Il ne convenait donc pas que Dieu assumât la nature humaine, en laissant de côté la nature angélique. 5. Ce qui importe avant tout chez l'homme, c'est l'intelligence de la vérité. Or il semble que l'homme connaît là un obstacle, si l'on suppose que Dieu a assumé la nature humaine. C'est lui fournir en effet une occasion d'erreur, et l'amener à donner son accord à ceux qui ont affirmé que Dieu n'était pas élevé au-dessus des corps. Il ne convenait donc pas que Dieu, pour l'utilité de la nature humaine, assumât cette nature. 6. L'expérience montre comment bien des erreurs sont nées à propos de l'Incarnation de Dieu. Le salut du genre humain n'exigeait donc pas, semble-t-il, que Dieu s'incarnât. 7. Entre toutes les _uvres de Dieu, la plus grande, semble-t-il, c'est qu'il ait lui-même assumé un corps. Mais de l'_uvre la plus grande on doit attendre la plus grande utilité. Si donc l'incarnation de Dieu a pour fin le salut des hommes, il semble convenable que Dieu ait sauvé le genre humain tout entier, le salut de tous les hommes paraissant à peine justifier, en utilité, une _uvre de si grande importance. 8. Si Dieu a assumé la nature humaine en vue du salut des hommes, il aurait été convenable que des signes suffisants manifestent sa divinité aux hommes. Or ce n'a pas été le cas, semble-t-il. D'autres hommes, avec le seul secours de la puissance divine, et sans que Dieu se soit uni à leur nature, ont accompli des miracles semblables à ceux du Christ, voire même plus grands. L'incarnation de Dieu n'a donc pas pourvu suffisamment au salut des hommes. 9. Si l'incarnation de Dieu s'est avérée nécessaire au salut des hommes, étant donné qu'il existe des hommes depuis le commencement du monde, il semble que Dieu aurait dû assumer la nature humaine dès le commencement du monde, et non pour ainsi dire à la fin des temps. Aurait-il oublié le salut de tous les hommes qui ont vécu auparavant ? 10. La même raison aurait exigé qu'il demeurât jusqu'à la fin du monde parmi les hommes, pour les enseigner et les diriger par sa présence. 11. Il est de la plus haute utilité pour les hommes que l'espérance de la béatitude à venir ait en eux un fondement. Quelle espérance ne serait pas née d'un Dieu incarné, si ce Dieu avait assumé une chair immortelle, impassible et glorieuse, et qu'il l'eût manifestée à tous les hommes! Il ne semble donc pas convenable qu'il ait assumé une chair mortelle et fragile. 12. Pour montrer que tout ce qui existe dans le monde vient de Dieu, il aurait été convenable que Dieu incarné usât abondamment des choses de ce monde, en vivant dans les richesses et dans les plus grands honneurs. C'est le contraire qui nous est raconté de lui, et comment il mena une vie de pauvreté et d'abaissement, comment il subit une mort infamante. Ce que la foi nous enseigne du Dieu incarné paraît donc inconvenant. 13. En subissant les humiliations, le Christ a dissimulé au plus haut point sa divinité, alors que les hommes avaient le plus grand besoin d'en connaître, s'il était Dieu incarné. Ce que la foi enseigne ne semble donc pas s'accorder avec le salut des hommes. 14. Dire que le Fils de Dieu a subi la mort par obéissance à son Père, ne paraît pas raisonnable. Obéir, c'est se conformer à la volonté de celui qui commande. Or la volonté de Dieu le Père ne peut aller contre la raison, si donc Dieu fait homme n'a pu subir convenablement la mort, - la mort n'est-elle pas contraire à la divinité, qui est la vie ? -, on ne saurait donner comme raison valable de cette mort l'obéissance au Père. 15. Dieu ne veut pas la mort des hommes, même des pécheurs ; bien plutôt veut-il qu'ils vivent, selon la parole rapportée par Ézéchiel : Je ne veux pas la mort du pécheur, mais bien qu'il se convertisse et qu'il vive. A plus forte raison, Dieu le Père ne pouvait-il vouloir que l'homme le plus parfait qui puisse être soit soumis à la mort. 16. Il paraît sacrilège et cruel qu'un innocent soit conduit sur ordre, à la mort, surtout quand c'est à la place d'impies, bien dignes, eux, de mourir. Or le Christ-Jésus, homme, était innocent. Il aurait donc été sacrilège qu'il subisse la mort sur l'ordre de Dieu le Père. 17. On dira peut-être qu'il y avait là une preuve nécessaire d'humilité, comme l'Apôtre semble l'affirmer dans l'Epître aux Éphésiens : Le Christ s'est humilié, en se faisant obéissant jusqu'à la mort. Mais cette raison ne saurait valoir. Celui-là seul en effet peut faire preuve d'humilité qui a un supérieur envers qui se soumettre, ce qu'on ne peut dire de Dieu. Le Verbe de Dieu n'a donc pu, décemment, s'humilier jusqu'à la mort. 18. Des paroles divines, auxquelles la foi doit adhérer de toute manière, des exemples humains pouvaient suffire à inculquer aux hommes l'humilité. Il ne semble donc pas nécessaire que le Verbe de Dieu ait eu à s'incarner, ou à subir la mort, pour donner un exemple d'humilité. 19. Mais on rappellera peut-être que la mort du Christ et les avanies qu'il eut à subir, étaient nécessaires pour nous purifier de nos péchés ; l'Apôtre ne dit-il pas en effet qu'il a été livré pour nos péchés et encore qu'il est mort pour enlever les péchés de la multitude ? Cette raison, non plus, ne saurait convenir. D'abord, c'est la seule grâce de Dieu qui purifie les hommes de leur péché. 20. Et puis, si quelque satisfaction était exigée, il serait convenable que ce soit les pécheurs qui s'en acquittassent ; selon le juste jugement de Dieu, chacun doit porter son propre fardeau. 21. D'ailleurs, s'il était convenable que plus grand que l'homme satisfît pour l'homme, il aurait suffi qu'un ange, après avoir pris chair, ait acquitté cette satisfaction, puisque l'ange est plus grand que l'homme. 22. Le péché n'expie pas le péché ; il l'aggrave au contraire. Si donc le Christ a dû mourir pour satisfaire, il fallait que cette mort n'occasionnât de péché pour qui que ce soit ; il fallait donc que le Christ mourût de mort naturelle, et non pas de mort violente. 23. S'il fallait que le Christ mourût pour expier les péchés des hommes, c'est de multiples fois qu'il aurait dû subir la mort, puisque les hommes multiplient les péchés. 24. On dira peut-être que la naissance et la mort du Christ étaient nécessitées par le péché originel qui, après le péché du premier homme, avait souillé le genre humain tout entier. Cela même paraît impossible. Si le reste des hommes n'arrive pas à satisfaire pour le péché originel, la mort même du Christ ne semble pas pouvoir satisfaire pour les péchés du genre humain : c'est en effet dans sa nature humaine, non dans sa nature divine, que le Christ a subi la mort. 25. Si la satisfaction du Christ pour le péché du genre humain s'est avérée suffisante, il paraît injuste que les hommes aient encore à souffrir des peines dont l'Écriture fait mention comme des conséquences du péché. 26. Si cette satisfaction avait suffi, il n'y aurait plus à chercher encore de remèdes pour être absous de ses péchés. Or ceux qui ont souci de leur salut sont toujours en quête de tels remèdes. Il semble donc que le Christ n'ait pas détruit suffisamment les péchés des hommes. Tels sont les arguments, auxquels on pourrait en ajouter de semblables, qui tendent à montrer que l'enseignement de la foi catholique au sujet de l'Incarnation ne s'accorde ni avec la majesté de Dieu ni avec sa sagesse.

54 : IL ÉTAIT CONVENABLE QUE DIEU S'INCARNAT

Qui contemple avec attention et piété le Mystère de l'Incarnation y voit un tel abîme de sagesse que la connaissance de l'homme en est débordée ; l'Apôtre l'affirme : La folie de Dieu est plus sage que les hommes. Voilà pourquoi au contemplateur pieux les raisons de ce mystère apparaîtront sans cesse de plus en plus admirables. Tout d'abord, l'incarnation de Dieu a apporté à l'homme qui s'efforce vers la béatitude un secours extrêmement efficace. La béatitude parfaite de l'homme, nous l'avons dit, consiste dans la vision immédiate de Dieu. Il pourrait sembler impossible, devant l'infinie distance des natures, que l'homme atteigne à cet état où l'intelligence humaine doit être unie à l'essence divine elle-même de façon immédiate, comme l'intellect est uni à l'intelligible ; pris par le désespoir, l'homme alors se relâcherait dans sa recherche de la béatitude. Mais que Dieu ait voulu s'unir, d'une union personnelle, la nature humaine, prouve à l'évidence aux hommes la possibilité d'être unis à Dieu, par leur intelligence, en le voyant sans intermédiaire. Il convenait donc, au plus haut degré, que Dieu assumât la nature humaine, pour relever l'espérance de l'homme en la béatitude. Aussi, après l'Incarnation du Christ, les hommes se sont-ils mis à aspirer plus ardemment vers la béatitude du ciel, selon la parole même du Christ : Je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance. Par là même, l'homme voit disparaître les obstacles qui l'empêchent d'atteindre à la béatitude. Étant donné que la béatitude parfaite consiste pour l'homme dans l'unique jouissance de Dieu, il est inévitable que quiconque adhère, comme à sa fin, à ce qui est inférieur à Dieu, ne puisse avoir part à l'authentique béatitude. L'ignorance de la dignité de leur propre nature pouvait amener les hommes à adhérer comme à leur fin aux réalités inférieures à Dieu. Voilà pourquoi certains, ne voyant en eux que cette nature corporelle et sensitive qu'ils partagent avec le reste des animaux, recherchent une sorte de béatitude bestiale dans le monde des corps et dans les plaisirs de la chair. D'autres, devant l'excellence, d'ailleurs relative, de certaines créatures par rapport aux hommes, se consacrèrent à leur culte, adorant le monde et ses éléments, éblouis qu'ils étaient par l'étendue de sa grandeur et par la durée du temps ; ou se faisant les adorateurs de substances spirituelles, anges ou démons, parce que, les voyant tellement dépasser l'homme par leur immortalité et par l'acuité de leur intelligence, ils pensaient trouver en ces êtres supérieurs la béatitude de l'homme. Sans doute, sous quelques aspects, l'homme est inférieur à certaines créatures ; sous quelques-uns même il ressemble aux créatures les plus basses. Pourtant, dans l'ordre de la fin, il n'y a rien au-dessus de l'homme que Dieu seul, en qui seul l'homme peut connaître la parfaite béatitude. Cette dignité de l'homme appelé à connaître la béatitude dans la vision immédiate de Dieu, Dieu l'a manifestée de la manière la mieux adaptée, en assumant lui-même, sans intermédiaire, la nature humaine. Aussi voyons-nous quelles conséquences a entraînées l'incarnation de Dieu, et comment une grande partie de l'humanité, abandonnant le culte des anges, des démons, ou de toute autre créature, méprisant les plaisirs de la chair et toutes les réalités corporelles, s'est vouée au culte de Dieu seul, en qui seul elle attend l'épanouissement de la béatitude, obéissant en cela à l'exhortation de l'Apôtre : Recherchez les choses d'en haut où le Christ siège à la droite de Dieu ; attachez-vous aux choses d'en haut, non à celles de la terre. Puisque la parfaite béatitude de l'homme consiste en une connaissance telle qu'elle dépasse les capacités de tout intellect créé, il était nécessaire que l'homme en eût un avant-goût, grâce auquel il pût se diriger vers la plénitude de cette bienheureuse connaissance. C'est le rôle de la foi. Or la connaissance qui permet à l'homme de se diriger vers sa fin dernière, doit être une connaissance absolument certaine, étant donné qu'elle est le principe de tous les actes ordonnés à cette fin, de même que sont absolument certains les principes qui nous sont naturellement connus. Or il ne peut y avoir de connaissance absolument certaine d'une chose que si cette chose est connue par soi, ou que cette chose puisse être réduite à d'autres connues par soi, comme c'est le cas pour nous de la conclusion absolument certaine d'une démonstration. Or ce que la foi nous propose à croire de Dieu ne peut être pour l'homme connu par soi ; cela dépasse en effet les capacités de son intellect. Il fallait donc que celui à qui tout cela est connu par soi le manifestât à l'homme. Et bien que ce que nous tenons par la foi soit d'une certaine manière connu par soi de ceux qui voient l'essence divine, il est cependant nécessaire, pour qu'il y ait connaissance absolument certaine, que réduction soit faite au premier principe de cette connaissance, c'est-à-dire à Dieu, de qui tout cela est connu par soi, naturellement, et qui le révèle à tous, de même qu'une science ne devient certaine que moyennant réduction aux premiers principes indémontrables. Il fallait donc, pour que l'homme puisse acquérir une parfaite certitude au sujet de la vérité de la foi, que Dieu lui-même, fait homme, l'instruisît, et que cet enseignement fût reçu de l'homme sous un mode humain. Tel est bien le sens du témoignage de saint Jean : Personne n'a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est au sein du Père, lui-même nous l'a fait connaître. Et le Seigneur d'affirmer : Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Aussi pouvons-nous constater qu'après l'incarnation du Christ, les hommes ont été instruits dans la connaissance de Dieu d'une manière plus évidente et plus certaine, ainsi que l'avait annoncé Isaïe : La terre a été remplie de la science du Seigneur. L'homme trouve sa béatitude parfaite dans la jouissance de Dieu. Encore fallait-il que sa volonté s'ouvrît au désir de cette jouissance de Dieu, désir analogue au désir naturel du bonheur, dont nous constatons l'existence en l'homme. Or c'est l'amour pour une chose qui éveille le désir d'en jouir. Il fallait donc que l'homme, en marche vers la béatitude parfaite, fût amené à aimer Dieu. Mais rien ne nous provoque à aimer quelqu'un comme d'éprouver l'amour qu'il nous porte. Les hommes ne pouvaient donc attendre de preuve plus efficace de l'amour de Dieu pour eux que de voir Dieu s'unir à l'homme, personnellement, puisque le propre de l'amour est d'unir, autant qu'il est possible, l'amant à l'aimé. C'était donc une exigence, pour l'homme en marche vers la béatitude, que Dieu s'incarnât. L'amitié consiste dans une certaine identité : plus des êtres diffèrent, moins il semble qu'ils puissent s'unir d'amitié. Pour favoriser une amitié plus intime entre l'homme et Dieu, il était donc à propos que Dieu se fît homme, puisque l'homme est pour l'homme un ami naturel. Ainsi, en connaissant Dieu sous une forme visible, nous serions entraînés à l'amour des réalités invisibles. La béatitude, c'est également évident, est la récompense de la vertu. Il est donc nécessaire que ceux qui tendent à la béatitude se forment à la vertu, à laquelle nous excitent paroles et exemples. Or les exemples et les paroles d'une personne nous entraînent d'autant plus efficacement que l'on a de sa propre vertu une opinion solidement fondée. Mais de la vertu d'aucun homme, qui soit simplement homme, il n'est possible de se faire une opinion infaillible ; on voit bien que les hommes les plus saints ont eux-mêmes des défaillances. Pour que l'homme soit affermi dans la vertu, il lui était donc nécessaire de recevoir d'un Dieu fait homme l'enseignement et les exemples de la vertu. Voilà pourquoi le Seigneur lui-même affirme en saint Jean : Je vous ai donné l'exemple, afin que, comme j'ai fait, vous fassiez aussi vous-mêmes. De même que les vertus préparent l'homme à la béatitude, de même les péchés l'en écartent. Or le péché, opposé à la vertu, fait obstacle à la béatitude, non seulement en provoquant un certain désordre de l'âme qui détourne celle-ci de l'ordre de la fin à laquelle elle est destinée, mais aussi en offensant Dieu dont on attend la récompense de la béatitude, car Dieu veille aux actes des hommes, et le péché est en opposition avec sa charité. De plus, prenant conscience de cette offense, l'homme, par son péché, perd la confiance, requise pour obtenir la béatitude, d'accéder à Dieu. Il était donc nécessaire au genre humain, qui déborde de péchés, qu'un remède lui soit appliqué contre ses péchés. Or, ce remède, Dieu seul pouvait le donner, puisqu'il est seul à pouvoir à la fois pousser au bien la volonté de l'homme, de manière à la ramener à l'ordre du devoir, et à remettre l'offense commise à son égard, une offense en effet ne pouvant être remise que par celui qui en a été l'objet. Or pour que l'homme soit délivré de la conscience de la faute passée, il faut qu'il ait la preuve que Dieu lui a remis cette faute. Mais il ne peut en avoir la preuve certaine que si Dieu l'en assure. Il était donc convenable et avantageux au peuple humain, dans sa poursuite de la béatitude, que Dieu se fît homme afin d'obtenir ainsi de Dieu la rémission des péchés, et de l'homme-Dieu la certitude de cette rémission. C'est ce que dit le Seigneur lui-même, en saint Matthieu : Afin que vous sachiez que le Fils de l'homme a le pouvoir de remettre les péchés... ; et l'Apôtre d'affirmer dans l'Épître aux Hébreux que le sang du Christ purifiera nos consciences des _uvres de mort, pour nous permettre de servir le Dieu vivant. La tradition de l'Église nous enseigne enfin que le genre humain tout entier est souillé par le péché. Comme on l'a vu plus haut, l'ordre de la justice divine implique qu'il n'y ait pas de la part de Dieu rémission des péchés, sans qu'il y ait satisfaction. Mais aucun homme, simplement homme, ne pouvait satisfaire pour le péché du genre humain tout entier : n'importe quel homme, simplement homme, est quelque chose de moins que l'universalité du genre humain. Pour délivrer le genre humain du péché que tous partagent, il fallait que quelqu'un pût satisfaire, qui fût à la fois un homme, en état de satisfaire, et plus qu'un homme, pour que son mérite arrive à satisfaire pour le péché du genre humain tout entier. Or, plus grand que l'homme, dans l'ordre de la béatitude, il n'y a que Dieu seul : bien que supérieurs par la condition de leur nature, les anges ne le sont pas dans l'ordre de la fin, béatifiés qu'ils sont par le même Dieu. Pour que l'homme pût obtenir la béatitude, il fallait donc que Dieu se fît homme et enlevât le péché du genre humain. C'est ce que Jean-Baptiste proclame du Christ : Voici l'agneau de Dieu, voici celui qui enlève les péché du monde. Et l'Apôtre écrit aux Romains : Comme le péché, à partir d'un seul, passe en tous pour la condamnation, ainsi la grâce, à partir d'un seul, passe en tous pour la justification. Telles sont les raisons, entre autres, qui nous permettent de comprendre qu'il n'était pas messéant pour la bonté divine, et qu'il était au contraire très avantageux pour le salut de l'homme, que Dieu se fît homme.

55 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PLUS HAUT CONTRE LES CONVENANCES DE L'INCARNATION

Quant aux objections soulevées plus haut, il n'est pas difficile de les réfuter. 1. Il n'est pas contraire, en effet, à l'ordre des choses, comme le prétendait la première objection, que Dieu se fasse homme. Sans doute, la nature divine dépasse-t-elle à l'infini la nature humaine ; l'homme, cependant, a Dieu lui-même pour fin, apte qu'il est à lui être uni par l'intelligence. De cette union, l'union personnelle de Dieu avec l'homme fut un exemple et un modèle, sous la réserve cependant que les propriétés de l'une et de l'autre nature fussent sauvegardées, en sorte que la nature divine ne perdît rien de son excellence, et que la nature humaine ne fût pas entraînée par quelque élévation hors des limites de son espèce. Il faut remarquer d'ailleurs qu'en raison de la perfection et de l'immutabilité de la bonté divine, Dieu ne perd rien de sa dignité à ce qu'une créature l'approche, si haut que ce soit, quand bien même la créature en est grandie. 2. Bien que la volonté de Dieu suffise à tout faire, la sagesse divine exige que Dieu pourvoie à chaque chose selon sa convenance ; il convient que Dieu donne à chaque chose sa propre cause. Ainsi, Dieu aurait pu, par sa seule volonté, comme le voulait la deuxième objection, réaliser dans le genre humain tous les avantages que nous affirmons découler de l'incarnation de Dieu ; mais il convenait à la nature humaine que ces avantages lui fussent communiqués par un Dieu fait homme, ainsi que les arguments apportés plus haut peuvent jusqu'à un certain point le manifester. 3. La réponse à la troisième objection est évidente. L'homme étant constitué par une nature spirituelle et corporelle, occupant pour ainsi dire les confins de l'une et de l'autre nature, il semble que ce qui est accompli pour le salut de l'homme intéresse la création tout entière. On voit en effet les créatures corporelles inférieures servir à l'usage de l'homme, et lui être d'une certaine manière soumises. Quant à la créature spirituelle supérieure, - il s'agit de la créature angélique -, elle a en commun avec l'homme l'obtention de la fin dernière, comme on l'a vu plus haut. Il paraît donc convenable que la cause universelle de tout assumât dans l'unité de la personne cette créature en qui elle est en communion plus étroite avec toutes les créatures. Il faut remarquer de plus que seule la créature raisonnable est capable d'agir par elle-même ; les créatures sans raison agissent moins par elles-mêmes que poussées par un instinct de nature. Ces créatures entrent dans l'ordre des causes instrumentales, bien plus qu'elles ne se comportent à la manière de l'agent principal. Or il fallait que Dieu assumât une nature telle qu'elle puisse agir par elle-même, comme agent principal. Ce qui agit en effet comme instrument, agit en tant que mû à l'action ; l'agent principal, lui, agit par lui-même. Si quelque créature sans raison avait dû servir à l'accomplissement d'une _uvre divine, il aurait suffi, selon la condition de cette créature, qu'elle fût mue par Dieu ; il était inutile qu'elle fût assumée dans la personne, pour agir elle-même, puisque sa condition naturelle ne le permet pas, mais que seule le permet la condition de la nature raisonnable. Il n'aurait donc pas été convenable que Dieu assumât une nature sans raison ; il l'était par contre qu'il assumât une nature raisonnable, que ce soit la nature angélique ou que ce soit la nature humaine. 4. Bien que la nature angélique se trouve être, par ses propriétés naturelles, beaucoup plus élevée que la nature humaine, - c'était le sens de la quatrième objection -, il était cependant plus à propos que ce soit la nature humaine qui fût assumée. Chez l'homme, en effet, le péché peut être expié, car le choix de l'homme ne se fixe pas d'une manière immuable sur ce qui en est l'objet ; il peut être détourné du bien vers le mal, comme ramené du mal vers le bien. La même chose d'ailleurs se produit pour la raison de l'homme, qui, recueillant la vérité dans les réalités sensibles et par l'intermédiaire de certains signes, peut aller dans deux directions opposées. L'ange, par contre, qui possède une appréhension immuable, puisqu'il connaît de manière immuable par simple intellection, possède de même une élection immuable ; ce qui fait qu'il ne se porte absolument pas vers le mal, ou que, s'il s'y porte, c'est d'une manière immuable, telle que son péché ne peut être expié. Comme il semble bien, d'après l'enseignement des saintes Écritures, que l'expiation des péchés soit la cause principale de l'incarnation, il était plus à propos pour Dieu d'assumer la nature humaine, que d'assumer la nature angélique. Deuxièmement, l'assomption de la créature par Dieu s'accomplit dans la personne, non dans la nature, on l'a vu plus haut. Il convenait donc que Dieu assumât la nature de l'homme, de préférence à celle de l'ange, puisque dans l'homme, composé d'une matière et d'une forme, la personne est distincte de la nature, ce qui n'est pas le cas pour l'ange, immatériel. Troisièmement, l'ange, par propriété de nature, est plus proche de Dieu, pour en connaître, que l'homme dont la connaissance part des sens. Il suffisait donc que l'ange fût instruit par Dieu de la vérité divine de manière purement intellectuelle, alors que la condition de l'homme demandait que Dieu enseignât à l'homme, d'une manière sensible, Dieu lui-même fait homme. C'est ce qu'a réalisé l'incarnation. Il semblait aussi que la distance qu'il y a de l'homme à Dieu fût un obstacle plus grand à la jouissance de Dieu. Aussi, pour intensifier son espérance de la béatitude, l'homme avait-il plus besoin que l'ange d'être assumé par Dieu. Terme enfin de la création, supposant pour ainsi dire avant lui, dans l'ordre naturel de la génération, toutes les créatures, il est convenable que l'homme soit uni au premier principe des choses, de telle manière qu'un certain cycle enfermât la perfection des choses. 5. L'assomption par Dieu d'une nature humaine n'est pas une occasion d'erreur, comme le voulait la cinquième objection. L'assomption de la nature humaine, on l'a établi plus haut, s'est faite dans l'unité de la personne, non point dans cette unité de nature qui nous obligerait à être d'accord avec ceux qui ont affirmé que Dieu n'est pas au-dessus de tout, mais qu'il est l'âme du monde, ou quelque chose de ce genre. 6. Des erreurs ont pu naître à propos de l'incarnation de Dieu, ce que soulignait la sixième objection. Il est évident cependant qu'à la suite de l'incarnation un bien plus grand nombre d'erreurs ont disparu. La création des choses aussi, émanée de la bonté de Dieu, a entraîné un certain nombre de maux ; tel le voulait la condition de créatures qui peuvent faillir. De même n'est-il pas étonnant que devant cette manifestation de la vérité divine, quelques erreurs soient nées de la défaillance des intelligences humaines. Mais ces erreurs ont excité l'esprit des fidèles à une recherche plus ardente et à une intelligence plus exacte des vérités divines, de même que Dieu ordonne à quelque bien les maux qui peuvent atteindre les créatures. 7. Certes, comparée à la bonté de Dieu, tout bien créé paraît infime ; cependant, comme il ne peut rien y avoir de plus grand dans le monde créé que le salut de la créature raisonnable, salut qui consiste dans la jouissance de la bonté divine elle-même, et que ce salut de l'homme a été acquis par l'incarnation de Dieu, cette incarnation n'a pas été d'une mince utilité pour le monde, ainsi que le voulait la septième objection. Il n'était pas nécessaire pour autant qu'en suite de l'incarnation de Dieu tous les hommes fussent sauvés : seuls le seraient ceux qui adhèrent à cette incarnation par la foi et par les sacrements de la foi. Bien sûr, l'incarnation a une puissance suffisante pour sauver tous les hommes ; mais que tous ne soient pas sauvés pour autant, cela vient de leurs mauvaises dispositions : ils refusent de recevoir en eux le fruit de l'incarnation, en refusant d'adhérer au Dieu incarné par la foi et par la charité. On ne pouvait en effet priver les hommes du libre-arbitre qui leur permet d'adhérer ou de ne pas adhérer au Dieu incarné ; le bien de l'homme, autrement, aurait été un bien forcé, devenu par là même sans mérite et sans honneur. 8. Des signes suffisants ont par ailleurs manifesté aux hommes cette incarnation de Dieu. Rien ne peut manifester avec plus de convenance la divinité que ce qui appartient en propre à Dieu. Or il appartient en propre à Dieu de pouvoir modifier les lois de la nature et d'accomplir des _uvres au-dessus de la nature, dont lui-même est l'auteur. Les _uvres accomplies au-dessus des lois de la nature, comme de rendre la vue aux aveugles, de guérir les lépreux, de ressusciter les morts, prouvent avec une souveraine convenance qu'une chose est divine. Or ce sont ces _uvres mêmes que le Christ a accomplies. A ceux qui interrogent : Es-tu celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre ? lui-même atteste sa divinité en alléguant ses _uvres : Les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, etc. Il n'était pas nécessaire de créer un autre monde : ni la sagesse divine, ni la nature des choses ne le comportaient. Si l'on avance, avec la huitième objection, que d'autres ont fait de tels miracles, il est nécessaire de remarquer que le Christ les a accomplis d'une manière différente, et plus divine. Les autres les ont accomplis en priant, le Christ, lui, en commandant, comme de sa propre autorité. Et non seulement il les a lui-même accomplis, mais il a donné le pouvoir d'en faire autant, et de plus grands, à d'autres qui accomplissaient ces miracles à la seule invocation du nom du Christ. Et ce n'est pas simplement des miracles d'ordre corporel que le Christ a faits ; il a fait aussi des miracles d'ordre spirituel, qui sont beaucoup plus importants : ainsi c'est par le Christ et à l'invocation de son nom que devait être donné l'Esprit-Saint qui enflammerait les c_urs du feu de la divine charité, qui enseignerait d'un coup aux intelligences la science des divins mystères, qui rendrait la langue des simples habile à proposer aux hommes la vérité divine. De telles _uvres, irréalisables pour tout homme, sont les signes frappants de la divinité du Christ. Aussi bien l'Apôtre écrit-il, dans l'Épître aux Hébreux, que le salut des hommes, annoncé d'abord par le Seigneur, nous a été fermement attesté par ceux qui l'ont entendu, Dieu confirmant leur témoignage par des signes, des miracles et toutes sortes de dons de l'Esprit-Saint. 9. Bien que l'incarnation de Dieu fût nécessaire au salut du genre humain tout entier, il n'était pas requis, comme le voulait la neuvième objection, que Dieu s'incarnât dès le commencement du monde. La première raison en est que Dieu incarné devait apporter aux hommes, comme on l'a établi plus haut, un remède contre le péché. Mais on ne peut décemment donner à un homme de remède contre le péché que si cet homme, d'abord, reconnaît sa déficience, et qu'ainsi, ne présumant plus de lui-même, il jette par humilité son espérance en Dieu qui seul peut guérir le péché. Or l'homme pouvait présumer de lui-même aussi bien au plan de la connaissance qu'au plan de la vertu. Il fallait donc qu'il fût laissé un certain temps à lui-même pour faire l'expérience qu'il ne pouvait s'assurer à lui-même le salut, ni par la connaissance naturelle, puisque, avant la loi écrite, l'homme avait transgressé la loi de nature, ni par sa propre vertu, puisque la loi lui ayant donné la connaissance du péché, il continuait de pécher, par faiblesse. Ainsi fallait-il qu'enfin, l'homme ne présumant plus ni de sa science ni de sa vertu, l'incarnation du Christ lui donnât contre le péché un secours efficace : la grâce du Christ qui l'enseignerait dans ses doutes, de peur qu'il ne défaille en sa connaissance, et qui le fortifierait contre les assauts des tentations, de peur qu'il ne tombe par faiblesse. C'est ainsi que le genre humain a connu trois états ; le premier avant la loi, le deuxième sous le règne de la loi, le troisième sous le règne de la grâce. Une autre raison, c'est que Dieu incarné devait donner aux hommes des commandements et des enseignements parfaits. Or la condition de la nature humaine demande qu'on ne soit pas conduit à la perfection du premier coup, mais qu'on y parvienne, en y étant guidé par le chemin de réalités imparfaites. C'est ce que nous constatons dans l'éducation des enfants, instruits d'abord des vérités de moindre importance, incapables qu'ils sont, au commencement, de saisir des vérités parfaites. De même encore, une foule à qui l'on proposerait des choses jamais entendues et difficiles, ne les pourrait aussitôt saisir, à moins d'avoir été préparée par des choses de moindre qualité. Ainsi convenait-il que, dès le commencement, le genre humain ait été instruit de ce qui touche à son salut par des enseignements faciles et de moindre qualité, donnés par les patriarches, la loi et les prophètes ; pour finir, à la plénitude des temps, la doctrine parfaite du Christ devait être proposée sur terre, comme le dit l'Apôtre, dans l'Épître aux Galates : Lorsque fut venue la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils sur terre, et encore : La loi a été notre pédagogue dans le Christ, mais désormais nous ne sommes plus sous la garde d'un pédagogue. Il faut réfléchir en même temps à ceci : de même que l'arrivée d'un roi puissant exige que des ambassadeurs aillent devant préparer les sujets à recevoir le roi avec grande révérence, de même fallait-il que bien des choses précédassent l'arrivée de Dieu sur terre, pour préparer les hommes à recevoir le Dieu incarné. C'est bien ce qui s'est passé : les promesses et les enseignements qui précédèrent, préparèrent les esprits des hommes à croire plus facilement en celui qui avait été annoncé, et, en raison des promesses déjà faites, à le recevoir avec plus d'ardeur. 10. Bien que la venue du Dieu incarné dans le monde fût souverainement nécessaire au salut de l'homme, il n'était pas nécessaire cependant que Dieu demeurât avec les hommes jusqu'à la fin du monde, comme le voulait la dixième objection. Ç'aurait été porter atteinte, en effet, au respect que les hommes devaient témoigner au Dieu incarné : le voyant revêtu de chair, semblable aux autres hommes, ils ne l'auraient en rien estimé plus que les autres hommes. Au contraire, une fois qu'il leur eut retiré sa présence, après les choses merveilleuses qu'il avait accomplies sur terre, les hommes se mirent à le révérer davantage. Aussi bien, tant qu'il vécut avec ses disciples, ne leur donna-t-il pas la plénitude du Saint-Esprit, leur âme étant pour ainsi dire mieux préparée par son absence à recevoir les dons spirituels. Voilà pourquoi il leur disait lui-même : Si je ne m'en vais pas, le Paraclet ne viendra pas en vous ; mais si je m'en vais, je vous l'enverrai. 11. Il n'était pas davantage nécessaire que Dieu revêtît une chair impassible et immortelle, comme le voulait la onzième objection. Bien plutôt fallait-il qu'il revêtit une chair passible et mortelle. Premièrement il était nécessaire que les hommes connussent les bienfaits de l'Incarnation, pour être par là excités à aimer Dieu. Or il fallait, pour manifester l'authenticité de l'incarnation, que Dieu prît une chair semblable à celle des autres hommes, passible et mortelle. S'il avait pris une chair impassible et immortelle, les hommes, ignorants d'une telle chair, auraient cru que c'était un fantôme, et non un corps authentique. Deuxièmement, il était nécessaire que Dieu prît chair, afin de satisfaire pour le péché du genre humain. Or, nous l'avons montré au Livre troisième, un homme ne peut satisfaire pour un autre qu'à la condition d'assumer volontairement la peine qui oblige l'autre pour son péché, et qui ne l'oblige pas lui-même. Or la peine qu'entraîne le péché du genre humain, c'est la mort et toutes les souffrances de la vie présente, d'où l'affirmation de l'Apôtre, dans l'Epître aux Romains : Par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort. Il fallait donc que Dieu assumât, hormis le péché, une chair capable de souffrir et de mourir, de manière à pouvoir, par ses souffrances et par sa mort, satisfaire pour nous et détruire le péché. C'est ce que dit encore l'Apôtre : Dieu a envoyé son Fils dans une chair semblable à celle du péché, une chair semblable à celle des pécheurs, passible et mortelle ; et l'Apôtre ajoute : afin qu'à partir du péché, il condamnât le péché dans la chair, c'est-à-dire, afin que par la peine qu'il souffrirait dans sa chair, il nous délivrât du péché. Troisièmement, pour avoir eu une chair passible et mortelle, le Christ nous a donné des exemples de vertu plus convaincants, en surmontant avec force les souffrances de la chair, et en les utilisant vertueusement. Quatrièmement, notre espérance de l'immortalité est d'autant plus stimulée que lui-même est passé d'un état où sa chair était passible et mortelle à un état où sa chair est impassible et immortelle, ce que nous pouvons espérer pour nous-mêmes qui portons une chair passible et mortelle. Si le Christ, au contraire, avait assumé dès le début une chair immortelle et impassible, ceux qui font en eux-mêmes l'expérience de la mortalité et de la corruptibilité, n'auraient jamais eu l'occasion d'espérer l'immortalité. D'ailleurs l'office de médiateur exigeait que le Christ eût de commun avec nous une chair capable de souffrir et de mourir, de commun avec Dieu la puissance et la gloire, afin que, nous délivrant de ce qu'il avait de commun avec nous, la souffrance et la mort, il nous conduisît à ce qu'il avait de commun avec Dieu. Il était en effet médiateur pour nous unir à Dieu. 12. Il ne convenait pas davantage que Dieu incarné menât en ce monde une vie somptueuse, pleine d'honneurs et de dignités, comme le voulait la douzième objection. Tout d'abord, en effet, il était venu pour détacher de la terre l'esprit des hommes, tout entier voué aux choses de la terre, et pour les élever vers les réalités divines. Il fallait donc, pour que son exemple entraînât les hommes au mépris des richesses et de tout ce qui éveille le désir des mondains, qu'il menât en ce monde une vie de pauvreté et de privations. Deuxièmement, si Dieu incarné avait été riche en abondance, s'il avait été constitué dans une très haute dignité, ce qu'il a accompli de manière divine aurait été attribué au pouvoir séculier plutôt qu'à la puissance de la divinité. La preuve la plus évidente de sa divinité a donc été que sans aucun appui d'un pouvoir séculier, il a changé en mieux le monde tout entier. 13.-14. Dès lors, la solution de la treizième objection est claire. Il n'est pas contraire à la vérité que le Fils de Dieu, incarné, ait subi la mort en obéissant au commandement de son Père, comme l'enseigne l'Apôtre. Les commandements que Dieu adresse aux hommes concernent des _uvres de vertus : on obéit d'autant plus à Dieu qu'on accomplit plus parfaitement un acte de vertu. De toutes les vertus, la première est la charité, à laquelle toutes les autres se rapportent. Et accomplissant à la perfection un acte de charité, le Christ a donc été souverainement obéissant à l'égard de Dieu. Or il n'y a pas d'acte de charité plus parfait que celui qui consiste pour un homme à subir la mort même, pour l'amour de quelqu'un, selon la parole du Seigneur : Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Il apparaît donc que le Christ, en subissant la mort pour le salut des hommes et à la gloire de Dieu le Père, a été souverainement obéissant à l'égard de Dieu, en accomplissant un acte parfait de charité. Cela n'est pas incompatible avec sa divinité, comme le prétendait la quatorzième objection. L'union s'est en effet accomplie de telle sorte que chaque nature, la divine et l'humaine, a gardé son caractère propre. Aussi bien, alors que le Christ subissait la mort et tout ce qui est propre à la nature humaine, la divinité demeurait impassible, bien que, en raison de l'unité de personne, nous disions que Dieu a souffert et est mort. De cela nous-mêmes offrons un certain exemple, puisque, quand notre corps est frappé par la mort, notre âme demeure immortelle. 15. Bien que Dieu ne veuille pas la mort des hommes, - c'était la quinzième objection -, il faut bien savoir qu'il veut la vertu qui permet à l'homme de supporter la mort avec force, et de s'offrir, par charité, aux dangers qui peuvent l'entraîner. Ainsi Dieu a-t-il voulu la mort du Christ, pour autant que le Christ l'a acceptée par charité et supportée avec force. 16. De là il ressort clairement qu'il n'a pas été impie et cruel de la part de Dieu le Père de vouloir la mort du Christ, comme le prétendait la seizième objection. Dieu en effet n'a pas contraint le Christ contre son gré ; il y eut au contraire complaisance à son égard de la volonté qui, par charité, fit accepter au Christ la mort. Et cette charité, c'est lui, Dieu, qui la produisit dans son âme. 17. Il n'y a de même aucun inconvénient à dire que le Christ a voulu subir la mort de la Croix, en preuve d'humilité. Bien sûr, l'humilité ne convient pas à Dieu, comme le rappelait la dix-septième objection. La vertu d'humilité consiste en effet pour chacun à se tenir dans ses limites, en ne se haussant pas vers ce qui est au-dessus de soi, et à se soumettre à son supérieur. Il est évident que l'humilité ne peut convenir à Dieu qui n'a pas de supérieur, mais qui est lui-même supérieur à tout. Mais s'il arrive que quelqu'un se soumette par humilité à un égal ou à un inférieur, c'est parce qu'il juge supérieur, sous un certain rapport, celui qui, absolument parlant, est égal ou inférieur à lui. Bien qu'elle ne convienne pas au Christ sous le rapport de la nature divine, la vertu d'humilité lui convient cependant sous le rapport de la nature humaine ; et la divinité du Christ rend son humilité plus digne d'éloge ; la dignité d'une personne ajoute en effet à l'éloge que mérite son humilité, par exemple quand, en raison d'une certaine nécessité, un grand personnage juge utile de supporter les plus basses mesquineries. Or il ne peut y avoir de plus grande dignité pour l'homme que d'être Dieu. L'humilité de l'homme-Dieu se trouve donc être digne des plus hauts éloges, pendant qu'il supportait les abaissements qu'il lui fallut souffrir pour le salut des hommes. Par orgueil en effet, les hommes étaient passionnés de gloire mondaine. Afin de convertir leur esprit de l'amour de cette gloire mondaine à l'amour de la gloire de Dieu, il voulut souffrir la mort, non pas une mort quelconque, mais la mort la plus infamante. Il s'en trouve en effet qui, sans craindre la mort, ont horreur d'une mort infamante. Cette mort même, le Seigneur, par l'exemple de sa propre mort, encourage les hommes à la mépriser. 18. Sans doute, comme le voulait la dix-huitième objection, des paroles divines pouvaient former les hommes à l'humilité, mais les faits provoquent davantage à agir que les paroles, et avec d'autant plus d'efficacité que la réputation de vertu de celui qui agit ainsi est mieux assurée. Ainsi, bien que l'on trouve chez d'autres hommes de nombreux exemples d'humilité, il était donc extrêmement à propos d'y être provoqué par l'exemple de l'homme-Dieu, dont on sait qu'il ne peut se tromper, et dont l'humilité est d'autant plus admirable que plus sublime est sa majesté. 19. Il est également manifeste, après ce que nous avons dit, que le Christ devait subir la mort, non seulement pour donner l'exemple du mépris de la mort, par amour de la vérité, mais aussi pour purifier les autres hommes de leurs péchés. C'est ce qu'il a fait en voulant subir, lui qui était sans péché, la mort due au péché, afin de prendre sur lui, en satisfaisant pour eux, la peine à laquelle les autres hommes étaient obligés. Sans doute, comme l'affirmait la dix-neuvième objection, la seule grâce de Dieu pouvait suffire à remettre les péchés ; la rémission des péchés exige cependant quelque chose de la part de celui à qui le péché est remis : qu'il présente satisfaction à celui qu'il a offensé. Et comme les autres hommes ne pouvaient le faire pour eux-mêmes, le Christ l'a fait pour tous en subissant par charité une mort volontaire. 20. Et bien que la punition des péchés, comme le rappelait la vingtième objection, demande que celui qui a péché soit puni, la satisfaction, elle, permet qu'un homme supporte la peine d'un autre. En effet dans le cas de la peine infligée pour le péché, c'est l'injustice de celui qui est puni qui est pesée ; dans le cas de la satisfaction, par contre, où quelqu'un prend sur soi volontairement une peine, ce qui est évalué, c'est la charité et la bonne volonté de celui qui satisfait, charité et bonne volonté qui se manifestent au maximum quand quelqu'un prend sur soi la peine d'un autre. C'est pourquoi Dieu accepte qu'on satisfasse pour un autre, comme on l'a montré au Livre troisième. 21. Mais satisfaire pour le genre humain tout entier, nous l'avons montré plus haut, aucun homme, simplement homme, ne le pouvait : l'ange lui-même, comme le proposait la vingt et unième objection, n'y pouvait suffire. C'est qu'en effet l'Ange, bien que plus puissant que l'homme par certaines de ses propriétés naturelles, lui est cependant égal en ce qui concerne la participation à la béatitude, à laquelle devait le ramener sa satisfaction. - Et d'ailleurs la dignité de l'homme ne serait pas pleinement restaurée, au cas où l'homme se verrait soumis à un ange qui satisfasse pour lui. 22. On doit savoir d'autre part que si la mort du Christ a eu le pouvoir de satisfaire, ce fut en raison de la charité du Christ, qui lui fît subir volontairement la mort, et non en raison de l'iniquité des bourreaux, qui péchèrent en le mettant à mort. Le péché, en effet, ne détruit pas le péché, comme le rappelait la vingt deuxième objection. 23. Le caractère satisfactoire de la mort du Christ ne requérait aucunement que le Christ mourût autant de fois que les hommes pêchent. La mort du Christ a suffi, en effet, à expier les péchés de tous, aussi bien en raison de l'éminente charité qui lui fit subir la mort, qu'en raison de la dignité de la personne qui satisfaisait, qui était Dieu et homme. Il est évident d'ailleurs que même dans les choses humaines, plus une personne est élevée en dignité et plus la peine qu'elle subit a de poids, que ce soit pour manifester l'humilité et la charité de celui qui la souffre, ou pour manifester la faute de celui qui en est la cause. 24. La mort du Christ a satisfait en suffisance pour le péché de tout le genre humain. Bien sûr, comme le rappelait la vingt quatrième objection, c'est seulement dans sa nature humaine que le Christ est mort ; cependant la dignité de la personne de celui qui la subissait, la personne du Fils de Dieu, rend sa mort d'un grand prix. Comme on l'a dit au Livre troisième, de même que c'est un plus grand crime de faire injure à une personne constituée dans une plus grande dignité, de même c'est acte de plus grande vertu, et procédant d'une plus grande charité, qu'une personne plus noble se soumette, pour les autres, volontairement à la souffrance. 25. Certes, par sa mort, le Christ a satisfait en suffisance pour le péché originel ; mais il n'est pas messéant, comme le prétendait la vingt-cinquième objection, que les pénalités qui découlent du péché originel affectent encore tous ceux qui ont part à la rédemption du Christ. Il était à propos, et utile, en effet, que la peine demeurât, même la faute détruite. Premièrement, il y aurait ainsi conformité des fidèles avec le Christ, comme de membres à leur tête. Comme le Christ a d'abord supporté de nombreuses souffrances, et qu'il est ainsi entré dans la gloire de l'immortalité, de même convenait-il que ses fidèles soient d'abord soumis aux souffrances pour parvenir ainsi à l'immortalité, portant pour ainsi dire eux-mêmes les marques de la passion du Christ, afin d'avoir part à la ressemblance de sa gloire, selon le mot de l'Apôtre, dans l'Épître aux Romains : Héritiers de Dieu, cohéritiers du Christ, si du moins nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui. Deuxièmement, si les hommes qui viennent à Jésus obtenaient aussitôt l'immortalité et l'impassibilité, un grand nombre d'hommes viendraient au Christ beaucoup plus pour un bénéfice d'ordre corporel que pour des biens d'ordre spirituel. Or ceci est contraire à l'intention du Christ, qui vient dans le monde pour faire passer les hommes de l'amour des réalités corporelles au domaine des réalités spirituelles. Troisièmement, si ceux qui accèdent au Christ devenaient aussitôt impassibles et immortels, ce serait d'une certaine manière obliger les hommes à recevoir la foi du Christ. Le mérite de la foi en serait diminué. 26. Encore que le Christ ait, par sa mort, satisfait suffisamment pour les péchés du genre humain, comme l'affirmait la vingt-sixième objection, chacun cependant doit se mettre en quête des remèdes de son propre salut. La mort du Christ est en effet comme la cause universelle du salut, de même que le péché du premier homme avait été en quelque sorte la cause universelle de la damnation. Or pour que chacun reçoive l'effet d'une cause universelle, il faut que cette cause lui soit appliquée en particulier. L'effet du péché du premier père parvient à chacun à travers sa naissance charnelle ; l'effet de la mort du Christ atteint chacun par la régénération spirituelle, grâce à laquelle l'homme est d'une certaine manière uni et incorporé au Christ. Aussi faut-il que chacun cherche à être régénéré par le Christ et à recevoir les autres moyens par où opère la vertu de la mort du Christ. 27. On voit par là comment le salut ne découle pas, du Christ dans les hommes, par une filiation de nature, mais par l'amour d'une volonté bien disposée qui fait adhérer l'homme au Christ. Ainsi, ce que chacun reçoit du Christ, c'est un bien personnel. Ce bien, l'homme ne le transmet donc pas à ses descendants, comme il le fait pour le péché du premier père, produit en même temps que la filiation de nature. De là vient aussi qu'il n'y a pas d'incohérence, comme le prétendait la vingt-septième objection, à ce que, les parents étant purifiés par le Christ du péché originel, leurs enfants naissent avec ce péché, et qu'ils aient besoin des sacrements du salut. Tout ce qui précède manifeste assez clairement que ce que la foi catholique enseigne touchant le mystère de l'Incarnation ne se heurte à aucune impossibilité ni à aucune inconvenance.

LES SACREMENTS DE L'ÉGLISE

En général

56 : NÉCESSITÉ DES SACREMENTS

La mort du Christ est pour ainsi dire la cause universelle du salut des hommes. Encore faut-il que la cause universelle soit appliquée à chacun de ses effets. Il a donc été nécessaire de donner aux hommes des remèdes qui les mettraient en quelque sorte en contact avec le bienfait de la mort du Christ. Ces remèdes, ce sont les sacrements de l'Eglise. Mais il fallait que ces remèdes leur soient donnés, dotés de certains signes visibles. Il le fallait d'abord parce que Dieu en agit avec l'homme comme avec toutes choses, selon sa condition ; or l'homme est dans une condition telle qu'il est naturellement conduit à saisir les réalités spirituelles et intelligibles par la voie des réalités sensibles. Il convenait donc que ces remèdes spirituels soient accordés à l'homme sous le couvert de signes sensibles. Il le fallait aussi parce que tout instrument doit être proportionné à sa cause première. La cause première et universelle du salut des hommes, c'est le Verbe incarné. Il était donc hautement convenable que les remèdes grâce auxquels la puissance de la cause universelle atteint les hommes, aient une ressemblance avec cette cause, à savoir que la puissance divine opère en eux d'une manière invisible, sous le couvert de signes sensibles. Il le fallait encore pour cette raison que l'homme était tombé dans le péché par un attachement désordonné aux réalités visibles. Pour que l'on ne crût pas que ces réalités fussent mauvaises par nature et que l'on péchât par le seul fait de s'attacher à elle, il convenait que les remèdes du salut soient accordés aux hommes par le moyen de ces mêmes réalités visibles. Il apparaîtrait ainsi qu'elles sont bonnes en elles-mêmes, créées qu'elles sont par Dieu, qu'elles sont nuisibles aux hommes dans la mesure où ceux-ci s'y attachent d'une manière désordonnée, qu'elles sont au contraire porteuses de salut dans la mesure où l'on en use dans l'ordre. Ainsi est rejetée l'erreur de certains hérétiques qui voudraient exclure des sacrements de l'Église tout élément visible. Rien d'étonnant à cela d'ailleurs, puisque ces mêmes hérétiques croient que tout ce qui est visible est mauvais de soi, sorti du principe mauvais. Il n'y a d'ailleurs aucune inconvenance à ce que le salut spirituel soit donné au moyen de réalités visibles et corporelles, puisque ces réalités sont comme les instruments d'un Dieu qui s'est incarné et qui est mort, et que l'instrument n'agit pas par sa puissance naturelle, mais par la puissance de l'agent principal qui l'applique à l'action. Ainsi donc ces réalités visibles _uvrent au salut spirituel, non point en vertu de leur propre nature, mais de par l'institution du Christ lui-même, d'où elles tirent leur puissance d'instrument.

57 : DE LA DIFFÉRENCE QU'IL Y A ENTRE LES SACREMENTS DE LA LOI ANCIENNE ET CEUX DE LA LOI NOUVELLE

Remarquons maintenant comment ces sacrements visibles qui tirent leur efficacité de la passion du Christ et la représentent d'une certaine manière, doivent s'harmoniser avec le salut accompli par le Christ. Avant l'incarnation et la mort du Christ, ce salut était certes promis, mais il n'était pas accompli ; c'est le Verbe incarné et souffrant qui en a été l'artisan. Les sacrements qui ont précédé l'incarnation du Christ devaient donc être tels qu'ils seraient des signes et, d'une certaine manière, des promesses du salut ; quant aux sacrements qui ont suivi la passion du Christ, ils doivent être tels qu'ils donnent aux hommes ce salut et qu'ils ne sauraient en être seulement des signes indicatifs. Ainsi élude-t-on l'opinion des Juifs pour qui les sacrements de la Loi doivent être maintenus à jamais, du fait de leur institution par Dieu : Dieu ne saurait changer, qui ne peut se repentir. Mais il arrive que sans changement ou repentir, on en dispose autrement selon le besoin de temps différents ; un père de famille commande autrement à son fils quand il est enfant ou quand il est adulte. Dieu, de même, en a agi comme il convenait, en donnant avant l'incarnation d'autres sacrements et d'autres préceptes, pour signifier ce qui devait venir, et en donnant après l'incarnation d'autres sacrements qui donneraient les biens présents et commémoreraient les faits passés. Plus déraisonnable encore l'erreur des Nazaréens et des Ébionites qui prétendaient garder ensemble les sacrements de la Loi et l'Évangile, une telle erreur impliquant pour ainsi dire des contraires. En observant les sacrements de l'Évangile, ces hérétiques professaient l'accomplissement de l'incarnation et des autres mystères du Christ ; en observant les sacrements de la Loi, ils professaient que leur réalisation était encore à venir.

58 : NOMBRE DES SACREMENTS DE LA LOI NOUVELLE

Puisque les remèdes du salut spirituel sont administrés aux hommes sous le couvert de signes sensibles, il convenait qu'une différenciation s'établisse entre ces remèdes qui pourvoiraient à la vie spirituelle, à l'image de ce qui se passe pour la vie du corps. La vie du corps nous montre un double plan : celui de la propagation et de l'organisation de la vie corporelle chez autrui, celui de la propagation et de l'organisation de la vie corporelle en soi-même. Trois choses sont nécessaires, de soi, à la vie naturelle du corps, une quatrième l'est par accident. Un être doit d'abord recevoir la vie : c'est le fait de la génération ou naissance ; il doit ensuite parvenir à la quantité et à la force auxquelles il a droit, c'est le fait de la croissance ; il doit enfin conserver la vie qui lui a été donnée à la génération et parfaire sa croissance, c'est le fait de la nourriture qui lui est nécessaire. Voilà ce qui de soi est nécessaire à la vie naturelle ; sans ces trois facteurs la vie du corps ne saurait s'épanouir. Aussi assigne-t-on à la vie végétative, principe du vivre, une triple puissance naturelle : la puissance de génération, la puissance de croissance, la puissance de nutrition. Mais parce qu'il arrive que la vie du corps soit entravée par quelque obstacle et que l'être vivant devienne malade, un quatrième facteur sera accidentellement nécessaire : la guérison de l'être vivant en état de maladie. Ainsi de la vie spirituelle : il y a d'abord la génération spirituelle réalisée par le baptême ; il y a ensuite la croissance spirituelle qui conduit à la force parfaite et qui est le fait du sacrement de confirmation ; il y a enfin la nourriture spirituelle, donnée dans le sacrement d'eucharistie. Reste en quatrième lieu la guérison spirituelle que réalise, au seul bénéfice de l'âme, le sacrement de pénitence, ou, quand c'est opportun, par dérivation de l'âme sur le corps, le sacrement d'extrême-onction. Voilà pour ceux qui naissent à la vie spirituelle et s'y conservent. Quant à ceux qui propagent et organisent la vie corporelle, on peut les considérer à un double point de vue : le point de vue de l'origine naturelle, qui intéresse les parents ; le point de vue du gouvernement politique, grâce auquel la vie de l'homme est maintenue dans la paix et qui intéresse rois et princes. Ainsi encore de la vie spirituelle. Certains propagent et maintiennent la vie spirituelle par un ministère uniquement spirituel : c'est l'affaire du sacrement de l'ordre, d'autres le font par un ministère à la fois corporel et spirituel, ce que réalise le sacrement de mariage qui unit l'homme et la femme pour qu'ils engendrent une descendance et l'élèvent en vue du culte de Dieu.

En particulier

59 : LE BAPTÊME

Il est ainsi possible de montrer pour chacun des sacrements en particulier ses effets propres et la matière qui lui convient. Tout d'abord, en ce qui concerne la génération spirituelle accomplie par le baptême, il faut remarquer que la génération d'un être vivant est un certain passage du non-vivant à la vie. Or l'homme à son origine a été privé de la vie spirituelle par le péché originel, et tous les péchés qui s'ajoutent l'éloignent encore de la vie. Il fallait donc que le baptême, qui est la génération spirituelle, ait une telle puissance qu'il enlève et le péché originel et tous les péchés actuels. Et comme le signe sensible, dans le sacrement, doit être apte à manifester l'effet spirituel du sacrement, et que, dans le domaine des réalités corporelles, le nettoyage des souillures se fait plus facilement et plus communément avec de l'eau, c'est en toute convenance que le baptême est administré dans une eau qu'a sanctifiée le Verbe de Dieu. Mais la génération d'un être est aussi la corruption d'un autre ; l'être qui est engendré perd sa forme première et les propriétés qui en découlent. Il est donc nécessaire que le baptême, qui est la génération spirituelle, enlève non seulement les péchés qui sont contraires à la vie spirituelle mais aussi toutes les séquelles de péché. C'est pourquoi le baptême lave non seulement de la faute, mais encore délie de toute dette pénale. Aussi, à ceux qui sont baptisés, n'impose-t-on pas de satisfaction pour les péchés. L'être qui acquiert une forme nouvelle par la génération, acquiert tout ensemble l'activité qui découle de cette forme et le lieu qui lui convient : aussitôt qu'il a pris naissance, le feu, par exemple, s'élève vers les hauteurs comme vers son lieu propre. Aussi bien, puisque le baptême est la génération spirituelle, les nouveaux baptisés sont-ils capables aussitôt d'activités spirituelles : réception des autres sacrements, ou toutes autres choses semblables. Aussitôt ils ont droit au lieu propre de la vie spirituelle, la béatitude éternelle, où les nouveaux baptisés, s'ils viennent à mourir, sont immédiatement accueillis. Le baptême, dit Bède, ouvre la porte du ciel. Il faut penser enfin qu'un être n'est engendré qu'une seule fois ; aussi bien, puisque le baptême est la génération spirituelle, ne peut-on le recevoir qu'une seule fois. Il est d'ailleurs manifeste que la corruption introduite par Adam dans le monde, ne souille l'homme qu'une seule fois. Le baptême qui est établi en premier lieu contre cette corruption, ne doit donc pas être réitéré. C'est d'ailleurs chose courante qu'un objet, une fois consacré, et aussi longtemps qu'il subsiste, ne doit pas être consacré de nouveau, de crainte que la consécration ne semble vaine. Le baptême, étant pour l'homme qui le reçoit une sorte de consécration, ne doit donc pas être renouvelé. Par là se trouve rejetée l'erreur des Donatistes et des Rebaptisants.

60 : LA CONFIRMATION

La perfection de la vigueur spirituelle consiste proprement en ceci que l'homme ose confesser devant n'importe qui sa foi au Christ et n'en soit détourné ni par la honte ni par la crainte ; la force en effet rejette la crainte désordonnée. Le sacrement qui confère la force spirituelle au régénéré l'institue d'une certaine manière champion de la foi du Christ. Et comme ceux qui combattent sous les ordres d'un chef en portent les insignes, ceux qui reçoivent le sacrement de confirmation sont marqués du signe du Christ, de ce signe de la croix qui fut l'arme de sa victoire. - Ce signe, ils le reçoivent sur le front, pour marquer qu'ils n'ont pas à rougir de confesser publiquement la foi du Christ. Cette consignation se fait avec un mélange d'huile et de baume auquel on donne le nom de chrême, et ce n'est pas sans raison. L'huile en effet désigne la puissance de l'Esprit-Saint ; d'où le nom d'Oint donné au Christ, de telle sorte qu'à partir du nom de Christ on appelle Chrétiens ceux qui, pour ainsi dire, combattent sous ses ordres. Quant au baume, il désigne, en raison de son parfum, la bonne réputation que doivent avoir ceux dont la vie parmi les habitants de ce monde a pour but de confesser publiquement la foi du Christ, lancés qu'ils sont en quelque sorte du plus secret du sein de l'Eglise sur le champ de bataille. C'est à juste titre aussi que ce sacrement est administré par les seuls évêques, qui sont comme les chefs de l'armée chrétienne. Dans les armées de ce monde, c'est au chef en effet qu'il appartient de choisir et d'immatriculer de nouveaux effectifs. Ainsi ceux qui reçoivent ce sacrement devront être considérés comme immatriculés à l'armée spirituelle. - Aussi leur impose-t-on encore les mains, en signe de la force qui leur vient du Christ.

61 : L'EUCHARISTIE

Une alimentation matérielle est nécessaire à la vie du corps, non seulement pour en assurer la croissance, mais encore pour en soutenir la nature, de peur que des déperditions incessantes ne l'anéantissent ou n'en énervent la force. De même, il était nécessaire à la vie spirituelle d'avoir un aliment spirituel qui entretiendrait dans les vertus et ferait grandir les régénérés. Et comme il était convenable que des effets spirituels soient donnés sous des images visibles, cet aliment spirituel nous est donné sous la forme de ces réalités dont l'homme use le plus communément pour son alimentation corporelle. Ces réalités sont bien le pain et le vin. Aussi ce sacrement nous est-il donné sous les espèces du pain et du vin. Mais il faut remarquer que dans les êtres corporels l'union du générateur et de l'engendré est différente de celle de la nourriture et de qui la prend. Le générateur n'a pas à être uni substantiellement à l'engendré ; il suffit qu'il le soit par un rapport de ressemblance et de puissance. L'aliment, lui, doit être uni à qui l'absorbe, selon la substance. Aussi bien, pour que les effets spirituels répondent aux signes corporels, le mystère du Verbe incarné nous est-il communiqué dans le baptême, régénération spirituelle, autrement que dans le sacrement d'Eucharistie, aliment spirituel. Dans le baptême en effet le Verbe incarné n'est contenu que dans un rapport de puissance. Dans le sacrement d'Eucharistie, nous professons qu'il y est contenu substantiellement. L'accomplissement de notre salut s'étant fait par la passion et par la mort du Christ, quand son sang fut séparé de son corps, c'est séparément que nous est donné le sacrement de son corps sous l'espèce du pain et le sacrement de son sang sous l'espèce du vin, de telle manière que ce sacrement soit le mémorial et la représentation de la Passion du Seigneur. Ainsi s'accomplit ce que le Seigneur a dit : Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment un breuvage.

62 : ERREUR DES INFIDÈLES SUR LE SACREMENT D'EUCHARISTIE

De même que certains disciples, en entendant le Seigneur prononcer ces paroles furent troublés et dirent Ces paroles sont dures. Qui peut les entendre ?, des hérétiques se sont levés contre l'enseignement de l'Église, niant qu'il soit vrai. Ils disent en effet que le corps et le sang du Christ ne sont pas présents dans ce sacrement d'une présence réelle ; ils le seraient seulement d'une présence symbolique. Lorsque le Christ dit en montrant le pain : Ceci est mon corps, il faudrait l'entendre comme s'il avait dit : Ceci est le symbole de la figure de mon corps, à la manière dont l'Apôtre dira : La pierre, c'était le Christ, c'est-à-dire : La figure du Christ. A cette interprétation ils rapportent tout ce que l'on trouve d'analogue dans l'Écriture. Ils croient pouvoir fonder cette opinion sur les paroles du Seigneur qui pour apaiser le scandale qui s'était levé chez les disciples à propos de la manducation de son corps et de l'absorption de son sang, affirme : Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie, comme si ces paroles étaient à entendre, non point à la lettre, mais dans un sens spirituel. Ils sont encore amenés à faire sécession en raison des nombreuses difficultés qui semblent découler de l'enseignement de l'Église, et qui font paraître dure cette parole du Christ et de l'Église. 1. On voit difficilement d'abord comment le véritable corps du Christ peut commencer d'exister sur l'autel. Il y a en effet deux manières pour une chose de commencer d'être là où elle n'était pas auparavant : par mouvement local, ou par changement d'une autre chose en elle-même, comme le feu qui commence d'être quelque part ou bien parce qu'il est allumé là de nouveau ou bien parce qu'il y est apporté derechef. Or il est manifeste que le véritable corps du Christ n'a pas toujours été sur cet autel, puisque l'Église professe que le Christ est corporellement monté au ciel. Or il semble impossible d'affirmer que quelque chose ici vient à se changer au corps du Christ. Aucune chose, en effet, ne paraît être changée en une autre préexistante, alors que ce en quoi cette chose est changée commence d'exister grâce à ce changement. Et il est évident que le corps du Christ, celui-là qui a été conçu dans le sein de la Vierge, existait déjà. Il semble donc impossible qu'il puisse commencer d'exister à nouveau sur l'autel, par la conversion d'autre chose en lui-même. De même ne peut-il le faire par changement local. Tout être qui se meut localement commence d'être dans un lieu en cessant d'être dans celui où il se trouvait auparavant. Il faudrait donc dire que lorsque le Christ commence d'être sur cet autel où se célèbre le sacrement, il cesse d'être au ciel qu'il avait regagné lors de son Ascension. Aucun mouvement local ne s'achève d'ailleurs en deux lieux à la fois. Or il est manifeste que ce sacrement se célèbre en même temps sur des autels différents. Il paraît donc impossible que le corps du Christ commence d'être là par mouvement local. 2. La deuxième difficulté vient du lieu. Les différentes parties d'un être, - cet être demeurant entier - ne peuvent être contenues à part dans des lieux différents. Or il est clair que dans ce sacrement le pain et le vin sont à part, dans des lieux séparés. Si donc la chair du Christ se trouve sous l'espèce du pain, et son sang sous l'espèce du vin, il semble en résulter que le Christ ne demeure pas entier mais que, aussi longtemps que dure la célébration du sacrement, le sang du Christ est séparé de son corps. Il semble d'ailleurs impossible qu'un corps plus grand soit contenu dans le lieu d'un corps plus petit. Or il est évident que le véritable corps du Christ est d'une quantité plus importante que le pain qui est offert sur l'autel. Il paraît donc impossible que le véritable corps du Christ soit tout entier là où l'on voit qu'il y a du pain. S'il ne s'y trouve pas tout entier, mais qu'il s'en trouve seulement une partie, on revient à la difficulté précédente selon laquelle le corps du Christ est divisé, tant que dure la célébration de ce sacrement. Il est d'ailleurs impossible qu'un même corps se trouve en plusieurs endroits. Or il est évident que ce sacrement se célèbre en de nombreux endroits. Il semble donc impossible qu'il contienne réellement le corps du Christ, à moins que l'on ne dise qu'une certaine partie de ce corps est ici, une autre là. D'où il suit que le corps du Christ est divisé en parties par la célébration de ce sacrement alors que la quantité corporelle du Christ ne peut, semble-t-il, être divisée en autant de particules qu'il y a de lieux où se célèbre ce sacrement. 3. Une troisième difficulté vient de ce que les sens nous font connaître dans ce sacrement. Nous percevons avec évidence, par les sens, après la consécration, tous les accidents du pain et du vin : couleur, saveur, forme, quantité et poids, accidents au sujet desquels nous ne pouvons pas être trompés, car le sens ne peut faillir devant les sensibles propres. Or ces accidents ne peuvent inhérer au corps du Christ comme à leur sujet ; pas davantage à l'air ambiant. La plupart d'entre eux, étant des accidents naturels, réclament un sujet d'une nature déterminée, non point telle que la nature du corps humain ou de l'air. Ils ne peuvent davantage subsister par soi, le propre de l'accident étant d'inhérer. En outre, puisqu'ils sont des formes, les accidents ne peuvent être individués que par le sujet. Le sujet une fois écarté, ils seraient des formes universelles. Reste donc pour ces accidents à inhérer dans leurs sujets déterminés : les substances du pain et du vin. Il y a donc là la substance du pain et la substance du vin, non point celle du corps du Christ, puisqu'il semble impossible pour deux corps d'exister ensemble. 4. Une quatrième difficulté est soulevée par les passions et les actions qui apparaissent dans le pain et dans le vin, après la consécration tout comme avant. S'il était pris en grande quantité, en effet, le vin réchaufferait et enivrerait ; le pain restaurerait et nourrirait. De plus, s'ils sont gardés longtemps et sans précautions, ils paraissent se corrompre ; ils peuvent être mangés par les rats ; ils peuvent brûler, être réduits en cendres ou en vapeur : toutes choses qui ne peuvent convenir au corps du Christ, dont la foi nous apprend qu'il est impassible. Le corps du Christ, semble-t-il, ne peut donc être substantiellement contenu dam ce sacrement. 5. Une cinquième difficulté paraît venir spécialement de la fraction du pain ; cette fraction est visible au sens et ne peut se faire sans sujet. Or il semble absurde de dire que le sujet de cette fraction soit le corps du Christ. Il n'y a donc pas là, semble-t-il, le corps du Christ, mais simplement la substance du pain et du vin. Voilà donc les raisons, - il y en a d'autres du même genre -, qui font paraître difficile l'enseignement du Christ et de l'Église sur ce sacrement.

63 : RÉPONSE AUX DIFFICULTÉS QUI PRÉCÉDENT ET D'ABORD A CELLES QUI CONCERNENT LA CONVERSION DU PAIN AU CORPS DU CHRIST

Bien que la puissance de Dieu agisse en ce sacrement d'une manière trop haute et trop secrète pour que l'homme y puisse atteindre, il faut s'efforcer pourtant de montrer qu'il n'y a là aucune impossibilité, de crainte que l'enseignement de l'Église au sujet de ce sacrement ne paraisse absurde aux infidèles. Le premier objet de réflexion est de savoir de quelle manière le vrai corps du Christ commence d'exister dans ce sacrement. Il est impossible que cela se fasse par un mouvement local du corps du Christ ; il en résulterait d'abord qu'à chaque célébration du sacrement, ce corps cesserait d'être au ciel. D'autre part, ce sacrement ne pourrait s'accomplir qu'en un seul lieu à la fois, puisqu'un mouvement local ne peut aboutir qu'à un seul terme. Le mouvement local enfin ne peut être instantané, mais demande du temps. Or la consécration est accomplie au dernier instant où les paroles sont proférées. Finalement, il faut dire que le vrai corps du Christ commence d'être dans ce sacrement du fait que la substance du pain est changée en la substance du corps du Christ, et la substance du vin en la substance de son sang. Ainsi apparaît fausse la position de ceux qui disent que la substance du pain existe dans ce sacrement en même temps que la substance du corps du Christ, comme celle de ceux qui prétendent que la substance du pain est réduite au néant ou bien dissoute en la matière première. Dans l'un et l'autre cas, le corps du Christ ne pourrait commencer d'être dans le sacrement que par mouvement local, ce qui est impossible, nous l'avons montré. De plus, si la substance du pain coexiste dans ce sacrement avec le vrai corps du Christ, le Christ aurait mieux fait de dire : Celui-ci est mon corps, que ceci est mon corps, « celui-ci » désignant la substance visible qui est celle du pain, supposé qu'elle demeure dans le sacrement avec le corps du Christ. Il apparaît également impossible que la substance du pain fasse complètement retour au néant. Une part importante de la nature corporelle, d'abord créée, serait déjà retournée au néant, de par la répétition de ce mystère. Et il ne convient pas que dans ce sacrement de salut la puissance divine réduise quelque chose au néant. La substance du pain ne peut pas davantage être réduite à la matière première, car la matière première ne peut exister sans forme, à moins que par matière première on entende les premiers éléments corporels. Mais si la substance du pain était réduite à ceux-ci, les sens le percevraient nécessairement, puisque les éléments corporels sont perceptibles aux sens. Il y aurait là, aussi, changement local et altération corporelle des contraires, ce qui ne peut se faire instantanément. Il faut savoir d'ailleurs que la conversion du pain au corps de Christ, dont on a parlé plus haut, diffère dans son mode de toutes les conversions naturelles. En effet, dans n'importe quelle conversion naturelle, il demeure un sujet en qui se succèdent les diverses formes, - que ces formes soient accidentelles, ainsi du blanc qui se transforme en noir, ou qu'elles soient substantielles, ainsi de l'air qui se change en feu, d'où le nom de conversions formelles. Mais dans la conversion dont il s'agit ici, le sujet laisse la place à un autre sujet, et les accidents demeurent, d'où le nom de conversion substantielle qu'elle reçoit. Comment et pourquoi ces accidents demeurent, c'est ce qu'il faudra étudier attentivement plus loin. Pour le moment, examinons de quelle manière le sujet se change en un autre sujet, ce que la nature d'ailleurs est incapable de faire. Toute opération de la nature présuppose en effet une matière, grâce à laquelle la substance est individuée ; la nature ne peut donc pas faire que cette substance-ci devienne cette substance-là, ni que ce doigt-ci devienne ce doigt-là. Mais la matière est soumise à la puissance divine, puisque c'est cette puissance qui l'amène à l'être. La puissance de Dieu peut donc faire que cette substance individuée se transforme en cette autre substance préexistante. De même que la puissance d'un agent naturel, dont l'opération s'étend seulement au changement de la forme, - supposée l'existence d'un sujet - transforme ce tout en cet autre tout, ainsi cet air est changé en ce feu qui prend, de même la puissance de Dieu, qui ne présuppose pas la matière mais la produit, peut changer cette matière-ci en cette matière-là et par conséquent cet individu en cet autre individu, la matière étant principe d'individuation comme la forme est principe spécifique. Ainsi il apparaît clairement que dans cette conversion du pain au corps du Christ, il ne demeure point, après le changement, de sujet commun ; la transmutation s'étant faite sur le premier sujet, lequel est principe d'individuation. Il est cependant nécessaire que quelque chose demeure, pour qu'il soit vrai de dire : Ceci est mon corps, paroles qui signifient et opèrent la conversion. Et comme la substance du pain ne demeure pas, ni aucune matière antérieure, comme on l'a montré, il est nécessaire d'affirmer la permanence de ce qui est en dehors de la substance du pain, tel l'accident du pain. Les accidents du pain demeurent donc, même après la conversion dont il s'agit. Mais parmi les accidents, remarquons-le, il existe un certain ordre. De tous les accidents, c'est la quantité dimensive qui inhère de plus près à la substance. Viennent ensuite les qualités qui sont reçues dans la substance par l'intermédiaire de la quantité, ainsi la couleur par l'intermédiaire de la surface ; de là vient que les qualités suivent, par accident, les divisions de la quantité. Viennent encore après les qualités qui sont principes d'actions et de passions, qui sont principes aussi de certaines relations, comme sont le père et le fils, le maître et l'esclave, etc. Certaines relations pourtant suivent immédiatement les quantités, comme le plus grand et le plus petit, le double et la moitié, etc. Il faut donc affirmer qu'après la conversion dont nous parlons, les accidents du pain demeurent de telle manière que la seule quantité dimensive subsiste sans sujet et qu'en elle se fondent comme en leur sujet les qualités et par conséquent les actions, passions et relations. Il arrive donc en cette conversion le contraire de ce qui arrive d'habitude dans les changements naturels, au cours desquels la substance demeure comme sujet de changement, alors que les accidents changent. Ici, au contraire, c'est l'accident qui demeure, et la substance qui change. Une telle conversion ne peut donc à proprement parler être appelée un mouvement, au sens où l'étudie la Philosophie de la nature, mouvement tel qu'il requiert un sujet ; il s'agit là plutôt d'une succession substantielle, à l'image de la création où il y a succession d'être et de non-être. Voici donc une première raison pour laquelle un accident du pain doit demeurer : c'est que l'on trouve dans cette conversion quelque chose qui demeure. Mais c'est encore nécessaire pour une autre raison. Si la substance du pain, en effet, était changé au corps du Christ et que les accidents du pain disparussent, une telle conversion ne ferait pas que le corps du Christ soit substantiellement présent là où auparavant il y avait du pain, car il ne resterait aucune relation entre le corps du Christ et le lieu du pain. Mais la quantité dimensive, grâce à laquelle le pain avait droit à ce lieu, demeurant après la conversion, la substance du pain changée au corps du Christ devient le corps du Christ sous la quantité dimensive du pain ; et par conséquent obtient d'une certaine manière le lieu du pain, par l'intermédiaire toutefois des dimensions du pain. On peut donner encore d'autres raisons. Et d'abord sous le rapport de la foi, de la foi qui porte sur les réalités invisibles. - Le mérite de la foi, touchant ce sacrement, est d'autant plus grand qu'il s'agit là de quelque chose de moins visible, le corps du Christ étant caché sous les accidents du pain. - En ce qui concerne ensuite un usage plus pratique et plus décent de ce sacrement. Ce serait en effet un sujet d'horreur pour ceux qui le prendraient, un sujet de répulsion pour ceux qui le verraient, si le corps du Christ, était mangé par les fidèles sous sa forme propre. Voilà pourquoi le corps du Christ nous est proposé à manger, son sang à boire, sous les espèces de ce pain et de ce vin dont les hommes usent communément pour leur nourriture et leur breuvage.

64 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LA QUESTION DU LIEU

Après ces réflexions sur le mode de la conversion, la voie nous est ouverte jusqu'à un certain point pour résoudre d'autres objections. On a dit que le lieu où s'accomplit ce sacrement est attribué au corps du Christ en raison des dimensions du pain, qui demeurent après la conversion de la substance du pain au corps du Christ. Il en résulte que tout ce qui est du Christ doit nécessairement se trouver dans le lieu dont il est question, selon que l'exige la nature de la conversion dont il s'agit. Il est bon de remarquer que, dans ce sacrement, certains éléments sont présents en vertu même de la conversion, d'autres le sont en vertu d'une concomitance naturelle. Se trouve dans ce sacrement, en vertu de la conversion, ce à quoi se termine directement la conversion : ainsi, sous les espèces du pain, le corps du Christ auquel est changée la substance du pain, comme il ressort des paroles de la consécration, quand il est dit : Ceci est mon corps. De même, sous l'espèce du vin, se trouve le sang du Christ, quand il est dit : Ceci est le calice de mon sang. Mais par concomitance naturelle se trouvent là tous les autres éléments auxquels ne se termine pas la conversion, mais qui pourtant sont réellement unis à ce à quoi elle aboutit. Il est manifeste en effet que la conversion du pain ne se termine pas à la divinité du Christ, ni même à son âme ; pourtant sous l'espèce du pain, il y a l'âme du Christ et sa divinité, en raison de l'union de l'une et de l'autre au corps du Christ. Mais si ce sacrement avait été célébré durant les trois jours que dura la mort du Christ, l'âme du Christ ne se serait pas trouvée sous l'espèce du pain, parce qu'elle n'était pas unie dans la réalité à son corps ; et pas davantage le sang ne se serait trouvé sous l'espèce du pain et le corps sous l'espèce du vin, en raison de la séparation de l'un d'avec l'autre dans la mort. Mais maintenant, parce que le corps du Christ, en sa nature, n'est pas privé de sang, le corps et le sang sont contenus sous l'une et l'autre espèces ; sous l'espèce du pain se trouve le corps en vertu de la conversion, le sang s'y trouvant, lui, en vertu de la concomitance naturelle. C'est le contraire qui se produit sous l'espèce du vin. Par là même, la solution de la difficulté que l'on opposait à propos du manque de proportion entre le corps du Christ et le lieu du pain, apparaît évidente. La substance du pain en effet est directement changée en la substance du corps du Christ ; les dimensions du corps du Christ, elles, se trouvent dans ce sacrement en vertu de la concomitance naturelle, non point en vertu de la conversion, puisque les dimensions du pain demeurent. Ainsi donc le corps du Christ n'est pas confronté avec ce lieu par l'intermédiaire de ses propres dimensions, comme si le lieu devait s'identifier à elles, mais bien par l'intermédiaire des dimensions du pain, qui demeurent et auxquelles le lieu s'identifie. Ainsi donc apparaît évidente la solution de la difficulté que l'on soulevait à propos de la pluralité des lieux. Le corps du Christ, par ses dimensions propres, n'existe en effet que dans un seul lieu, mais par l'intermédiaire des dimensions du pain qui est changé en lui, il existe en autant de lieux qu'aura été pratiquée cette conversion ; non point divisé en parties, mais entier en chaque lieu, car c'est au corps entier du Christ que tout pain consacré est converti.

65 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES PAR LA QUESTION DES ACCIDENTS

Résolue la difficulté soulevée par la question du lieu, examinons celle que semble soulever la permanence des accidents. On ne peut nier en effet cette permanence des accidents du pain et du vin, les sens nous le montrant d'une manière infaillible. Mais ni le corps ni le sang du Christ n'en sont affectés, car ils ne sauraient l'être sans altération, et d'ailleurs ils ne sont pas capables de tels accidents. Ceux-ci ne sauraient davantage affecter la substance de l'air. Reste donc qu'ils sont sans sujet. Mais ils le sont de la manière qui a été dite plus haut ; à savoir que la quantité dimensive est seule à subsister sans sujet, elle-même servant de sujet aux autres accidents. Car il n'est pas impossible qu'un accident, par la puissance de Dieu, puisse subsister sans sujet. Il faut juger en effet qu'il en va de la conservation des choses dans l'être comme de leur production. La puissance de Dieu est capable de produire les effets des causes secondes en se passant de ces causes : elle a pu former l'homme en l'absence de toute semence, guérir la fièvre sans aucune intervention de la nature. Cela, parce que Dieu est infiniment puissant et parce que c'est lui qui dispense à toutes les causes secondes le pouvoir d'agir. De là vient encore qu'il peut conserver dans l'être les effets des causes secondes, sans le secours de ces causes. Et c'est ainsi que, dans le sacrement d'Eucharistie, Dieu maintient l'accident dans l'être, une fois disparue la substance qui le portait. C'est d'ailleurs à propos des quantités dimensives qu'on peut avant tout l'affirmer, quantités dont les Platoniciens disaient qu'elles subsistaient par elles-mêmes, pour la raison que l'intelligence peut les isoler. Or il est manifeste que Dieu peut davantage en son agir que l'intelligence en son appréhension. Parmi les autres accidents, la quantité dimensive a ceci de propre qu'elle s'individue par elle-même, pour cette raison que la position, qui est l'ordre des parties à l'intérieur du tout, rentre dans sa définition, la quantité étant ce qui a position. Partout donc où l'intelligence constate la diversité des parties d'une même espèce, il lui est nécessaire de constater l'individuation ; les êtres d'une même espèce en effet ne se multiplient que selon l'individu. De là vient qu'on ne peut appréhender de nombreuses blancheurs que pour autant qu'elles se trouvent en des sujets divers ; par contre, on peut saisir une multitude de lignes, quand bien même on les regarderait en elles-mêmes ; la diversité du situs qui de soi est inhérent à la ligne, suffit en effet à les multiplier. Parce qu'il est de la nature même de la seule quantité dimensive d'avoir de quoi permettre la multiplication des individus au sein d'une même espèce, la racine première de la multiplication consiste, semble-t-il, dans la dimension. Dans le genre de la substance en effet la multiplication se fait suivant la division de la matière, ce qui est inintelligible si l'on ne considère pas la matière sous certaines dimensions, car écartée la quantité, aucune substance n'est capable de division, ainsi que l'a montré le Philosophe au Premier Livre des Physiques. Or il est manifeste que dans les autres genres d'accidents la multiplication des individus d'une même espèce est le fait du sujet. Ainsi, puisque nous affirmons que dans ce sacrement les dimensions subsistent par soi et que les autres accidents ont en elles leur fondement comme en leur sujet, rien n'oblige à dire que ces accidents ne sont pas individués ; la racine de l'individuation demeure en effet dans les dimensions elles-mêmes.

66 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS SOULEVÉES DU COTÉ DE L'ACTION ET DE LA PASSION

Ceci dit, passons à la quatrième objection. Ce qu'elle implique est en partie facile à résoudre, en partie d'une assez grande difficulté. Que dans ce sacrement, en effet, on voie se manifester les mêmes actions que l'on voyait déjà se manifester dans la substance du pain et du vin, par exemple qu'elles affectent le sens d'une manière identique, qu'elles réagissent d'une manière identique sur l'air ambiant, ou tout autre milieu, par leur odeur et leur couleur, cela semble normal après ce que nous avons dit. Dans ce sacrement, a-t-il été dit, les accidents du pain et du vin demeurent, accidents au nombre desquels se trouvent les qualités sensibles qui sont principes de ces actions. De même, en ce qui concerne certaines passions, celles par exemple qui accompagnent l'altération de ces accidents, la difficulté soulevée n'est pas bien grande, si l'on suppose ce qui précède. Étant donné que les autres accidents ont leur racine dans les dimensions, comme en leur sujet, on peut considérer que l'altération des autres accidents se produit autour de ce sujet de la même manière que si la substance était là : que le vin par exemple soit chauffé ou se refroidisse, qu'il change de goût, etc. Mais une très grande difficulté surgit à propos de la génération et de la corruption qui paraissent se produire dans ce sacrement. Si quelqu'un en effet usait en grande quantité de cet aliment sacramentel, il pourrait en être rassasié, comme il pourrait être enivré par le vin, selon la parole de l'Apôtre aux Corinthiens : Tel a faim, tel autre est ivre, ce qui ne pourrait arriver que si ce sacrement donnait de produire de la chair et du sang, la nourriture étant transformée en la substance de celui qui la prend. - Sans doute, certains affirment-ils que cet aliment sacramentel ne saurait nourrir l'homme, mais seulement le réconforter et le réchauffer, comme fait l'odeur du vin. Mais un tel réconfort n'est que passager, il ne suffit pas à soutenir l'homme, supposé que celui-ci reste longtemps sans prendre de nourriture. Or l'expérience montrerait facilement que l'homme peut se soutenir longtemps en se nourrissant de ce sacrement. D'ailleurs il semble étrange que l'on refuse à cet aliment sacramentel le pouvoir de nourrir l'homme en récusant que ce sacrement puisse être transformé en chair et en sang, alors que, - les sens le perçoivent - la décomposition ou la combustion le changent en une autre substance, cendre ou poussière. Cela semble pourtant difficile : on ne voit pas bien comment, en effet, des accidents peuvent donner une substance ; et il n'est pas davantage permis de croire que la substance du corps du Christ, impassible, soit transformée en une autre substance. Si quelqu'un prétend affirmer que les accidents se transforment miraculeusement en substance, tout comme, par miracle, le pain est changé au corps du Christ, on répondra d'abord qu'il ne semble pas digne d'un miracle que ce sacrement tombe en pourriture ou soit détruit par le feu ; on répondra ensuite que décomposition et combustion paraissent bien être le fait, dans ce sacrement, de l'ordre habituel de la nature, ce qui n'est pas le cas dans le domaine des événements miraculeux. Pour résoudre cette question, on a mis en avant une thèse célèbre, tenue par beaucoup. On affirme en effet que lorsqu'il arrive à ce sacrement d'être transformé en chair ou en sang par la nutrition, en cendre par la combustion ou par la putréfaction, ce ne sont pas les accidents qui sont convertis en substance, pas plus que la substance du corps du Christ ; mais c'est la substance du pain, celle qui avait existé auparavant, qui revient, et c'est d'elle que naît ce en quoi semble se transformer le sacrement. C'est une thèse parfaitement insoutenable. On a montré plus haut que la substance du pain est changée en la substance du corps du Christ. Or ce qui a été changé en autre chose ne peut faire retour, à moins d'une reconversion parfaite. Si donc la substance du pain fait retour, il s'ensuit que la substance du corps du Christ est convertie en pain. C'est absurde. D'ailleurs si la substance du pain revient, cela doit se faire, soit qu'il y ait permanence des espèces du pain, soit que ces espèces aient déjà été détruites. Mais tant que durent les espèces du pain, la substance du pain ne peut réapparaître ; tant que durent en effet ces espèces, c'est la substance du corps du Christ qu'elles recouvrent : il y aurait là en même temps la substance du pain et la substance du corps du Christ. De même, la substance du pain ne peut-elle davantage revenir, une fois corrompues les espèces du pain, parce que d'une part la substance du pain n'existe pas sans ses propres espèces, et parce que d'autre part, une fois détruites les espèces du pain, une autre substance est déjà engendrée, à la génération de laquelle était présupposé le retour de la substance du pain. Il semble donc préférable de dire que, dans la consécration elle-même, de même que la substance du pain est par miracle changée au corps du Christ, de même il est donné, par miracle, aux accidents de subsister, ce qui est le propre de la substance, et qu'ainsi ils peuvent faire et subir tout ce que la substance pourrait faire et subir, si substance il y avait. C'est donc sans nouveau miracle qu'ils peuvent enivrer et nourrir, subir la combustion ou la décomposition, de la même manière et dans le même ordre que s'il y avait là substance du pain et substance du vin.

67 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS QUE SOULÈVE LA FRACTION

Reste ce qui concerne la cinquième difficulté. Il est clair, après ce que nous avons dit, que nous pouvons poser, comme sujet de la fraction, les dimensions qui subsistent par soi. Ces dimensions fractionnées, la substance du corps du Christ n'en est pas pour autant fractionnée, le corps du Christ demeurant tout entier sous chaque parcelle. Malgré la difficulté apparente, tout ceci peut recevoir explication, dans la ligne de ce qui a été dit déjà. On a dit en effet que le corps du Christ est présent dans ce sacrement par sa substance en vertu même du sacrement. Or les dimensions du corps du Christ sont là en vertu de la concomitance naturelle qu'elles ont avec la substance, mais contrairement au principe selon lequel un corps se trouve naturellement dans son lieu : un corps naturel étant en effet dans son lieu par l'intermédiaire des dimensions qui le proportionnent au lieu. Mais autre la manière pour un être substantiel de se trouver en relation avec ce en quoi il est, autre la manière pour un être quantitatif. L'être quantitatif en effet se trouve tout entier dans un tout, de telle sorte que le tout de cet être ne se trouve pas dans une partie du tout qui le contient, mais une partie dans une partie, comme le tout dans le tout. Un corps naturel se trouve tout entier en tout son lieu, de telle sorte qu'il n'est pas tout entier dans n'importe quelle partie de ce lieu, mais les parties du corps se trouvent proportionnées aux parties du lieu, étant donné que c'est par l'intermédiaire des dimensions qu'il se trouve dans le lieu. Mais qu'un être substantiel se trouve tout entier dans un tout, il se trouve également tout entier dans n'importe quelle partie de ce tout, ainsi la nature spécifique de l'eau est tout entière en n'importe quelle particule d'eau, l'âme humaine tout entière en n'importe quelle partie du corps. Étant donné que le corps du Christ est présent dans le sacrement par sa substance, en laquelle a été convertie la substance du pain dont les dimensions demeurent, de même que la substance spécifique de pain se trouvait tout entière sous n'importe quelle partie des dimensions, de même le corps du Christ se trouve tout entier sous n'importe quelle partie de ces mêmes dimensions. La fraction ou division n'atteint donc pas le corps du Christ, comme si ce corps en était le sujet ; non, le sujet de cette fraction, c'est les dimensions du pain et du vin, qui demeurent, tout comme ces mêmes dimensions, avons-nous dit, forment le sujet des autres accidents qui demeurent là.

68 : EXPLICATION DU TEXTE INVOQUÉ

Ces difficultés écartées, il apparaît clairement que l'enseignement traditionnel de l'Église sur le sacrement de l'Autel ne contient rien qui ne soit impossible à Dieu, tout-puissant. Quand le Seigneur s'adresse à ses disciples, qui paraissaient scandalisés de cet enseignement, en leur disant : Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie, cette affirmation ne s'oppose pas davantage à la Tradition de l'Église. Le Seigneur, en effet, ne laissait pas entendre par là qu'il ne donnerait pas sa chair véritable à manger à ses fidèles ; il signifiait qu'il ne la donnait pas à manger d'une manière charnelle, c'est-à-dire qu'elle ne serait pas mangée, comme le sont les autres aliments matériels, après avoir été dépecée dans sa nature propre, mais qu'elle serait mangée d'une manière spirituelle, en dehors des normes propres à ces aliments.

69 : DE QUEL PAIN ET DE QUEL VIN DOIT ÊTRE CONFECTIONNÉ CE SACREMENT

Nous avons dit plus haut que ce sacrement était confectionné avec du pain et avec du vin ; il est donc nécessaire d'observer, en ce qui concerne la nature du pain et du vin, les conditions qui rendent possible la confection de ce sacrement. Ne mérite le nom de vin que la liqueur tirée du raisin ; ne mérite, à proprement parler, le nom de pain, que celui que l'on fait à partir des grains de blé. Tout ce qu'on appelle pain, par ailleurs, n'est entré en usage que pour suppléer au défaut de pain de froment ; de même pour les autres boissons dont on use faute de vin. On ne saurait donc confectionner ce sacrement avec d'autre pain ou d'autre vin, et pas davantage avec un pain et un vin tellement mélangés d'autre matière que leur nature en serait corrompue. Mais s'il se mêle à ce pain ou à ce vin quelque chose qui n'a rien à voir avec la définition de pain ou de vin, il est clair que, ceci négligé, on peut confectionner vraiment le sacrement. Que le pain soit fermenté ou qu'il soit azyme n'affecte pas sa nature ; celle-ci étant sauve dans l'un et l'autre cas, on peut confectionner ce sacrement avec l'un ou l'autre pain. Aussi bien, les différentes Églises observent-elles en cela des usages différents ; usages qui d'ailleurs s'accordent avec le symbolisme du sacrement. C'est ainsi que saint Grégoire dit dans son Registre : L'Église romaine offre des pains azymes, car le Seigneur a pris chair sans qu'il y eût aucun mélange. Mais les autres Églises offrent du pain fermenté ; le Verbe du Père a en effet revêtu la chair, et il est vrai Dieu et vrai homme, tel le ferment qu'on mélange avec la farine. L'usage du pain azyme convient cependant mieux à la pureté du corps mystique de l'Église, qui se trouve symbolisée dans ce sacrement. Notre Pâque, le Christ, a été immolée. Célébrons donc la fête, avec les azymes de la sincérité et de la pureté. Ainsi est exclue l'erreur de certains Grecs qui prétendent que ce sacrement ne peut être célébré avec du pain azyme, opinion que les textes de l'Évangile réfutent d'une manière évidente. Matthieu, Marc et Luc nous disent que le premier jour des azymes le Seigneur mangea la Pâque avec ses disciples et institua alors ce sacrement. Comme la loi ne permettait pas que le premier jour des azymes il se trouvât du pain fermenté dans les maisons des Juifs, ainsi qu'il ressort de l'Exode, et que le Seigneur, au long de sa vie ici-bas, a observé la loi, il est clair que c'est du pain azyme qu'il a changé en son corps et qu'il a donné à manger à ses disciples. Il est donc stupide de condamner l'usage de l'Église latine, usage que le Seigneur a observé lors même de l'institution de ce sacrement. D'aucuns affirment cependant que le Seigneur devança le jour des azymes en prévision de l'imminence de sa passion, et qu'il aurait usé alors de pain fermenté. On s'efforce de le prouver par ces deux arguments. Saint Jean nous dit que c'est avant la fête de Pâque que le Seigneur célébra avec ses disciples la Cène au cours de laquelle il consacra son propre corps, comme l'Apôtre le rapporte dans la 1re Epître aux Corinthiens. Il semble donc que le Christ aurait célébré la Cène avant le jour des azymes et qu'ainsi il aurait employé, pour consacrer son corps, du pain fermenté. - On veut donner en confirmation ce témoignage de saint Jean : le sixième jour, le jour que Jésus fut crucifié, les Juifs n'entrèrent pas dans le prétoire de Pilate, pour ne pas se souiller, afin de pouvoir manger la Pâque. Or Pâque égale azyme. On en conclut donc que la Cène fut célébrée avant les azymes. A ceci il faut répondre que la fête des azymes, comme le Seigneur l'ordonne dans l'Exode, était célébrée durant sept jours, parmi lesquels le premier, qui était le quinzième du mois, était de beaucoup le plus saint et le plus solennel. Mais chez les Juifs, les solennités commençaient la veille au soir ; on commençait donc à manger les azymes le soir du quatorzième jour et l'on continuait les sept jours suivants. Aussi lit-on au même chapitre de l'Exode : Le premier mois, le soir du quatorzième jour, vous mangerez les azymes, jusqu'au soir du vingt et unième jour du même mois. Durant ces sept jours, il ne se trouvera pas de pain fermenté dans vos maisons. C'était au soir de ce quatorzième jour qu'était immolé l'agneau pascal. C'est donc le quatorzième jour du mois que les Évangélistes Matthieu, Marc et Luc appellent le premier jour des azymes, parce qu'au soir de ce jour on mangeait les azymes et qu'on immolait alors la Pâque, c'est-à-dire l'agneau pascal. Pour Jean, cela se fit avant la fête de Pâque, c'est-à-dire avant le quinzième jour du mois, le plus solennel de tous, le jour où les Juifs devaient manger la Pâque, c'est-à-dire les pains azymes de Pâque, non point l'agneau pascal. Ainsi nul désaccord entre les Évangélistes ; il est évident que le Christ, à la Cène, a consacré son propre corps, en se servant de pain azyme. C'est donc manifestement à bon droit que l'Église latine se sert de pain azyme dans ce sacrement.

70 : DU SACREMENT DE PÉNITENCE ET D'ABORD QUE LES HOMMES, APRÈS AVOIR REÇU LA GRACE SACRAMENTELLE, PEUVENT ENCORE PÉCHER

La grâce conférée aux hommes par les sacrements qu'on vient d'étudier, ne les rend pas pour autant impeccables. Les dons de la grâce sont reçus dans l'âme à titre de dispositions habituelles ; et l'homme n'agit pas toujours suivant la norme de ces dons. Rien n'empêche en effet celui qui possède un habitus d'agir selon cet habitus ou contre lui : le maître de grammaire peut s'exprimer comme il faut, suivant les règles de son art ; il peut aussi le faire de façon malséante, à l'encontre de ces mêmes règles. Ainsi en va-t-il des habitus que sont les vertus morales ; celui qui possède la vertu de justice peut aussi agir contre la justice. Cela vient de ce que l'usage, en nous, des habitus, relève de la volonté ; or la volonté se tient entre deux opposés, en puissance de l'un et de l'autre. Il est donc manifeste que celui qui reçoit les dons de la grâce peut pécher en agissant contre la grâce. Il ne peut y avoir d'impeccabilité dans l'homme sans immutabilité de la volonté. Or cette immutabilité, l'homme n'en peut jouir que pour autant qu'il a atteint sa fin suprême. C'est la plénitude parfaite, telle que la volonté n'a pas à se détourner de l'objet où elle est fixée, qui lui confère cette immutabilité. Mais ce rassasiement de la volonté est le fait seulement de l'homme qui est parvenu à sa fin suprême ; tant qu'il reste quelque chose à désirer, la volonté n'est pas comblée. Ainsi l'homme ne peut jouir de l'impeccabilité tant qu'il n'est pas parvenu à la fin suprême. Or ce n'est point ce que donne à l'homme la grâce conférée par les sacrements, ceux-ci venant justement au secours de l'homme pour autant qu'il est en marche vers sa fin. La grâce qui est reçue dans les sacrements ne rend donc personne impeccable. Tout péché d'ailleurs vient d'une certaine ignorance. Le Philosophe dit que tout méchant est un ignorant, et les Proverbes affirment que ceux qui font le mal sont dans l'erreur. Seul donc est sûr de ne pas pécher, au plan de la volonté, celui qui est assuré, au plan de l'intelligence, de ne pas tomber dans l'ignorance et dans l'erreur. Or il est évident que la grâce conférée par les sacrements n'immunise point l'homme contre toute ignorance et toute erreur. Seule peut le faire, au plan de l'intelligence, la contemplation de cette vérité qui est la certitude de toutes les vérités, contemplation, nous l'avons montré au Livre III°, qui est la fin suprême de l'homme. La grâce sacramentelle ne rend donc point l'homme impeccable. Au changement qui se fait dans l'homme, dans le mal comme dans le bien, contribue beaucoup celui qui vient des passions de l'âme. Dans la mesure en effet où par sa raison il réprime ou oriente les passions de son âme, l'homme acquiert la vertu ou s'y maintient ; dans la mesure au contraire où il laisse aller sa raison à la remorque de ses passions, l'homme sombre dans le vice. Aussi longtemps donc que l'homme est sujet au changement au plan des passions de l'âme, aussi longtemps il l'est au plan du vice et de la vertu. Or le changement au plan des passions de l'âme n'est pas supprimé par la grâce conférée par les sacrements ; l'homme y reste sujet aussi longtemps que l'âme est unie à un corps passible. La grâce des sacrements, c'est clair, ne rend donc pas l'homme impeccable. Il semble superflu de prévenir contre le péché ceux qui ne peuvent le commettre. Or l'enseignement de l'Évangile et des Apôtres met justement en garde les fidèles auxquels les sacrements ont déjà conféré la grâce du Saint-Esprit. Veillez à ce que personne ne manque à la grâce de Dieu, dit l'Épître aux Hébreux, à ce qu'aucune racine amère, poussant des rejetons, ne vienne faire obstacle. N'attristez pas le Saint-Esprit de Dieu, par lequel vous avez été marqués. Que celui qui croit être debout prenne garde de tomber. Et l'Apôtre de dire de lui-même : Je traite durement mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché aux autres, je ne sois moi-même réprouvé. La grâce qui est reçue dans les sacrements ne rend donc pas les hommes impeccables. Du même coup est rejetée l'erreur de certains hérétiques qui prétendent que l'homme, une fois reçue la grâce du Saint-Esprit, ne peut plus pécher, et que, s'il pèche, c'est qu'il n'a jamais eu cette grâce. Ils citent à l'appui de leur erreur la parole de l'Apôtre aux Corinthiens : La charité ne passe jamais, et celle de saint Jean dans sa 1re Épître : Quiconque demeure en lui ne pèche point ; quiconque pèche ne l'a pas vu et ne l'a pas connu, et ce qui paraît encore plus clair : Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de Dieu demeure en lui ; et il ne peut pécher parce qu'il est né de Dieu. Mais rien de tout ceci n'aboutit à prouver leur propos. Il n'est pas dit de la charité qu'elle ne passe jamais, en ce sens que celui qui la possède ne puisse la perdre un jour ou l'autre, puisqu'il est dit dans l'Apocalypse : J'ai contre toi que tu as abandonné ta charité première. Il est dit de la charité qu'elle ne passe jamais en ce sens que, tous les autres dons du Saint-Esprit ayant de soi quelque imperfection, tel l'esprit de prophétie ou quelque autre don de ce genre, et prenant fin quand sera venu ce qui est parfait, la charité demeurera en cet état de perfection. Quant aux citations tirées de l'Épître de Jean, le sens en est que les dons du Saint-Esprit grâce auxquels l'homme est adopté ou renaît comme fils de Dieu, ont de soi une vertu telle qu'ils peuvent garder l'homme de tout péché, et que le péché est impossible à qui règle sa vie sur eux. L'homme pourtant peut agir à leur encontre et pécher en s'en écartant. Ainsi est-il dit : Celui qui est né de Dieu ne peut pas pécher, au sens même où l'on dirait : Le chaud ne peut rendre froid ; et pourtant ce qui est chaud peut devenir froid, et ainsi pourra refroidir. C'est encore comme si l'on disait : Le juste ne peut pas commettre d'injustice ; oui, pour autant qu'il est juste.

71 : LA GRACE PEUT CONVERTIR L'HOMME QUI PÊCHE APRÈS AVOIR REÇU LA GRACE DES SACREMENTS

De tout cela il va ressortir que l'homme qui tombe dans le péché après avoir reçu la grâce des sacrements, peut de nouveau être restauré en grâce. Tout au long de la vie d'ici-bas, la volonté est capable de changer, pour le mal comme pour le bien. De même donc que l'on peut pécher après avoir reçu la grâce, de même, on va le voir, peut-on revenir à la vertu. Le bien, c'est évident, est plus puissant que le mal ; le mal, en effet, n'agit qu'en vertu du bien. Si donc le péché peut détourner la volonté de l'homme de l'état de grâce, à plus forte raison la grâce peut-elle le détourner du péché. Tant qu'on est en route, la parfaite stabilité de la volonté n'est le fait de personne. Or, tant que l'homme vit ici-bas, il est en route, tendu vers sa fin dernière. Sa volonté n'est donc pas tellement stabilisée dans le mal que la grâce de Dieu ne puisse la ramener au bien. Il est certain que la grâce des sacrements libère des péchés que l'on a commis avant de la recevoir. L'Apôtre l'affirme : Ni les impudiques, ni les idolâtres, ni les adultères,... ne posséderont le royaume de Dieu. Voilà pourtant ce que vous étiez jadis, mais vous avez été lavés, mais vous avez été sanctifiés, mais vous avez été justifiés au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par l'Esprit de notre Dieu. Il est également certain que la grâce conférée par les sacrements n'affaiblit pas le bien de la nature, elle le renforce au contraire. Or il appartient à ce bien de la nature de nous rendre capables de revenir du péché à l'état de justice ; c'est un bien en effet que la puissance au bien. Si donc il arrive que l'homme pèche après avoir reçu la grâce, il sera capable encore de revenir à l'état de justice. S'il est impossible à ceux qui pèchent après le baptême de recouvrer la grâce, c'est l'espoir du salut qui leur est enlevé. Mais le désespoir, c'est la voie ouverte à pécher sans retenue ; dans l'Épître aux Éphésiens, il est dit de certains qu'ayant perdu tout espoir, ils se sont livrés à l'impudicité, à toute espèce d'impureté et d'avarice. Bien dangereuse position, celle qui entraîne les hommes en une telle sentine de vices. On a montré déjà que la grâce reçue dans les sacrements ne rend pas l'homme impeccable. Si donc l'homme qui pèche après avoir reçu cette grâce ne pouvait recouvrer l'état de justice, il serait dangereux de recevoir les sacrements, ce qu'il est évidemment messéant d'affirmer. Non, le retour à la justice de ceux qui pèchent après avoir reçu les sacrements est une chose indéniable. L'autorité de la sainte Écriture le confirme d'ailleurs. Saint Jean dit dans sa 1re Épître : Mes petits enfants, je vous écris ces choses afin que vous ne péchiez pas. Mais si quelqu'un a péché, nous avons un avocat auprès du Père, Jésus-Christ le juste. Il est lui-même une victime de propitiation pour nos péchés ; ces propos s'adressaient manifestement à des fidèles déjà baptisés. Paul, lui, écrit au sujet du fornicateur de Corinthe : C'est assez pour cet homme du châtiment qui lui a été infligé par le plus grand nombre, en sorte que vous devez bien plutôt lui faire grâce et le consoler ; et plus loin : Je me réjouis à cette heure, non pas de ce que vous avez été attristés, mais de ce que votre tristesse vous a portés à la pénitence. On lit encore en Jérémie : Tu t'es prostituée à de nombreux amants ; reviens pourtant vers moi, dit le Seigneur. Et dans les Lamentations : Fais-nous revenir à toi, Seigneur, et nous reviendrons ; renouvelle nos jours comme au commencement. De tout cela il ressort que si les fidèles sont tombés dans le péché, après avoir reçu la grâce, le retour au salut leur est de nouveau ouvert. Ainsi est rejetée l'erreur des disciples de Novatien, qui refusaient le pardon à ceux qui péchaient après le baptême. Ces hérétiques posaient à la base de leur erreur cette parole de l'Épître aux Hébreux : Il est impossible pour ceux qui ont été une fois éclairés et qui ont goûté le don céleste, qui ont eu part au Saint-Esprit, qui ont goûté la douceur de la parole de Dieu et les merveilles du monde à venir, et qui pourtant sont tombés, d'être renouvelés par un retour à la pénitence. Mais ce qui suit montre bien le sens de cette affirmation de l'Apôtre : Eux qui pour leur part crucifient de nouveau le Fils de Dieu et le livrent à l'ignominie. Ceux qui sont tombés après avoir reçu la grâce ne peuvent être renouvelés par un retour à la pénitence, pour cette raison que le Fils de Dieu ne peut être de nouveau crucifié. Ce qui est donc refusé ici, c'est cette restauration et ce retour à la pénitence par lesquels l'homme est crucifié avec le Christ ; ce qui est le fait du baptême, selon cette parole de l'Épître aux Romains : Nous tous qui avons été baptisés dans le Christ Jésus, c'est en sa mort que nous avons été baptisés. De même donc que le Christ ne peut être crucifié une seconde fois, de même celui qui pèche après son baptême ne peut être baptisé une seconde fois. Mais il peut de nouveau recouvrer la grâce, par le moyen de la pénitence. Aussi bien l'Apôtre n'a pas dit qu'il était impossible à ceux qui étaient tombés une fois d'être rappelés ou ramenés à la pénitence, mais qu'il leur était impossible d'être renouvelés, ce qu'il a coutume d'attribuer au baptême : Il nous a sauvés par le bain de la régénération et par le renouvellement de l'Esprit-Saint, écrit-il dans l'Épître à Tite.

72 : NÉCESSITÉ DE LA PÉNITENCE. SES PARTIES

Ce que nous venons de dire montre donc clairement que si quelqu'un pèche après son baptême, il ne peut trouver dans le baptême de remède à son péché. Mais la richesse de la miséricorde de Dieu et l'efficace de la grâce du Christ ne souffrent pas que le pécheur soit abandonné sans remède ; un autre remède sacramentel, qui purifiât du péché, a donc été institué. C'est le sacrement de pénitence, sorte de traitement spirituel. De même que ceux qui sont nés à la vie naturelle, s'ils viennent à tomber dans une maladie qui contrarie l'épanouissement de la vie, peuvent être guéris sans qu'il soit besoin pour eux de renaître à nouveau, - ils sont guéris par un traitement qui modifie leur état de santé -, de même, le baptême, qui est la naissance spirituelle, n'étant pas renouvelé au bénéfice des péchés qui l'ont suivi, ces péchés sont guéris par la pénitence comme par une sorte de traitement spirituel. Il peut arriver parfois, remarquons-le, que la guérison corporelle se fasse totalement de l'intérieur, quand, par exemple, un malade guérit par les seules ressources de sa nature. Mais la guérison peut se produire aussi à la fois de l'intérieur et de l'extérieur, quand par exemple la marche de la nature est aidée par le secours externe d'un remède. Que l'on guérisse exclusivement de l'extérieur, cela ne peut se faire : le malade garde en lui des principes vitaux, qui sont en lui, pour une part, cause de sa guérison. Quant à la guérison spirituelle, il lui est impossible de se produire totalement de l'intérieur ; l'homme, avons-nous dit au Livre IIIe, ne peut être délivré de son péché que par le secours de la grâce. Mais il est également impossible que la guérison spirituelle se fasse totalement de l'extérieur : l'âme ne serait pas rétablie en santé si la volonté de l'homme ne produisait pas des mouvements droitement orientés. Dans le sacrement de pénitence, la santé spirituelle doit donc venir à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. Voici comment les choses se passent. Pour guérir complètement d'une maladie physique, il faut être délivré de toutes les séquelles qu'entraîne cette maladie. Le traitement spirituel de la pénitence ne serait pas intégral si l'homme n'était délivré de tous les préjudices dans lesquels le péché l'a entraîné. Le premier préjudice que le péché fait subir, c'est le désordre de l'âme, désordre qui consiste à détourner l'esprit du bien immuable, Dieu, et à orienter vers le péché. Le deuxième préjudice que l'homme encourt, c'est la dette de la peine, toute faute, nous l'avons montré ailleurs, entraînant de la part du maître infiniment juste qu'est Dieu, l'imposition d'une peine. Le troisième préjudice, c'est un certain affaiblissement du bien de la nature, l'homme, en péchant, se rendant plus enclin à pécher encore, plus lent à faire le bien. La première chose qu'on demandera donc à la pénitence sera de refaire l'ordre dans l'âme, de telle sorte que celle-ci se retourne vers Dieu, se détourne du péché, pleurant celui qu'elle a commis et se promettant de ne plus le commettre : telle est la nature de la contrition. Cette remise en ordre de l'âme ne peut se faire sans la grâce. Notre âme ne peut en effet se retourner comme il convient vers Dieu sans la charité, et, comme nous l'avons vu au Livre IIIe, il ne peut y avoir de charité sans la grâce. Ainsi donc la contrition supprime l'offense faite à Dieu et délivre de la dette de la peine éternelle, laquelle ne saurait coexister avec la grâce et la charité ; il n'y a en effet de peine éternelle que par séparation d'avec Dieu à qui l'homme est uni par la grâce et par la charité. Cette remise en ordre de l'âme, qui s'opère dans la contrition, procède de l'intérieur, du libre-arbitre, avec la grâce de Dieu. Mais nous avons vu plus haut que le mérite du Christ, souffrant pour le genre humain, s'applique à la rémission de tous les péchés. Pour que l'homme soit guéri de son péché, il faut donc qu'il adhère spirituellement non seulement à Dieu, mais encore au médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ, en qui est donnée la rémission de tous les péchés. Ce salut spirituel en effet qui consiste dans la conversion de nos âmes à Dieu, nous ne pouvons l'obtenir que du médecin de nos âmes, Jésus-Christ, qui sauve son peuple de ses péchés, et dont le mérite suffit à effacer totalement tous les péchés ; c'est lui qui enlève les péchés du monde, lit-on en saint Jean. Tous pourtant n'ont pas part pleinement au fruit de cette rémission ; chacun y a part dans la mesure seulement où il s'unit au Christ souffrant pour nos péchés. L'union qui s'instaure au baptême entre le Christ et nous, n'est pas notre _uvre, une _uvre qui viendrait de l'intérieur de nous-mêmes, car aucun être ne s'engendre soi-même à la vie ; c'est l'_uvre du Christ qui nous engendre à une vivante espérance. La rémission des péchés se fait donc, au baptême, par la puissance de ce même Christ qui nous unit à lui de façon parfaite et intégrale, de telle manière que non seulement l'impureté du péché est enlevée, mais que toute dette pénale est parfaitement remise, à moins que par accident il en aille autrement, comme c'est le cas pour ceux qui s'approchant avec fiction du sacrement, n'en perçoivent pas les effets. Mais dans la guérison spirituelle dont il s'agit en ce moment, c'est par notre _uvre, une _uvre informée par la grâce divine, que nous sommes unis au Christ. Aussi bien n'est-ce pas toujours parfaitement, ni tous également, que nous obtenons l'effet de la rémission. Le retournement de notre âme vers Dieu, vers le mérite du Christ, vers la détestation du péché, peut être si intense que l'on obtienne la parfaite remise de son péché ; non seulement en ce qui concerne la purification de la faute, mais aussi en ce qui concerne la rémission totale de la peine. Mais ce n'est pas toujours le cas. Parfois, alors que la faute a été enlevée par la contrition, et que la dette de la peine éternelle à été remise, il reste qu'on soit obligé à une certaine peine temporelle afin que soit sauve la justice de Dieu, qui veut que le désordre de la faute soit compensé par une peine. Mais le fait d'avoir à subir une peine pour la faute requiert qu'il y ait jugement ; il faut que le pénitent qui se confie au Christ pour être guéri attende du Christ le jugement qui fixera la peine, jugement que le Christ rend par le truchement de ses ministres, à l'image de ce qui se passe pour les autres sacrements. Or nul ne peut juger des fautes qu'il ignore. Il a donc été nécessaire d'instituer la confession, la deuxième partie de ce sacrement pour ainsi dire, afin que le pénitent fasse connaître sa faute au ministre du Christ. Il faut donc que le ministre auquel l'on se confesse possède le pouvoir judiciaire aux lieu et place du Christ qui est constitué juge des vivants et des morts. Deux éléments sont requis pour constituer ce pouvoir de juger : l'autorité nécessaire pour connaître la faute, le pouvoir d'absoudre ou de condamner. Ce sont ces deux éléments que l'on appelle les deux clefs de l'Église, c'est-à-dire la science du discernement et le pouvoir de lier et de délier, clefs remises à saint Pierre par le Seigneur, ainsi qu'il est dit en saint Matthieu : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Cette parole d'ailleurs n'est pas à entendre en ce sens que Pierre aurait été seul à recevoir ces clefs, mais en ce sens qu'il les a reçues avec mission de les transmettre à d'autres ; autrement il n'aurait pas été pourvu suffisamment au salut des fidèles. Ces clefs tirent leur efficacité de la Passion par laquelle le Christ nous a ouvert la porte du royaume des cieux. Aussi, tout comme sans le baptême qui met en _uvre la passion du Christ, il ne peut y avoir de salut pour les hommes, - que le baptême soit réellement reçu ou qu'il soit désiré en intention, quand la nécessité, non le mépris, empêche de recevoir le sacrement -, ainsi ne peut-il y avoir de salut après le baptême que pour ceux qui se soumettent aux clefs de l'Église, soit qu'ils se confessent et subissent le jugement des ministres de l'Église, soit au moins qu'ils aient le propos de le faire en temps opportun. Comme le dit Pierre dans les Actes : il n'y a pas d'autre nom donné aux hommes, en lequel nous puissions faire notre salut, que le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Nulle et non avenue est donc l'erreur de ceux qui ont prétendu que l'homme pouvait obtenir le pardon de ses péchés sans se confesser et sans avoir l'intention de le faire, ou encore que les prélats de l'Église pouvaient dispenser tel ou tel de l'obligation de se confesser. Cela les prélats de l'Église ne le peuvent faire, ne pouvant frustrer les clefs de l'Église, en lesquelles tient tout leur pouvoir. Ils ne peuvent davantage faire que quelqu'un obtienne la rémission de ses péchés en dehors d'un sacrement qui tient son efficacité de la passion du Christ. Seul le Christ le peut, lui qui est instituteur et auteur des sacrements. De même donc que les prélats de l'Église ne peuvent faire que quelqu'un soit sauvé sans le baptême, de même ne peuvent-ils faire que quelqu'un obtienne la rémission de ses fautes sans confession et sans absolution. Remarquons cependant que le baptême est doué d'une certaine efficacité pour la rémission des péchés avant même qu'il soit reçu en fait, du moment qu'on a l'intention de le recevoir, - étant bien entendu que lors de sa réception, le fruit conféré a une plénitude plus grande, tant pour le don de la grâce que pour la rémission de la faute. Mais il arrive aussi parfois que la réception du baptême confère la grâce et remette la faute à qui cette faute n'avait pas été déjà remise. Il en va de même pour les clefs de l'Église ; elles sortent leur effet en celui-là même qui ne s'est pas encore soumis à elles, pourvu qu'il ait l'intention de le faire. En s'y soumettant en fait, par la confession et par la réception de l'absolution, celui-là obtient une grâce plus grande et une rémission plus complète. Mais rien n'empêche que ce soit parfois au cours même de l'absolution que, par la vertu des clefs, la grâce qui efface la faute soit accordée à celui qui s'est confessé. Puisque, dans la confession et dans l'absolution, un effet plus grand de grâce et de rémission est accordé à celui-là même qui, en raison de son bon propos, a déjà obtenu l'une et l'autre, il est manifeste qu'en vertu des clefs le ministre de l'Église remet en absolvant quelque chose de la peine temporelle dont le pénitent était resté débiteur après son acte de contrition. Quant au reste, le ministre de l'Église y oblige le pénitent par ce qu'il lui fixe ; l'accomplissement de cette obligation s'appelle la satisfaction, qui est la troisième partie de la pénitence. Grâce à elle, en acquittant la peine à laquelle il est tenu, l'homme se libère totalement de la dette de la peine. Plus profondément, sa faiblesse naturelle à l'égard du bien est guérie, alors qu'il s'abstient de mal faire et qu'il prend de bonnes habitudes, en soumettant son esprit à Dieu dans la prière, en domptant sa chair par le jeûne pour la soumettre à l'esprit, en mettant par l'aumône ses biens extérieurs au service d'un prochain dont sa faute l'avait séparé. Il est donc clair que le ministre de l'Église exerce un certain jugement dans l'usage des clefs. Mais le jugement n'est confié à qui que ce soit qu'au bénéfice de ceux qui lui sont soumis. Aussi bien n'est-ce pas n'importe quel prêtre qui a pouvoir d'absoudre n'importe qui de ses péchés, comme certains l'affirment mensongèrement, mais seul le prêtre qui a reçu pouvoir sur tel sujet.

73 : LE SACREMENT D'EXTRÊME-ONCTION

Le corps est l'instrument de l'âme. Or un instrument est à l'usage d'un agent principal. Il est donc nécessaire que l'instrument soit disposé de telle sorte qu'il puisse servir à l'agent principal. Le corps doit donc être en disposition de servir l'âme. Mais, la justice divine en disposant ainsi, de l'infirmité de l'âme qu'est le péché découle parfois l'infirmité du corps. Cette infirmité du corps est parfois utile à la santé de l'âme ; dans la mesure où l'homme supporte avec humilité et patience son mal physique, il lui en est tenu compte comme d'une peine satisfactoire. Mais ce mal peut aussi, parfois, faire obstacle à la santé de l'âme, dans la mesure où cette infirmité du corps empêche le jeu des vertus. Il convenait donc qu'on pût employer contre le péché, dans la mesure où c'est du péché que provient la maladie du corps, un certain remède spirituel, remède auquel il peut arriver de guérir la maladie du corps, lorsque celle-ci, bien entendu, fait obstacle au salut de l'âme. C'est à quoi est destiné le sacrement d'Extrême-Onction, dont il est dit dans l'Épître de saint Jacques : Quelqu'un parmi vous est-il malade ? Qu'il appelle les prêtres de l'Église et qu'ils prient sur lui, l'oignant d'huile au nom du Seigneur, et la prière de la foi guérira le malade. Mais que le malade auquel ce sacrement est conféré ne soit pas totalement guéri de sa maladie physique, cela ne préjuge en rien de la vertu de ce sacrement. La guérison du corps, même pour ceux qui reçoivent dignement ce sacrement, n'est pas toujours utile au salut de l'âme. Et pourtant ce n'est pas en vain qu'ils le reçoivent, bien que la santé physique ne suive pas. Le but de ce sacrement étant de guérir l'infirmité du corps dans la mesure où celle-ci est une conséquence du péché, il est évident que ce sacrement a pour but de guérir les autres séquelles du péché que sont la promptitude au mal et la difficulté de faire le bien, ceci avec d'autant plus d'effet que ces infirmités de l'âme sont en relation plus étroite que les maladies du corps avec le péché. Bien sûr, c'est à la pénitence qu'il revient de soigner ces infirmités spirituelles, pour autant que le pénitent, par ses _uvres de vertu dont il use de manière satisfactoire, s'éloigne du mal et incline vers le bien. Mais parce que l'homme, soit négligence, soit multiplicité de ses occupations, soit même brièveté de la vie, ou pour toute autre cause de ce genre, n'arrive pas à se guérir complètement des défauts dont on a parlé plus haut, il a été pourvu de manière avantageuse à ce que cette guérison s'accomplisse par le moyen d'un sacrement et qu'ainsi l'on soit libéré du châtiment de la peine temporelle, au point qu'il ne reste rien qui puisse empêcher l'âme, lors de sa sortie du corps, d'atteindre la gloire. Aussi saint Jacques ajoute-t-il : Et le Seigneur le soulagera. Il arrive aussi que l'homme n'ait plus connaissance ou mémoire de tous les péchés qu'il a commis et qu'il ne puisse plus les soumettre tous à la pénitence pour en être purifié. Il y a encore ces péchés quotidiens qu'on ne peut éviter en cette vie. De tous ces péchés, ce sacrement va purifier l'homme, lors de sa sortie d'ici-bas, si bien qu'il ne se trouve rien en lui qui puisse faire obstacle à l'entrée dans la gloire. Saint Jacques ajoute donc : S'il est dans le péché, son péché lui sera remis. Il est donc manifeste que ce sacrement est le dernier et d'une certaine manière la consommation de toute la cure spirituelle qui prépare l'homme à entrer dans la gloire. D'où son nom d'Extrême-Onction. Nous voyons clairement ainsi que ce sacrement ne doit pas être conféré à n'importe quel malade, mais seulement à ceux que leur maladie semble rendre proches de leur fin. En cas de guérison cependant, le sacrement pourra leur être réitéré, s'ils retombent en pareil état. C'est qu'en effet l'onction de ce sacrement n'a pas une valeur consécratoire, à la différence de l'onction de la confirmation, de l'ablution baptismale, d'autres onctions qu'on ne peut répéter, car la consécration vaut aussi longtemps que dure le chose consacrée, en raison de la vertu divine qui donne valeur de consécration. L'onction de ce sacrement, elle, a pour but la guérison ; un remède doit être renouvelé autant de fois que la maladie se répète. Quant à ceux qui seraient dans un état voisin de la mort, sans que ce soit le fait d'aucune infirmité, c'est le cas par exemple des condamnés à mort, et qui auraient besoin des effets spirituels de ce sacrement, on ne doit pas pour autant le leur donner. Ce sacrement qui est conféré sous le symbole d'un remède corporel applicable seulement à un malade affligé dans sa chair, est réservé aux seuls malades ; on doit sauvegarder la valeur symbolique des sacrements. De même donc que le Baptême requiert une ablution destinée au corps, de même l'Extrême-Onction requiert un remède que l'on applique à une infirmité physique. Voilà pourquoi la matière propre de ce sacrement est l'huile qui possède le pouvoir de guérir le corps en apaisant les douleurs, de même que la matière du sacrement qui opère la purification spirituelle est l'eau, qui lave physiquement. Voilà qui explique aussi pourquoi, à l'image du remède physique que l'on applique à la racine du mal, cette onction est faite sur les diverses parties du corps qui ont pu donner naissance à l'infirmité du péché, sur ces instruments des sens que sont par exemple les pieds et les mains, artisans des _uvres du péché, et selon le rite de quelques-uns, les reins, siège de la luxure. Puisque ce sacrement remet les péchés, et que le péché n'est remis que par la grâce, il est évident que ce sacrement confère la grâce. Les prêtres, membres, au dire de Denys, de l'ordre illuminateur, peuvent seuls administrer ce sacrement qui donne à l'âme une grâce d'illumination. Point n'est besoin de recourir à l'évêque, puisque ce sacrement ne confère pas une excellence d'état, comme ceux dont l'évêque est le ministre. Cependant, parce que ce sacrement est doué d'un effet de guérison parfaite et qu'il requiert une grâce abondante, il convient que plusieurs prêtres assistent à son administration et que la prière de toute la communauté aide à l'effet de ce sacrement. C'est ce qu'explique la parole de saint Jacques : Qu'il fasse venir les prêtres de l'Église, et la prière des fidèles guérira le malade. S'il n'y a qu'un seul prêtre, il est bien entendu qu'il administre le sacrement en pouvoir de toute l'Église dont il est le ministre et au nom de laquelle il agit. Comme il arrive pour les autres sacrements, celui-ci peut être empêché de sortir son effet, en raison de la fiction de celui qui le reçoit.

74 : LE SACREMENT DE L'ORDRE

Ce que nous avons dit déjà montre clairement qu'en tous les sacrements dont il a été question, la grâce spirituelle est donnée sous le signe de réalités visibles. Or il doit y avoir toujours proportion entre une action et celui qui l'accomplit. La dispensation de ces sacrements doit donc se faire par l'intermédiaire d'hommes visibles, détenteurs d'un pouvoir spirituel. Ce n'est pas aux anges qu'il appartient de conférer les sacrements, mais à des hommes revêtus d'un corps visible. Comme le dit l'Apôtre dans l'Epître aux Hébreux : Tout pontife, pris d'entre les hommes, est établi pour les hommes en ce qui regarde les choses de Dieu. On peut en trouver la raison ailleurs encore. L'institution, l'efficacité des sacrements ont leur principe dans le Christ dont l'Apôtre dit aux Éphésiens qu'il a aimé son Église et s'est livré pour elle, afin de la sanctifier, la purifiant par le bain de l'eau dans le verbe de vie. On sait aussi comment le Christ, à la Cène, a institué le sacrement de son corps et de son sang et en a ordonné le renouvellement. Baptême et Eucharistie, ce sont là les principaux sacrements. Mais le Christ devant retirer à son Église sa présence corporelle, il était nécessaire qu'il se donnât d'autres ministres qui dispenseraient les sacrements aux fidèles. Que les hommes nous considèrent donc comme les ministres du Christ et les dispensateurs des mystères de Dieu, écrit l'Apôtre aux Corinthiens. Voilà pourquoi le Christ confia à ses disciples la consécration de son corps et de son sang : Faites ceci, dit-il, en mémoire de moi. Voilà pourquoi il leur confia encore le pouvoir de remettre les péchés : Qu'à ceux dont vous remettrez les péchés, ces péchés leur soient remis. Il leur enjoignit encore d'enseigner et de baptiser : Allez, enseignez toutes les nations, les baptisant. Or le ministre est à comparer au maître comme l'instrument à l'agent principal. De même en effet que l'agent met en mouvement l'instrument pour effectuer quelque travail, de même le commandement du maître met en mouvement le ministre pour qu'il exécute quelque chose. Mais un instrument doit être proportionné à celui qui l'emploie. Il faut donc que les ministres du Christ lui soient conformes. Or le Christ, comme Seigneur, a opéré notre salut par son autorité et par sa puissance propres, en tant qu'il était à la fois Dieu et homme ; en tant qu'homme en souffrant pour notre rédemption, en tant que Dieu en donnant à sa passion de nous sauver. Il faut donc que les ministres du Christ soient des hommes et qu'ils aient part en même temps d'une certaine manière à sa divinité selon une certaine puissance spirituelle, l'instrument participant en effet en quelque chose à la puissance de l'agent principal. C'est de ce pouvoir que parle l'Apôtre quand il dit que le Seigneur lui a donné pouvoir pour l'édification, non pour la destruction. Qu'on ne dise pas que ce pouvoir, donné par le Christ à ses disciples, ne peut être transmis à d'autres. Il leur a été donné pour l'édification de l'Église, selon la parole de l'Apôtre. Ce pouvoir doit donc se perpétuer aussi longtemps que l'Église est en construction, nécessité qui s'étend après la mort des disciples jusqu'à la fin des temps. Ainsi donc le pouvoir confié par le Christ à ses disciples leur a été donné de telle sorte qu'ils puissent le transmettre à d'autres. D'ailleurs, les disciples auxquels le Seigneur s'adressait représentaient tout le reste des fidèles, comme il ressort de ces textes de Marc et de Matthieu : Ce que je vous dis, c'est à tous que je le dis. Voici, je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles. Étant donné que ce pouvoir passe du Christ dans les ministres de l'Église, et que, d'autre part, les effets spirituels qui dérivent du Christ jusqu'à nous se réalisent sous le couvert de certains signes sensibles, il faut donc que ce pouvoir spirituel soit lui aussi transmis aux hommes sous le revêtement de certains signes sensibles. Tels sont certains mots et certains gestes précis, comme l'imposition des mains, la porrection du livre ou du calice ou d'autres du même genre, qui se rapportent à l'exercice du pouvoir spirituel. Chaque fois qu'une réalité spirituelle est donnée sous le revêtement d'un signe corporel, il y a sacrement. Il est donc évident qu'il y a, dans la collation du pouvoir spirituel, réalisation d'un sacrement : c'est le sacrement de l'Ordre. Il appartient en effet à la libéralité divine, en conférant à quelqu'un le pouvoir de faire quelque chose, de lui donner en même temps ce sans quoi il ne saurait décemment exercer ce pouvoir. L'administration des sacrements qui est le but du pouvoir spirituel, n'est réalisée décemment que si la grâce de Dieu vient en aide au ministre. Aussi bien ce sacrement donne-t-il la grâce, comme les autres. Comme, d'autre part, le pouvoir d'ordre a pour fin la dispensation des sacrements et qu'entre tous, le plus noble, et de tous l'achèvement, c'est le sacrement d'Eucharistie, il faut considérer le pouvoir d'ordre en le référant principalement à ce sacrement, puisque c'est de sa fin que chaque chose reçoit son nom. Or il appartient à une même vertu de conférer une certaine perfection et de disposer le sujet à la recevoir ; ainsi en est-il du feu, qui a pouvoir de faire passer sa forme à un autre être et de préparer la matière à recevoir cette forme. Comme l'extension du pouvoir d'ordre englobe la confection du sacrement du corps et du sang du Christ, et sa distribution aux fidèles, l'extension de ce pouvoir doit englober également la préparation des fidèles en vue d'une digue réception de ce sacrement. Or les fidèles en sont rendus dignes, en étant libres de tout péché ; on ne peut autrement s'unir spirituellement au Christ à qui la réception de ce sacrement nous unit sacramentellement. Il faut donc que le pouvoir d'ordre s'étende à la rémission des péchés, dispensée par les sacrements qui y sont ordonnés, tels que le Baptême et la Pénitence. Voilà pourquoi, comme on l'a dit, le Seigneur qui a confié à ses disciples la consécration de son corps, leur a encore donné le pouvoir de remettre les péchés. C'est ce pouvoir qu'il faut entendre sous le nom des clefs dont parle le Seigneur en s'adressant à Pierre : Je te donnerai les clefs du royaume des cieux. Le ciel se ferme ou s'ouvre devant quelqu'un dans la mesure où il est esclave du péché ou pur de tout péché ; d'où les expressions lier et délier, - du péché s'entend - pour traduire l'usage de ces clefs, dont on a déjà parlé.

75 : DISTINCTION DES ORDRES

Notons d'autre part qu'il est naturel à un pouvoir ordonné à un effet principal d'avoir à son service des pouvoirs subalternes. La chose est évidente dans le domaine des Arts. Le métier qui confère sa forme à tel objet fabriqué, a à son service d'autres métiers qui travaillent la matière. Le métier qui confère cette forme est lui-même au service du métier dont relève la fin de l'_uvre. Allons plus loin : ce métier qui est ordonné à une fin plus éloignée est lui-même au service de celui dont relève la fin suprême. Ainsi le métier de bûcheron est-il au service du métier de charpentier en navires ; celui-ci au service du métier de pilote ; ce dernier à son tour est au service des échanges économiques ou des besoins militaires, etc., selon les diverses fins que peut avoir le trafic maritime. Le pouvoir de l'ordre, lui, a pour fin principale de consacrer le corps du Christ, de le distribuer aux fidèles, de purifier ceux-ci du péché. Il doit donc y avoir un ordre principal dont le pouvoir s'étende en tout premier lieu à cette fin : c'est l'ordre sacerdotal. D'autres ordres seront en quelque sorte à son service pour disposer la matière : ce sont les ordres des ministres. Le pouvoir sacerdotal, lui, nous l'avons dit, s'étend à une double fin : consacrer le corps du Christ, rendre les fidèles, grâce à l'absolution de leurs péchés, capables de recevoir l'Eucharistie. Les ordres inférieurs devront donc être à son service pour l'une et l'autre fin, ou pour l'une des deux seulement. Et il est clair que dans la mesure où l'un de ces ordres mineurs est plus élevé, il est, à proportion, au service de l'ordre sacerdotal en plus de choses et en de plus dignes. Les derniers de ces ordres sont au service de l'ordre sacerdotal pour la simple préparation du peuple : les portiers en écartant les infidèles de l'assemblée des fidèles, les lecteurs en instruisant les catéchumènes des rudiments de la foi, - aussi leur donne-t-on à lire les textes de l'Ancien Testament -, les exorcistes en purifiant ceux qui sont déjà instruits mais que le démon empêche d'une manière ou d'une autre de recevoir les sacrements. Quant aux ordres supérieurs, ils sont au service de l'ordre sacerdotal en ce qui touche à la préparation du peuple comme en ce qui concerne l'accomplissement du sacrement. Les acolytes ont la charge des vases non consacrés qui servent à préparer la matière du sacrement, d'où la tradition des burettes au cours de leur ordination. Les sous-diacres ont la charge des vases sacrés et de la préparation de la matière avant qu'elle ne soit consacrée. Les diacres, enfin, ont à exercer un certain ministère sur la matière déjà consacrée, en l'espèce le sang du Christ qu'ils ont à distribuer aux fidèles. Aussi ces trois ordres, celui des prêtres, celui des diacres et celui des sous-diacres, sont-ils appelés des ordres sacrés parce qu'ils se voient confier un ministère sur des réalités sacrées. - Ils sont également au service des ordres supérieurs en ce qui regarde la préparation du peuple. On confie aux diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement de l'Évangile, aux sous-diacres le soin de proposer au peuple l'enseignement des Apôtres ; quant aux acolytes, ils ont charge dans l'un et l'autre cas de pourvoir à tout ce qui intéresse la solennité de l'enseignement donné, comme de porter le luminaire, et de s'acquitter d'autres services du même genre.

76 : DU POUVOIR EPISCOPAL ET DE L'EXISTENCE, A CE DEGRÉ, D'UN ÉVÊQUE SUPRÊME

Puisque la collation de tous les ordres dont nous venons de parler est assurée par un sacrement et que, d'autre part, l'administration des sacrements de l'Église est confiée à des ministres, l'existence d'un pouvoir supérieur, qui soit le fait d'un ministère plus élevé et qui pourvoie à l'administration du sacrement de l'Ordre, est nécessaire dans l'Église. C'est le pouvoir épiscopal. Bien qu'il n'excède pas le pouvoir du prêtre en ce qui a trait à la consécration du corps du Christ, il le dépasse cependant en ce qui intéresse les fidèles. Le pouvoir sacerdotal en effet dérive lui-même du pouvoir épiscopal ; c'est aux évêques, par l'autorité desquels d'ailleurs les prêtres peuvent eux-mêmes accomplir ce qui leur est confié, qu'est réservé ce dont l'accomplissement, dans la conduite du peuple fidèle, comporte une spéciale difficulté. Ainsi les prêtres, dans leur propre activité, usent d'objets consacrés par les évêques ; pour la consécration de l'Eucharistie, par exemple, d'un calice, d'un autel, de linges consacrés par l'évêque. Le haut gouvernement du peuple fidèle est donc manifestement le fait de la dignité épiscopale. Mais il est évident, aussi, que malgré la division des hommes en multiples diocèses et en multiples cités il n'y a qu'une Église, comme il n'y a qu'un peuple chrétien. De même donc que le peuple particulier d'une église requiert un évêque qui soit la tête de tout le peuple, de même le peuple chrétien tout entier requiert qu'il n'y ait qu'un seul chef pour toute l'Église. L'unité de l'Église exige d'autre part que tous les fidèles soient unanimes dans la foi. Or il arrive qu'en matière de foi des questions soient débattues. La diversité des avis diviserait l'Église, si la décision d'un seul ne la maintenait dans l'unité. La sauvegarde de l'unité de l'Église exige donc qu'il y en ait un seul à présider l'Église tout entière. Or il est évident que le Christ, dans les besoins essentiels, n'a pas laissé à l'abandon cette Église qu'il a aimée et pour laquelle il a répandu son sang, alors que le Seigneur dit à propos de la Synagogue : Que pouvais-je faire de plus à ma vigne que je n'aie fait ? Il est donc impossible de douter que le Christ n'ait voulu pour toute l'Église un chef unique. On ne peut davantage mettre en doute que le gouvernement de l'Église soit organisé pour le mieux, établi qu'il est par celui par qui règnent les rois, par qui les législateurs ordonnent des choses justes. Or le meilleur gouvernement d'un peuple veut que celui-ci ait un chef unique ; c'est une évidence si l'on considère le but du gouvernement, qui est la paix. La paix en effet, et l'unité des sujets, voilà le but de celui qui gouverne. Or un chef unique est beaucoup plus apte qu'un grand nombre à assurer l'unité. Le gouvernement de l'Église doit donc être réglé de telle manière qu'il n'y ait à sa tête qu'un seul chef. D'ailleurs l'Église militante est le décalque de l'Église triomphante : Jean, dans l'Apocalypse, a vu Jérusalem descendre du ciel. A Moïse il fut dit de faire tout selon le modèle qui lui serait montré sur la montagne. Or l'Église triomphante n'a qu'un seul chef, celui qui commande aussi à tout l'univers, Dieu : Ils seront son peuple, et lui avec eux il sera leur Dieu, dit l'Apocalypse. L'Église militante, elle aussi, a donc un chef unique qui dirige tout. C'est pourquoi on lit en Osée : Les fils de Juda et les fils d'Israël seront réunis ensemble et ils se donneront un chef unique. Et le Seigneur lui-même affirme, en saint Jean : Il n'y aura qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur. On dira peut-être que ce chef unique et cet unique pasteur, c'est le Christ, unique époux de l'unique Église ; mais cette réponse est insuffisante. Il est évident en effet que tous les sacrements de l'Église, c'est le Christ qui les accomplit : c'est lui qui baptise, c'est lui qui remet les péchés, c'est lui le véritable prêtre qui s'est offert sur l'autel de la croix et dont le pouvoir donne à son propre corps d'être consacré chaque jour sur nos autels. Pourtant, parce qu'il ne devait pas être corporellement présent à tous ses fidèles, le Christ s'est choisi des ministres qui auraient pour charge de distribuer aux fidèles ces sacrements dont on vient de parler. Pour la même raison : le retrait de son Église de sa présence visible, il fallait qu'il confiât à quelqu'un le soin de gouverner à sa place l'Église universelle. Voilà pourquoi, avant son Ascension, il dit à Pierre : Pais mes brebis ; et avant sa passion : Quand tu seras converti, affermis tes frères. Et c'est à lui seul qu'il fit cette promesse : je te donnerai les clefs du royaume des cieux, lui signifiant qu'il aurait à transmettre à d'autres ce pouvoir des clefs, pour la sauvegarde de l'unité de l'Église. On ne peut affirmer en effet que cette dignité, donnée qu'elle fût à Pierre, n'a pas été transmise à d'autres. Le Christ a institué son Église de telle manière qu'elle durât jusqu'à la fin des temps, suivant cette parole d'Isaïe : Il siégera sur le trône de David et sur son royaume, pour l'établir et l'affermir dans le droit et dans la justice, dès maintenant et à toujours. Ceux qu'il constituait alors comme ses ministres devaient évidemment transmettre leurs pouvoirs à leurs successeurs, pour le bien de l'Église, jusqu'à la fin des temps. C'est ce qui ressort spécialement de cette affirmation du Seigneur, rapportée en saint Matthieu : Voici, je suis avec vous jusqu'à la consommation des temps. Ainsi est condamnée la prétentieuse erreur de ceux qui cherchent par tous les moyens à se soustraire à l'obéissance et à la soumission à l'égard de Pierre, ne reconnaissant pas le Pontife romain, son successeur, comme le pasteur de l'Église universelle.

77 : DE MAUVAIS MINISTRES PEUVENT DONNER LES SACREMENTS

Tout ce qui précède montre clairement que les ministres de l'Église reçoivent de Dieu, avec l'Ordre, un certain pouvoir de distribuer les sacrements aux fidèles. Or, ce qu'une chose acquiert par consécration, elle le garde pour toujours ; aussi bien ne renouvelle-t-on jamais une consécration. Les ministres de l'Église gardent donc pour toujours le pouvoir d'Ordre. Le péché ne le supprime pas. Pourvu qu'ils aient l'Ordre, des pécheurs, des dépravés, peuvent conférer les sacrements de l'Église. On ne peut avoir prise sur ce qui nous dépasse, à moins d'en avoir reçu le pouvoir d'ailleurs. De ceci nous avons des exemples évidents aussi bien dans le domaine de la nature que dans celui de la vie de la cité : l'eau ne peut chauffer si elle n'en a reçu pouvoir du feu ; le bailli ne peut exercer de contrainte sur les habitants de la cité s'il n'en a reçu pouvoir du roi. Ce qui se passe dans les sacrements excède le pouvoir de l'homme. Personne, si bon qu'il soit, ne peut conférer les sacrements, s'il n'a reçu pouvoir de le faire. Mais c'est à la bonté de l'homme que s'opposent méchanceté et péché. Le péché n'empêche donc aucunement de conférer les sacrements celui qui a reçu pouvoir de le faire. C'est par rapport à la vertu ou au vice que l'homme est appelé bon ou méchant. Vertu et vice sont des habitus. Or l'habitus se distingue ainsi de la puissance : alors que la puissance nous rend capables de faire quelque chose, l'habitus ne nous rend ni capables ni incapables de faire quoi que ce soit, mais nous rend habiles ou inhabiles à faire bien ou mal ce que nous avons le pouvoir de faire. L'habitus ne nous donne ni ne nous enlève aucun pouvoir ; il nous donne simplement de faire quelque chose, bien ou mal. La bonté ou la malice de quelqu'un n'a donc rien à voir avec sa capacité ou son incapacité de dispenser les sacrements ; elles le rendent apte ou inapte à le bien faire. Ce qui agit de par le pouvoir d'autrui n'imprime pas sa ressemblance dans le patient, mais s'assimile lui-même à l'agent principal ; ce ne sont pas les instruments dont se sert la maçon qui confèrent leur ressemblance à la maison, mais bien le plan de celui qui la construit. Les ministres de l'Église n'agissent pas, en domaine sacramentel, de par leur pouvoir propre, mais de par le pouvoir du Christ dont il est dit, en saint Jean : C'est lui qui baptise. On dira donc qu'ils agissent, ces ministres, à titre d'instruments : le ministre est en effet comme un instrument animé. La malice des ministres n'empêche donc pas les fidèles de recevoir du Christ leur salut par l'intermédiaire des sacrements. Personne d'ailleurs ne peut juger de la bonté ou de la méchanceté d'autrui ; c'est l'affaire de Dieu seul, qui sonde les secrets des c_urs. Si donc la malice du ministre pouvait empêcher le sacrement de sortir son effet, on ne pourrait avoir d'assurance ferme au sujet de son salut et l'on ne pourrait avoir la conscience libre du péché. Il semble d'ailleurs déplacé de mettre l'espérance de son salut dans la bonté de quelqu'un qui n'est qu'un homme ; il est dit en effet en Jérémie : Malheur à l'homme qui se fie à l'homme. Si l'on ne pouvait espérer son salut que des sacrements donnés par un bon ministre, il semblerait que l'on mette en l'homme, d'une certaine manière, l'espérance de son salut. Pour que nous placions cette espérance dans le Christ, qui est Dieu et homme, on doit donc affirmer que les sacrements sont salvifiques de par la vertu du Christ, qu'ils soient donnés par de bons ou par de mauvais ministres. C'est bien ce qui ressort aussi de l'enseignement du Christ, prescrivant d'obéir aux mauvais prélats sans qu'on ait à imiter leurs _uvres : Sur la chaire de Moïse se sont assis les Scribes et les Pharisiens. Ce qu'ils vous ont dit, retenez-le et faites-le ; quant à leurs _uvres, gardez-vous de les accomplir. Le devoir d'obéissance est encore beaucoup plus strict à l'égard de ceux qui ont reçu leur ministère du Christ, qu'à l'égard de ceux qui se réclament de la chaire de Moïse. On doit donc obéir aux mauvais ministres eux-mêmes, ce qu'on ne pourrait faire si le pouvoir d'ordre, qui est la raison de l'obéissance qu'on leur doit, ne demeurait pas en eux. Les méchants eux-mêmes ont donc le pouvoir d'administrer les sacrements. Ainsi se trouve condamnée l'erreur de certains qui prétendent que tous les hommes vertueux peuvent administrer les sacrements et qu'aucun ne le peut parmi les méchants.

78 : LE SACREMENT DE MARIAGE

Restaurés en grâce par les sacrements, les hommes ne le sont pas pour autant, aussitôt, en immortalité ; nous en avons vu la raison plus haut. Or, seule, la génération peut permettre aux êtres corruptibles de se perpétuer. Le peuple fidèle devant se perpétuer jusqu'à la fin des temps, il était donc nécessaire que cela se fit par la génération qui donne à l'espèce humaine elle-même de se perpétuer. Mais il faut noter qu'un être ordonné à des fins diverses demande d'être dirigé vers elles de diverses manières ; la fin est en effet proportionnée à celui qui y tend. Or la génération humaine a de multiples fins : la continuité de l'espèce, d'abord, la continuité aussi d'un certain bien politique, je veux dire la continuité d'un peuple dans une même cité ; la continuité encore de l'Église, qui est le rassemblement des fidèles. Une telle génération doit donc obéir à des lois différentes. Ordonnée au bien de nature, à la continuité de l'espèce, la génération est orientée vers cette fin par la nature qui l'y incline : on dit en ce sens qu'elle est un office de nature. Ordonnée au bien de la cité, elle est soumise aux dispositions de la loi civile. Ordonnée au bien de l'Église, elle devra se soumettre au gouvernement ecclésiastique. Or on donne le nom de sacrements à ce qui est dispensé au peuple par les ministres de l'Église. Pour autant qu'il est l'union d'un homme et d'une femme dont le propos est d'engendrer et d'élever des enfants pour le culte de Dieu, le mariage est un sacrement de l'Église ; aussi bien les ministres donnent-ils une bénédiction spéciale à ceux qui contractent mariage. A l'exemple des autres sacrements où les gestes extérieurs sont le symbole d'une réalité spirituelle, l'union de l'homme et de la femme, dans ce sacrement, représente symboliquement l'union du Christ et de l'Église, selon cette parole de l'Apôtre aux Éphésiens : C'est là un grand mystère : je l'entends du Christ et de l'Église. Les sacrements réalisent ce qu'ils signifient : on doit croire que ce sacrement confère aux époux la grâce qui leur donne d'avoir part à l'union du Christ et de l'Église ; ce qui leur est d'une extrême nécessité pour que les réalités charnelles et terrestres auxquelles ils ont à faire face ne les détachent pas du Christ et de l'Église. L'union de l'homme et de la femme étant le symbole de l'union du Christ et de l'Église, il doit y avoir correspondance entre la figure et la réalité signifiée. L'union du Christ et de l'Église exige que l'unité soit maintenue entre eux pour toujours. Il n'y a en effet qu'une Église, selon le mot du Cantique : Une seule est ma colombe, mon immaculée. Jamais le Christ ne se séparera de son Église ; il l'affirme lui-même : Voici, je suis avec vous jusqu'à la fin des temps. Dans la 1re Épître aux Thessaloniciens, on lit aussi : Nous serons pour toujours avec le Seigneur. Le mariage, comme sacrement de l'Église, doit donc garder une indissoluble unité. Tel est le propre de la fidélité par laquelle un homme et une femme s'engagent à l'égard l'un de l'autre. Ainsi, comme sacrement de l'Église, le mariage comporte trois biens : les enfants à mettre au monde et à élever pour le culte de Dieu ; la fidélité qui engage un homme à l'endroit d'une seule femme ; le sacrement, en tant que l'union matrimoniale comporte l'indissolubilité, comme symbole de l'union du Christ et de l'Église. Toutes les réflexions qu'il resterait à faire au sujet du mariage, ont été faites déjà au Livre IIIe.

 

LA FIN DERNIÈRE DE L'HOMME

 

LE FAIT DE LA RESURRECTION

 

79 : LA RÉSURRECTION DES CORPS SERA L'OEUVRE DU CHRIST

Nous avons montré plus haut comment le Christ nous a libérés de tout ce que le péché du premier homme nous avait fait encourir. Parce que le premier homme a péché, ce n'est pas seulement le péché qui est venu jusqu'à nous, c'est aussi la mort, qui est le châtiment du péché, selon cette parole de l'Apôtre aux Romains : Par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort. Le Christ doit donc nous délivrer des deux, de la faute et de la mort. Et l'Apôtre d'ajouter en effet : si, par la faute d'un seul, la mort a régné par ce seul homme, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice, régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ. Pour nous donner en lui-même l'exemple de l'un et de l'autre, il a voulu et mourir et ressusciter. Il a voulu mourir pour nous purifier du péché : Comme il est arrêté que les hommes meurent une seule lois, écrit l'Apôtre dans l'Épître aux Hébreux, ainsi le Christ s'est-il offert une seule fois pour ôter les péchés de la multitude. Il a voulu aussi ressusciter pour nous libérer de la mort : Le Christ, écrit saint Paul aux Corinthiens, est ressuscité des morts, prémices de ceux qui se sont endormis. Puisque par un homme est venue la mort, c'est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. C'est dans les sacrements que nous percevons l'effet de la mort du Christ, en ce qui concerne la rémission de la faute ; nous avons vu plus haut comment les sacrements ont efficacité en vertu de la passion du Christ. Mais c'est à la fin des temps que nous percevrons l'effet de la résurrection du Christ, en ce qui concerne la libération de la mort, quand tous nous ressusciterons par la puissance du Christ. Si l'on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a pas de résurrection des morts ? S'il n'y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et vaine est votre foi. C'est donc une nécessité de foi de croire en la résurrection des corps. D'aucuns, au nom d'une exégèse complètement erronée, ne croient pas qu'il y ait à attendre une résurrection des corps ; ce qu'ils lisent dans l'Écriture au sujet de la résurrection, ils s'évertuent à l'appliquer à une résurrection spirituelle, en ce sens que certains sont ressuscités par la grâce de la mort du péché. L'Apôtre en personne a réfuté cette erreur, quand il dit à Timothée : Fuis les discours profanes et vains ; car leurs auteurs iront toujours plus avant dans l'impiété, et leur parole fera des ravages comme la gangrène. De ce nombre sont Hyménée et Philète, qui se sont éloignés de la vérité, en disant que la résurrection a déjà eu lieu, ce qui ne peut s'entendre que d'une résurrection spirituelle. Affirmer une résurrection spirituelle en niant la résurrection des corps, c'est donc aller contre la vérité de la foi. D'après tout ce que l'Apôtre dit aux Corinthiens, il est évident que les textes qui précèdent parlent de la résurrection des corps. L'Apôtre ajoute en effet, peu après : Semé animal, le corps ressuscite spirituel, parlant manifestement de la résurrection des corps. Il ajoute encore : Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité. C'est le corps qui est corruptible et mortel. C'est donc le corps qui doit ressusciter. Le Seigneur promet d'ailleurs une double résurrection. En vérité, en vérité je vous le dis, l'heure vient et elle est déjà venue, où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l'auront entendue, vivront, dit-il en saint Jean, en parlant, semble-t-il, de la résurrection spirituelle qui s'inaugurait à ce moment, alors que quelques-uns lui donnaient, par la foi, leur adhésion. Mais le Christ parle bientôt après de la résurrection des corps : L'heure vient où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront la voix du Fils de Dieu. Ce ne sont pas des âmes, évidemment, qui sont dans les tombeaux, mais bien des corps. Il s'agit donc ici de la prédiction de la résurrection des corps. Cette résurrection, Job l'avait d'ailleurs expressément annoncée : Je sais que mon rédempteur est vivant et qu'au dernier jour je serai recouvert de ma peau, et dans ma chair je verrai Dieu. Supposé tout ce que nous venons de dire, mettons en valeur, en faveur de la résurrection des corps à venir, une preuve évidente. Au Livre IIe nous avons vu que les âmes des hommes étaient immortelles. Elles continuent donc de subsister, une fois séparées des corps. Or après ce que nous avons dit au même livre, il est évident que l'union de l'âme avec le corps est une union naturelle, puisque l'âme est par essence forme du corps. Il est donc contre nature, pour l'âme, d'exister sans le corps. Mais ce qui est contre nature ne peut pas toujours durer. L'âme ne sera donc pas privée de son corps d'une manière perpétuelle. Et puisqu'elle continue de subsister éternellement, il faut donc qu'elle soit de nouveau unie à son corps ; c'est la résurrection. L'immortalité des âmes exige donc la résurrection des corps. Le désir naturel de l'homme, nous l'avons vu au Livre IIIe, est de tendre au bonheur. Le bonheur, c'est la suprême perfection de qui est heureux. Qu'il manque quoi que ce soit à cette perfection, et l'on n'a pas encore le bonheur parfait, car le désir n'est pas encore parfaitement en repos, puisque tout être imparfait désire par nature atteindre sa perfection. Or l'âme séparée du corps est d'une certaine manière dans un état d'imperfection, comme toute partie qui existe séparée de son tout, l'âme étant en effet une partie de la nature de l'homme. Celui-ci ne peut donc atteindre la plénitude de la félicité tant que l'âme n'est pas de nouveau réunie au corps, étant donné surtout que l'homme ne peut atteindre en cette vie au parfait bonheur. D'autre part, la Divine Providence, nous l'avons vu au Livre IIIe, se doit de châtier les pécheurs et de récompenser les bons. Or, en cette vie, c'est comme composés d'âme et de corps que les hommes commettent le péché ou font le bien C'est donc dans leur corps comme dans leur âme que les hommes doivent recevoir la récompense et le châtiment. Mais il est manifeste qu'en cette vie on ne peut recevoir la récompense du parfait bonheur. Une quantité de péchés, pas davantage, ne sont punis en cette vie. Bien plus, comme il est dit au Livre de Job : ici-bas, les impies vivent, accroissent leurs forces et leurs richesses. Il faut donc affirmer une nouvelle union de l'âme au corps, telle que l'homme puisse être récompensé et châtié, dans son corps et dans son âme.

80 : OBJECTIONS CONTRE LA RÉSURRECTION

Voici certaines objections qui semblent attaquer la foi en la résurrection. 1. Dans le monde des êtres naturels, il ne s'en rencontre aucun qui, une fois corrompu, retrouve dans son être son identité numérique, pas plus qu'il ne semble possible de revenir de la privation à l'habitus. Aussi bien, puisque les êtres qui se corrompent ne peuvent retrouver leur identité numérique, la nature travaille-t-elle par la génération à conserver dans l'identité spécifique ce qui se corrompt. Les hommes étant livrés à la corruption de la mort, et le corps lui-même réduit aux premiers éléments, il semble donc impossible que l'homme revienne à la vie dans son identité numérique. 2. Impossible à un être en qui l'un des principes essentiels ne garde pas l'identité numérique, d'être lui-même numériquement identique à lui-même ; un des principes essentiels ayant changé, c'est l'essence de la chose, qui donnait à cette chose son être et son unité, qui est changée. Ce qui fait retour complet au néant ne peut recommencer d'exister dans une identité numérique : il y aura création plutôt que restauration. Or il semble bien que plusieurs des éléments essentiels de l'homme font, avec sa mort, retour au néant. C'est d'abord la corporéité elle-même et la forme du composé, puisque de toute évidence le corps se décompose. Viennent ensuite la partie sensitive et la partie nutritive de l'âme, qui ne peuvent exister sans organes corporels. Semble enfin retourner au néant, une fois l'âme séparée du corps, l'humanité elle-même, dont on dit qu'elle est la forme du tout. La résurrection de l'homme dans son identité numérique semble donc impossible. 3. Là où il n'y a pas continuité, il n'y a pas, semble-t-il, identité numérique. Ce n'est pas seulement le cas évident des quantités et des mouvements ; c'est aussi celui des qualités et des formes : qu'un malade recouvre la santé, la santé retrouvée ne sera pas la même numériquement que celle d'auparavant. Or il est clair que la mort détruit l'être de l'homme, la corruption étant passage de l'être au non-être. Il est donc impossible que l'homme retrouve un être numériquement identique. Ce ne sera donc plus le même homme, numériquement, car ce qui est identique selon le nombre l'est également selon l'être. 4. Si le même corps humain revient à la vie, il faut pour la même raison que lui soit restitué tout ce qui lui appartenait. Et voilà qu'il en découle de bien grands inconvénients : je ne parle pas seulement des cheveux, des ongles et des poils, objets d'une taille quotidienne, mais des autres parties du corps que l'action de la chaleur naturelle résorbe secrètement. Si l'homme qui ressuscite récupère tout cela, c'est une masse indécente qui se relèvera. Il ne semble donc pas que l'homme, une fois mort, doive ressusciter. 5. Il arrive en outre à certains hommes de se nourrir de chair humaine, voire de n'utiliser que cette nourriture ; après quoi ils engendrent des enfants. La même chair se trouve donc chez un grand nombre d'hommes. Or il est impossible que cette chair ressuscite chez un grand nombre. On ne voit pas, par ailleurs, qu'il y ait résurrection universelle et parfaite si chacun ne récupère pas ce qu'il possédait. Il semble donc impossible que les hommes ressuscitent un jour. 6. Ce qui est le lot de tous les êtres d'une même espèce semble être naturel à cette espèce. Or la résurrection de l'homme n'est pas naturelle : aucun agent naturel n'est assez puissant pour y réussir. Les hommes ne bénéficieront donc pas tous d'une résurrection générale. 7. Si c'est le Christ qui nous libère de la faute et de cette conséquence du péché qu'est la mort, seuls, semble-t-il, seront délivrés de la mort, en ressuscitant, ceux qui auront eu part aux mystères du Christ et auront été ainsi libérés de la faute. Or ce n'est pas le cas de tous les hommes. Tous les hommes, semble-t-il, ne ressusciteront donc pas.

81 : RÉPONSE AUX OBJECTIONS PRÉCÉDENTES

Avant de répondre à ces difficultés, il est bon de remarquer que Dieu, en créant la nature humaine, a accordé au corps humain plus que ne l'exigeaient les principes de sa nature, je veux dire une certaine incorruptibilité, qui l'adaptait parfaitement à sa forme, de telle sorte qu'à l'image de l'âme, immortelle, le corps aurait pu, grâce à la médiation de l'âme, vivre lui aussi d'une manière immortelle. Bien sûr, une telle incorruptibilité pouvait ne pas être naturelle du côté du principe actif ; elle l'était pourtant pas son ordonnance à la fin, à savoir que la matière soit proportionnée à sa forme naturelle, qui est sa fin. Mais l'âme s'étant détournée de Dieu, contre l'ordre même de sa nature, le corps s'est vu retirer cette disposition que Dieu lui avait conférée pour qu'il fût avec l'âme en rapport harmonieux, et mort s'ensuivit. Du point de vue de la création de la nature humaine, la mort est donc pour ainsi dire un accident qui frappe l'homme du fait du péché. Cet accident, le Christ le supprime, lui qui par le mérite de sa passion a détruit la mort, en mourant. Il en résulte que la puissance divine qui avait doté le corps d'incorruptibilité, le soustrait de nouveau à la mort et le restaure pour la vie. 1. On répondra donc comme suit à la première difficulté : la puissance de la nature est à l'égard de la puissance divine dans un rapport de déficience semblable à celui du pouvoir d'un instrument comparé au pouvoir d'un agent principal. La nature en effet ne peut accomplir une telle _uvre, parce que, pour agir, elle a toujours besoin de quelque forme. Or ce qui a forme, existe. Une fois corrompu, un être a perdu la forme qui pouvait être principe d'action. Voilà pourquoi l'action de la nature ne peut restaurer, dans une identité numérique, ce qui s'est corrompu. Mais la puissance divine, qui produit les choses dans l'être, en agit avec la nature de telle sorte qu'elle peut produire, sans elle, un effet de nature. La puissance divine dont la permanence domine la corruption des choses, peut donc ramener à leur intégrité des êtres corrompus. 2. La deuxième objection ne peut empêcher que l'homme ne puisse ressusciter numériquement identique. Aucun des principes essentiels de l'homme ne tombe en effet dans le néant, avec la mort. L'âme raisonnable, qui est la forme de l'homme, subsiste après la mort. La matière qui avait été soumise à cette forme, demeure aussi, sous les mêmes dimensions qui faisaient d'elle une matière individuée. C'est par la réunion de cette même âme avec cette même matière, numériquement parlant, que l'homme sera restauré. Quant à la corporéité on peut la concevoir de deux manières. Concevons-la d'abord comme la forme substantielle du corps, située dans le genre de la substance. La corporéité de n'importe quel corps n'est rien d'autre que sa forme substantielle, qui la situe dans le genre et dans l'espèce, et lui donne d'avoir trois dimensions. Dans un seul et même être, il n'y a pas diverses formes substantielles dont une le situerait dans le genre suprême, la substance par exemple, dont une autre le situerait dans le genre prochain, dans le genre de corps ou d'animal, par exemple, dont une autre encore le situerait dans l'espèce, mettons d'homme ou de cheval. Si la première forme en effet donnait d'être substance, les formes suivantes s'ajouraient à ce qui est déjà ce-quelque-chose en acte et subsistant dans la nature ; elles ne constitueraient pas ce-quelque-chose, mais existeraient dans le sujet qui est ce-quelque-chose à titre de formes accidentelles. La corporéité, en tant qu'elle est forme substantielle dans l'homme, ne doit donc être rien d'autre que l'âme raisonnable, qui requiert pour sa matière d'avoir trois dimensions, puisqu'elle est l'acte d'un certain corps. On peut concevoir la corporéité d'une autre manière, comme une forme accidentelle qui fait dire du corps qu'il se situe dans le genre de la quantité. La corporéité n'est alors rien d'autre que les trois dimensions qui constituent la définition même de corps. Quand bien même la corporéité, prise en ce sens, tombe dans le néant, une fois corrompu le corps humain, cela ne peut empêcher le corps de ressusciter dans une identité numérique. C'est qu'en effet la corporéité prise en son premier sens ne tombe pas dans le néant, mais demeure inchangée. La forme du mixte peut se concevoir pareillement de deux façons. En premier lieu, la forme du mixte peut se concevoir comme la forme substantielle du corps mixte. Ainsi, dans l'homme, la forme substantielle n'étant rien d'autre que l'âme raisonnable, on ne pourra pas dire que la forme du mixte, en tant que forme substantielle, tombe dans le néant à la mort de l'homme. En second lieu, on appelle forme du mixte une certaine qualité composée, faite du mélange de qualités simples, qui se comporte à l'égard de la forme substantielle du corps mixte comme une qualité simple se comporte à l'égard de la forme substantielle d'un corps simple. Quand bien même la forme du mixte ainsi comprise tombe dans le néant, cela ne préjuge pas de l'unité du corps qui ressuscite. On doit en dire autant de la partie nutritive et de la partie sensitive. Si on entend en effet par partie nutritive et par partie sensitive des puissances qui sont des propriétés naturelles de l'âme, ou plutôt du composé, elles se corrompent avec le corps. Mais ce n'est pas pour autant un obstacle à l'unité du corps qui ressuscite. Si par ces parties on entend au contraire la substance même de l'âme sensitive et de l'âme nutritive, l'une et l'autre ne font qu'un avec l'âme raisonnable. Il n'y a pas trois âmes dans l'homme, mais une seule. Quant à l'humanité, ne la concevons pas comme une forme qui naîtrait de l'union de la forme avec la matière, et comme distincte réellement de l'une et de l'autre. La matière devenant, grâce à la forme, ce-quelque-chose en acte, comme l'explique Aristote au IIe Livre du De Anima, cette troisième forme ne serait pas une forme substantielle mais une forme accidentelle. D'aucuns affirment d'ailleurs que la forme de la partie est identique à la forme du tout : ce qu'on appelle la forme de la partie donnant à la matière d'exister en acte, ce qu'on appelle la forme du tout parachevant la définition de l'espèce. En ce sens l'humanité n'est rien d'autre, réellement, que l'âme raisonnable. Il en ressort qu'elle ne tombe pas dans le néant, à la corruption du corps. - Mais parce que l'humanité est l'essence de l'homme, parce que l'essence d'une chose est signifiée par sa définition, et que la définition d'une réalité naturelle ne signifie pas seulement la forme mais bien la forme et la matière, l'humanité, tout comme le mot homme, doit nécessairement signifier un composé de matière et de forme. De façon différente pourtant. L'humanité en effet signifie les principes essentiels de l'espèce, aussi bien formels que matériels, abstraction faite des principes individuants : on parle de l'humanité qui fait qu'un certain être est un homme. Or on n'est pas homme du fait qu'on possède des principes individuants, mais du fait seulement qu'on possède les principes essentiels de l'espèce. L'humanité désigne donc les seuls principes essentiels de l'espèce ; aussi la désigne-t-on par manière de partie. Quant à l'homme, ce mot désigne sans doute les principes essentiels de l'espèce, mais sans exclure de sa signification les principes individuants. On appelle homme celui qui a l'humanité, sans exclure qu'il puisse avoir autre chose. Aussi l'homme est-il pris dans sa signification par mode de tout, le mot homme désignant en effet les principes essentiels en acte, et les principes individuants en puissance. Socrate désigne les uns et les autres en acte, de même que le genre possède la différence en puissance et que l'espèce, elle, la possède en acte. Il ressort de tout cela que l'homme et l'humanité recouvrent leur identité numérique à la résurrection, en raison de la permanence de l'âme raisonnable et de l'unité de la matière. 3. La troisième objection : l'être n'est pas un, car il n'est pas continu, prend appui sur une base erronée. Il est évident que l'être de la matière et de la forme est unique ; c'est la forme en effet qui donne à la matière d'avoir l'être en acte. En cela cependant, l'âme raisonnable diffère des autres formes. Celles-ci n'ont l'être qu'en concrétion avec la matière, car elles ne dépassent la matière ni dans l'être ni dans l'agir. L'âme raisonnable par contre dépasse manifestement la matière dans son agir : elle a certaine opération, l'intellection, qui ne requiert la participation d'aucun organe corporel. Son être n'est donc pas un être en concrétion avec la matière. Cet être, qui était l'être du composé, demeure donc en elle une fois le corps dissous. A la résurrection, le corps restauré retrouve le même être qui était demeuré dans l'âme. 4. La quatrième objection ne supprime pas l'unité de celui qui ressuscite. Ce qui n'empêche pas l'unité numérique de l'homme durant sa vie ne peut empêcher, c'est évident, l'unité du ressuscité. Du côté de la matière, les parties qui constituent le corps de l'homme, durant sa vie, ne sont pas toujours les mêmes ; elles le sont seulement du côté de l'espèce. Du côté de la matière, les parties vont et viennent ; cela n'empêche pas l'homme d'être numériquement un, du début de sa vie jusqu'à la fin. On peut en prendre un exemple dans le feu : tant qu'il brûle on dit que c'est un unique feu, ceci en raison de la permanence de son espèce, et malgré le bois qu'il consume et qu'on apporte à diverses reprises. Ainsi en va-t-il du corps humain. La forme et l'espèce de chacune de ses parties continuent de subsister tout au long de sa vie, alors que la matière de ces mêmes parties est consumée par l'action de la chaleur naturelle et se régénère sans cesse grâce à la nourriture. L'homme ne varie donc pas numériquement suivant la succession de ses âges, bien que ce qui est matériellement dans l'homme à l'un de ses stades ne se retrouve pas à un autre. Il n'est donc pas requis pour l'identité numérique de l'homme, à sa résurrection, qu'il retrouve tout ce qui lui a appartenu matériellement durant tout le temps de sa vie. Il suffit qu'il retrouve ce qui est nécessaire pour compléter la quantité qui lui est due. Il semble qu'il doive surtout recouvrer l'état le plus parfait qu'il connut dans la forme et l'espèce d'humanité. S'il manque quelque chose à la quantité qui est due, soit qu'on ait été prévenu par la mort avant que la nature n'ait amené à la quantité parfaite, soit qu'on ait été mutilé, la puissance de Dieu y suppléera par ailleurs. Mais cela n'empêchera pas l'unité du corps qui ressuscite. L'_uvre de la nature qui ajoute à ce que possède l'enfant pour le conduire à sa quantité parfaite, ne le rend pas autre numériquement. Enfant et adulte, l'homme est numériquement le même. 5. Il en résulte que même le fait pour quelqu'un de se nourrir de chair humaine, - c'était la cinquième objection -, ne peut faire obstacle à la foi en la résurrection. Il n'est pas nécessaire en effet que tout ce que l'homme a possédé matériellement ressuscite en lui ; encore une fois, s'il lui manque quelque chose, la puissance de Dieu peut y suppléer. La chair mangée ressuscitera en celui en qui elle fut d'abord animée par l'âme raisonnable. Quant au second, s'il ne s'est pas nourri seulement de chair humaine, mais aussi d'autres aliments, pourra seulement ressusciter en lui, pris de la matière de l'autre nourriture, ce qui sera nécessaire pour restaurer la quantité convenable de son corps. S'il s'est nourri exclusivement de chair humaine, ressuscitera en lui ce qu'il a reçu de ses parents, la toute-puissance du Créateur suppléant à ce qui manquera. A supposer que les parents se soient nourris exclusivement de chair humaine au point que leur semen, superflu de la nourriture, ait été le produit de chairs étrangères, ce semen ressuscitera en celui qui en est né ; il y sera suppléé par ailleurs en celui dont la chair a été mangée. Voici en effet ce qui sera sauvegardé à la résurrection : si plusieurs hommes ont possédé matériellement en commun quelque chose, cette chose ressuscitera en celui en qui elle contribuait davantage à le rendre parfait. Si donc le semen originel d'où est né un homme en a enrichi un autre par mode de nourriture, ce semen ressuscitera en celui qui en est né. Si telle chose a été possédée par un homme comme relevant de sa perfection individuelle, et par un autre comme intéressant la perfection de l'espèce, cette chose ressuscitera en celui dont elle relevait par mode de perfection individuelle. Le semen ressuscitera donc dans l'engendré, non dans le générateur ; la côte d'Adam ressuscitera en Ève, non en Adam, en qui elle avait existé comme en un principe de nature. Que si cet élément commun a été dans l'un et l'autre individus sous le même mode de perfection, il ressuscitera en celui en qui il a existé en premier. 6. Après ce qu'on vient de dire, la solution de la sixième objection est évidente. En ce qui concerne la fin, la résurrection est naturelle, pour autant qu'il est naturel à l'âme d'être unie au corps. Mais le principe actif de cette résurrection n'est pas un principe naturel ; la résurrection a pour cause la seule puissance de Dieu. Il ne faut pas dire non plus que tous ne ressusciteront pas, bien que tous n'adhèrent pas au Christ par la foi et que tous ne soient pas instruits de ses mystères. Le Fils de Dieu a assumé la nature humaine pour la restaurer. Ce qui est défaut de nature sera donc réparé en tous : tous reviendront de la mort à la vie. Mais le défaut personnel ne sera réparé que dans ceux qui auront adhéré au Christ, soit par un acte personnel, en croyant en lui, soit du moins par le sacrement de la foi.

ETAT DES CORPS RESSUSCITES

 

82 : LES HOMMES RESSUSCITERONT IMMORTELS

A la résurrection, nous allons le voir clairement, les hommes ressusciteront tels qu'ils n'auront plus de nouveau à mourir. La nécessité de mourir est une déficience qui affecte la nature humaine comme conséquence du péché. Or le Christ, par le mérite de sa passion, a réparé les déficiences que cette nature avait contractées en fonction du péché. C'est ce que dit l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : Il n'en va pas du don comme de la faute ; si par la faute d'un seul, beaucoup sont morts, bien plus la grâce de Dieu, dans la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, a-t-elle abondé en beaucoup. Autrement dit, le mérite du Christ peut abolir plus efficacement la mort que le péché d'Adam ne pouvait y entraîner. Ceux donc qui par le mérite du Christ ressusciteront libérés de la mort, n'en seront jamais plus victimes. En outre, ce qui doit durer pour toujours n'est pas sujet à destruction. Si donc les hommes en ressuscitant avaient encore à mourir, de telle sorte que la mort durerait toujours, celle-ci ne serait aucunement détruite par la mort du Christ. Or elle a été détruite, dans sa cause au moins pour le moment, selon la parole du Seigneur rapportée par Osée : O mort, je serai ta mort. Détruite, elle le sera finalement en fait, selon cette autre parole de la Ire Épître aux Corinthiens : En dernier lieu, la mort sera détruite. Il faut donc tenir, avec la foi de l'Église, que les ressuscités ne mourront plus. L'effet d'ailleurs prend la ressemblance de sa cause. Or la résurrection du Christ est cause de la résurrection à venir. Si donc le Christ est ressuscité de telle manière qu'il ne doit plus mourir, - le Christ ressuscité des morts ne meurt plus -, les hommes ressusciteront tels qu'ils ne mourront plus. Si les ressuscités doivent encore mourir, ou bien ils ressusciteront encore de cette nouvelle mort, ou ils n'en ressusciteront pas. S'ils n'en ressuscitent pas, les âmes demeureront perpétuellement séparées, inconvénient que nous avons dénoncé en commençant par affirmer qu'il y a résurrection. S'ils ne ressuscitent pas après la seconde mort, il n'y a aucune raison pour qu'ils ressuscitent après la première. S'ils ressuscitent de nouveau après la seconde mort, ils ressusciteront ou pour mourir encore, ou pour ne plus mourir. S'ils ne doivent plus mourir, la même raison vaut lors de la première résurrection. Si, par contre, ils doivent encore mourir, il y aura à l'infini, dans le même sujet, alternance de mort et de vie. Ce qui ne convient pas, semble-t-il. L'intention de Dieu doit se porter en effet sur quelque chose de déterminé. Or cette suite alternée de mort et de vie est une certaine transmutation, qui ne peut pas être une fin ; c'est en effet contre la nature du mouvement d'être fin, puisque tout mouvement tend vers autre chose. L'intention de la nature inférieure, dans son action, tend à la perpétuité. Toutes les actions d'une nature inférieure sont ordonnées à la génération, celle-ci ayant pour fin de sauvegarder la perpétuité de l'espèce. La nature ne considère donc pas tel individu comme sa fin suprême ; ce qu'elle considère en lui, c'est la conservation de l'espèce. Cela, la nature le fait en tant qu'elle agit par le pouvoir de Dieu, racine première de la perpétuité. La fin de la génération, telle que l'expose le Philosophe, est de faire participer les êtres engendrés à la perpétuité de l'être divin. A plus forte raison l'action de Dieu tend-elle à quelque chose de perpétuel. La résurrection n'a pas pour fin la perpétuité de l'espèce ; celle-ci peut être assurée par la génération. Il faut donc qu'elle ait pour fin la perpétuité de l'individu, perpétuité qui n'est pas à concevoir du côté de l'âme, puisque l'âme l'avait déjà avant la résurrection, perpétuité qui est donc à concevoir du côté du composé. L'homme ressuscité vivra donc perpétuellement. Les rapports du corps et de l'âme semblent différer selon qu'il s'agit de la première génération de l'homme ou selon qu'il s'agit de sa résurrection. Dans le cas de la première génération, la création de l'âme suit la génération du corps ; c'est une fois préparée la matière corporelle par la vertu du semen, que Dieu infuse l'âme en la créant. Mais dans le cas de la résurrection, c'est le corps qui est adapté à l'âme préexistante. La première vie que l'homme acquiert par voie de génération suit la condition du corps corruptible, en subissant la privation de la mort. Mais la vie que l'homme acquiert en ressuscitant sera perpétuelle, suivant la condition même de l'âme incorruptible. Si mort et vie doivent se succéder à l'infini dans le même sujet, cette alternance de vie et de mort aura l'allure d'un mouvement cyclique. Or tout mouvement cyclique chez les êtres sujets à la génération et à la corruption prend son origine dans le mouvement cyclique primordial des corps incorruptibles, mouvement qui se situe dans le mouvement local, d'où tous les autres mouvements dérivent par ressemblance. L'alternance de mort et de vie aura donc son origine dans un corps céleste ; ce qui est impossible puisque le rappel d'un cadavre à la vie dépasse le pouvoir d'une action naturelle. On ne doit donc pas supposer une telle alternance de vie et de mort, ni par conséquent que les corps ressuscités devront encore mourir. Tout ce qui se succède dans un même sujet, a, au point de vue du temps, une mesure déterminée pour sa durée. Tout ceci est en effet soumis au mouvement du ciel qui commande le temps. Mais l'âme séparée n'est pas soumise au mouvement du ciel, car elle est supérieure à toute nature corporelle. L'alternance de sa séparation du corps et de son union avec lui n'est donc pas soumise au mouvement du ciel. Il n'y a donc pas dans l'alternance de la mort et de la vie ce mouvement cyclique qui s'avère nécessaire si les ressuscités meurent à nouveau. On ressuscitera donc pour ne plus mourir. Voilà pourquoi il est dit en Isaïe : Dieu détruira la mort pour toujours, et dans l'Apocalypse : Il n'y aura plus de mort. Ainsi se trouve réfutée l'erreur de certains Païens de l'antiquité qui croyaient, comme saint Augustin l'avance au XIIe Livre de la Cité de Dieu, aux mêmes retours des temps et des êtres temporels. De même, disaient-ils, que Platon le Philosophe avait en ce temps-ci enseigné ses disciples, dans la Cité d'Athènes, dans cette École qu'on appelle l'Académie, ainsi de longs siècles auparavant, eux-mêmes séparés par de nombreux et larges intervalles, le même Platon, la même cité, la même École, les mêmes disciples s'étaient retrouvés et se retrouveraient enfin au terme de siècles innombrables. A cela, comme le note saint Augustin au même endroit, certains voudraient rapporter ce qui est dit au 1er chapitre de l'Ecclésiaste : Qu'est-ce qui a été ? Ce qui sera. Qu'est-ce qui a été fait ? Ce qui se fera. Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Personne ne peut dire : « Vois, c'est nouveau ». Cette chose a déjà existé dans les siècles qui nous ont précédés. Passage qu'on ne doit pas entendre en ce sens que les mêmes choses se retrouveraient, numériquement les mêmes, à travers les différentes générations, mais qu'elles se retrouvent seulement spécifiquement semblables. C'est l'enseignement même d'Aristote, à la fin du Livre de la Génération, quand il s'élève contre le système dont on vient de parler.

83 : LES RESSUSCITÉS N'AURONT PLUS BESOIN DE SE NOURRIR ; ILS N'AURONT PLUS A EXERCER DE RELATIONS CHARNELLES

Ce qu'on vient de dire montre comment les ressuscités n'auront plus besoin de se nourrir et n'auront plus à exercer de relations charnelles. La vie corruptible évacuée, ce qui est au service de cette vie devra être nécessairement évacué. Or il est évident que l'usage de la nourriture est au service de la vie corruptible ; si nous prenons de la nourriture, en effet, c'est pour éviter la corruption que pourrait entraîner l'épuisement de l'élément humide naturel. De plus, dans la vie présente, l'usage de nourriture est nécessaire pour assurer la croissance ; ce qui n'aura plus de raison d'être, après la résurrection, puisque tous les hommes ressusciteront avec la quantité qui leur est due. De même, l'union charnelle de l'homme et de la femme est au service de la vie corruptible, ordonnée qu'elle est à la génération, celle-ci sauvegardant du moins au plan de l'espèce ce qui ne peut se conserver pour toujours au plan des individus. Or la vie des ressuscités, nous l'avons vu, sera incorruptible. Les ressuscités n'auront donc plus besoin de se nourrir ; ils n'auront plus à exercer de relations charnelles. La vie des ressuscités ne sera pas moins ordonnée que la vie présente ; elle le sera même davantage, puisqu'à l'une l'homme parvient par la seule action de Dieu, et qu'il acquiert l'autre avec la collaboration de la nature. Or, en cette vie, le besoin de se nourrir est ordonné à une certaine fin : on ne prend de nourriture que pour que la digestion l'assimile au corps. Si donc, dans la vie ressuscitée, il doit y avoir besoin de se nourrir, ce ne pourra être qu'en vue de l'assimilation au corps. Mais comme rien de ce qui est du corps ne se désagrégera alors, le corps étant incorruptible, on doit affirmer que tout ce qui sera assimilé en fait de nourriture contribuera à l'accroissement du corps. Or l'homme ressuscitera, nous l'avons vu, avec la quantité qui lui est due. Il en arrivera donc à une quantité démesurée ; est démesurée en effet la quantité qui dépasse ce qui est dû. L'homme ressuscité vivra perpétuellement. Ou bien il aura pour toujours besoin de se nourrir, ou bien il n'en aura pas besoin pour toujours, mais seulement pour un temps déterminé. Si donc il continue à toujours user de nourriture, et que cette nourriture assimilée par un corps d'où rien n'est plus détruit doit nécessairement aboutir à un accroissement des dimensions de ce corps, on devra affirmer que le corps de l'homme ressuscité croîtra à l'infini. C'est impossible : cette croissance est en effet un mouvement naturel, et l'intention d'une puissance naturelle en mouvement ne se porte jamais à l'infini, mais toujours à une fin précise. C'est ce que dit Aristote au IIe livre De l'Ame, quand il affirme que pour tous les êtres consistants la nature est le terme et de leur grandeur et de leur croissance. Mais si l'homme ressuscité n'a pas toujours besoin de nourriture, et qu'il vive toujours, il faudra lui concéder un temps au cours duquel il n'usera pas de nourriture. Voilà pourquoi c'est dès le principe que ceci devra se produire. L'homme ressuscité n'aura donc pas besoin de se nourrir. N'usant pas de nourriture, l'homme ressuscité, par conséquent, n'aura pas davantage de relations charnelles, lesquelles requièrent une émission de liquide séminal. Il ne peut y avoir en effet, de la part d'un corps ressuscité, émission de semen. C'est impossible du côté de sa substance. D'abord ce serait contraire à la nature du semen, qui ferait figure d'élément corrompu, s'écartant de la nature et ne pouvant être ainsi le principe d'une action naturelle, comme l'explique le Philosophe dans le Livre de la Génération des Animaux. C'est aussi parce que rien ne peut être distrait de la substance du corps en état d'incorruptibilité. Le semen ne pourra pas davantage être émis comme superflu de la nourriture, si les corps ressuscités n'ont pas besoin de se nourrir. Il n'y aura donc pas de relations charnelles chez les ressuscités. Les relations charnelles ont pour fin la génération. Si donc il y a relations charnelles après la résurrection, il s'ensuivra, à moins que ce ne soit en vain, qu'il y aura comme maintenant génération d'homme. Il y aura donc après la résurrection beaucoup d'hommes qui n'auront point existé auparavant. C'est donc en vain que la résurrection des morts, dont le but est que tous ceux qui ont même nature reçoivent ensemble la vie, aura été ajournée si longtemps. Si des hommes continuent d'être engendrés après la résurrection, ou bien ils connaîtront à leur tour la corruption, ou bien ils seront incorruptibles et immortels. S'ils sont incorruptibles et immortels, il en résultera un grand nombre d'inconvénients. Il faudra d'abord supposer que ces hommes naissent sans le péché originel, puisque la nécessité de mourir est un châtiment qui est la suite du péché originel. Mais c'est aller contre l'affirmation de l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : Par un seul homme le péché et la mort sont entrés dans tous les hommes. Autre conséquence : les hommes n'auront pas tous besoin de la rédemption qui vient du Christ, si certains naissent sans péché originel, libres de la nécessité de mourir ; le Christ ainsi ne sera plus le chef de tous les hommes, ce qui contredit également cette parole de l'Apôtre, dans la Ire Épître aux Corinthiens : De même qu'en Adam tous meurent, de même dans le Christ tous seront vivifiés. Autre inconvénient encore : dans ces hommes, une génération semblable à la nôtre n'aboutira pas à un terme semblable. Les hommes en effet qui naissent maintenant par voie de génération séminale naissent à une vie corruptible ; ceux-là alors naîtront à une vie immortelle. Mais si les hommes qui naîtront alors sont corruptibles et meurent, à supposer qu'ils ne ressuscitent pas, leurs âmes resteront en conséquence perpétuellement séparées de leurs corps, ce qui ne sied pas, puisque ces âmes sont de même espèce que les âmes des hommes ressuscités. S'ils ressuscitent il faudra que les autres attendent leur résurrection, de manière que le bénéfice de la résurrection qui intéresse la restauration de la nature soit accordé en une seule et même fois à tous ceux qui ont part à une seule et même nature. Mais on ne voit pas, d'autre part, pourquoi certains auraient à attendre une résurrection globale, si tous n'ont pas à l'attendre. Si les ressuscités ont des relations charnelles et engendrent, ou ce sera pour toujours, ou ce ne sera pas pour toujours. Si c'est pour toujours il en résultera une multiplication des hommes à l'infini. Or la nature génératrice ne pourra pas avoir d'autre fin, après la résurrection, que la multiplication des hommes. Il ne s'agira plus en effet de conserver l'espèce, puisque la vie des hommes sera incorruptible. L'intention de la nature génératrice sera donc indéfinie, ce qui est impossible. Si ce n'est pas pour toujours, mais pour un temps déterminé, que les hommes doivent engendrer, ce temps écoulé, ils n'engendreront donc plus. C'est la raison pour laquelle dès le principe on doit accorder qu'ils n'auront plus de relations charnelles et qu'ils n'engendreront plus. Si l'on prétend que les ressuscités auront encore à se nourrir et à entretenir des relations charnelles, non point en vue de la conservation ou de la croissance du corps, ni pour assurer la conservation de l'espèce ou la multiplication des hommes, mais pour le seul plaisir qui réside en ces actes, et pour qu'il ne manque aucun plaisir à la récompense dernière, l'inconvenance d'une telle affirmation éclate de bien des manières. En premier lieu, la vie des ressuscités, nous l'avons vu, sera plus harmonieusement ordonnée que la vie d'ici-bas. Or en cette vie, il est contraire à l'ordre, il est vicieux que l'homme use de nourriture et entretienne des rapports charnels pour le seul plaisir, et non point pressé par la nécessité de soutenir son corps ou d'engendrer une descendance. La raison le veut ainsi ; les plaisirs qui résident dans les actions dont nous venons de parler ne sont pas en effet la fin de ces actes, bien au contraire. La fin de ces plaisirs naturels, c'est que les êtres animés ne s'abstiennent pas, par fatigue, d'actes qui sont nécessaires à la nature, ce qui se produirait s'ils n'y étaient attirés par le plaisir. C'est donc renverser indûment l'ordre que d'accomplir ces actes pour le seul plaisir. Ce qui ne peut d'aucune manière être le fait des ressuscités, dont la vie, par hypothèse, sera la mieux ordonnée qui soit. La vie des ressuscités est ordonnée à la sauvegarde d'une parfaite béatitude. Or la béatitude et la félicité de l'homme ne consistent pas dans les plaisirs du corps, plaisirs de la nourriture ou plaisirs de la chair. Il faut donc refuser l'existence de tels plaisirs dans la vie des ressuscités. Les actes des vertus sont ordonnés à la béatitude comme à leur fin. Si donc dans l'état de la béatitude à venir, ces plaisirs de la nourriture et de la chair constituaient pour ainsi dire des éléments de la béatitude, il en résulte que ceux qui agissent vertueusement auraient en vue, d'une certaine manière, ces plaisirs dont on vient de parler. C'est nier l'idée même de tempérance. Il est en effet contraire à l'idée de tempérance que quelqu'un s'abstienne de certains plaisirs pour pouvoir en jouir davantage par la suite. Toute chasteté deviendrait ainsi impudique, et toute abstinence gourmande. Si donc ces plaisirs existent (dans la vie ressuscitée), ils n'existeront pas comme éléments de béatitude, de telle manière que ceux qui agissent vertueusement les aient en vue. Mais ceci ne peut être. Tout ce qui existe en effet existe ou pour autre chose ou pour soi. Les plaisirs en question n'existeront pas alors pour autre chose, puisqu'ils ne seront pas au service d'actes ordonnés à des fins naturelles. Reste donc qu'ils existeront pour eux-mêmes. Or tout ce qui existe ainsi pour soi, ou bien est la béatitude, ou bien un élément de la béatitude. De tels plaisirs, s'ils existent dans la vie des ressuscités, doivent donc faire partie de la béatitude ; ce qui est impossible, comme on vient de le montrer. Il n'y aura donc aucun plaisir de cette sorte dans la vie future. Il paraît d'ailleurs absurde de chercher des plaisirs charnels, qui nous sont communs avec les bêtes, là où l'on attend les joies les plus hautes, que nous partageons avec les anges, les joies de la vision de Dieu, commune entre les anges et nous. A moins que l'on ne veuille dire, - parfaite absurdité - que la béatitude des anges est incomplète parce qu'il leur manque les plaisirs des brutes. Aussi bien le Seigneur dit-il, en saint Matthieu, qu'à la résurrection, les hommes n'auront point de femmes ; ni les femmes de maris ; mais qu'ils seront comme les anges de Dieu. Ainsi se trouve réfutée l'erreur des Juifs et des Sarrazins qui veulent que les hommes, à la résurrection, aient encore, comme maintenant, à se nourrir et à entretenir des rapports charnels. Certains chrétiens hérétiques ont même emboîté le pas en annonçant un règne terrestre du Christ d'une durée de mille ans pendant lesquels, disaient-ils, les ressuscités d'alors s'adonneraient sans mesure à des banquets charnels où il y aurait tant de vivres et de boissons que non seulement aucune pudeur ne serait plus gardée, mais que les m_urs des païens eux-mêmes seraient dépassées. A croire de telles choses il n'y a que des êtres charnels que les chrétiens spirituels appellent « chiliastes », d'un mot grec que nous pouvons traduire par « millénaristes », ainsi qu'Augustin l'écrit au XXe Livre de la Cité de Dieu. Il existe bien quelques arguments qui paraissent appuyer cette opinion. Le premier de ces arguments, c'est qu'Adam, qui était en possession d'une vie immortelle, avant son péché, eut, en cet état, besoin de se nourrir et d'entretenir des rapports charnels ; c'est avant le péché qu'il lui a été dit : Croissez et multipliez-vous, et encore : Mangez de tout arbre qui est dans le jardin. Un autre argument, c'est que le Christ lui-même a mangé et bu après sa résurrection. Lorsqu'il eut mangé, devant ses disciples, nous dit Saint Luc, prenant ce qui restait, il le leur donna. Saint Pierre également, dans les Actes : Ce Jésus, Dieu l'a ressuscité le troisième jour et lui a donné de se faire voir, non à tout le peuple, mais aux témoins choisis d'avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui, après sa résurrection d'entre les morts. Il existe encore certains textes qui semblent promettre à l'homme, pour cet état futur, l'usage des aliments. Le Seigneur des armées, lit-on en Isaïe, préparera pour tous les peuples sur la montagne un festin de viandes grasses et de vin pris sur la lie. Qu'il faille entendre ce passage de l'état des ressuscités, la suite le montre clairement : Il détruira la mort pour toujours et le Seigneur essuiera toutes les larmes de tous les visages. - On lit encore en Isaïe : Voici que mes serviteurs mangeront et vous, vous aurez faim ; voici que mes serviteurs boiront et vous, vous aurez soif. Que ceci se rapporte à l'état de la vie future, ce qui suit le montre clairement : Voici que je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle. - Le Seigneur dira aussi, au chapitre XXVIe de saint Matthieu : Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où je le boirai nouveau avec vous dans le royaume de mon Père ; et encore, en saint Luc : Et moi, je vous prépare un royaume, comme mon Père me l'a préparé, afin que vous mangiez et buviez à ma table dans mon royaume. -L'Apocalypse nous dit encore que de chaque côté du fleuve, dans la cité des Bienheureux, il y aura des arbres de vie qui donneront douze fois leurs fruits, et aussi : Je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus ; ils eurent la vie et régnèrent avec le Christ pendant mille ans. Les autres morts n'eurent point la vie, jusqu'à ce que les mille ans fussent écoulés. Tout ceci semble bien confirmer l'opinion des hérétiques dont nous avons parlé. La réponse est facile. La première objection, à propos d'Adam, n'a aucune portée. Adam en effet a joui d'une certaine perfection personnelle, mais la nature humaine n'était pas arrivée à une totale perfection, le genre humain ne s'étant pas encore multiplié. Adam fut donc établi dans le degré de perfection qui convenait au chef du genre humain. Aussi bien fallait-il, pour la multiplication du genre humain, qu'il engendrât, et pour cela qu'il se nourrît. La perfection des ressuscités, elle, ne sera acquise qu'une fois la nature humaine parvenue à sa totale perfection, le nombre des élus étant désormais complet. Aussi il n'y aura place ni pour la génération, ni pour l'usage d'aliments. C'est pourquoi l'immortalité et l'incorruptibilité des ressuscités seront telles qu'ils ne pourront plus mourir et que rien ne pourra plus se désagréger de leur corps. Adam, lui, était immortel de telle manière qu'il pouvait ne pas mourir s'il ne péchait pas, qu'il pouvait au contraire mourir s'il péchait. Son immortalité était capable de se conserver, non point en ce sens que rien ne se désagrégerait de son corps, mais en ce sens qu'il pouvait compenser la décomposition de l'humeur naturelle par l'absorption de nourriture, et qu'ainsi son corps ne pût se corrompre peu à peu. Quant au Christ, il faut dire qu'après sa résurrection il mangea non point par nécessité, mais pour prouver la vérité de cette résurrection. La nourriture ne fut pas alors convertie en sa chair, mais réduite en la matière préjacente. La résurrection commune ne connaîtra pas cette raison de manger. Les textes d'Écriture qui paraissent promettre l'usage des aliments après la résurrection doivent être interprétés dans un sens spirituel. La Sainte Écriture nous propose en effet les réalités intelligibles sous des comparaisons sensibles pour que notre esprit, selon le mot de saint Grégoire le Grand, apprenne à aimer ce qu'il ne connaît pas à partir de ce qu'il connaît. De cette manière, la joie que donne la contemplation de la sagesse, et l'assimilation de la vérité par notre intelligence sont d'ordinaire décrites par la sainte Écriture sous le symbolisme de la nourriture. Au Livre des Proverbes, il est dit de la Sagesse : Elle a mêlé son vin et dressé la table. Elle a dit à ceux qui sont dépourvus de sens : venez, mangez de mon pain et buvez du vin que j'ai mêlé pour vous. Il est dit aussi dans l'Ecclésiastique : Elle le nourrira du pain de la vie et de l'intelligence, elle l'abreuvera de l'eau de la sagesse salutaire. De cette même sagesse, les Proverbes nous disent encore : Elle est un arbre de vie pour ceux qui l'auront saisie ; qui s'y sera attaché, est heureux. Les textes allégués n'obligent donc pas à dire que les ressuscités auront à se nourrir. Les paroles du Seigneur, citées au chapitre XXVIe de saint Matthieu peuvent aussi s'entendre autrement, en référence aux repas pris par le Christ avec ses disciples après la résurrection : le Christ boit le vin nouveau, c'est-à-dire d'une nouvelle manière, non point par nécessité, mais comme preuve de sa résurrection. Et il dit : dans le royaume de mon Père, parce qu'à la résurrection du Christ, le royaume de l'immortalité a commencé de se manifester. Quant aux paroles de l'Apocalypse sur les mille ans et sur la première résurrection des martyrs, il faut comprendre cette résurrection de la résurrection des âmes, ressuscitées du péché. C'est le sens de la parole de saint Paul aux Éphésiens : Lève-toi d'entre les morts et le Christ t'illuminera. Les mille ans signifient le temps de l'Église, au cours duquel les Martyrs, ainsi que les autres saints, règnent avec le Christ, tant dans l'Église d'ici-bas, appelée le royaume de Dieu, que dans la patrie céleste en ce qui concerne les âmes. Le nombre de mille a le sens de perfection, parce que c'est un nombre cubique, et que le nombre dix, qui en est la racine, est également, d'ordinaire, symbole de perfection. C'est donc une évidence que les ressuscités ne s'adonneront ni à la nourriture et à la boisson, ni aux activités charnelles. On en peut conclure à la cessation de toutes les occupations de la vie active, ordonnées, semble-t-il, aux besoins de l'alimentation, aux rapports charnels, et à tout ce que réclame la vie corruptible. Seule demeurera chez les ressuscités l'occupation de la vie contemplative. Aussi est-il dit de Marie en contemplation qu'elle a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée. C'est encore la raison qui fait dire, au Livre de Job : Celui qui descend aux enfers, ne remontera plus ; il ne retournera plus dans sa maison et le lieu qu'il habitait ne le reconnaîtra plus. Par ces paroles, Job refusait cette résurrection proposée par certains selon qui, après la résurrection, l'homme retournerait à des occupations semblables à celles qu'il a maintenant, comme la construction de maisons et l'exercice d'autres métiers de ce genre.

84 : IDENTITÉ DE NATURE DES CORPS RESSUSCITÉS

Ce que l'on vient de dire en a induit plusieurs à se tromper sur les qualités des ressuscités. Le corps, composé d'éléments contraires, semble voué nécessairement à la corruption ; on en a conclu que les ressuscités n'auraient pas de corps composés d'éléments contraires. D'aucuns ont affirmé que nos corps ne ressusciteraient pas dans leur nature corporelle, mais seraient transformés en esprit, frappés qu'ils étaient par cette parole de l'Apôtre : Le corps, semé animal, ressuscitera spirituel. - D'autres se sont appuyés sur cette même parole pour assurer qu'après la résurrection nos corps seraient vaporeux, semblables à l'air et aux vents ; l'air étant appelé aussi esprit, ils traduisaient spirituels par aériens. - D'autres encore, prenant prétexte de ce que dit l'Apôtre au sujet de la résurrection dans la 1re Epître aux Corinthiens : il y a des corps célestes et il y a des corps terrestres, ont prétendu qu'à la résurrection les âmes reprendraient non point des corps terrestres mais des corps célestes. Toutes ces opinions paraissent confirmées par cette parole de l'Apôtre, au même endroit : La chair et le sang n'entreront pas en possession du royaume de Dieu. Il semble donc que les corps des ressuscités n'auront ni chair ni sang, et par conséquent aucune humeur. Mais la fausseté de ces opinions est évidente. Notre résurrection en effet sera semblable à la résurrection du Christ, comme l'écrit Paul aux Philippiens : Il restaurera notre corps misérable à la ressemblance de son corps glorieux. Mais le Christ après sa résurrection a eu un corps qu'on pouvait toucher, fait de chairs et d'os. Au témoignage de saint Luc, il dit à ses disciples, après sa résurrection : Touchez et voyez, un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que j'ai. Les autres hommes, quand ils ressusciteront, auront donc des corps que l'on pourra toucher, faits de chairs et d'os. L'âme est unie au corps comme la forme à la matière. Or toute forme possède une matière déterminée ; il doit y avoir proportion en effet entre l'acte et la puissance. Mais l'âme étant spécifiquement identique, il semble qu'elle doive avoir une matière spécifiquement identique. Le corps sera donc après la résurrection spécifiquement le même qu'avant. Il devra donc être fait de chairs, d'os et d'autres éléments semblables. La définition des êtres naturels, qui exprime l'essence de l'espèce, inclut la matière ; il en résulte que la matière étant affectée d'un changement spécifique, l'espèce de l'être naturel change nécessairement. Or l'homme est un être naturel. Si donc après la résurrection il n'a pas de corps composé de chairs, d'os, et d'autres éléments semblables, comme il l'est maintenant, l'être qui ressuscitera ne sera pas de même espèce, et le terme d'homme n'aura plus qu'un sens équivoque. Il y a bien plus de distance entre l'âme d'un homme et un corps d'une autre espèce, qu'entre l'âme d'un homme et le corps d'un autre homme. Or l'âme d'un homme, on l'a montré au Livre IIe, ne peut être réunie au corps d'un autre homme. A plus forte raison ne pourra-t-elle l'être, à la résurrection, à un corps d'une autre espèce. Il est nécessaire, pour que l'homme ressuscite dans une identité numérique, que ses parties essentielles soient numériquement les mêmes. Si donc le corps du ressuscité n'était pas fait de cette chair et de ces os dont il est actuellement composé, ce ne serait pas numériquement le même homme qui ressusciterait. Job, d'ailleurs, réfute de façon éclatante toutes ces fausses opinions, lorsqu'il dit : De nouveau je serai entouré de ma peau, et de ma chair je verrai Dieu ; je le verrai, moi, non pas un autre, Chacune de ces opinions présente des incohérences qui lui sont propres. Il est parfaitement impossible, en effet, de supposer que le corps se transforme en esprit. Il n'y a de passage réciproque qu'entre des êtres qui sont unis dans la matière. Or il ne peut y avoir participation commune à la matière entre êtres spirituels et êtres corporels, les substances spirituelles étant totalement immatérielles. Il est donc impossible que le corps humain se transforme en substance spirituelle. S'il le faisait, il se transformerait ou bien en cette substance spirituelle qu'est l'âme, ou bien en une autre. S'il se transformait en l'âme, il n'y aurait plus en l'homme, après comme avant la résurrection, que l'âme. La résurrection n'apporterait donc aucun changement à la condition de l'homme. Si le corps se transformait en une autre substance spirituelle, il en résulterait que deux substances spirituelles produiraient un être, un par nature ; ce qui est impossible puisque chaque substance spirituelle est subsistante par soi. Il est pareillement impossible que le corps humain ressuscité soit comparable à l'air et aux vents. Le corps de l'homme, comme celui de tout animal, doit en effet avoir une figure déterminée, en tout comme en parties. Or le corps qui possède une figure déterminée doit, en soi, pouvoir être circonscrit, la figure étant ce qui est compris par un trait ou par des traits limitatifs. Or l'air n'a pas en soi de quoi être circonscrit ; il ne peut l'être que par un terme étranger. Le corps de l'homme ressuscité ne peut donc ressembler à l'air ou aux vents. Ce corps doit être aussi doué de toucher, car il n'y a pas d'animal sans toucher. Or le ressuscité doit être un animal, puisqu'il est homme. Mais un corps aérien ne peut être doué de toucher, pas plus qu'aucun autre corps simple, étant donné que le corps qui est sujet du toucher doit faire le lien entre des qualités tactiles, de telle manière qu'il soit en quelque sorte en puissance à leur endroit, comme le Philosophe le prouve au IIe Livre De l'Ame. Il est donc impossible que le corps de l'homme ressuscité soit un corps aérien, comparable aux vents. Il ressort de là qu'il ne peut être un corps céleste. Le corps de l'homme, comme celui de tout animal, doit être réceptif aux qualités tactiles, nous venons de le dire. Or ce ne peut être le fait d'un corps céleste ; qui n'est ni froid ni chaud, ni humide ni sec, ni rien de semblable, que ce soit en acte ou que ce soit en puissance, comme il est prouvé au 1er Livre Du Ciel. Le corps de l'homme ressuscité ne sera donc pas un corps céleste. D'ailleurs les corps célestes sont incorruptibles ; ils ne peuvent perdre leur disposition naturelle. Or la figure qui leur convient par nature est la forme sphérique, comme il est prouvé au IIe Livre Du Ciel et du Monde. Il leur est donc impossible de recevoir la figure qui convient par nature au corps humain. Il est par conséquent impossible que les corps des ressuscités soient de la nature des corps célestes.

85 : CONDITION DIFFÉRENTE DES CORPS RESSUSCITÉS

Sans doute les corps ressuscités seront-ils de même espèce que nos corps de maintenant ; leur condition sera pourtant différente. La première différence qui affectera les corps des ressuscités, des bons comme des mauvais, ce sera leur incorruptibilité. A cela il y a une triple raison. La première vient de la fin même de la résurrection. Les bons comme les mauvais ressusciteront pour recevoir dans leur propre corps la récompense ou le châtiment de ce qu'ils auront fait durant leur vie terrestre. La récompense des bons, la béatitude, sera éternelle ; éternelle également la peine due au péché mortel. Ceci ressort de ce que nous avons précisé au Livre IIIe. Il faut donc que les corps des uns et des autres soient incorruptibles. Une deuxième raison peut se tirer de la cause formelle de la résurrection. On l'a dit déjà, c'est pour ne point demeurer éternellement séparée que l'âme reprendra un corps à la résurrection. Aussi bien, puisque c'est en vue de la perfection de l'âme que celle-ci recouvre un corps, convient-il que ce corps connaisse la condition qui est propre à l'âme. Or l'âme est incorruptible. On doit en conclure qu'il lui sera rendu un corps incorruptible. La troisième raison est à prendre du côté de la cause efficiente. Dieu qui restaurera pour la vie les corps déjà corrompus, pourra à plus forte raison donner à ces corps de conserver pour toujours la vie qui leur sera rendue. C'est ainsi, à titre de figure, qu'il a conservé intacts, quand il l'a voulu, des corps pourtant corruptibles, tels ceux des Trois Enfants dans la fournaise. On doit donc concevoir ainsi l'incorruptibilité de l'état futur : ce corps, maintenant corruptible, sera rendu incorruptible par la puissance de Dieu. L'âme aura sur lui une parfaite domination, en tant qu'elle aura pouvoir de lui communiquer la vie, ce à quoi rien ne pourra s'opposer. Tel est le sens du mot de l'Apôtre, dans la Ire Épître aux Corinthiens : Il faut que ce corps corruptible revête l'incorruptibilité, que ce corps mortel revête l'immortalité. L'homme ressuscité ne sera donc pas immortel pour la raison qu'il aura repris un autre corps incorruptible, comme le prétendaient les opinions citées plus haut, mais parce que ce corps, qui est maintenant corruptible, deviendra incorruptible. On doit donc comprendre la parole de l'Apôtre : La chair et le sang n'auront point part ait royaume de Dieu, en ce sens que dans la condition des ressuscités, la corruption de la chair et du sang sera supprimée, la substance de la chair et du sang étant maintenue cependant. Aussi l'Apôtre ajoute-t-il : la corruption n'héritera pas l'incorruptibilité.

86 : QUALITÉ DES CORPS GLORIEUX

En raison du mérite du Christ, la résurrection supprimera d'une façon générale, chez tous, bons et mauvais, le défaut de nature ; il restera pourtant une différence entre les bons et les mauvais, en ce qui les intéresse personnellement. Il relève de l'ordre de la nature que l'âme humaine soit la forme du corps, lui donnant la vie, le conservant dans l'être ; mais c'est en vertu des actes personnels que l'âme mérite d'être élevée à la gloire de la vision de Dieu, ou d'être exclue par sa faute de cet ordre de gloire. Il en ira donc, en général, du corps de tous selon qu'il convient à l'âme : forme incorruptible, celle-ci donnera au corps d'être incorruptible, nonobstant la composition des contraires, la matière du corps de l'homme étant en cela, de par la puissance de Dieu, totalement soumise à l'âme humaine. Mais de la lumière et de la force de l'âme élevée à la vision de Dieu, le corps qui lui sera uni recevra quelque chose de plus. Il sera totalement soumis à l'âme, de par la puissance divine, non seulement quant à l'être, mais aussi quant aux actions et passions, mouvements et qualités corporelles. De même donc que l'âme qui jouit de la vision de Dieu sera inondée d'une certaine lumière spirituelle, de même par rejaillissement de l'âme sur le corps, celui-ci, à sa manière, sera revêtu de la lumière de gloire. D'où la parole de l'Apôtre, dans la 1re Épître aux Corinthiens : Semé dans l'ignominie, le corps ressuscitera dans la gloire. Notre corps, maintenant opaque, sera alors lumineux. Comme dit saint Matthieu : Les justes resplendiront comme le soleil, dans le royaume de leur Père. Unie à sa fin suprême, l'âme qui jouira de la vision de Dieu, verra tous ses désirs comblés. Et parce que c'est le désir de l'âme qui meut le corps, il en résultera que le corps obéira totalement à l'empire de l'esprit. Les corps des bienheureux seront donc doués d'agilité. C'est bien ce que dit l'Apôtre au même endroit : Il est semé dans la faiblesse, il ressuscitera dans la force. Nous faisons l'expérience de la faiblesse de notre corps en le trouvant impuissant à obéir au désir de l'âme dans les mouvements et dans les actions que celle-ci lui commande. Cette faiblesse sera alors totalement supprimée, par la force qui de l'âme unie à Dieu rejaillira sur le corps. Voilà pourquoi la Sagesse dit des justes qu'ils courront comme des étincelles à travers le chaume ; non pas que le mouvement ait en eux pour fin de répondre à quelque nécessité, - ceux qui possèdent Dieu n'ont besoin de rien - il sera simplement une preuve de force. De même que l'âme qui jouit de Dieu verra son désir comblé en ce qui concerne l'obtention de tout bien, de même verra-t-elle son désir comblé en ce qui regarde l'éloignement de tout mal : il n'y a pas de place pour le mal dans la compagnie du souverain bien. Le corps amené par l'âme à son point de perfection, et proportionnellement à l'âme, sera immunisé contre tout mal, aussi bien en acte qu'en puissance, en acte d'abord, puisqu'il n'y aura dans les corps ressuscités ni corruption ni difformité, ni défaut quelconque ; en puissance aussi, car ils ne pourront souffrir rien qui leur soit dommageable. Aussi bien seront-ils impassibles, sans pourtant que cette impassibilité leur enlève rien de la passion qui fait partie de la nature sensible : ils useront en effet de leurs sens pour leur plaisir, en tout ce qui est compatible avec l'état d'incorruption. C'est pour exprimer cette impassibilité des corps ressuscités que l'Apôtre dit : Semé dans la corruption, il ressuscitera dans l'incorruption. L'âme qui jouira de Dieu lui sera unie d'une manière absolument parfaite, ayant part au maximum, selon sa capacité, à la bonté de Dieu. Le corps, pareillement, sera soumis parfaitement à l'âme, participant autant que possible à ses propriétés, par l'acuité des sens, par la régulation de l'appétit corporel, par la perfection totale de sa nature ; un être de nature est en effet d'autant plus parfait qu'en lui la matière est plus parfaitement soumise à la forme. Voilà la raison de la parole de l'Apôtre : Semé animal, il ressuscitera corps spirituel. Le corps du ressuscité sera spirituel, non qu'il sera esprit comme certains l'entendent abusivement, - qu'on entende esprit au sens de substance spirituelle ou qu'on l'entende au sens d'air ou de vent - ; mais parce qu'il sera totalement soumis à l'esprit. Ainsi maintenant est-il appelé corps animal, non qu'il soit âme, mais parce qu'il est soumis aux passions de l'âme et qu'il a besoin d'être nourri. Tout ce que nous venons de dire appelle la conclusion suivante : de même que l'âme humaine sera élevée à la gloire des esprits célestes jusqu'à voir l'essence de Dieu, de même le corps de l'homme sera magnifié jusqu'à posséder les propriétés des corps célestes : lumineux, impassible qu'il sera, doué d'une agilité qui ne connaîtra ni difficulté ni effort, amené par sa forme à la perfection la plus achevée. Voilà pourquoi l'Apôtre dit des corps ressuscités qu'ils seront célestes, non par leur nature, mais par leur gloire. Aussi, après avoir dit qu'il y a des corps célestes et qu'il y a des corps terrestres, ajoute-t-il : autre est la gloire des corps célestes, autre la gloire des corps terrestres. De même que la gloire à laquelle est élevée l'âme de l'homme dépasse l'excellence naturelle des esprits célestes, de même la gloire des corps ressuscités dépasse-t-elle la perfection naturelle des corps célestes, par une plus grande clarté, par une impassibilité mieux assurée, par une plus grande liberté de mouvement, et une plus haute dignité de nature.

87 : DU LIEU DES CORPS GLORIFIÉS

Il doit y avoir proportion entre le lieu et la chose qui l'occupe. En conséquence, ayant part aux propriétés des corps célestes, les corps ressuscités doivent avoir eux aussi leur lieu dans les cieux, ou mieux au-dessus de tous les cieux, pour se trouver ensemble avec le Christ qui les conduira à cette gloire par sa puissance, et dont l'Apôtre dit qu'il est monté au-dessus de tous les cieux, afin de remplir toutes choses. Il semble bien futile d'opposer à cette promesse divine un raisonnement tiré de la position naturelle des éléments, comme s'il était impossible au corps humain, bien que terrestre et occupant selon sa nature un lieu des plus bas, d'être élevé au-dessus d'éléments moins lourds. Il est en effet manifeste que le corps tient de l'âme qui lui donne son achèvement, de ne pas suivre la pente des éléments. Aussi longtemps que nous vivons, l'âme, par sa puissance, maintient le corps, en l'empêchant d'être dissous par les éléments contraires. Grâce à la puissance de l'âme motrice, le corps peut s'élever, et d'autant plus haut que cette force est plus grande. Or il est clair que l'âme sera douée d'une force plénière, quand elle sera unie à Dieu par la vision. Il ne doit donc pas paraître trop difficile que le corps, grâce à la puissance de l'âme, soit alors préservé de toute corruption, et élevé au-dessus de tous les autres corps. Le fait que la sphère des corps célestes ne saurait être brisée pour laisser s'élever au-dessus d'elle les corps glorieux, n'oppose pas davantage d'impossibilité à cette promesse divine. La puissance de Dieu permet en effet qu'il y ait simultanéité des corps glorieux avec d'autres corps. Une preuve nous en a été donnée à l'avance quand le Christ s'est présenté corporellement à ses disciples, en entrant toutes portes closes.

88 : DU SEXE ET DE L'AGE DES RESSUSCITÉS

C'est une erreur de croire, comme on l'a fait, qu'il n'y aura pas de sexe féminin parmi les corps des ressuscités. La résurrection en effet doit réparer les défauts de nature ; elle n'enlèvera rien au corps des ressuscités de ce qui constitue la perfection de leur nature. Or, aussi bien chez l'homme que chez la femme, les organes de la génération relèvent au même titre que les autres membres de l'intégrité du corps humain. Chez l'homme comme chez la femme, ces organes ressusciteront donc. Qu'on n'ait pas à en user, n'est pas une objection valable. Si une telle raison valait en faveur de l'absence de tous les organes nécessaires à la nutrition, puisque l'on n'usera plus d'aliments après la résurrection, c'est une grande partie des membres qui manqueraient ainsi au corps des ressuscités. Bien que sans usage, tous ces organes ressusciteront donc, pour restituer au corps l'intégrité de sa nature. Et ainsi, ce ne sera pas en vain. La faiblesse du sexe féminin ne s'oppose pas davantage à la perfection des ressuscités. Cette faiblesse en effet ne vient pas d'un défaut de nature, mais d'un dessein de la nature. La distinction naturelle qu'elle établit entre les êtres humains manifestera à la fois la perfection de la nature et la sagesse divine, laquelle dispose tout avec ordre. Quant à la parole de l'Apôtre, dans l'Épître aux Éphésiens : Jusqu'à ce que nous parvenions tous à ne plus faire qu'un dans la foi et dans la connaissance du Fils de Dieu, et à constituer cet homme parfait, dans la force de l'âge, qui réalise la plénitude du Christ, elle n'oblige pas davantage à conclure dans ce sens. Elle ne veut pas dire que tous les ressuscités qui s'en iront à la rencontre du Christ dans les airs posséderont le sexe viril ; elle veut indiquer la perfection et la puissance de l'Église. C'est l'Église tout entière qui sera comme un homme parfait, allant à la rencontre du Christ, ainsi qu'il ressort du contexte. Mais il convient que tous ressuscitent dans la jeunesse de l'âge du Christ, pour la perfection que cet âge seul apporte à la nature, Dans l'enfance, la croissance n'a pas fini d'apporter à la nature sa pleine maturité ; avec la vieillesse, la décrépitude l'en a déjà frustré.

89 : DE LA QUALITÉ DES CORPS RESSUSCITÉS, CHEZ LES DAMNÉS

Nous pouvons réfléchir maintenant sur la condition des corps ressuscités, chez ceux qui seront damnés. Il convient qu'il y ait proportion entre leur corps et leur âme. Par nature, l'âme des méchants est bonne, créée qu'elle est par Dieu ; mais leur volonté sera désordonnée, défaillante par rapport à sa fin propre. Les corps des damnés, en ce qui regarde la nature, retrouveront donc leur intégrité ; ils ressusciteront à l'âge parfait, sans aucune atrophie des membres, sans ces défauts ou ces infirmités qu'a pu provoquer une erreur de la nature. Les morts, dit l'Apôtre dans la 1re Épître aux Corinthiens, ressusciteront incorruptibles, ce qui doit s'entendre de tous, bons et mauvais, comme le veut le contexte. Mais parce que l'âme sera, par volonté, détournée de Dieu et privée de sa fin propre, ces corps ne seront pas spirituels, comme s'ils étaient parfaitement soumis à l'esprit ; bien plus, l'âme sera dans un état charnel. Ces corps ne seront pas doués d'agilité, comme s'ils obéissaient sans difficulté à l'âme ; bien plutôt seront-ils lourds et pesants, insupportables en quelque sorte à l'âme, à l'exemple même de l'âme que la désobéissance a détournée de Dieu. Ils demeureront sujets à la souffrance, comme maintenant, et plus encore que maintenant, de telle manière cependant qu'ils éprouveront du côté des réalités sensibles douleur mais non corruption, de même que l'âme sera torturée par la totale frustration du désir naturel qu'elle a de la béatitude. Ces corps seront opaques et ténébreux, à l'image de l'âme privée de la lumière de la connaissance de Dieu. C'est le sens de la parole de l'Apôtre : Tous ressusciteront, mais tous ne seront pas changés ; seuls les bons seront transformés pour la gloire ; les corps des méchants ressusciteront privés de gloire. Peut-être regardera-t-on comme impossible que les corps des méchants soient sujets à la souffrance sans l'être à la corruption, puisque toute passion trop forte altère la substance. Nous voyons en effet qu'un corps, s'il demeure longtemps dans le feu, finit par se consumer, qu'une douleur trop intense va jusqu'à séparer l'âme du corps. Tout ceci se vérifie dans l'hypothèse où la matière passe de forme en forme. Après la résurrection, le corps humain, pas plus chez les réprouvés que chez les élus, ne pourra passer de forme en forme ; chez les uns comme chez les autres, le corps sera totalement parachevé par l'âme dans son être naturel, au point qu'il ne sera plus possible que telle forme soit écartée de tel corps ni que telle autre ne soit introduite, la puissance de Dieu soumettant parfaitement le corps à l'âme. Il en résulte que la puissance où se trouve la matière première à l'égard de n'importe quelle forme se trouvera liée en quelque sorte dans le corps humain par la puissance de l'âme, de telle manière qu'elle ne pourra plus être actualisée par une autre forme. Mais le corps des damnés n'étant pas totalement soumis à l'âme, au moins sous certains aspects, il sera heurté dans sa sensibilité par des sensibles contraires. Un feu corporel l'accablera, en ce sens que la qualité de ce feu s'opposera par son intensité même à l'équilibre organique et à l'harmonie qui est connaturelle au sens, sans toutefois qu'il puisse les détruire. Une telle épreuve cependant ne pourra pas séparer l'âme du corps, celui-ci restant toujours, nécessairement, sous l'emprise de la même forme. Et de même que les corps des Bienheureux seront élevés au-dessus des corps célestes en ce renouveau que sera la gloire, de même les corps des damnés seront voués, en proportion inverse, à des lieux inférieurs, de ténèbres et de souffrances. Que sur eux fonde la mort et qu'ils descendent, vivants, aux enfers, dit le Psaume LIV. Et l'Apocalypse : Le diable, leur séducteur, fut jeté dans l'étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit, pour les siècles des siècles.

90 : COMMENT DES SUBSTANCES IMMATÉRIELLES PEUVENT ÊTRE TOURMENTÉES PAR UN FEU MATÉRIEL

Mais un doute peut se lever : comment le démon, qui n'a pas de corps, et les âmes des damnés avant la résurrection, peuvent-ils souffrir d'un feu matériel, de ce même feu dont souffriront dans l'enfer les corps des damnés, comme l'affirme le Seigneur : Allez, maudits, au feu éternel, préparé pour le diable et ses anges ? Il faut d'abord éviter de penser que des substances incorporelles puissent souffrir d'un feu matériel au point que ce feu corrompe leur nature, ou l'altère, ou lui fasse subir une quelconque transformation, de la manière où maintenant nos corps corruptibles peuvent être affectés par le feu. Les substances incorporelles n'ont point de matière corporelle qui puisse les rendre sujettes à un changement de la part de réalités corporelles ; elles ne sont pas davantage réceptives à des formes sensibles, si ce n'est d'une manière intellectuelle qui n'est pas douloureuse, mais bien plutôt épanouissante et agréable. On ne peut davantage affirmer que ces substances souffrent d'un feu matériel en raison de quelque opposition des contraires, comme ce sera le cas des corps après la résurrection ; car des substances incorporelles n'ont pas d'organes sensoriels et n'usent pas de puissances sensitives. Ces substances incorporelles souffrent donc du feu matériel par le biais d'une certaine ligature. Les esprits, en effet, peuvent être enchaînés aux corps soit par mode de forme, comme l'âme l'est au corps humain, pour lui donner la vie, soit, en dehors de ce rôle de forme, à la manière dont les nécromanciens, par la puissance des démons, enchaînent les esprits à des figurines ou à d'autres objets de ce genre. Pour ces esprits, c'est une source de douleur que de se savoir enchaînés par châtiment à ces objets grossiers. Il est normal d'ailleurs que les esprit damnés souffrent le châtiment de peines corporelles. Tout péché d'une créature raisonnable vient en effet d'un manque de soumission à Dieu. Or la peine doit être proportionnée à la faute : la volonté doit subir en sens contraire, pénalement, ce dont l'amour a été pour elle une causé de péché. C'est donc un juste châtiment, pour une nature raisonnable pécheresse, d'être soumise, liée en quelque sorte, à des êtres inférieurs, corporels en l'occurrence. Au péché commis contre Dieu est due, non seulement la peine du dam, mais aussi la peine du sens, nous l'avons vu au Livre IIIe. La peine du sens répond en effet à cet aspect de la faute qui consiste à se tourner, de façon désordonnée, vers un bien transitoire ; la peine du dam, elle, répondant à cet autre aspect de la faute qui consiste à se détourner du bien immuable. Or la créature raisonnable, et spécialement l'âme humaine, pèche en se tournant de manière désordonnée vers les réalités corporelles. Il est donc juste qu'un châtiment lui soit infligé par l'entremise de ces êtres corporels. Si cette peine afflictive, que nous appelons la peine du sens, est due au péché, il faut bien qu'elle ait pour origine ce qui peut entraîner une souffrance. Or rien ne cause de souffrance que ce qui s'oppose à la volonté. Mais il n'est pas opposé à la volonté naturelle de la nature raisonnable d'être liée à une substance spirituelle ; bien au contraire, il y a là pour elle une source de joie, et qui intéresse sa perfection : c'est en effet une union du semblable avec son semblable, de l'intelligible avec l'intellect, puisque toute substance spirituelle est de soi intelligible. Mais il est contraire à la volonté naturelle d'une substance spirituelle d'être soumise à un corps à l'égard duquel, selon l'ordre de sa nature, elle devrait être libre. Il est donc juste qu'une substance spirituelle soit punie par l'intermédiaire d'êtres corporels. Il ressort de là que tout en interprétant dans un sens spirituel les réalités corporelles dont parle l'Écriture à propos de la récompense des Bienheureux, comme de la promesse de mets et de boissons, il faut interpréter dans un sens matériel et propre certaines réalités corporelles dont l'Écriture menace les pécheurs à titre de châtiment. Il ne convient pas qu'une nature supérieure soit récompensée par l'usage d'une réalité inférieure, alors qu'elle doit l'être par l'union à une nature supérieure ; mais une nature supérieure est justement punie en étant condamnée à vivre en compagnie de natures inférieures. Rien n'empêche pourtant de comprendre dans un sens spirituel et figuratif ce que l'Écriture affirme matériellement quant aux peines des damnés. Ainsi le ver dont parle Isaïe : leur ver ne mourra pas, peut être compris comme le remords de la conscience qui torture même les impies. Il est impossible en effet qu'un ver corporel ronge une substance spirituelle et pas davantage les corps des damnés, qui sont incorruptibles. Les larmes et les grincements de dents, dans les substances spirituelles, ne peuvent avoir qu'un sens métaphorique, bien que rien ne les empêche d'avoir un sens littéral dans les corps des damnés, après la résurrection ; à condition toutefois qu'on ne voie pas dans ces gémissements une effusion de larmes, - pareille effusion ne pouvant se produire dans ces corps -, mais seulement cette souffrance du coeur, ce trouble des yeux et de la tête qui d'habitude accompagnent les pleurs.

 

ETAT DES ESPRITS RESSUSCITES

 

91 : AUSSITOT SÉPARÉES DU CORPS, LES AMES REÇOIVENT LEUR RÉCOMPENSE OU LEUR CHATIMENT

Nous pouvons conclure de tout ceci que les âmes humaines reçoivent aussitôt après la mort, selon leurs mérites, leur châtiment ou leur récompense. Les âmes séparées, nous l'avons montré, sont en effet capables d'encourir des châtiments, non seulement spirituels, mais aussi corporels. Qu'elles puissent entrer dans la gloire, c'est évident, après ce que nous avons dit au Livre IIIe. Dès que l'âme est séparée du corps, elle devient capable de voir Dieu, vision à laquelle elle ne pouvait parvenir tant qu'elle était unie à un corps corruptible. C'est en effet dans la vision de Dieu que consiste l'ultime béatitude de l'homme, récompense de la vertu. Or on ne voit pas pourquoi châtiment et récompense seraient différés, du moment que l'âme est capable de l'un et de l'autre. Sitôt donc que l'âme est séparée du corps, elle reçoit sa récompense ou son châtiment pour tout ce qu'elle a fait pendant qu'elle était dans son corps. Cette vie-ci est le temps du mérite ou du démérite, d'où la comparaison avec le service militaire et les jours du mercenaire, telle qu'elle est établie au Livre de Job : La vie de l'homme sur terre est un temps de service, ses jours sont comme ceux d'un mercenaire. Mais après le temps de service, après le travail du mercenaire, vient la récompense ou le châtiment, dûs à ceux qui ont bien ou mal _uvré. Aussi est-il dit au Lévitique : Le salaire du mercenaire ne restera pas avec toi jusqu'au lendemain matin. Et encore, en Job : Bien vite, je ferai retomber votre provocation sur vos têtes. Il est normal que l'ordre du châtiment et de la récompense réponde à l'ordre de la faute et du mérite. Or mérite et faute n'intéressent le corps que par l'intermédiaire de l'âme : rien ne rentre dans l'ordre du mérite ou du démérite qui ne soit volontaire. Il convient donc que la récompense comme le châtiment atteignent le corps par le biais de l'âme, non point l'âme par le biais du corps. Il n'y a donc aucune raison d'attendre la résurrection des corps pour qu'ait lieu la récompense ou la punition des âmes ; bien plutôt convient-il que les âmes en qui tout d'abord se trouvent réalisés faute et mérite, soient tout d'abord aussi punies ou récompensées. Récompense et châtiment sont dûs aux créatures raisonnables en vertu de la même providence de Dieu qui accorde aux réalités naturelles leurs perfections propres. Or il en va ainsi des réalités naturelles que chacune d'elles reçoit à l'instant la perfection dont elle est capable, à moins qu'il n'y ait un obstacle soit de la part du sujet récepteur, soit de la part de l'agent. Puisque les âmes deviennent capables de la gloire et du châtiment aussitôt que séparées du corps, elles les recevront immédiatement, sans que la récompense des bons et le châtiment des méchants soient différés jusqu'au temps où les âmes retrouveront leur corps. Il faut cependant bien voir que de la part des bons il peut y avoir un certain obstacle à ce que l'âme déliée du corps reçoive immédiatement cette récompense dernière qu'est la vision de Dieu. A cette vision, qui dépasse absolument les facultés naturelles, la créature raisonnable ne peut être élevée qu'une fois totalement purifiée. Il est dit de la Sagesse que rien de souillé ne peut pénétrer en elle ; et en Isaïe, qu'aucun impur ne passera par là. Or c'est le péché qui souille l'âme en l'enchaînant indûment aux réalités inférieures. De cette souillure elle est purifiée en cette vie par la pénitence et par les autres sacrements. Mais il arrive que cette purification n'est pas pleinement réalisée ici-bas et que l'âme est encore redevable de peine, soit qu'il y ait eu négligence ou affaires trop absorbantes, soit même que l'on ait été prévenu par la mort. L'âme n'en mérite pas pour autant d'être totalement exclue de la récompense, car tout cela peut se faire sans qu'il y ait péché mortel, le seul qui puisse détruire la charité à laquelle est due la récompense de la vie éternelle. Il faut donc que de telles âmes soient purifiées après cette vie, avant d'obtenir la récompense dernière. Or cette purification est afflictive, tout comme en cette vie où elle aurait pu être pleinement accomplie au moyen de peines satisfactoires. Sans quoi, dans l'hypothèse où la peine qui n'est pas accomplie ici-bas ne serait pas ressentie dans le monde à venir, le sort de ceux qui négligent de le faire serait meilleur que le sort de ceux qui en ont le souci. Le don de la récompense aux âmes des bons à qui il reste encore ici-bas quelque chose à purifier sera donc retardé jusqu'à ce que ces âmes aient subi les peines purificatrices. Voilà pourquoi nous affirmons qu'il y a un purgatoire. C'est ce que confirme la parole de l'Apôtre dans la Ire Épître aux Corinthiens : Si son _uvre est consumée, il en subira la perte ; quant à lui, il sera sauvé, mais comme à travers le feu. C'est ce que confirme aussi la tradition de l'Église universelle qui prie pour les défunts, d'une prière qui serait inutile s'il n'y avait pas de purgatoire. L'Église en effet ne prie pas pour ceux qui sont arrivés au terme, bons ou mauvais, mais pour ceux qui ne sont pas encore arrivés. Qu'aussitôt après la mort les âmes reçoivent leur châtiment ou leur récompense, s'il n'y a pas d'obstacle, les textes de l'Écriture l'affirment. Il est dit des méchants, au Livre de Job : Ils passent leurs jours dans le bonheur et en un instant ils descendent aux enfers ; et en saint Luc : Le riche mourut et fut enseveli dans l'enfer, l'enfer étant le lieu où les âmes sont punies. Il en va évidemment de même pour les bons. Le Seigneur, suspendu à la croix, dit au larron : Dès aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis, étant entendu que le Paradis est la récompense qui est promise aux bons, selon le mot de l'Apocalypse : Au vainqueur je ferai manger de l'arbre de vie placé dans le paradis de mon Dieu. Certains prétendent, sans doute, qu'il ne faut pas voir dans le paradis l'ultime récompense des cieux dont il est parlé en saint Matthieu : Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. Il ne s'agirait que d'une récompense terrestre, le paradis semblant être en effet ce lieu terrestre dont il est dit dans la Genèse : Dieu planta un paradis de délices et il y mit l'homme qu'il avait modelé. Mais si l'on étudie correctement les paroles de la sainte Écriture, on verra que la rétribution finale promise aux saints dans les cieux est accordée aussitôt après cette vie. Dans la Ire Épître aux Corinthiens, au chapitre IVe, l'Apôtre a commencé par parler de la gloire finale en disant que la légère tribulation d'un moment nous prépare, bien au delà de toute mesure, une masse éternelle de gloire. Aussi bien ne regardons-nous pas aux choses visibles, mais aux invisibles ; les choses visibles en effet n'ont qu'un temps, les invisibles sont éternelles, parole qui s'applique clairement à la gloire finale, celle des cieux. Puis, pour en montrer le temps et le mode, l'Apôtre ajoute : Nous savons en effet que si cette tente - notre demeure terrestre -vient à être détruite, nous avons une maison qui est l'_uvre de Dieu, une demeure éternelle qui n'est pas faite de main d'homme, et qui est dans les cieux. Par là Paul donne clairement à entendre qu'une fois accomplie la séparation d'avec le corps, l'âme entre dans l'éternelle demeure du ciel, qui n'est rien d'autre que la jouissance de Dieu, à l'image de celle des anges dans les cieux. L'Apôtre, objectera-t-on peut-être, n'a pas dit qu'aussitôt après la dissolution du corps nous prendrions en fait possession de cette demeure éternelle des cieux ; il ne s'agit que d'espérance, l'entrée en possession réelle étant réservée à l'avenir. Une telle objection est évidemment à l'opposé de l'intention de l'Apôtre ; c'est dès cette vie en effet que nous est promise, selon la prédestination divine, cette demeure du ciel ; et déjà nous l'avons en espérance, selon cette parole de l'Épître aux Romains : C'est en espérance que nous avons été sauvés. C'est donc inutilement qu'il aurait ajouté : Si cette tente -notre demeure terrestre -vient à être détruite. Il lui aurait suffi de dire : Nous savons que nous avons une maison qui est l'_uvre de Dieu, etc... Ce qui suit le montre d'ailleurs plus clairement encore : Sachant que demeurer dans ce corps, c'est vivre en exil loin du Seigneur, - car nous cheminons dans la foi et non dans la claire vision -nous sommes donc pleins d'assurance et préférons quitter ce corps pour aller demeurer auprès du Seigneur. C'est en vain que nous voudrions quitter ce corps, c'est-à-dire en être séparés, si ce n'était pour nous trouver aussitôt dans la présence du Seigneur. Or nous ne sommes en sa présence que dans la claire vision. Tant que nous marchons dans la foi et non pas à vue, nous vivons en exil loin du Seigneur. C'est donc aussitôt après sa séparation d'avec le corps que l'âme sainte voit Dieu face à face, ce qui est la béatitude suprême. C'est ce que prouvent aussi ces paroles de l'Apôtre aux Philippiens : J'ai le désir de m'en aller et d'être avec le Christ. Or le Christ est au ciel. L'Apôtre espérait donc parvenir au ciel aussitôt que délié de son corps. Est ainsi réfutée l'erreur de certains Grecs qui nient le Purgatoire et prétendent qu'avant la résurrection des corps les âmes ni ne montent au ciel ni ne descendent en enfer.

92 : APRÈS LA MORT, LES AMES DES SAINTS VERRONT LEUR VOLONTÉ IMMUABLEMENT FIXÉE DANS LE BIEN

Nous pouvons déduire de tout cela que les âmes, aussitôt après leur séparation d'avec le corps, sont immuablement fixées dans leur volonté de telle manière que la volonté de l'homme ne puisse plus désormais passer ni du bien au mal, ni du mal au bien. Tant que l'âme en effet peut passer du bien au mal ou du mal au bien, elle est dans un état de combat et de guerre : il lui faut résister activement au mal pour n'être pas vaincue par lui, ou faire effort pour s'en libérer. Aussitôt que l'âme s'est séparée du corps, elle n'est plus en état de guerre ou de combat, mais en situation de recevoir la récompense ou le châtiment selon qu'elle a lutté selon les règles ou non. Or nous avons vu déjà qu'elle recevait aussitôt récompense ou châtiment. La volonté de l'âme ne peut donc plus passer désormais du bien au mal ou du mal au bien. Comme nous l'avons montré au Livre IIIe, la béatitude, qui consiste dans la vision de Dieu, est éternelle ; nous avons vu également comment au péché mortel était due une peine éternelle. Mais l'âme ne peut être bienheureuse, si sa volonté n'a pas été droite ; et c'est en se détournant de sa fin qu'une volonté cesse d'être droite. Or il est impossible de se détourner de la fin et d'en jouir à la fois. Il faut donc que la volonté de l'âme bienheureuse garde une éternelle rectitude, telle qu'elle ne puisse passer du bien au mal. La créature raisonnable désire naturellement le bonheur : elle ne peut pas ne pas vouloir être heureuse. Elle peut cependant se détourner volontairement de ce qui fait sa véritable béatitude. Cette perversité de la volonté s'explique ainsi : l'objet de la béatitude n'est pas saisi sous sa raison de béatitude ; ce qui est saisi, c'est quelque chose d'autre vers quoi la volonté désormais s'infléchit comme vers sa fin. L'homme, par exemple, qui met sa fin dans les plaisirs charnels les estime comme ce qu'il y a de meilleur, ce qui est la définition même de la béatitude. Mais ceux qui déjà sont bienheureux saisissent l'objet véritable de la béatitude sous sa raison de béatitude et de fin dernière : autrement leur désir n'en serait pas comblé, et ils ne seraient pas bienheureux. Les bienheureux ne peuvent donc détourner leur volonté de ce qui fait la véritable béatitude. Il leur est impossible d'avoir une volonté perverse. Quiconque se contente de ce qu'il a ne cherche pas ailleurs. Mais quiconque est bienheureux, se contente de ce qui fait son véritable bonheur ; autrement son désir ne serait pas comblé. Quiconque est bienheureux n'a donc rien à chercher qui n'appartienne à ce qui fait son véritable bonheur. Mais nul n'a de volonté mauvaise que dans la mesure où il désire ce qui est contraire à l'objet de la véritable béatitude. La volonté d'aucun Bienheureux ne peut donc se pervertir. Il n'y a pas de péché de la volonté sans une certaine ignorance du côté de l'intelligence : nous ne voulons rien d'autre que le bien, vrai ou apparent. Ils se trompent ceux qui font le mal, disent les Proverbes, et le Philosophe d'affirmer, au IIIe Livre de l'Éthique, que tout méchant est un ignorant. Mais l'âme qui est vraiment bienheureuse est absolument incapable d'ignorance, puisqu'elle voit en Dieu tout ce qui regarde sa perfection. D'aucune manière, par conséquent elle ne peut avoir mauvaise volonté, alors surtout que sa vision de Dieu est toujours en acte, comme nous l'avons montré au Livre IIIe. Notre intelligence peut se tromper sur certaines conclusions tant qu'il n'y a pas eu résolution aux premiers principes ; cette réduction faite, il y a alors science des conclusions, une science qui ne peut être fausse. Or il en va de la fin dans le domaine des appétits, comme du principe de démonstration en domaine spéculatif, écrit Aristote au IIe Livre de l'Éthique. Tant que nous n'avons pas atteint la fin dernière, notre volonté peut se pervertir ; cela n'est pas possible une fois qu'on est entré dans la jouissance de la fin dernière, ce qui est le désirable pour soi, tout comme les premiers principes des démonstrations sont connus par soi. En tant que tel, le bien est aimable. Ce qui est saisi comme le meilleur est souverainement aimable. La substance raisonnable qui voit Dieu, le saisit comme le meilleur. Elle l'aime donc souverainement. Or n'est de la nature de l'amour de rendre conformes entre elles les volontés de ceux qui s'aiment. Les volontés des Bienheureux sont donc souverainement conformes à Dieu, de cette conformité qui fait la rectitude de la volonté, puisque la volonté de Dieu est la première règle de toutes les volontés. Les volontés de ceux qui voient Dieu ne peuvent donc devenir mauvaises. Aussi longtemps qu'il est possible à un être de tendre vers quelque chose d'autre, sa fin dernière n'est pas atteinte. Si donc l'âme bienheureuse pouvait encore passer du bien au mal, elle n'aurait pas encore atteint sa fin dernière, ce qui va contre la nature même de la béatitude. Il est donc évident que les âmes qui entrent dans la béatitude aussitôt après la mort, voient leur volonté immuablement fixée.

93 : APRÈS LA MORT, LES AMES DES MÉCHANTS VERRONT LEUR VOLONTÉ IMMUABLEMENT FIXÉE DANS LE MAL

Ainsi en va-t-il encore des âmes qui, aussitôt après la mort, tombent dans le malheur des châtiments : elles deviennent immuablement fixées en leur volonté. Une peine éternelle - nous l'avons montré au Livre IIIe - est due au péché mortel, Mais la peine des âmes qui sont damnées ne serait pas éternelle, si ces âmes pouvaient convertir leur volonté ; il serait alors injuste que pour leur bonne volonté elles soient punies éternellement. La volonté de l'âme damnée ne peut donc se convertir au bien. Le désordre de la volonté est lui-même une peine, très spécialement une peine afflictive : étant donné que pour quiconque possède une volonté déréglée tout ce qui se fait de juste est un objet de dégoût, l'accomplissement en toutes choses de la volonté de Dieu à laquelle en péchant ils ont résisté, sera pour les damnés un sujet de dégoût. Et jamais ce désordre de leur volonté ne pourra disparaître. Seule la grâce de Dieu peut faire passer la volonté du péché au bien, nous l'avons expliqué au Livre IIIe. De même que les âmes des bons sont admises à participer en plénitude à la bonté de Dieu, de même les âmes des damnés sont totalement exclues de la grâce. Leur volonté ne peut donc se convertir. De même enfin que les bons, en leur existence charnelle, mettent en Dieu la fin de toutes leurs _uvres et de tous leurs désirs, de même les méchants la mettent en quelque objet d'injustice, qui les détourne de Dieu. Mais les âmes séparées des bons adhéreront immuablement à la fin qu'ils se sont donnée en cette vie, qui est Dieu. Les âmes des méchants adhéreront donc aussi à la fin qu'ils se sont choisie. De même donc que la volonté des bons ne pourra devenir mauvaise, pas davantage la volonté des méchants ne pourra devenir bonne.

94 : IMMUTABILITÉ DE LA VOLONTÉ DANS LES AMES QUI SONT RETENUES EN PURGATOIRE

Il est cependant des âmes qui n'entrent pas dans la béatitude aussitôt après leur séparation d'avec le corps, et qui ne sont pas pour autant damnées ; telles sont les âmes qui emportent avec elles quelque chose à expier. Il faut montrer que ces âmes-là, une fois séparées de leur corps, ne peuvent pas davantage subir de changement dans leur volonté. Les âmes des bienheureux et les âmes des damnés ont en effet leur volonté pleinement fixée de par la fin à laquelle elles ont adhéré. Mais les âmes qui emportent avec elles quelque chose à purifier n'ont pas d'autre fin que celle des âmes bienheureuses : elles quittent ce monde dans la charité qui nous donne d'adhérer à Dieu comme à notre fin. Elles auront donc, elles aussi, leur volonté immuablement fixée.

95 : IMMUTABILITÉ DE LA VOLONTÉ, EN GÉNÉRAL, DANS TOUTES LES AMES SÉPARÉES DU CORPS

C'est de la fin que résulte, pour toutes les âmes séparées, l'immutabilité de leur volonté ; on peut le prouver ainsi. La fin, avons-nous dit, se comporte en matière d'appétit comme les premiers principes en matière spéculative. Or ces principes sont naturellement connus ; l'erreur qui porterait sur eux viendrait d'une corruption de la nature. L'homme ne pourrait passer d'une juste à une fausse perception de ces principes, ou vice versa, sans un changement de nature ; celui qui erre sur les principes ne peut en effet être ramené par des principes plus certains, alors qu'on peut ramener l'homme dont l'erreur porte sur des conclusions. De même personne ne saurait être détourné de l'exacte perception des principes par quelque apparence plus déterminante. Ainsi en va-t-il pour la fin : tout être désire la fin dernière. D'une manière générale, il en résulte que la nature raisonnable désire la béatitude. Mais que ceci ou cela soit désiré sous la raison de béatitude et de fin dernière, voilà qui vient d'une disposition spéciale de la nature. Le Philosophe ne dit-il pas : Tel on est, telle nous apparaît la fin ? Si donc la disposition qui fait désirer à quelqu'un telle chose comme sa fin dernière ne peut changer, sa volonté ne pourra pas varier en ce qui concerne le désir de cette fin. Mais de telles dispositions peuvent être modifiées tant que l'âme reste unie au corps. Notre désir de telle chose à titre de fin dernière vient parfois d'une disposition passionnelle très passagère ; d'où la facilité avec laquelle le désir de la fin peut changer, comme c'est le cas pour les continents. Parfois aussi, la disposition qui nous incline à désirer telle fin, bonne ou mauvaise, vient d'un certain habitus ; cette disposition-là ne se modifie pas facilement. Il en résulte qu'un tel désir de la fin se maintient plus fortement, comme c'est le cas pour les tempérants. Mais en cette vie, même cette disposition de l'habitus peut disparaître. Voilà donc qui est évident : tant que demeure la disposition qui nous fait désirer telle chose à titre de fin dernière, le désir de cette fin ne peut subir de changement, car la fin dernière est désirée avec le maximum d'intensité : on ne peut être détourné du désir de la fin dernière par un objet de plus grand désir. Or, tant qu'elle est unie au corps, l'âme est dans un état changeant ; elle ne l'est plus une fois séparée du corps. La disposition de l'âme est en effet accidentellement modifiée selon telle ou telle modification corporelle ; le corps, au service de l'âme en ses opérations propres, lui est donné par la nature pour que l'âme, en son existence corporelle, atteigne sa perfection, mue pour ainsi dire vers elle. Quand donc l'âme sera séparée du corps, elle ne sera plus dans un état de tension vers la fin, mais dans un état de repos en la fin obtenue. La volonté sera donc immobile en ce qui concerne le désir de la fin dernière. Or c'est la fin dernière qui commande toute la bonté ou toute la malice de la volonté : a bonne volonté quiconque veut n'importe quel bien ordonné à une fin bonne ; a mauvaise volonté quiconque veut n'importe quel mal ordonné à une fin mauvaise. La volonté de l'âme séparée ne peut donc se porter du bien au mal, bien qu'elle puisse se porter d'un objet à un autre, l'ordre à la même fin dernière étant cependant sauf. Tout ceci montre qu'une telle immutabilité de la volonté ne répugne pas au libre arbitre, dont l'acte est de choisir : l'élection en effet porte sur les moyens d'atteindre la fin, non sur la fin dernière. De même qu'il n'est pas actuellement contraire au libre arbitre qu'en général, et d'une volonté immuable, nous désirions le bonheur et fuyions le malheur, de même ne sera-t-il pas contraire au libre arbitre que la volonté se porte de manière immuable sur un objet déterminé comme sur la fin dernière. De même qu'il y a en nous, maintenant, et de manière immuable, une nature commune qui nous fait désirer le bonheur, en général, de même alors il y aura en nous, stable, cette disposition spéciale qui nous fera désirer ceci ou cela à titre de fin dernière. Quant aux substances séparées, - nous voulons parler des anges - elles sont plus proches que les âmes de leur perfection dernière, de par la nature en laquelle elle sont créées. Point n'est besoin pour elles d'acquérir la science à partir des sens, ni de parvenir, à coup de raisonnement, des principes aux conclusions, comme c'est le cas pour les âmes. Elles ont le pouvoir de parvenir aussitôt à la contemplation de la vérité au moyen d'espèces infuses. Aussi bien sont-elles immuablement fixées dans leur fin, que cette fin soit ce qu'elle doit être ou non, sitôt qu'elles s'y sont attachées. Mais il ne faut pas croire que les âmes, une fois qu'elles auront recouvré leur corps à la résurrection, perdront cette immutabilité de la volonté : bien au contraire, elles y persévéreront. Lors de la résurrection en effet, nous l'avons dit plus haut, ce sont les corps qui épouseront les exigences de l'âme, non point les âmes qui auront à subir un changement de la part des corps.

 

LE JUGEMENT DERNIER

 

96 : LE JUGEMENT FINAL

Il est évident, d'après ce qui précède, que l'activité de l'homme en cette vie est l'objet d'une double rétribution. La première, qui concerne l'âme, est perçue aussitôt que celle-ci est séparée du corps. L'autre consistera dans la recouvrance des corps, les uns reprenant un corps impassible et glorieux, les autres un corps voué à la souffrance et à la honte. La première rétribution se fait en particulier pour chacun, puisque chacun meurt isolément. La seconde se fera d'un coup, pour tous, dans une résurrection générale. Or toute rétribution, dont l'objet diffère selon la diversité des mérites, requiert un jugement. Il est donc nécessaire qu'il y ait un double jugement : l'un qui déterminera la récompense ou le châtiment attribué à l'âme de chaque homme en particulier ; l'autre, général, qui fera rendre à tous, d'un coup et pour l'âme et pour le corps, ce qu'ils auront mérité. Et parce que le Christ, par son humanité en laquelle il a souffert et est ressuscité, nous a mérité la résurrection et la vie éternelle, c'est à lui que revient ce jugement au cours duquel les ressuscités recevront leur récompense ou leur châtiment. Voilà pourquoi il est dit du Christ, en saint Jean : Il l'a constitué souverain juge, parce qu'il est Fils de l'homme. Il doit y avoir proportion entre le jugement et ceux qui en sont les sujets. Puisque le jugement final porte sur la récompense ou le châtiment des corps visibles, il convient que ce jugement se fasse d'une manière visible. Aussi bien le Christ présidera-t-il ce jugement en son humanité que tous, bons et méchants, pourront voir. Quant à sa divinité dont la vision fait les bienheureux, seuls les bons pourront la voir. Par contre, le jugement des âmes, parce qu'il a pour sujets des êtres invisibles, se fait de manière invisible. Bien que le Christ, en ce jugement final, ait l'autorité souveraine de juger, jugeront pourtant avec lui, à titre d'assesseurs, ceux qu'avant tous les autres se sont attachés à lui, les Apôtres, auxquels il a été dit, selon saint Matthieu : Vous qui m'avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël ; promesse qui s'étend d'ailleurs à tous ceux qui suivent les traces des Apôtres.

97 : ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT

Passé le jugement dernier, la nature humaine, en son entier, sera fixée dans sa fin. Et comme tous les êtres corporels, nous l'avons vu au Livre IIIe, sont d'une certaine manière ordonnés à l'homme, c'est la condition de toute la création corporelle qui sera, à juste titre, transformée et adaptée à l'état de l'homme d'alors. Parce que les hommes seront alors dans un état d'incorruptibilité, la création corporelle tout entière verra supprimer l'état de génération et de corruption. C'est ce que dit l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : La création elle-même sera libérée de la servitude de la corruption, pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Génération et corruption, dans les êtres corporels inférieurs, ont pour origine le mouvement du ciel. Pour que la génération et la corruption viennent à cesser en ces êtres inférieurs, le mouvement du ciel devra cesser lui aussi. C'est la raison pour laquelle il est dit dans l'Apocalypse : Il n'y aura plus de temps. Qu'on ne regarde pas comme impossible cet arrêt du mouvement du ciel. Un tel mouvement n'est pas naturel, à la différence de celui des corps lourds et des corps légers, comme s'il avait pour origine un certain principe intérieur d'activité ; on le dit naturel dans la mesure où il possède en sa nature l'aptitude à un tel mouvement. Or on a montré au Livre IIIe que le principe de ce mouvement était une intelligence. Le ciel est donc en mouvement d'une manière analogue à celle des êtres que meut une volonté. Or la volonté meut en raison d'une fin. Mais la fin du mouvement du ciel ne peut être ce mouvement lui-même : tout mouvement, en tension constante vers quelque chose d'autre, ne peut avoir raison de fin dernière. On ne peut dire davantage que la fin du mouvement du ciel soit de réduire le corps céleste, selon le lieu, de la puissance à l'acte : une telle puissance ne peut jamais être réduite totalement à l'acte. Tant qu'un corps céleste, en effet, est en acte dans un seul lieu, il est en puissance à l'égard d'un autre lieu, ainsi qu'il en va de la puissance de la matière première à l'égard des formes. De même que la fin de la nature, dans la génération, n'est pas la réduction de la puissance à l'acte, mais ce qui en est la conséquence, la perpétuité des choses par où ces choses accèdent à la ressemblance de Dieu, de même la fin du mouvement du ciel n'est pas la réduction de la puissance à l'acte, mais ce qui suit cette réduction, l'assimilation à Dieu, en tant que cause. Or tout être qui est susceptible de génération et de corruption, et qui a pour cause le mouvement du ciel, est d'une certaine manière ordonné à l'homme, comme à sa fin. Le mouvement du ciel est donc principalement ordonné à la génération de l'homme : c'est en cela surtout, en cette causalité, qu'il atteint à la ressemblance de Dieu, puisque la forme de l'homme, son âme, raisonnable, est immédiatement créée par Dieu. Or la fin ne peut être la multiplication des âmes à l'infini, l'infini étant contraire à la notion de fin. Il n'y a donc aucun inconvénient, une fois complet le nombre déterminé des hommes, à poser un terme au mouvement du ciel. Fini le mouvement du ciel, finies la génération et la corruption à partir des éléments, la substance de ceux-ci demeurera pourtant, de par l'immuable bonté de Dieu qui a créé toutes choses pour la vie. Aussi les choses qui sont aptes à durer perpétuellement, demeureront-elles pour toujours dans l'être. Or ont une nature faite pour durer perpétuellement : les corps célestes, selon le tout et selon la partie ; les éléments, selon le tout, non selon la partie, car ils sont en partie corruptibles ; les hommes, selon la partie, non selon le tout, puisque l'âme raisonnable est incorruptible, et que le composé est corruptible. Tous ces êtres, qui de quelque manière sont aptes à la perpétuité,demeureront donc, selon leur substance, dans le dernier état du monde, Dieu suppléant par sa puissance à leur propre faiblesse. Quant aux autres animaux, aux plantes, aux corps mixtes, totalement corruptibles selon le tout comme selon la partie, ils n'auront place d'aucune manière dans cet état d'incorruption. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la parole de l'Apôtre dans la Ire Epître aux Corinthiens : Elle passe, la figure de ce monde. L'actuel aspect du monde disparaîtra : la substance demeurera. C'est ainsi encore qu'il faut entendre la parole du Livre de Job : L'homme, lorsqu'il se sera endormi, ne se relèvera pas avant que le ciel ne soit usé, c'est-à-dire avant que ne cesse cette ordonnance du ciel qui le met en mouvement et lui donne de communiquer ce mouvement aux autres êtres. Étant donné d'autre part que le feu est le plus actif de tous les éléments et qu'il détruit tout ce qui est corruptible, il est éminemment convenable que la destruction de tout ce qui ne doit pas avoir place dans le futur état du monde soit réservée au feu. Aussi bien la foi enseigne-t-elle que le monde sera finalement purifié par le feu, non seulement des corps corruptibles, mais aussi de cette corruption encourue par notre terre du fait que les pécheurs l'ont habitée. C'est ce que dit la IIe Epître de Pierre : Les cieux et la terre d'à présent, la même parole les a mis de côté et en réserve pour le feu en vue du jour du jugement. Par cieux il faut entendre, non point le firmament lui-même qui est la demeure des astres, fixes ou errants, mais ces cieux aériens qui sont proches de la terre. Et parce que la condition de la création corporelle sera mise finalement en accord avec l'état de l'homme, et que les hommes ne seront pas seulement libérés de la corruption mais encore revêtus de la gloire, la création corporelle devra elle aussi avoir part, à sa manière, à cette gloire lumineuse.

Telle est la raison de cette parole de l'Apocalypse :

JE VIS UN CIEL NOUVEAU ET UNE TERRE NOUVELLE ;

et de celle d'Isaïe :

JE VAIS CREER DES CIEUX NOUVEAUX ET UNE TERRE NOUVELLE ET ON NE SE SOUVIENDRA PLUS DU PASSÉ QUI NE MONTERA PLUS AU COEUR. QU'ON SOIT DANS LA JUBILATION ET QU'ON SE RÉJOUISSE POUR L'ÉTERNITÉ. AMEN.