Auteur: Arnaud
Dumouch (193.191.142.---)
Date: 26/06/2003 10:10
Cher Cristian,
Pardon de ne pas répondre très vite. Je suis débordé en ce moment.
Il y a eu un débat magistral sur ce thème il y a à peine un mois. Je
vous joins la synthèseque j'en avais faite, pour mon propre travail.
Mais votre texte dit tout, en mieux.
LE DESIR NATUREL DE VOIR DIEU
Article 1 : L’homme possède-t-il un inconscient spirituel porté vers un
bonheur sans limite (la béatitude) ?
Si on suit Aristote, un bonheur humain est possible. Selon lui, il se
réalise à travers la possession de deux biens : l’amitié et une
contemplation naturelle de l’Etre premier.
Ce bonheur raisonnable suffit-il pour combler les aspirations de l’homme
? Qohélet constate que non (Ecclésiaste 1, 12) : « Moi, Qohélet, j'ai
été roi d'Israël à Jérusalem. J'ai mis tout mon coeur à rechercher et à
explorer par la sagesse tout ce qui se fait sous le ciel. C'est une
mauvaise besogne que Dieu a donnée aux enfants des hommes pour qu'ils
s'y emploient. J'ai regardé toutes les oeuvres qui se font sous le
soleil: Eh bien, tout est vanité et poursuite de vent! » L’expérience
montre qu’un désir irréaliste mais très réel demeure en celui qui est
comblé de tout. Le philosophe Feuerbach décrit ces désirs qui dépassent
le raisonnable:
1- L’homme est touché dans son être même : il ne veux ne pas mourir, il
désire vivre éternellement.
2- Le bonheur auquel il aspire doit être toujours nouveau, libéré du
poids du quotidien.
3- Son intelligence voudrait maîtriser la totalité du réel.
4- Son affectivité aspire à l’amour romantique d’un être complémentaire
qui se s’use jamais, dont le premier désir résiste au temps.
5- Son désir de puissance illimité qui fait souvent de l’homme un
prédateur insatiable.
5- Son psychisme rêve de plaisir, de beauté, de paix et d’activité à la
fois.
6- Cela s’étend jusqu’au corps qu’il voudrait lumineux, jeune,
impassible, léger, obéissant, délivré des limites et des murs.
Ces désirs sont connus des théologiens. Ils appellent béatitude un état
où tout désir est comblé. La béatitude se distingue du bonheur qui n’en
est qu’une approche mesurée.
Au plan psychiatrique, ce désir est dangereux car utopique. Il conduit
les gens raisonnablement heureux au malheur et les angoissés au suicide.
L’éducation s’efforce soit de le réprimer dans l’inconscient soit de le
canaliser vers des activités constructives comme l’amour, l’art, la
contemplation du vrai. Il ressort alors, tôt ou tard, sous la forme
d’une angoisse, c’est-à-dire un mal-être dont le sujet ignore l’origine.
C’est l’une des pierre d’achoppement du monde moderne.
Au plan politique, ce désir non canalisé est source des messianismes
temporels. Les politiques s’efforcent de combler leur concitoyens de
tous les biens pour instaurer par la matière, la béatitude ici-bas. Or
la consommation de drogue, le suicide, la violence autodestructrice
augmentent sans qu’ils en trouvent la raison.
Au plan religieux, ce désir constitue la raison mêmes de toutes les
religions qui proposent, d’une manière ou d’une autre la béatitude pour
l’au-delà.
Article 2 : Ce désir est-il un acte, ou bien une puissance, ou bien,
sous différents aspects, l'un et l'autre ?
Ce désir apparaît à la connaissance par diverses activités qu’il produit
comme le mal-être et son effet, la recherche perpétuelle de « toujours
plus ». Il y a donc bien une actuation. S’il est un acte, c’est qu’il
existe une puissance tapie quelque part dans l’homme.
On peut se représenter cela métaphoriquement comme un "creux", une
béance dans le désir agissant comme un inconscient douloureux. Si ce
vide n'est pas empli, l'esprit souffre sans savoir pourquoi. On peut
représenter cela à la manière de ce vase dont parlait Agnès, la soeur de
sainte Thérèse, dans l'histoire d'une âme.
Au plan scientifique, il s’agit d’une puissance.
Article 3 : Ce désir a-t-il pour objet Dieu vu par son essence, ou bien
Dieu en tant qu'accessible à la raison, ou bien Dieu sous la raison
commune de béatitude ?
Ne peut-on pas dire que la psychanalyse de Freud a cherché l’objet de ce
désir ? Il parle d’une recherche inconsciente lié à une libido (désir
fondamental du plaisir). L’expérience montre que sa recherche reste
superficielle. Certes, le plaisir est important car présent en extension
dans chacune des velléités du bonheur infini. Mais il n’est qu’un aspect
de ce qui est constaté.
Au plan philosophique, on peut dire que l’objet de ce désir n’est pas un
simple bonheur (une vie raisonnablement agencée dans l’épanouissement
modéré de l’esprit). Il a pour objet la béatitude, c’est-à-dire un
bonheur complet, irraisonnable, de tout l’être (esprit, sensibilité et
corps) où le désir s’arrête tant il est comblé d’actuations toujours
renouvelées.
Toujours au plan philosophique, on doit donc en déduire que la
contemplation naturelle de Dieu à travers ses œuvres ne comble pas la
totalité de ce désir. Dieu y est connu comme l’inconnu. Il y est aimé
comme le Créateur des choses ce qui est loin de correspondre aux
velléités d’amour et d’union décrites par Feuerbach plus haut. Ce désir
ne peut donc avoir pour objet Dieu en tant qu'accessible à la raison,
même si celui qui contemple Dieu ainsi trouve un certain soulagement à
son désir.
Cependant, Au plan théologique : quand la révélation passe par là, elle
permet de comprendre par l’espérance des biens promis la profondeur du
désir en question. On s’aperçoit que la bonne Nouvelle promet point par
point, sans rien omettre, tout ce qui est désiré de manière velléitaire
par le non-croyant.
1- L’éternité de l’être : « De mort, il n’y en aura plus ».
2- Le bonheur : « On ne se souviendra plus du passé. J’essuierai toutes
les larmes de leurs yeux. »
3- Son intelligence verra Dieu, la Lumière, face à face.
4- Son affectivité : Sainte Thérèse de Lisieux la décrit dans un poème :
« J'ai besoin d'un coeur brûlant de tendresse, restant mon appui sans
aucun retour, aimant tout en moi, même ma faiblesse... Ne me quittant
pas, la nuit et le jour. Je n'ai pu trouver nulle créature qui m'aimât
toujours, sans jamais mourir. Il me faut un Dieu prenant ma nature,
devenant mon frère et pouvant souffrir ! »
5- Son désir de puissance : car Dieu mettra sa Toute-puissance à la
disposition des humbles.
6- Son psychisme qui verra de ses yeux un monde nouveau préparé pour
l’éternité.
7- Son corps qui sera ressuscité glorieux.
Conclusion : Ainsi, ce que la révélation montre, c’est que ce désir a
pour objet non seulement la béatitude de la partie supérieure de l’être,
mais celle de tout l’être dans son extension. Il s’agit à la fois, et
dans l’ordre d’importance de 1- Dieu vu dans son essence, aimé et
possédé comme un époux (donc de la béatitude essentielle, celle de
l’esprit), mais aussi 2- de la glorification de la sensibilité avec le
mode de lumière et de beauté qu’elle implique et 3- de la résurrection
dans la gloire de la chair, avec le monde physique qu’elle implique.
Bref, c’est l’épanouissement total de tout l’être, jusqu’à ce que
l’imaginaire, dans sa folie, ne peut concevoir, qui semble l’objet réel
de cet inconscient spirituel.
Article 4 : A-t-il pour sujet l’intellect, ou bien la volonté, ou bien,
sous des aspects différents, l’une et l’autre puissance ?
Ce désir n’a pas pour siège l’esprit mais l’essence de l’âme humaine. En
effet, il étend son feu dans tout l’être : La substance (dans sa
recherche d’immortalité) ; l’intellect (dans sa recherche du Vrai) ; la
volonté en tant qu’appétit (sous la raison générale de Bien) ; Mais
aussi la volonté dans son rapport aux moyens (dans sa recherche de toute
puissance) ; le composé d’esprit et de psychisme (dans sa recherche du
Beau) ; la sensibilité (dans sa recherche du plaisir sensible) ; le
corps (dans son aspiration à l’incorruptibilité). Il me semble donc que
cet appétit dépasse l’une ou l’autre faculté de l’esprit.
C’est ce que semble rappeler la phrase de saint Paul (Romains 8, 19) : «
Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu: si
elle fut assujettie à la vanité, -- non qu'elle l'eût voulu, mais à
cause de celui qui l'y a soumise, -- c'est avec l'espérance d'être elle
aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la
liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute
la création jusqu'à ce jour gémit en travail d'enfantement. »
Bref, il me semble que la puissance qui est à la source de ce désir n’a
pas pour sujet l’esprit dans l’une ou l’autre de ses facultés, mais la
racine de notre être (l’âme) puisque seule une cause plus radicale que
celle d’une faculté peut avoir un tel effet universel dans l’être. Ce
serait une marque entitative, une orientation crée dans l’âme par Dieu
au moment où il la crée ?
On objecte que Dieu ne peut avoir mis une telle marque dans la nature
humaine. S’il l’avait mise, c’est qu’il aurait créé l’homme pour la
Vision béatifique et la glorification de ses facultés. Or, le don de la
Vision est gratuit…
Comme Alain, je pense qu’il n’y a pas de contradiction entre gratuité du
don et présence de cette marque entitative. Un simple exemple permet de
le comprendre. L’entrée dans la vision béatifique fonctionne comme le
mariage d’amour. Les époux se donnent gratuitement. Cette gratuité
n’empêche pas que, dès leur conception, ils ont reçu dans leur être une
orientation innée pour l’amour de l’autre sexe.
Article 5 : Ce désir est-il connaissable par la raison seule, ou bien
par la révélation proprement dite, ou bien à partir des effets de la
révélation dans l'histoire, la prédication évangélique par exemple ?
Ce que j’ai dit répond à cette question : Dans la réalité, les effets de
ce désir sont souvent anarchiques puisqu’ils ne sont pas ordonnés par
leur vrai cause. Du coup, au plan d’une raison athée, le chercheur a
beaucoup de mal en en découvrir l’unité. Sans son principe
d’intelligibilité, ce désir apparaît non structuré, sans signification.
Il peut être décrit par la raison seule comme le prouve Feuerbach. Dans
ce cas, il apparaît comme une velléité que l’individu doit réprimer et
canaliser car ennemie du bonheur puisque inaccessible. Par contre, au
plan sociologique, il apparaît comme le moteur de l’humanité qui la
pousse à aller toujours plus loin dans tous les domaines (conquêtes
géographiques, scientifiques, intellectuelles, croissance matérielle
etc.). L’humanité ne supporte pas de frontière.
Au plan d’une philosophie réaliste, ouverte à la contemplation d’un Etre
premier, je me demande si quelqu’un de très perspicace ne pourrait pas
en déduire une certain soupçon sur le monde de l’au-delà en posant le
principe suivant : Dieu, qui a créé l’âme humaine, y aurait-il mis de
tels désirs sans raison ?...
Par la révélation, ce désir prend tout son sens, de même qu’une
puissance devient connue par son acte : Comme dit saint Augustin : «
Avant de te connaître je t’aimais », ce qui montre que cet appétit
fondamental de l’âme s’exerce sans objet conscient avant que le don de
la foi ne vienne rendre explicite son objet.
Ce n’est que dans la Vision béatifique que la profondeur de ce désir
sera connu dans son acte, donc en plénitude. Sa partie suprême, celle
qui concerne l’esprit et la Vision de Dieu, apparaîtra alors non comme
un désir infini puisqu’elle trouve son siège dans une âme finie. Elle
apparaîtra comme le désir d’un être infini. Cet être (Dieu) la dépassera
toujours et ce désir, pourtant comblé, ne pourra en maîtriser la
démesure de la Trinité. Sa partie seconde (la glorification de la
sensibilité et du corps), loin d’être une velléité, deviendra la plus
réaliste des réalités.
Article 6 : En quel sens l'actuation de ce désir naturel est-elle
surnaturelle ?
Ce désir entre en acte dès que la vie spirituelle émerge, c’est-à-dire
dans l’enfance.
De manière naturelle, ce désir s’actue de manière anarchique comme tout
appétit séparé de son objet. Livré à lui-même, sans être canalisé, il
est source des plus profondes maladies psychiques.
Mais, comme un torrent, il peut être en partie canalisé dans les digues
naturelles de la recherche de biens terrestre. 1- La recherche de
l’amitié et de d’une contemplation de l’Etre premier donne un certain
bonheur, selon Aristote. Celui qui n’a pas la chance ou l’éducation pour
entrer dans ces deux finalités risque bien d’expérimenter ce qu’est la
convoitise : à la recherche du bonheur, on emplie sa vie de toujours
plus de plaisirs, de richesses, de gloires, sans jamais être rassasié,
sans autre objet précis que la recherche d’un bonheur toujours plus
grand. C’est ce qui explique que le cœur de l’homme, même lorsqu’il est
objectivement comblé de tous les biens terrestres, est sans repos.
De manière surnaturelle, ce désir prend son sens. La foi en révèle la
vraie nature ; la charité en fait toucher déjà l’objet ; l’espérance
révèle que seule la Vision béatifique le comblera et qu’en attendant, il
faut vivre assoiffé sur terre. Ce dernier point est important au plan
spirituel pour ceux qui se contenteraient de la vie chrétienne d’ici-bas
: la vie terrestre reste une vallée de larme ; la vie de la grâce et
l’eucharistie ne peuvent combler qu’en partie ce désir ; seule la Vision
béatifique et la glorification le pourra.
Article 7 : Dieu aurait-il pu ne pas accomplir ce désir, et laisser la
nature humaine dans l’état de pure nature ?
On en revient ici à l’hypothèse des limbes des enfants morts sans
baptême.
J’essaye de m’imaginer cet état. L’hypothèse de saint Thomas montre que
dans les limbes, les enfants vivront ressuscités pour l’éternité d’un
bonheur naturel et sans souffrir de ne pas voir Dieu. L’esprit de ces
enfants s’exercera puisqu’il vivra d’une contemplation philosophique de
Dieu, à travers ses effets selon les trois modes qu’il décrit [par mode
de causalité : « Dieu existe puisque ces réalités sont sorties du néant
» ; par mode de négation : « Dieu est infini, à l’inverse de ces
créatures finies » ; par mode d’éminence « Dieu est infiniment
intelligent, bien plus que moi »].
Ces enfants ne seront donc plus des enfants. Ce sont des adultes qui
penseront et aimeront. Leur corps sera ressuscité. Leur psychisme sera
dans sa plénitude. Ils pourront voir de leur yeux les merveilles inouïes
du monde nouveau. Ils passeront leur éternité, séparés du monde des
élus, avec leurs compagnons de limbes, à visiter ces merveilles. Ca doit
être fabuleux, une véritable aventure…
La question que je me pose est celle-ci : comment imaginer que
l’inconscient spirituel que les six articles précédent ont décrit puisse
alors s’éteindre ? Cela me paraît très contradictoire avec l’expérience
de la nature humaine. Saint Augustin dit dans ses confessions (je site
approximativement) : « Posséder toutes les merveilles du monde, sans te
posséder toi, la Source de tous les bien, c’est être indigent. » J’avoue
que ces observations de l’âme humaine me laissent dubitatives sur la
possibilité d’une éternité vraiment heureuse, sans désir, sans la Vision
de Dieu. Mais Bouddha le montre, le désir, c’est cause de la souffrance.
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