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97 : ÉTAT DU MONDE APRÈS LE JUGEMENT
Il est évident, d'après ce qui précède, que l'activité de l'homme en cette vie est l'objet d'une double rétribution. La première, qui concerne l'âme, est perçue aussitôt que celle-ci est séparée du corps. L'autre consistera dans la recouvrance des corps, les uns reprenant un corps impassible et glorieux, les autres un corps voué à la souffrance et à la honte. La première rétribution se fait en particulier pour chacun, puisque chacun meurt isolément. La seconde se fera d'un coup, pour tous, dans une résurrection générale. Or toute rétribution, dont l'objet diffère selon la diversité des mérites, requiert un jugement. Il est donc nécessaire qu'il y ait un double jugement : l'un qui déterminera la récompense ou le châtiment attribué à l'âme de chaque homme en particulier ; l'autre, général, qui fera rendre à tous, d'un coup et pour l'âme et pour le corps, ce qu'ils auront mérité. Et parce que le Christ, par son humanité en laquelle il a souffert et est ressuscité, nous a mérité la résurrection et la vie éternelle, c'est à lui que revient ce jugement au cours duquel les ressuscités recevront leur récompense ou leur châtiment. Voilà pourquoi il est dit du Christ, en saint Jean : Il l'a constitué souverain juge, parce qu'il est Fils de l'homme. Il doit y avoir proportion entre le jugement et ceux qui en sont les sujets. Puisque le jugement final porte sur la récompense ou le châtiment des corps visibles, il convient que ce jugement se fasse d'une manière visible. Aussi bien le Christ présidera-t-il ce jugement en son humanité que tous, bons et méchants, pourront voir. Quant à sa divinité dont la vision fait les bienheureux, seuls les bons pourront la voir. Par contre, le jugement des âmes, parce qu'il a pour sujets des êtres invisibles, se fait de manière invisible. Bien que le Christ, en ce jugement final, ait l'autorité souveraine de juger, jugeront pourtant avec lui, à titre d'assesseurs, ceux qu'avant tous les autres se sont attachés à lui, les Apôtres, auxquels il a été dit, selon saint Matthieu : Vous qui m'avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël ; promesse qui s'étend d'ailleurs à tous ceux qui suivent les traces des Apôtres.
Passé le jugement dernier, la nature humaine, en son entier, sera fixée dans sa fin. Et comme tous les êtres corporels, nous l'avons vu au Livre IIIe, sont d'une certaine manière ordonnés à l'homme, c'est la condition de toute la création corporelle qui sera, à juste titre, transformée et adaptée à l'état de l'homme d'alors. Parce que les hommes seront alors dans un état d'incorruptibilité, la création corporelle tout entière verra supprimer l'état de génération et de corruption. C'est ce que dit l'Apôtre dans l'Épître aux Romains : La création elle-même sera libérée de la servitude de la corruption, pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Génération et corruption, dans les êtres corporels inférieurs, ont pour origine le mouvement du ciel. Pour que la génération et la corruption viennent à cesser en ces êtres inférieurs, le mouvement du ciel devra cesser lui aussi. C'est la raison pour laquelle il est dit dans l'Apocalypse : Il n'y aura plus de temps. Qu'on ne regarde pas comme impossible cet arrêt du mouvement du ciel. Un tel mouvement n'est pas naturel, à la différence de celui des corps lourds et des corps légers, comme s'il avait pour origine un certain principe intérieur d'activité ; on le dit naturel dans la mesure où il possède en sa nature l'aptitude à un tel mouvement. Or on a montré au Livre IIIe que le principe de ce mouvement était une intelligence. Le ciel est donc en mouvement d'une manière analogue à celle des êtres que meut une volonté. Or la volonté meut en raison d'une fin. Mais la fin du mouvement du ciel ne peut être ce mouvement lui-même : tout mouvement, en tension constante vers quelque chose d'autre, ne peut avoir raison de fin dernière. On ne peut dire davantage que la fin du mouvement du ciel soit de réduire le corps céleste, selon le lieu, de la puissance à l'acte : une telle puissance ne peut jamais être réduite totalement à l'acte. Tant qu'un corps céleste, en effet, est en acte dans un seul lieu, il est en puissance à l'égard d'un autre lieu, ainsi qu'il en va de la puissance de la matière première à l'égard des formes. De même que la fin de la nature, dans la génération, n'est pas la réduction de la puissance à l'acte, mais ce qui en est la conséquence, la perpétuité des choses par où ces choses accèdent à la ressemblance de Dieu, de même la fin du mouvement du ciel n'est pas la réduction de la puissance à l'acte, mais ce qui suit cette réduction, l'assimilation à Dieu, en tant que cause. Or tout être qui est susceptible de génération et de corruption, et qui a pour cause le mouvement du ciel, est d'une certaine manière ordonné à l'homme, comme à sa fin. Le mouvement du ciel est donc principalement ordonné à la génération de l'homme : c'est en cela surtout, en cette causalité, qu'il atteint à la ressemblance de Dieu, puisque la forme de l'homme, son âme, raisonnable, est immédiatement créée par Dieu. Or la fin ne peut être la multiplication des âmes à l'infini, l'infini étant contraire à la notion de fin. Il n'y a donc aucun inconvénient, une fois complet le nombre déterminé des hommes, à poser un terme au mouvement du ciel. Fini le mouvement du ciel, finies la génération et la corruption à partir des éléments, la substance de ceux-ci demeurera pourtant, de par l'immuable bonté de Dieu qui a créé toutes choses pour la vie. Aussi les choses qui sont aptes à durer perpétuellement, demeureront-elles pour toujours dans l'être. Or ont une nature faite pour durer perpétuellement : les corps célestes, selon le tout et selon la partie ; les éléments, selon le tout, non selon la partie, car ils sont en partie corruptibles ; les hommes, selon la partie, non selon le tout, puisque l'âme raisonnable est incorruptible, et que le composé est corruptible. Tous ces êtres, qui de quelque manière sont aptes à la perpétuité,demeureront donc, selon leur substance, dans le dernier état du monde, Dieu suppléant par sa puissance à leur propre faiblesse. Quant aux autres animaux, aux plantes, aux corps mixtes, totalement corruptibles selon le tout comme selon la partie, ils n'auront place d'aucune manière dans cet état d'incorruption. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la parole de l'Apôtre dans la Ire Epître aux Corinthiens : Elle passe, la figure de ce monde. L'actuel aspect du monde disparaîtra : la substance demeurera. C'est ainsi encore qu'il faut entendre la parole du Livre de Job : L'homme, lorsqu'il se sera endormi, ne se relèvera pas avant que le ciel ne soit usé, c'est-à-dire avant que ne cesse cette ordonnance du ciel qui le met en mouvement et lui donne de communiquer ce mouvement aux autres êtres. Étant donné d'autre part que le feu est le plus actif de tous les éléments et qu'il détruit tout ce qui est corruptible, il est éminemment convenable que la destruction de tout ce qui ne doit pas avoir place dans le futur état du monde soit réservée au feu. Aussi bien la foi enseigne-t-elle que le monde sera finalement purifié par le feu, non seulement des corps corruptibles, mais aussi de cette corruption encourue par notre terre du fait que les pécheurs l'ont habitée. C'est ce que dit la IIe Epître de Pierre : Les cieux et la terre d'à présent, la même parole les a mis de côté et en réserve pour le feu en vue du jour du jugement. Par cieux il faut entendre, non point le firmament lui-même qui est la demeure des astres, fixes ou errants, mais ces cieux aériens qui sont proches de la terre. Et parce que la condition de la création corporelle sera mise finalement en accord avec l'état de l'homme, et que les hommes ne seront pas seulement libérés de la corruption mais encore revêtus de la gloire, la création corporelle devra elle aussi avoir part, à sa manière, à cette gloire lumineuse.
Telle est la raison de cette parole de l'Apocalypse :
JE VIS UN CIEL NOUVEAU ET UNE TERRE NOUVELLE ;
et de celle d'Isaïe :
JE VAIS CREER DES CIEUX NOUVEAUX ET UNE TERRE NOUVELLE ET ON NE SE SOUVIENDRA PLUS DU PASSÉ QUI NE MONTERA PLUS AU COEUR. QU'ON SOIT DANS LA JUBILATION ET QU'ON SE RÉJOUISSE POUR L'ÉTERNITÉ. AMEN.