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La fin du monde est pour notre génération !

Cette histoire, parfaitement authentique, n’est pas un conte.
Saint Vincent Ferrier est canonisé par l’Église catholique.
Son corps repose à Vannes, en Bretagne.

Tableau de l’artiste Éric Monticolo.
Apparition de la Lumière (Éric Monticolo)

 

« Alors l’Ange que j’avais vu, debout sur la mer et la terre, leva la main droite au ciel et jura par Celui qui vit dans les siècles des siècles, qui créa le ciel et tout ce qu’il contient, la terre et tout ce qu’elle contient, la mer et tout ce qu’elle contient : “Plus de délai !” » (Apocalypse 10, 5)

 

Plus de délai !

Cela se passait en 1410. L’arrivée du légat du pape d’Avignon fut annoncée dans une petite ville du Sud-Ouest du royaume de France. Comme à l’accoutumée, il avait envoyé en avant de lui ses pénitents qui s’étaient chargés de prendre rendez-vous avec les foules. Le père Vincent Ferrier, célèbre prédicateur, était connu de toute l’Europe. Jamais, dans toute l’histoire de l’Église, on n’avait vu missionnaire plus charismatique. Il semblait rendre Jésus de nouveau présent, non seulement par la grâce de sa parole, mais en ressuscitant les morts, en guérissant les malades, en parlant dans son patois espagnol et en étant compris de tous dans la langue maternelle de chacun. Il provoquait un mouvement de ferveur immense dans toute la chrétienté soumise au pape d’Avignon et convertissait des foules, faisant même entrer des Juifs par milliers dans le baptême.

Trois jours plus tard, effectivement, dans la ville enthousiaste, le petit homme se présenta, en costume de l’ordre dominicain. Il était toujours accompagné de son âne qui portait ses livres (la Bible et la somme théologique de saint Thomas d’Aquin). Une foule bigarrée le suivait, les cantiques montaient, rythmés par le bruit des flagellants.

Une estrade de bois avait été dressée sur la place centrale de manière à ce que la foule nombreuse qui se pressait puisse entendre. Déjà âgé pour l’époque, le Père Vincent Ferrier était petit et chauve. Il monta avec difficulté les marches, il s’appuya sur la balustrade, au milieu de l’estrade. Les chanoines de la ville montèrent ensuite et s’assirent derrière lui, formant avec les prêtres et l’évêque du lieu, une impressionnante cohorte ecclésiastique. Puis le Père commença par se signer : « Au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit… » Le ton était doux, comme un souffle. La foule, parfaitement silencieuse, n’entendait rien. Puis lentement, le miracle se produisit. Le petit homme se transforma. Il se redressa. Sa voix s’amplifia. Et il parut devenir tout d’un coup un homme grand, empli de douce autorité. Sa voix devint puissante, elle commença à s’introduire dans le cœur de tous, jusqu’à l’homme situé au dernier rang de la place.

Or, ce jour là, sa prédication, fut différente. Autant elle était d’habitude ample et longue, remplie de paraboles champêtres, de récits provoquant tantôt l’allégresse du Seigneur, et tantôt les pleurs les plus repentants, autant elle fut courte ce jour-là.

« Mes enfants, je viens vous annoncer une grande nouvelle. Je ne la dis pas de moi-même. Si c’était le cas, mon témoignage n’aurait pas de valeur. Cette annonce que je vous fais, elle m’a été confirmée par Notre Seigneur lui-même.

Il n’y aura plus de délai. La fin du monde arrive. Elle est pour notre génération. Je suis venu pour vous inviter à vous préparer à la Venue du Seigneur. Il paraîtra dans sa gloire et jugera les bons et les méchants. »

La foule fut saisie par le ton solennel de cette annonce. Beaucoup tombèrent à genoux. Les autres se regardaient, ne sachant pas s’il fallait être inquiet ou heureux.

« A partir de ce jour, mes enfants, vous devrez vous convertir sans retour, confesser vos péchés et réparer tout ce que vous avez à réparer. »

Miracle

Dans le rang des clercs, chacun scrutait en silence son voisin, ne sachant que penser de cette annonce soudaine et inattendue. Le père Vincent s’était tu. Il semblait attendre, les yeux rivés vers le Ciel, serrant contre sa poitrine un grand crucifix. L’évêque enfin se leva et dit en latin, avec le ton de respect que l’on doit au légat de sa Sainteté le pape :

— Mon Père, n’est-ce pas un peu présomptueux d’annoncer ainsi la date de la fin du monde ? D’autres s’y sont risqués avant vous et se sont trompés. Les canons de l’Eglise n’interdisent-ils pas de se prêter à ce genre de prophéties, alors que l’Ecriture dit explicitement (Matthieu 24, 36) : « Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges des cieux, ni le Fils, personne que le Père, seul. »

— Monseigneur, ce que je vous annonce aujourd’hui ne vient pas de mon propre fond, mais de l’autorité même du Seigneur.

— Mon Père, cette annonce, si elle vient du Seigneur, ne devrait-elle pas être confirmée par un signe venant de lui-même.

— Vous avez raison, Monseigneur. C’est une demande légitime.

Le Père reprit donc la parole, à l’adresse de la foule, d’un ton empli d’une telle autorité que chacun en ressentait la certitude :

— Il n’y aura plus de délai ! Et afin que personne ne puisse douter dans la chrétienté entière de la vérité de cette annonce, je vous invite à me suivre jusqu’au cimetière où il vous sera donné de voir un signe venant de Notre Seigneur lui-même.

La foule, d’abord hésitante partit donc, précédée des pénitents et de leurs cantiques. Elle se reforma au centre du cimetière et le Père arriva enfin, suivi des clercs.

Le Père, parlant fort afin que toute la ville entende, demanda qu’on lui désigne la tombe d’une personne connue de tous pour ses bonnes mœurs. Le curé de la cathédrale et la foule lui désignèrent celle d’une mère pieuse, décédée depuis près d’un mois, et qui avait laissé toute une famille dans la douleur. Le Père ordonna alors qu’on déterra le cercueil. Sur un signe de l’évêque, les fossoyeurs commencèrent à s’exécuter. Le travail étant long, on se mit à réciter le chapelet. Enfin, on sortit de terre le modeste cercueil de bois. Les fossoyeurs l’ouvrirent et l’odeur fade des chairs en décomposition se répandit. Mais le Père s’approcha de la pauvre dépouille, la bénit simplement, et aussitôt le miracle se produisit. Les témoins virent la chair devenue foncée reprendre les couleurs de la vie et la morte se redressa, bien vivante. Ses enfants et son mari, le regard ébahi, se tenaient au premier rang. Son petit garçon de huit ans, fut le premier à oser adresser la parole à la femme :

— Notre mère, est-ce bien vous ?

— C’est bien moi, mon Jeannot, et je reviens d’un pays merveilleux. J’y ai vu des merveilles qu’il n’est pas permis de raconter ici-bas.

Et de rang en rang, la nouvelle de la résurrection se répandait dans la foule. Les gens se bousculaient tant et tant pour voir que la pauvre femme, encore assise dans son cercueil, manquait d’air. Alors le Père reprit la parole, fit défiler la foule en ordre, puis fit en sorte que chacun retourne à sa place. Il dit alors à l’adresse de tous :

— Ce miracle que Notre Seigneur vous donne de voir aujourd’hui, gardez le en mémoire toute votre vie. Souvenez-vous, plus de délai !

Puis s’adressant à la femme, il demanda :

— Femme, vous revenez du Royaume de Dieu. Est-il vrai que la fin du monde arrive, sans délai, et qu’elle sera vécue par notre génération ?

— Mon Père, c’est vrai. Et l’ange qui m’a demandé de revenir sur terre m’a dit de confirmer tout ce que vous avez dit.

— Que vous demande le Seigneur maintenant ? Devez-vous restez avec nous ou voulez-vous rejoindre la maison éternelle ?

La femme, entourée de son mari et de ses enfants, répondit d’une voix encore emplie du Ciel :

— Je dois repartir.

Puis se tournant vers sa famille :

— Mes chéris, après avoir vécu là d’où je viens, je ne pourrais plus vivre sur terre. Je vous y serais un poids tant le Ciel aspirerait toutes mes nostalgies. J’y suis resté trop longtemps pour supporter cette terre. Mais vous savez maintenant où je suis. Et bientôt, très bientôt, vous viendrez me rejoindre. Notre Seigneur viendra vous chercher. Mes filles, j’ai pu voir chaque jour depuis le Ciel comme vous avez bien repris tous les travaux de la maison. Jeannot, mon fils, j’ai vu ton courage. Toi, tu devras vivre une longue vie. Et toi, le père, je suis heureux de voir comme tu as bien fait garder la piété envers la Vierge Marie dans notre foyer.

Elle embrassa ses enfants, son mari. Elle se coucha dans son cercueil puis rendit de nouveau l’esprit.

Jean

90 années plus tard, Jean, le fils de cette femme, vivait encore. Il avait atteint ses 98 ans et il était dans cette ville le dernier survivant de sa génération à avoir assisté au miracle de la résurrection. Les gens observaient le vieil homme. Il était plein d’humour et disait que le Ciel avait du l’oublier puisqu’il ne restait personne de ses compagnons de jeunesse. Et on racontait partout que, selon la promesse de saint Vincent Ferrier, la fin du monde viendrait avant sa mort.

Pourtant, peu de monde vivait comme si chaque jour pouvait être son dernier. Il faut dire que saint Vincent Ferrier était mort en Bretagne en 1419 et que depuis, à part des guerres, des épidémies et des famines (le lot habituel de toute époque), rien n’était venu. S’était-il trompé ? Certains clercs légers d’esprit le pensaient en secret, malgré le jugement de l’Église qui l’avait canonisé avec le titre d’ange du jugement, en référence à un verset de l’Apocalypse de saint Jean où un ange proclame d’une voix forte : « Plus de délai ! »[1]

Jean mourut en décembre 1500, dans son lit. Conduit par son ange, il franchit la porte qui ouvre au parvis de l’autre monde. C’est alors seulement qu’il comprit à quel point Maître Vincent Ferrier ne s’était pas trompé. En effet, Jean se retrouva sur une place immense, inondée de lumière et bordée d’immenses arbres fleuris, comme il n’en existe pas sur la terre. Une foule immense l’y attendait dans l’allégresse. Il reconnut d’abord sa mère, son père, ses frères et sœurs. Et derrière eux, derrière maître Vincent Ferrier dont l’œil malicieux lui souriait, se tenait la foule de tous ceux qui, en ce printemps 1410, avaient assisté à la prédication du saint légat du pape. Tous étaient là et tous, sans exception, selon la promesse de saint Vincent Ferrier, avait connu dans leur chair à l’heure de leur mort, la fin du monde, la venue de l’Antéchrist sous la forme de Lucifer, et le retour du Christ dans sa gloire, accompagné des saints et des anges. Il avait suffit de 90 courtes années et tout s’était réalisé. Cela s’était passé pour lui comme pour l’autre Jean, l’évangéliste au regard d’aigle qui écrivait de lui-même, alors qu’il était devenu un grand vieillard (Jean 21, 23) : « Le bruit se répandit alors chez les frères que ce disciple ne mourrait pas. Or Jésus n’avait pas dit à Pierre : “Il ne mourra pas”, mais : “Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne”. »

Jésus avait pourtant prévenu (Matthieu 24, 27-42) qu’il mêlait dans un seul regard trois réalités n’en faisant qu’une à ses yeux : La fin des fins (Matthieu 24, 27) : « Comme l’éclair, en effet, part du levant et brille jusqu’au couchant, ainsi en sera-t-il de l’avènement du Fils de l’homme » ; la fin d’une génération (Matthieu 24, 34) : « En vérité je vous le dis, cette génération ne passera pas que tout cela ne soit arrivé » ; et la mort individuelle de chacun (Matthieu 24, 40) : « Alors deux hommes seront aux champs : l’un est pris, l’autre laissé ; deux femmes en train de moudre : l’une est prise, l’autre laissée. »

Arnaud Dumouch, 30 juillet 2006

 

1. Apocalypse 10, 6. [↩]

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