Accueil > Bibliothèque > Préparation à la mort > Remords du damné
VINGT-HUITIÈME CONSIDÉRATION
« Le vers qui les ronge ne meurt pas »
(Marc 9,47)
Par ce ver qui ne meurt pas, il faut entendre, d’après saint Thomas, « les remords de la conscience », qui tourmenteront éternellement le damné dans l’enfer.(S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Supplément qu. 97, art. 2, c : « Le ver qui sera infligé aux damnés ne doit donc pas être considéré comme corporel, mais comme spirituel : c’est le remords de la conscience qui est ainsi appelé, parce qu’il naît de la pourriture du péché, et fait souffrir l’âme, comme le ver corporel, né de la pourriture, fait souffrir en mordant » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 381-382). A quel remords le coeur du pauvre réprouvé ne sera-t-il pas en proie ! Mais on en compte trois qui le feront plus particulièrement souffrir, savoir : la pensée qu’il s’est damné pour si peu de chose ; la connaissance du peu qu’il avait à faire pour se sauver ; enfin la grandeur du bien qu’il a perdu. Le premier remords du damné consistera donc à penser qu’il s’est perdu pour si peu de chose. Après qu’il eut mangé le plat de lentilles, obtenu en échange de son droit d’aînesse, Essaü se prit à hurler de douleur et de regrets d’avoir fait une si grande perte. Il poussa, dit la Sainte Écriture, « un grand cri de fureur » (Genèse 27, 34). Oh ! Quels hurlements et quels rugissements poussera le damné, en pensant que, pour quelques satisfactions passagères et empoisonnées, il a perdu l’éternel bonheur du ciel et qu’il se voit pour toujours condamné à une mort de tous les instants. Bien amère fut la douleur de Jonathan, quand il se vit condamné par Saül, son père, pour avoir pris un peu de miel : « Je n’ai fait que goûter un peu de miel, disait-il, et voici que je meurs » (1 Samuel 14, 43). Plus amère sera la douleur du damné. O Dieu ! Qu’il souffrira cruellement à la pensée des choses pour lesquelles il s’est perdu ! Toutes les années déjà écoulées de notre vie ne nous semblent présentement qu’un songe, une minute. Que pensera donc un habitant de l’enfer des cinquante ou soixante années qu’il aura vécu sur cette terre, lorsque, se trouvant au fond de l’éternité, il verra qu’après cent et mille millions d’années, son éternité vient seulement de commencer ? Et encore, ces cinquante années de vie, peut-il se les rappeler comme cinquante années de bonheur ? Ah ! Tant s’en faut. Qui croira en effet qu’en vivant loin de Dieu, le pécheur ne trouve dans ses péchés que satisfaction ? Les plaisirs coupables ne durent qu’une minute, et tout le reste du temps, passé dans la disgrâce de Dieu, n’est que peines et amertumes. Que pensera donc le malheureux damné de ces instants de plaisirs ? Et en particulier, que pensera-t-il du dernier péché qui, à lui seul, décida de sa perte ? Ainsi donc, se dira-t-il, pour un misérable, pour un vil plaisir, qui ne dura qu’un instant et qui, à peine goûté, s’est évanoui comme un souffle, il me faut brûler dans ces flammes et rester ici, en proie au désespoir et abandonné de tous, tant que Dieu sera Dieu, durant toute l’éternité.
Seigneur, donnez-moi votre lumière pour me faire comprendre et l’injustice que j’ai commise contre vous en vous offensant et le châtiment éternel que je me suis attiré ! Mon Dieu, je me sens une grande douleur de vous avoir offensé. Mais cette douleur fait ma consolation. Si vous m’aviez envoyé en enfer, comme je l’ai mérité, l’enfer de mon enfer serait précisément ce remords causé par la pensée de m’être damné pour si peu de chose. Mais maintenant je le répète, c’est ce remords même qui fait ma consolation ; car il m’anime à espérer le pardon que vous avez promis au coeur repentant. Oui, mon bien-aimé Seigneur, je me repens de vous avoir outragé. J’accepte avec bonheur cette peine ; elle m’est douce. Je vous prie même de l’accroître et de me la conserver jusqu’à la mort, pour que je ne cesse de déplorer, dans l’amertume de mon coeur, les déplaisirs que je vous ai causés. O mon Jésus pardonnez-moi. O mon Rédempteur, qui ne vous êtes pas épargné vous-même afin de m’épargner, et qui vous êtes condamné à mourir de douleur afin de me délivrer de l’enfer, ayez pitié de moi. Faites que le remords de vous avoir offensé me donne un continuel regret de mes fautes et m’enflamme en même temps d’un continuel amour pour vous, qui m’avez tant aimé, qui m’avez supporté si patiemment et qui, à cette heure encore, au lieu de m’accabler de châtiments, me prodiguez vos lumières et vos grâces. Je vous en remercie, ô mon Jésus, et je vous aime ; je vous aime plus que moi-même ; je vous aime de tout mon coeur. Vous ne savez point repousser celui qui vous aime. Je vous aime ; ne me chassez donc pas de votre présence ; mais recevez-moi dans votre grâce et ne permettez pas que je la perde encore.
O Marie, ma Mère, acceptez-moi pour votre serviteur et unissez-moi étroitement à Jésus, votre divin Fils. Demandez-lui qu’il me pardonne et qu’il m’accorde son amour et la grâce de la persévérance jusqu’à la mort.
« La principale peine des damnés consistera, dit saint Thomas, à voir qu’ils se sont perdus pour rien et qu’ils pouvaient si facilement, avec de la bonne volonté, mériter la gloire du paradis ». (Il s’agit sans doute d’un texte condensé par S. Alphonse. Cf. S. Thomas, Compendium theologiae, c. 175, n. 348, Opuscula theologica, t. 1, Turin, 1954, p. 82). Le second remords du damné sera donc de penser qu’il s’était damné pour si peu de chose et qu’il avait si peu à faire pour se sauver. Un damné apparut à saint Humbert (C. G. Rosignoli, Verità eterne, lez. 6, § 2, Bologne, 1689, p. 114) et lui dit précisément que rien ne l’affligeait et ne le tourmentait en enfer comme de penser qu’il s’était damné pour si peu de chose et qu’il avait si peu à faire pour se sauver. Alors le malheureux se dira : si j’avais interdit à mes yeux de regarder tel objet, si, dans telle circonstance, j’avais vaincu le respect humain, si j’avais fui telle occasion, tel ami, telle conversation, je ne me serais pas damné. Si j’avais eu soin de me confesser chaque semaine, d’assister fidèlement aux réunions de la Congrégation, de faire une lecture spirituelle, de me recommander à Jésus et à Marie, je ne serais pas retombé dans mes péchés. Pourtant, j’en avais pris souvent la bonne résolution. Mais je n’en ai rien fait ; ou plutôt, après avoir mis la main à l’oeuvre, je ne persévérais pas, et voilà comment je me suis perdu.
Ce qui rendra ce remords plus déchirant ce sera le souvenir des bons exemples que lui auront donnés ses amis et ses compagnons ; ce sera plus particulièrement le souvenir des dons que Dieu lui avait départis en vue de son salut : dons naturels, tels que santé, fortune, talents, autant de faveurs qu’il avait reçues de la bonté de Dieu et qu’il devait faire servir à sa sanctification ; dons surnaturels : tant de lumières, d’inspirations, d’appels, tant d’années qui lui furent accordées pour réparer sa vie désordonnée ; et voilà que, dans le misérable état où il se trouve, il n’a plus le temps de rien réparer. Pour lui aussi, selon la parole de l’Apocalypse, « l’Ange qui se tenait debout jura par celui qui vit dans les siècles des siècles, disant : il n’y aura plus de temps » (Apocalypse 10, 5-6)
Oh ! Quels terribles coups de poignard pour le coeur du pauvre damné que le souvenir de toutes ces grâces de Dieu, quand il verra que, faute de temps, il est à jamais dans l’impuissance de réparer son éternelle ruine. Il dira donc en pleurant, avec ses compagnons de désespoir : « La moisson est passée ; l’été est fini ; et nous, nous n’avons pas été sauvés » (Jérémie 8, 20). Oh ! S’écriera-t-il, si j’avais souffert pour Dieu seulement ce que j’ai souffert pour me damner, je serais à présent un grand saint ; et, au lieu de cela, qu’est-ce que j’ai maintenant, sinon des remords et des supplices qui me tourmenteront éternellement ? Ah ! Comme cette pensée torturera le pauvre damné plus encore que le feu et que tous les autres supplices de l’enfer : je pouvais être éternellement heureux et me voilà malheureux pour toujours.
Ah ! Mon Jésus, comment avez-vous pu me supporter avec tant de patience ! Je vous ai si souvent abandonné et vous avez continué à me rechercher. Je vous ai si souvent offensé et vous m’avez pardonné. Je commençais et je recommençais sans cesse à vous offenser et vous ne vous lassiez pas de me pardonner. De grâce, donnez-moi un peu de cette douleur que vous ressentiez de mes péchés, quand ils vous faisaient suer du sang au jardin de Gethsémani. Je me repens, ô Rédempteur, d’avoir si mal répondu à votre amour. O mes misérables plaisirs, je vous déteste et je vous maudis ! Vous m’avez fait perdre la grâce de mon Dieu. Mon bien-aimé Jésus, maintenant je vous aime par-dessus toutes choses je renonce à toute satisfaction défendue et je me propose de mourir mille fois plutôt que de vous offenser encore. Par cet amour, que vous me portiez sur la croix et qui vous porta à sacrifier pour moi votre vie divine, accordez-moi, je vous supplie, lumière et force pour résister aux tentations et pour implorer votre assistance aussitôt que je serai tenté.
O Marie, mon Espérance, vous êtes toute-puissante sur le coeur de Dieu, obtenez-moi la sainte persévérance, obtenez-moi de ne plus jamais cesser d’aimer mon Dieu.
Le damné verra la grandeur du bien qu’il a perdu : ce sera son troisième sujet de remords. D’après saint Jean Chrysostome, la perte qu’ils ont faite du Ciel fera souffrir les damnés beaucoup plus que tous les supplices de l’enfer. « Le ciel, dit-il, les torturera plus que l’enfer » (S. Jean Chrysostome, A Théodore, liv. 1, n. 12, PG 47, 292 : « J’affirme pour ma part qu’il y a un châtiment beaucoup plus terrible que la Géhenne, celui de ne point jouir de cette gloire » (SC 117, trad. J. Dumortier, p. 145). L’infortunée Elisabeth, reine d’Angleterre, s’était un jour écriée : Que Dieu me donne seulement quarante ans de règne et je lui fais grâce de son Paradis. (G. F. Barbieri, Considerazioni sopra alcune verità pricipali della nostra santa fede, p. I, cons. 5, t. 1, Venise, 1739, p. 232. Nous pensons que la légende de la « perdition » de la reine Elisabeth Ière (1558-1603) provient de l’interprétation d’une vision de S. Marie-Madeleine de Pazzi (+ 1607) répandue parmi les prédicateurs populaires. Cf. Una carmelitana del Monastero di S. M. M. de’Pazzi, Santa Maria Maddalena de’Pazzi, Florence, 1942, p. 72) Eh bien ! Ces quarante années de règne, elle les a eues. Mais, maintenant que son âme a quitté ce monde, la malheureuse ! Que dit-elle ? Certainement elle ne pense plus ainsi. Quelle affliction à présent et quel désespoir de penser que, pour quarante ans de règne ici-bas, parmi tant de craintes et d’angoisses, elle s’est éternellement privée du royaume céleste !
Mais surtout, ce qui affligera sans cesse le damné, ce sera de voir qu’il a perdu le Ciel et Dieu, son souverain Bien, non pas par quelque malheureux accident ou par la malice du prochain, mais par sa propre faute. Il verra qu’il était créé pour le Ciel ; il verra que, constitué par Dieu le maître de sa destinée, il pouvait faire le choix de la vie ou de la mort éternelle. « Devant l’homme sont la vie et la mort : ce qui lui plaira lui sera donné » (Ecclésiastique 15, 18). Il verra par conséquent qu’il pouvait, à son gré, jouir éternellement du bonheur et qu’il s’est de lui-même précipité dans cet abîme de tourments, à jamais sans issue et d’où personne ne pourra jamais l’arracher. Bon nombre de ses amis qui se sont trouvés aux prises avec les mêmes tentations, peut-être avec de plus grandes, il les verra sauvés. Il les verra sauvés parce qu’ils seront parvenus à se maintenir, en implorant le secours de Dieu ; ou bien parce que, tombés dans le péché, ils auront su se relever promptement et se donner à Dieu ; tandis que lui, pour n’avoir pas voulu en finir une bonne fois avec le péché, le voilà misérablement réduit à gémir dans l’enfer, dans cet océan de peines, sans espoir d’être jamais délivré.
Mon frère, si par le passé, vous aussi, vous avez poussé la folie jusqu’à vouloir, pour un misérable plaisir, perdre le Ciel et votre Dieu, hâtez-vous de porter remède au mal, tandis qu’il en est temps encore. Ne persévérez pas dans votre folie. Tremblez d’aller éternellement gémir sur votre malheur. Qui sait si cette Considération que vous lisez n’est pas le dernier appel de Dieu à votre âme ? Et si à l’heure même vous ne changez pas de vie, ne se peut-il pas qu’après un nouveau péché mortel, le Seigneur vous abandonne et vous envoie souffrir éternellement pour ce péché avec cette tourbe d’insensés, qui sont maintenant dans l’enfer et qui confessent leur erreur ? « Nous nous sommes donc trompés », s’écrient-ils (Sagesse 5, 6). Hélas ! Ils confessent leur erreur, mais c’est par désespoir, la voyant irréparable. Quand donc le démon vous tente de retourner au péché, rappelez-vous l’enfer, implorez le secours de Dieu et de la très sainte Vierge. La pensée de l’enfer vous délivrera de l’enfer. -- « Rappelez-vous vos fins dernières et jamais vous ne pécherez » (Ecclésiastique 7, 40), parce que la pensée de l’enfer vous fera recourir à Dieu.
Ah ! Mon Souverain Bien, que de fois je vous ai perdu pour un rien ! Que de fois par conséquent j’ai mérité de vous perdre pour toujours ! Mais je me rassure à la voix de votre prophète : « Que la joie, dit-il, remplisse le coeur de ceux qui cherchent le Seigneur » (Psaume 104, 3). Je ne dois donc pas désespérer de vous retrouver, ô mon Dieu ! Si je vous cherche avec sincérité. Seigneur, c’est votre grâce que je désire maintenant plus que tout autre bien ; et volontiers je perdrais tout, même la vie, plutôt que de perdre votre amour. Je vous aime, ô mon Créateur, par dessus toutes choses ; et parce que je vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Mon Dieu, vous que j’ai perdu et méprisé, hâtez-vous de me pardonner et faites que je vous trouve, puisque je ne veux plus vous perdre. Si je consentais encore à vous perdre, je n’aurais que trop lieu de craindre que vous n’en veniez à m’abandonner.
O Marie, ô Médiatrice des pécheurs, réconciliez-moi avec Dieu ; et pour que je ne le perde plus, retenez-moi sous l’égide de votre maternelle protection.
Saint Alphonse de Liguori, Préparation à la mort, 1758. Texte numérisé par Jean-Marie W. (jesusmarie.com).