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VINGT-SIXIÈME CONSIDÉRATION

Des peines de l’enfer

« Ceux-ci s’en iront à l’éternel supplice »
(Matthieu 25, 46)

Premier point

L’homme en péchant, fait un double mal : il se détourne de Dieu, le souverain Bien, et il se tourne vers les créatures. « Car, dit le Seigneur, mon peuple a fait deux maux : ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes rompues qui ne peuvent retenir les eaux » (Jérémie 2, 13). Puisque le pécheur se tourne ainsi vers les créatures, au mépris de Dieu, il sera de toute justice qu’en enfer ces mêmes créatures, le feu, les démons le tourmentent : voilà la peine du sens. Mais comme la plus grande faute, celle qui constitue proprement le péché, consiste à se détourner de Dieu, par suite la plus grande peine des damnés, celle qui fera vraiment leur enfer, ce sera la peine du dam, ou la peine qui résulte de la perte de Dieu.

Considérons d’abord la peine du sens. Il est de foi que l’enfer existe. C’est au centre de la terre que se trouve cette prison destinée à punir les pécheurs révoltés contre Dieu. Qu’est-ce que l’enfer ? « Le lieu des tourments », comme l’appelle le mauvais Riche qui s’y trouve(Luc 16, 28). Lieu de tourments, où tous les sens et toutes les puissances du réprouvé ont à subir chacun son supplice spécial, et chaque sens sera d’autant plus tourmenté qu’il aura servi davantage à l’offense de Dieu. « Par où quelqu’un a péché, c’est par là qu’il est tourmenté » (Sagesse 11,17). « Autant il a été dans les délices, autant infligez-lui de tourments » (Apocalypse 18,7). La vue sera tourmentée par les ténèbres. Terre ténébreuse et « couverte des ombres de la mort », dit Job (Job 10, 21). Quelle compassion n’éprouvons-nous pas à savoir qu’un malheureux est enfermé pour la vie, pour quarante, pour cinquante ans dans un obscur cachot ! L’enfer est un cachot, fermé de toutes part, où jamais ne pénétrera le moindre rayon de soleil ni aucune autre lumière. « Durant toute l’éternité il sera privé de lumière » (Psaume 48, 20). En ce monde le feu éclaire : mais en enfer il sera tout obscur. « La voix du Seigneur partage en deux la flamme du feu » (Psaume 28, 7), c’est à dire, selon l’explication de saint Basile (S. Basile de Césarée, Homélie sur le Psaume 33, n. 8, PG 29, 371), le Seigneur séparera le feu d’avec sa lumière, de telle sorte qu’il ne fera plus l’office d’éclairer, mais seulement de brûler ; et comme le dit plus brièvement Albert le Grand (S. Albert le Grand, Summa theologica, p. II, qu. 2, Opera, t. 18, Lyon, 1651, p. 85), il séparera la clarté de la chaleur. De ce feu sortira une fumée, qui formera, pour aveugler les damnés, cet ouragan de ténèbres dont parle saint Jude : « Une tempête de ténèbres leur est réservée pour l’éternité » (Jude 13). A quoi saint Thomas ajoute que les réprouvés auront bien quelque lumière, mais « seulement ce qu’il faudra pour leur faire voir tout ce qui est de nature à les torturer (S. Thomas D’Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 97, art. 4, c : « L’enfer sera disposé en vue de procurer la plus grande souffrance des damnés. La lumière et les ténèbres y seront donc dans la mesure où ils procurent le plus de souffrance… absolument parlant, ce lieu est ténébreux. Pourtant, par une disposition divine, il y a là assez de lumière pour qu’on puisse voir ce qui peut faire souffrir l’âme » (RJ, trad. Réginald-Omez, pp. 387-377). C’est ainsi qu’à ce faible rayon de lumière ils apercevront la laideur des autres damnés et qu’ils verront les démons prendre les formes les plus horribles et les plus épouvantables.

L’odorat aura son tourment. Quel supplice d’être enfermé dans un chambre avec un cadavre putréfaction ! « De leurs cadavres, dit Isaïe, s’élèvera une odeur fétide » (Isaïe 34,3). Le damné est contraint de rester parmi ces millions et ces millions de damnés, tous vivants pour souffrir et néanmoins à l’état de cadavres par l’infection qu’ils exhalent. D’après saint Bonaventure, si le corps d’un réprouvé était rejeté sur la terre, il suffirait, par son odeur infecte, à faire mourir tous les hommes. (Plusieurs auteurs anciens citent fréquemment ce texte mais sans jamais donner de référence à une oeuvre précise de S. Bonaventure.) Après cela, des insensés viendront nous dire : Si je vais en enfer, je n’y serai pas seul. Les malheureux ! Plus il y a de monde dans l’enfer, plus on y souffre. « Réunis tous ensemble, ces malheureux, dit saint Thomas, loin de soulager leur misère, ne feront que l’aggraver » (S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Supplément, qu. 89, art. 4, c : « Cela ne réduit en rien la peine des démons, car en tourmentant les autres, ils sont tourmentés eux-mêmes. La société de ces malheureux ne diminue pas leur malheur, elle l’augmente » (RJ, trad. Réginald-Omez, p. 68-69). En effet tout contribue à les faire souffrir davantage : cette infection, les hurlements et aussi l’étroitesse de leur prison. Car dans l’enfer ils sont entassés, comme les brebis qui se pressent pendant l’hiver les unes contre les autres. « Ils sont jetés en enfer comme des brebis », dit David (Psaume 48, 15). Bien plus, ils y sont entassés, comme des raisins qu’on foule dans le pressoir. « Son pied foule le pressoir du vin de la fureur et de la colère de Dieu » (Apocalypse 19, 15). De là résulte un nouveau supplice : celui de l’immobilité. « Qu’ils deviennent immobiles comme la pierre » (Exode 15, 16). Par conséquent, dans quelque position que le damné tombe en enfer, au jour du jugement général, il devra la garder sans pouvoir jamais changer de place, ni même remuer le pied ou la main, tant que Dieu sera Dieu.

L’ouïe sera tourmentée par les hurlements continuels et les lamentations de tous ces misérables désespérés, outre que les démons ne cesseront de faire le vacarme le plus assourdissant. « Des bruits terribles retentiront toujours à leurs oreilles », dit Job (Job 15, 21). Pour quelqu’un qui veut dormir, quel supplice n’est-ce pas d’entendre sans cesse un malade qui se lamente, un chien qui aboie, un enfant qui pleure ? Malheureux réprouvés ! Il leur faut entendre sans cesse et durant toute l’éternité les clameurs et les hurlements de tant de suppliciés. Pour le goût, le supplice de la faim. Dévorante est la faim qu’endure le damné. « Comme des chiens affamés, dit l’Écriture, ainsi souffriront-ils de la faim » (Psaume 58, 15). Mais jamais le damné n’aura même une miette de pain. De plus, telle est sa soif que toute l’eau de l’océan ne suffirait pas pour l’étancher. Mais il n’en recevra pas une seule goutte. Une goutte ! Le Mauvais Riche la demandait, mais il ne l’a pas encore obtenue ; et jamais, jamais il ne l’obtiendra.

Affections et prières

Seigneur, voici à vos pieds un malheureux, coupable d’avoir si peu tenu compte de votre grâce et de vos châtiments. Quel serait à présent mon malheur, ô mon Jésus, si vous n’aviez pas eu pitié de moi ! Depuis combien d’années je serais plongé dans cette fournaise horrible où brûlent déjà tant d’autres pécheurs ! Ah ! Mon Rédempteur, comment cette pensée ne m’enflamme-t-elle pas d’amour pour vous ? Et comment pourrais-je jamais songer à vous offenser encore ? De grâce, qu’il n’en soit pas ainsi, ô Jésus Christ, ô mon Dieu ! Faites-moi plutôt mourir mille fois. Puisque vous avez commencé l’oeuvre, achevez-là. Vous m’avez tiré du bourbier de mes nombreux péchés et vous m’avez appelé avec tant d’amour à vous aimer. Faites que j’emploie entièrement à votre service tout ce temps que vous m’accordez. Ah ! Comme les damnés désireraient un jour, une heure de ce temps que me donne votre miséricorde. Et moi, que ferai-je ? Vais-je continuer à le dissiper en choses qui vous déplaisent ? Ne le permettez pas, ô mon Jésus ; je vous en supplie par les mérites de ce sang qui m’a jusqu’ici délivré de l’enfer. Je vous aime, ô Bien suprême ; et, parce que je vous aime, je me repens de vous avoir offensé. Non, je ne veux plus vous offenser, mais toujours vous aimer.

Ma Reine et ma Mère, ô Marie, priez Jésus pour moi et obtenez-moi le don de la persévérance et de son saint amour.

Deuxième point

De toutes les peines que le damné souffre dans ses sens, la plus cruelle c’est celle du feu, qui affecte le toucher. « La chair de l’impie, dit l’Ecclésiastique, aura pour bourreaux le feu et le ver » (Ecclésiastique 7, 17). Aussi, dans la sentence finale, le Seigneur en fait-il mention à part : « Retirer-vous de moi, maudits, allez au feu éternel » (Matthieu 25, 41). Même en ce monde, la peine du feu est la plus grande de toutes les peines. Et pourtant notre feu et le feu de l’enfer diffèrent tellement que, mis à côté l’un de l’autre, le premier ne conserve plus que l’apparence du feu ; et, comme dit saint Augustin, « ce n’est du feu qu’en peinture » (S. Augustin, Sur le Psaume 49, n. 7, PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465). Saint Vincent Ferrier ajoute qu’auprès du feu de l’enfer, le nôtre perd toute sa chaleur (S. Alphonse fait référence à une pensée chère à S. Vincent Ferrier qui parle souvent du feu « intolérable » et « inextinguible » de l’enfer. Cf., par exemple, Sermones oestivales, Venise, 1573, pp. 195, 230, 472, 478). La raison en est que Dieu à crée le feu d’ici-bas pour notre utilité, tandis que le feu de l’enfer, il l’a formé tout exprès pour tourmenter. « Autre est le feu qui sert aux usages de l’homme, dit Tertullien, autre le feu qui sert à la justice de Dieu » (Tertullien, Apologétique, c. 48, 14-15, PL 1, 527-528). C’est au souffle de la colère que ce feu vengeur s’alluma, comme Dieu le déclare lui-même : « Un feu s’est allumé dans ma fureur » (Jérémie 15, 14). Aussi Isaïe l’appelle-t-il un esprit d’ardeur : « Vienne le Seigneur laver les souillures par un esprit d’ardeur » (Isaïe 4, 4). Le damné ne sera pas seulement exposé au feu, mais plongé dans le feu : « Maudits, allez dans le feu éternel ». Aussi le malheureux damné sera tout environné de flammes, comme le bois dans une fournaise. Il aura donc un abîme de feu sous ses pieds, un abîme de feu par-dessus la tête ; un abîme de feu autour de lui. Ce qu’il touche, ce qu’il voit, ce qu’il respire, c’est du feu, rien que du feu. Il sera dans le feu, comme le poisson dans l’eau. Que dis-je ? Non content de l’entourer, le feu, pénétrant à l’intérieur, ira tourmenter le damné jusque dans ses entrailles. Son corps ne sera plus que du feu, en sorte que les entrailles lui brûleront dans le corps, le coeur dans la poitrine, le cerveau dans la tête, le sang dans les veines, la moelle même dans les os. « O Dieu ! S’écrie le Roi Prophète, vous en ferez autant de fournaises embrasées. » (Psaume 20, 10). Voilà donc ce que deviendra chaque damné : une fournaise ardente au dedans de lui-même. Combien de personnes qui ne voudraient pour rien au monde voyager par un chemin exposé aux rayons du soleil, demeurer dans une chambre trop chauffée, supporter une étincelle qui jaillit d’un cierge, d’une bougie. Et ces mêmes personnes ne craignent pas le feu de l’enfer ! « Qui de vous, s’écrie Isaïe, pourra séjourner dans ce feu dévorant ? » « Isaïe 23, 14). Oui, dévorant ; car de même qu’une bête féroce dévore un chevreau, ainsi le feu de l’enfer dévore le damné ; il dévore, mais sans jamais le faire mourir. « Continue, dit saint Pierre Damien s’adressant à l’impudique, continue, ô insensé, à tenter ta chair. Un jour viendra, ou plutôt une nuit, où tes impuretés se changeant en une poix brûlante raviveront dans tes entrailles et rendront d’autant plus terrible la flamme qui te brûlera sans cesse en enfer » (S. Pierre Damien, De caelibatu sacerdotum, c. 3, 145, 385). Saint Jérôme ajoute que ce feu fera ressentir tous les tourments, toutes les douleurs que l’on souffre sur cette terre, douleurs de côté, de tête, d’entrailles, de nerfs. « Par le seul supplice du feu, dit-il, les pécheurs subissent en enfer tous les supplices ». (S. Jérôme selon G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 34, disc. 7, t. 2, Venise, 1703, p. 614. Mansi renvoie à une lettre de S. Jérôme à Pammachius, mais le texte cité ne se trouve dans aucune lettre authentique.) Il n’y a même pas jusqu’au supplice du froid que ce feu ne fasse endurer. « Que le damné, dit Job, passe du froid le plus glacial à la plus excessive chaleur » (Job 24, 19) ! Mais, qu’on y fasse attention, toutes ces tortures d’ici-bas ne sont qu’une ombre, d’après saint Jean Chrysostome, en comparaison des peines de l’enfer. « Entassez flammes sur flammes, aiguisez le fer ; comparés à ceux de l’enfer, que sont ces supplices ? Une ombre légère », répond le saint docteur. (S. Jean Chrysostome, Homélie 31 sur l’épître aux Romains, n. 5, PG 60, 674 : « Car enfin de quel mal prétendez-vous me parler ? De la pauvreté, de la maladie, de la captivité, de la mutilation de nos corps ? Mais tous ces maux ne sont que risibles, comparés à l’autre châtiment » (JEA, t. 10, p. 421).

Chaque puissance de l’âme aura pareillement son tourment à part. Le damné sera tourmenté dans sa mémoire par le souvenir des années que le ciel lui donna pour se sauver et qu’il fit servir à se perdre, et des grâces qu’il reçut de Dieu et dont il ne voulut pas profiter. Il sera tourmenté dans son intelligence, parce qu’il comprendra d’une part la grandeur du bien qu’il a perdu en perdant le ciel et Dieu, et d’autre part, son impuissance de jamais les recouvrer. Il sera tourmenté dans sa volonté, en voyant que de toutes ses demandes aucune ne sera plus exaucée. « Le désir des pécheurs périra » (Psaume 111, 10). Le malheureux ! Jamais il n’aura rien de ce qu’il désire et toujours il aura ce qu’il abhorre, c’est-à-dire ces éternels supplices. Il voudrait sortir de ces tourments et trouver la paix ; mais sans cesse il sera tourmenté et jamais il n’aura la paix.

Affections et prières

Mon Jésus, c’est votre sang et c’est votre mort qui font toute mon espérance. Vous avez voulu mourir pour me délivrer de la mort éternelle, mais moi, misérable que j’étais, tant de fois j’ai mérité l’enfer ! Et pourtant, Seigneur, à qui donc avez-vous fait part, plus qu’à moi, des mérites de votre Passion ? Je vous en conjure, ne me laissez pas vivre plus longtemps, oublieux des grâces sans nombre que vous m’avez faites. Vous m’avez délivré du feu de l’enfer parce que vous ne voulez pas que je brûle de ce feu horrible, mais bien du feu si doux de votre amour. Aidez-moi donc afin que je puisse répondre à votre désir. Si je me trouvais maintenant en enfer, je ne pourrais plus vous aimer. Je vous aime, ô Bonté infinie ; je vous aime, ô mon Rédempteur, qui m’avez tant aimé. Comment ai-je pu vivre si longtemps sans penser à vous ? Vous au contraire, vous n’avez jamais cessé de penser à moi ; soyez-en béni, Seigneur ! Car si vous m’aviez oublié, ou bien je serai maintenant dans l’enfer ou bien je n’aurais pas la douleur de mes péchés. Cette douleur que je ressens de vous avoir offensé, ce désir que j’éprouve de vous aimer beaucoup sont des dons de votre bonté et me prouvent que votre grâce continue à m’assister. Je vous en remercie, ô mon Jésus ! Désormais j’espère vous consacrer tout le reste de ma vie. Je renonce à tout. Je ne veux plus penser qu’à vous servir et à vous plaire. Rappelez-moi toujours l’enfer que j’ai mérité et les grâces que vous m’avez faites. Ne permettez pas que j’aille de nouveau vous trahir et me condamner moi-même à cet affreux abîme.

Sainte Mère de Dieu, priez pour moi, pauvre pécheur. C’est votre intercession qui m’a délivré de l’enfer. Qu’elle me délivre également, ô ma mère, du péché qui seul peut de nouveau me condamner à l’enfer.

Troisième point

Mais toutes ces peines ne sont rien, comparées à la peine du dam. Ténèbres, infections, hurlements, feu dévorant, tout cela ne fait pas l’enfer. Ce qui fait l’enfer, c’est le malheur d’avoir perdu Dieu. « Qu’on ajoute tourments à tourments, dit saint Bruno, qu’importe, s’il n’y avait pas la privation de Dieu » (G. Mansi, Bibliotheca moralis praedicabilis, tr. 34; disc. 22, t. 2, Venise, 1703, p. 646, attribue ce texte à saint Bruno). « Mettez mille enfers, dit également saint Jean Chrysostome, vous n’aurez encore rien de comparable à la peine du dam » (S. Jean Chrysostome, Homélie 13 sur l’épître aux Philippiens, ch. 4, n. 4, PG 62, 280 : « Multipliez tant qu’il vous plaira les douleurs de l’enfer, vous n’aurez pas encore la douleur, l’angoisse d’une âme à cette heure terrible où l’univers s’ébranle… » (JEA, t. 11, p. 86). Et saint Augustin ajoute que si les damnés jouissaient de la vue de Dieu, ils ne sentiraient plus aucune peine et l’enfer se changerait en paradis. (S. Augustin (auteur inconnu, selon Glorieux,n. 40), De triplici habitaculo, c. 4, PL 40, 995). Pour comprendre quelque peu la peine du dam, représentons-nous, par exemple, une personne qui vient de perdre une pierre précieuse d’une valeur de cent écus. Assurément elle a un grand chagrin. Mais si le diamant vaut deux cents écus, son chagrin croît d’autant. Bref, plus est considérable la valeur de l’objet perdu, plus aussi est grande la peine qu’on ressent de sa perte. Or, quel bien le damné a-t-il perdu ? Un bien infini qui est Dieu. C’est pourquoi il ressent en quelque sorte une peine infinie, ainsi que s’exprime saint Thomas : « La peine du damné est infinie, parce qu’il y a pour lui perte d’un bien infini ». (S. Thomas d’Aquin, Somme théologique, la - IIae, qu. 87, art. 4, c : « Ce qui correspond à l’éloignement de Dieu dans le péché, c’est la peine du dam, laquelle est infinie comme cet éloignement, puisqu’elle est la perte d’un bien infini, c’est-à-dire de Dieu même » (RJ, trad. R. Bernard, p.188).

Les saints sont les seuls ici-bas à redouter cette peine. « Autant, dit saint Augustin, elle est sensible à ceux qui aiment Dieu, autant elle est étrangère à ceux qui la méprisent » (S. Augustin, Sur le Psaume 49, n. 7, PL 36, 569 (Vivès, t. 12, p. 465). Saint Ignace de Loyola disait : « Seigneur, je consens à tout, excepté au malheur de me trouver séparé de vous ! » (Orlandini, Historia Societatis Iesu, lib. 10, n. 55-62, Rome, 1615, p. 318). Quant aux pécheurs, ils ne comprennent rien à cette peine, eux qui, de gaieté de coeur, passent des mois et des années loin de Dieu parce qu’ils vivent dans les ténèbres. Mais à la mort, ils devront reconnaître la grandeur du bien qu’ils perdent. Au sortir de cette vie, l’âme comprend sur-le-champ que Dieu est sa fin suprême. « Libre des entraves du corps, dit saint Antonin, elle voit que Dieu est le souverain bien et qu’elle a été créée pour lui » (S. Antonin de Florence, Summa theologica, p. I, tit. 5, c. 3 § 3, t. 1, Vérone, 1740, p. 402). La voilà donc qui s’élance aussitôt pour le posséder. Mais si elle est en état de péché, Dieu la repousse. Qu’un chien, tenu à la chaîne, aperçoive un lièvre, quels efforts ne fait-il pas pour rompre sa chaîne et s’élancer sur sa proie ? Ainsi l’âme, à sa sortie du corps, est naturellement attirée vers Dieu ; mais le péché la tient au loin et la jette dans l’enfer. « Vos iniquités ont mis une séparation entre vous et votre Dieu » (Isaïe 59,2). L’enfer est donc tout entier dans cette première parole de la sentence de condamnation : « Maudits, retirez-vous de moi ». Allez, dira Jésus Christ, je ne veux pas que vous voyiez jamais ma face. « Que l’on parle de mille enfers, s’écrie saint Jean Chrysostome, jamais on ne dira quel est le malheur de celui qui devient pour Jésus Christ un objet d’horreur » (S. Jean Chrysostome, Homélie 23 (al. 24) sur saint Matthieu, n. 8, PG 57, 317 : « L’enfer est sans doute une chose terrible ; cependant dix mille enfers ensemble ne seraient encore rien en comparaison de ces autres maux : d’être chassé de la gloire, d’être haï de Jésus Christ, d’entendre de sa bouche : Je ne vous connais pas » (JEA, t. 7, p. 199). Quand David fit signifier à son fils Absalon de ne plus paraître en sa présence, ce fut pour le jeune prince une telle douleur qu’il répondit : « Dites à mon père qu’il me permette de voir sa face ou qu’il me donne la mort » (2 Samuel 14, 32). Philippe II (L. Siniscalchi, La scienza della salute, médit. 5, p. 2, Padoue, 1773, p. 136), voyant un grand de sa cour se tenir avec irrévérence dans l’église, lui dit : Ne paraissez plus devant moi. Ce seigneur en conçut un tel chagrin que, rentré chez lui, il mourut de douleur. Que sera-ce donc quand, à l’heure de la mort, Dieu dira au réprouvé : Retire-toi ; je ne veux plus te voir ? « Je lui cacherai ma face ; et tous les maux viendront fondre sur lui » (Deutéronome 31, 17). Vous n’êtes plus à moi, dira Jésus Christ aux réprouvés dans la vallée de Josaphat, et je ne suis plus à vous. « Et Dieu dit : Voici son nom ; nomme-le celui qui n’est plus mon peuple ; parce que vous n’êtes plus mon peuple et que moi je ne serai plus rien pour vous » (Osée 1, 9).

Quelle douleur pour un fils, une épouse, de dire à son père, à son époux expirant : Mon père, mon époux, je ne vous verrai plus ! Si en ce moment nous entendions une âme damnée gémir et se lamenter, et que nous lui disions : O âme, pourquoi verses-tu tant de larmes ? Certainement elle ne nous répondrait que par ces mots : Je pleure parce que j’ai perdu Dieu et que jamais je ne le verrai. La malheureuse ! Si du moins elle pouvait aimer Dieu dans l’enfer et se résigner à la divine volonté ! Si elle le pouvait, l’enfer ne serait plus l’enfer. Mais non ; elle ne peut, infortunée qu’elle est, se résigner à la volonté de Dieu ; parce qu’elle s’est constituée l’ennemie de cette divine volonté. Elle ne peut pas non plus aimer son Dieu ; mais elle le hait et toujours le haïra ; et ce sera son enfer de reconnaître Dieu pour le Bien suprême et de se voir forcée de le haïr dans le temps même où elle comprend qu’il est digne d’un amour infini. « Je suis ce pervers privé de l’amour de Dieu » : ainsi répondit le démon à sainte Catherine de Gênes, quand celle-ci lui demanda qui il était. (F. Pepe, Discorsi in lode di Maria SS… t. 2, Naples, 1756, p. 228. Cf. C. Marabotto-E. Vernazza, Vita… di S. Caterina Fiesca Adorna, c. 14, n. 12, Padoue, 1743, pp. 59-60)

Le réprouvé haïra et il maudira Dieu ; en maudissant Dieu, il maudira tous les bienfaits qu’il a reçus de Dieu : la Création, la Rédemption, les sacrements ; spécialement le Baptême et la Pénitence et surtout le très Saint Sacrement de l’autel. Il maudira tous les anges et tous les saints, mais surtout son Ange Gardien et ses saints Patrons, et plus particulièrement encore la très sainte Mère de Dieu. Mais ses plus furieuses malédictions seront pour les trois Personnes Divines et en particulier pour le Fils de Dieu, qui s’immola sur la croix afin de le sauver et dont il maudira les plaies, le sang, les douleurs et la mort.

Affections et prières

Ah ! Mon Dieu, vous êtes donc mon souverain Bien, un Bien infini ! Et moi, j’ai consenti tant de fois à vous perdre. Je savais qu’en péchant je vous causais la plus grande des peines et que je perdais votre grâce ; néanmoins j’ai péché. Si je ne vous voyais pas attaché à la croix, donnant votre vie pour moi, non certes, ô Fils de Dieu ! Je n’aurai pas l’audace de vous demander ni d’espérer de vous mon pardon. Père éternel, ne jetez pas les yeux sur moi, mais sur votre Fils bien-aimé, qui vous demande pour moi grâce et miséricorde, exaucez-le et pardonnez-moi. A cette heure, je devrais depuis tant d’années me trouver en enfer, sans espérance de pouvoir jamais vous aimer ni recouvrer votre grâce que j’ai perdue. Mon Dieu, je me repens par-dessus toutes choses de vous avoir outragé au point de renoncer à votre amitié et de mépriser votre amour, et cela pour les misérables plaisirs de ce monde. Ah ! Que ne suis-je mort plutôt mille fois ! Et comment ai-je pu venir à cet excès d’aveuglement et de folie ? Soyez béni, Seigneur, de me donner le temps nécessaire pour réparer le mal que j’ai fait. Puisque, par votre miséricorde, je me vois hors de l’enfer et que je puis encore vous aimer. Non, je ne veux plus différer de me convertir et de me donner tout à vous. Je vous aime, Bonté infinie ; je vous aime, ma vie, mon trésor, mon amour, mon tout. Rappelez-moi sans cesse, Seigneur, l’amour que, vous m’avez porté et l’enfer où je devrais me trouver, afin que cette pensée m’anime sans cesse à vous offrir des actes d’amour et à vous dire continuellement : Je vous aime, je vous aime, je vous aime.

O Marie, ma Reine, mon Espérance et ma Mère, si j’étais en enfer, je ne pourrais plus vous aimer. Je vous aime, ô ma Mère, et j’espère que, grâce à votre secours, je ne cesserai plus de vous aimer, vous et mon Dieu. Aidez-moi ; priez Jésus pour moi.

Saint Alphonse de Liguori, Préparation à la mort, 1758. Texte numérisé par Jean-Marie W. (jesusmarie.com).

 

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