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« Et les portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle »[1]
Daria Klanac : « Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon église. »[2] Par ces paroles Jésus a fondé son Église et en a confié la succession à ses apôtres. Jésus voulait-il une institution avec sa structure telle que nous la connaissons aujourd’hui ? A-t-elle encore une raison d’être ? Aurait-elle besoin d’un changement et à quel niveau ?
Arnaud Dumouch : Depuis quelque temps, on entend dans les universités catholiques et protestantes, comme une litanie, que Jésus n’aurait pas fondé une Église structurée, mais qu’elle aurait été fondée par saint Paul. Il y a du vrai dans cela. Quand on regarde explicitement les Évangiles, à condition bien sûr d’y croire, on voit que Jésus choisit douze apôtres. Certes le chiffre est symbolique, mais il instaure particulièrement parmi ces douze l’un d’entre eux comme le berger. Je dirais même que quand on lit les textes qui parlent de pierre sur laquelle Jésus va fonder son Église, on peut dire qu’il n’y a pas dans l’Écriture de texte plus précis.
L’Église catholique ne va découvrir le charisme particulier de Pierre et des papes qu’en s’appuyant sur l’Écriture. Par ailleurs, Jésus envoie 72 disciples qui partent deux par deux pour annoncer l’Évangile en Israël. Il y a là visiblement une intention profonde de Jésus en vue d’une hiérarchie. C’est donc quelque chose qui est amené à durer après son départ. Quand on étudie tous les textes, en particulier ceux de saint Jean, qui écrit dans sa vieillesse, on voit bien que Jésus annonce qu’il part, mais qu’il ne va pas laisser les apôtres seuls. Et il les prépare de telle façon que, soutenus par l’Esprit Saint qu’il promet d’envoyer, ils aient un minimum d’organisation. Cependant, on voit effectivement qu’il y a une prise de décision précise, due en particulier à Paul qui n’a connu Jésus qu’après sa résurrection, lorsqu’il lui est apparu. En effet, il réorganise l’Église, améliore sa structure en fonction des besoins de sa croissance. Il prend une grande liberté – suivi en cela par les apôtres –, s’estimant désigné par le Christ. Et il faut voir jusqu’où va la liberté en question : saint Paul, par exemple, de sa propre initiative, modifie la liturgie que Jésus lui-même avait inventée.
D. Klanac : Quelle était cette liturgie de Jésus ?
A. Dumouch : Jésus, quand il a institué l’Eucharistie, l’a fait explicitement autour d’un repas où il y a de la nourriture profane ; il consacre le pain et le vin, il le donne à ses disciples. C’est à table que cela se passe. Cela marche très bien au début de l’Église, quand ce sont de toutes petites communautés contenant dix, quinze, vingt chrétiens fervents. Et puis saint Paul, dans ses Épîtres, se rend compte à un moment donné que l’Église a grandi et que certains ne savent plus distinguer le pain consacré, l’Eucharistie, du pain normal. Il solennise donc la liturgie, introduit les Psaumes, sans doute sur le modèle juif, qui sont récités d’un chœur alterné et dont certains historiens romains parleront plus tard. Il donne aussi des directives pour le choix des évêques, des anciens, des prêtres. Il dit qu’il faut ordonner, c’est-à-dire imposer les mains. L’Église que saint Paul va fonder, en fonction de la croissance, ne ressemble probablement pas tout à fait à ce que Jésus avait organisé lorsqu’il était avec un petit nombre de disciples. Mais c’est dans la lignée exacte et il le fait parce qu’il est apôtre. Il l’est par l’ordination de l’Esprit Saint et il soutient Pierre qui n’ose plus tellement agir, car il ne s’est jamais remis de son triple reniement. Il restera un pape extrêmement humble à cause de la conscience de sa propre faiblesse.
Justement, Pierre et les premiers papes seront dans une très grande humilité. Il faudra plusieurs siècles pour qu’ils se rendent compte qu’ils sont revêtus, quand ils parlent du contenu de la foi avec leur autorité de pape, d’un charisme qui rend leurs paroles, leurs décisions infaillibles. Cela ne touche pas tous les domaines, mais uniquement le domaine intellectuel concernant le salut, c’est-à-dire la foi, quand ils définissent solennellement une vérité sur ces points-là. Comme personne privée, ils peuvent faire des erreurs, on le voit très bien dans les Évangiles. On dirait même que Jésus a donné exactement tout ce qui fallait pour discerner la faillibilité du pape en tant qu’individu et pasteur, de son infaillibilité en tant que maître de la vérité qui confirme ses frères dans le vrai ou le faux concernant la foi.
À un moment donné, Pierre, à la demande de Jésus : « Qui pensez-vous que je suis ? », répond : « Tu es le Messie le fils du Dieu vivant. » Et Jésus lui répond : « Cela ne vient pas de ta chair, cela vient de l’Esprit Saint et tu es pierre et sur toi je fonderai mon Église. »[3] Juste après, quand il entend Jésus annoncer qu’il va devoir aller à Jérusalem pour y mourir, Pierre se révolte et lui dit : « Cela n’arrivera pas, je te défendrai » et Jésus est obligé de lui dire : « Passe derrière moi, Satan ! Tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! »[4] Ce qui montre bien que Pierre, comme pasteur, dans son intelligence personnelle, peut se tromper, et là il s’est trompé gravement : il a son idée personnelle qui voudrait un salut glorieux et ne veut surtout pas que le Christ meure sur la Croix. C’est pareil pour les papes actuels.
D. Klanac : Alors, qu’est-ce qui devrait être réformé dans l’Église actuelle ?
A. Dumouch : Énormément de gens, les prêtres en particulier, en voyant que l’Église semble ne plus pouvoir évangéliser, demandent que l’on change les filets, que l’on améliore les hameçons pour prendre plus de poissons. Mais en réalité, ce qui fait qu’actuellement on ne prend pas de poissons vient du Saint-Esprit. Lorsque Jésus voudra que les filets soient lancés à droite de la barque et bien on remontera tellement de poissons qu’on ne saura pas comment faire pour les ramener sur la berge, exactement comme dans la parabole.[5] C’est Dieu seul qui donne la croissance. Évidemment, les hameçons, les filets, nous pouvons les préparer, mais tout cela n’est que cymbales retentissantes[6] si l’Esprit Saint n’y est pas.
Voici une petite anecdote. Un prêtre avait préparé un grand sermon. Il y avait passé toute sa semaine. C’était magnifique, c’était grandiose. Il parlait du salut, de la vie éternelle. Il avait même prévu des trémolos dans la voix pour toucher ses fidèles. Le sermon s’arrête, commencent les intentions de prière et l’organiste joue un morceau qui ne correspond pas. Le prêtre lui dit au micro : « Il faut tourner la page », c’est-à-dire jouer la partition suivante. À la fin de la messe, un paroissien vient voir le prêtre, et lui dit : « Mon père, vous m’avez touché profondément, profondément. » Le prêtre, flatté, lui demande : « Mais qu’est-ce qui vous a touché dans mon sermon ? » – « Ce n’est pas votre sermon, c’est plus tard quand vous avez dit il faut tourner la page, cela m’a frappé en plein cœur, cela correspondait à ma vie. Il faut que je change de vie. »
Cela montre bien que tous nos sermons, nos méthodes, nos changements de structure, nous pouvons les faire, mais ils n’apporteront rien si l’Esprit Saint n’est pas là. Quand l’Esprit Saint est là, on peut prêcher maladroitement, les gens auront le cœur brûlé et ils retourneront à l’Eucharistie, à la foi.
1. Cf Mt 16,15-18. [↩]
2. Mt 16,18. [↩]
3. Cf Mt 15, 16-18. [↩]
4. Mt 16,23 et Mc 8,33. [↩]
5. Lc 5,1-11. [↩]
6. Cf Cor 13,1 et ss. [↩]
Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.