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23. Le désir de l’harmonie

Daria Klanac : Tout se communique dans l’univers dans une continuité et une constante nouveauté. L’immensité de Dieu se découvre dans des possibilités sans fin, autant dans le temporel que l’éternel, dans la matière et dans le spirituel, dans le visible et l’invisible. Tout cela se reflète dans la créativité humaine. Comment réapprendre à relier le Ciel et la terre ?

Arnaud Dumouch : Je pense qu’effectivement depuis le Concile Vatican II, l’Église est entrée dans de nouvelles phases de son histoire. Et cette phase radicalement nouvelle, je pense qu’il faut réapprendre à la vivre, elle ne sera pas la même que celle qui a régné jusqu’aux années 50.

Jésus nous avait prévenu en disant à Pierre, signifiant par là l’histoire de l’Église visible : « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu attachais toi-même ton vêtement, et tu allais où tu voulais ; (…) »[65] Pendant près 1500 ans, à partir de l’Édit de Milan en 313 par Constantin, jusqu’à la perte des États du Vatican en 1870, l’Église avait un grand pouvoir sur le monde, une autorité puissante. Elle régnait comme une reine temporelle et certains protestants disaient que c’était l’Antéchrist. L’Église a construit son royaume sur Rome, la ville de sept collines, comme le dit l’Apocalypse.[66] Certes, il y a eu des parties antichrétiennes dans les membres du catholicisme, mais il y en a eu aussi chez les protestants. Quand ils feront un retour sur leur propre histoire, ils verront que le péché est partout. Par contre, ce temps de pouvoir que Dieu a donné à l’Église catholique a été source de bonnes choses, par la politique de l’évangélisation dans le monde entier.

Jésus continue sa prophétie à Pierre en disant : « (…) quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te l’attachera et te mènera où tu ne voudras pas. »[67] Il indiquait par quel genre de mort Pierre devait glorifier Dieu. Je pense que ce temps a commencé vers 1870, par le grand signe de la perte des États du Vatican, quand l’Église est retournée à son rôle purement spirituel qui avait été annoncé, dès 1832, par l’apparition de la rue du Bac. Le signe grandiose donné dans le ciel, la femme revêtue du soleil, a été donné dans une apparition à sainte Catherine Labouré.[68] Ce temps de l’Église va être beaucoup plus dur au plan humain à comprendre et beaucoup plus proche de l’Évangile au plan spirituel. Beaucoup plus dur au plan humain parce que, soudain, on ne peut plus vivre d’espoir, au sens terrestre du terme, on ne peut plus vivre d’une gloire terrestre grandiose, telle que notre sensibilité aime la voir. C’est dur, car cela implique une conversion totale, alors que c’est tellement facile d’être fier d’une civilisation chrétienne. L’Église est certainement appelée à devenir minoritaire, à être une voie secondaire qui crie dans le désert.

D. Klanac : Pour comprendre ce mystère, il faut donc apprendre à vivre de l’espérance théologal ?

A. Dumouch : L’espérance théologale peut s’accompagner de désespoir terrestre. On le voit bien quand Jésus commence à dire à ses disciples qu’il faut que le Fils de l’homme monte à Jérusalem pour y être crucifié. Pierre, au nom de l’espoir terrestre lui répond que cela ne lui arrivera pas. À quoi Jésus réplique : « Derrière moi, Satan, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles de l’homme. »[69] La protestation de Pierre est une réaction d’espoir, ce n’est pas de l’espérance. L’espérance, elle, attend une victoire bien plus grande, comme on le voit d’ailleurs dans la vie de Jésus. Il est certain que quand il est monté à Jérusalem et que, assis sur son âne, il a été accueilli par des « Hosannas au plus haut des Cieux ! », les disciples ont pu se dire de nouveau que tout cela est fantastique, que leur maître est le roi, qu’il va faire de grandes choses, etc. Mais quand, quelques jours plus tard, il a été crucifié, ils n’étaient plus là. Ils vivaient trop d’espoir, c’était trop dur de passer à l’espérance.

Je pense que Marie prépare une petite église qui lui ressemble, qui sera peu nombreuse à mon avis, si du moins cela se passe comme à la croix, une petite église qui sera surtout féminine. À la croix, il y avait principalement des femmes réunies autour de Marie qui avait compris le mystère. Il n’y avait que quelques hommes : Jean, ce disciple que Jésus préférait, Nicodème, Joseph d’Arimathie, des hommes qui n’étaient pas des disciples de Jésus, des hommes droits, venant du peuple qui virent un grand mystère. L’Église, je pense, sera menée petit à petit au même mystère.

Petit à petit, l’Église a connu sa voie de kénose, elle a commencé à suivre le Christ. Le saint Concile Vatican II, qui vient de l’Esprit Saint, a vraiment imité l’attitude que Jésus a eue juste avant sa crucifixion. Lui qui ne parlait que d’autorité et qui ne parlait qu’aux enfants d’Israël s’est mis à parler au monde, aux Grecs en particulier. On le voit dans l’Évangile de saint Jean quand il dit : « Si le grain tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il porte du fruit en abondance. »[70] C’est aux Grecs qu’il parle du mystère ultime non pas aux juifs.

D. Klanac : C’est donc de Marie, qui a tout gardé dans son cœur, qu’on va apprendre comment comprendre ce mystère ?

A. Dumouch : Oui, je pense que l’Église, de la même façon, va suivre ce mystère. Et seuls suivront ceux qui auront une foi identique à celle de Marie, une foi qui ne se nourrira pas d’espoir, mais uniquement de l’espérance, c’est-à-dire de la certitude de la victoire éternelle dans l’autre monde. Il faut autre chose que de l’espoir pour rester fidèle, alors que l’Église sera ridiculisée comme le Christ sur la croix, qu’on n’entendra plus sa parole et continuer de croire, à ce moment-là, que la victoire est en train de se réaliser. Marie l’a su et l’a vécu.

Le Samedi Saint est peut-être ce qu’il y a de plus horrible, car c’est quand il n’y a plus rien. C’est ce qu’on signifie liturgiquement en vidant l’église du Saint Sacrement, en laissant le tabernacle ouvert, en mettant un voile sur les crucifix, en transformant l’Église en une maison vide. Un jour, les églises seront peut-être réellement transformées en maisons vides, en musées, par l’humanisme sans Dieu où l’Antéchrist final aura comme beau prétexte de dire : « Regardez le mal qu’a commis l’Église dans le monde ! », comme si elle n’avait pas aussi commis du bien, comme si l’humanisme sans Dieu n’avait pas commencé sa carrière par les massacres de Vendée en France. Si l’Église, si les églises sont laissées vides, qui saura, qui gardera la totale certitude que Dieu est en train de vaincre ?

Et nous verrons nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants, nous les verrons peut-être du Ciel, chercher désespérément la vérité sans la trouver parce que la Parole de Dieu aura été enlevée de la terre, qu’elle aura été rendue incapable d’être lue, tellement elle aura été salie et ridiculisée, tellement on aura montré que ce Dieu de l’humilité et de l’amour crucifié est un faux dieu, un menteur. Si on vit d’espérance, on sait que Dieu a le temps.

D. Klanac : Il s’agit de garder l’espérance malgré tout.

A. Dumouch : Il n’est pas possible de garder sa foi chrétienne si on ne garde pas l’espérance théologale, cette certitude absolue de la victoire alors que tout va mal. Tous ceux qui n’auront pas cette foi de Marie, tel qu’elle l’a développée à la croix et bien avant en écoutant Jésus, seront absents.[71] Les onze douzième des prêtres (selon la proportion apostolique) auront fui. Où étaient Pierre, Jacques, Philippe, Barthélémy ? Disparus. Cachés. Ils n’ont pas du tout assisté à la crucifixion, ils ne pouvaient pas tenir. Où seront les évêques de cette époque-là, les prêtres, les protestants, ceux qui n’auront pas mis Marie au cœur de leur vie ? Certainement qu’ils diront, à la vue des événements, que tout était faux et, comme les pèlerins d’Emmaüs, ils s’en reviendront tout tristes d’avoir cru que c’était vrai.

C’est à ce moment-là, quand l’Église aura été jusqu’au fond de son abaissement imitant son Seigneur à travers les saints, les quelques saints qui en vivront, que le plan de Dieu sera réussi. Il faut savoir qu’à la croix, ils n’étaient peut-être qu’une quinzaine et que seule Marie a vécu à fond le mystère de la crucifixion. Comme c’est Marie toute seule qui a fait craquer le ciel par son oui à l’Alliance nouvelle, qui a fait que l’Esprit Saint est descendu sur la Terre.

Il n’y aura pas besoin d’être nombreux, il y aura besoin d’être. Il faut espérer que parmi nos enfants, nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants se trouveront des fils de Marie, ceux qu’annonçait saint Louis-Marie Grignon de Montfort et qui auront compris tous ces mystères, si simples finalement, si logiques quand on contemple l’Évangile et la croix.

D. Klanac : Comment alors retrouver la volonté et le goût de vivre en harmonie avec Dieu ?

A. Dumouch : Les vertus théologales nous donnent le goût de vivre en harmonie avec Dieu. Les vertus humaines trop développées, comme l’espoir, nous enlèvent ce goût, surtout actuellement. Les saints actuels sont obligés de vivre d’espérance en Occident, puisque l’Église d’Occident semble apostasier. Les saints du Moyen Âge vivaient d’espoir, ils pouvaient se lancer dans des croisades, parce que la victoire était totale dans la civilisation du christianisme européen. Lesquels des deux étaient les plus saints ? On ne peut pas juger, tout dépend individuellement de la façon dont on a aimé. Cependant, on peut dire que la génération actuelle va immensément plus loin que celles du Moyen Âge dans la compréhension de la victoire éternelle. Elle a enfin compris que le royaume terrestre s’établit dans les cœurs par la grâce et que l’établir politiquement par les armes physiques, par une royauté sociale politique comme au XIXe siècle, à l’époque où les États du Vatican étaient perdus, ce n’est rien en comparaison de la victoire éternelle. À quoi sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? À quoi cela sert-il à l’Église de conquérir le monde entier à la foi, si elle le fait dans la violence ?

En revanche, si elle semble perdre le monde entier parce qu’elle ne peut plus parler, elle gagne par une victoire qui est le modèle de l’humilité et de l’amour poussés jusqu’à l’absolu. Malgré les péchés de son passé, lorsque le Christ reviendra dans sa gloire, elle entraînera le reste de l’humanité dans la vie éternelle.

Une fois qu’on comprend ce mystère comme Marie l’a compris, on n’a plus peur. La vérité rend libre. Celui qui vient à la lumière trouve la liberté et cette lumière se résume toujours dans ces deux mots : humilité, amour. Ou plutôt kénose et amour.

D. Klanac : Que faut-il faire en premier pour arriver à rentrer dans ce mystère ?

A. Dumouch : Premièrement : par la prière, fréquenter Marie, les saints. Jésus est Dieu. Marie et les saints sont la complémentarité. On ne peut pas prier Jésus sans Marie, on ne peut pas séparer ce que Dieu a uni. Donc le premier point, c’est la prière.

Quand j’étais jeune, je faisais des études avec les frères de Saint-Jean et je lisais la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin. Je l’ai lue quatre fois pendant mes études, mais je m’obligeais, avant chaque article, puisqu’il est extrêmement scientifique, à dire un Je vous salue Marie. C’était indispensable parce que saint Thomas d’Aquin est un homme rationnel, donc froid, desséchant et c’est en mettant Marie, cette goutte d’humanité, que j’ai pu éviter d’être desséché. C’est le risque de beaucoup de ceux qui étudiaient saint Thomas d’Aquin aussi à cette époque-là.

Deuxièmement : tout étant fondé sur cette vie de prière qui est concrète, il faut se former, comprendre. Un chrétien ne peut plus être un enfant qui reste dans la foi du charbonnier. Il faut se cultiver, s’informer, se former. Quand l’intelligence a compris le mystère, alors tout devient clair et l’angoisse disparait.

Une fois qu’on s’est formé, qu’on a une vie de prière, qu’on la vit avec Dieu, on peut parfois se donner soi-même à l’apostolat et en parler aux autres. Cette théologie-là doit sortir de son être et on peut l’améliorer, il n’y a pas d’infaillibilité chez les théologiens. Il n’y en a que dans le Magistère, quand les papes définissent une doctrine de la foi. Lorsqu’on donne cette théologie aux autres, l’Esprit Saint fera le reste du travail s’il veut s’attirer des vocations pour vivre ses derniers temps de l’Église dans son mystère de kénose.

Beaucoup de femmes entreront dans ce mystère-là, parce qu’elles ont ce sens beaucoup plus que les hommes. Il y aura aussi des hommes, car Jean, le disciple que Jésus préférait, signifie toute une Église qui sera présente jusqu’au bout du monde. Jésus l’a dit explicitement à Pierre au sujet de Jean : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. »[72] De même, cette petite Église représentée par Jean et qui existera à la fin du monde, verra le Christ revenir dans sa gloire sur terre.

 

65. Jn 21,18 : « En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu attachais toi–même ton vêtement et tu allais où tu voulais ; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te l’attachera et te mènera où tu ne voudras pas. » [↩]

66. Apocalypse 17, 9. [↩]

67. Jn 21,18. [↩]

68. Catherine Labouré (1806-1876), religieuse française, canonisée en 1947. Elle est à l’origine de la diffusion de la « médaille miraculeuse », portée aujourd’hui par des millions de catholiques. Le 27 novembre 1830, dans son couvent de la Rue du Bac à Paris, la Vierge lui apparut se tenant debout sur un globe, piétinant un serpent et portant des anneaux de différentes couleurs d’où jaillissaient des rayons de lumière sur le globe. Tout autour apparaissaient les mots « Ô Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous ». La Vierge dit : « C’est l’image des grâces que je répands sur les personnes qui me les demandent » et, pour expliquer les anneaux qui ne projetaient pas de rayons, elle ajouta : « C’est l’image des grâces que l’on oublie de me demander. » [↩]

69. Mt 16,23 et Mc 8,33. [↩]

70. Jn 12,24. [↩]

71. Marie est en train de rassembler, par ses apparitions, ces « Jean » autour de la Croix (et dans la contemplation douloureuse) qui caractériseront ses futurs apôtres des derniers temps. [↩]

72. Jn 21,22. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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