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20. Le fratricide abominable

Daria Klanac : Le premier fratricide est terrifiant. Les deux frères, Caïn et Abel, font une offrande à Dieu. Seule celle d’Abel est retenue. Caïn est furieux. Il tue son frère et sera maudit par Dieu. Pourquoi l’offrande de Caïn n’a-t-elle pas réjoui Dieu ?

Arnaud Dumouch : Quasiment tous les textes de l’Ancien Testament sont à lire à deux sens. Il y a d’abord un sens mystique, symbolique, qui se réfère au Christ et il y a ensuite un sens littéral. Le sens qui se réfère au Christ signifie ceci : il faut se rappeler qu’Abel est berger et Caïn est cultivateur. Abel offre les premiers-nés de son troupeau ainsi que leur graisse. Caïn offre du blé et des produits de ses champs. Donc il y a, dans ces deux offrandes, un symbole. Abel offre l’agneau qui symbolise plus tard le Christ et Caïn offre le produit qui vient de sa main, de sa pure efficacité. Évidemment, ce n’est qu’une lecture symbolique. Lu dans ce sens-là, on voit bien qu’Abel signifie l’offrande du Christ qui est agréée par Dieu, parce que le sacrifice est pur, et Caïn signifie un sacrifice impur qui vient de l’efficacité humaine. De même, le meurtre d’Abel par Caïn signifie le meurtre de Jésus par ses frères.

C’est le sens profond de cette allégorie.

Le deuxième sens est sans doute beaucoup plus intéressant parce qu’il se réfère à notre réalité cette fois. Comment se fait-il que parfois Dieu semble bénir une personne en lui donnant la foi et certaines personnes ne reçoivent rien de la foi, pas même sa proposition. J’ai moi-même, au niveau d’un de mes élèves, constaté ce fait.

C’était au tout début de mon enseignement. J’avais un élève qui souffrait d’une tumeur au cerveau. Nous discutions en classe les voies rationnelles en demandant si l’on peut prouver qu’il existe un être premier. Sous ce rapport-là, l’élève était déiste. Il disait oui, c’est cohérent, il faut qu’il y ait un être premier. Et comme sa mort approchait, je lui disais, un peu comme l’abbé Huvelin à Charles de Foucault : « Il suffit que tu demandes la foi et il te la donnera. Ce n’est pas possible autrement. » Eh bien, il est mort en me disant : « Je ne crois pas, je n’ai rien reçu, je ne crois pas. Je suis déiste, mais je ne crois pas en Jésus-Christ. » Cela m’a beaucoup travaillé. Je me suis demandé comment cela était possible alors que l’Évangile dit : « Frappe à la porte, on te l’ouvrira. »[41] Comment se faisait-il que là il n’y avait pas eu ouverture ? Un vieux moine m’avait répondu : « Dieu répond toujours, mais il ne répond pas forcément tout de suite. » Je veux dire par là que Dieu n’a pas répondu à cet élève durant sa vie terrestre. La foi, quand on la reçoit, c’est un vrai don de Dieu. Cela veut dire qu’elle est accompagnée la plupart du temps d’une expérience mystique, une sensation de présence. Quelquefois, c’est une compréhension profonde de la présence, moins sensible, plus spirituelle. On sait quand on a la foi. On ne peut pas se forcer à croire en Jésus né d’une Vierge. Quand on y croit, c’est lié à une expérience intérieure. Lui ne l’avait pas reçue de son vivant, comme disait ce moine, il l’a reçue plus tard, c’est-à-dire à l’heure de sa mort, dans le passage entre ce monde et l’autre. On pourrait dire que ce jeune n’a pas été agréé par Dieu extérieurement : cancer avant dix-huit ans, mort, absence de foi et pourtant, bonne volonté totale.

Une relecture de cette histoire de l’offrande de deux frères doit être faite à partir de Jésus. On sait que la théorie de Calvin consistait à dire que Dieu prédestinait certains à l’enfer et d’autres au paradis. Elle est fausse. Dieu prédestine tout le monde au paradis, il a créé toute personne humaine pour cela. Certains peuvent refuser, mais c’est autre chose. Je ne parle pas de quelqu’un qui a refusé, de même Caïn n’avait pas refusé d’offrir un sacrifice à Dieu. Non, je parle de ce qui se passe sur Terre, le fait de voir une vie qui semble agréée et une autre vie qui semble comme poursuivie par le malheur et c’est ce qui provoque l’aigreur de certains : le meurtre de Caïn par exemple. Dieu et ses anges gardiens connaissent mieux notre cœur que nous et pour nous mener ultimement au Salut, il y a plusieurs chemins.

Il y a celui de Marie.

C’est un chemin qui est absolument fait de pureté. Marie n’a jamais péché, elle pouvait le suivre parce qu’elle n’était pas orgueilleuse. Ce chemin peut exister pour certaines personnes qui sont parfaitement innocentes. Le père spirituel de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus lui avait dit qu’elle n’avait jamais commis de péché mortel. C’était de bons théologiens à l’époque. Ils devaient savoir ce qu’ils disaient même s’ils le disaient dans le secret de la confession. Et puis, il y a le chemin de Marie-Madeleine. Marie-Madeleine avait sept démons. Elle a commis tous les péchés possibles. Marie-Madeleine n’est pas une prostituée de la misère. Apparemment, elle est richissime. Elle peut prendre un parfum qui coûte un an de salaire, et le verser sur les pieds de Jésus. Le chemin de Marie-Madeleine, c’est quand Dieu nous laisse passer par le péché et des péchés graves.

Dans le cas de Caïn, il l’avait prévenu. Il avait dit : « Attention à ta colère, attention à ta jalousie, elles peuvent provoquer le mal. »[42] La conscience était là, mais il arrive que la personne, complètement prise par une passion, ne fasse aucun appel à sa conscience. Elle commet le crime d’un coup. D’autres le font de manière préméditée, mais Dieu, dans les deux cas, laisse faire. Il aurait pu arrêter la main de Caïn, il ne l’a pas fait. La voie de Caïn va être l’errance. Il va récolter les fruits de sa propre intériorité : colère et jalousie récoltent la solitude. Ayant connu la misère, ayant connu l’errance, Caïn dit : « N’importe quelle bête sauvage pourra me manger »[43], ce qui indique à quel point il a été angoissé. Il est arrivé de l’autre côté conscient de sa misère, certainement comme un mauvais larron qui aurait été crucifié. Donc, son cœur a été disposé au Salut. Ces deux voies, celle d’Abel qui a été assassiné, celle de Caïn qui a assassiné, on pourrait aussi les comparer aux deux voies du Salut. Celle qui passe par les mains de Marie et qui est plus maternelle, plus douce, et celle qui passe par les mains de Jésus, qui est plus paternelle, plus dure.

Jésus le dit explicitement dans un texte : « Celui qui a beaucoup péché a été beaucoup pardonné, il aime plus. »[44] Ce qu’il faut noter dans ces deux cas, que ce soit la voie de Jésus ou la voie de Marie, c’est qu’il y a la croix. Marie a eu le cœur transpercé à la croix, elle a vu son fils mourir. Caïn assassine et il devient errant, malheureux. Il traîne à travers le monde, sans lieu où reposer sa tête. La croix, je l’ai dit, est le chemin le plus excellent vers le Salut, parce qu’elle est le moyen le plus puissant de nous façonner un cœur brisé, un esprit humilié.

D. Klanac : Cela veut-il dire qu’il faut s’imposer des croix ?

A. Dumouch : Cela ne sert à rien. Celui qui, dans une spiritualité mal comprise, s’imposerait des souffrances pour atteindre la kénose (abaissement total de soi), ne ferait que développer son orgueil, se dirait dans sa tête, je suis quand même quelqu’un de saint. Non. La croix, au sens propre, n’est rien d’autre que le passage par l’expérience de la souffrance ultime, le désespoir. Toutes les souffrances sont relatives. La seule souffrance ultime, celle qui vraiment brise le cœur, c’est le passage par le désespoir. Chacun y passe en perdant là où est son trésor. L’avare, c’est en perdant sa cagnotte d’or quand elle est volée et il ne faut pas se moquer de lui qui va jusqu’à la tentative de suicide. C’est sûr, il désespérait pour rien. Seulement, c’est le même désespoir et c’est la même formation d’un cœur brisé. La maman qui adore son enfant peut très bien connaître le désespoir si elle le perd. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, qui n’a comme seul trésor, Jésus, vit l’abandon. Jésus s’en va, il la laisse dans ce qu’on appelle la nuit de l’esprit et cela au lendemain de son engagement définitif, ce qui est tout à fait typique de Jésus. Évidemment, il le fait pour la sanctifier. Il n’a aucune intention mauvaise. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus va connaître vraiment le désespoir. Comme le dit le Cantique des Cantiques : « Avez-vous vu mon bien-aimé ? »[45] Elle disait : « Je ne crois plus, sauf par le fait que je dis oralement que je crois. »

Pour conclure, je dirais que sur Terre, on constate des bénédictions pour certains, des malédictions pour d’autres. On peut l’appliquer au niveau individuel et au niveau général. Les peuples de couleur blanche semblent bénis sur Terre. Les peuples de couleur noire partout semblent maudits, pourquoi ? On n’en sait rien. Il y a des causes géologiques, mais aussi des causes historiques. Et c’est partout pareil. En Inde, les noirs sont intouchables. En Afrique, ils ont été esclaves. Ce n’est qu’une vision de la Terre. Au ciel, nous serons comblés de justice. Tout se rétablit et on voit parfois que ceux qui ont semblé maudits sur Terre ont développé grâce à cela plus d’humilité, plus d’amour. Les derniers seront les premiers. C’est uniquement cela qui compte : un regard contemplatif.

 

41. Cf Mt 7,8 et Lc 11,10. [↩]

42. Cf Gn 4,6-7. [↩]

43. Cf Gn 4,14. [↩]

44. Cf Lc 7,47. [↩]

45. Cf Ct 2,1-3. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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