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21. La nostalgie du paradis

Daria Klanac : Il me semble qu’après la chute, nous avons hérité d’une nostalgie du Paradis terrestre que nous essayons, de génération en génération, de rétablir désespérément par nos propres moyens ?

Arnaud Dumouch : Absolument. C’est même l’une des marques centrales de nos civilisations humaines. Partout et depuis toujours, on voit des hommes qui rêvent de rétablir sur Terre un paradis qui corresponde à leurs désirs. L’homme n’aime pas mourir. Certes, la mort biologique est naturelle au corps, mais elle est contre-nature par rapport à notre esprit. On a vu partout des rois essayer de rétablir, d’établir une possibilité de vivre toujours sur Terre, quelquefois en torturant leurs sujets, en trouvant des méthodes complètement primitives. On l’a vu avec le premier empereur de Chine, un taoïste qui avait découvert qu’en mangeant de la poudre de jade, cette pierre éternelle, il pourrait peut-être se transformer en jade et vivre éternellement. C’est ce que lui avait dit son sage taoïste. Il but donc une mixture avec cette poudre de cristal et il en mourut le soir même. On vit aussi Mao ou Staline, essayer de contacter des médecins de médecine parallèle pour prolonger une vie qu’il sentait bien partir. Les grandes idéologies du XXe siècle, comme le marxisme en particulier, ne sont rien d’autre que des tentatives de rétablir ses propres forces sur Terre.

L’idée du paradis terrestre marxiste est la suivante : si tout homme trouve, par un travail rémunéré à égalité, son salaire ; si quand il est malade on lui verse tout de même son salaire parce qu’il a travaillé avant ; si on établit comme cela une justice sociale, que les biens appartiennent à tous, alors il sera heureux sur Terre. Cette tentative est primitive. Elle va faire cent millions de morts parce que Marx a oublié une partie de la nature humaine : à savoir que les hommes ne travaillent que pour leur famille, ils ne travaillent pas pour le bien général du peuple. Donc, tous les gens voyant qu’ils étaient payés à ne pas travailler, travaillaient moins et le système se ruinait. Marx n’a pas compris la source du bonheur. À travers l’idée qu’il a eue : celle du travail, de la productivité, il n’a pas vu que les désirs de l’homme sont bien plus profonds.

Une nouvelle tentative d’un humanisme sans Dieu existe en Europe, en Occident. Cette fois, la notion d’égalité totale a été relativisée. Il faut un minimum de stimulation et cela marche au niveau économique ; cela crée des richesses fabuleuses comme jamais on n’en a vu dans l’histoire du monde. Tout progresse y compris la médecine, la durée de vie double. Et jamais on a vu, très nettement, que ces hommes occidentaux, si heureux matériellement, sont rongés par l’angoisse. Ils ont tout, ils ont la liberté, mais ils ne savent plus quoi en faire. Mais à force de ne pas savoir ce qui ne va pas en soi, on cherche n’importe où, comme cette actrice richissime, mais très mal dans sa peau, qui est allée faire un stage en Afrique dans une des tribus les plus pauvres. La sagesse de ces tribus, qui sont parfois de l’âge du paléolithique, est supérieure à la sagesse qu’on trouve en Occident, uniquement centrée sur le matériel. L’homme cherche partout à rétablir le paradis terrestre et il ne se rend pas compte que deux choses lui résistent : la nécessité de mourir et l’incapacité à trouver quelque part une chose qui comble son cœur.

En fait, si un homme arrive à se contenter d’un bonheur quotidien et stable, il peut vivre cette vie de manière assez heureuse. Le problème du cœur de l’homme, c’est qu’il ne se contente pas du bonheur, l’homme cherche la béatitude. Cela veut dire un bonheur absolu qui corresponde à tous ses désirs et que seule la vision béatifique du vrai Dieu peut donner.

On voit des chrétiens tomber dans ce piège et vouloir rétablir un paradis terrestre. Dans le Catéchisme de l’Église catholique[46], l’Église manifeste qu’il s’agit là d’un des plus grands antéchrists qu’on puisse imaginer. L’Église, en analysant sa propre histoire, a compris qu’à un moment donné, elle a réussi à établir dans le monde, pendant peut-être mille ans à peu près, un paradis catholique, c’est-à-dire une nation unifiée autour de la même foi, partagée presque unanimement, sauf peut-être par le petit peuple juif qui était dispersé parmi elle. C’était le temps de saint Louis, le temps des Croisades, le temps des cathédrales, le temps des sommes théologiques. Quand elle regarde ce passé-là, en l’analysant profondément, elle n’en est plus du tout fière. Elle constate qu’en fait, sous une apparence de brillante civilisation, les hommes chrétiens, et en particulier les prêtres, se transformaient en hommes d’orgueil. Pendant cette période de parfaite chrétienté, on s’est mis à persécuter ceux qui pensaient différemment, par exemple les Albigeois. Saint Dominique avait dit comment il fallait lutter contre cette hérésie manichéenne : en parlant, en redevenant pauvre soi-même et expliquant le vrai Évangile du Christ. Les Albigeois n’auraient pas résisté. Immédiatement après la mort de saint Dominique, ses successeurs se disent que ce n’est pas assez efficace, ils sortent le glaive pour tuer cette hérésie et ils brûlent vifs les Albigeois.

Saint Louis lui-même, qui est canonisé parce que c’est un grand saint de son époque, forçait les juifs à assister à des prédications chrétiennes. Il mettait un signe distinctif sur eux. Pourquoi ? Parce que dans son royaume catholique, ils représentaient comme une faille, quelque chose qui résistait. Cela veut donc dire quoi ? L’homme étant ce qu’il est, quand il recrée sur Terre un paradis terrestre, même avec la grâce, même avec les meilleures intentions du monde, la sainte religion de Jésus-Christ, il recrée surtout de l’orgueil, de la fierté civilisationnelle et il transforme l’Alliance de Dieu en antichristianisme. C’est ce que dénoncera le protestantisme plus tard en tombant dans les mêmes travers, parce qu’il ne faut pas croire que Luther était moins dur, moins féroce, moins tueur, moins orgueilleux. Cela montre que l’âme humaine, à la fin du Moyen Âge, était malade de son succès. Elle avait créé un paradis terrestre, autant qu’on peut le faire à l’époque, y compris centré sur la grâce, y compris avec l’espérance de la vie éternelle, et elle le transformait peu à peu en orgueil.

D. Klanac : Mais l’Évangile reste toujours une référence solide. Alors, est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas enseigner l’Évangile, qu’il ne faut pas souhaiter que tous les hommes connaissent l’Évangile ?

A. Dumouch : Si, bien sûr qu’il faut l’enseigner, mais il faut l’enseigner sans vouloir en établir un ordre politique parfait. Il faut rester toujours d’humbles apôtres qui vivifient de l’intérieur la société et non pas qui la dominent. La domination chrétienne, domination d’amour et d’humilité, c’est pour l’autre monde, c’est pour le paradis céleste. Là, il n’y aura plus de problème, parce que chacun aura eu son cœur brisé par l’épreuve de la vie terrestre. La vision béatifique étant donnée à tous, personne ne s’enorgueillira de faire partie d’une communauté unifiée. Ce sera au contraire une source perpétuelle de gloire à Dieu et de reconnaissance pour le pardon que tous nous aurons reçu. Mais sur Terre, ce n’est pas le cas. L’Église doit plutôt rester une réalité persécutée.

D. Klanac : Beaucoup de personnes bondiraient à ce que vous dites là !

A. Dumouch : Au XIXe siècle, on avait établi en France une théologie de la Royauté sociale du Christ et c’est d’ailleurs ce que revendiquent les successeurs de cette théologie que sont les intégristes de Mgr Lefebvre. Ils disent qu’on peut recréer sur Terre la perfection où le pape commande les rois, et qui était celle du Moyen Âge. L’Église ne les suit pas là-dessus. La Royauté sociale du Christ, le Christ l’a toujours refusée. Lui veut une royauté sur les cœurs, qui féconde évidemment la société. Il ne voulait pas régner comme tel sur les sociétés. De toute façon, Dieu qui connaît tout et qui gère les âmes, en vue de leur plus grand Salut, puisque nous sommes comme des enfants capricieux sur Terre, envoie les épreuves et les joies. Dieu, je dirais, ne permet rien qui ne conduise à un plus grand Salut. Au Moyen Âge, des cohortes d’âmes arrivaient de l’autre côté avec la certitude d’être sauvées puisqu’elles avaient reçu tous les sacrements, leur corps ayant vécu dans une société chrétienne ; Dieu, apparaissant à ces âmes revendicatrices et orgueilleuses, leur montrait le vrai Évangile, en leur révélant leurs propres péchés. Il les mettait à genoux et elles, en larmes à la découverte de la réalité de leur propre âme, se convertissaient et achevaient de se purifier dans la reconnaissance d’avoir été pardonnées dans les purgatoires qui suivent la mort. Tout cela servait finalement au Salut du plus grand nombre.

De même, à la fin du monde, quand Dieu permettra que le dernier antéchrist recrée l’Éden à l’exception de la présence de Dieu, du vrai Dieu, l’Éden au sens matériel et psychologique du terme, un monde parfaitement contrôlé, une vie très longue, une santé de fer, l’absence de guerre, une humanité unie, bref, tout ce qu’on peut souhaiter quand on est humaniste et qu’on n’a pas le vrai Dieu. Dieu continuera de façonner le cœur de ces gens, de les préparer au vrai Salut, simplement en cachant sa présence. Ce sera un monde extérieurement parfait où jamais on n’aura connu autant l’angoisse et les suicides par manque d’absence de sens profond à la vie. Si bien que saint Paul[47] peut dire que, quand le Christ reviendra pour cette génération, celle du dernier antéchrist, sa simple présence rayonnante du vrai Dieu, du vrai amour, balaiera en un instant l’antéchrist et toutes ses réalisations. Autant les gens auront vécu l’enfer de l’absence du vrai Dieu, autant, en le voyant sous son humanité, ils se précipiteront vers lui. C’est évident que Jésus n’aurait jamais permis cela, si cela n’avait conduit le plus grand nombre au Salut.

 

46. No 676. [↩]

47. 2Th 2. [↩]

Arnaud Dumouch et Daria Klanac, Un entretien pour notre temps, Montréal, 2012.

 

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