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Septième conférence

De la béatitude éternelle et de la vision surnaturelle de Dieu

Hœ requies mea in sœculum sœculi,
hic habitabo quoniam elegi eam.

C’est le lieu de mon repos dans les siè­cles des siècles,
j’y habiterai parce que je l’ai choisi.
(Ps. CXXXI, 14)
 

Notre destinée est une énigme que la raison seule ne peut éclaircir. Mais la foi élève nos pensées, elle fortifie notre courage, elle enflamme nos espérances…

Elle nous dit : sois sans crainte, tu ne t’égares pas dans une route perdue et incertaine. Au‑delà de nos années périssables, il est une nouvelle vie, dont celle‑ci n’est que la représentation et l’image. Sur cette terre, nous sommes des voyageurs ; mais là-haut, au‑delà des étoiles, au‑delà de tous les espaces, se trouvent l’héritage et la patrie. Pèlerins et exilés, nous habitons mainte­nant sous des tentes : c’est dans les siècles à venir que le Sei­gneur nous construira des demeures permanentes.

L’insensé, qui ne conçoit rien à nos destinées et à nos espé­rances, accuse le Créateur d’injustice, il signale des traces d’im­perfections dans le dessein de la divine sagesse. Il ressemble à un barbare, à un habitant des îles éloignées, entrant un jour dans un de nos chantiers de travail. Il y voit des pierres éparses, des matériaux jetés pêle‑mêle, des ouvriers taillant les métaux, et mu­tilant le marbre, et dans le spectacle de cette activité il ne dis­tingue que l’image de la confusion et de la ruine. Il ne sait pas que ce désordre apparent enfantera, un jour, un ordre parfait et admirable. Ainsi nous errons dans nos jugements sur la conduite de Dieu à l’égard des hommes ; nous ne voyons qu’une sévérité sans but dans le mystère de la souffrance, nous portons sans courage et sans dignité le fardeau de la vie, parce que nous ne savons élever nos regards et nos espérances au‑dessus des spec­tacles et des horizons bornés de la vie présente, et que nous n’en considérons pas la destinée et le terme…

Notre destinée. c’est la possession de Dieu et la vie éternelle l’habitation de ce séjour, dont les maux sont exclus, où l’on goûte la multitude et l’abondance de tous les biens, et que la langue populaire a dénommé le Ciel. – Le Ciel, tel est le flambeau qui fait pâlir l’attrait si vif des choses présentes, la lumière qui, transformant nos jugements, nous fait estimer la pauvreté, les maladies, l’obscurité de notre condition comme un bien, et nous fait regarder les richesses, l’éclat des dignités, la faveur et les louanges du monde comme un mal… La pensée et l’attente du Ciel poussaient Paul à affronter les plus rudes travaux et les plus redoutables périls ; elles le faisaient surabonder de joie au milieu de ses souffrances et de ses peines. la pensée du Ciel allumait dans les confesseurs la sainte soif du martyre, elle les rendait indifférents aux honneurs et aux commodités de la vie, et à l’aspect des pompes royales et des magnificences des cours, les Polycarpe, les Ignace d’Antioche, les Antoine, saisis de dégoût, le dédain au cœur, s’écriaient : Terre, que tu me sembles vile, lorsque je contemple le Ciel !

Voyez le voyageur : il revient des pays lointains. ruisselant de sueur, harassé par la longueur de la course ; il marche péni­blement courbé par la fatigue et appuyé sur son bâton ; niais, parvenu au faîte de la montagne, il découvre, à des distances éloignées, dans les profondeurs de l’horizon, et confondus encore avec les nuages, le clocher de son hameau, le toit qui l’a vu naître, les arbres qui ombragèrent ses jeux d’enfance, et il perd aussitôt le sentiment de sa lassitude, il retrouve la vigueur de ses jeunes années, il court, il vole… Ainsi, lorsque notre constance faiblit et que nous ne sentons plus notre courage à la hauteur des sacrifices que la loi de Dieu nous demande, élevons nos regards en haut, et tournons nos pensées et nos cœurs vers la céleste Patrie…

Mais, comment vous décrire les merveilles de la Cité de Dieu, cette vision et ces joies inénarrables, qu’aucune langue ne peut exprimer et qui dépassent toutes les conceptions de l’entende­ment humain ? Le Ciel, nous ne l’avons pas vu… Voyageurs errants dans cette vallée de ténèbres et de larmes, nous sommes réduits, comme Israël captif sur les bords de l’Euphrate, à sus­pendre nos harpes et nos cithares aux saules pleureurs de cette misérable vie humaine. – Aucune voix humaine, aucune lyre ne parviendront jamais à émettre des chants et des accords à l’unisson des mélodies et des suaves concerts dont retentit cette indescriptible cité. – Nous ne pouvons parler qu’en énigme, en usant de similitudes grossières et défectueuses. Notre seule ressource est de rappeler les traits épars dans les Livres saints et dans les trésors des Docteurs, les illuminations incomplètes et affaiblies qu’ont eues les Pères sur ce séjour fortuné. Espérons, toutefois, que la grâce divine, venant en aide à l’infirmité de notre intelligence, suppléera à l’insuffisance de notre parole, et que, dans une certaine mesure, nous parviendrons à détourner les âmes des sollicitudes grossières, à les faire soupirer après la pos­session de l’éternelle Patrie.

Observons que les saintes Ecritures appellent le Ciel requies, un repos. D’autre part, il nous est dit qu’il y a dans ce séjour deux sortes d’habitants : Dieu d’abord, dont le Ciel est le temple et le trône, ensuite les anges et l’homme appelé à s’unir à Dieu et à partager sa béatitude. – Le Ciel est donc le repos de l’homme, double vérité que nous nous proposons d’éclaircir et de développer

I

Dieu, dans les saintes Ecritures, appelle le Ciel son repos, requies. Le Ciel est la fin, la conclusion des œuvres divines, dans la nature et dans le temps ; la glorification souveraine de l’Être infini dans ses créatures intelligentes, lorsque, lés élevant à la limite ascendante de tous les progrès et de toutes les perfections, il couronnera de son sceau la grandeur irrévocable de nos des­tinées.

Afin de nous retracer, autant qu’il est permis à notre faiblesse, les splendeurs de ce repos du Tout‑Puissant, lorsqu’il aura conduit à son terme le travail de sa sagesse opéré et soutenu dans la suite des siècles, représentons-nous un artiste, venant de créer un chef-d’œuvre, qui, par un essor de son génie, a érigé sur la terre un monument destiné à être le triomphe de sa renommée et le désespoir des âges futurs. Dans son travail, il a épuisé tous les secrets de son art ; l’univers applaudit et admire… Quant à lui, il succombe à une pensée de découragement et de tristesse, il regrette de n’être qu’un homme : dans le vol hardi de son ins­piration, il a saisi une image, entrevu une perfection, un idéal, qu’il ne peut traduire par aucune expression, sur la toile glacée ou sur la pierre muette, et contre lesquels se brisent toute la hardiesse de son pinceau et toute la puissance de son art… Cet artiste, qui voit les foules ravies tomber à ses pieds, demeure pensif et triste au milieu de leurs louanges et de leurs acclama­tions ; il n’est pas satisfait, et ne goûte pas de repos…

Mais, si la main et la puissance de cet artiste étaient à la hauteur du souffle et des élans de son âme ; si, maître de la na­ture, il parvenait à la plier à ses exagérations et à ses rêves, à la transformer en une parfaite et vive image de l’idéal retracé à son esprit, s’il avait la faculté d’animer le marbre et de lui inoculer le sentiment et la vie, si une lumière plus éclatante que celle du soleil jaillissait de l’or et des pierres précieuses disposés avec une si grande profusion et un art si parfait ; enfin, si la matière, soustraite à sa pesanteur, se fixait d’elle‑même dans les airs là où l’auraient élevée les ailes de son génie…, alors ce monument érigé par un grand architecte, cette toile, fruit d’un pinceau de génie, ce marbre sculpté par un artiste incomparable seraient des œuvres finies, excédant en beauté tout ce qu’il peut être donné à notre langue de retracer, ou à notre esprit de concevoir. A ce spectacle, les siècles tomberaient dans un enthousiasme et une surprise, dont aucune autre mer­veille ne pourrait les faire sortir… L’artiste aurait atteint son suprême idéal, il serait satisfait et goûterait le repos.

Le Ciel n’est pas l’idéal d’une intelligence humaine : il est le repos de l’intelligence divine, l’idéal et le chef-d’œuvre de Dieu, maître de tout, dont la puissance féconde le néant, qui, par la vertu d’une parole, peut faire éclore instantanément mille beau­tés dont nous n’aurions jamais eu le soupçon, mille mondes auprès desquels la terre et le firmament sont moins que de la boue et une vile fumée. – Autant Dieu est supérieur à l’homme, au­tant son idéal est au‑dessus de celui que parviendrait à concevoir l’esprit le plus sublime et le plus pénétrant ; nous n’avons aucun trait, aucune couleur pour nous en former une imparfaite ébau­che ; tous les tableaux que nous tenterions de retracer, ne sont qu’un vain et grossier essai, semblable aux efforts de l’aveugle‑né, qui, pour se représenter la lumière dont il est privé, chercherait des similitudes et des analogies dans les ténèbres épaisses et impénétrables qui pèsent sur ses paupières.

Saint Jean, dans l’île de Pathmos, fut ravi en esprit au‑delà de la durée des siècles ; et Dieu lui découvrit comme une ombre et un reflet de l’idéal de la vie éternelle. – A la vérité, afin de mettre ses visions à la portée de nos faibles esprits, il nous les retrace en termes figurés, et avec des images empruntées à la na­ture et à la vie présente. Ces images ne doivent point s’inter­préter dans un sens matériel ; néanmoins, elles renferment des analogies frappantes ; il nous est possible d’y découvrir une pâle représentation de cette gloire et de ces splendeurs, qui surpas­sent tout sentiment et toute parole.

« Et moi, Jean, je vis Jérusalem, la ville sainte, qui venant « de Dieu, descendait du Ciel, ornée comme une épouse qui se « pare pour son époux. Et j’entendis une grande voix, qui venait « du trône et qui disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les « hommes.[246] – Cette cité est construite de pierres vivantes, et toutes taillées.[247] Tous les maux sont proscrits de ce séjour tranquille. On y voit couler un fleuve d’eau vive, claire comme le cristal, et qui jaillit du trône même de Dieu, et de l’Agneau.[248]

Au centre de la ville, et des deux côtés de ce fleuve, est l’arbre de vie, qui porte douze fruits, et donne son fruit chaque mois, et les feuilles de cet arbre sont pour guérir les nations de toute souillure. Et il n’y aura plus de malédictions, mais le trône de Dieu et de l’Agneau y sera, et ses serviteurs le serviront. Et ils verront sa face, et porteront son nom sur le front. Et il n’y aura plus de nuit, et ils n’auront pas besoin de lampe, ni de la lumière du soleil, parce que le Seigneur Dieu les éclairera : et ils régneront dans les siècles des siècles.[249] Et voici qu’un trône était dressé dans le ciel. Et celui qui était assis, paraissait semblable à une pierre de jaspe et de sidoine, et il y avait autour de ce trône un arc‑en‑ciel, qui paraissait semblable à une émeraude. Et autour du trône, il y en avait vingt‑quatre autres, et sur ces trônes étaient assis vingt‑quatre vieillards, vêtus de robes blanches, avec des couronnes sur leurs têtes. Et du trône sortaient des éclairs, des voix de tonnerre, et il y avait devant le trône sept lampes ardentes, qui sont les sept esprits de Dieu.[250] – Les vingt‑quatre vieillards se prosternaient devant celui qui est assis sur le trône ; ils adoraient celui qui vit dans les siècles des siècles ; ils répandaient des coupes d’or, remplies de parfums, qui sont les prières et les soupirs des saints… Ils jetaient leurs couronnes devant le trône, en disant : Vous êtes digne, ô Seigneur, notre Dieu, de recevoir gloire, honneur et puissance, parce que vous avez créé toutes choses, et c’est par votre volonté qu’elles subsistent et qu’elles ont été créées.[251] Je vis ensuite une grande multitude, que personne ne pouvait compter, de toute nation, de toute tribu, et de toute langue : ils étaient debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, et ayant des palmes dans leurs mains.

Et ils chantaient à haute voix : – Gloire à notre Dieu, qui est assis sur le trône, et à l’Agneau… Et l’un des vieillards prenant la parole, dit : Ce sont ceux qui ont passé par de longues tribulations et qui ont lavé et blanchi leur robe dans le sang de l’Agneau… C’est pourquoi, celui qui est assis les couvrira comme une tente… Ils n’auront plus ni faim, ni soif ; ni le soleil, ni aucune autre chaleur ne les incommodera plus, parce que l’Agneau qui est au milieu du trône sera leur pasteur, et il les conduira aux fontaines d’eaux vives, et Dieu qui est leur pasteur essuiera de leurs yeux toutes leurs larmes… »[252]

Que ces descriptions sont ravissantes ! Quel pinceau humain parviendrait à nous retracer une peinture plus colorée et plus expressive du séjour de la lumière, de la sérénité et des doux transports ! – C’est réellement la plus vive et la plus saisissante image des doux tressaillements que Dieu destine à ses bien-aimés. Au‑delà de cette allégresse et de ces fêtes radieuses, la parole est impuissante, l’esprit se perd, il ne sait plus concevoir d’autre triomphe ou d’autre splendeur pouvant convenir à la créature intelligente. Saint Jean, à ce spectacle, se sentit ravi en extase : dans son ivresse et son admiration, il se prosterna la face contre terre, pour adorer l’ange qui lui découvrait d’aussi sublimes mystères…

Dire toutefois que ces spectacles et ces harmonies sont l’idéal de Dieu, c’est outrager la bonté et la toute‑puissance souveraines. La parole inspirée elle‑même ne saurait atteindre des réalités qui franchissent les limites de la raison, et excèdent toutes les forces et toute la capacité de notre nature.

Entendons le grand Paul. plongé dans des ravissements plus élevés, transporté en esprit jusqu’au troisième ciel, et dans des clartés plus profondes et plus ineffables que celles où fut plongé l’Aigle de Pathmos, s’écrier : Le Ciel n’est pas ce que vous nous dites, il est à mille lieues au‑dessus de vos analogies et des descriptions que vous nous en retracez. « L’œil de l’homme n’a pas vu, son « oreille n’a pas entendu, son cœur n’a pas pressenti ce que Dieu prépare à ceux qui l’ont aimé et servi sur cette terre.[253] » Ah ! sans doute, quand vous nous dites, ô prophète inspiré, que la vie éternelle est l’assemblage de tous les attraits de l’univers, de toutes les beautés figurées par les Livres saints, quand vous nous apprenez que l’on y trouve les fleurs du printemps, l’émail des prairies, et qu’il y coule des eaux fraîches et limpides, vous ne vous égarez pas dans des fables et dans des tableaux imaginaires. Le Ciel, c’est cela en effet… Ce sont toutes nos richesses, tous nos agréments, tous nos accords, mais infiniment plus que toutes nos richesses, tous nos agréments et tous nos accords. – Quand vous nous représentez les élus dans le ciel, subtils, immortels, impassibles, vêtus d’une lumière douce, ou plutôt d’une gloire divine, qui, s’incorporant en eux, les pénètre plus subtilement que le soleil ne pénètre le cristal le plus pur, vous ne vous abusez pas d’une illusion menteuse, le Ciel, c’est encore cela, ce sont nos subtilités, nos lumières et nos gloires, mais infiniment plus que nos subtilités, nos lumières et nos gloires. – Enfin, lorsque vous comparez la félicité future aux saisissements de l’âme les plus enivrants et les plus doux, à une joie toujours nouvelle, affran­chie de tout trouble et de toute passion, et se soutenant toute l’éternité dans son intensité et dans sa force, vous ne nous nour­rissez pas d’une espérance trompeuse ; le Ciel, ce sont nos saisis­sements et toutes nos joies, mais nos saisissements et nos joies élevés au‑delà de toute mesure, de tout exemple et de toute expression. – L’œil de l’homme n’a rien vu, son oreille n’a rien entendu d’analogue ni d’approchant. – Et cela, parce que les biens que Dieu nous prépare, excèdent tout ce que nos sens peuvent percevoir, tout ce que notre expérience parviendra à acquérir, toutes les pensées de notre esprit, et les désirs qui s’élèveront jamais dans nos cœurs : Nec in cor hominis ascendit. – Saint Bernard. Sermon 4 in vigil. Nat., dit : « Jamais l’homme n’a vu la lumière inaccessible, jamais son oreille n’a entendu les inépuisables symphonies, ni son cœur goûté cette paix incompréhensible. » – « Là », ajoute saint Augustin, « brille une lumière qu’aucun lieu ne peut circonscrire, là retentissent des louanges et des chants qui ne sont limités par aucune durée. Il y a des parfums que les souffles de l’air ne dissipent pas, des saveurs qui ne s’affadissent jamais, des biens et des douceurs que ne suit aucun dégoût, ni aucune satiété. Là, Dieu est contemplé sans intermission, il est connu sans erreur d’esprit, loué sans lassitude et sans diminution.[254] »

Le ciel est un royaume si beau, une béatitude si transcendante, que Dieu en a fait l’objet exclusif de ses pensées ; il rapporte à cette création, seule vraiment digne de sa gloire, l’universalité de ses œuvres ; c’est à la consommation de la vie céleste, que sont ordonnées la destinée et la succession des empires, l’Eglise catho­lique avec ses dogmes, ses sacrements, sa hiérarchie. – La foi nous enseigne que le secours divin de la grâce est indispensable à l’homme pour opérer la plus petite œuvre méritoire, telle qu’un signe de croix, ou la simple invocation du nom de Jésus ; à plus forte raison la vie éternelle, qui est la fin où tendent toutes les œuvres surnaturelles, mérite‑t‑elle d’être appelée le couronnement et la cime de toutes les grâces qui nous sont départies. – Suivant ce que dit saint Paul : « Gratia Dei vita œterna.[255] La gloire éternelle est la grâce suprême. »

Le plan et toute l’ordonnance de l’Incarnation demandent que la béatitude, qui en est le terme et le fruit, soit d’un ordre plus parfait et au‑dessus de toute la félicité naturelle qui, en dehors de l’ordre divin de la grâce, aurait été la rémunération des œuvres moralement bonnes et opérées dans le pur état d’innocence. – Lorsque, à l’époque des six jours, le Créateur voulut étendre les cieux et asseoir la terre, la parer de ce qui pouvait la rendre précieuse et agréable, il se contenta d’une parole : Dixit et facta sunt, mais, lorsqu’il voulut construire la cité de Dieu, il déploya tous les trésors de sa sagesse, il choisit son propre Fils pour architecte, il lui commanda de travailler de ses propres mains à cette œuvre importante, et de n’épargner dans son travail ni son sang, ni ses sueurs, ni ses larmes. – Il nous annonce que rien de souillé n’entrera dans le sanctuaire de toutes les justices. Il veut que les conviés aux noces éternelles se nourrissent de sa chair, s’abreuvent de son sang, qu’ils se transforment et élèvent les puissances et les aptitudes de leur âme, en se faisant comme une nature et un tempérament divins dès cette vie. – En un mot, dans l’édification de l’immortelle demeure, il descend à des soins infinis, il épuise la profondeur de sa science, il pousse la prépa­ration jusqu’à l’excès. Il veut que cet incomparable séjour soit, véritablement, sa maison, la manifestation la plus haute de ses attributs et de sa gloire, afin qu’au dernier des jours, lorsqu’il contemplera son œuvre par excellence, ce grand Dieu, si jaloux de son honneur, puisse dire en toute vérité : « C’est bien : j’ai conduit le plus grand de mes desseins à sa perfection ; au‑delà je ne vois aucune royauté, aucune grandeur, qui puisse être départie à la créature que je destine à régner avec moi les siècles des siècles. Je suis satisfait, j’ai atteint mon idéal et obtenu mon repos : Complevitque Deus opus suum quod fecerat, et requievit ab universo opere quod patierat.[256]

Le Ciel est l’idéal de Dieu, le repos de son intelligence. Disons de plus : il est le repos de son cœur. – Le cœur va plus loin que l’esprit, il a des aspirations, des élans inconnus au génie et qui franchissent toutes les bornes de l’inspiration et de la pensée. – Ainsi, une mère voit son fils riche, honoré ; sur sa tête rayon­nent les plus brillantes couronnes cette mère ne sait plus conce­voir pour son enfant de nouvelles fortunes et de nouveaux empi­res. Sa science, sa raison disent C’est assez… Mais son cœur crie : Encore : La félicité de mon fils excède tous les rêves où mon esprit peut s’égarer ; elle n’égale pas les limites et les pres­sentiments de mon amour, elle n’atteint pas l’ambition de mon cœur.

Comme jamais mère n’a aimé son fils le plus tendre, ainsi le Seigneur aime ses prédestinés ; il est jaloux de sa dignité, et, dans la lutte du dévouement et des libéralités, il ne saurait se laisser vaincre par sa créature.

Ah ! le Seigneur ne peut oublier que les saints, lorsqu’ils vécu­rent jadis sur la terre, lui firent l’hommage et la donation totale de leur repos, de leur jouissance et de tout leur être ; qu’ils auraient voulu dans leurs veines un sang intarissable, pour le ré­pandre comme un gage vivant et inépuisable de leur foi ; qu’ils eussent désiré dans leur poitrine mille cœurs pour les consumer d’inextinguibles ardeurs, posséder mille corps, afin de les livrer au martyre, comme des hosties sans cesse renaissantes. Et le Dieu reconnaissant s’écrie : Maintenant mon tour… Au don que les saints m’ont fait d’eux‑mêmes, puis‑je répondre autrement qu’en me donnant moi‑même, sans restriction et sans mesure ? Si je mets entre leurs mains le sceptre de la création, si je les investis des torrents de ma lumière, c’est beaucoup, c’est aller plus loin que se seraient jamais élevés leurs sentiments et leurs espérances ; niais ce n’est pas le dernier effort de mon Cœur ; je leur dois plus que le Paradis, plus que les trésors de ma science, je leur dois nia vie, nia nature, nia substance éternelle et infinie. – Si je fais entrer dans ma maison mes serviteurs et mes amis, si je les console, si je les fais tressaillir, en les pressant dans les étreintes de nia charité, c’est étancher surabondamment leur soif et leurs désirs, et plus qu’il n’est requis pour le repos parfait de leur cœur ; mais c’est insuffisant pour le contentement de mon Cœur divin, l’étanchement et la satisfaction parfaite de mon amour. Il faut que je sois l’âme de leur âme, que je les pénètre et les imbibe de ma Divinité, comme le feu imbibe le fer ; que, me montrant, à leur esprit, sans nuage, sans voile, sans l’intermédiaire des sens, je m’unisse à eux par un face à face éternel, que ma gloire les illumine, qu’elle transpire et rayonne par tous les pores de leur être, afin que « me connaissant, comme je les connais, ils deviennent des Dieux eux‑mêmes. » – « Ô mon Père », s’écriait Jésus‑Christ, « je vous l’ai demandé, que là où je suis, ceux que j’ai aimés y soient avec moi. – Qu’ils s’abîment et se perdent dans l’océan de vos clartés, qu’ils dési­rent, qu’ils possèdent, qu’ils jouissent, qu’ils possèdent et désirent encore ; qu’ils se plongent dans le sein de votre béatitude et qu’il ne reste en quelque sorte, de leur personnalité, que la connais­sance et le sentiment de leur bonheur.

Ici, la langue humaine fait défaut, et l’intelligence est éblouie et succombe. – Notre doctrine est‑elle titi mysticisme ? L’hymne et les espérances, que d’aussi sublimes perspectives suscitent ait fond de nos cœurs, sont‑ils une poésie et un songe, ou bien, la vision de Dieu dans les ternies où nous venons de l’énoncer, est-elle une vérité et un fait certain, reposant sur un syllogisme et dont les peintures et la parole inspirée des Pères, nous ont donné le témoignage et l’irréfutable démonstration ? – Force nous est de recourir à l’argumentation théologique, et de faire trêve titi instant à nos chants et à nos transports ; il est utile de raffermir les âmes ébranlées et incertaines, en traitant ce sujet selon son importance, et en combattant toutes les objections, que le natu­ralisme et la froide raison cherchent à soulever, afin de l’obscur­cir ou de le contester.

La créature est‑elle susceptible de s’unir aussi étroitement à Dieu au point de le voir face à face, facie ad faciem ? Quel sera le mode de cette vision ? En voyant Dieu tel qu’il est, le connaî­trons‑nous intégralement et sans limitation ? – Trois graves questions qu’il importe de résoudre.

A juger les choses d’après les étroites données de notre raison, Dieu ne peut être vu par aucune créature. Dieu est l’être incir­conscrit, sans borne. – Pour qu’un objet puisse être connu, a dit magistralement saint Thomas, il faut qu’il puisse être contenu dans l’esprit de celui qui connaît, et il ne peut y être contenu que suivant les formes et la capacité de connaître que possède cet esprit.[257] – Ainsi, nous ne pouvons voir et connaître une pierre, qu’autant que l’image de cette pierre, transmise par la sensation, est rendue présente et comme contenue dans notre en­tendement. De là, l’axiome[258] : « Rien n’est dans l’intelligence, qui ne soit d’abord dans les sens. » Saint Paul exprime la même vérité en disant : « Les choses invisibles deviennent intelligibles par le spectacle des choses visibles.[259] – Quant à l’ange, il est doué d’une nature plus parfaite que la nôtre, il n’a pas besoin du secours des choses sensibles pour s’élever à la perception des véri­tés intellectuelles, il est une admirable similitude de la divinité, et il lui suffit de contempler son être et sa propre nature pour s’élever à la connaissance de l’existence de Dieu et de ses divins attributs. – Mais ce mode de connaître a toujours lieu par représentation, per speculum et in enigmate. Pour l’homme, ce sont les créatures extérieures et matérielles qui servent de miroir ; pour l’ange, c’est sa nature intelligible, et, bien que pur esprit, il n’a pas la vertu de s’élever à la connaissance de Dieu directe­ment et sans intermédiaire, facie ad faciem. – C’est pourquoi personne n’a jamais vu Dieu. Deum nemo vidit unquam. Dieu habite « une lumière inaccessible, qu’aucun homme n’a jamais vue, ni n’a la puissance de voir.[260] » Dieu est à une distance infinie de l’homme et de l’ange, et il est invisible par lui‑même…

Cependant, il est de foi que l’homme verra un jour Dieu tel qu’il est dans les clartés de son essence.[261] « Si quelqu’un m’aime », a dit Jésus‑Christ, « je l’aimerai et il sera aimé de mon Père, et je me manifesterai moi‑même à lui.[262] » Dieu dit à Abraham : « Je serai moi‑même ta grande récompense. Ego ero merces tua magna nimis. »

La vision de Dieu, telle qu’elle est énoncée par saint Paul, n’a cessé d’être l’objet des désirs et de l’attente de tous les patriar­ches et de tous les prophètes, attente que Dieu ne saurait frus­trer sans déroger à sa sagesse et à sa justice.[263] – « Toute âme pure de péché », dit le concile de Florence, « est aussitôt admise dans le Ciel et voit Dieu dans sa Trinité, tel qu’il est selon la mesure de ses mérites, l’une d’une manière plus parfaite, l’autre d’une manière moins parfaite.[264] »

Le saint Concile ajoute : « Cette vision de Dieu ne résulte aucunement des forces de la nature. » Elle ne correspond à aucun désir et à aucune exigence de notre cœur. En dehors de la révé­lation, l’esprit humain n’en aurait pu concevoir aucun soupçon, nec in cor hominis ascendit. La vie éternelle est le plus haut miracle, le mystère le plus sublime, elle est la fleur épanouie ou mieux encore le fruit de la grâce, dont, par la vertu de l’Esprit Saint, le Verbe incarné a planté le germe et la racine au centre de notre humanité. Et pour que nous puissions parvenir à la vie éternelle, il est nécessaire que Dieu imprime à notre esprit une nouvelle forme et lui surajoute une nouvelle faculté.

Ajoutons, en passant, que la vision de Dieu, n’étant pas connaturelle à l’homme, la privation qui en est faite n’entraîne pas nécessairement la douleur des sens et la peine du feu. – Ainsi les enfants morts sans baptême ne seront pas admis à la vision de Dieu : néanmoins, ils jouiront de Dieu dans une certaine mesure, ils le connaîtront à l’aide de la lumière de leur raison, et ils l’aimeront d’un amour tendre, comme l’auteur de leur être et le dispensateur de tous les biens. – La raison de cette doc­trine découle de ce grand principe, que l’homme considéré en lui-même, et dans l’état de pure nature, diffère de l’homme déchu par le péché autant que celui qui est nu diffère de celui que l’on a dépouillé de ses insignes et de ses prérogatives par un châtiment et par une dégradation mérités. Par conséquent, tout homme ayant l’usage de l’intelligence et de la liberté est prédestiné à la vie éternelle. et il possède, par le fait, les aptitudes et les moyens pour atteindre cette sublime récompense. S’il ne l’obtient pas, il en ressentira une douleur immense, ayant perdu, par sa faute, le bien qui devait être son apanage et sa couronne, mais les enfants morts sans baptême ne possèdent pas le germe de la gloire ; ils n’ont jamais pu en entrevoir le prix ; leur esprit, que le baptême n’a pas illuminé, ne possède aucune disposition, aucune aptitude les préparant à la vision de choses surnaturelles, pas plus que l’animal n’a de capacité à être éclairé des lumières de la raison et à saisir les vérités mathématiques et spéculatives ; c’est donc une inconséquence d’admettre qu’ils souffriront de la priva­tion d’un bien auquel par nature ils n’étaient pas destinés. Ces enfants, morts sans baptême, ne seront pas séparés de Dieu tota­lement : ils lui seront unis dans ce sens qu’ils atteindront leur fin naturelle et verront Dieu autant qu’il est possible de le voir par l’intermédiaire des êtres extérieurs, dans la mesure où il se révèle à travers les merveilles et les harmonies de la création. Précieuse doctrine, qui concilie à la fois la divine justice et la divine bonté, consolation bien douce pour les mères chrétiennes, qui pleurent leurs enfants morts par un accident de nature et sans être régénérés par le sacrement de Rédemption !

L’homme verra Dieu face à face ; mais par quel mode s’opérera cette vision ? – Il est de foi que nous ne le verrons pas par représentation, et par une image formée dans nos esprits : il est aussi de foi que nous ne nous élèverons pas à sa connais­sance par le secours du raisonnement, et par voie de démonstra­tion de la manière dont ici‑bas nous saisissons les vérités univer­selles et abstraites. Il est certain encore que nous ne le verrons pas partiellement et avec diminution, comme les objets éloignés dont nous ne découvrons pas toutes les faces, et que nous n’aper­cevons qu’imparfaitement et par certains côtés. Dieu ne saurait être vu de cette sorte. Il est un être simple et n’a pas de parties. Il est tout entier dans le brin d’herbe, dans l’atome. Et quand nous disons qu’il est présent dans tous les espaces et dans tous les lieux, notre esprit s’abuse ; Dieu n’est dans aucun lieu, mais tous les espaces et tous les lieux sont en lui ; il n’est dans aucun temps, mais son éternité consiste dans un instant indivisible où sont contenus tous les temps. – Or nous le verrons tel qu’il est dans sa simplicité, dans sa triple personnalité, et comme nous voyons le visage d’un homme ici‑bas, sicuti est facie ad faciem.[265]

Cette vision s’effectuera par une impression immédiate de l’essence divine dans l’âme, et à l’aide d’une lumière surna­turelle, appelée la lumière de la gloire. – Suarez la définit ainsi : « Une qualité créée et une vertu intellectuelle et supérieure, infuse dans l’âme, qui lui donnera l’aptitude et la puissance de voir Dieu. » – Cette lumière de la gloire transformera l’homme, dit saint Denis, elle le déifiera en lui imprimant le sceau et l’effigie de la céleste beauté, et elle le rendra semblable au Père ; elle dilatera, elle agrandira la capacité qu’a l’âme de connaître à un tel point qu’elle deviendra susceptible d’appréhen­der le bien immense et illimité… De même qu’à la faveur de la lumière du soleil, l’œil voit la variété des choses sensibles, et peut pour ainsi dire embrasser de son regard l’étendue de l’uni­vers ; de même qu’à l’aide de la lumière de la raison, il connaît sa raison elle‑même et les vérités intellectuelles, ainsi plongé dans la lumière de la gloire, il aura l’infini pour domaine et embrassera en un sens Dieu lui‑même… L’Écriture nous apprend que la lumière de la gloire est la lumière de Dieu : In lumine tuo videbimus lumen. – Par elle, notre âme sera tellement imbibée des clartés de la présence divine, qu’on pourra dire en un sens avec saint Augustin, qu’elle connaît non plus de sa connaissance à elle, mais de la connaissance de Dieu même, qu’elle voit non plus de sa vue si faible et si bornée, mais de la vue de Dieu même : Erit intellectui plenitudo lucis. Les transports que la vision divine suscitera dans les élus feront surabon­der leur cœur des joies les plus inénarrables ; ce sera un torrent de délices et de voluptés, la vie dans son inépuisable fécondité, et la source même de tout bien et de toute vie.[266] Ce sera, ainsi que parle encore saint Augustin, comme une communication que Dieu nous fera de son propre Cœur, afin que nous puissions aimer et jouir avec toute l’énergie de l’amour et des joies de Dieu même : Erit voluntati plenitudo pacis.

La vie éternelle, dit saint Paul, est comme un poids, un acca­blement de toutes les délices, de toutes les ivresses, de tous les transports : æternum gloriœ pondus ; poids qui, ranimant l’homme au lieu de l’anéantir, renouvellera inépuisablement sa jeunesse et sa vigueur. Elle est une source, source à jamais fécon­de, où l’âme boira à longs traits la substance et la vie. Elle est une noce, noce où l’âme enlacera son Créateur d’un embrasse­ment éternel, sans que jamais elle sente s’affaiblir le saisissement de ce jour, où la première fois elle s’unit à lui et le pressa contre son sein.

Et cependant, les élus qui verront Dieu n’en auront pas la compréhension ; car, enseigne le concile de Latran, « Dieu est incompréhensible pour tout esprit créé. » – Nous verrons Dieu tel qu’il est, les uns plus, les autres moins, suivant nos dis­positions et nos mérites. Et cependant nous ne pourrions ensei­gner théologiquement que la Vierge immaculée elle‑même qui voit Dieu plus clairement et plus parfaitement que tous les anges et tous les saints réunis, puisse parvenir à le voir et à le connaître dans une mesure adéquate. – Dieu est infini et tout ce que l’on peut dire, c’est que la créature le voit, le voit tel qu’il est, sicuti est, tout entier, in integro, et cependant elle ne le voit pas, en ce sens que ce qu’elle parvient à découvrir de ses perfections, n’est rien auprès de ce que l’Être éternel contemple lui‑même dans la splendeur de son Verbe et en union de son amour avec l’Esprit Saint. – S’il nous était permis de nous servir d’une image gros­sière et incomplète, car il ne faut pas l’oublier, toutes les simili­tudes empruntées aux choses sensibles, perdent toute proportion et toute analogie, lorsqu’on les transporte dans le domaine de la vie incréée, nous dirions que, par rapport à Dieu, les élus sont comme un voyageur, debout sur les rives de l’Océan ; le voya­geur sait ce que c’est que l’Océan, il voit de ses yeux l’Océan qui s’étend et se déroule dans l’immensité, il dit : J’ai vu l’Océan ; et cependant il y a des récifs, des îles éloignées qu’il ne découvre pas, H n’a pas embrassé toutes les rives et tous les contours de l’Océan. Ainsi, la contemplation de Dieu ne sera pas l’immobilité, mais elle sera surtout l’activité, une marche toujours ascendante, où se trouveront concentrés par une ineffable alliance, le mouve­ment et le repos.

Pour mieux comprendre ceci, figurons‑nous un savant, à qui la nature aurait donné des ailes, il aurait la puissance de parcou­rir toutes les régions des astres et des firmaments ; il lui serait donné d’explorer’toutes les merveilles cachées dans le groupe innombrable des constellations ; ce savant irait de sphère en sphère, de planète en planète. A mesure qu’il pénétrerait plus avant dans l’immensité, il irait de surprise en surprise, de tressaillements en tressaillements, voyant sans cesse apparaître des spectacles plus riches, et s’entrouvrir à ses regards des horizons plus vastes et plus radieux. Et cependant, viendrait un moment où il toucherait la borne… Mais l’infini n’a ni borne, ni fond, ni rivage. Les heureux mariniers de ce séjour fortuné, voguant dans un abîme incommensurable de lumière et d’amour, ne crieront jamais comme Christophe Colomb : « Terre ! terre ! » Ils diront : « Dieu, Dieu toujours, Dieu encore… » Éternellement ce seront de nouvelles perfections, qu’ils chercheront à saisir ; éternellement des délices plus pures et plus enivrantes qu’ils aspireront à goû­ter. Ils iront de gloire en gloire, de joie en joie ; car, dit saint Grégoire de Nysse, « le Bien infini n’a pas de bornes, le désir qu’il provoque est sans mesure[267] ».

II

La vision et la connaissance de Dieu suffisent à l’homme pour sa béatitude, complète et consommée la connaissance qu’il aura des êtres contingents et de la nature extérieure et visible, sont l’accessoire et la partie accidentelle de sa félicité.

Saint Thomas nous explique cette vérité avec sa vigueur in­comparable d’argumentation : « Toute connaissance », dit‑il, par laquelle l’esprit créé est perfectionné, est ordonné à la connaissance de Dieu comme à sa fin. D’où il suit que celui qui voit l’essence de Dieu, a son esprit élevé à la plus haute perfection, et il ne devient pas plus parfait en voyant les objets qui ne sont pas Dieu ; à moins toutefois que les objets ne concourent à lui faire voir Dieu plus pleinement. – Sur ce même sujet, saint Augustin dit au livre de ses Confessions, lib. V : « Malheureux est l’homme qui sait toutes les choses créées et qui vous ignore, vous, ô Vérité suprême. Heureux au contraire celui qui vous connaît, serait‑il dans l’ignorance de toutes les choses créées. Celui qui connaît à la fois vous et tous les êtres qui sont dans l’univers, n’est pas plus heureux pour autant mais il est heureux, uniquement parce qu’il vous connaît… »[268]

Toutefois la vue de l’essence divine n’absorbera pas les saints au point de leur faire oublier les merveilles extérieures du monde visible, et d’interdire leurs relations avec les autres élus. En cette vie, une de nos facultés, lorsque nous l’appliquons fortement à un objet, laisse nos autres facultés sans force et sans action ; mais la vision de Dieu, loin de paralyser l’exercice de nos puis­sances intellectuelles et sensitives, en centuplera l’énergie et la pénétration. Ainsi, le Dieu fait homme voyait clairement l’essen­ce divine, et cependant il conversait familièrement avec les hom­mes, il s’asseyait à leur table, il se prêtait librement à tous les usages de la vie commune. Les anges confirmés en grâce jouis­sent d’une parfaite béatitude, et ils voient sans cesse la face de leur Père qui est au Ciel ; néanmoins ils disposent et coordon­nent les éléments matériels, ils président au mouvement des astres, et ils ne sont pas distraits de la présence de Dieu lors­qu’ils nous assistent de leurs soins durant notre pèlerinage ou qu’ils nous éclairent de leurs inspirations.[269]

Il est encore de foi, qu’il n’y a pas d’espace de temps appré­hensible entre le moment de la mort et celui de l’exécution du jugement, et, à la seconde même où l’âme juste est délivrée des liens de son corps, elle est introduite dans les célestes récom­penses, comme aussi, à la même seconde, l’âme réprouvée est conduite au lieu de ses éternels tourments.[270]

Figurez‑vous maintenant un homme, dont l’œil intérieur, soi­gneusement épuré par la grâce divine, ne s’est jamais laissé flé­trir par le souffle empoisonné d’aucune passion. – Cet homme n’était peut‑être qu’un villageois illettré et sans culture, à qui suffisait l’humble enseignement qu’il recevait avec soumission des lèvres de l’Eglise. Il ferme ses yeux corporels à la lumière téné­breuse de cette terre, et semblable à un captif, qui, sortant du noir royaume des ombres, verrait pour la première fois les rayons dorés de l’astre du jour, cet homme affranchi des liens de son corps, est inondé d’une lumière éblouissante et inconnue ; il est mis au foyer de toutes les sciences et de toutes les splendeurs. Toutes ces figures imparfaites qui l’empêchent de contempler la vérité à découvert, sont consumées au feu des clartés divines. Les saintes obscurités de la foi s’évanouissent : le ciel, la nature, Dieu, n’ont plus d’énigmes pour ce roi de gloire. – En un clin d’œil il saisit l’ensemble et les détails de ce palais de la création, devenu son héritage et son domaine ; d’un simple regard, il en embrasse l’immensité. Il pénètre les propriétés des éléments, leurs secrets et leurs forces intimes, il visite d’un seul trait de sa pensée, ces globes énormes du firmament, qui par leur éloigne­ment, échappent à nos connaissances et à nos calculs. – L’arbre de la science étale devant lui la riche collection de ses fruits, il se nourrit, il s’abreuve à cette source à jamais féconde. Il n’éprouve plus aucune soif de connaître, il n’y a plus pour lui de nuit, plus de doute, plus de curiosités, ni de recherches. Ah ! combien les savants de ce monde, qui passent leur temps à élaborer de vains systèmes, et oublient Dieu afin de se livrer à des spéculations et à d’inutiles recherches, porteront alors envie à ce juste, qui a aimé Dieu et s’est attaché à la sagesse véritable !

Le moindre reflet de ses connaissances effacera toutes les découvertes et toutes les conquêtes de l’humanité, depuis le commence­ment des âges.

En cette vie nous succomberions sous une diffusion de lumière aussi abondante, l’économie de notre organisation serait détruite, et nos fonctions vitales suspendues.

Et cependant ; cette connaissance des êtres créés est moins qu’une goutte d’eau, auprès d’une science d’un ordre supérieur. – L’esprit des élus entre en communication avec le monde des esprits ; ils voient la beauté des âmes bienheureuses, illuminées de la ressemblance divine, parées de la charité et du cortège des vertus, comme d’une robe nuptiale, ils voient les chérubins en­flammés de leurs ardeurs, les principautés et les dominations avec leurs forces, les séraphins munis des ailes immatérielles dont ils se couvrent devant la majesté de l’Agneau ; sans le secours de sons et de la parole sensible, ils s’entretiennent avec eux d’une conversation ineffable. Leur corps lumineux, subtil, impassible, n’oppose aucune entrave à l’activité de l’intelligence et à l’exercice de ses facultés.[271]

Alors, nous vous comprendrons, mystère caché de l’Incarna­tion, et nous verrons clairement comment la nature divine, unie substantiellement à la nature humaine, dans la personne du Verbe, a couronné celle‑ci de la plénitude de ses prérogatives et de ses splendeurs, l’a exaltée au‑dessus de tous les anges et de toutes les hiérarchies. – Alors, elle cessera d’être incompré­hensible pour nous, votre maternité auguste, ô Vierge Marie, et unis aux chœurs des anges, nous vous proclamerons bienheu­reuse, bénissant les trésors de sanctification de votre cœur immaculé.

Qu’il sera doux de contempler d’une seule vue et d’un seul trait toutes les merveilles du Dieu Très Haut, dans l’ordre de la nature, comme dans l’ordre de la grâce et de la gloire. C’est alors que dans leurs ravissements, les élus uniront leurs chants et s’écrieront en chœur : Que vous êtes admirable dans vos œuvres, ô mon Dieu ! Maintenant l’univers est devenu un temple, où se trouvent retracées, en caractères éclatants et indélébiles, l’excel­lence et la sublimité de votre Nom. Bénédiction, honneur, sagesse et force à notre Dieu dans les siècles des siècles !

Le Ciel est le repos de l’intelligence de l’homme ; il est le repos de sa volonté et de ses affections.

Nous aimerons Dieu, avons‑nous dit, nous l’aimerons de cet amour dont il s’aime lui‑même. Mais ce qui nous épouvante souvent en cette vie, ce qui nous fait repousser le Ciel avec une sorte d’aversion et d’angoisse, c’est que nous nous figurons que, dans ce séjour, tous les attachements naturels de notre cœur disparaîtront, qu’ils seront comme anéantis et invinciblement éteints par l’exubérance victorieuse de l’amour dont nous serons enflammés pour le Créateur… Ah ! tout le Christianisme proteste contre cette erreur. Et comment la religion de Jésus‑Christ condamnant d’une voix si sévère, nos ingratitudes, nos égoïsmes, nos insensibilités, mettrait‑elle pour condition aux célestes récom­penses, l’extinction de toutes les amitiés nobles et légitimes ? Comment l’amour mutuel de l’époux pour son épouse, du père pour son fils, dont Dieu nous fait en cette vie un devoir, serait‑il exclu des éléments de notre éternelle couronne ? Cette Église du Ciel où tous nos sentiments seront épurés, où toutes nos tendan­ces et nos aspirations naturelles seront portées au degré le plus surhumain de perfection, serait fondée sur la ruine de tous nos engagements de cœur, de tous nos souvenirs et de toutes nos relations de famille ? A Dieu ne plaise !

Ce que nous enseignons comme certain, c’est qu’au Ciel l’on se verra et l’on se reconnaîtra. Tel est le témoignage et le cri constant de la tradition. En Afrique, saint Cyprien, né dans le paganisme, et élevé, après sa conversion, au siège de Carthage, se sentant destiné au martyre, encourage les fidèles à braver comme lui la mort, et la leur signale comme un don et une bénédiction du Ciel. « Hâtons‑nous donc, dit‑il, et courons pour voir notre Patrie et saluer nos frères, nous sommes attendus par un grand nombre de personnes qui nous sont chères ; nous sommes désirés par une foule de parents, de frères et d’enfants, qui désormais assurés de leur immortalité, conservent encore de la sollicitude pour notre salut. Allons les voir, allons les embrasser… Et quelle joie, tout ensemble, pour eux et pour moi ! » – Chez les Grecs, à Constantinople, Théodore Studite, illustre confesseur de la foi, consola souvent des familles affli­gées ; il écrivait à un père dont tous les fils étaient morts : « Vos enfants, ne sont pas perdus, niais ils demeurent sains et saufs pour vous, et dès que vous serez parvenu au terme de cette vie temporelle, vous les reverrez joyeux et pleins d’allégresse. »

Il écrivait à un homme qui venait de perdre sa femme : « C’est auprès de Dieu que vous avez envoyé avant vous une si digne épouse. Et, qu’est‑ce que vous devez chercher, maintenant ?

Vous devez tâcher de la retrouver au Ciel, au moment voulu par la Providence… Sans doute, au Ciel, les époux venus de la terre, seront eux‑mêmes comme des anges, et n’aspireront plus aux voluptés des sens.[272] – Mais ils goûteront les plaisirs toujours purs de l’esprit, et, comme durant leur exil terrestre ils furent une seule chair, ainsi dans la gloire ils seront un seul cœur et une seule âme, dans les délices d’une union renouvelée qui n’aura pas de fin.[273] »

Dans le Ciel, on se verra et on se reconnaîtra ; dans le Ciel on s’aimera.

Il est vrai que dans ce séjour fortuné, la foi s’évanouira au soleil des grandes réalités ; les habitants de la Jérusalem céleste, en possession de leur ternie, n’auront plus besoin d’être soutenus par les ailes de l’espérance ; mais la charité dans son plein épa­nouissement, rayonnera comme une grande reine, dans sa puis­sance et dans toute sa perfection.[274] – Tous les objets et toutes les causes qui charment ici‑bas nos cœurs et y suscitent l’amour, agiront avec une intensité mille fois plus grande, et sans ren­contrer aucun obstacle, sur le cœur des élus. – Ainsi, en cette vie, nos cœurs sont captivés par la beauté, par les attraits sen­sibles, par les qualités éminentes de l’esprit et du cœur ; la viva­cité du sentiment qui nous pousse à nous unir à un être adoré, va en s’affaiblissant, lorsque nous découvrons en lui des imper­fections et des défauts… Mais, dans le Ciel nous retrouverons nos amis sans défaut, leurs traits seront plus radieux que le ciel le plus pur ; ils seront doués d’une aménité et d’une grâce qui attireront nos cœurs forcément et pour toujours. – Dans cette vie, l’amour est encore l’effet de la gratitude, et nos cœurs s’en­flamment au souvenir des bienfaits et des services rendus. Mais, c’est seulement dans le Ciel, que nous connaîtrons l’étendue et le prix des grâces de toute nature dont nos bienfaiteurs nous ont comblés. – Alors, l’enfant lira tous les trésors de grâce, de solli­citude, de tendresse, renfermés dans le cœur de sa mère. Il saura qu’après Dieu, c’est aux larmes, aux prières et aux soupirs de cette mère qu’il doit son salut… « 0 ma mère », s’écriera‑t‑il, « je vous aimais autrefois parce que vous m’aviez donné une vie terrestre, dispensé l’aliment et les soins de l’enfance ; maintenant, je vous aime d’un amour mille fois plus tendre, à cause de la vie éternelle que j’ai reçue et sans laquelle la première eût été pour moi un présent funeste, une source de calamités et de tortures. » – Nouvelles et heureuses Monique, combien grands seront vos triomphes et vos joies, lorsque vous vous verrez entourées de toute une couronne d’enfants, auxquels vous aurez procuré la gloire, après leur avoir donné l’existence ! – Alors, pères chrétiens, on n’ignorera plus vos sacrifices, votre courage, votre héroïque constance pour affermir votre fils par d’utiles exemples, l’élever par de nobles et laborieuses cultures. – Alors, ô ami, on appren­dra vos industries, vos pieuses ruses pour détacher un ami du vice et de l’irréligion, surprendre par des appâts innocents une âme objet de vos saintes convoitises. Alors, nous vous bénirons, nous ranimerons la vivacité de nos souvenirs par d’ardentes effu­sions, nous acquitterons la dette de nos cœurs par une gratulation éternelle. – Enfin, l’amour qu’éveille dans nos cœurs le souvenir des bienfaits ou l’attrait sympathique des qualités naturelles, a coutume de se soutenir et de se retremper par la familiarité et l’échange mutuel des impressions et des pensées. Or, comment vous dire le commerce ineffable où les élus se raconteront leur propre cœur, cette conversation fraternelle et intime, où à tous les instants avec leur langage céleste, ils se communiqueront les émotions enivrantes de leur cœur ? – En cette vie, lorsque nous entendons converser des esprits supérieurs, mûris et élevés par l’expérience et par de hautes méditations, nous perdons le sen­timent de la fuite des heures, sous l’enchantement et la fascina­tion de leurs paroles. Assis à notre foyer, durant les longues veillées d’hiver, lorsque la neige tombe, que le vent souffle et mugit, suspendus, l’œil attentif, nous écoutons, sans nous lasser, le navigateur revenu des côtes lointaines, ou le guerrier qui nous redit les périls d’un long siège, et les mille figures de la mort qui s’offrirent à lui dans le hasard des batailles, Avec combien plus de charme, assis au grand foyer de notre Père céleste, nous entendrons le récit que nous feront nos frères, de leurs tentations si séduisantes et si multipliées, des assauts que leur livra l’Enfer et dont ils triomphèrent ; nous ne nous lasse­rons pas d’apprendre ces victoires remportées sous le regard de Dieu seul, plus glorieuses que celles de conquérants ; ces luttes soutenues dans le silence contre les défaillances de la chair et le tumulte des pensées propres ; nous admirerons leurs efforts, leur générosité héroïque ; nous saurons par combien de péripéties et de chances incertaines, la grâce de l’esprit de Dieu, par une impulsion forte et douce, les a conduits au port du repos, et a fait servir jusqu’à leurs égarements et leurs chutes, au développe­ment de leur incorruptible couronne. Ah ! ce seront là d’inépui­sables sujets à des entretiens dont l’intérêt et le charme ne s’épui­seront jamais[275] !

Il est vrai que la gloire et la félicité des élus sera graduée suivant leurs mérites, et qu’ils différeront en beauté et en gran­deur, comme les étoiles du ciel diffèrent elles‑mêmes en dimen­sion, et en clarté.[276] Mais, l’union, la paix, l’accord ne régneront pas moins, dans ces innombrables phalanges, où les rangs infé­rieurs coopèrent, comme les rangs les plus élevés, au repos et à l’harmonie de tout l’ensemble. Les élus n’auront plus entre eux qu’un seul cœur. Ce ne sera plus la force, ni l’intérêt, mais la charité, qui sera leur unique lien. Formant un seul corps, dont Jésus‑Christ sera le chef, devenus les pierres vivantes d’un même édifice, ils participeront tous au banquet d’une même jouissance et d’un même amour. Chacun sera riche de la richesse de toits, chacun tressaillira du bonheur de tous. Et de même que la création d’un nouveau soleil doublerait les feux qui embrasent l’air, ainsi chaque nouveau soleil de la cité de Dieu agrandira de toute sa félicité et de toute sa gloire la mesure de notre propre béatitude. Et de même encore que des miroirs, mis en regard les uns des autres, ne s’appauvrissent pas par l’émission mu­tuelle de leurs rayons, mais les images se multiplient et chacun de ces miroirs réfléchit à son foyer la lumière et les objets dépeints au foyer de tous ; ainsi chaque élu réfléchira sur tous les autres le rayonnement de ses clartés. – L’apôtre réfléchira sur l’ange la grâce de la parole qu’il a reçue, et l’ange réfléchira sur l’apôtre sa science et les trésors de ses illuminations plus vives. – Le prophète réfléchira sur le martyr la grâce de ses visions, et le martyr couronnera le prophète de ses palmes et de ses trophées. – Les beautés et les grâces immaculées de la vierge se réfléchiront sur le visage du pénitent et de l’anachorète, meurtri et dévasté par les jeûnes et les macérations, et le pécheur converti fera ressortir avec plus d’éclat le mérite et les prérogatives de l’in­nocence conservée dans son intégrité. – Il n’y aura plus lieu aux compétitions ni à l’envie. Chacun des élus recevra le complément de son bien personnel du bien de ses frères : nous lirons dans leur âme, aussi clairement que dans la nôtre. « heureux Ciel ». s’écrie à ce propos saint Augustin, « où il y aura autant de paradis que de citoyens, où la gloire nous parviendra par autant de canaux qu’il y aura de cœurs pour s’intéresser à nous et nous chérir, où nous posséderons autant de royaumes qu’il y aura de monarques associés à nos récompenses. « Quot socii, tot gaudia ! »

Telles sont les joies du Ciel. – Disons qu’elles sont des joies pures. Dans le Ciel, le péché est à jamais exclu. Les élus ne sont plus susceptibles de commettre l’ombre d’une faute ou d’une imperfection. Dans la sainte Écriture, la vie éternelle est appelée inflétrissable, incorruptible, œterna, immarcessibilis, incorruptibi­lis. Ces expressions seraient inexactes, si les saints pouvaient déchoir, et cette seule perspective suffirait pour altérer leur bonheur.[277]

Dans notre condition mortelle, il est rare que nos joies les plus pures et les plus saintes ne renferment un mélange de complai­sance et de satisfactions égoïstes. L’âme qui se sent heureuse se replie au‑dedans d’elle‑même pour mieux jouir : elle éprouve une sensation plus vive et plus condensée de la vie, elle se dis­trait plus ou moins de la pensée de Dieu, qui seule devrait la posséder et la remplir. – Pour cette raison, les saints éprouvaient une sorte d’inquiétude et de trouble au milieu des prospérités ; ils savaient qu’en cette vie, les plaisirs les plus honnêtes, les joies les plus légitimes et les plus douces, ont toujours, pour l’âme chrétienne, quelque chose d’énervant et de corrupteur… Mais, dans le Ciel, les délices de la gloire, loin d’humaniser les âmes, les élèvent et les spiritualisent. – L’impression de la félicité n’est pas distincte en elles de l’impression de Dieu. Les harmo­nies qu’elles entendent, la lumière qui les inonde, les parfums qu’elles respirent, ne sont autre que la vertu de Dieu se faisant sentir efficacement à leur odorat à leur ouïe, à leur vue… Et au lieu de se replier, par un sentiment trop personnel dans les puissances inférieures de leur nature, elles s’élancent en haut, pour se porter plus vivement vers ce Dieu, qui les imbibe de sa plénitude par tous leurs sens et dans tous les pores de leur être. Le cri du bonheur se confond sur leurs lèvres avec le cri de l’ado­ration et de la reconnaissance. Elles ne disent plus avec les disciples charnels : « Il fait bon être ici : bonum est hic nos esse ; » niais elles s’écrient : Saint, saint, saint est le Dieu tout puissant… Chose surprenante, le Ciel est en quelque manière le contre-pied de la terre ! Ici‑bas, l’homme se restaure, il se retrempe en dignité et en valeur morale dans la souffrance et par le sacrifice ; dans le Ciel, c’est l’inverse : il se perfectionne et se déifie au torrent des voluptés qui l’abreuvent.

Les joies du Ciel sont des joies pures, elles sont des joies durables.

Figurez‑vous sur la terre un homme comme Salomon, dont tous les désirs seraient satisfaits ; il a la fortune, la jeunesse, la santé ; son cœur trouve le contentement et le repos dans la pré­sence et la compagnie d’êtres sensibles et adorés. Tous les enchan­tements se réunissent pour combler la félicité de cet homme. Et cependant il y a des heures, où son âme est navrée par la tris­tesse et torturée par des craintes… Il se dit à lui‑même : Ma félicité est fugitive. Chaque jour qui s’écoule en emporte un lambeau, bientôt elle ne sera plus…

Mais, dans le Ciel, la félicité est stable ; les élus confirmés en gloire sont inaccessibles à la crainte. Les siècles succéderont aux siècles sans diminuer leur félicité, sans répandre sur leurs fronts un seul nuage de tristesse. La certitude de posséder éternellement les biens qui leur sont chers, en centuple la douceur. Quel sujet de jubilation, lorsque après des milliers de siècles écoutés, considérant dans le lointain du passé le jour où ils firent leur ascension triomphante, ils diront : Rien n’est encore passé, c’est aujourd’hui que je règne, aujourd’hui que je suis en possession de mon bonheur, et je le posséderai tant que Dieu sera Dieu, c’est‑à‑dire : toujours, toujours ! …

Les joies du Ciel sont des joies durables, elles ne sont soumises à aucune succession.

Les élus dans le Ciel ne sont plus captifs du temps : leur vie nouvelle n’est plus emportée par des heures mensurables. Il n’y a plus pour eux de passé, plus d’avenir : mais, vivants de la vie de Dieu, ils sont fixés dans un perpétuel présent. Sur cette terre, nos joies sont successives, les plaisirs et les impressions que nous ressentîmes hier, ne sont pas ceux que nous ressentons aujour­d’hui. – Le bonheur ne nous vient que goutte à goutte. – Il n’est donné à aucun homme de recueillir, d’accumuler en un instant les félicités d’un jour, moins encore celles de toute une vie. Mais dans le Ciel, Dieu ne se donne pas avec mesure, il se livre tout entier dans l’immuable et indivisible simplicité de son essence. – Dès le premier instant de leur incorporation à la vie divine, la félicité des saints est parfaite et consommée. De même que l’avenir n’en amènera aucune diminution, ainsi ils ne regrettent rien du passé… Dans le Verbe de Dieu, illuminés des infinies clartés ils voient les événements qui s’accompliront dans mille ans, aussi nettement que ceux qui se sont accomplis il y a mille siècles. A chaque instant, dit saint Augustin, ils éprouvent comme un sentiment de joie infinie. A chaque instant, ils absor­bent autant qu’il est permis à des êtres créés, la capacité de la vertu divine. A chaque instant, l’Éternité leur fait sentir le poids accumulé de ses ivresses. de ses délectations. de ses gloires. Deus totus simul delectat, Deus erit memoriœ plenitudo aeternitatis.

Un jour, saint Augustin retraçait à son peuple d’Hippone les merveilles de la cité de Dieu : il le faisait d’une voix pénétrée et émue, avec cette éloquence d’or nourrie à la source des Ecritu­res, et qui faisait croire que c’était un ange qui parlait et non un habitant de la terre. – L’assemblée était impressionnée et ravie, elle se sentait comme transportée à ces fêtes de l’Éternité dont on lui traçait une si saisissante peinture, elle avait comme une vision de ce jour où le Seigneur ornerait les fronts fidèles d’un laurier inflétrissable. – Tout à coup, son émotion fut si forte, qu’elle éclata en gémissements, en cris d’admiration, en larmes qui coulèrent de tous les yeux. On oublia le respect dû à la majesté de l’enceinte sacrée, le silence commandé par la présence de l’orateur, et chacun appelait tout haut ce jour où, loin de toute affliction, il boirait à longs traits aux eaux de la vérité et de la vie. Chacun tremblait que, vaincu par sa fai­blesse, égaré par les séductions, il ne vînt à être frustré de la vision bienheureuse ; de toute part dans le lieu saint retentissaient ces paroles : 0 beau Ciel, quand te verrai‑je ? Serai‑je assez insensé pour te préférer des plaisirs et une fortune d’un jour ? Qui ne consentirait à t’acheter au prix des sacrifices et des tra­vaux les plus durs ? – Augustin interrompu par ces exclama­tions et ces soupirs, étonné de l’effet produit par ses paroles, n’était pas moins ému que l’assemblée… ; il voulait poursuivre, continuer le tableau qu’il avait entrepris de la Jérusalem céleste, mais les sanglots de son auditoire, son propre attendrissement étouffèrent sa voix, et ses larmes, mêlées à celles de son peuple, formèrent comme un fleuve pour pleurer les tristesses de l’exil et l’éloignement de la patrie bien‑aimée.

O saint Pontife, que je voudrais avoir sur mes lèvres vos pathétiques accents ! Qui nous donnera de vous faire revivre, âges d’or de la primitive Église, où l’appât des biens invisibles, les promesses de la vie future, exerçaient une si vive impression sur les âmes ! – Si nos paroles n’ont pas la vertu d’ouvrir la source des pleurs, que votre espérance, que votre souvenir, cité de Dieu, élèvent du moins nos désirs, qu’ils mettent un frein et ser­vent de contre poids à nos aspirations grossières, à l’attrait de ces milles cupidités inférieures qui nous corrompent !

Ah ! nous aimons la puissance et la gloire, nous voudrions être présents et commander en tous lieux, pourquoi donc déro­ger à la noblesse de nos destinées et abdiquer l’empire immortel que Dieu nous prépare ? – Nous aimons le plaisir et la joie ; nous avouons que la vie nous est intolérable, si les affections et la joie n’en tempèrent les disgrâces et l’amertume ; et pourquoi alors dédaigner l’unique vrai bonheur, vouloir que la source de tout plaisir et de toute joie se tarisse pour nous avec la vie pré­sente ? – Que les hommes dont toutes les espérances sont tour­nées aux choses de la terre, demandent à la nature le tribut illi­mité de ses dons ; qu’ils cherchent leurs jouissances et leurs gloires dans les perfectionnements indéfinis de la matière, qu’ils s’estiment heureux, parce que mille mains sont en travail pour les servir, que mille machines et mille instruments sont en jeu pour traduire et exécuter leurs conceptions et leurs fantaisies. « Ces biens », dit saint Grégoire le Grand, « s’amoindrissent, ces objets perdent leur illusion et deviennent méprisables, lorsque l’on considère la nature et l’immensité des récompenses qui nous sont promises : les biens terrestres, mis en proportion avec la félicité d’en haut, cessent de paraître un avantage, ils ne sont plus qu’un poids et une douloureuse servitude. La vie temporelle, auprès de la vie éternelle, ne mérite pas le nom de vie, mais celui de mort.[278] » Mais, habiter la cité supérieure, être mêlé au chœur des anges, assister de concert avec les anges l’Éternel sur son trône, être entouré d’une lumière qui n’est pas elle‑même circonscrite, posséder mie chair spirituelle et incorrup­tible, ce n’est plus l’infirmité, c’est la royauté, l’abondance de la vie.

Ah ! si notre esprit s’enflamme à la pensée de tant de richesses et de magnificences, s’il aspire à s’envoler dans les lieux où le bonheur est sans bornes, souvenons‑nous que de grandes récom­penses ne s’acquièrent que par de grands combats, et que nul ne sera couronné, s’il n’a vaillamment combattu.[279]

Réjouissons‑nous donc, avec le prophète, de ce qu’une parole nous a été dite : J’irai dans la maison du Seigneur, Lœtatus sum in his quœ dicta sunt mihi, in domum Domini ibimus ; mais que nos cœurs ne se laissent point attacher à la glu des choses sensibles, que nos pieds soient toujours debout, dans l’attente de vos célestes parvis, ô Jérusalem : stantes erant pedes nostri in atriis tuis Jerusalem[280] Jérusalem qui êtes bâtie comme une ville, quand assisterons‑nous à vos solennités pompeuses, quand serons-­nous réunis à cette pierre angulaire, qui est le fondement, la force et le lien de notre édifice ? Jerusalem quœ œdificatur ut civitas. – Déjà des tribus innombrables, des légions d’apôtres, de pro­phètes, de martyrs et de vierges, des justes de toute condition et de tout état, ont franchi les parvis de votre enceinte. Que leur sort est désirable, ils sont délivrés de nos tentations, de nos embarras et de nos misères ! Illuc enim ascenderunt tribus, tribus Domini. – Assis sur des trônes qu’ils se sont eux‑mêmes dressés, ils ont bâti sur la vérité et sur la justice. Fidèles et dé­voués à leur chef jusqu’à mourir, ils ont mérité de partager avec lui l’héritage de la maison de David. Quia illic sederunt, sedes in judicio, sedes super domum David. – Voilà la seule ambition qui nous soit permise : tout ce qui n’est pas Jérusalem est indi­gne de nous, ne demandons que les biens et la paix qu’elle renferme : Rogate quœ ad pacem sunt Jerusalem. Ne songeons qu’au Ciel, ne cherchons que le Ciel, n’amassons que pour le Ciel, ne vivons que dans le Ciel. Propter Domum Domini Dei nostri quœsivi bona tibi. – Encore quelques instants et tout ce qui doit finir ne sera plus ; encore quelques efforts, et nous serons au terme ; encore quelques combats et nous toucherons à la couronne ; encore quelques sacrifices, et nous serons dans Jérusalem, où l’amour est toujours nouveau, et où il n’y aura d’autre sacrifice que la louange et la joie. Ainsi soit‑il.

 

246. Apoc., XXI, 2, 3. [↩]

247. Ipsi tanquam lapides vivi superædificamini. (I Pet., 11, 5.) [↩]

248. Apoc., XXII, 1. [↩]

249. Apoc., XXII, 1, 2, 3, 4, 5. [↩]

250. Apoc., IV, 2, 3, 4, 5. [↩]

251. Apoc., IV, 2, 5, 10, II [↩]

252. Apoc., VIII, 9, 10, 12, 13, 16, 17. [↩]

253. Quod oculus non vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascendit. quæ præparavit Deus iis qui diligunt illum. (Cor., II, 9.) [↩]

254. Ibi enim fulget quod non capit locus ; ibi sonat quod non rapit tempus ; ibi olet quod non spargit ventus ; ibi sapit quod non minuit edacitas : ibi hzeret quod non divellit satietas ; ibi siquidern videtur Deus sine intermissione ; cognoscitur sine errore ; amatur sine offensione ; laudatur sine fatigatione. (Aug., De spiritu et anima, cap. XXXVI.) [↩]

255. Rom., VI, 23. [↩]

256. Gen., II, 2. [↩]

257. Cognitio contingit secundum quod cognitum est in cognoscente, cognitum autem est in cognoscente secundum modum cognoscentis. (S. Thomas., Sum., De cognit. Dei.) [↩]

258. Nihil est in intellectu quod sit in sensu. [↩]

259. Invisibilia Dei, per ca quoe facta sunt intellecta conspiciuntur. (Rom., 1, 20.) [↩]

260. Qui Lcem inhabitat inaccessibilem, quera nullus hominum vidit, sed nec Videre potest. (I Tim., VI, 16.) [↩]

261. Videmus nunc in oenigrnate, tunc autem ad faciein. (I Cor., XIII.) [↩]

262. Si quis diligit me, diligetur a Patre et ego diligam cum. et manifestabo illi meipsum. (Joan., II.) [↩]

263. Ostende faciem tuam et salvi erimus. (Ps. LXIX.) ‑ Ostende nobis patrem et sufficit nobis. (Joan., XIV.) [↩]

264. Ex decreto unionis. [↩]

265. Qualitas creata et habitus et virtus intellectualis, supernaturalis et per se infusa intellectui, quâ redditur proxinie potens et habilis ad videndum Deum ­(Suarez, de Deo, I, II, ch. XIV.) [↩]

266. Inebriabuntur ab ubertate domus tux, et torrente voluptatis tuæ potabis nos ; quoniam apud te est fons vitæ, et in lumine tuo videbimus lumen. (1, S. XXXV, 19.) [↩]

267. Greg. Nys., de Vita monast. [↩]

268. Omnis autem cognitio quâ intellectus creatus perficitur, ordinatur sicut ad fi­nern ad Dei cognitionem ; unde videns Deum per essentiam, etiam si nihil aliud. Cognosceret, perfectum intellectum haberet ; nec est perfectior ex hoc quod aliquis aliud cum ipso cognoscat, nisi quatenus ipsum plenius videt, unde Aug. in suis confess. Infelix homo, qui scit illa omnia (scilicet creata), te autem nescit ; beatus autem qui te scit, etiam si illa nesciat. Qui verô te et illa novit, non propter illa beatior, sed propter te solum beatus est. (S. Thomas, Sum. Qmicst. xcii, Art. III.) [↩]

269. R. P. Blot : Au ciel on se reconnaît. [↩]

270. Et in puncto ad inferna descendunt. (Job. XXI, 13.) Denedictus XII statuit : Homines pios, Piene purgatos vel justos ex hac vita decedentes siatim assequi beatitudinem et visione Dei beatifica perfrui. (lu constit. Benedicius deus.) [↩]

271. Les purs esprits ont un langage qui sans être sensible ou corporel, est cepen­dant très intelligible ; il a lieu lorsqu’un acte de leur volonté dirige leur pensée vers celui dont il leur plaît qu’elle soit connue. Ils peuvent ainsi parler à l’un sans parler aux autres, sans être entendus ou compris de tous. Le langage angélique ne paraît être autre chose que la destination ou la direction d’une pensée, par un acte de volonté, vers quelque autre esprit qui seul alors en a connaissance. (Petau, de Angelis, lib. Is. cap. XII, no 7 et 11.) [↩]

272. In resurrectione enim neque nubent, neque nubentur, sed crunt sicut angeli Dei. (Mt, XXII, 30 ) [↩]

273. R. P. Blot : Au ciel on se reconnaît. (Quatrième lettre.) [↩]

274. Charitas numquarn excidit. (Cor., XIII, 8.) Nunc autem manent fides, spes, charitas, tria hæc, major autem horum est charitas. «. Cor., XIII, 13.) [↩]

275. La damnation d’une multitude d’âmes jadis unies aux élus par l’amitié ou par le sang, n’assombrira‑t‑elle pas les joies de leur félicité ? Ou bien faut‑il dire que les âmes consommées en charité, haïront les réprouvés d’une haine éternelle. Écoutons la doctrine de saint Thomas sur ce point : « On peut, dit‑il, se réjouir d’une chose en deux manières : se réjouir de cette chose absolument, et en tant qu’on la considère en elle‑même ; or, de cette manière, les élus ne se réjouiront pas des souffrances des damnés. On peut se réjouir de cette même chose, à cause de sa fin et des circonstances qui l’accompagnent ; à ce point de vue, les élus se réjouiront des peines des réprouvés, en considérant l’ordre et les effets de la justice de Dieu en eux, et en même temps ils se réjouiront de ce que les supplices de l’Enfer leur ont été épargnés. » (S. Thomas, Summ., Quœs. XCXIII, Art. 11). ‑D’ailleurs, Dieu n’est‑il pas l’amour infiniment parfait ? Il devrait donc aussi se trouver malheureux à la vue des damnés. ‑ Est‑ce donc quelque chose qui doive troubler le bonheur d’un saint Paul, d’un saint Jean, d’une sainte Thérèse, de savoir que les démons seront éternellement malheu­reux ? [↩]

276. In domo Patris, multac mansiones sunt. (Jean., XIV, 2.) Alia claritas solis, alia claritas lunoe, et alia claritas stellarum. Stella enim a stellà differt in claritate ; sic in resurrectione mortuorum. (I Cor., XV, 14.) [↩]

277. Firmisime tene et nullatenus dubites, ommerri creaturam naturaliter muta bilem a Deo immutabili factam, nec timen jarn posse quernlibet sanctorum in deterius mutari ; quia sic acceperunt beatitudinem, qua Deo stabiliter fruantur, ut eâ carere non possint (Fulgent, de Fide ad Patr., no 64.) [↩]

278. S. Gregori., Papa., Homil. 37 in Evangelia. [↩]

279. Non coronatur nisi legitime certaverit. (Tim., II, 5.) [↩]

280. Psal. 121. [↩]

Abbé Charles Arminjon, Fin du monde présent et mystères de la vie future, 1881.

 

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